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  • Par les prés et les villes

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    (Pour L. la nuit venue)
     
    Le silence n'a pas duré:
    nous nous parlons la nuit:
    dès que je me suis endormi,
    elle est là dans le pré
    le grand pré d'herbe sous la lune
    où nous restons pieds nus
    seulement à nous écouter...
     
    La nuit, l'autre vie continue,
    l'air a fraîchi la-bas,
    tous deux revenant sur nos pas
    embrassés comme au souvenir,
    nous sourions à la lumière
    de la ville endormie
    de l'autre coté des rivières
    où des gens vivants vont mourir...
     
    Peinture: Félix Vallotton

  • Par les prés et les villes

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    (Pour L. la nuit venue)
     
    Le silence n'a pas duré:
    nous nous parlons la nuit:
    dès que je me suis endormi,
    elle est là dans le pré
    le grand pré d'herbe sous la lune
    où nous restons pieds nus
    seulement à nous écouter...
     
    La nuit, l'autre vie continue,
    l'air a fraîchi la-bas,
    tous deux revenant sur nos pas
    embrassés comme au souvenir,
    nous sourions à la lumière
    de la ville endormie
    de l'autre coté des rivières
    où des gens vivants vont mourir...
     
    Peinture: Félix Vallotton

  • Par les prés et les villes

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    (Pour L. la nuit venue)
     
    Le silence n'a pas duré:
    nous nous parlons la nuit:
    dès que je me suis endormi,
    elle est là dans le pré
    le grand pré d'herbe sous la lune
    où nous restons pieds nus
    seulement à nous écouter...
     
    La nuit, l'autre vie continue,
    l'air a fraîchi la-bas,
    tous deux revenant sur nos pas
    embrassés comme au souvenir,
    nous sourions à la lumière
    de la ville endormie
    de l'autre coté des rivières
    où des gens vivants vont mourir...
     
    Peinture: Félix Vallotton

  • Par les prés et les villes

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    (Pour L. la nuit venue)
     
    Le silence n'a pas duré:
    nous nous parlons la nuit:
    dès que je me suis endormi,
    elle est là dans le pré
    le grand pré d'herbe sous la lune
    où nous restons pieds nus
    seulement à nous écouter...
     
    La nuit, l'autre vie continue,
    l'air a fraîchi la-bas,
    tous deux revenant sur nos pas
    embrassés comme au souvenir,
    nous sourions à la lumière
    de la ville endormie
    de l'autre coté des rivières
    où des gens vivants vont mourir...
     
    Peinture: Félix Vallotton

  • Le combat de Salman Rushdie est d’un Quichotte voltairien

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    Dans un premier récit détaillé, à glacer le sang, de la tentative d’assassinat qu’il a subie le 12 août 2022, puis au fil d’une remémoration de son retour à la vie, secondé par les siens (dont l’admirable Eliza, son épouse), et plus largement ensuite dans la réflexion que lui inspire un acte apparemment dément quoique soumis à la logique implacable des fous de Dieu islamistes, Salman Rushdie, avec Le couteau, laisse entrevoir, avec la possibilité d’une seconde chance, une espérance vitale…
     
    27 secondes. C’est à peu près le temps qu’il vous faut, précise Salman Rushdie, pour dire le Notre Père ou réciter un sonnet de Shakespeare. Et l’écrivain en sait quelque chose et y a même perdu un œil, vu que c’est exactement 27 secondes qu’a duré l’attaque sauvage qu’il a subie le 12 novembre 2022 à 10h.45 du matin sur la scène de l’amphithéâtre de Chautauqua, 27 secondes qui auraient dû lui être fatales après la quinzaine de coups de couteau qui lui lacérèrent le visage, le torse et les membres, jusqu’au moment où son agresseur fut maîtrisé et menotté par un policier passant par là en l’absence, par ailleurs, de tout dispositif de sécurité.
    27 secondes chronométrées : la scène a donc été filmée par tel ou telle des plus de mille spectateurs présents pour entendre la conférence de l’auteur des Versets sataniques – entre vingt autres livres -, censé parler des villes-refuges pouvant accueillir aux States, des écrivains menacés dans leur propre pays, initiative à laquelle Rushdie avait participé entre autres nombreuses activités solidaires, et voilà que le refuge présumé était devenu le piège tendu par un forcené de 24 ans qui avouerait plus tard qu’il n’avait jamais lu que deux ou trois pages des écrits de ce mécréant et vu deux ou trois vidéos sur Youtube consacrées au même « hypocrite », comme il qualifierait Salman Rushdie, décidément pas « une bonne personne », donc à supprimer au nom du Dieu superbon…
     
