À propos d’un premier roman d’une sidérante singularité : Aux deuils de l’âme, de Jean-Baptiste Ezzano.
Un roman peut-il être à la fois invraisemblable et vrai ? Est-il pensable qu’une ado de 15 ans, vierge et pure, s’exprime comme une femme pétrie d’expérience ? Et comment croire qu’un tueur en série puisse parler, tout tranquillement, des meurtres qu’il a commis en dissertant sur les questions philosophique sempiternelles du hasard et de la nécessité, de la prédestination et du libre arbitre, du bien et du mal ?
Telles sont les questions, entre beaucoup d’autres, que nous nous posons pendant et après la lecture du premier roman de Jean-Baptiste Ezzano, Aux deuils de l’âme, dont les 559 pages assommeront les uns par leur longueur et leur apparente froideur désincarnée, où d’autres – comme le soussigné - trouveront une projection vertigineuse du vide et de la solitude, de la déréliction et d’un cauchemar acclimaté typique de notre époque.
Comme un rêve éveillé
L’immersion dans ce roman est immédiate, comme dans un rêve à la fois hyperréaliste et fantasmagorique, aussitôt plombé par quelle inquiétante étrangeté.
On connaît la formule freudienne, désignant une réalité à double face avenante et angoissante, et c’est exactement ce qu’on ressent dès l’apparition, surgi lui-même d’un rêve où lui sont apparu de nombreux visages empreints d’une«crainte respectueuse », de Jonathan Lahel, agent immobilier de son état, propre sur lui et très satisfait de sa personne, qui dit de lui-même qu’il a « un charme froid et distant, brûlant en ce qu’il a justement de glaçant ».
Or sa première visite d’appartement, en compagnie d’un couple d’acheteurs potentiels, se corse du fait qu’au rendez-vous se présente aussi, sans y être conviée, une femme inconnue dégageant « la fragrance d’une âme pure », à laquelle Jonathan s’intéresse immédiatement du fait qu’elle lui évoque les« figures angéliques de sa préférence ».
Alternant ensuite avec le récit de Jonathan, s’amorce celui d’Albane, 15 ans et vivant « à part » depuis qu’elle a laissé tomber le lycée, qui se demande explicitement si la vie n’est pas un rêve et si la vraie réalité n’est pas celle de sa rêverie, alors qu’elle flotte un peu entre virées en vélo et rencontres diverses, attendant plus ou moins le « grand amour ».
Ainsi la narration va-t-elle faire s’entremêler les voix de Jonathan - la quarantaine fringante et la prétention d’un meneur de jeu lucide et sans faille -, d’Albane - l’adolescente à l’extrême sensibilité, dont le lecteur comprend qu’elle a eu une enfance bousculée sans en savoir beaucoup plus -, et de Solange – l’inconnue qui va révéler la face sombre de Jonathan.
Si les voix de ces trois personnages (auxquels s’ajoutera celle de Caroline, intervenant à titre posthume) sont distinctes, un trait de la narration leur est commun, consistant en la multiplication des parenthèses insérées dans leur discours respectifs. Cet artifice stylistique pourrait sembler agaçant(irritant, même exaspérant), voire gratuit ( superflu, frisant le tic), et pourtant il accentue (souligne, met en lumière) un paradoxe fondamental (et réellement éclairant) du roman : à savoir que plus on précise (avec exactitude et minutie) ce dont il est question, et plus le caractère étrange (indéfinissable ou carrément énigmatique) de tout ça s’accentue...
Thriller « àblanc »
Avec le récit de Solange, certaine d’avoir identifié le criminel qui a bouleversé sa vie (le lecteur verra comment), le roman de Jean-Baptiste Ezzano devrait évoluer en traque de tueur bientôt assimilable à la catégorie des serial killers, et pourtant non: le ton reste posé.
Au fil des pages, c’est bel et bien un personnage inquiétant, pourtant, qui se révèle sous les trop belles manières de ce Jonathan très soucieux des apparences et autres convenances sociales, et plus précisément : un sadique prenant du plaisir à faire mal aux autres.Pourtant rien ne démonte Jonathan, considérant les autres comme des« clones » et se faisant un plaisir rationnel et quasi théologique d’expliquer à Solange ce qu’il représente dans les mécanismes bien huilés de la destinée.
Rien de très étonnant dans cette dualité « diabolique » du prédateur souriant et se justifiant à froid, comme le tueur pontifiant et lénifiant, tout d’onctuosité ecclésiastique, du mémorable serial killer de Seven.
