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Carnets de JLK - Page 85

  • Le cuistre et l'amateur

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    (Dialogue schizo) 

    À propos d’une polémique lancée par le Révérend Daniel Maggetti, gardien autoproclamé du Temple de la Littérature Romande, contre les Souvenirs autour de la Muette du Dr François L. Pellet, qui pensait bien faire…

     

    Moi l’autre : - Cette fois notre compère JLK devrait se le tenir pour dit : que plus jamais quiconque prétend écrire, dans nos contrées, sur la littérature romande ou ses écrivains, ne sera habilité à le faire sans passer par l’instance de consécration du Centre de Rumination des Langueurs Romandes, dirigé par le Révérend Maggetti, seul habilité à déterminer la scientificité du moindre écrit.

    Moi l’un : - De fait, la polémique lancée par son éminence sacerdotale dans L’Hebdo, il y a quelque temps, et reprise par une chronique magistrale, ce matin dans Le Temps, devrait en imposer à chacun à commencer par ce malappris de JLK : pas de salut hors de la chapelle de Dorigny, baptisée Le Mouroir par Jacques Chessex...

    Moi l’autre : - N’empêche que le JLK en question nous a passé son exemplaire de ces Souvenirs de La Muette, et que nous pouvons donc en juger. De quoi fouetter l’Auteur ? Vraiment du travail d’amateur ?

    Moi l’un . - Très exactement ça : du travail d’amateur, d’abord au sens de celui qui aime, et ensuite d’un point de vue plus discutable. Or ce qui est intéressant, c’est que le Dr Pellet le dit tout à trac: qu’il a commencé par ne pas trop aimer Ramuz, dont il trouvait les premiers romans, Aline et Jean-Luc persécuté, par trop tristes…

    Moi l’autre : - Bah, pas très original en cela. Et c’est vrai qu’il y a plus fin en matière de jugement littéraire, Mais ensuite il se rattrape, piqué par ses conversations avec la fille de Ramuz, surnommée Gadon par celui-ci, et se mettant à lire tout Ramuz. Comme il est médecin, il va craquer à la lecture d’Une Main, en attendant mieux.

    Moi l’un : - Ce qui est sûr alors, c’est que le « mieux » ne sera pas de l’ordre du jugement littéraire, et d’ailleurs il n’y prétend pas. En revanche, sur la demande de Gadon et de son fils, surnommé Monsieur Paul, collègue de JLK à 24 heures, il va se coller à la correction de l’image par trop figée, austère et fausse, de l’image de Ramuz généralement admise. 

    Comme il est voisin de La Muette, le brave docteur a beaucoup « échangé » avec la fille de Ramuz, Madame Olivieri, et avec son fils Guido, petit-fils adoré del’écrivain, qui vont lui confier, en plus de leurs observations, un certain nombre de documents inédits, textes et photos, à partir desquels il constitue une mosaïque plus ou moins bien fagotée, qui corrige notablement, en effet, l’image qu’on a de Ramuz dans la vie quotidienne, son attitude envers sa femme Cécile et les femmes en général, sa fille et son petit-fils, ses amis et son travail, notamment. Rien que pour la foison de détails liés à ces aspects de la vie de l’écrivain et de ses proches, le livre est intéressant.

    Moi l’autre : -  Il commence par une anecdote tordante ! L’histoire du beau–père de Pellet qui, en sa jeunesse de gymnasien, est allé voir Ramuz pour l’interroger en vue d’un travail personnel. Alors Ramuz de le recevoir très gentiment et de l’aider à rédiger ledit travail. Et le jeunot de présenter ensuite celui-ci à son prof, détestant probablement Ramuz (comme c’était la mode à l’époque dans le corps professoral perclus de jalousie) et de lui coller une mauvaise note au motif qu’il ne comprenait rien à cet écrivain…

    Moi l’un . – Notre ami JLK a eu plus de chance, puisque c’est un prof de collège, mais deux générations plus tard, qui lui a fait découvrir Ramuz avec une rare ferveur. Bref, il y a ceux qui aiment les romans de Ramuz, ce qui n’était pas le cas du Dr Pellet au départ, et il y a ceux qui le débinent ou le portent aux nues, selon la tendance du moment.  Or la tendance actuelle, au Centre de Recherches sur les Lettres Romandes, est de le statufier « scientifiquement », ce dont l’intéressé aurait d’ailleurs eu horreur.

    Moi l’autre : - Maggetti a crié au sacrilège sous prétexte que le Dr Pellet osait poser la question de l’antisémitisme de Ramuz, affirmant  que jamais l’écrivain n’a jamais écrit une ligne répréhensible à cet égard…

    Moi l’un : - Oui, il a déjà attaqué Pellet à ce propos, dans une polémique antérieure, mais le toubib se fiait à des témoignages de proches, évoquant notamment l’interdiction faite par Ramuz de se fournir chez des commerçants juifs. Or il n’en fait pas un procès a posteriori mais relève un trait d’époque par ailleurs très répandu, avant de remarquer que le grand humaniste n’a jamais écrit une ligne solidaire relative à cette tragédie, comme l’a relevé sa fille en évitant de s’attarder... Sur la même ligne, on se rappelle les postures maurassiennes des Cingria, et même Cendrars a été pointé du doigt…

    Moi l’autre : - Au demeurant, le Dr Pellet corrige le tir dans l’autre sens, contre ceux qui ne voient en Ramuz qu’un affreux macho écrasant sa femme et l’empêchant de peindre…

    Moi l’un . - C’est vrai, il y a le pater familias et le Maître soumettant les siens à son horaire d’écrivain très discipliné, mais il y a aussi le bonhomme plein d’humour et de finesse, très présent avec les enfants, à la fois sociable et peu social, pas du tout répandu en ville comme on le voit à la fin de Circonstances de la vie, où Lausanne et son casino font presque figure de Babylone…

    Moi l’autre : - Le livre du Dr Pellet éclaire certains aspects hilarants de cette pétoche anti-moderniste… 

    Moi l’un : -  Ah ça, je trouve irrésistible la scène rapportée de Ramuz exigeant, alors qu’on remonte les zigzags d’un col en automobile, de descendre aux virages pour les faire à pied…

    Moi l’autre : Et dire que Maggetti voudrait nous priver de ça !

    Moi l’un : - Evidemment il y a grand danger, pour un universitaire blotti dans sa serre tiède, de voir la vie débarquer ! À cet égard, ce qu’il dit sur la méfiance qu’un historien digne de ce nom doit manifester envers les « sources directes » est hautement significatif. Momie classée et embaumée: pas touche !  

    Moi l’autre : - Surtout que ça touche, en l’occurrence, à l’intimité de l’écrivain, du couple et de la famille. Les lettres inédites de la future Madame Ramuz sont touchantes de naturel coquin…

    Moi l’un : ouais, mais là, le prof Maggetti a raison : notre Dr Pellet aurait pu se montrer vraiment plus rigoureux en datant ces documents, ou plus généralement en collant des guillemets à ses citations. Là, l’amateurisme n’est plus admissible. Et pour l’iconographie, les reproductions sont vraiment « limites ». Donc on ne se gênera pas de critiquer, mais quant à en faire un crime de lèse-majesté, minute !

    Moi l’autre : - Donc c’est à prendre comme un témoignage, intéressant pour le lecteur non spécialiste mais curieux d’en apprendre plus sur l’écrivain, sa vie ordinaire et son temps…

    Moi l’un . - Oui, et bien d’autres aspects : Ramuz et la musique, Ramuz et la peur du voyage, Ramuz et le bonheur, entre autres…

    Moi l’autre : - Le type est souvent angoissé, il pèse parfois sur son entourage proche, mais en somme c’est plutôt un homme bon,conclut le Dr Pellet.

    Moi l’un : - À vrai dire  la « démystification » n’a rien decorrosif, mais l’image corrigée est étayée et rend l’homme plus proche, plus vivant en ses contradictions, assez coincé dans son corset de protestant mais capable de sourire et de rire – ce que ses portraits ordinaires évitent de montrer. Un homme pudique et droit, moyen comme époux mais bon papa, etc.  

    Moi l’autre : - Conclusion non scientifique ?

    Moi l’un . - Pouvait mieux faire. Mais l’amateur est moins puant que le cuistre

    François L. Pellet. Souvenirs autour de « La Muette ».Editions Ouverture, 397p.

  • Plus fort que la mort

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    En 2001 paraissait l'un des plus beaux livres de Janine Massard, et certainement le plus émouvant: Comme si je n'avais pas traversé l'été. 

    Il est certains livres qu'il paraît presque indécent de «critiquer» tant ils sont chargés de composantes émotionnelles liées à un vécu tragique, et tel est bien le cas du nouveau roman de Janine Massard, tout plein de ses pleurs et de sa révolte de femme et de mère confrontée, en très peu de temps, à la mort «naturelle» de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer.

     

    La volonté explicite de tirer un roman de cette substance existentielle et l'effort de donner à celui-ci une forme distinguent pourtant cet ouvrage d'un simple «récit de vie» où ne compteraient que les péripéties. Autant pour se ménager le recul nécessaire que pour mieux dessiner ses personnages et pour «universaliser» son récit, Janine Massard revendique le droit à l'invention, et c'est aussi sa façon de faire la pige au «scénariste invisible, ce tordu aux desseins troubles, qui a concocté cette histoire à n'y pas croire». Cette transposition littéraire ne saurait être limitée à un artifice superficiel: en véritable écrivain, Janine Massard l'investit avec vigueur et légèreté, quand tout devrait la terrasser et la soumettre au poids du monde. Alia (dont le prénom signifie «de l'autre côté» en latin) endosse ici le rôle principal d'une femme qu'on imagine dans la cinquantaine, du genre plutôt émancipé, protestante «rejetante» peu encline à s'en laisser conter par le Dieu fouettard de sa famille paternelle, et fort mal préparée aussi à l'irruption, dans sa vie de rationaliste, de la maladie et de la mort. En écrivain,

    Janine Massard se montre hypersensible au poids des mots, lorsque bascule par exemple le sens de l'adjectif «flamboyant» (marquant la victoire de la lumière) pour qualifier la «tumeur flamboyante» qui frappe soudain Bernard, le mari de la protagoniste.

    De la même façon, la romancière recrée magnifiquement les atmosphères très contrastées dans lesquelles baigne Alia, entre pics d'angoisse et phases d'attente-espoir, que ce soit dans la lumière lémanique (Alia, comme son père, étant «du lac» et très proche de la nature maternelle), les couloirs d'hôpitaux où se distillent les petites phrases lamentables des techniciens-toubibs si peu doués en matière de relations humaines, ou en Californie dont les grands espaces et la population déjantée conviennent particulièrement à sa grande fille nique-la-mort. Par ailleurs, le recours à l'humour multiplie les ruptures heureuses, par exemple pour faire pièce au désarroi solitaire d'Alia: «Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d'elle...»

    Livre de la déchirure et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive (nul hasard qu'Alia, soudain atteinte d'eczéma atopique, se compare au Grand Gratteur Job vitupérant le Créateur), le roman de Janine Massard est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux, des vivants et des morts, un livre du courage, un livre de femme, un livre de mère, un livre de vie. A un moment donné, rencontrant la Bosniaque Hanifa de Sarajevo, Alia découvre «l'explosion de l'expression créatrice apparue comme la seule réponse à la barbarie».

    Or, elle-même va «racheter», en écrivant, à la fois son passé et l'enfance de ses deux filles, les beaux moments passés avec Bernard et la force salvatrice du rire ou de la solidarité, la valeur du rêve aussi et la puissance insoupçonnée de l'irrationnel qu'un initié aux pratiques zen va lui révéler en passant, la soulageant physiquement et moralement à la fois. Elle qui se moque volontiers de ceux qui lui recommandent à bon compte de po-si-tiver («il paraît qu'il faut apprendre à vivre sa mort au lieu de mourir sa vie, parole de vivant, ça cause distingué un psy bien portant») ne tombe pas pour autant dans la jobardise New Age, mais découvre bel et bien une nouvelle dimension de l'existence aux frontières du visible et des certitudes.

    Dès le début de son livre, Janine Massard affirme «qu'une mort vous aide aussi à vivre», et cette révélation est d'autant plus frappante que cette nouvelle vie, cernée de mort mais d'autant plus fortement ressentie, est «sans mode d'emploi»...

    Janine Massard. Comme si je n'avais pas traversé l'été. L'Aire, 205 pp.

  • Ceux qui philosophent dans le mouroir

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    Celui qui a une licence de philo lui permettant de conduire à gauche et de mieux dénoncer les néo-réactionnaires lancés sur la bande d’urgence pour mieux frimer à la télé / Celle qui ayant lu un article sur Derrida se trouve habilitée à distinguer ce qui fait différer la différance de la différence / Ceux qui se sont passionnés pour l’archéologie du savoir à l’époque où Michel Foucault creusait le sujet dans le sous-texte / Celui qui comme Sollers estime que personne depuis Homère n’a lu comme lui La Divine comédie qui annonce d’ailleurs ce qu’ils pensent tous deux de la politique chinoise et du primat de la France dans toutes les matières y compris recyclage des déchets nucléaire / Celle qui a toujours bien ri en écoutant les gars de la revue Tel Quel parler aux masses ouvrières dans la foulée de Julia Kristeva redonnant du punch aux grévistes / Ceux qui réfutent les positions de penseurs qu’ils n’ont pas lu histoire de rester fermes / Celui qui reproche à Blaise Pascal (néo-réac français avant la lettre) le déficit technique de son argumentation conceptuelle / Celle qui n’ayant jamais lu Spinoza se situe clairement entre Comte et Sponville / Ceux qui aiment bien voir Michel Onfray à la télé non sans couper le son / Celui qui a lu attentivement Cosmos pour en rire en connaissance de cause / Celle qui salue l’initiative du patriarche russe visant à la réhabilitation de Staline en attendant qu’on rende enfin justice à Hitler critiqué par les Juifs ces réacs avérés / Ceux qui estiment qu’il n’y a qu’un Dieu fiable grand-russe prouvant son ouverture d’esprit en roulant Harley ou Kawa / Celui qui ouvre un café philosophique pour parler commerce / Celle qui a des opinions à revendre et même gratuitement si vous êtes preneur d’un selfie genre Onfray sur Instagram / Ceux qui demandent au dissident palestininen pourquoi il ne fait pas ramadan genre pensée juive pas casher / Celle qui désespère de ne plus voir des mains de vrais ouvriers maculées de vrais cambouis comme à Billancourt des belles années / Ceux qui lisant une réfutation des idées de Sartre sur Twitter se demandent mais alors que faire ? / Ceux qui vont encore prétendant que le matérialiste La Mettrie serait mort étouffé par un pâté de faisan alors qu’il se trouvait ce jour-là à un bruch vegan avant la lettre / Celui qui se sent plus à l’aise avec les pourceaux d’Epicure qu’avec les purs sots de Heidegger / Celle qui traque les relents d’antisémitisme subconscient dans les prolégomènes autrichiens du jeune Freud / Ceux qui non sans courage postulent la scientificité de la génétique littéraire de pointe se fondant sur les dernières percées de la biologie moléculaire aux extesions paradigmatiques reconnues par la fac de lettres de Lausanne (Switzerland) et environs genevois / Celui qui ne voit guère de contradiction entre la réfutation du dogmatisme marxiste par Jacques Monod et celle du dogmatisme catholique par le Théodore du même nom / Celle qui s’identifie aux damnés de la terre au niveau des principes mais travaille encore  sur la notion de frontière et d’identité comme son maître de thèse d’ailleurs qui a lui aussi « fait » la Syrie àl’époque / Ceux qui prétendent que finalement tout est philosophique comme à un autre point de vue tout est poétique même si l’économie a aussi son mot à dire ça c’est sûr Davos le prouve  / Celui qui reste fidèle à Sophocle à l’instar de la championne de ski Marielle Goitschel qui ne parlait pas pour ne rien dire / Ceux qui estiment qu’il n’y a plus au monde de philosphes dignes de ce nom (à part quelques sagesd’âges divers repérables sous les arbres non éradiqués de nombreux pays) mais une exponentielle prolifération de profs de philo se réfutant les uns les autres dans autant de congrès spécifiques relayés  par les télés locales ou sur Facebook si ça setrouve, etc.              

    Peinture: Pierre Omcikous.

  • Ceux qui tirent le meilleur du pire

     

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    Avec une révérence admirative à Béatrice Barton...

    Celui qui a dit à Alain Delon qu’il y avait chez lui du meilleur et du pire et que dans le pire il était le meilleur / Celle qui s’est sacrifiée pour l’emmerdeur plein aux as qui lui en a voulu de tout cœur / Ceux qui prouvent malgré leur sale gueule que la bonté est de ce monde / Celui qui a un caillou dans le bocal / Celle qui subit l’impatience du patient mal léché / Ceux qui pour se faire soigner dépensent en un mois le budget annuel de l’hôpital de Lambaréné à l’époque / Celui qui s’est demandé s’il deviendrait plutôt voyou ou plutôt avocat d’affaires et qui a fini avocat voyou d'affaires et plus quand affinités / Celle qui aime bien les avocats fourrés au caviar mais le fromage de L’Etivaz est aussi à son goût / Ceux qui sont snobs au point de se faire soigner aux Bahamas par des toubibs noirs et des soignants latinos / Celui qui appelle sa shooteuse ma fée carabine / Celle qui borde gentiment son mauvais coucheur / Ceux qui hurlent pour ne pas crier tant ils en chient / dmc3.jpgCelui dont on a planqué l’os crânien dans le bide pour pas qu’il ait mal au crémol / Celle qui au vu du pansement du trépané l’appelle sa grosse Bertha / Ceux qui ont droit au meilleur du pire et qui s’en tirent / Celui qui demande à son miroir ce qu’elle a sa gueule histoire de rompre la glace / Celle qui ne te souhaite pas plus un AVC qu’un ticket à l’UDC / Ceux qui ne pensent qu’à survivre et c’est qu’ils s’accrocheraient non mais des fois / Celui qui n’ayant pas les moyens de se payer les soins requis reste planté devant sa télé à regarder ce film à la con / Celle qui trouve que Lolita Morena n’a pas changé alors que son ancien jules ne se tient plus aussi bien / Ceux qui se retrouvent toute l’équipe à l’Hôtel des chamois de l’Etivaz où qu'ils se voient à la télé, etc.

    topelement.jpg(Cette liste a été établie à la suite de la projection du film (remarquable) de Raymond Vouillamoz (en collaboration avec Béatrice Barton) consacré aux tribulations physiques et psychiques de l’avocat genevois Dominique Warluzel, intitulé Avec la vie que j'avais, à revoir sur Internet via RTS2)

  • Aïcha

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    Elle est la seule en mesure de dire quelle odeur règne dans chaque maison, et comment ces gens-là rangent leurs affaires, ce qu’ils oublient ou ce qu’ils cachent. Elle est à la fois curieuse, envieuse, fataliste et résignée. Surtout elle a sa fierté, et la prudence fait le reste.

    En tout cas jamais elle ne se risquerait à la moindre indiscrétion hors de ses téléphones à sa soeur, elle aussi réduite à faire des ménages, mais en Arabie saoudite.

    Dans les grandes largeurs, elles sont d’accord pour estimer que les employeurs musulmans ne sont pas moins entreprenants que les chrétiens même pratiquants. Venant d’un pays très mélangé à cet égard, elles ne s’en étonnent pas autrement. De toute façon, se disent-elles en pouffant, de toute façon les hommes, faudrait les changer pour qu’ils soient autrement.

    Dans un rêve récent, elle découvre le secret du bonheur dans un coffret en bois de rose, chez ses employeurs de la Villa Serena. L’ennui, c’est qu’elle en a oublié le contenu quand elle se réveille, et jamais elle n’oserait en parler à Madame.

    Ce qu’il faut relever enfin, pour la touche optimiste, c’est que ni l’une ni l’autre ne doute qu’elle accédera bientôt à l’état de maîtresse de maison.