    Comme dans un roman de Rushdie
     
    Entre les 27 secondes qu’a duré l’exécution ratée et les trente-trois ans de tribulations vécues par Salman Rushdie depuis sa condamnation à mort, en février 1989, par le Grand Inquisiteur chiite Rouhollah Moussavi Khomeini, un abîme fantastique s’est creusé à la barbe posthume de l’ayatollah défunt (il est mort en juin 1989), dans lequel un écrivain aux fictions extravgantes s’est vu rattrapé par « la réalité ».
    Aux dernières nouvelles, une récompense de deux millions de dollars reste offerte à celui qui, enfin, fera la peau à l’infâme mécréant – mais cet âne d’A. (pseudo vengeur du Libanais Hadi Matar dans Le couteau) n’en verra pas la couleur, alors même qu’il passe pour un héros aux yeux des islamistes radicaux. Au demeurant, son procès a été ajourné au motif que sa défense exigeait d’accéder au livre paru, alors même que l’homme au couteau continue de plaider non coupable et n’a pas émis le moindre signe de repentir envers sa victime « hélas » survivante…
    D’ailleurs le terme de « victime » se discute aux yeux de certains, et Le couteau illustre, dans un mélange de juste colère et de jubilation sarcastique, quel révélateur de la bassesse humaine aura été « l’affaire Rushdie », où nombre de politiciens – de Jimmy Carter à Boris Johnson, entre autres) et de chers confrères en littérature, ou de journalistes mal intentionnés, n’ont cessé de pointer la caractère « illisible » de ses livres et son opportunisme, son besoin d’être remarqué, sa frivolité de viveur après son installation aux Etats-Unis, bref l’exagération monstrueusement coûteuse qu’aura représenté sa protection alors qu’il était supposé ne plus rien risquer – à cela près que les services secrets britanniques ont quand même déjoué six complots visant à la liquider !
    Ce que ses détracteurs « éclairés » n’avaient pas vu, guère plus en somme que ses ennemis aveuglés par le fanatisme religieux, c’est la prodigieuse capacité d’amour que recèle l’œuvre littéraire de Salman Rushdie, déployant, en sa foison baroque, les multiples aspects de la vie, et les ressources de bonté et de beauté de celle-ci qui s’opposent à ses penchants mortifères.
    Comme nous tous, et comme le Candide de Voltaire, le cher Salman, Indien de naissance, métèque de sa Majesté après avoir fui les colères alcoolique de son paternel, et désormais citoyen américain, n’aspire à rien d’autre qu’à la paix et à la liberté, au bonheur consistant à « cultiver son jardin » au milieu des siens, à parler avec ses amis (nous tous ) des livres qu’il lit et à en ajouter puisque tel est son plus vif plaisir. Cela étant, dans une version moderne du Quichotte de Cervantès, l’auteur des Versets sataniques n’en a pas moins continué de se battre contre « l’infâme » (encore ce Voltaire !) qui prétend détenir la seule vérité, et prône la mise à mort de tout mécréant. Or l’Artiste, chez lui, a toujours précédé le polémiste et, souvent, brouillé les cartes.
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    Et voici qu’on le poignarde, comme on a bastonné Voltaire. Et voilà qu’il s’en sort par miracle et que d’aucuns invoquent une protection céleste. Alors lui, intraitable, d’opposer au couteau un livre au titre impliquant le double usage de l’instrument – couteau à pain des familles, couteau suisse des picnics sympas, couteau à cran d’arrêt du voyou, poignard mortel - comme le mot peut détruire ou sauver…
    « Pendant un demi-siècle, écrit Rushdie à propos de la supposée « force supérieure » qui l’aurait protégé, moi qui croyais en la science et la raison, qui n’avais pas de temps à consacrer aux dieux et aux déesses, j’avais écrit des livres dans lesquels les lois de la science étaient souvent subverties, dont des personnages étaient télépathes, se transformaient en bêtes meurtrières quand venait la nuit ou bien tombaient d’un avion d’une altitude de près de dix mille mètres, survivaient et se voyaient pousser des cornes, des livres dans lesquels un homme vieillissait deux fois plus vite que la normale, où un autre homme se mettait à flotter un centimètre et demi au-dessus de la surface de la terre, où une femme vivait jusqu’à l’âge de deux cent quarante-sept ans. Qu’ avais-je donc fabriqué pendant cinquante ans ? Je voulais dire : je pense que l’art est un rêve éveillé. (…) Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d’accord, qu’il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis ». Et comme c’est vrai pour Le couteau !
     
    Bienvenue au club des poignardés…
     
    Ce qu’on apprend en lisant ce « livre de la vie » tenant à la fois d’exorcisme et de réponse (fermement) pacifique aux violents, c’est qu’avant Salman Rushdie, deux grands écrivains au moins ont subi le couteau et y ont survécu : à savoir le Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz, coupable d’avoir défendu… un certain Rushdie ( !) dans un ouvrage où une centaine d’écrivains et d’intellectuels avaient pris son parti contre le terrorisme religieux, et poignardé en pleine rue du Caire à l’âge de 82 ans, en octobre 1994 ; et Samuel Beckett, le 7 janvier 1938, qui subit le même sort après avoir refusé de donner de l’argent à un voyou le menaçant dans une rue de Paris - ledit agresseur se prénommant Prudent. Or Beckett tint, au procès de celui-ci, à faire face à son agresseur et à lui demander la raison de son agression, Prudent lui répondant, le neuz baissé, qu’il ne savait pas, et qu’il s’en excusait.
    Or cette confrontation, que Rushdie appelle « le moment Beckett », et qu’Eliza lui déconseille vivement, le romancier l’imagine de toutes pièces dans un chapitre majeur du Couteau où il dialogue avec A. dont l’essentiel de l’argumentation tient en un mot qui plairait à Michel Houellebecq : soumission. Soumission à Dieu, soumission à l’unique vérité proclamée et ressassé par l’imam Youtubi. Soumission et mort à l’insoumis !
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    L’amour plus fort (si, si) que la mort…
     
    Si son meurtrier raté lui lance qu’il est haï par deux milliards de personnes, Salman Rushdie lui répond qu’il a toujours cru, pour sa part, en la force de l’amour, et c’est la force principale du Couteau, soeurs et frères : c’est l’amour.
    L’amour d’une femme, d’abord, merveilleuse de présebce angoissée. Laquelle Eliza est accueillie par la famille de Salman, en 2017, avec ce mot plein de tendresse : « enfin ! ». L’amour de ses fils chéris, de sa soeur et des enfants de celle-ci. L’amour de ses amis, à commencer par son agent, dit le Chacal, Andrew Wylie qui l’a défendu mieux que personne à l’époque de sa condamnation à mort. L’amour-amitié de ses amis écrivains, dans un biotope où règnent souvent jalousie et défiance. Et c’est Martin Amis en train de mourir du cancer, et qui lui adresse un message si fraternel. C’est Philip Roth et son propre crabe. C’est Ian Mc Ewan. Ce sont les innombrables messages qui font suite à l’attentat, où Biden et Macron , mais aussi Boris Johnson faisant amende honorable, y vont de leurs hommages à coté de tant d'anonymes émouvants.
    L’amour qui lui vient, dit-il, lui l’athée, de la Bible autant que de sa culture indo-musulmane. L’amour de la littérature. L’amour de son corps qui a décidé, avec lui voire malgré lui, de vivre. Sait-on assez quelle merveille est un corps ?
    Tout cela qui fait ressentir, par contraste, la solitude de son agresseur soumis à la haine des imams vociférant sur Youtube. Mais Salman ne va pas jusqu’à absoudre le malheureux. La seule chose qu’on puisse souhaiter à celui-ci, c’est de lire Le Couteau dans sa triste prison et, comme Prudent à Beckett, d’implorer le pardon de son frère humain…
     
    Salman Rushdie, Le couteau. Traduit de l’anglais par Gérard Meudal Gallimard, collection « Du monde entier », 268p. 2024.
    À lire aussi : Quichotte, de Salman Rushdie, aux édition Actes Sud. 2020.
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

  • Ni les mots pour le dire

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    Nous ne savons pas le savoir,
    ni ne désespérons,
    nous ne sommes que visiteurs,
    amateurs de chansons
    et voyant au gré des couleurs
    ce qui du ciel demeure…
     
    Nous demeurons les yeux ouverts:
    comme aux oiseaux passant
    nous ne savons que demander,
    nous sommes envoyés
    d’on ne sait où ni quel poème
    saurait jamais le dire…
     
    Vous nous écouterez le soir
    quand le jour aux ailleurs
    flamboie dans l’ultime lenteur
    qui va se fondre dans le noir
    où l’ange en vous demeure -
    et le dire ne se dira pas...
     