Mais ce qui est plus surprenant en l’occurrence, dans ce thriller « à blanc » sans la moindre action explicite, qu’on pourrait croire purement fantasmatique – un peu comme les meurtres imaginaires du tueur de Bret EastonEllis, dans American Psycho -, c’est que cette totale mise à plat continue de retenir notre attention…
L’expérience de l’inexpérience
Jean-Baptiste Ezzano était âgé de vingt-cinq ans lorsqu’il a écrit ce premier roman rompant avec les normes et poncifs d’une « jeune littérature » jouant (notamment) sur des effets de choc, tout en modulant un regard à la fois candide et grave sur le monde qui nous entoure et, plus encore en achoppant à une réalité contemporaine marquée par certaine immaturité – ou plus exactement par une découverte prématurée de la réalité.
Le noyau de ce roman me semble se situer au cœur de la personne, qu’on pourrait dire son âme.
«L’amour parfait ne peut naître que dans l’obscurité du cœur », déclare Albane à un moment donné, « pas dans la clarté de l’esprit ».
On pourrait objecter qu’une ado de 15 ans ne pense ni ne parle comme ça, pas plusqu’il n’est plausible que la même Albane s’interroge sur « l’efficience dulibre arbitre ».Pourtant on peut voir la chose tout autrement qu’en fonction des clichés sur « les jeunes », et c’est la proposition à la fois hardie et plausible de ce roman, que de parier pour une sorte d’intelligence du cœur hors d’âge.
Est-il invraisemblable qu’un enfant, même de cinq ou sept ans, ou qu’une adolescente de quinze ans éprouvent des sentiments et fassent des constats supposés réservés aux adultes ? Albane est physiquement vierge, et cependant elle est déjà nostalgique d’une pureté perdue et en ressent de la mélancolie. Sa représentation de l’innocence enfantine ne relève-t-elle que d’une illusion conventionnelle, ou traduit-elle un sentiment plus profond et personnel ? À chacun d’en juger.
Station Solipsisme
Les composantes antinomiques de la pureté,qui déterminent également (aux extrêmes) la rétention puritaine ou la folie terroriste, sont le propre d’une représentation du monde simplifiée et sans nuances, caractéristique de l’immaturité, ou plus exactement d’une immaturité actuelle dont les manques découlent de la rupture du lien social et de l’atomisation des individus – deux composantes essentielles dans le roman de Jean-Baptiste Ezzano.
Dans la ville imaginaire du romancier, une station de métro porte le nom, combien significatif à cet égard, de Solipsisme. Précision du wikipédant : « Le solipsisme est une attitudegénérale d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même ».
En l’occurrence, le solipsisme se rencontre à l’état le plus pur chez Jonathan,qui prétend disposer des autres selon son seul plaisir, mais on pourrait direque tous les personnages du roman se trouvent eux aussi dans ce double état de solitude et de séparation. Du moins Solange refuse-t-elle de se soumettre à la logique meurtrière du tueur, tandis qu’Albane reste en quête d’amitié et d’amour.
L’issue dramatique du roman, relevant de la conclusion stéréotypée des séries criminelles, ne résoud évidemment rien en réalité, tout en satisfaisant le récurrent besoin de justice de la lectrice et du lecteur. La vraie conclusion est ailleurs : dans l’écho de ce livre tout à fait singulier dans le cœur du lecteur, au secret de son âme.
Que celle-ci fasse son deuil d’une pureté qui la couperait de la vie, de quelque façon que ce soit, n’est pas un mal. Autant dire que c’est du côté de la vie, dans l’impureté des jours et des épreuves, qu’on attend, d'ores et déjà annoncés, les prochains romans de Jean-Baptiste Ezzano.
Jean-Baptiste Ezzano. Aux deuils de l’âme. L’Âge d’Homme, 559p.

De Carver, né sur la côte nord du Pacifique en 1938 et mort du cancer en 1988, le lecteur de langue française, grâce à l'entremise passionnée d'Olivier Cohen, a pu découvrir successivement les recueils intitulés Les vitamines du bonheur, Parlez- moi d'amour, Tais-toi je t'en prie ou encore Les trois roses jaunes.
Qu'il nous soit révélé par une de ses merveilleuses histoires douces-amères, où des gouffres insondables s'ouvrent soudain dans l'univers apparemment le plus ordinaire (l'étonnante Tais- toi, je t'en prie, tais-toi!), ou qu'il nous ouvre son atelier, Raymond Carver ne cesse de nous en imposer par la finesse de ses intuitions humaines et artistiques, son humilité d'artisan conteur, et le sérieux sans cuistrerie de ses observations sur l'art ou la simple vie.
Dans la foulée, c'est encore un autre regard complémentaire, et non moins révélateur, que nous offre la lecture des Short Cuts, tirés par Robert Altman (réalisateur) et Frank Barhydt (scénariste) de l'œuvre de Carver. Nul doute qu'au moment où le lion d'Or du Festival de Venise 1993 et le Prix d'interprétation pour l'ensemble des acteurs furent décernés au film d'Altman, l'âme tendre de Carver, sur son nuage de marshmallow, se réjouit comme nous réjouissent les histoires qu'elle a inspirées... 
Antonin Moeri. Pap's. Bernard Campiche éditeur.