  • Ceux qui optimisent le challenge

     

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    Celui qui leur dit « à plus » en pensant probablement : si jamais, voire : le moins possible / Celle qui estime qu’avec les Palestiniens les Israéliens vont dans le mur / Ceux qui font valoir la dangerosité potentielle de l’érection des minarets dans nos cantons ruraux surtout à cause des valets de ferme et des enfants monoparentaux / Celui qui parle volontiers de citoyen lambda en s’excluant visiblement de cette caste improbable / Celui auquel son ex reproche d’instrumentaliser le plaisir qu’il lui a indéniablement procuré du point de vue strictement clitoridien dont elle a maladroitement fait état sur le plateau de Delarue / Celle qui s’inquiète de la traçabilité de l’allergie que sa fille Maude manifeste à l’endroit des chauves en épluchant les rendez-vous figurant sur le carnet d’adresses de Jean-Fabrice / Ceux qui travaillent au casting de leur prochain brunch / Celui qui rebondit aux propos de sa psy qui lui propose de purger son vécu relationnel du côté bi / Celle qui parle de réactualiser ses référents / Celle qui se plaint de ne pas impacter la libido de Mike au point de se demander si vraiment il est Str8 / Ceux qui ne te trouvent pas seulement grave mais carrément grave grave / Celui qui mise à fond sur l’écosociétal / Celle qui te demande si quelque part tu ne sais pas où tu en es enfin tu vois ce qu’elle veut dire ? / Ceux qui envoient un signal fort à leurs voisins échangistes qui laissent leurs partenaires parquer sur les cases libres du proprio sans se demander ce qui se passerait si tout le monde faisait pareil / Celui qui pratique la novlangue des connectés avec un max de malice / Celle qui est en train de booster l’idée d’un Espace Poésie au niveau de l’Entreprise / Ceux qui ont une nouvelle feuille de route au niveau du ressenti sensuel, etc.

     

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Trois perles romandes

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    En marge des têtes de gondoles de rentrée, trois livres parus en Suisse romande (entre autres évidemment) me semblent mériter une attention particulière. Les deux premières notes ont paru dans les colonnes du Matin Dimanche de ce jour, sur une page consacrée à neuf perles "injustement oubliées" de la rentrée littéraire, avec les contributions de François Busnel, Delphine de Candolle, Pascal Vandenberghe et JLK.

    Grappilleur d’émotions


    Prodhom_image.jpgJean Prod’hom est un promeneur solitaire attaché à notre terre et à ses gens, un rêveur éveillé, un grappilleur d’émotions, un poète aux musiques douces et parfois graves, un roseau pensant (sur l’époque) et un chêne pensif (sur nos fins dernières).

    Un an après la parution (chez Autrepart) de Tessons, recueil d’éclats sauvés d’unparadis pas tout à fait perdu, ces Marges confirment l’évidence que « l’inouï est à notre porte ».

    Souvenirs d’une enfance lausannoise de sauvageon, flâneries dans l’arrière-pays vaudois ou au diable vert napolitain, vacillements (« je tremble de rien, je tremble de tout ») et riches heures (Boules à neige, À l’ombre du tilleul) constituent un kaléidoscope enrichi par le contrepoint d’images photographiques.

    Miracle actuel: ce trésor de sensibilité a été tiré d’un blog (lesmarges.net) par l’éditeur Claude Pahud, enfin éclairé par une fraternelle postface de François Bon.

    JeanProd’hom, Marges. Antipodes, 164p.

    litterature-rentree-romande-males-auteurs1.jpgTragédie grecque


    L’actualité dramatique des crises européennes et des migrations trouve, dans Le Mur grec de Nicolas Verdan, une projection romanesque exacerbée, sur fond de roman noir économico-politique très bien documenté, humainement prenant.

    Le protagoniste en est un flic sexagénaire, Agent Evangelos, dont les tribulations existentielles recoupent celles de sonpays en déglingue. Chargé d’une mission dont il découvrira finalement les tenantscrapuleux, liés à la corruption ambiante, Agent Evangelos vit à la fois unerédemption personnelle par la venue au monde, en cette nuit de décembre 2010,du premier enfant de sa fille.

    Dix ans après Le rendez-vous de Thessalonique, son premier livre, Nicolas Verdan retrouve sa source grecque (sa seconde patrie par sa mère) avec un roman âpre et bien construit, tissé de constats amers et de questions non résolues.

    Nourri par les reportages sur le terrain de Verdan le journaliste, Le Mur grec illustre le talent accompli d’un vrai romancier qui prend le lecteur « par la gueule »…

    Nicolas Verdan, Le Mur grec. Bernard Campiche éditeur, 252p.

    ob_cd401d_manifeste-4-pajak.jpgLe paquebot de Pajak


    Ecrivain et artiste d’un talent et d’une originalité reconnus bien au-delà de nos frontières (son dernier ouvrage a été consacré par le Prix Médicis étranger 2014), Frédéric Pajak poursuit sa démarche de chroniqueur-illustrateur hors norme dans le quatrième volume de son formidable Manifeste incertain, entremêlant journal « perso » et découverte de tel ou tel grand personnage.

    En l’occurrence, une ouverture assez fracassante sur la malbouffe précède l’embarquement de l’auteur, aux Canaries, sur le paquebot titanesque Magnifica, à destination de l’Argentine.

    Pour meubler l’ennui mortel signifié par la formule « la croisière s’amuse », Pajak lit crânement L’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, en lequel il découvre un auteur bien plus passionnant qu’on ne le croit, déjà célébré par Nicolas Bouvier.

    Au demeurant, le récit de Pajak déborde de vie et de détails par le verbe (de plus en plus élégant dans sa simplicité ) et le trait d’encre, jusqu’à l’irrésistible évocation de la pension libertaire dans laquelle, ado, il a appris à désobéir aux éducateurs foutraques…

    Frédéric Pajak. Manifeste incertain IV. Noir sur Blanc, 221p.

  • L'amour par coeur

     

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    Que l’amour courtois n’exclut pas la vérité selon la chair.

    Léa n’en parle guère à Théo, comme si la chose allait de soi, mais ce qu’elle constate est que le solfège résiste. La musique tient bon, Cécile a de vraies raisons de s’indigner mondialement et Chloé de prodiguer partout ses soins de spy-doctor, chacune sans se départir, la première, de sa  pétulance positive et la seconde de son  cran en zone dangereuse, donc tout n’est pas perdu. Comme le disait aussi l’émouvant Christopher qui savait de quoi il parlait : il suffit de tenir la note.

    D’un autre point de vue, s’il est vrai que Théo n’a aucune espèce de notion en matière de fonctionnalité marchande, le moins qu’on puisse dire est qu’il aura assuré dans sa partie, sans sacrifier jamais aux effets, comme Léa dans sa façon d’apprêter la crème soubise ou sa persévérance à développer tous les registres de l’harmonium, l’éducation des greluches ou  l’accueil clandestin de clandestins quand celui-ci lui a paru justifié.

    Précisions utiles : À maints égards, Léa et ses filles incarnaient alors des variantes représentatives du type de la femme moderne libre et responsable. En sa qualité de fille d’hôtelier, Léa maîtrisait tous les aspects d’une organisation pratique accordée à un indéniable art de vivre, tout en assumant la gestion de l’œuvre de Théo  entre deux concerts d’harmonium ; Cécile s’était rendue utile puis indispensable auprès de nombreuses associations attachées au soutien ou à la survie de peuples divers  et de diverses espèces animales menacées, et Chloé travaillait sur le terrain à la réparation des corps et de leurs membres polytraumatisés avec des compétences d’acquisition palliant son excessive sensibilité – toutes qualités  relancées par les liens plus ou moins étroits que le trio entretenait avec Jonas, parrain de Cécile, le Monsieur belge dont les connaissances tous azimuts avaient aidé l’une ou l’autre à tel ou tel moment, ou encore Rachel et la Maréchale qu’une naturelle complicité rapprochait aussi, on verra comment.

    On pourrait dire enfin qu’à côté de la femme résolument terre à terre, il y a de la fée et du médium en Léa, qui voit bel et bien, à l’instant, Théo rassembler ses affaires en considérant son travail accompli durant la matinée, s’en féliciter d’abord puis y revenir plusieurs fois après une station à la fenêtre de l’Isba, retourner au portrait et se désoler d’y trouver tant de pendables insuffisances  et en soupirer, puis en rire comme il a appris à rire, enfant, de tout ce que la guerre lui a inculqué avant l’âge;, et s’il fumait encore il en grillerait une, au lieu de quoi il rajoutevite fait une nuance de bleu vert dans les yeux pers de cette Léa qu’elle-mêmeattend de découvir sans impatience aucune ; et plus tard elle le voitenfourcher son side-car après avoir coiffé son casque d’aviateur de la GrandeGuerre trouvé dans les greniers de la Bella Tola, et le voici descendant parles zigzags de la route d’en haut, le voilà fonçant sur les cornichessurplombant le Haut Lac, et maintenant c’est elle qui se jette un dernierregard au miroir avant de se pointer, clope au bec, sur le perron de pierre dela Datcha,  enfin on ne sait trop commentarranger la fin de ce chapitre mais ce qui est probable est qu’on entendra dela musique aux fenêtres ouvertes de leur demeure dont le plafond bleu dela  chambre des vieux amants semblebouger doucement sous l’effet de la lumière filtrant entre les feuillesreverdies du grand érable protecteur qu’il y a là.

    La musique peut venir à ce moment-là.

    Tout à l’heure Léa, les yeux mi-clos sur sa clope,entendra le bruit des pas de Théo dans l’allée, et c’est une musique detoujours qui lui revient. La vision de Théo se fond ainsi dans l’écoute de Léa.

    Ce qu’onpourrait dire un silence originel garde en mémoire ce bruit de pas dans laforêt, ou parfois dans les couloirs de bois de la Bella Tola, ou dans elle nesait plus quel jardin ou encore, à l’opposé de toute musique selon son cœur, derrière cette porte là-bas qui n’aurait jamais dû s’ouvrir sur les pas  de l’effroi.         

    L’harmonium n’est pas pour Léa l’instrument d’une fuite ni moins encore l’accompagnement pompé de cantiques supposés stimuler l’élévation de chacune et chacun les yeux au ciel, mais une machine à retrouver l’harmonie que seul aura jamais égalé le premier  souffle d’un enfant.

    Léa connaît le solfège sur le bout de chaque doigt, mais il y a longtemps qu’elle ne regarde plus les notes, comme Jonas retient tout par cœur à n’entendre les mots qu’une fois. De même Léa mémorise-t-elle les couleurs de la musique comme Théo entend pour ainsi dire la distribution des tons et des valeurs, sans jamais s’en laisser imposer par aucune des conventions privées ou publiques que Maître Waldau lui a appris tacitement à ignorer, au dam des cagots du clan Mestral.         

    Pas plus que la musique selon Léa n’est soumission aux édits du clan, elle ne s’est jamais associée à la moutonnière procession des concerts et festivals ni à aucune forme de célébration. Quant à l’harmonium de l’antédiluvienne chapelle anglicane de la Bella Tola dont un vieil accordeur de la plaine lui a transmis divers secrets d’entretien, Léa se l'est bonnement réapproprié pour son seul usage et le dernier auditeur fervent que fut Maître Waldau, avant la transplantation de l’objet à la Datcha où sa fonction quotidienne reste de faire pièce, tout tranquillement, à ce qu'elle qualifie de simulacre musical omniprésent alternant romances melliflues et trépidations.         

    La musique usinée est désormais partout, songe ainsi Léa en déployant, assise sur l’escalier de pierre, ses volutes bleutées; le simulacre de la musique submerge tout de sa flatteuse  inanité, dégoulinant des façades extérieures de la ville-monde et des parois intérieures de ses ascenseurs ou de ses lieux d’aisance aux suaves parfums de synthèse, et c’est tout ce que tous deux, unis contre la mort, vomissent et combattent par amour, se dit encore Léa en entendant le bruit des pas de Théo sur l’allée, et voici qu’une comptine chantée et rechantée, lui venant de Laure aux heures heureuses  de son enfance, remonte à ses lèvres avant que les lèvres de Théo ne s’y posent. 
    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Peinture: Pieter Defesche.

     

  • Ceux que ça dérange

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    Celui qui ne veut pas de migrants sur sa pelouse dont la copie de la Vénus de Milo mérite des égards / Celle qui se renseigne sur le prix des barbelés et la hauteur possible d’un mirador au coin de son jardin privatif en banlieue sensible aux courants d’air / Ceux qui écrivent au Vatican pour lui demander de prendre ses responsabilités / Celui qui ne voit pas pourquoi les milliards du Denier du Culte ne peuvent être réinvestis dans l’aide aux réfugiés même mahométans / Celle qui estime (au pif) que rien que sur la place Saint-Pierre de Rome on pourrait installer un camp géant sous la double protection de Notre Seigneur et des gardes suisses / Ceux qui avec l’écologiste suisse Franz Weber (ami de Brigitte Bardot) prônent la réquisition des résidences secondaires alpines (voire préalpines) au bénéfice de familles sans abri ce prochain hiver / Celui qui répond à ceux qui prétendent qu’il n’y a aucun appel à la violence dans le Coran : mais alors y a quoi ? / Celle qui demande pourquoi il y a tant d’étrangers dans d’autres pays et si peu à Urnäsch dont le Conseil communal ne compte aucun Noir à ce qu'on sache / Ceux qui n’ont rien contre les homos kosovars ou antillais s’ils font ça entre eux / Celui que ça dérangerait de faire un peu de place à ses frères musulmans dans son royaume hachémite alors que le Prophète a dit : ta maison est la leur sans penser il est vrai au cours du baril / Ceux qui ont vu des migrants avec des sacs griffés avant de lancer la rumeur qu’ils étaient volés à des femmes de cadres de chez Nestlé / Celui qui est toujours allé à contre-courant ce qui se complique en cas d'exode / Celle qui se réfugie chez sa mère au motif que son mec a encore fait le mur / Ceux qui sont doublement inquiets du fait que la barque soit pleine et que les glaciers se retirent / Celui qui comme Paul Auster (écrivain juif connu) estime qu’il est temps de déplacer Israël au Wisconsin dont le Hamas ignore où c’est / Celle qui ne peut souscrire à une religion qui n’entretienne point la bonne humeur à l’instar de la fondue moitié-moitié / Ceux que le bruit du monde ne distrait point du chant du monde, etc.

     

     

  • Les merveilleux nuages

     

    Panopticon138.jpg… Moi tu vois j’ai pas connu ni mère ni père, j’ai jamais eu d’amis, mais pas un, on m’a dit que je venais de là-bas mais j’ai pas ça de souvenir, donc je peux même pas dire que j’ai un pays, et comment je me trouve ici, je sais pas, si je trouve beau, je sais pas, je sais pas trop ce qui est beau ou pas beau, j’ai pas appris, mais ce que je sais, tout ce que je sais, mec, et ça je le sais: c’est que je kiffe les nuages, les nuages qui passent, là-bas, les merveilleux nuages…

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ne se laissent pas abattre

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    Celui qui se force à regarder l’insoutenable vidéo de 3 minutes 18 secondes durant laquelle un jeune homme maintenu à terre et menotté supplie ses invisibles bourreaux de l'épargner, d’une déchirante voix d’enfant en pleurs, jusqu’à l’interminable dernière minute où la main d’un de ces monstres sous-humains plonge un couteau dans sa gorge et détache sa pauvre tête de son pauvre corps au milieu des acclamations et des ricanements de ces sous-bestiaux nous infligeant la honte d’être de la même espèce / Celle que les fonctionnaires royaux saoudiens (en affaires avec les fonctionnaires fédéraux et autres  magnats sans états d'âme de notre pays) flagellent et décapitent sur la voie publique au nom du Dieu de miséricorde dont le prophète juste et bon a recommandé (par sourates, avant les hadiths additifs) de montrer la plus grande sévérité envers la créature féminine trop souvent insoumise et frivole / Ceux qui jouent au foot avec une tête d’enfant qui ne croyait en rien ce fils de copte / Celui qui lit attentivement La guerre n’a pas un visage de femme  dont l’auteure a une bonne tête / Celle qui prétend que Daech marque le retour de notre espèce au MoyenÂge en oubliant les bâtisseurs de cathédrales et le bleu Giotto pas vraiment style califat / Ceux qui échangeraient volontiers Donald Trump contre l’autre taré financier de l’Etat islamique et que ces deux-là se présentent à des élections libres enfin quoi / Celui qui aime bien la fermeté nuancée d’Alain Finkielkraut dans La seule exactitude / Celle qu’on appelle la hyène des médias comme cela s’explique dès qu’elle l’ouvre et la ramène / Ceux qui s’en remettent au Conseil des Arbres / Celui qui n’est riche que de ses yeux tranquilles / Celle qui a toujours redouté la méchanceté des prétendus vertueux – et relisez La Bigote de Jules Renard si vous n’êtes pas convaincus / Ceux qui en veulent toujours peluche / Celui qui trouve stupide et vulgaire la croyance de ceux selon lesquels les vierges qui les attendent de l’autre côté les préféreront aux jolis touristes agnostiques en chemises Lacoste / Celle qui enrage de n’être pas sifflée dans la rue et en conclut que tous ces étrangers et autres migrants ne sont que voleurs et pédés / Ceux qui ont toujours considéré le pouvoir religieux comme une obscénité  contre nature / Celui qui a conclu depuis longtemps que les oripeaux idéologiques des religions de masse ne cachaient que le vide des âmes / Celle qui attend des musulmans de France qu’il produisent leur Rabelais / Ceux qui savent que l’abbé Rabelais est l’un des poètes chrétiens les plus appréciés du Seigneur comme Il le leur a confirmé tout à l’heure par SMS / Celui qui préfère l’empathie grondeuse mais démocrate de Paul le converti (faut toujours que les convertis en rajoutent, c’est humain) à l’élitisme éthéré de Jean l’évangéliste / Celle qui estime que la religion (ou ce qu’on appelle comme ça pour aller vite) est une chose trop sérieuse (étant entendu que l’amour et le goût pour tout ce qui est bel et bon en ce monde épatant sont choses des plus sérieuses) pour être abandonnée à des prélats de tous bords avec ou sans dessous chics / Ceux qui se retrouvent en l’Abbaye de Thélème où tel aime telle (ou tel) de même que telles et tels se sentent immortels de leur vivant en attendant le doux sommeil, etc.

     

  • Ma vérité sur l'affaire Dicker

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    Pourquoi Le Livre des Baltimore, roman décevant et phénomène d’époque, mérite d’être commenté. Comment l’auteur se soumet à la symbolique Maman du conformisme béat. Ce qu’on pourrait, bien amicalement, lui conseiller pour honorer son talent et, demain peut-être, écrire de meilleurs livres…

     

    Premier constat. 

    La lecture attentive du Livre des Baltimore, dont j’attendais quelque chose, m’a plus que déçu : catastrophé après les cent premières pages. Je n’en croyais pas mes yeux à la découverte de cette vacuité saturée de superlatifs creux, devant ces personnages réduits à l’état d’ectoplasmes, ces situations « téléphonées » et ces dialogues filés comme dans quelque photo-roman à la NousDeux et autres sitcoms dévertébrées. Or les 376 pages suivantes du roman ne m'ont guère rassuré ensuite.

    Fallois.jpgCe premier constat m’a d’autant plus navré que j’avais apprécié, avant tout le battage de l’automne 2012, la lecture de La vérité sur l’affaire Harry Quebert dont Bernard de Fallois, grand Monsieur proustien de la littérature et de l’édition françaises, m’avait parlé au téléphone comme d’une révélation, à ses yeux en tout cas, m’invitant à partager son enthousiasme sur jeu d’épreuves.

    Et de fait, ce livre magnifiquement construit, jouant sur une sorte de« déconstruction temporelle » pour filer une intrigue policière captivante, m’a tout de suite épaté en dépit de son écriture lisse et de sa naïveté à de multiples égards (pas forcément déplaisante au demeurant chez un youngster), autant qu’il a bluffé par la suite un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot, vieux routiers de la lecture critique auxquels on ne la fait pas en matière littéraire...

     

    Roth (Kuffer v1).jpgOn l’a dit et répété : ce roman, jouant sur les relations de deux écrivains à succès - le jeune Marcus Goldman et son vieux mentor Harry Quebert - révélait un fomidable storyteller et j’y trouvai, pour ma part, une sorte de fervent hommage à toute une littérature américaine récente évoquant les grandes espérances de la jeunesse et le choc de la réalité ( de J.D. Salinger et son Arrache-cœur aux romans d’un John Irving ou d’un Philip Roth), entre autres thèmes – dont celui, fondamental, des racines du Mal et de la culpabilité collective - réellement abordés et travaillés par le jeune romancier visiblement nourri, aussi, de séries télévisées américaines. 