    Paul Klee, Angelus Novus.

  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • À la rencontre de Rimbaud par divers sentiers de traverse...

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    A l’opposé de toutes les formes de récupération du mythe, Sylvain Tesson et Frédéric Pajak, personnellement très impliqués, mais sans narcissisme pour autant, retracent, chacun, des parcours marqués par une commune intelligence du cœur et comme une prescience de ce qu’est vraiment la poésie. Deux livres qu’on peut dire «inspirés» par leur sujet, pour passer d’un millésime à l’autre…

    La poésie, ou ce qu’on désigne par ce terme à la fois précis et vague, englobe aujourd’hui tout et son contraire — et particulièrement dans la culture à dominante française —, à savoir l’émotion esthétique primesautière la plus largement partagée (poésie de l’aube, poésie de l’enfance, poésie des couchers de soleil, etc.), parfois limitée à des clichés fleurant le kitsch, ou la manifestation la plus élaborée, épurée et raffinée, du langage humain à sa pointe sensible affleurant l’indicible, aboutissant à des excès de sophistication qu’illustrent certains «poéticiens» et autres «poéticiennes» actuels qui eussent amusé Rabelais autant que Molière, et qu’un certain Arthur Rimbaud, malotru plus que ceux-ci, eût simplement conchiés comme il le fit, de son vivant, des bimbelotiers parnassiens, entre autres confrères plus ou moins éminents auxquels échappaient tout juste Hugo et Baudelaire, ou Verlaine son amant…

    Or Rimbaud lui-même, en son angélique et calamiteuse dualité, et par delà le cliché démago de l’ado révolté et les interprétations talmudiques de ses poèmes, illustre bel et bien cette réalité schizophrénique de ce qu’on dit la poésie, que ceux qui l’aiment savent tout ailleurs… 

    C’est cela: la poésie est ailleurs, et notamment celle-ci: «Lire Rimbaud vous condamne à partir un jour sur les chemins», écrit Sylvain Tesson au début d’un périple amorcé «sur le terrain», dans la foulée du jeune fugueur ralliant Bruxelles depuis Charleville. Signe du temps: le grand voyageur qu’est Tesson doit passer un test sanitaire avant de se mettre en route, remarquant que la «mise en batterie de l’humanité» est en passe de s’accomplir dans le monde sous le régime de la «congélation techno-sanitaire». 

    A sa première étape belge, il relève incidemment une enseigne qui signale la récupération locale de l’idole: «Rimbaud Tech, incubateur d’entreprises»… Puis c’est l’effigie du poète sur les murs de tel Hôtel de Paris ou de tel bistro. Le ton est donné: très attentif et non moins informé, chaleureux et souvent caustique pour couper court à toute jobardise. 

    Et quant à l’ailleurs, va-t-on donner dans le tourisme culturel? Absolument pas. Car ledit ailleurs sera, surtout, celui de la poésie, la présence de Rimbaud selon Tesson étant à chercher essentiellement dans ses poèmes. Or les citations de ceux-ci, brèves mais toujours parfaitement choisies (et reproduites en fine typographie bleue) seront comme les cailloux d’un Poucet fort avisé, les mains aux poches et la (dé)marche vive. En allons-nous!

    La crâne et tragique marche au réel

    Sylvain Tesson n’y va pas par les quatre chemins de la psychanalyse sourcilleuse, de la sociologie à pieds plats, de l’obsessionnelle politisation de tout et n’importe quoi, ni de l’explication explicative de la textualité du texte. C’est un lecteur de grande erre, qui sait le poids des mots et ne s’en paie pas à bon marché mais nous en régale quand il y a de quoi — et l’affreux Arthur est un geyser momentané qui crache des étoiles entre ses glaviots.

    Je dis bien: l’affreux Arthur, génial et qui le sait, avec un ange et un serpent en lui qui se mordent et s’emmêlent les ailes et les couilles. Entre seize et vingt ans, l’adolescent à dégaine dangereusement angélique, qui s’en défend par d’immondes grossièretés de défense, est habité par un génie qui ne visite pas tout le monde, au dam de ceux qui prétendent que chaque môme est un Rimbe qui s’ignore — et ses mots le prouvent. 

    Pas besoin d’avoir un diplôme pour voir que Le Bateau ivre est, dixit Tesson, l’«un des plus mystérieux poèmes» qui soient, jeté sur le papier par un enfant à grosses pognes et zyeux bleu glacier dans la brume. Or l'Arthur n'a jamais vu pouic d'océan...

    D’où vient le môme, le père absent, le frère aîné gommé de la photo de groupe, la «mother» à la fois «bouche d’ombre» et giron vers quoi retourner quand ça craint vraiment trop — Tesson l’aime bien quand même, la paysanne aux abois —, le Gavroche du temps de la Commune à Paname chez les zutiques, le fugueur de quinze ans et le fuyard de la vingtaine tardive aux ailes noircies qui voit son salut dans les choses et s’ennuie à crever en Arabie: tout cela, que chacune et chacun sait déjà plus ou moins, notre Sylvain marcheur le rappelle en insistant (exemple à l’appui «sur le terrain») sur l’importance de la marche, justement, éclairée par le génie et non moins contrariée par ce diabolique semeur de poux.