    Ainsi, les motifs de Twin Peaks, imaginés par David Lynch, autant que le climat psychologique de certains romans de Philip Roth (notamment  par la relation de Marcus avec sa mère, prototype de la couveuse juive, ou aussi par la curée médiatique et populaire du politiquement correct, modulée dans La Tache ), constituaient-ils une substance riche et variée, où les stéréotypes de la littérature de gare (et d’aérogare) se trouvaient dépassés par l’énergie de la narration, l’évocation en 3 D du décor, le charme et la part de mystère de l’ouvrage. 

    Ensuite l’on vit la success story évoquée par le roman devenir réalité : non du tout par artifice de marketing, comme l’ont prétendu certains pédants jaloux ou mal informés, mais par les qualités primesautières du roman lui-même, lancé par les lecteurs et les libraires assez à l’écart de la critique instituée. Plus tard  en revanche, snobés par les prix décrochés par le livre (Prix du roman de l’Académie française et Goncourt de lycéens) et plus encore par le succès de Joël Dicker à l’international, les médias ont suivi le mouvement en bruyante troupe publicitaire. 

    Ainsi, un mois avant la parution du Livre des Baltimore, des pages entières étaient consacrées à Dicker, fort de ses 3 millions d’exemplaires vendus, égrenant quelques platitudes consensuelles sur le roman lui-même pour mieux « angler » le sujet sur la personne du romancier soigneusement mal rasé ( autant qu’un Marc Levy), lequel ne tarda pas à se repandre à son tour en propos convenus, notamment sur le manque d’amour dont pâtit le monde actuel - un vrai scoop !

     

    De l’utilité (éventuelle) d'une critique sévère-mais-juste...

    Paul Léautaud, dont l’esprit critique s’exerçait en toute liberté, dit un jour qu’il était instructif de lire, parfois, des livres de « carton ».

    Entendons plus précisément : de carton-pâte. Ce qu’on peut dire aussi : de kitsch fabriqué. 

    Dans une chronique récente du Figaro-Magazine, Frédéric Beigbeder montre bien, citations (assez accablantes) à l’appui, en quoi Le Livre des Baltimore procède de la fabrication complaisante, relevant en outre l’invraisemblance de diverses  situations qui signalent le manque de psychologie ou d’expérience vécue du romancier. 

     

    J’en ai repéré bien d’autres, comme la calamiteuse scène du génial ( ?) enfant Hillel taxant, à huit ans ( !) son prof de gymnastique de piètre « hypocondriaque » avant de l’obliger à monter aux perches, du haut desquelles le moniteur tombe et se casse les jambes. Ou, plus niaisement convenue qu’invraisemblable : cette autre scène où tel directeur de collège pour enfants (forcément) riches clame par devant son horreur du sexe, avant d’être surpris par le même génial Hillel en train de fesser le derrière  d'une collègue. 

    Or tout le Livre des Baltimore accumule, à grand renfort d’adjectifs outrés, les situations attendues et les clichés à n’en plus finir, émaillés de dialogues d’une complète indigence.

    Exercice de lecture : trouver, derrière les superlatifs qui font de Hillel un type génial, de son cousin Marcus « l’étoile montante de la littérature américaine », de leur ami Woody un mec super, d’Alexandra la chanteuse à succès « la nouvelle icône de la nation », la moindre épaisseur humaine, la moindre touche de personnalité non formatée, le moindre frémissement de réelle émotion ou la moindre raison concrète de s’intéresser à ces stéréotypes de papier glacé, de carton-plâtre ou de marshmallow…

     

    La question de Maman 

    Le personnage de la mère de Marcus, dans La vérité sur l’affaire Harry Quebert, plus ou moins calqué sur telle mère juive de Philip Roth, était intéressante par son côté lourdement envahissant typique de la mère américaine ou de la mère juive (ou de la mère autrichienne, italienne, iranienne ou genevoise).  

    Dans Le Livre des Baltimore, éclipsée par  la formidable (?) Tante Anita , épouse du non moins exceptionnel (!) Oncle Saul, la mère de Marcus fait pâle figure alors que la grand-mère paternelle, du genre duègne snob et péremptoire, qui ne jure que par les Goldman de Baltimore au détriment des Goldman du New Jersey (les parents « seconde classe » de Marcus) compose un début de personnage réellement insupportable (donc intéressant) que le romancier ne fait hélas qu’esquisser. 

    Cela étant, tout le roman me semble marqué par le commandement sous-jaçent, omniprésent dans une certaine Amérique, selon lequel il est inapproprié de déplaire à Maman. Or un écrivain digne de ce nom peut-il se déployer sans braver cet interdit ? Pourquoi Le Livre des Baltimore, qui se veut célébration de la jeunesse, est-il à ce point dénué de sensualité. Comment ne pas être écoeuré par cette apologie de la réussite, suivie d’une évocation non moins factice des revers subis par les riches  ?

    Exercice proposé à Joël Dicker: lire Le petit bout defemme de Franz Kafka et y réfléchir…

    La question du succès et del’argent. 

    Le succès phénonénal de La vérité sur l’affaire Harry Quebert est-il à l’origine de l’affadissement du Livre des Baltimore ? Un« carton » mondial est-il forcément fatal à un écrivain ? 

    Roth2.jpgPhilip Roth est l’exemple du contraire, dont le succès non moins extraordinaire de Portnoy et son complexe (Portnoy’s complaint) aurait pu marquer la chute, alors qu’il fut suivi d’une carrière en incessant crescendo, nourrie par la vie et une exigence littéraire sans cesse réaffirmée. Mais c’est en bravant Maman et sa famille juive que Philip Roth s’imposa d’emblée, avant de produire une œuvre travaillée par les névroses de l’auteur et les psychoses de l’époque, jusqu’à la trilogie américaine à la Thomas Wolfe, l’hommage au père de Patrimoine et l’uchronie politique du Complot contre l’Amérique entre autres livres mémorables d’une œuvre outrageusement ignorée par les académiciens du Prix Nobel.

    À ce propos, ceux qui reprochent aux jeunes auteurs (notamment romands) de « faire américain » prouvent qu’ils ont une piètre connaissance de la littérature américaine d’aujourd’hui, qui ne se réduit pas à la fabrication de bonnes stories ou au succès monstrueusement disproportionné d’une Anna Todd, parangon stupéfiant de l’infantilisme, de la stupidité et de la vulgarité. 

    Bref, pas plus que le succès, ou l’argent qui en découle, ne sauraient, sans son consentement tacite, nuire à un auteur digne de ce nom, comme l’a aussi prouvé un Georges Simenon, auquel Bernard de Fallois a d’ailleurs consacré un beau livre. 

     

    Simenon2.jpgDe la transmission d’une expérience

    Georges Simenon, précisément, estimait qu’il était impossible, à un père, de transmettre son expérience à ses enfants par le truchement de seuls conseils. 

    Un fils doit faire lui-même les expérience, jusqu’aux plus cuisantes, qui ont brisé et bronzé le cœur de son père, et c’est pourquoi je doute que quiconque puisse donner de bons conseils à  Joël Dicker.

     

    Cela étant, je trouve peu charitable, de la part de Frédéric Beigbeder, d’exclure le jeune romancier du domaine de la littérature, le renvoyant dans la catégorie des faiseurs de best-sellers à la Marc Levy, Guillaume Musso, Katherine Pancol et autres faiseurs. N’est-ce pas un peu tôt, s’agissant d’un auteur de trente ans soumis en peu de temps à l’inimaginable pression d’une notoriété mondiale ?

    L’indéniable risque d’un tel succès réside, évidemment, dans le fait que, tout à coup, un jeune auteur se trouve propulsé dans un univers factice coupé de la « vie réelle ». Au moment de l’affronter, Philip Roth avait déjà été consacré aux Etats-Unis pour son premier livre, Goodybe,Columbus, et ses assises personnelles, sociales ou littéraires, étaient d’une autre solidité que celles du jeune Dicker, si doué qu’il fût. 

    Cependant, qu’est-ce que la vie réelle ? Un Bret Easton Ellis, ou, quelques étages plus haut, un Henry James, ont prouvé que l’univers des riches pouvait offrir un matériau littéraire aussi intéressant que celui des « antihéros » de la moyenne bourgeoisie.

    Et Proust, ou Martin Amis en Angleterre, Gore Vidal « retournant » les clichés médiatiques dans son mémorable Duluth, délectable gorillage de la série Dallas (publié en traduction française par Bernard de Fallois, et préfacé par Italo Calvino) ont montré que tout peut être intéressant dans tous les milieux, outre que le vrai style ou la littérature la plus raffinée n’ont rien à voir avec le compte en banque de l’auteur. Le millionnaire Raymond Roussel voyageait en voiture de luxe, tousrideaux tirés, et en tirait de fabuleux voyages poétiques.

     

    L’enjeu de l’affaire Dicker en son époque

    Le grand Céline, autre passion avec Proust de Bernard de Fallois, dit quelque part qu’un écrivain n’est qu’un turlupin s‘il ne met pas sa peau sur la table. C’est lui aussi, à propos de son expérience au front de la première tuerie du XXe siècle, qui dit qu’il y a des puceaux de la guerre comme il y a des puceaux de l’amour. 

    Avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, Joël Dicker est parvenu, par une sorte de mimétisme saisissant, à pallier son manque d’expérience humaine en imitant les écrivains auxquels il rêvait de ressembler.Par sa fraîcheur et son ingéniosité, ce roman révélait un talent de narrateur très prometteur, supérieur (en tout cas à mes yeux) à celui d’un Paulo Coelho,dont L’Alchimiste a fondé le premier succès mondial avant la dégringolade d’une carrière de flatteur tous azimuts.

    Mais voici Le Livre des Baltimore que nous sommes supposés lire comme « une série américaine à regarder en famille », dixit Dicker…

    Passons sur l’image lénifiante d’un roman lu « en famille », mais que dire de la référence aux séries télévisées. Est-ce à dire que Joël Dicker se félicite de viser bas, comme ne manqueront pas de le conclure d’aucuns de leur haut ?

     

    En ce qui me concerne, après avoir nourri les plus sévères préjugés contre les séries télévisées, de Dallas à Urgences, j’ai découvert, ces dernières années, des séries intelligentes, admirablement construites, dialoguées et interprétées,qui valent parfois mieux que des romans à prétentions littéraires. 

    De Twin Peaks à Breaking bad, en passant par Luther ou BorgenThe Wire ou BroadchurchTrue DetectiveVera et quelques autres, j’ai trouvé dans ces ouvrages souvent collectifs un matériau réellement intéressant du point de vue littéraire et artistique, aux franges du cinéma et de la sociologie documentaire, avec de vrais stylistes (un Aaron Sorkin, dont la patte marque West Wing et plus encore Newsroom, remarquable aperçu critique des médias américains, est un scénariste-dialoguiste de premier ordre) qui fondent la culture vivante d’aujourd’hui n’en déplaise aux cuistres se posant en chiens de garde de la Littérature. 

    Dans ce nouveau contexte culturel, où l’intelligence talentueuse et l’ingénisoté le disputent aux sempiternels stéréotypes du feuilleton bas de gamme (la nuance s’imposait déjà du temps de Balzac, Hugo ou Dumas), il me semble assez sot de rejeter a priori tout recours aux nouvelles techniques« américaines » de narration, remontant pour le roman à Dos Passos – sans parler de l’héritage du cinéma chez Alfred Döblin ou chez le Jules Romains des Hommes de bonne volonté…), alors que la littérature contemporaine brasse et rebrasse tous les modes d’expression. De ce point de vue, l’opposition d’une Littérature recevable, selon les codes académiques frileux, et de sous-produits classés best-sellers, me semble non seulement vaine mais fausse du point de vue del’évaluation critique. 

    En Suisse romande, l’apparition soudaine d’un Joël Dicker, après le succès localde Quentin Mouron, ont semé une certaine confusion jamais observée dans le milieu littéraire, mais entretenue par une certaine sottise médiatique saluant même les beaux gosses… 

    Or ce qui est intéressant chez ces deux très jeunes auteurs, tient à leur expérience existentielle effectivement américaine (Quentin a passé son enfance au Canada et Dicker a baigné lui aussi dans le monde qu’il écrit durant ses vacances d’adolescent), mais surtout à ce qu’ils en ont tiré du point de vue de leur écriture, tous deux s’étant nourri de littérature autant que de séries télévisées. Cela étant, question thématique, processus narratif et succès en librairie, L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier avait marqué peu avant une percée déjà spectaculaire. Or, la Littérature y avait-elle perdu ? Nullement. 

    Les profs de littérature du coin ont considéré Joël Dicker et Quentin Mouron avec une sorte de condescendance, parlant d’OVNI sans entrer en matière sur la thématique et le dynamisme narratif de La vérité sur l’affaire Harry Quebert pas plus que sur la frémissante braise stylistique du premier livre de Quentin Mouron (Au point d’effusion des égouts) et sur l’étonnante perméabilité émotionnelle de Notre-Dame-de-la-Merci).

    Plus récemment, les apparitions d’un Antoine Jaquier, avec Ils sont tous morts, après SwissTrash de Dunia Miralles, ont joliment « cartonné » eux aussi dans nos contrées. Mais peut-on pour autant parler de « renouveau de la littérature romande » ?

    Peut-être à certains égards, qui englobent le renouveau de la culture dans son ensemble, la mutation des mentalités à plus large échelle, sans parler des composantes relevant de la sociologie littéraire. Mais encore ?

     

    Au début du XXe siècle, vers 1914, un vrai premier renouveau fut marqué par l’apparition de novateurs stylistiques éclatants, avec Ramuz (qui écrivit trois grands livres avant 30 ans…) , Charles-Albert Cingria et Blaise Cendrars (aussi peu Romand à vrai dire que Dicker…), mais qui aurait parlé alors de « tirage » ? 

    Ensuite, le « renouveau » n’a cessé de se répéter à chaque auteur significatif, de Pierre Girard à Alice Rivaz ou de Jacques Mercanton à Catherine Colomb, publiés à Paris ou non, jusqu’à Jacques Chessex, prix Goncourt 1973 et publié à Paris ou Georges Haldas, Nicolas Bouvier et tant d’autres, renouvelant chaque fois ceci ou cela.  

      

    Tout cela pour dire quoi ? Qu’il faut faire la part, aujourd’hui, de l’amnésie des uns et de l’hystérie des autres, en considérant les œuvres pour ce qu’elles sont, 

    La vérité sur l’affaire Harry  Quebert de Joël Dicker, succès mondial, est-il un livre marquant  du point de vue littéraire ? Sûrement moins que le premier petit roman de Ramuz, Aline,  pure merveille appréciée de quelques-uns seulement. 

    Mais Dicker ne sera-t-il bon qu’à aligner des best-sellers édulcorés, comme Le livre des Baltimore, probablement voué à un nouveau succès ? Qui peut en jurer ? 

    Un bêta de nos régions affirmait naguère que l’écriture d’un best-seller se réduit à un sujet + un verbe + un complément,réduisant le public à une masse de nigauds manipulés. D’autres ont longtemps considéré un Simenon comme un pisse-copie sans aucun intérêt littéraire, au motif qu’il était l’auteur francophone le plus lu au monde. 

    Bernard de Fallois,découvreur d’un inédit de Proust, fut un des éminents critiques littéraire qui ont défendu Simenon bien avant que celui ci ne fût intronisé à La Pléiade. Mais comment lui reprocher, aujourd’hui, de défendre son poulain aux oeufs d’or, même si Joël Dicker a encore bien à faire pour arriver à la cheville du petit Marcel ou à celle du non moins immense Simenon ? 

    Allons allons: bon vent Joël Dicker. J’ose croire, pour ma part, que tu (vous avez l’âge de nos enfants, donc je te dis tu) peux mieux faire que Le Livre des Baltimore… 

     

    Joël Dicker, Le Livre des Baltimore. Bernard deFallois, 476p.

    FrédéricBeigbeder, Un scénariode roman. Le Figaro-Magazine, 3 octobre 2015.

  • Un poème apocalyptique

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    À propos du dernier chef-d'oeuvre d'Alexandre Sokourov. À voir 7 fois sur DVD !


    Il est rare, et même rarissime aujourd'hui, qu'une oeuvre d'art développe une quête de sens rigoureuse au moyen d'une forme conjuguant les images et les mots, une vision de poète comme prolongée par les échos sonores du monde extérieur et d'une conscience en train de se parler, la réinterprétation profonde d'une destinée mythique et la rencontre du démoniaque et du sublime - or tel est le miracle, telle est la merveille du Faust d'Alexandre Sokourov, assurément le plus abouti, dans son expression formelle (à la hauteur de La Mère et de Père et fils, mais encore plus poussé dans sa composition "picturale" et son travail, inouï, sur la bande son) et le plus profond dans son approche de la figure prométhéenne du savant préfigurant, dans les derniers plans, la quête de puissance de l'homme contemporain. Le film conclut d'ailleurs une tétralogie modulant de multiples aspect de la volonté de puissance, dont Staline, Hitler (dans le saisissant Moloch) et l'empereur japonais Hiro Hito constituent les figures historiques. En l'occurrence, la fable ancienne du Dr Faustus, reprise par Goethe, est assez fidèlement (sauf pour l'épilogue) revisitée par Sokourov, qui combine plus précisément le premier et le deuxième Faust du poète allemand

    Faust08.jpgS'il a décroché le Lion d'or de la 68e Mostra de Venise, en 2011, cet indéniable chef-d'oeuvre a été projeté en catimini en nos contrées, conformément à la logique marchande et décervelante de l'Usine mondiale à ne plus rêver - alors que Faust est lui-même un prodigieux rêve éveillé sans que l'intelligence du sujet ne soit jamais diluée par son expression. Comme souvent aujourd'hui, c'est par le truchement de la version en DVD qu'il nous est donné de pallier les lacunes de la distribution, et l'on appréciera particulièrement, dans les suppléments de cette édition, les explications de deux germanistes français de premier plan: l'historien Jean Lacoste et le philosophe Jacques Le Rider .

    Faust09.jpgEn outre, le DVD permet à chacun de voir le film au moins sept fois, 1) Pour la story découverte en toute innocente simplicité; 2) Pour l'image (le formidable travail de Bruno Delbonnel) qui contribue pour beaucoup au climat du film entre réalisme poétique et magie symboliste; 3) Pour la bande sonore, reproduisant le marmonnement intérieur continu de Faust et constituant un véritable "film dans le film" où voix et musiques ne cessent de se chevaucher; 4) Pour la conception des personnages, avec un usurier méphistophélique extrêmement élaboré dans tous ses aspects, et une Margarete angéliquement présente et fondue en évanescence (rien au final de l'"éternel féminin" qui sauve), sans oublier Faust lui-même en Wanderer nietzschéen; 5) Pour la thématique (les langueurs mélancoliques de la connaissance tournant à vide, le désir et nos fins limitées, le sens de notre présence sur terre, l'action possible, etc.) 6) Pour le rapprochement éventuel de cet itinéraire initiatique avec des parcours semblables - on pense évidemment à Dante visitant l'Enfer avec Virgile, et pour l'interprétation détaillée de la pièce de Goethe ; 7) Pour la story revue dans toute sa complexité de poème cinématographique, où tout fait sens...

    Faust01.jpg1) LA STORY. PAS LOIN DE GOETHE - C'est du haut du plus pur azur qu'on tombe d'abord en chute planante: d'un ciel à nuées où se trouve suspendu un miroir magique dont se détache une espèce de ruban-oiseau qui plonge sur un paysage de hautes montagnes rappelant les décors romantiques à la Caspar David Friedrich, jusqu'à un bourg entourée de murailles, tout là-bas. Et voici que, soudain, en gros plan obscène, apparaît un vilain boudin sexuel masculin au-dessus duquel, dans un ventre éviscéré, deux hommes sont en train de détailler les organes. On distingue aussitôt un coeur dans la main de celui qui est nommé Docteur Faust par son assistant, du nom de Wagner, naïvement inquiet de savoir si l'âme du cadavre est dans ce coeur, dans la tête du cadavre ou dans ses pieds. Du même coup nous entrons dans la pensée de Faust par le truchement de son marmonnement, qui nous apprend qu'il a faim, qu'il en a marre, qu'il a le sentiment d'avoir fait les plus savantes études de physiologie et de théologie et de philosophie pour rien. Et de transporter alors sa famine mélancolique dans le cabinet voisin de son père chirurgien-mécanicien en train de torturer un malheureux sur un chevalet, reprochant à son fils de se poser trop de questions et de ne pas travailler assez. Mais Faust, n'en pouvant plus des scies paternelles (un plan très singulier rappelle dans la foulée le rapport père-fils du film Père et fils) se pointe chez un usurier auquel il propose une certaine bague très précieuse, que le type - à gueule immédiatement inquiétante de diable (!) maigre - refuse de monnayer, poussant donc Faust à regagner son logis. Or c'est là que, peu après, le personnage sapé en gentleman le rejoint pour lui rendre la bague oubliée, siffler au passage une fiole de ciguë préparée par Wagner pour un usage qu'on devine réservé à Faust, et saisir le scientifique docteur de stupéfaction en survivant contre toute attente. Des traits humoristiques vont ponctuer, dès ce moment là, les menées de Méphisto que la ciguë ne tue pas mais fait venter affreusement et chier à grand fracas - ce qu'il fera loin des regards, dans l'église voisine. Ensuite, c'est dans une sorte de grande piscine-buanderie pleine de femmes mouillées et plus ou moins nues que le tentateur entraîne Faust, qui va remarquer l'adorable Margarete tandis que Méphisto, en butte aux moquerie de ces dames, baigne son corps immonde à torse informe et très gros derrière d'âne sans fesses, queue de cochon, et "rien devant". Dans la rue retrouvée par les deux compères, on voit au passage le père de Faust, en train de se débarrasser d'un mort, se déchaîner soudain contre l'usurier qu'il a visiblement "reconnu", mais Faust n'a plus désormais que la douce figure de Margarete en tête, qu'il fera tout pour retrouver avec l'aide de son démoniaque associé. Cela ne se fera pas avant que, dans une trépidante taverne remplie d'étudiants, une querelle provoquée par Méphisto, n'aboutisse au meurtre involontaire de Valentin, le frère de Margaret, par un Faust évidemment manipulé. Le désir fou de passer n'était-ce qu'une nuit avec l'angélique jeune fille le conduira plus tard à signer le pacte qu'on sait de son sang, bref tout ça suit d'assez près le canevas du drame goethéen et de l'opéra, plus connu du public français, de Gounod, mais c'est sur la fin, après la nuit d'amour peuplée de démons, la fuite à travers une faille dantesque en compagnie d'un Méphisto en armure, et l'anéantissement physique du Diable (après la mort de Dieu, on ne va pas faire de jaloux) par Faust à coups de pierres, que le héros, de plus en plus prométhéen de dégaine, genre moine nietzschéen à chevelure romantique, se retrouve sur le finis terrae d'un volcan bientôt transformé en glacier - et c'est parti pour Dieu sait où, à l'enseigne d'une volonté de puissance soudain déchaînée contre laquelle l'écho de la voix de Margarete ne peut visiblement rien...


    2. UN POEME VISUEL. SOKOUROV PEINTRE.
    La première surprise du Faust de Sokourov, visuellement parlant, tient à son format: comme d'un écran de télévision rectangulaire, aux angles arrondis, intégré dans un fond noir. Il y a là comme la mise en abyme d'une lanterne magique. L'effet est immédiatement saisissant quand le regard plonge du ciel vers le décor peint des montagnes et du bourg où va se passer l'histoire, évoquant Brigadoon. Dès qu'on pénètre, ensuite dans le cabinet de dissection du physiologiste, l'hyperréalisme onirique kitsch vire au réalisme clair-obscur des maîtres flamands où les bruns marrons et les verts morbides donnent le ton. On a parlé de Jérôme Bosch à propos de l'esthétique du film, mais ses composantes fantastiques (notamment le corps de Méphisto et les démons de la scène d'amour) ou symboliques (une cigogne dans la rue, un lapin dans église) me semblent plutôt obéir à une logique onirique autonome, dont les multiples références (aux visages de Rembrandt ou aux écorchés de Goya) sont toujours intégrées, par delà la "citation" appuyée. Par ailleurs, les cadrages et l'image de Bruno Delbonnel (chef op d'Amélie Poulain, soit dit en passant) s'inscrivent parfaitement dans le langage de Sokourov, avec un côté vieux "livre d'images" convenant à merveille au sujet. Enfin, et c'est l'essentiel du point de vue du traitement des images en vue de leur effet sur la tonalité psychologique, symbolique ou métaphysique des séquences , le travail sur les couleurs (inspiré par les théories de Goethe) émerveille, comme souvent chez Sokourov, par sa façon de rendre naturel le plus extrême artifice. Comme un Kaurismäki, ou comme un Pedro Costa, mais dans son registre poétique propre imprégnant tous ses films de la même douceur mélancolique, Sokourov est un peintre de cinéma autant qu'il est musicien et poète de cinéma. Le choc visuel de certaines séquences, comme la reptation des protagonistes dans le "terrier" du Diable, ou l'irradiation soudaine du visage de Margarete, confinant à une apparition mystique, modulent tous les registres de la narration, entre le démoniaque (jamais gore pour autant et le sublime (évitant la suavité sulpicienne). Enfin il faudrait parler longuement du regard posé par Sokourov sur la nature, qui ressortit ici au romantisme allemand autant qu'à l'effusion russe.

    Faust02.jpg 3. UN POEME MUSICAL. A spiritual voice.
    Tous les films d'Alexandre Sokourov ont cela de particulier que leur bande sonore déploie comme une espèce de film dans le film, parcouru par une espèce de voix murmurante dont le meilleur exemple est peut-être Spiritual voices où la voix de Sokourov évoque (notamment) la vie de Mozart sur fond de paysages imperceptiblement mouvants. Dans Faust, le marmonnement du protagoniste se module dès la première scène de la dissection où Wagner le harcèle à propos de la localisation de l'âme humaine dans le corps, et va se poursuivre sans discontinuer en multipliant les citations directes du texte de Goethe. Or son murmure se combine, naturellement, avec les voix de tous les protagonistes, à commencer par les sarcasmes et les pointes, les piques, les vannes et autres méchancetés de Méphisto oscillant entre séduction et bouffonnerie, cajoleries et menaces. À part ce concert de voix, on remarquera aussi la fonction "spatiale" de la bande sonore, qui ne cesse d'élargir le champ et sculpte pour ainsi dire l'espace de la représentation, faisant éclater et interférer le mental des personnages et leur entourage. En parfaite fusion avec l'image, le "bruit du film" contribue pour beaucoup, enfi, à la magie de l'oeuvre, sans diluer son intelligibilité

    Faust14.gif4. DRAMATIS PERSONAE. Les protagonistes et leurs interprètes.
    Les adaptations de textes littéraires au cinéma sont souvent décevantes, par édulcoration, notamment dans le traitement des personnages. Rien de cela dans le Faust de Sokourov, dont le protagoniste est à la fois crédible et dessiné comme en ronde-bosse, tout en découlant d'une interprétation très personnelle. Le Faust de Sokourov (campé à merveille par Johannes Zeiler à la dégaine d'intello romantique inquiet et volontaire, genre Streber goethéen) apparaît immédiatement comme un type physiquement affamé et métaphysiquement insatisfait, comme tiré en avant par on ne sait quelle force. Savant renommé, il a le sentiment que toutes ses études n'ont servi à rien. Il y a chez lui du nihiliste tenté par le suicide et du conquérant en quête d'il ne sait trop quoi. D'entrée de jeu, il est prêt à mettre en gage une bague magique à pierre philosophale, auprès d'un usurier qui le bluffe en lui faisant comprendre que la sagesse ne fait plus recette alors que lui-même "veut tout". Quand il voit, peu après, le même personnage survivre à la ciguë, c'est parti pour la sainte alliance à l'envers (et à tâtons avant la signature du pacte), qui le mènera dans le lit de Margarete et bien plus loin: au bord du monde dont on sent qu'il s'impatiente de le conquérir.

    Caspar02.jpgJe ne sais si Sokourov est ferré en théologie, mais son Méphisto est un avatar satanique fascinant (dans lequel se coule sinueusement un Anton Adajinsky à figure et corps de spectre expressionniste), à la fois suave et insidieux comme une vieille maîtresse, entreprenant et mesquin (on se rappelle le démon "de petite envergure" de Fédor Sologoub), visqueux et vicieux. Plus on essaie de s'en débarrasser plus vite il revient comme l'éclair, entremetteur et semeur de trouble. On sait que le "diabolo" est le grand disperseur par vocation et le vampire des âmes; il a ici quelque chose de gogolien et de judéo-allemand aussi bien question cinéma, du côté de Murnau; et l'allusion se prolonge avec la création, par Wagner l'acolyte, de l'homoncule dans son bocal. Enfin, la jeune Margarete (Isolda Dychauk) est vue, par Sokourov, comme une créature infiniment douce, soumise à sa mère acariâtre et à la sainte religion, mais néanmoins sensible à l'amour et répondant aux avances du prestigieux docteur Faust. Dans une séquence bonnement irradiante, où son visage semble appeler et réfracter une lumière pour ainsi dire divine, mais à vrai dire plus proche des extases du New Age que de l'iconographie chrétienne, Sokourov joue merveilleusement de ce qu'on peut dire le fantasme pur de la beauté féminine, comme tant de peintres se sont employé à représenter la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante. Un commentateur des Inrocks y a vu une icône orthodoxe. On ne saurait en être plus loin! On est bien plutôt ici dans l'idéalisation romantique plus ou moins wagnérienne, et d'ailleurs le corps de Margaret ne sera guère plus incarné lors de la nuit fameuse, réduit à d'évanescentes chairs et à un triangle de mousse blonde.
    Enfin: pas une mégastar là-dedans, mais des comédiens de haute volée et merveilleusement dirigés (dont Hanna Schygulla) distribués dans ce qu'on peut bien dire un casting de rêve, en détournant le cliché de l'expression purement commerciale et pour mieux souligner la fusion parfaite des interprètes et de leurs personnages.

    Faust022.jpg5. UNE QUÊTE DE SENS. Thèmes et variations.
    À un siècle de distance, le Faust de Sokourov n'a plus rien du vieux savant à dégaine expressionniste de Murnau qui vend son âme à Méphisto pour recouvrer sa jolie tournure de jeune homme: c'est un pur romantique travaillé par le désenchantement et la mélancolie, et qui cherche autre chose, ou plus précisément: un sens à sa vie. Il y a chez lui du Werther scientifique qui enrage, auprès de son père pragmatique et terre à terre, de constater la vanité de son savoir supérieur, alors qu'il crève la dalle et que la société environnante se débat entre imbécillité dévote et peste homicide, misère et famine. Lorsqu'il voit Méphisto, déguisé en usurier, lui rire au nez alors qu'il lui propose en gage une bague à chaton en pure "pierre philosophale", et lorsqu'il entend le ricanant (Thomas Mann reprendra ce ricanement comme un trait dominant de son démon à lui, dans le Docteur Faustus) lui dire que ce genre d'objet ne fait plus recette et que lui ne s'intéresse qu'à "tour prendre", on comprend que le Streber goethéen (celui qui aspire à...) a trouvé son double négatif puisque lui aussi rêve de "tout prendre", à savoir: de changer la vie, de concevoir un homme nouveau et tutti quanti, musique pré-nietzschéenne en somme. Dans son parcours, ce Faust déjà moderne, préfiguration des anti-héros de l'absurde, n'est même plus tenté par l'éternelle jeunesse, mais se contente d'une nuit avec l'angélique Margarethe, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'aura rien de bien voluptueux. C'est en effet ailleurs, au bout du monde, dans un désert de glace et de feu à la Caspar David Friedrich que notre surhomme en puissance est entraîné par Méphisto et, plus encore, par une force démentielle qui le retourne contre son guide (la lapidation du Diable vaut son pesant d'humour) pour arriver à ses improbables fins. On l'imagine finalement dans la posture du fameux personnage de Friedrich, précisément, mais plus que contemplatif: conquérant. Fort heureusement cependant, le film ne propose aucune conclusion ni thèse quelconque - nous sommes ici dans l'ordre de la poésie et non de la démonstration -, se contentant d'indiquer la flèche d'une énergie prométhéenne en quête d'une action concrète.


    Faust01.jpg6. UN POEME METAPHYSIQUE. Nous serons comme des dieux.

    On a dit Alexandre Sokourov le "disciple" d'Andréi Tarkovski, alors que les univers de ces deux grands cinéastes russes n'ont que peu de points communs, tant pour le contenu de leurs films que pour leur langage, leur rapport au symbolisme ou leurs façons respectives d'aborder quelques grands thèmes récurrents-il ne serai que de comparer Solaris et Faust... Pour la mise en espace de son Faust, ou plus précisément pour les "dédales" architecturaux ou souterrains que ses personnages empruntent, le rapprochement avec Murnau serait plus judicieux, mais il me semble que c'est plutôt du côté de la littérature qu'on trouvera des sources ou des échos à ce film. Les deux Faust de Goethe sont évidemment la composante littéraire la plus manifeste du "texte" du film, mais la référence à Dante me paraît également pertinente, à cela près que la Béatrice de ce Faust n'obéit qu'à un Dieu clérical conventionnel, avant que la voix de l'"éternel féminin" se perde finalement dans les nuées...

    Caspar01.jpg7. LE POUVOIR EN QUESTION. Prélude à la tétralogie.
    La méditation catastrophiste sur l'aspect apocalyptique des temps actuels, perçus dans la double acception de l'Apocalypse - signe de fin du monde et de refondement -, court à travers les quatre films de Sokourov, dont le dernier occupe à vrai dire la place d'un prélude. Une fois encore, cependant, le réalisateur ne développe pas un discours à caractère philosophique ou théologisant, mais déploie une sorte de poème méditatif à la fois onirique et très incarné. Le film s'ouvre sur un plan doublement obscène de sexe blessé et de tripes dégoulinantes, où la question de l'âme humaine est immédiatement posée par le factotum de Faust, ce Wagner servile et niais qui créera tout de même, en lieu et place de son maître, l'homoncule en bocal. Or, quand celui-ci se fracasse sur un geste intempestif de Margarethe, évidemment effrayée par le monstre à tête de têtard, Faust court déjà bien loin de là vers son destin- mais l'apprenti sorcier n'aura pas dit son dernier mot aux aurores de l'Avenir Radieux et de ses lendemains qui chantent...

  • Les petites résurrections


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    En lisant La pipe qui prie et fume de Maurice Chappaz


    Pour Michène Chappaz


    Le petit jour serait revenu « par la fente des volets et la porte demi ouverte », et avec lui l’écriture. L’écriture, éteinte quelque temps « comme on souffle une bougie », se serait rallumée et aurait éclairé les parois de la maison de bois, là-haut sur la montagne, sur cette « île défoncée », délivrée dans les vernes, une « escale de chats sauvages », au lieudit Les Vernys, en été 2004, le 19 août à l’aube, lieu désiré de silence et de retrait, mais en revenant l’écriture en son Fiat Lux aurait accusé un léger tremblement d’âge : « La vieillesse signifie éboulement dans la mémoire et durcissement des services. Les os se cassent, les sentiments pourrissent. Oui, nos défauts s’accusent, tonifiés par nos qualités mêmes. Exister nous tue » ; et revenant à ce qui pourrait être le dernier jour, en cette aube qui sent le soir, l’écriture revient à son premier souffle, au temps d’Un Homme qui vivait couché sur un banc où la fumée signifiait déjà la combustion première de la poésie : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Et cela encore qui s’impose pour fumer et prier tranquillement : « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire »…
    Or tant d’années et de paquets de tabac après, autant dire la fumée d’un petit train et les étapes d’une septantaine de gares, la mémoire défaille un peu dans ses éboulis et les os avertissent: « Se glacent les pieds infatigables, tout ce qui tremble, tout ce qui ressemble à une goutte de sang, comme le veut l’Eternel, se fige ». Et dans la maison de bois, un autre soir, sept jours plus tard : « Je m’immobilise devant la nuit : elle entre, le chalet disparaît. On n’existe plus mais on devient l’infini qui se personnalise en vous. Ma pipe peut-être me filme ». Et le film écrira ce lieu, cette maison du silence et du temps suspendu, comme partout quand on fait attention, ce lieu de parole fumée et de présence, le chalet et autour du chalet les terrains et les bornes, le temps passé dans les bornes et au-delà, Spitzberg et Tibet, Corinna et famille, en cercle élargis ou resserrés, spiralés du petit au grand récit et retour, mers et nuages en tourbillons, aux Vernys et partout, ici et quelque temps encore à fleur d’écriture mais dans les bornes se rapprochant d’un corps : «Je devine en moi la grande usure. La vie est noire et belle et une louange la plus grande attend en nous. L’Eternel est aux aguets ».

    Chappaz.jpgLes questions reviennent
    Le poète continue à fumer malgré les interdictions. En attendant les prochaines : interdiction de respirer, interdiction de rêver, interdiction de se poser des questions. Même pas ces trois-là : « Qui sommes-nous ? – D’où venons-nous ? – Où allons-nous ? ». Même pas ça : surtout pas ça !
    Cependant l’écriture est revenue comme l’herbe au printemps ou les enfants, sans crier gare, et le train des jours y va de sa petite fumée, réjouissant les enfants et les Chinois. « Il a cessé de fumer », disent ceux-ci vers l’âme de celui qui vient de « casser sa pipe », comme disait le peuple de nos enfances. Mais l’image est à reprendre au début de l’écriture, quand on s’est déclaré poète et fumant évidemment, comme Rimbaud sa terrible pipe d’illuminé voyant. Première pipe de tête de bois ou de maïs à trois sous, d’écume ou culottée par les siècles de nuits de bohème douce : première fournaise dans les romantiques cafés d’hiver estudiantins, premiers foyers des amis, première fumée des questions éternelles : d’où venons-nous nom de Dieu, et qui sommes-nous, pour aller où ?
    L’enfant, déjà, petit, peut-être devant l’oiseau mort, s’est demandé : « Est-ce qu’il y a quelque chose après ? » Et rien ensuite n’épuisera la question tant que durera, mêlée, la louange infinie de ce qu’il y a ici et maintenant, qui ne saurait non plus s’épuiser dans la beauté des choses et de tout ce qui est donné : «Nous sommes nous-mêmes à la fois une tige d’herbe ou une goutte d’eau et puis une apparition du divin, sinon nous n’existerions pas ». Et voici qu’une pipe devient une caméra, décidément on aura tout, et le délire continue, de ce Rimbaud dont on dirait du Chappaz : « En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a la sainte, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant ».
    Je relis la phrase en pensant à Jean-Sébastien Bach : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et je me demande comment rester « capable du ciel » au milieu de « nos horreurs économiques ».