    Quant au génie, on «fait avec»…

    Qu’on menace Rimbaud du Panthéon ou qu’on en fasse, ce qui ne vaut guère mieux en somme, un «icône gay»; que Claudel le théophore le messianise à l’instar d’Isabelle la sœur cadette très catholique qui eut la charité dernière de l’assister dans son très dégoûtant martyre de Marseille: peu importe, n’est-ce pas? si la joie jaillie de la tragédie de vivre demeure et luit, comme disait l’autre, tel un brin d’espoir dans l’étable, une paille d’or dans le tout-venant, une fleur d’innocence sur le fumier dégôutant.

    Citons alors: «Je suis le piéton de la grand’roue par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant». Ou surgis de l’enfance rêveuse dans son trou d'ennui: «J’espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin». Ou se penchant sur Ophélie pour toujours endormie: «Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle /Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, /Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile:/ - un chant mystérieux tombe des astres d’or»… 

    Le génie poétique? Sylvain Tesson en propose, au passage, une esquisse de définition: «savoir avant de voir, connaître avant de goûter, entendre avant d’avoir écouté», etc. Compte tenu du fait, cela va sans dire, que le génie multiforme virevolte, comme son homonyme persan des Mille et une nuits, entre indéfini et défi à l’infini…

    Et l’envers du génie, la part d’ombre, voire d’abjection? Sylvain Tesson préfère ne pas trop s’y attarder, sans édulcorer du tout la période plombée par les «hommeries» de la fameuse saison en enfer; et ce qu’il dit de la longue marche finale du Rimbaud revenu à la «case réel», marqué au coin du sens commun et de la compassion non sentimentale, restitue parfaitement la dimension tragique de cette destinée.

    «Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées»…

    Nés à un siècle de distance, Arthur Rimbaud et Frédéric Pajak, entre autres points communs à détailler un soir autour d’un bock virtuel, ont partagé le goût et l’art (une façon d’art de vivre) de ce qu’on appelle la bohème, mais là encore gare au cliché recyclé: ces deux-là seraient les premiers à moquer le «bourgeois bohème» en sa fade «coolitude»...

    Le bon vieux cliché de la bohème parisienne artiste et littéraire, en revanche, comme Puccini l’a chantée, de la bamboche des artistes sous les toits à la mort de Mimi la beauté tubarde, convient parfaitement, pour le décor stylisé, à ce qu’auront vécu le jeune Arthur à l’aube de la Commune, ou Frédéric au temps des barricades de mai 68.

    Poésie tocarde que La Bohème chantée par Aznavour ou Léo Ferré dans Quartier latin ou Salut beatnik ? Pas plus que l’imagerie liée aux «vilains bonshommes» auxquels s’agrégea Rimbaud. Mais la réalité que stylise, idéalise ou masque le cliché est la seule chose intéressante. Et si la vraie poésie échappe aux clichés en sublimant «le réel» par la musique et les images ou le «sens augmenté», le poète reste un de nos «frères humains» jusques et y compris dans sa pire dèche, qu’on peut se passer d’exalter.

    Cent ans après Rimbaud, Pajak a (re)vécu la révolte dionysiaque de celui-ci en phase avec une génération, et c’est en somme cela qu’il raconte, avec autant de fortes intuitions que de savoir acquis d’expérience, en entremêlant, dans le roman-photo de sa propre histoire, les éléments biographiques reliant trois poètes dont chacun fut «bohème» à sa façon, à savoir Isidore Ducasse, statufié sous le nom de Lautréamont, Germain Nouveau, figure moins connue mais aux foucades et aux folies et repentirs significatifs, dont la quête existentielle et spirituelle tourmentée, parallèle à la marche inexorable de Rimbaud vers son propre «désert», est ressaisie avec autant d’émotion.

    Frédéric Pajak, pas plus que Sylvain Tesson, n’est ce qu’on dirait un «spécialiste», au sens technique actuel. Tous deux, cependant, en amateurs (au sens de ceux qui aiment) plus qu’éclairés, ont le mérite de nous ramener à la Poésie dans ce qu’elle de plus pur, en illustrant le «miracle Rimbaud», équivalent en plus foudroyant du «miracle Verlaine», sans jamais découpler ce qui surgit par le Verbe de ce qui se vit par la chair. 

    Tous deux, avec ce qu’on pourrait dire le sens du «milieu juste» cher à Montaigne, évitent autant la sacralisation que l’acclimatation du poète, lequel s’efface en somme, transmetteur, devant la poésie elle-même: «La main d’un maître anime la clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant»…


    «Un été avec Rimbaud», Sylvain Tesson, Equateurs/France Inter, 217 pages.

    «J’irai dans les sentiers», Frédéric Pajak, Editions Noir sur Blanc, 293 pages.

  • Ainsi soit-il

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde, 2021)
    À La Maison bleue, ce 14 décembre 2021. - Ma bonne amie est mourante, à la fois avec nous et déjà partie, comme notre mère l’a été pendant son long coma. Les visites des anges des soins palliatifs se suivent, je les vois passer comme en rêve, tout ce qui nous arrive, une heure après l’autre (elle disait en mai dernier : avançons désormais un pas après l’autre), me semble irréel et impensable à dire ou écrire, cela se passe comme hors de notre portée et de toute volonté - plus réel tu meurs suis-je tenté de dire mais je m’en abstiens -, c’est à la fois atrocement « comme ça », tout est fait « pour son confort » et la voici au mur des fusillés me dis-je en me reprochant cette formule qu’elle trouverait d’un pathos déplacé, plus juste serait le simple constat : que les heures passent et qu’elle trépasse.
    Un léger accroc, avec Sophie, sûrement lié à notre état de fatigue et d’émotion, nous a opposés dans une discussion sur le « compostage » des défunts, auquel je suis viscéralement réfractaire et qu’elle défendait, puis nous avons pleuré et sommes tombés dans les bras l’un de l’autre…
    Vers onze heures ce soir, après le départ de la belle soignante au prénom de Maeva qui lui avait administré une piqûre de morphine, je me trouvais dans la chambre voisine quand Sophie m’a appelé sur un ton alarmé, j’ai regardé ma montre et me suis dit que c’était arrivé, et c’était en effet arrivé : ma bonne amie, ma chérie avait cessé de respirer, et la suite de mes gestes et de mes pensées s’est enchaînée comme ceux d’un automate, j’ai donc appelé la centrale des soins qui m’a promis de nous envoyer quelqu’un, et ce quelqu’un nous a rappelés et a parlé à Sophie « comme à sa secrétaire », puis ce quelqu’un du genre quadra barbu visiblement contrarié par le timing de la prestation s’est pointé et, nous saluant à peine, a demandé où se trouvait « la personne décédée », alors que j’attendais quelques mots d’éventuelle compassion voire de condoléance, mais rien, aussi, me retenant de le prier de foutre le camp, c’est moi qui me suis éclipsé pendant qu’il expliquait à notre fille aînée qu’il lui fallait récupérer ses instruments dans sa voiture afin de retirer le pacemaker du corps dûment identifié, etc.
    DE L’EFFICACITÉ. - Tel préposé de nuit à la fonction du constat, se montra ce soir-là d’une impassibilité glaciale tranchant dans la mare de pleurs au point que la défunte ou le défunt eussent été tentés de pleurer de concert avec les survivantes et les survivants – mais le constat fut le constat…
    DE LA FORMALITÉ. – Il n’y a pas, au demeurant, à se formaliser du fait que le professionnel s’exécute selon les normes, ou alors ce serait céder à l’émotionnel informe, voire au pulsionnel difforme…
    DE LA GESTION DES AFFECTS. – Dès le constat protocolé vous serez pris en charge par les diverses structures professionnelles à disposition, pour autant que vous le souhaitiez, vu que la gestion du deuil reste à option, mais n’hésitez pas à vous sentir libres d’être encadrés…
    DU PLUS TENDRE AVEU. - Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui avait-elle dit…
    SES DERNIERS MOTS. - On n’est pas triste : on est abattu, on est mort de fatigue tout en constatant qu’on respire encore. Donc je me suis réveillé ce matin à côté d’une morte enveloppée dans le linceul de son drap de vivante, je me suis rappelé ses derniers mots à Sophie : « À présent je voudrais dormir », et c’est notre fille aînée aussi qui a trouvé l’intitulé de nos adieux prochains : Cérémonie de lumière… (À La Maison bleue, ce mercredi 15 décembre 2021)
    QUE DES DETAILS. – Le plus ancien souvenir qui me revienne, à propos des objets restant là après la mort de quelqu’un, date de l’école primaire, dans la classe de Mademoiselle Chammartin, qui nous apprit un matin que notre camarade Toupie ne reviendrait pas, et je me souviens qu’à cet instant les objets qui se trouvaient sur son pupitre me sont apparus avec une sorte de présence accrue, et j’ai pensé que c’était triste et que c’est ça que me disaient les objets de Toupie, bien rangés comme il les avait laissés, toujours très ordré, avec ce quelque chose d’un peu terne qu’il avait lui aussi, de modestes objets peu voyants, un plumier gris et une gomme, des crayons bien taillés et un taille-crayons qui maintenant avaient un air abandonné ; jamais je n’avais ressenti cela, ce qu’on nous avait dit de la maladie de Toupie, comme quoi son sang avait trop de globules blancs, ne m’avait pas vraiment touché, tellement notre camarade était pâle, mais à présent c’était autre chose, et beaucoup plus réel à mes yeux au point que je m’en souvient tant d‘années après - et ce matin je regarde ses objets à elle et constate que les objets d’une femme sont différents des objets d’un enfant, etc.
    Dessin Thierry Vernet: Portrait de Lady L. en 1987.

  • Ceux qui pensent climat

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    Celui que la disparition du permafrost groenlandais inquiète / Celle qui répète à ses amies du groupe tricot du quartier des Oiseaux que c’est surtout aux enfants qu’il faut penser / Ceux qui en concluent que nous vivrons bientôt tous dans des pays chauds comme les Africains à l’époque / Celui qui redoute les particules fines de l’air qui te rentrent jusque dans les poumons précise-t-il / Celle qui suit l’évolution de la déforestation en Amazonie où elle se rend tous les soirs via Google Earth / Ceux qui se méfient des faux anticyclones / Celui qui prétend que la nature reste la nature / Celle qui a rêvé qu’il neigeait dans l’église la nuit de Noël / Ceux qui font leur bilan carbone après chaque « rapport » / Celui qui parle franchement de son ressenti climatique à ses camarades du groupe de conscience / Celle qui a toujours dit qu’il n’y avait plus de saisons / Ceux qui sont en froid avec leurs collègues niant le réchauffement climatique / Celui qui voit dans la dernière pluie un signe de plus / Celle qui impose le zéro déchet à ses locataires immigrés / Ceux qui affirment qu’ils ont mal à la planète / Celui qui se dit une espèce en voie de disparition / Celle qui ne reconnaît plus la mer de glace de son enfance / Ceux qui demandent à leurs héritiers de composter leurs restes dûment triés on est bien d’accord, etc.

  • Tel fils, tel père

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce vendredi 6 septembre. – Besoin d’ordre. Grand besoin d’ordre. Très grand besoin d’ordre, me dis-je ce matin en me reprochant de céder trop souvent, ces derniers temps, à la tentation du néant...
    Hier encore je lisais les pages incomparables d’André Suarès consarées à Bach et à Shakespeare, et précisement je me comparais à cet immense plumitif pour conclure : cloporte...
    Ce qui me ramène à Bouvard et Pécuchet : cloportes s’il en est. Mais Flaubert en a fait un palais à la manière du facteur Cheval ramenant les cailloux de partout avec sa brouette pour en faire ce qu’il en a fait : le Monumentum à la sainte bêtise, quelque chose à partir de rien, l’imbécillité du Garçon devenant poème à se fendre la malle tout en brossant de l’époque le tableau le plus sérieux, comme qui dirait « en creux » ou « par défaut ».
    Sur quoi, je ne sais diable pourquoi, je me suis récité le Notre-Père en hésitant sur les derniers mots…
    Or mon besoin d’ordre de ce matin, c’est plutôt du côté de notre mère qu’il faut en chercher l’origine, et c’est avec notre fille aînée que tout à l’heure nous allons nous régaler à ma nouvelle cantine de la Valsainte - familles !
    Et toi, cloporte, rappelle-toi le programme du poète (Henri Michaux) au seuil du jour: «Le matin, quad on est abeille, pas d'histoire, faut aller butiner»...