    Du sauvage imprimatur
    Que nous sachions, les animaux ne fument pas, ni ne prient, étant eux-mêmes toute consumation et toute présence, avant la dérogation de l’écriture qui est à la fois fumée et prière.
    Encore heureux : notre corps nous ramène aux animaux, qui nous ramènent à la Genèse et à l’ « immense paysannerie» qui est de partout et non seulement de la région régionale.
    Le sauvage est un style, immédiatement identifiable et d’abord à cela qu’il s’écarte et se sauve de nous. Mais le sauvage est en passe de se dénaturer. Son indépendance inquiète et contrarie. « On nous relance des nouvelles policières : SURPOPULATION DES RENARDS – MEFAITS DES FOUINES – HALTE AUX CHATS ERRANTS ! » Et voici le loup revenu des pays sauvages et décimant troupeaux et poulaillers tandis que, jusqu’en ville, le renard fait les poubelles.
    « Cela ne signifie pas une revanche mais une panique chez les bêtes, plaide le poète. Elles ont quitté prés et bois pour fouiller les banlieues ». Bientôt le renard donnera la patte et se fera photographier avec un Adam cravaté, et quelque chose sera perdu. Quoi ? Une beauté sera perdue.
    Beauté du sauvage, mais plus profonde que seulement esthétique : « Elle me saisit tellement quand je surprends les bêtes sauvages –biches, cerfs, chamois ici même, qui traversent avec un tel incognito les pentes, s’effacent toujours. Elles ont un abîme dans les yeux dès qu’elles nous aperçoivent et se sauvent.
    « Se sauvent, oui. Qu’est-ce qu’elles emportent ? Un autre monde et la beauté introuvable dont elles nous ont laissé l’impression par cette allure où s’est profilée la peur… Et une si inviolable différence. »
    Les oiseaux à tout moment, les plus proches et les plus différents : « Si ironiques, si joyeux, si aveugles, ce qu’inventent les oiseaux ». Ou ces envols de martinets « qui ne peuvent vivre qu’en vol à cause de leurs longues ailes si étroites. Ils n’arrivent pas à repartir s’ils se posent sur le sol car leurs courtes pattes aux longues griffes ne leur autorisent que des parois verticales ou le tronc des arbres ».
    Si différent, le martinet, que la cage le tuerait. Mais les autres bêtes sauvages aussi, « dès qu’elles s’apprivoisent, c’est fini. Il leur manque le grand frisson du paradis antérieur. Où on ne mourait pas car on ne savait pas qu’on mourrait. Nous, c’est cette connaissance que nous leur apportons. On a perdu le miracle de vivre, d’être toujours dans l’éternel. Et ainsi la beauté, comme l’amour, est liée à la mort. Et tout est lié à la mort nous masquant quelque chose qui a eu lieu avant elle. »
    Puis revenant à la revenante écriture : « Ecrire, c’est retrouver l’imprimatur des bêtes sauvages ».
    Et la méditation de ce 22 août aux Vernys, juste voilée d’un soupçon de mélancolie, de s’achever sur ces mots : « Il faudrait pratiquer la morale ou la vertu d’instinct, comme les éperviers ou les lièvres. Les lièvres qui se promènent, l’épervier qui fauche le lièvre.
    « Je rumine ça comme une bête avec ma pipe qui prie et fume.
    « Où vais-je après cette vie ?
    « Le ciel est voilé avec une seule étoile telle un noyau et tout autour le fruit noir des forêts ».

    Chappaz2.jpgLes vérités mesurées
    Une autre quête de vérité l’occupe ces jours, ladite vérité fixant en vieux langage juridique la mesure du bien. L’occurrence terrestre de ces beaux grands mots de bien et de vérité découle d’un catholicisme romain qui ne fléchira jamais, solide sur ses bases et pourtant ouvert aux grands vents d’ailleurs, comme les stupas tibétains des hauts cols d’Himalaya.
    Les vérités, repérées sur le terrain et inscrites au cadastre, distinguent « ma » terre de la tienne. C’est du précis fait avec de l’aléatoire, c’est une apparence de contrat palliant tous les désordres, on se rappelle la brouille de deux Ivan et les tricheurs qui s’en venaient nuitamment déplacer les bornes, les palabres et les rognes séparant maisons et villages, un côté de la vallée et l’autre, ceux d’en bas et ceux d’en haut. Du bas Maurice est monté vers le soleil des hauts, il y avait là des mayens tombés en ruine, tout a été rêvé et conçu pour la femme et la progéniture, et maintenant qu’on approche de la nonantième gare on reste soucieux de son bien, ainsi passera-t-on bien un mois et plus à mesurer cette terre qui « zigzague entre six ou sept mayens voisins, se suspend à leurs toits, s’accroche à des filets d’eau ».
    À l’époque malade d’inattention et d’à peu près le poète répond par le mot à la fois précis et juste, qui dit le vrai et le chante aussi bien : « Angles, encoches, marteaux d’une vaste pente d’herbes devenues sauvages, ici ou là parsemées d’armoises et où on dégringole d’un piédestal d’aubépines roses qui semblent blanches vers des mélèzes et des sapins toujours « à moi ».
    L’inventaire pourrait sembler dérisoire à un citadin sans mémoire ou sans « bien », mais le royaume du poète est aussi de ce monde, au milieu des siens, dans cette religion du verbe qui est aussi de la terre.
    « Il faut prendre des précautions avec « le bien ».
    « Je le savais. Seuls les paysans ont une religion et une patrie. J’ai moi-même fait deux fois avec mon oncle le tour de ses lopins, l’ultime fois, deux mois avant de mourir. Corberaye, les Rosay, les Zardy, Planchamp, Profrais, le Diabley, les Maladaires, des champs, des prés, des « botzas » inatteignables, indiqués, détaillés du doigt. La litanie ne s’épuise pas. Il avait été à la messe, le matin, avec moi, lui me confiant avant d’entrer dans l’église, regardant le cimetière : il n’y a qu’une bonne mort, la mort subite ».
    Et le poète de constater : « Le bonheur d’exister a une de ces saveurs », avant de s’interroger un peu plus loin : « Qu’est-ce que la possession de la vie ? »
    On imagine l’ami, Gustave Roud, souriant à celui qui oserait dire « mon arbre » ou « mon herbe », mais il faut entendre ce possessif dans l’ensemble humain de cette « immense paysannerie » de montagne marquée par le pays autant qu’elle l’a marqué.
    « Ces terrains et leurs limites s’entremêlent avec les limites de ma vie, soit celles inscrites par les années et qui précèdent le vide dont les brumes m’envahissent déjà : on tombe littéralement en enfance, même sans sénilité ».
    Avec l’écriture revenue revient le souvenir de l’arrivée en ce lieu avec Corinna, où ils auront toujours été si heureux, et le trait d’ombre revient avec, « le bonheur passe comme un coup de faux », le souvenir de Corinna jeune soudain précipitée vers l’abîme et retenue in extremis par quelque invisible main, ou ce cri tout à la fin, en 1979, du dernier instant de Corinna faisant écho petit au cri du Christ sur la croix, tout est mêlé, on est marqué par cette invraisemblable « affaire » de Messie : « Il a découvert Dieu en nous. Et il nous a emmenés avec lui sans discussion », il faut naître et renaître tous ces jours que Dieu fait : « Nous passerons comme un coup de vent dans l’éternité, avec une âme toute fraîche et un corps recommencé ».
    La question de la foi est elle aussi cernée d’ombre et à tout instant elle meurt et renaît. Le poète se retire doucement aux Vernys. Il arpente son royaume comme le Père au premier jardin. Il prend ces notes en été 2003 et 2004, puis il les réécrira en été 2007 et 2008. « Et on a ou on n’a pas la foi. Elle se relie à l’enfance, à ce qu’on a reçu alors sans le savoir. Quelque chose qu’on a encaissé comme un coup de pied de vent ».
    On a ou on n’a pas la foi mais rien n’est assuré de toute façon, pas plus que sur un vaisseau pris dans les glaces, comme on verra dans les notes suivantes.
    « On est tout à la fois croyant et incroyant. Le choix se fait sans cesse et presque à notre insu, dans le dédale de l’âge où je trébuche,. L’espoir même que j’ai et les miettes de la beauté du monde qui s’éparpillent en moi… des nuages dans le ciel aux arbres sur la terre qui attendent le cri du corbeau, tout me fait sentir mon rapprochement avec les bêtes. Il me semble arriver au bout d’un corridor.»
    Et me reviennent, au bout du long corridor fleurant les siècles, dans la cuisine du Châble, un soir d’hiver de janvier 2007, ces mots du poète un peu bronchiteux, engoncé dans une espèce de vieux manteau de cheminot : «Je crois qu’on ne peut évoquer le paradis qu’en relation avec ce qui est visible ici bas, fugacement, par intermittence. Cela peut n’être qu’un visage dans une gare, un brin d’herbe frémissant, l’inattendu d’un nuage ou une goutte de pluie qui tombe dans une sorte de transparence obscure, et vous entendez aussi le bruit infime que cette goutte de pluie fait en touchant terre. Je dirais ainsi que l’image du paradis, telle que je me le représente, serait comme une surprise à l’envers… Le paradis est aussi exigeant que l’enfer ! Cendre et alléluia… Tout à coup l’innocence ! »

    Widoff25.JPGLes petites résurrections
    La foi ne serait rien pour la poésie, au demeurant, sans cette attention incarnée que manifeste le travail d’écrire. « Le péché capital, écrit ainsi le poète, le seul péché est le manque d’attention. Le temps présent se précipite telle une chute d’eau. Hâte-toi de puiser ! C’est-à-dire : sois attentif ». Or, l’attention ne se borne pas, cela va sans dire, à la consommation passive. Il n’y aura création ou recréation, il n’y aura transmutation, nouvelle forme, petite résurrection que par ce processus de consumation qui fait de chaque heure une Riche Heure possible et toute l’œuvre, alors, du poème au récit, des premiers mots d’Un homme qui vivait couché sur un banc ou de la première page de Testament du Haut–Rhône, aux dernières de La Pipe qui prie et fume, des lettres aux journaux, sous toutes les formes enfin, se déploie comme un Livre d’Heures qu’enlumine, sous l’effet d’une espèce de sainte attention, le même verbe du même homme mêmement habité à vingt et nonante ans.
    On reprend ainsi Testament du Haut-Rhône au tout début : « Je loge à quelques lieues seulement de la forêt, au bord d’une prairie où les eaux s’évadent. Par les fenêtres ouvertes de ma demeure de bois (qui me porte et toute une famille d’enfants déguenillés, en train maintenant de dormir) on entend les clochettes d’un troupeau de chèvres qui se déplace sur les pentes ainsi qu’une eau courante ou un nuage de feuilles sèches ».
    Le livre s’est ouvert sur le petit jour, il se refermera au bord de la nuit, la nature continuant de murmurer et bien après nous : « Les oiseaux, les feuilles en train de chuchoter, forêt ou rivière, les eaux et les ciels s’envolent sur la page blanche qui noircit. Quelle cuisine de nomade ! La création glapit, fume. Et puis ce dilemme : ou une goutte de sainteté, ou la passion démoniaque ».
    Car le temps vient, avec cette « possession », cette aveugle fuite en avant, ce collectif emballement que le poète a toujours combattu, sa guerre dès le début, et pas tant une guerre au progrès qu’au saccage et au gâchis -, le temps vient d’une apocalypse, cette « dérive collective, au dernier instant de l’examen de conscience avant le naufrage », mais non tant obscure fin des fins que temps de révélations.
    « Message à toute la société des hommes dont la réussite est un abîme », relance alors le vieux fol insulté naguère par les chantres agités de ladite réussite, qui se demande à présent si ce vingt et unième siècle héritier de tout ce qu’il déteste n’est pas « acculé à un grand acte mystique ? »
    Est-ce qu’on sait ? On peut se rappeler le philosophe russe Léon Chestov interrogeant le paradoxe d’Eschyle : et si ce que nous appelons la mort était la vraie vie, et ce que nous appelons la vie une sorte de mort ?
    Ce que nous avons sous les yeux, ce que le poète voyant s’ingénie à nous faire sauter aux yeux ne procèderait-il pas de la même sainte attention qui anime le mystique ?
    En septembre 2004, le poète se risque à répondre au bord de la nuit: « Le mystique substitue à la racine l’invisible au visible, nous deviendrons cet inconnu que seul le Créateur connaît. Son œil remplace le nôtre. Le rien, en tout, devient saveur et joie en nous. Il faut accepter un absolu où l’on meurt. Je ne puis y songer qu’en disant le fameux Merci à l’instant qui me sera donné ».
    Est-ce à dire, en langage du vingt et unième siècle, que le poète « se la joue » gourou ?
    Je ne le crois pas. Je le crois plus humble et plus juste, mieux à sa place dans la « contemplation active » dont parlait Marcel Raymond, ni mystique ni moine non plus mais à sa façon éminent spirituel défiant la raison et squatter de couvent invisible, dans un temps « si difficilement plus facile » à habiter que celui des battants de la réussite : « Dans ces cellules comme des tombes où l’existence, respiration après respiration, se tisse, se décante. Où l’on vogue sur le flux et le reflux des prières, des hymnes chantées d’heure en heure : on s’insuffle déjà sa future vie, on tente se résurrection ».
    Remarquable formule : « On tente sa résurrection ».
    Et d’ajouter : « Maintenant ».
    Rappelant du même coup la réponse que faisait Ella Maillart, l’amie de Chandolin, quand on lui demandait l’heure : « Il est maintenant ».

    Par delà la nuit cruelle
    Et la ville là-dedans ? Et les villes ? Et les multitudes humaines ? Et le journal de l’effrayante espèce qui s’est tant massacrée dès l’an 17 de ce siècle là où le poète vint au monde ?
    Comme un rappel de ce « journal » que Maurice Chappaz n’oublie pas, ni ses semblables en transit sur notre planète perdue dans l’Univers, s’enchâssent alors quelques pages d’un autre journal, de la main d’un commandant de marine du nom de de Long, notant jour après jour le calvaire d’une poignée d’hommes échappés au naufrage, fin 1881, du vaisseau La Jeannette broyé par les glaces dans l’immense delta de la Lena, émouvant accompagnement du voyageur Chappaz au long de la nuit cruelle endurée jour après jour par l’équipage crevant de faim et de froid trente jours durant, « pauvres moineaux humains » dont les âmes « se perdent dans la surprenante beauté du monde ».
    E la nave va. La vie continue dans l’alternance du poids du monde et du chant du monde. « On meurt, on va être rapatrié en Dieu. Outre-tombe, j’habiterai tout ce que j’ai été : ce nuage, cette source, ces rues, ces prés, cette maison… »

    Chappaz12.JPGEt Michène fera
    quelque chose de chaud…
    « Partir à la recherche du paradis terrestre, voilà ce que j’ai tenté toute ma vie, sans savoir et sans comprendre », note Maurice Chappaz en été 2004. Mais dès le tournant du Testament s’était marqué le désenchantement : « Nous portons en nous l’agonie de la nature et notre propre exode ».
    Le monde « paysan-paysan », tout semblable à celui des Géorgiques, dont le nonagénaire révise la traduction en 2008, représentait une totalité « jusqu’aux astres » que le poète a vu se défaire et se corrompre.
    « Cependant », me disait-il ce soir de janvier 2007, dans la cuisine de L’Abbaye, et c’était à propos de Gustave Roud, mais cela vaut autant pour lui, « au moment où un pays disparaît et meurt, il y a une parole qui émerge ».
    Celle de Maurice Chappaz, loin d’un renfrognement de refus et de repli, relance à tout moment de nouvelles pousses. «Malgré tout je crois à la vie », me disait-il encore ce soir-là. Je suis né dans un mouvement. Je suis resté fidèle à mon origine, tout en m0adaptant au monde en émergence. Je lis ainsi les journaux, pour me tenir au courant du changement de civilisation et même de l’abîme. Nous devenons comme des chats sauvages apprivoisés par la mort ».
    Enfin voici, dans La pipe qui fume et prie que j’aurai traversé en cet été indien 2009, voici noté en septembre 2004 et réécrit en 2008 au lendemain de ses nonante ans : « Michène trie, retrie une à une les groseilles, choisissant celles dont la robe rouge résiste. Hantise du pourri, du moisi. Si rares ces petits fruits déjà récoltés par les oiseaux ».
    Et je revois à l’instant, en cette fin d’octobre 2009, la neige apparue sur les cimes de la Savoie d’en face, je nous revois ce soir de janvier 2007, à l’Abbaye du Châble, dans la cuisine où le nonagénaire tout frais émoulu m’avait parlé sept heures durant au dam de Michène le trouvant « peu bien », je revois, dans le tourbillon des volutes de temps fumé, du livre revenu avec l’écriture de la vie où nous nous retrouvions ce soir-là, je me rappelle les regards attentifs et les gestes attentionnés de Michène Chappaz nous préparant ce « quelque chose de chaud » qu’avait demandé son poète dont je note encore ces derniers mots :
    « Notre vie avec ses oeuvres ne dure pas plus qu’un paquet de tabac, y compris le pays où j’attends : telle la petite fumée qui s’échappe comme si j’étais cette petite fumée au moment où la pipe reste chaude dans la main après avoir été expirée.
    « Les années s’éteignent.
    « Je savoure la dernière braise ».

    La Désirade, octobre 2009.

    Nota bene : Ces pages sont inspirées par la lecture de La Pipe qui prie et fume, paru en octobre 2008 à l’enseigne des Editions de la revue Conférence, avec un très bel ensemble de gravures de Pierre-Yves Gabioud.



  • Chemin faisant (124)

     

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    Droit de réserve. - « Sils-Maria me permet de dire FUCK » a déclaré, sur je ne sais quelle estrade médiatique,  l’actrice Kirsten Stewart à propos du film dans lequel elle tient le second rôle.

     

    Quant à Juliette Binoche, dans le même beau et lent film d’Olivier Assayas cristallisant la mélancolie de l’âge glissant en nous son serpent de brume, elle dit à un moment, en anglais, « I had a dream », relançant la formule de Martin Luther King.

     

    Avant la projection du film, le publicité dela firme ORANGE s’exclame, comme Barack Obama un jour déclaré historique par les médias, « Yes we can », ou quelque chose dans ce goût-là. Formules d'époque...

     

    Unknown.jpegLe serpent de  brume descend des hauteurs de la Maloja et se coule sur « l’un des plusbeaux paysages du monde », autre formule rebattue par la pub, et l’on voit Chloë Grace Moretz, incarnant une jeune star devenue célèbre dans les films de SF, et réputée trashy sur Internet, se conduire en fille stylée lors d’une aubade de musique de chambre dans un salon du prestigieux Waldhaus de Sils où Thomas Mann reluquait de jolis grooms, ainsi qu’il le consigne dans son Journal. La jeunote craquante pense FUCK de tous ses  yeux, au milieu de l’assistance « la plus guindée du monde », comme ne le dit pas la pub, mais elle n’en dit rien..

    Au droit  désormais imprescriptible de dire FUCK s’associe ainsi,dorénavant, le droit non écrit de ne pas dire FUCK…

     

    Souvenir du val Fex. – Nous avons failli perdre notre première petite fille, il y a trente ans de ça,  à l’hôtel du Val Fex dont l’absence de barreaux d’une barrière de la terrasse du deuxième étage permettait à un enfant de deux ans de s’aventurer sur la corniche surplombant une dalle de béton, cinq mètres plus bas : mort assurée au milieu de « l’un des plus beaux paysages du monde ». La mère et le père, ce jour-là, s’avancèrent sur des patte de colombe pour cueillir leur merveille au dam du dieu maléfique.

     

    Dans le film d’Assayas, l'aura du paradisiaque val Fex revêt également sa part d’ombre, et c’est en redescendant sur Sils-Maria que Maria Anders (Juliette Binoche à la ville) perd son assistante et jeune amie qui a découvert (ou cru découvrir) sa liberté en lâchent le (trop) fameux FUCK. Le film pourrait s’achever à ce moment-là. Mais la vie continue…

     

    images-4.jpegOmbre et lumière. – Friedrich Nietzsche, philosophe et poète génial mais homme de constitution physique plutôt fragile (d’où ses cantilènes au dieu solaire et à l’Athlète surpuissant à venir), pourrait dire FUCK en découvrant le culte convenu qui lui est voué, lequel lui vaudrait le déboulé des paparazzi en cas de retour. Mais ce furieux fils de pasteur se comportait selon son époque, comme la Maria quadra du film se comporte selon la sienne, qui éclate de rire lorsque Valentine lui parle du jeu « surpuissant » de la jeune star délurée qui va lui donner la réplique.

     

    Dans la peinture chinoise, le philosophe et poète se trouve toujours en position mineure, tout enveloppé par la grandeur de la Nature. C’est ce que rend aussi, à sa façon, le film probe et mélancolique d’Olivier Assayas, dont la « musique » s’accorde si bien à la majesté splendide, mais ombrée d’ombre,  de Sils-Maria…

  • Chemin faisant (123)

     

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    Suave obscénité. – Mais que dirait l’imprécateur de tout ça ? Vous imaginez Nietzsche débarquant dans ce mausolée à sa mémoire ? Vous vous le figurez devenu touristique attraction cinq étoiles ? Vous voyez Zarathoustra s’incliner poliment devant la pieuse procession des professeurs venus vérifier la platitude de sa Table et l’arrondi de son pot de chambre, sans parler de la multitude convoquée par les Tours Operators ? 

     

    Voilà ce que je me demande en captant, au Samsung Galaxy III, ma propre image en surimpression de sa mortelle marmoréenne effigie. Et du coup me vient l’envie d’arracher et de lacérer - de jeter au feu de Dieu cette trop belle tapisserie !

     

    Les enfants crèvent à Gaza  au nom du triple Unique Dieu se faisant la guerre à lui-même par furieux croisés interposés, et nous faisons du plus lucide contempteur de tout ça une momie sous verre, de son Inferno mental un chromo sulpicien…    

     

    20140824_170539.jpgSilence : on acclimate. – À l’admirable petit musée Nietzsche de Sils-Maria (un petit musée ne peut être qu’admirable), on est prié de lire attentivement les coupures de presse des années 30 établissant, de docte source notamment juive, la non-responsabilité du philosophe Friedrich Nietzsche dans le soutien des nazis, au contraire de sa sœur Elisabeth, cette diablesse photographiée serrant la patte du Führer.

     

    Tout cela est très bien : on est rassuré. Tout d’ailleurs dans le petit musée (l’admirable petit musée) est fait pour rassurer le chaland même nonchalant en ces matières, le guide du groupe de retraités de gauche de passage précisant que des textes du Maître prouvent son rejet du nationalisme, du racisme et de l’antisémitisme. Ce qu’on a fait de sa pensée est autre chose. Passons à l’étage voir sa chambre à coucher.

     

    20140824_171912.jpgLe chemin de derrière. – Quant au lecteur du Gai savoir, qui sait que la contradiction à n’en plus finir est constitutive du génie nietzschéen, et que toutes les récupérations sont possibles à partir de là, il n’en finit pas, lui non plus, de prendre le chemin de derrière qui mène aux rochers grisons ou grecs et à la lumière, le chemin de l’éternel CONTRE, le chemin de colère et d'amour du Christ et du doute, le chemin des grands bois philosophiques et des échappées de la poésie qui ne s’arrêtera pas au trop beau Panorama, autre semblant décrié par ce râleur mal coiffé de Schopenhauer.

     

    L’aube et la fin de journée, à Sils-Maria, ne sont cotés ni en Bourse ni affiliés à aucune école de pensée. Le chemin de derrière, passé l’angle de la maison du philosophe, accède aux promontoires d’où se découvrent les petits lacs d’azur, miroirs du ciel, et les îles boisées, refuges des rêveurs. De là-haut, apaisé, reconnaissant, on se dit que la beauté du monde n’est pas qu’une illusion...

     

  • Chemin faisant (122)

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    Des mots pour le dire. - Le silence de l’aube et des fins de journées, à Sils-Maria, semble l’expression même de l’harmonie sereine qui règne autour des lacs cristallins dans lesquels se reflètent les montagnes, et l’on hésite à donner dans le tourisme littéraire, mais aprèsThomas Mann évoquant « le plus beau séjour du monde », Hermann Hesse et Rilke on trouvé les mots les plus sensibles pour traduire la magie de la Haute-Engadine. Pourtant c’est Nietzsche, sans doute, qui aura su le mieux en parler au moment même, en juillet 1881, où il concevait Ainsi parlait Zarathoustra, confiant à Peter Gast dans une lettre: « Le soleil du mois d’août est au-dessus de moi. L’année avance. Par delà monts et forêts, tout devient plus calme, plus paisible. À l’horizon se forment des idées telles que je n’en avais jamais eu de semblables »…

     

    20140824_171244.jpgUne illumination. – Et le poète de relayer le penseur dans sa fameuse évocation de Sils-Maria :

    « J’étais assis, attendant sans attendre,

    au-delà du bien et du mal, savourant

    tantôt la lumière, tantôt l’ombre :

    Tout n’étant que jeu : le lac, le midi, le temps suspendu.

    Et c’est alors, ô mon amie, qu’un se fit deux

    Et Zarathoustra passa à côté de moi »…

     

    20140824_165655.jpg20140824_171345.jpgRoyaume d’un génie. – Et Meta von Salis de commenter à son tour cette symbiose profonde d’un génie qu’on pourrait dire de la « musique pensante » et de ce lieu bonnement reconnu par lui : « Pour moi,Nietzsche est lié à Sils aussi indissolublement qu’Héraclite au sanctuaire de la déesse d’Ephèse.

    Lui, l’homme le plus fier et en même temps le plus sensible de notre siècle, est entré, comme dans son royaume, dans le monde silencieux des montagnes de Haute-Engadine qui entourent le village de Sils-Maria. Là, formes et couleurs sont en harmonie et les parfums du sud planent comme une promesse sur les cimes »…  




  • Chemin faisant (121)

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    20140824_102541.jpgSirène d'Engadine-  Le petit livre de l’amie Corinne figurait au milieu de la vitrine de la librairie hélas fermée ce dimanche matin-là, mais je l’ai pris comme un signe avant de m’embarquer pour le val Sinestra.

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    Sacrée chèvre de Corinne, avec sa chevrette de fille, me rappelant soudain, devant cette devanture pleine des ouvrages célébrant la culture locale, notre périple de Toronto à Trois-Rivières, je ne sais plus combien d’années il y a de ça…

    Corinne Desarzens à la table ronde des auteurs du Salon francophone de Toronto : tout un poème que les envolées de cette cavale de la plume, notre avatar féminin de l’impro fuguée à la Cingria, merveille de pronatrice capable d’écrire tout un livre sur les araignées ou sur les citrouilles d’Alloween, le gris du Gabon ou son dernier bon ami.

    La descente du Saint-Laurent en Impala de louage en compagnie de cette dingo de Corinne ! Sa mine quand, à l’aéroport de Montréal, j’ai sorti d’un sac une courge ornée d’une araignée, mon cadeau pour elle trouvé au marché de Montréal, après avoir annoncé « une bombe » à la douanière qui me demandait ce que contenait ledit sac ! La mine de la douanière m’invectivant pour ma très mauvaise plaisanterie - ah oui ce devait être en 2002…

    20140824_115102.jpgLe sentier des poètes.-  Vous qui vous engagez sur la route forestière du val Sinestra, laissez toute espérance de vous y aventurer sans crainte et tremblement. Dieu sait que, durant nos équipées montagnardes de youngsters à 2CV, entre Valais et Dolomites, nous aurons frôlé gouffres et précipices, mais avec les années on oublie que la Suisse a gardé, dieux et démons merci, un fonds de sauvagerie à la fois impressionnant e tréjouissant, et des routes aussi précaires qu’au Pérou sommital ou en Afghanistan.

     

    Or l’apparition, au fond du val Sinestra, d’un grand hôtel romantique, à peu près vide ces jours mais restant bel et bien accueillant  aux marcheurs férus de nature ou de métaphysique, et autres groupes de méditation plus ou moins transcendantale, avec cette échappée latérale indiquée par un panneau de bois au libellé Sentier des poètes

    20140824_144537.jpgGuarda che bello ! – Corinne Desarzens a détaillé, merveilleusement, les beautés des façades des maisons engadinoises, dont les habitants ont à cœur, plus que nulle part ailleurs en Suisse, de restaurer régulièrement inscriptions et ornements. De ce conservatisme, au meilleur sens du terme, Guarda figure la plus belle illustration collective, sans pour autant donner dans le village-musée réduit à l’attraction conventionnelle.

    20140824_105720.jpgL’art populaire survit en ces lieux point trop encore pourris par le tourisme à pacotille d’importation, et quelques beaux visages d’un autre temps, comme sculptés dans le bois, apparaissent encore ici et là, mais on n’en sent pas moins la fin d’un temps, non sans mélancolie. Cependant quelle beauté  aux façades, et quelle harmonie aussi dans l’agencement intérieur des maisons aux beaux vieux meubles, aux lambris ornés et aux plafonds sculptés. Là encore, quel héritage précieux de l'ancestrale civilisation alpine nous reste ici et là en dépit de trop de saccage…  

     

  • Chemin faisant (120)

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    Magie des noms. - D’un côté s’ouvrait là-bas le plein sud du nord en Haute-Engadine, mais j’avais en projet de pousser d’abord une pointe en ce val Sinestra dont la musique du seul nom m’attirait, en repassant par Guarda aux maisons enluminées, et me voici donc glissant le long de l’Inn en me remémorant mon dernier passage, à Sent, au backpacker tenu par le jeune Jonas.

    abschnitt_1397_2.jpgOr le nom de Jonas me hantait depuis quelques jours, passant des heures, tout en conduisant,  à capter les notes vocales  d’une nouvelle dont le protagoniste porterait ce nom mythique. Sur quoi, saluant au passage les vestiges du Palace pour curistes fortunés, au bord même de la rivière, je me suis retrouvé  plongé dans le bain bouillant de Scuol, face aux monts boisés en contrefort du Parc National.

     

    schloss-tarasp.jpgGenre backpacker. – Je ne sais si le backpacker pour routards alpins, dont les chambres individuelles se louaient il y a un lustre 55 francs la nuit, existe toujours à Sent, mais c’est au même prix que, bien mieux à mon goût que les trois ou quatre étoiles du lieu, je me suis trouvé une carrée dans le grand hôtel décati du Quellenhof,dont le personnel semble réduit à un couple de Kosovars et les clients à une quinzaine de randonneurs souriants.

    Nulle radinerie de ma part dans ce choix modeste d’un vieil établissement sans confort standardisé, mais au rêveur solitaire suffisent un bon lit et une bonne table, une bonne connexion à l’Hypertexte mondial et une belle vue par une grande fenêtre sur les monts et le ciel.  

    Jonas contre Kafka.- Ce qu’il y a de bien dans la fiction c’est qu’on y  est plus libre que dans un récit en première personne, par le truchement des personnages. Ainsi, tout en relisant la Lettre au père, de Kafka, n’aurai-je cessé, en parcourant les Grisons, de penser à ce Jonas en lequel je vois l’opposé souriant du narrateur de l'atroce missive, en fils ni soumis ni ressentimental mais fondant sa liberté sur une façon de renaissance personnelle sous immunité acquise. J’avais commencé à raconter Jonas à mon ami Sergio, j’ai continué de le décrire à Robert Indermaur, j’en ai parlé à ma bonne amie et au jeune Maveric sur Facebook, enfin demain je l’arracherai au papier…   

     

     

  • Chemin faisant (119)

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    Monuments naturels,etc. – C’est entendu, les gorges vertigineuses au fond desquelles serpente l’ancien chemin muletier de la Via Mala ont quelque chose de saisissant, et l’imagination y ajoute si l’on se rappelle les anciens récits de voyageurs traversant les Alpes par ces sinistres défilés propices à tous les traquenards, mais bon : la horde des visiteurs affluant en cette fin de matinée aux lieux nouvellement équipés de kiosques et buvettes, entre autres ascenseurs nickelés et passerelles dernier cri, ne pouvait que me faire décamper vers les cols et, plus précisément en l’occurrence, vers l’Albula aux décors wagnériens à ronflantes bandes de motards se la jouant équipée sauvage…  viamala-1.jpg

     

    Stress et grands espaces. - Trois sortes de bandes sont en effet à redouter le long des routes plus ou moins étroites des cols helvétiques, à savoir : les motards, les frimeurs à voitures de collection et les vélocipédistes groupés en essoufflés essaims. 

     

    20140823_164009.jpgOr la montée à l’Albula, côté vallée du Rhin, est d’une étroitesse et d’une sinuosité telles que, sous la constante pression nerveuse des dépassements intempestifs des uns ou des déploiements en danseuse des autres, le parcours en devient réellement stressant – ce qui est un comble dans un environnement d’une telle revigorante sauvagerie.

     

    Comme il en va de nos plus hauts cols,  du Klausen au Nufenen, l’Albula déploie en effet un décor de grands espaces sommés de créneaux de roche où s’accrochent des lambeaux de brouillards, tandis que le regard se perd, de part et d’autres de la longue prairie de passage longtemps enneigée, vers de majestueux arrière-plans d’autre montagnes et  vallées.

     

    20140823_164504.jpgAux marches du Sud. - Passés les hauts gazons pelés de l’Albula rappelant d'autres déserts et sierras d’altitude, la descente vers l’Engadine est ensuite d’une détente parfaite, d’emblée annoncée par la présence de très placides ruminants cheminant paisiblement au milieu de la route, au dam des impatients. Et qu'ils klaxonnent ! Et qu'on les emmerde ou qu'on les encorne  !

     

    Du coup l’on sourit en pensant aux interminables files de voitures immobilisées au portail sud du tunnel routier du Gothard, ainsi que le rappelle à tout moment la radio de bord, puis l’on se laisse tranquillement aller sur la route enfin bien large et bien souple descendant en élégantes courbes jusqu’à la pelouse de vaste golf de la douce Engadine...   

     

  • Chemin faisant (118)

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    Contre l’utilitarisme.- Nous nous indignons de concert, ce matin, au breakfast que nous partageons  avec Robert dans la cuisine de l’arche séculaire d’Almens dont la table à plateau vert se dit Tisch ou tavola, contre l’imbécile remarque récente d’une députée UDC argovienne affirmant que l’apprentissage du français n’est plus nécessaire dès les petites classes, comme le veut la pratique confédérale, au motif que l’usage du français n’est utile qu’à des élites. Or cette notion d’utilité, dans un sens d’efficience à l’américaine, trahit la pauvre vue pragmatique et centralisatrice des populistes alémaniques impatients de discipliner ces étourneaux de Latins.

    Ist es so nötig, dass Robert Indermaur mit mir vom Anfang auf französisch spricht ?  Davvero, lo vedo ovviamente felice di parlar francese ! Et du coup je me rappelle la mise en garde de Dick Marty,  politicien suisse et grand juge des plus estimables et lucides, qui déplore la dégradation du multilinguisme helvétique à tous les étages de la société, jusque chez les conseillers nationaux qui ne s'entendront bientôt plus qu'en anglais...

     

    L’alibi de l’élitisme. – Hier soir, dans la bibliothèque de la fée des lieux, ancienne libraire, j’ai relevé la présence du livre de Joël Dicker traduit en allemand, et ce matin à l’éveil j’ai repris en allemand la lecture des Leute von Seldwyla de Gottfried Keller, cet autre grand démocrate suisse, auteur du génial Henri le vert évidemment traduit en russe mais peut-être pas en romanche – il faudrait vérifier.

    Robert Indermaur le Grison ne parle pas le romanche avec ses enfants – je l’ai aussi vérifié -, mais c’est un autre problème que celui de la défense du multilinguisme helvétique, même si la préservation du romanche en participe évidemment.

     

    Par delà les chauvinismes locaux ou les frissons identitaires, ce qui compte à mes yeux est de maintenir à tout prix l’exercice et l’expérience unique d’une culture composite non centralisée, dont le multilinguisme est une base. Taxer d'élitisme l'apprentissage même de la diversité est d'une myopie de taupe à oeillères de bois. I really do like english very match, mais l’impérialisme d’une prétendue nouvelle lingua franca, maquillant une pensée unique et une culture purement utilitaire: no thanks. 

     

    20140823_135151.jpg Au tableau vert. – La table de la cuisine des Indermaur est un tableau noir de couleur verte sur lequel l’ancien instituteur (en fait il n’a exercé que peu de temps, avant de vivre de sa peinture) inscrit à l’instant les noms de quatre peintres actuels qu’il estime, que je note aussitôt dans mon carnet volant. C’est sur ce tableau que lui et les siens n’ont cessé de préciser leur pensée par des croquis et autres inscriptions. Chacun de ses enfants, une fois marié, a eu droit à une table-tableau de ce genre.  Tout cela me ravit aux anges car j’ai un vieux faible pour la Suisse institutrice dont Thomas Platter, le chevrier devenu grand humaniste, est à mes yeux le parangon.

     

    viamala-1.jpgAuch werde ich bald die Via Mala besuchen. Robert m’a recommandé de voir les nouvelles installations de l’extraordinaire gorge alpine, où coule l’une des deux rivières promises au nom commun de Rhin, et qui servait de passage aux muletiers transitant du Nord au Sud à travers notre pays. La Via Mala, sente maudite, m’attend là-bas au pied de farouches falaises, serpentant entre des vasques d’une eau cristalline comme nulle part ailleurs.

    Telle étant la reconnaissance du génie d’un lieu : d’affirmer qu’il n’a nulle part ailleurs son pareil…

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  • Chemin faisant (117)

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    L'enfant aux oiseaux.  – Lorsque je suis tombé sur cette peinture après en avoir passé des centaines en revue, j’ai su que je repartirai avec comme, à Sheffield l’an dernier, je suis reparti avec The Falling Man de Neil Rands semblant tomber du ciel devant les mégalithes de Stonehenge, qui surplombe désormais ma table de travail.

     

    2254988818.jpgÀ quoi cela tient-il que certaines peintures, comme certaines musiques aussi, nous semblent avoir été peintes ou écrites pour nous ? J’entends pour la millième fois le mouvement lent de la sonate posthume de Schubert, et je me dis : c’est ça, ça c’est pour moi. Et de même, devant ce jeune dormeur éveillé dans son lit survolé par les ombres d'oiseaux de Dieu sait quel augure, me suis-je dit : voilà…

     

    Passeur de sens. – Pendant que je regardais son tableau, Robert m’a raconté une émouvante histoire évoquant les liens d’une petite fille avec un corbeau, qui a marqué à l’époque (ma toile date de 1986) l’apparition d’oiseaux dans sa peinture.  Or cela me touche de penser que le rêve éveillé du jeune garçon aux oiseaux se trouve lié aux visions poétiques de Günter Eich, l’auteur de la nouvelle en question, remarquable écrivain expressionniste autrichien hélas peu traduit en français mais dont l’œuvre est marquée au sceau du tragique contemporain et de la révolte contre l’infamie - inscrite dans la restauration lyrique et critique de la langue allemande d’après-guerre. 

    « La main aveugle qui, amoureusement, sent une fleur à tâtons, la voit mieux que l'œil qui enregistre des jardins entiers dans l'indifférence »,écrivait  Günter Eich, ou encore :« Les images passent et la douleur demeure »…

     

    10373678_10204665049092997_3066348123066125052_n.jpgEcce Homo. – Depuis quarante ans m’accompagne un petit livre de Léon Chestov intitulé La nuit de Gethsémani, dont mon ami Dimitri m’a dit qu’il lui avait sauvé la vie lors de son arrivée en Suisse, lui apparaissant un jour de désespoir dans une vitrine de librairie à Neuchâtel. Or cette méditation de Chestov sur Pascal et son injonction à refuser le monde est marquée par une phrase en forme de croix : « L’agonie de Jésus durera jusqu’à la fin du monde – et, par conséquent, il ne faut pas dormir tout ce temps-là ».

     

    Et c’est à cette phrase du grand philosophe juif aussi proche du Christ que l’était la Juive Simone Weil, à deux mille ans de crucifixions invoquant parfois le nom du Christ pour justification, à cette agonie sans fin de l’homme crucifié à travers le monde que m’a confronté soudain cette autre peinture de Robert Indermaur dont j’ai su, tout de suite,  qu’elle m’accompagnerait elle aussi…

     

     

  • Chemin faisant (116)

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    Nos vies antérieures. – À l’atelier de Paspels où nous sommes redescendus, le soir, nous feuilletons le livre d’images des grandes toiles de Robert en parlant d’un peut tout. À un moment donné, l’artiste revient sur notre conversation de tout à l’heure, à Almens, rapport à ce que furent peut-être nos vies d’avant-celle-ci.

     

    Tandis qu’il me racontait ses équipées de nomade de vingt ans en Afghanistan encore épargné par  la guerre, je lui avais parlé de ma certitude d’avoir vécu à Sienne et Arezzo avant de m’y pointer pour la première fois, lui citant alors mon trisaïeul toscan, prêtre à Ulrichen dans le Haut-Valais, dont la Faute contraignit notre arrière-grand mère à quitter les lieux ; et lui de trouver cette trace de mémoire toute naturelle, voire évidente, alors que la métempsyose est encore autre chose évidemment.

    20140822_205842.jpgJe lui dis alors que ce que j’aime dans sa peinture est qu’elle fait penser sans mots, danser l’imagination sans concepts, foisonner les associations de sentiments et d’idées sans brides logiques ordinaires, comme dans les rêves. Etnous voici devant sa grande toile aux îles en voie d’immersion, ou comme saisies dans les glaces de quelle mémoire, dont il me dit qu’elle a surgi de ses souvenirs du Yucatan…

     

    Veine d’or. – Robert Indermaur n’est jamais tout à fait symboliste, pas plus qu’il n’est vraiment réaliste ou expressionniste. Il m’a dit que Varlin et Hodler, mais aussi Lucian Freud et Francis Bacon, comptaient au nombre de ses pères occultes. Or tous échappent également aux classifications strictes.