  • Calet à la paresseuse

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    Le Rêveur solidaire (9)
    Le journalisme français actuel manque terriblement d’un Henri Calet. Entendons par là: d’un homme de plume qui soit à la fois un reporter et un poète, capable de parler du monde actuel et des gens sans cesser de donner du temps au temps, et dont l’expression se reconnaisse comme une petite musique sans pareille.
    Or Calet, dans une époque certes moins soumise à la frénésie que la nôtre, avait ce double talent du témoin engagé et du rêveur, de l’observateur acéré et de l’humoriste anarchisant. On en trouvera une superbe illustration dans Les deux bouts (Gallimard, 1954), série d’une vingtaines de reportages-entretiens réalisés auprès de gens peinant, précisément, à «nouer les deux bouts», et que le journaliste aborde avec autant de souci du détail véridique que de malicieuse empathie; ou dans le premier recueil de chroniques, souvent merveilleuses, d’Acteur et témoin (Mercure de France, 1959).
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    Ecrivain avant que de prêter sa plume au journalisme, Henri Calet se fit connaître en 1935 avec La belle lurette, premier roman très nourri de sa propre enfance en milieu populaire et qui l’apparente, par son ton âpre et vif et sa vision du monde douce-amère, aux écrivains du réalisme «noir» à la Raymond Guérin ou à la Louis Guilloux.
    Après ce premier livre régulièrement redécouvert, Henri Calet publia Le mérinos en 1937 et Fièvre des polders, en 1940, qui lui valurent l’estime du public lettré sans toucher le grand public. Paru en 1945, Le bouquet, où ses souvenirs de captivité nourrissent l’un des meilleurs tableaux de la France occupée, faillit décrocher le Prix Goncourt, mais ce fut plutôt par le journalisme que le nom d’Henri Calet gagna en notoriété publique à la même époque. Par la suite, l’oeuvre du chroniqueur et celle du romancier-autobiographe n’allaient cesser d’interférer, pour aboutir parfois (notamment dans Le tout sur le tout, l’un des plus beaux livres de Calet, datant de 1948) à des collages inaugurant une forme nouvelle, ainsi que le relève Jean-Pierre Baril, omniconnaisseur de l'oeuvre et de la vie de Calet, dans sa préface à Poussières de la route.
    Ce dernier recueil, précisons-le, fait suite à la publication d’un autre bel ensemble de chroniques rassemblées par Christiane Martin du Gard, dernière compagne et exécutrice testamentaire de Calet (De ma lucarne, Gallimard, 2001), et le lecteur découvrira, dans les notes bibliographiques, quel jeu de piste et quel travail de recomposition a été celui du jeune éditeur biographe - Jean-Pierre Baril prépare en effet une biographie d’Henri Calet à paraître. Ainsi qu’il me l’a rapporté, les papiers laissée par Calet après sa mort (en 1956), et notamment sa correspondance, constituent une véritable mine, encore enrichie par d’inespérées découvertes sur le passé souvent obscur de l’écrivain.
    C’est en décembre 1944 qu’Albert Camus, sur proposition de Pascal Pia, invita Calet à collaborer au journal Combat, inaugurant un activité qui allait se disperser (un peu à la manière d’un Charles-Albert Cingria) entre de nombreux journaux et revues, à commencer par les publications issues de la Résistance. De cette période de l’après-guerre en France profonde, où sévissait l’épuration, Calet se fait l’écho dans deux reportages en Avignon et à Dunkerque, en 1945-1946, racontant respectivement une tournée houleuse (et qui faillit très mal tourner) du président Daladier, puis une confrontation de Paul Reynaud avec les communistes enragés et autres veuves de guerre. «On exécute beaucoup ces jours-ci», note Calet en passant, avant que Daladier, évoquant les «mégères exorbitées», ne lui rappelle les furies du Tribunal révolutionnaire.
    Au passage, le lecteur aura relevé la totale liberté de ton du reporter, qui commence son récit par l’aperçu d’une terrible séance chez un dentiste d’Avignon lui arrachant une dent sans lâcher sa cigarette. De la même façon, qu’il décrive un monument aux morts faisant office simultané de wc public, tire sa révérence à un obscur soldat tombé pour la France en 1940 («Ici repose un inconnu, dit Fenouillet»), acclame la nouvelle tenue des fantassins français «chauffée électriquement à l’intérieur au moyen de piles», raconte ses débuts à Berlin dans l’enseignement non dirigiste selon la méthode de Maria Montessori, visite les «dessous de grand navire» de l’opéra de Paris, échappe de justesse à un pervers lausannois ou vive avec la Garonne une sorte d’idylle poétique, Henri Calet ne cesse de combiner l’observation surexacte et la fantaisie, parfois pour le pur et simple plaisir d’écrire ou de décrire, selon la formule de Cingria, «cela simplement qui est».
    Comme «notre» Charles-Albert ou comme Alexandre Vialatte, comme un Raymond Guérin ou un Louis Calaferte, Henri Calet se rattachait en somme à cette catégorie peu académique des grands écrivains mineurs, dont le style résiste parfois mieux au temps que celui de maints auteurs estimés suréminents de leur vivant.
    Ce qui saisit à la lecture de Calet, c’est que le moindre de ses écrits journalistiques est marqué par le même ton, inimitable, qui fait le charme à la fois piqûant et nostalgique de Rêver à la Suisse ou de L’Italie à la paresseuse. Ces promenades littéraires, de fil en bobine, relient enfin la partie digressive de l’oeuvre à sa partie narrative, dont on commence seulement à évaluer l’ampleur, la cohérence et la qualité.
    Mais Lison, lisez donc Calet: c’est un régal!
     
    Henri Calet. Préface et notes de Jean-Pierre Baril. Poussières de la route. Couverture (magnifique) de Massin. Le Dilettante, 317p.
    A lire aussi : la Correspondance d’Henri Calet avec Raymond Guérin (1938-1955), établie et préfacée par Jean-Pierre Baril. Le Dilettante, 347p.

  • Votre attention s'il vous plaît...