     

    20140822_175812.jpgEt nous voici devant ce garçon au maillet de mineur, sous le filon d’or apparu au tréfonds des galeries, mais comment ne pas voir que c’est d’autre chose que d’un symbole qu’il s’agit ? Alors Robert de me raconter son souvenir d’enfant dans une carrière à cristaux et autres minerais précieux. Et moi de lui parler de la mélodie qui nous traverse. Et lui, fièrement insistant, de me faire remarquer que la veine dorée de son tableau est vraiment de l’or vrai, comme en utilisaient les Siennois ou les Byzantins…

     

    Théâtre urbain.– Voyageur à tous les sens du terme, qui me raconte son désir passé des’établir au Kénya, Robert est à la fois homme des bois et des gorges, artiste et non moins artisan, coureur des cimes à la dégaine de Guillaume Tell et chroniqueur visionnaire de la grande ville.

    Et puis il y a chez lui une espèce de metteur en scène à la Fellini, dont la petite scène installée dans un coin de son atelier n’est que l’extension  du théâtre qu’il a fondé naguère à Coire avec sa femme, et voici qu’il passe en revue les scènes de rue qu’il a reconstituées dans une série faisant suite à celle, mémorable, de People’s Park.

     20140822_175645.jpgEn reflet dans le miroir de la rue, c’est alors cette femme arrêtée dont le visage se dédouble, comme dans un soudain vertige…

  • Chemin faisant (115)

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    Sur la hauteur. - La grande maison tricentenaire , adossée à une forêt d’arbres immenses de type« vénérables », est la plus haut placée du village d’Almens et sa vue donne  sur toute la vallée et jusqu’à d’autres montagnes en enfilade bleutée.

     

    20140823_085754.jpgÀ  la table jouxtant la fontaine d’eau de source et le monumental poirier de plus de trois cents ans lui aussi, Robert évoque l’origine des nombreux châteaux se dressant sur les promontoires de cette contrée du Rhin alpin, de Rhäzuns à Tiefencastel, lieux de passages vers les cols et de péages fondant autant de pouvoirs locaux et de fortunes des grandes familles dont les noms sonnent encore, tels les Von Stampa ou les Von Planta ; et de me rappeler encore que, dans un autre château tout proche s’est déroulé un épisode sanglant de la saga du fameux pasteur politicien chef de Guerre Jörg Jenatsch, mort assassiné à Coire (en 1639) après avoir expulsé les Français des Grisons avec le soutien du roi d’Espagne… 

     

    rhazunsschloss.jpgGuerre et paix. – On oublie trop souvent que l’histoire de la Suisse a été marquée par d’incessants conflits, à caractère souvent religieux, que notre pays fut longtemps pauvre et que, du service mercenaire européen aux émigrants des siècles plus récents, le Suisse n’a pas fait que traire sa vache et soupirer de béatitude selon l’expression de Victor Hugo.

     

    20140822_201421.jpgN’empêche que, cette fin d’après-midi sereine chez les Indermaur, je me dis qu’à découvrir cette grande maison vibrante de passé, ce jardin tout bien entretenu, l’atelier et ses outils, les chambres aux lambris boisées où ont grandi les trois enfants, la bibliothèque dont le choix doit quelque chose à l’ancienne libraire que fut Madame,  je retrouve toute une civilisation alpine de nos pères et aïeux,  commune aux quatre coins de ce pays composite à multiples langues et coutumes.

     

    Robert Indermaur lui-même représente, en somme, l’opposé du plasticien branché alors même que sa peinture hante le fantastique urbain. Mais sa façon d’improviser un repas léger en un tournemain, de déboucher un vin toscan pour l’arroser, son naturel débonnaire enfin ressortissent à la même culture sans apprêt qui fait valoir les beaux et bons objets, cette fontaine ou ces cercles de sièges  divers où se retrouver, ce biotope aux nénuphars et, ça et là, ces figures de bronze surgissant des bosquets ou des fusains comme autant de présences tutélaires…

     

    20140822_184550.jpg20140823_115130.jpgDe l’eau au moulin. – La maison des Indermaur fut jadis un moulin, comme le rappelle le lieudit Mühle, mais la grande pierre ronde de l’ancienne meule restant là pour le décor sans ostentation, ou la pierre granitique de l’escalier d’entrée, fleurant également l’établissement  séculaire, n’excluent pas pour autant la meilleure connexion à l’Internet.

     

    20140822_201457.jpgOr c’est par ce réseau-là que nous avons appris, ce jour même, que tel PDG de la multinationale Nestlé avait affirmé sur le ton de celui qui a le sens des réalités, au dam des rêveurs attardés que nous sommes, qu’il faudrait envisager sérieusement, bientôt, de privatiser l’eau de la planète, étant entendu que l'accès à l'eau n'est en rien un droit humain.

     

    Pour notre part, improductifs notoires tels que le sont artistes et écrivains aux yeux des grands responsables de la Firme suisse par excellence, nous nous serons contentés d’assister au déclin du jour devant la fontaine gaspillant généreusement son eau de source non encore cotée en Bourse…

     

    20140823_085604.jpg20140823_085712.jpg  

  • Chemin faisant (114)


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    10312966_10204630896959215_696432230561119510_n.jpgRobert le Mensch. – Solide sur ses pattes, franc de collier, les yeux clairs et la poigne ferme, Robert Indermaur, en son atelier de Paspels dont la porte est sommée d’un géant arqué, n’est pas du genre à poser à l’artiste : il l’incarne tranquillement et tout autour de lui semble la projection, sous forme d’objets, de « Figuren » comme il appelle ses sculptures, de toiles immenses bien rangées dans son vaste atelier aux vastes baies ouvertes sur le vaste ciel , de personnages de toutes formes et de toutes matières, de plantes de toutes essences et jusqu’au baobab  jouxtant la petite scène de théâtre installée là - la projection donc de sa puissance créatrice rayonnante, qui  absorbe le vivant et le réfracte et le magnifie. 

    Mais l’essentiel est, me semble-t-il, dans ce qu’on pourrait dire le noyau de sa présence : son être de Mensch.

     

    10570402_10204631354290648_8814071689730218919_n.jpgTravail d’abord. – La présence de l’artiste est signalée, aux passants, par les sculptures dominant et entourant son atelier, mais attention : on ne le dérangera pas comme ça. Pas du tout qu’il lésine sur la relation vivante ou qu’il y ait chez lui du misanthrope, mais le travail prime et ces jours il sera pris, très pris, de l’aube au crépuscule il sera pris tout entier par ses « Figuren », justement, qu’il installera l’an prochain à Bad Ragaz dans une grande exposition triennale.

    Ce qu’il m’évoque en me faisant l’honneur d’une première visite dans l’ancienne ferme qu’il a transformée en atelier, dont une partie fut autrefois la poste locale dont témoigne, à l’entrée, un charmant guichet. Et de faire défiler ensuite sous mes yeux émerveillés, après un bon café accompagné de Läkerli (ces biscuits bâlois qu’il appelle des Blocherli) , une première série de très grandes toiles anciennes ou plus récentes dont je ne connaissais qu’une partie  - l’essentiel des autres se trouvant dispersées chez des collectionneurs de divers pays, de Suisse en Californie ; et chaque toile de susciter tel ou tel récit ou anecdote dont j'aurai tant et plus à raconter dans le livre que, déjà, je lui ai dit que j’aimerais lui consacrer.

     

    10649472_10204631505334424_116820494704896784_n.jpgLe poirier tricentenaire.– Le jour déclinant, c’est ensuite à Almens, à trois coups d’ailes en contrehaut de là, que nous nous retrouvons pour un frichti improvisé – en l’absence de la fée des lieux - devant l’arche tricentenaire des Indermaur flanquée d’un formidable poirier du même âge. Et là encore, partout, autour de la maison et dans chaque pièce, sur les terrasses et au bord du petit étang aux esturgeons, vers le torrent d’à côté où suspendus à la Porte du Vent : partout ces « Figuren » de tous formats -  cet équilibriste là-haut dont la barre se découpe dans le ciel ou ce danseur bondissant, cette femme hiératique ou cet homme de bronze sur le flanc duquel s’est posé, magiquement, un grand papillon de nuit en forme de cœur...  

    10395198_10204631511734584_8056498224143335946_n.jpg10458091_10204608048468017_825868219769142228_n.jpg

  • Mémoire vive (91)

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    Paul Valéry : « Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».

    À La Désirade, ce 3 août 2015. – En recopiant à la main les pages dactylographiées de La Vie des gens, je mesure la sûreté de plus en plus flexible et poreuse de ma prose ; et cela même si, du point de vue de la narration, je n’ai pas du tout le souffle d’un storyteller à la Joël Dicker, dont je me réjouis d’ailleurs de lire le nouveau roman.

    °°°

    Pour nombre de philosophes contemporains, ou plus exactement de profs de philo (ce qui ne revient pas tout à fait au même…), le terme de « métaphysique » fait office de repoussoir, comme s’il s’agissait d’une vieille guenille plus ou moins obscène. 

    Or il faut l’entendre, dans l’esprit de Rozanov ou d’une pensée contemporaine en phase avec la connaissance (ou l’inconnaissance) actuelle, au sens pour ainsi dire littéral d’ « après » la physique, qui est elle-même « après » ou « avant » on ne sait quoi...

    °°°

    Une journée n’est pas perdue s’il nous est donné de rencontrer un nouvel artiste, un vrai, tel que le cinéaste Michael Hanecke dont j’ai vu, hier, le film qu’il a consacré au multiple meurtre commis, dans une banque de Berlin, par un jeune homme explosant soudain sans raison apparente, dont le cinéaste tâche d’imaginer, sinon de comprendre, comment il en est arrivé là, dans cette suite des 71 Fragments d’une chronologie du hasard relevant à la fois de la réalité et de la fiction. 

    On y voit (leitmotiv) un jeune Roumain errer dans les rues d’une grande ville, vivant de petits chapardages ; un vieil homme qui se pointe dans une banque où il se fait rabrouer, au guichet, par sa propre fille ; une petite fille complètement repliée sur elle-même ; un joueur de ping-pong aux gestes compulsifs ; la ville comme un dédale ; des jeunes gens qui jouent au fric et l’apparition d’un revolver ; le jeune garçon qui fait de l’équilibre au bord d’un quai de métro ; le revolver qui change de mains ; le vieil homme qui échange un téléphone virulent avec sa fille tandis que la télé vomit ses images de guerre ; un couple face à face au bord de l’explosion ; le jeune garçon, Roumain, devenant sujet de reportage à la télé ; un autre couple le recueillant ensuite - enfin un puzzle se constitue, qui prend (en partie) son sens dans la déflagration finale du coup de folie du jeune homme. 

    Or Michael Hanecke explique bien le sens de sa démarche, accordée au sentiment que nous vivons dans une société de communication surdéveloppée dont beaucoup de membres ne communiquent, précisément, plus du tout.

    °°°

    Rhétorique d’époque – années 60-70 : la gauchiste toujours un peu furieuse parlant, avec sérieux et volupté dans le sérieux, de « surdétermination au sens althussérien », et quand on l’interrompt : « C’est moi qui parle, je n’ai pas fini », avant la conclusion « selon mon analyse ». Ou pour être juste : la, ou le gauchiste…

    °°°

    Je crois que La Vie des gens vaut par ses touches, qui n’appellent pas forcément de développements mais qui sollicitent l’imagination du lecteur. C’est un roman elliptique et largement ouvert ; c’est plus encore une rêverie.

    °°°

    Les messages affluent de toute part à qui est attentif.

    °°°

    Les intellectuels en vue, et surtout les « philosophes », comme s’intitulent aujourd’hui les profs de philo impatients de se pointer sur les plateaux de télé, ne sauraient recourir aujourd’hui aux concepts désuets du Bien et du Mal. Il s’agit bien plutôt de déconstruire ces notions, n’est-ce pas… 

    °°°

    Le camarade Jacques Vallotton, dans son récit intitulé Jusqu’au bout des apparences, m’épate par le côté terre à terre de son observation, qui me rappelle la Sachlichkeit de mon cher Otto Frei, lequel me reprochait toujours (à raison) de ne pas être assez concret. 

    C’est d’aillleurs grâce à ses conseils (au dam de Dimitri, qui ne m’a jamais bien conseillé) que j’ai remanié Le Pain decoucou pour le meilleur. 

    Cela étant, ses livres à lui péchaient sûrement par manque de fantaisie et de poésie, comme je le dirai du récit de JacquesVallotton.

    Ce lundi10 août. – C’est parti pour l’opération radiologique à l’accélérateur linéaire, que l’on va programmer dès ce jeudi avec le spécialiste de La Providence. Un nouveau scanner doit permettre, lundi prochain, de localiser très précisément la zone à irradier, et ensuite ce seront trente-neuf séances d’affilée. Comme je le disais hier à nos amis, je ne crains pas vraiment la mort, tout en étant férocement décidé à me battre pour rester en vie.

    °°°

    Arbor5.jpgVoltaire :« Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ». 

    °°°

    L’émission Temps Présent de ce soir était consacrée aux drogués du sexe, où l’on a présenté les choses de manière totalement édulcorée et insuffisante, à partir d’un cas peu probant, voire insignifiant. Il suffit d’observer ce qui se passe sur Internet pour se faire une idée de l’Obsession, omniprésente, de milliers voire de millions d’esclaves du fantasme, bien plus inquiétante que la manie de certains « athlètes » de la partie. 

    En fait, ce genre de reportages bâclés relève essentiellement du voyeurisme, entretenu par ces petits bourgeois moralisants que sont pour la plupart les gens de médias.

    °°°

    L’Institution de douceur, dont il est question dans La Vie des gens, est une déclaration de guerre à la stupidité et à la vulgarité. Il s’agit de s’opposer à tout prix à l’esprit de destruction et de violence, de dénigrement et de ricanement.

    °°°

    Je devrais faire plus attention à ne pas m’exposer trop imprudemment sur Facebook.Il suffit, en somme, de rester à la fois naturel et distant, sans tolérer aucune indiscrétion d’ordre personnel. Sus aux complicités prématurées ou non désirées…

    °°°

    Le roman est une forme de réponse aux questions posées par la vie, modulée par une façon de rêverie où se parlent divers personnages.

     

    °°°

    J’ai un peu de peine à réaliser que « j’ai le cancer ». Ce n’est pas vraiment que cela ne me concerne pas, mais je sens plus fortement « la vie », en moi, que « la maladie ».

    En fait il me suffit de retrouver « ma phrase » pour me sentir bien portant. Dès que j’écris, c’est parti : je redeviens « immortel »..

    °°°

    La Vie des gens pose la question du roman actuel et de ses modulations possibles, entre naïveté et lucidité. 

    BookJLK8.JPGDans Le viol de l’ange, déjà, je posais la question du roman et des nouvelles modulations possibles de sa forme, liée à de nouveaux types de communication, avant même l’apparition des réseaux sociaux.

     

    Or ceux-ci sont pris en compte dans La vie des autres, autant que les multiples aspects nouveaux de l’information simultanée. 

    °°°

    La jalousie est l’une des tares constantes affectant les relations humaines dans le milieu littéraire, où chacun joue son verbe contre celui des autres. 

    Or je me pose la question : pourquoi diable ne suis-je jaloux de personne ?

    Réponse en toute lucidité modeste : parce que je suis unique. Ainsi que le notait Virginia Woolf : telle est la base de l’aristocratie naturelle.

     

    °°°

    Proust2.jpgEn lisant, dans son ouvrage intitulé Saint-Loup, les pages tellement éclairantes de Philippe Berthier sur Proust, et plus précisément celles qui touchent à l’amitié, notamment à propos des relations de Marcel avec Saint-Loup, je me rappelle que cet imbécile de B. G. a parlé un jour de moi comme d’un « artiste de la brouille ». 

    Or je retrouve, dans les observations de Berthier à propos de M.P., des traits indéniables de ma propre intransigeance en la matière, en plus débonnaire et en moins mondain sans doute en ce qui me concerne. 

    Ce samedi 22 août. – La rentrée littéraireest annoncée sur de pleines pages du Monde,du Temps et de 24 Heures, mais je dois dire que c’est dans mon propre (ex)journal que la présentation est la plus tapageusement superficielle, indiquant, dans une série d’encadrés juteux, les premiers tirages annoncés des titres les plus vendeurs, classés en « champions » et en « challengers ».Voilà où nous en sommes donc : sous la forme d’une sorte de surenchère sportive « à blanc », dans la retape à la solde des services commerciaux et publicitaires, qui n’en demandent même pas tant.

    °°°

    Le roman, je veux dire : mon roman, La Vie des gens, vaut aussi par ses ellipses et ses blancs, relevant de l’imaginationdu lecteur. Tout n’y est pas dit, mais l’essentiel est suggéré. 

     

    Ce lundi 24 août. – Ayant reçu ce matin le nouveau roman de Joël Dicker, j’en ai lu les 50 premières pages d’une traite, qui m’ont d’abord emballé, comme à la découverte de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, dont on retrouve la ligne claire et le dynamisme de la narration, avant l’irruption des premiers adjectifs exclamatifs annonçant que tout est super au paradis des formidables ados américains, fils de parents super dans leurs villas formidables

    Cinquante pages de plus et j’étais édifié par rapport à ce glissement du romancier dans les eaux insipides de la niaiserie-qui-positive. 

    °°° 

    Après le cap de la centième page du Livre des Baltimore, j’ai le sentiment que le dynamisme narratif remarquable de La Vérité sur l’affaire Quebert est retombé et se dilue dans une espèce d’insignifiance flatteuse, mais je peux me tromper ; surtout, je dois lire ce roman jusqu’au bout pour m’en faire une idée fondée - surtout ne pas me laisser déstabiliser par les POUR et les CONTRE qui se manifestent déjà sur Facebook, de la part de gens qui n’ont pas encoreeu le livre en main… 

    °°°

    JulesRenard, en 1898  : «Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade . »

    °°°

    Je ne vais pas trop m’acharner sur Le Livre des Baltimore, dont la rutilante niaiserie me sidère, mais j’estime pourtant nécessaire, ne serait-ce que par respect pour le talent du jeune égaré, de dire exactement ce que j’en pense, pièces en mains. 

    On m’a estimé digne d’en juger lorsque je me suis enthousiasmé à propos de La vérité sur l’affaire Quebert; Joël m’a même baptisé The King dans nos échanges personnels, et c’est donc par loyauté, et sans aucune Schadenfreude, que je vais exprimer ma déception en détaillant ses raisons. 

     

    °°°

    La série Newsroom, consacrée à l’aperçu des comportements d’une brochette de journalistes – dont un présentateur vedette – dans une grande chaîne de télé new yorkaise, est admirablement cadrée et dialoguée, par rapport à l’actualité et aux ambitions de ladite rédaction en matière de transparence et d’honnêteté journalistique, où la patte du scénariste-dialoguiste Aaron Sorkin fait merveille. Je dirai carrément : un auteur, plus encore qu’ un grand pro, l’égal d’un écrivain de premier ordre. 

    °°°

    D’une façon générale, je lutte contre le froid. Dès que je sens le froid chez quelqu’un, je me braque et me blinde, prends la tangente ou me retire, ou alors me défends toutes griffes dehors – attention ça mord !

    °°°

    Ce que me disait Richard Dindo à propos des critiques de cinéma zurichois: des perroquets. L’impression qu’il avait, en entrant dans une salle pour leur présenter un film : de se retrouver dans une crevasse. 

     

    Le même froid quej’ai éprouvé, parfois, au contact des spécialistes de cinéma, aux festivals de Soleure ou de Locarno, ou de certains fonctionnaires de la culture, profs de lettres bien-pensants et autres idéologues de tous bords : ce froid mortel. 

     

    Ce samedi 29 août. – J’ai mis ce matin le point final à La Vie des gens, à la page 210, comme prévu par ma « contrainte ». 7 chapitres de 30 pages= 210 pages. 

    À présent je vais travailler à la révision complète et détaillée de la chose, en affinant chaque phrase si besoin est. 

    Et voilà : une nouvelle boucle s’est refermée, et vraiment je me sens allégé,délivré d’un poids. Mais après ? me dis-je aussitôt, songeant aux manuscrits que j’ai laissés en plan, de La Fée valse à Mémoire vive, en passant par mes Notes en chemin, sans parler des Tours d’illusion prêt à la publication. Eh bien, reprendre tout ça sur le-champ me fera couper à l’ordinaire déprime du post partum

    °°°

    Je reviens à Jules Renard, par L’écornifleur,comme à une base hygiénique revigorante, à la fois surexacte et probe, tonique et non moins déplaisante par son cynisme. Mais la littérature n’est pas toujours bonne à plaire, et cet auteur sec et vif est le meilleur antidote à la sentimentalité vague et au mensonge. 