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Désirade, ce mercredi 4 septembre. – Le brouillard était remonté ce matin jusqu’à la Désirade quand je me suis aperçu, damned, que j’avais oublié hier soir, sur le rebord d'un des bacs de permacuture de la terrasse, mon carnet Leonardo de 222 pages rempli de mes notes à l’encre verte et une cinquantaine d’aquarelles que la pluie aurait pu diluer affreusement mais non : la solide couverture de la collection Paper Blanks a tenu bon, et le dommage se limite à quelques coulures vertes ici et là, entre le 30 octobre 2021 et le 27 avril 2022 - avec toutes les pages que j’ai consacrées aux derniers mois de la vie de ma bonne amie, puis à notre deuil…
    Dans la foulée, cela m’a rappelé un autre « deuil » qu’il m’a fallu faire, et cette fois pour de bon, puisque le carnet n’a jamais réapparu dans les bureaux d’objets trouvés de Paris et environs, lorsque, un certain 11 septembre sortant de chez Marina Vlady que je venais d’interviewer, et juste avant d’apprendre ce qui se passait à New York, j’ai oublié, à un guichet de métro, cet autre carnet contenant des mois de notes et de croquis aquarellés…
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    Ce jeudi 4 septembre. - Au temps moche et limite glacial qu’il fait ce matin de la Sainte Rosalie (ermite retirée près de Palerme et morte en 1170, dont le corps ne fut découvert qu’en 1624, et ce fut alors que cessa l’épidémie de peste), j’oppose la plus joyeuse humeur en dépit des détails atroces évoqués par Salman Rushdie dans Le Couteau, récit de la tentative d’assassinat qui a failli lui coûter la vie en août 2022, et que j'ai commencé de lire hier; et ce matin j’ai relu le récit déjà saisissant, daté de 1993, que nous avons publié dans Le Passe-Muraille une année après la fondation de celui-ci, et je lis à l’instant, dans mon Almanach de la mémoire des coutumes que «les plus jolies choses ne sont que des ombres » à en croire Dickens, mais on pourrait dire le contraire et là c’est moi qui signe sans donner dans l’optimisme béat, mais la lecture du Couteau en dit autant sur la bonté des gens que sur leur éventuelle abjection.
     
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    Ce qui est sûr est que l’affaire Rushdie a été un révélateur au niveau mondial, un sismographe de la haine et plus qu’un symbole : un fait qui nous révèle tous les jours, encore et encore, ce qui se passe aujourd’hui dans le monde partout où il y a des prisons pour ceux qui pensent librement, à savoir presque partout...
    J’ai publié hier, avant de me lancer dans la lecture de Surveiller et punir de Michel Foucault, dont les premières pages sur la torture et les supplices ont de quoi nous réjouir (!), le récit de Rushdie consacré aux années d’après la Fatwah, mais ce matin : que deux likes sur Facebook, à croire que tout le monde s’en fiche, ou peut-être ce texte est-il trop long, ou peut-être les gens en ont-ils leur claque de cet emmerdeur comme les Anglais à l’époque qui ne voyaient en lui qu’un dommage collatéral alors qu’on était en pleine crise des otages…
    Or les remarques, dans Le couteau sur l’état actuel de la vie privée à l’ère des réseaux sociaux où tout un chacun n’existe qu’en fonction des likes et autres followers, où la privacy est considérée comme un défi à la transparence, où réseaux et médias se liguent pour une inquisition de tous les instants, font que le nom même de Salman Rushdie se confond à mes yeux à la voix secrète et personnelle du sage inconnu, et c’est mon frère humain que j’entends en le lisant ici, au bord du ciel, alors que le brouillard monte et submerge notre val suspendu, etc.

  • Le méchant Dieu

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    Pour Philippe Rahmy

    Cependant des affres des nuits d’enfants me revenaient des cris que ma double nature souriante et révulsée ne parvenait pas toujours à acclimater, comme ce matin la sombre nature du jour plombé de pluies acides me porte à me rappeler d’autres mots de nos enfances à travers les années et les siècles, et tous les maux dispensés par Celui que mon trop sage ami Lesage appelait le méchant Dieu.

    Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu veillait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.

    °°°

    Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans l’Encyclopédie médicale de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire suave et ricanant, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…

    Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que ce sont les Voies du Seigneur.

    °°°

    Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de le voir, ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je prétendrais savoir sans l’avoir enduré et que je lui déroberais – je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…

    Les serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur cette arête du crétacé de Laurasia où je reviens prendre l’air, bien après que les mers se furent retirées, laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…

    Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris enfin : une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché…



    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit paru en 2011 aux éditions d'autrepart)



    Les citations en italiques sont extraites du Chant d'exécration de Philippe Rahmy intitulé Demeure le corps et publié chez Cheyne, en 2007, grand livre de douleur et d'amour. 

    Image vidéo: Philippe Rahmy.

  • Ceux qui vont aux nouvelles

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    Celui qui se demande ce que mijotent ses voisins avec leurs visiteurs basanés / Celle qui te demande s’il y a eu des coups de canifs dans ton contrat de mariage avec Yolande / Ceux qui répètent tout haut qu’ils n’en ont rien à souder de ce qui bout dans la casserole des autres et pourtant on se pose des questions / Celui qui téléphone à la sœur du moribond pour lui demander « où ça en est » / Celle qui aimerait en savoir plus sans oser te le demander ce soir de deuil / Ceux qui promettent que « ça restera entre nous » / Celui qui répète à Suzanne que c'est pour son bien qu’il lui pose toutes ces questions / Celle qui a perdu de vue Marie-Rose depuis leur catéchisme et n’a rien su de sa transition vers ce Robert qu’on dit un chic type et dont la moustache rappelle celle du Clark Gable de la grande époque / Ceux qui se font renseigner sur le voisinage par le facteur qu’on appelle Verge d’or / Celui qui pourrait faire chanter tout le quartier avec ce qu’on dit qu’il sait / Celle qui fait celle qui n'en sait rien tout en relayant la rumeur / Ceux qui balancent tout sur Facebook et les médias aussi doivent être au courant si ça se trouve, etc.

  • De l'humour au pays des nains de jardin

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    Le Rêveur solidaire (8 )
     
    Avec les « histoires à voix haute » d’Ernst Burren parues sous le titre de Feu d’artifice, le plus détonnant cocktail de comique suisse d’essence populaire, après Emil et Zouc, Le Laitier de Peter Bichsel et les Nains de jardin de Jacques-Etienne Bovard, crépite de malice drolatique au fil d’une fresque villageoise savoureusement détaillée...
    L’humour helvète existe : le monde entier l’a rencontré en mars 2016 lorsque, à l’occasion de la Journée des malades, le président de la Confédération suisse Johann Schneider-Ammann, sérieux comme un pasteur à l’enterrement de sa vie de garçon, a prononcé une allocution consacrée au rire et à ses vertus thérapeutiques. Sans le vouloir, notre brave ministre fit se gondoler la Toile tout en relançant, à son insu de plein gré, une forme de doux ahurissement et de terrienne gaucherie qui constituent, entre autres et dans une veine très particulière, ce qu’on peut dire l’humour helvétique.
    Or celui-ci se retrouve à chaque page du Feu d’artifice de l’instituteur soleurois retraité Ernst Burren, rassemblant un peu plus de vingt « histoires à voix haute » où les multiples locuteurs (et trices) d’un village, en pur dialecte tribal, racontent la vie du lieu en constante relation avec la vie du monde. Irrésistible !
    Cela commence par l’inénarrable histoire de la mémé en fin de vie dont le petit-fils, à qui l’on a dit que les morts de récente date pouvaient transmettre des nouvelles aux plus anciens déjà casés au ciel, se demande s’il est indiqué de lui faire raconter au pépé les dernières péripéties de la vie de la famille, à savoir l’arnaque financière que le père a évité de justesse après qu’on lui a annoncé le gain d’une énorme somme, ou comment la mère s’est résolue à en finir avec le chien Sami sans le brusquer.
    En dialecte soleurois dans le texte cela donne : « jetze isch s grosi / schon e wuche im schpitau /und d mueter het gseit / äs läbi äuä nümme lang / s häre wöui eifach nümme », ce que vaillamment Ursula Gaillard traduit sans majuscules par : « une semaine déjà / que mémé est à l’hôpital / et maman a dit / qu’elle devait plus en avoir pour longtemps / que son cœur n’en pouvait plus », etc.
    Or il faudrait l’entendre, puisque aussi bien il s’agit d’histoires à voix haute : il faudrait entendre toutes ces voix entremêlées en récit choral, avec l’accent, comme on a un bonus avec l’accent des hauts jurassiens de Zouc, du traînant accent vaudois d’Oin-Oin ou de la bonne dame de François Silvant recevant les témoins de Genova…
    Séquences juste plaisantes, à la manière d’Emil, que les tableautins de Feu d’artifice ? Bien plus que ça : suite vivante et vibrante de mini-récits reflétant autant de mentalités en mutation et de mœurs se télescopant, où se concentrent moult observations aiguës sur les faits et gestes d’une société naguère bien ancrée dans sa terre et désormais en voie d’urbanisation mondialisée, genre classe moyenne s’éloignant de l’église mais s’accrochant à des restes de principes, où les caves familiales servent parfois de fumeries aux ados laissés à eux-mêmes, où tel jeune forcené sème la panique en fracassant les fenêtres d’une maison et des voitures avec un sabre tandis que Marysa se guérit de l’alcoolisme grâce à une médaille à l’effigie du padre Pio et que Sabine raconte comment un Allemand lui a proposé de jeunes escorts noirs , non mais des fois !
    Mimer plus que dénoncer
    L‘humour helvète à la Burren vient de la terre et de la forêt. Il ne s’assied pas à la table des moqueurs. Il est mimétique plus que sarcastique. Pas plus intelligent que les autres, mais au milieu d’eux, et pas fade ni moralisant pour autant. Jamais vache à la vacharde façon française, quitte parfois à faire plus mal en riant noir.
    On ne rit pas du tout, ainsi, à l’évocation de l’enterrement d’Antonio, le fils adoptif des Flüeli, Brésilien d’origine et qui s’est fait tabasser par deux ordures jamais identifiées, quand une femme du village profite de l’occasion pour dire que « comme que comme » il y a trop d’étrangers en Suisse et que si vous ne pouvez pas avoir d’enfant vous pouvez vous y faire sans. On rit noir vu qu’Antonio, handicapé à vie à la suite de l’agression, s’est finalement ôté la vie avant ses vingt-cinq ans et que tout le village l’accompagne à l’église pour épauler les Flüeli malgré cette femme sans cœur.
    Ensuite on rit jaune quand la riche héritière, larguée le jour de son mariage, invite un tas de gens en Engadine à un feu d’artifice pour fêter son départ de cancéreuse en phase terminale, alors même qu’elle n’a pu rallier personne à sa conviction obsessionnelle que le prince Philip a manigancé la mort de Lady Diana…
    Ces histoires disent à voix haute tout ce qui se chuchote dans les recoins, et de leur ensemble concertant se dégage une sorte de polyphonie vocale à multiples échos internes, relevant d’une véritable invention littéraire sous ses dehors spontanés. Jouant souvent sur plusieurs lignes narratives entremêlées, comme dans une conversation où l’on a l’air de sauter du coq à l’âne sans perdre le fil, c’est enfin le reflet d’une Suisse moyenne bien actuelle qui montre sans chercher à rien démontrer, rappelant les mémorables nouvelles de Si Dieu était Suisse de Hugo Loetscher, en moins « intello », ou Les Nains de jardin de Jacques-Etienne Bovard, avec plus d’empathie.
    À propos des nains de jardin, la séquence éponyme de Feu d’artifice est tendrement désopilante, qui évoque la décision d’un certain Erwin, pourtant très bien considéré dans la commune à l’époque, de garder ses beaux nains de jardin à la cave tant ils pleurent la disparition de sa femme , laquelle savait leur parler comme personne.
    On se console en imaginant le Président de la Confédération, ce Monsieur Schneider-Ammann si capable dans sa partie, expliquer à ces gentils nains que, dans la vie, c’est comme ça, on peut dire que « niene geit’s so schön u luschtig wie deheim », ainsi que le dit la chanson - que nulle part la vie n’est si belle et si gaie que chez nous, mais voilà que même en Suisse il peut y avoir des pépins : par exemple la maladie dans les hôpitaux, et votre maman s’en est allée, mais maintenant elle est au ciel et elle vous voit, et elle pleurera si elle ne vous voit pas rire, etc.
    Ernst Burren, Feu d’artifice ; histoires à voix haute. Traduit du soleurois par Ursula Gaillard. Editions d’En Bas, 172p, 2017.