    °°°

    La stupidité et la vulgarité – autant que la platitude et la hideur – règnent dans le nouvel univers virtuel de la communication de masse, où des millions de voyeurs se regardent se regarder et des millions de jacteurs s’apostrophent sans s’écouter. 

    À La Désirade, ce lundi 31 août. – J’ai assisté aujourd’hui au mariage de mon neveu Sébastien, naguère disciple d'un chamane de la jungle péruvienne, et de sa belle Taïwanaise, créatrice de mode. La cérémonie s’est déroulée à l’Hôtel de Ville de Vevey, où la débonnaire officière de l’Etat- civil ne semblait pas vraiment étonnée d’entendre de l’anglais traduit du chinois, après quoi nous étions attendus sur la terrasse des Trois-Couronnes pour un apéro où, en compagnie du père de la mariée à dégaine de pirate, je me suis passablement cuité, au point de ne pas bien me souvenir de mon retour à La Désirade, plus ou moins soutenu par Lady L., jusqu’à mon réveil de tout à l’heure (il est 1 heure du matin), où je me suis relevé pour écrire un peu et lire la préface aux Œuvres du naturaliste Jean-Marie Pelt..

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    Gustave Thibon : Le grand amour : celui que ses blessures font inaltérable. »

  • Chemin faisant (113)

     

     

    1451311_10204631507694483_6259088209245887559_n.jpgRepartir. – Après nos 7000 bornes de novembre dernier à travers la France atlantique et l’Espagne, via le Portugal, mon séjour de janvier en Tunisie et les échappées tous azimuts d’une vingtaine de films au tout récent Festival de Locarno, l’envie de me replonger dans le Haut-Pays romanche m’est venue avec celle de rencontrer enfin, chez lui, le peintre et sculpteur grison Robert Indermaur aux visions duquel je venais de consacrer une centaine de variations poétiques dans mes Tours d’illusion.

    Jusque-là, nous ne nous étions vus qu’une fois, mais je nous sentais en profonde complicité à de nombreux égards, à commencer par notre naissance, à cinq jours d’écart, en juin de la même année 1947, mais aussi pour nos goûts communs en matière d’art et de conception du monde.

    Or je me réjouissais d’autant plus de rencontrer ce descendant direct de Varlin et d’Hodler, maîtres non alignés quoique puissamment enracinés dans nos rudes terres, que le plus lamentable discours de fermeture et de pleutrerie sécuritaire repiquait depuis quelque temps dans notre pays sous l’influence d’un Christoph Blocher culminant dans la régression revancharde.      

     

    Suisse44.jpgDélire débile. – Autant dire que la lecture, en  train, de la dernière chronique de Jacques Pilet, dans L’Hebdo, intitulée Un air de délire, m’a paru aussi salutaire que le coup de gueule récent de l’ancien ministre UDC Adolf Ogi appelant lui aussi à faire barrage aux initiatives de plus en plus inquiétantes de son compère de parti. Wahsinn ! conclut Ogi - folie catastrophique!

    En pointant la rafale d’initiatives populaires que prépare l’UDC contre l’asile politique, la libre circulation des personnes, le sabordage de nos accords avec l’Europe et le rejet de la Convention européenne des droits de l’Homme,  Jacques Pilet conclut justement : « Un peuple, une nation, un Führer, tout le reste n’étant que bazar : voilà à quelle aberration mène le délire d’un homme et d’un parti ».

     

    07-08-Heimatschutz02.jpgLe château du parvenu. - En voyant défiler les paysages de notre beau pays aux fenêtres du train, j’ai pensé à nos enfants de plus en plus ouverts au monde – ne serait-ce que pour aller y travailler comme y furent contraints nos aïeux – et c’est avec un bonheur mêlé de rage que, saluant à la gare de Coire le violoneux d’Indermaur peint sur le mur, j'ai passé en mode voiture de louage pour gagner la vallée dans laquelle m’attendait mon ami l’artiste, à l’entrée de laquelle se dressent les murailles médiévales du château de Rhäzuns où Blocher le paysan parvenu se la joue  tyranneau national …

     

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  • Chemin faisant (112)

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    L’étranger. - J’ai revu Taoufik trois fois durant les douze jours que j’ai passés à Tunis. Nous avons sympathisé dès la première, sur la terrasse du Grand Café du Théatre où j’étais en train de lire les Chroniques du Manoubistan. C’est lui qui m’a abordé et sans me demander, pour une fois, si j’étais Français ou Juif new yorkais. Il m’a dit avoir suivi les événements de la Manouba depuis Paris, où il enseignait l’histoire. Après quelques échanges je lui ai raconté le piratage de mon profil Facebook par ceux que j’appelais les salaloufs, le faisant bien rire;  je lui ai parlé de Rafik le mécréant ne discontinuant de les vitupérer, et c’est là qu’il a commencé d’évoquer son propre séjour chez son frère Ibrahim, la gueule qu’on lui a fait pour le manque de clinquant de ses cadeaux, et la métamorphose de sa belle-sœur Yousra, visiblement impatiente de transformer sa maison en lieu saint où lui-même se repentirait bientôt, devant tous, d’avoir épousé une Parisienne au dam d’Allah et de ses allaloufs. 

    Hippo.jpgLa deuxième fois nous nous sommes retrouvés, par quel hasard épatant, à proximité du pédiluve de l’hippopotame du zoo du Belvédère que je ne m’impatientais pas de ne voir absolument pas bouger. Taoufik était accompagné du petit Wael, son neveu de sept ans, qu’il m’avait dit inquiet de ses rapports avec Allah l’Akbar, et dont je vis surtout, pour ma part, la joie de courir d’animal en animal, jusqu’au petit de l’hippo tremblotant sur ses courtes pattes. En aparté, pendant que le gosse couratait sous le soleil, Taoufik eut le temps de me narrer la visite, chez Ibrahim, de son frère aîné l’éleveur de poulets, roulant Mercedes et pas encore vraiment remis de la chute de Ben Ali. Comme je lui avais répété les premières observations de mon ami Rafik sur l’ambiance générale de cette société où «tous font semblant », il m’a regardé sans me répondre, le regard lourd, triste et qui en disait long.

    Enfin nous nous sommes revus, la dernière fois, au souk des parfumeurs de la médina, où il venait de quitter son ami Najîb très impatient lui aussi de se trouver une femme française ; et c’est là qu’il m’a raconté le dénouement atroce des tribulations de la belle Naïma, littéralement lynchée par ses voisins, plus précisément : livrée à la police sous prétexte qu’elle avait reçu chez elle un homme non identifié comme parent. « Et c’est mon propre frère qui a fait ça ! » s’est exclamé Taoufik, qui m’avait dit la relation d’affection et de complicité, jusque dans leurs dragues, qui le liait à son benjamin : Ibrahim, que Taoufik avait surpris la veille en compagnie d’une prostituée, et qui venait de livrer Naïma aux flics, s’en félicitait vertueusement et s’en trouvait félicité par sa vertueuse épouse et leurs vertueux voisins…

    Au Foundouk El-Hattarine – Cette histoire odieuse, qui m’avait atterré autant que le pauvre Taoufik, impatient maintenant de regagner la France, m’a hanté plusieurs jours avant que, dans le même dédale du souk des parfumeurs, je ne me retrouve dans le patio de ce lieu de culture et d’intelligence que représente le Foundouk El-Hattarine.

    Tunis10.jpgÀ l’invite de l’éditeur Habib Guellaty, que j’avais rencontré à la Fondation Rosa Luxemburg, lors de la projection de La Mémoire noire d’Hichem Ben Ammar, je me réjouissais d’entendre, en lecture, le livre tout récemment paru d’Emna Belhaj Yahia, auteure déjà bien connue en ces lieux, intitulé Questions à mon pays et que j’avais acquis et lu d’une traite dans la première moitié de ma journée.  Philosophe de formation, romancière et essayiste, Emna Belhaj Yahia, dont je n’avais rien lu jusque-là, m’a tout de suite touché par la simplicité ferme et droite de son propos, qui se module comme un dialogue entre la narratrice et son double. Sans un mot lié aux embrouilles politiques du moment, ce texte limpide et sans trace de flatterie, m’a paru s'inscrire au cœur de l’être politique de la Tunisie actuelle, fracturé et comme paralysé dans sa propre affirmation. Revenant sur le paradoxe vertigineux qui a vu une société se libérer d’un dictateur pour élire, moins d’un  an après, les  représentants d’une nouvelle autorité coercitive hyper-conservatrice, l’essayiste en arrive au fond de la question selon elle, lié à l’état désastreux de l’enseignement et de la formation dans ce pays massivement incapable en outre, du point de vue des élites culturelles (écrivains, artistes, cinéastes) de présenter un front commun, identifiable et significatif. J'y ai retrouvé les questions que je n’ai cessé de me poser depuis trois ans et plus : où est la littérature tunisienne actuelle ? Que disent les cinéastes de ce pays ?  Comment vivrais-je cette schizophrénie dans la peau de mon ami Rafik ? 

    Or me retrouvant, ce soir-là, dans cette vaste cour carrée de l’ancien caravansérail où un beau parterre de lectrices et de lecteurs entouraient Emna Belhaj Yahia, j’ai été à la fois rassuré par la qualité des échanges, impressionné par les propos clairs et mesurés de l’écrivaine, et sur ma faim quand même, peut-être sous l’effet de cette lancinante et décapante lecture cessant de dorer la pilule ?

     

    Tunis2014 027.jpgL’inénarrable épisode. - J’étais un peu maussade ce matin-là. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fisse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres de la Manouba se dédoublant en ces lieux, au journal de treize heures.

    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues  conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en question – Rafik m’avait dit que j’en aurais pour dix minutes mais ne demandez jamais votre chemin  à Rafik Ben Salah -, je finis en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience. Mon ami écrivain s’étant défilé entretemps, j’allais me retrouver seul au micro national à raconter mon séjour d’à peine douze jours. J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’était récriée et m'avait demandé "plus d'infos", aussi lui avais-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité. Comme tout auteur est un puits de vanité et que je reste ouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux . «On a dix minutes pile ! » m’annonçait à l'instant la belle prof présentatrice…

    Huit minutes plustard, j’avais à peu près tout dit, à la vitesse grand vlouf,  de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice entreprit, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.

    Lorsque j’appris alors, par la voix de la crâne présentatrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau,  comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule (une espèce d’autobiographie soixante-huitarde romantique de tournure et d’écriture kaléidoscopique ultra-raffinée) avec le premier roman de Rafik Ben Salah, que je restai baba. Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, alors qu’elle me félicitait maintenant pour le Prix Schiller (effectivement reçu dans mes jeunes années, à l’égal de Rafik) et le Prix Comar (distinction tunisienne dont Rafik Ben Salah et Emna Belhaj Yahia ont bel et bien gratifiés), mais nous en étions aux dix minutes accordées, il me restait à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…

    Quant à moi, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce chameau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie que je n’avais pas envie, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et je n’eus même pas le cœur de le lui faire remarquer après l’émission...

    Je n’en dirai d’ailleurs pas plus. Je ne m’en sens pas le droit. Emna Belhaj Yahia est mille fois mieux habilitée  que moi au commentaire particulier ou général de l'état de la culture en Tunisie. Quant à moi j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp. Il nous restait juste, ce soir-là, à marquer nos adieux amicaux, à La Mamma, en compagnie de Rafik et de son amie Jihène. Nous ririons encore un peu de ce loufoque épisode, pour nous libérer du poids du monde comme il va ou, plutôt, ne va pas...

    Trois ans après la « révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik Ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas. À mon retour en Suisse, mon vieil ami l’historien Alfred Berchtold  à qui je faisais part de mes pensées, m’a dit comme ça: «On se sent dépassés. » Avant d’ajouter : « Mais Obama aussi a l’air dépassé ». Et le merveilleux octogénaire, que ses camarades de la communale, à Montmartre, appelaient Pingouin, de conclure : «Nous sommes tous dépassés, mais la vie continue. Avec Madame Berchtold, à l’Institution, nous nous exerçons l'un l'autre à nous réciter par coeur des poèmes...»

     

    L’épisode de Taoufik, imaginaire, découle de la lecture de Souriez, vous êtes en Tunisie, de Habib Selmi, paru chez Actes Sud/Sinbad.

    L’essai d’Emna Belhaj Yahia, Questions àmon pays, a paru en Tunisie chez Demeter et en France aux éditions de l’Aube.

     

  • Chemin faisant (111)

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    À hauteur d’enfants. - Un court métrage sortant pour ainsi dire du four, très bien cadré et pensé, très bien réalisé aussi, (magnifiques images et montage à l’avenant), apporte aujourd’hui un témoignage kaléidoscopique précieux sur la perception de la "révolution" tunisienne par ceux qui l’ont vécu entre enfance et adolescence. Les auteurs, Amel Guellaty et Yassine Redissi, sont eux-mêmes de tout jeunes réalisateurs, qui insistent, ce qui se discute, sur le fait que la révolution ait essentiellement été le fait de la jeunesse tunisienne. Le tout début de la première moitié du film tend ainsi à privilégier l’aspect festif et juvénile des manifestations. Puis s’enchaînent, sur des thèmes variés, les propos recueillis auprès d’une brochette d’enfants de 7 à 15 ans, tous issus de la classe moyenne citadine éduquée, reflétant souvent l’opinion familiale. 

    Samsung 1051.jpgOn  pense aussitôt à la série romande mémorable des Romans d’ado en regardant Génération dégage, dont les auteurs ont la même façon de faire « oublier » la caméra aux premiers cinq enfants « typés » autant qu’on peut l’être à cet âge. Il y a là Seif,le seul garçon, 9 ans, qui a son profil sur Facebook, constate que la démocratie oblige à porter le niqab ou la barbe (il trouve ça sale) et se réjouit de voir partir Ennahdha. Il y a la petite Maram, 7 ans, qui n’aime pas la démocratie au nom de laquelle on a « tué des tas de morts ». Il y a Chahrazed, 13 ans, qui ne dit que des choses pensées et sensées. Il  y a Sarra, 12 ans, qui estime que l’Etat ne doit pas se mêler de religion. Les thèmes défilent (la démocratie, la violence, la politique, Facebook, les manifs), suscitant autant de propos naïfs ou pertinents que  la sociologue Khadija Cherif commente à son tour avec beaucoup de tact et réalisme.  

     

    La vérité des « oubliés » - Dans sa deuxième partie, réalisée dans une école préparatoire mixte de Maktar, dans le gouvernorat de Siliani, le ton et le discours de ces enfants de chômeurs et de paysans pauvres changent complètement. Timides devant la caméra, les ados répondent sans hésiter, au prof qui les interroge, que c’était mieux « avant » la révolution, que les seuls changements qu’ils ont observés depuis les élections se limitent à la hausse des prix et à l’augmentation du chômage. Après une hésitation, l’un des garçons, qui daube sur les salaires des dirigeants, lâche d’un air accablé : « Ils nous ont rien laissé, M'sieur ».  Un autre, visiblement le fort en thème de la classe, qui affirme qu’il fera de la politique plus tard afin d’aider son pays,constate que même avec les meilleurs résultats les chances de poursuivre des études sont de plus en plus difficiles. Une jeune fille évoque la situation de sa famille, où son père chômeur ne parvient pas à offrir des études à ses quatre filles.

    Samsung 1049.jpgOn n’est plus ici dans l’ambiance politico-médiatique de la Tunisie des manifs, dont la fraîcheur juvénile est par ailleurs très réjouissante dans la conclusion du film, mais dans la réalité terre à terre de la Tunisie profonde, dont le regard des jeunes, fixant la caméra sans trace de cabotinage, interpelle et fait mal.

     

    Samsung 1052.jpgQuelle Tunisie ? – En un  peu plus de trente minutes, alliant un propos cohérent de part en part et de très remarquables qualités plastiques (la bande sonore et la musique de Kesang Marstrand sont également de premier ordre), Yassine Redissi et Amel Guellaty ont composé un tableau évidemment partiel mais dont les « couleurs » fortement contrastées sont d’un apport déjà considérable dans l’aperçu d’une réalité tunisienne à multiples faces.

    Samsung 1062.jpgOr à quoi ressemblera la Tunisie à venir de ces enfants confrontés, dès leur plus jeune âge, à des notions idéologiques encore abstraites et des réalités très concrètes, des débats et des manifestations vécus en famille, des tensions religieuses, des sacrifices de martyrs (l’immolation de Mohammed Bouazizi) ou des meurtres politiques (l’assassinat de Chokri Belaid)  vécus comme des traumatismes collectifs ?

    Le premier mérite de Génération dégage est de nous les montrer, ces très jeunes Tunisiens, ou tout au moins quelques-uns d’entre eux, à la veille de nouvelles élections et de nouvelles données qu’on souhaite bénéfiques à leur cher pays…

     

  • Chemin faisant (110)

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    La murène. - Ma conviction de longue date est que les mendiants nous honorent en nous demandant l’aumône. Je parle des mendiants et non des prédateurs qui vous assaillent, murènes et sangsues.

    Le long de la rue de Marseille où se mêle intimement tout un populo, ou sur l’Avenue Bourguiba où la scène de théâtre s’élargit  en fluviales dimensions, j’ai vite repéré les vrais mendiants à qui je savais que, tous les jours, je donnerais la pièce ; mais tout aussi vite fus-je repéré par les murènes et les sangsues des abords du Bonheur International.

    Au deuxième soir déjà, crevant la dalle et me dirigeant vers le restau Chez Nous qu’on m’avait recommandé, voici qu’un jeune type, la trentaine acide (le regard), plutôt bien sapé, sûrement un portable dans sa veste de cuir, m’alpague d’autorié et me lance : « Alors toi, le Français, tu es mon ami, tu me paies une bière ? J’aurais quelque chose à te proposer… ».  Et moi : « Ton ami, si tu veux, mais la bière sera pour une autre fois. Pour le moment, j’ai faim. Allez,bonsoir ! ». Et lui déjà teigneux : « Ah c’est pas un ami, ça, tu ne serais pas raciste ? »  

     

    images-4.jpegGamins à la rue. – Un autre soir, dans l’encombrement routier dantesque de l‘avenue Mohammed V, coincés dans la Twingo de Rafik pestant plus que jamais,  voilà que, surgie de nulle part, une poignée de chenapans très sales et très effrontés nous cerne soudain, dont l’un, aux grands yeux noirs terribles me rappelant les Olvivados de Bunuel, me fixe intensément en agitant le chiffon avec lequel il prétend nettoyer notre pare-brise. Mais Rafik : « Je n’ouvre pas ! »

    Et moi de sortir une pièce dont la dorure fait exploser illico mon cher râleur : « Deux dinars ! Non mais quoi encore ? Tu sais ce qu’il peut faire celui-là, avec deux dinars ? Il peut s’acheter cinq pains ! » Alors moi, tel l’imperturbable marabout : « C’est pourquoi, mon frère, tu vas ouvrir cette putain de fenêtre afin que je puisse donner, à cet enfant, ces deux dinars dont j’espère sincèrement, par Allah, qu’il ne les convertira pas en colle à sniffer »…

     

    l_mendiante.pngVrais et faux pauvres. - Au fil des jours, j’ai vu les mendiants me reconnaître, j’ai commencé de voir le visage de chacune et chacun, je leur filais la pièce sans me dorloter la conscience pour autant. On m’avait dit que de nouveaux pauvres, après Ben Ali, étaient apparus ainsi dans les rues de la capitale, et que certains groupes organisés avaient pris les choses  en main à l’instar de nos mendiants européens.

    Du moins me semblait-il identifier « mes » vrais mendiants, autant que j’avais repéré, dans l’instant, la murène du deuxième soir, à laquelle avait succédé une sangsue non moins caractérisée me revenant tous les jours avec un air plaintif, soi-disant photographe de presse (j’avais eu l’imprudence de lui payer une bière, de lui parler un peu de mon travail et de lui« prêter » vingt dinars), me guettant à la sortie de l’hôtel ou à chacune de mes rentrées et me suppliant d’acheter les photos qu'il me ferait avec son Nokia - ou alors tu me prêtes encore cent dinars…