Au mois de juin, entre 8oo et 1400 mètres, l'herbe suisse est incomparable, avec quarante fleurs différentes au mètre carré. Une autre chose qui me frappe lorsque je reviens en Suisse, c'est l'extraordinaire variété du paysage sur de petites distances. Je reviens du Canada où vous faites des milliers de kilomètres sans remarquer d'autre changement que la transition des épineux aux boueaux. En Suisse, passant de Vaud et Genève, on change non seulement de botanique mais de mentalité. Or je m'en félicite. Pour moi, la querelle entre Genevois et Vaudois relève de l'ethnologie amazonienne. Il est vrai qu'on ne fait pas plus différent, mais cette variété de paysages et de mentalités sur un si petit territoire m'enchante. Ce que je trouve également bien, en Suisse, c'est la concentration énorme de gens compétents, intéressants et intelligents. Il est totalement faux et presque criminel de dire que la Suisse est un désert culturel. La culture y est certes parfois rendue difficile au niveau de la diffusion, mais très riche du point de vue des créateurs. Si l'on ne prend que les exemples de Genève et Lausanne, je trouve que ces deux villes, complètement différentes du point de vue de la mentalité, sont aussi riches et intéressantes l'une que l'autre du point de vue culturel. Cela étant, et particulièrement dans le domaine touristique, la Suisse n'a plus du tout l'aura qu'elle avait avant la guerre de 14-18, quand elle faisait référence dans le monde entier. Pour ceux qui viennent nous voir, la dégradation du rapport qualité-prix s'est terriblement accentuée. Cela se sent de plus en plus fortement. Je sens même de l'hostilité, du mépris, à cause surtout de cette insupportable attitude suisse qui consiste à se faire les pédagogues de l'Europe. Comme si nous avions tout résolu. Or, on n'a rien résolu définitivement. Cela étant, La multiculture de la Suisse m'intéresse énormément. Je trouve qu'il est très bon de se trouver confronté au poids de la Suisse alémanique, à sa culture et à sa littérature, tout en déplorant évidemment cette espèce de chauvinisme qui pousse nos Confédérés à se replier dans le dialecte.









Celui qui explique aux jeunes cancéreux qu’en riant ont vit plus longtemps / Celle qui rit comme une folle en constatant le décès de son conjoint Jean-Paul qui a cassé sa pipe après se l’être fendue, ah, ah / Ceux qui fondent le parti des hilares hagards / Celui qui conseille aux Chinois de tourner la page de Tiananmen pour en rire (jaune) vu qu’on a des contrats à signer et que ça c’est du sérieux / Celle qui rit à s’en décrocher la mâchoire au point qu’il faut la conduire aux urgences où tous les soignants sont pliés /Ceux qui aux Olympiades du rire lancent le marteau qui retombe parfois sur le pied d’une faucille / Celui qui explique aux autres clowns du Conseil fédéral que l’Arabie saoudite est un pays qui rit sous cape même quand il décapite donc on peut y investir / Celle qui s’exerce devant son miroir en s’étirant les zygomatiques selon la méthode Coué révisée Schneider-Ammann / Ceux qui règlent tous les problèmes de l’Entreprise par la minute d’hilarité obligatoire le matin juste après le salut au drapeau / Celui qui dénonce celle qui fait la gueule à ceux qui rient comme le veut le nouveau règlement / Celle qui dirige le chœur des ricanants saluant chaque licenciement abusif / Ceux qui affirment que le rire est le propre de l’homme et même des certains ministres suisses allemands quand ils s’oublient / Celui qui en conclut qu’à bon chat rat qui rit / Celle qui se fend la malle aux soins palliatifs où tout est tellement marrant / Ceux qui se serviront du discours du Président de la Confédération à la Journée des Malades dans leur cours élémentaire de psychologie appliquée /Celui que rien ne déride que la lecture de Derrida quand l’orage menace / Celle qui sous le nom de Zouc se demande s’il n’est pas temps de revenir en politique/ Ceux qui manquent de pain mais pas d’humour et s’en réjouissent vu que le contraire serait plus grave / Celui qui rit tellement qu’on lui voit les dents/ Celle qui rit de ce qui lui arrive en Syrie vu que ses enfants ont bu toutes ses larmes / Ceux qui sont morts de rire et ont ressuscité pour constater que c’était la meilleure après tout ce qu’ils avaient infligé à ceux qui ne trouvaient pas ça drôle, etc.

Sacre de Soutine. – Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...
Glacis de la mémoire. – Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce « sur pièce » ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

Tout de suite j’ai été saisi par la matière humaine du roman, dont les personnages nous transportent dans la Tunisie des années 20, et par la qualité de l’écriture à la fois racée, précise et très suggestive de l’auteur, qui restitue les multiples aspects d’une réalité composite où se rencontrent (et parfois s’affrontent) trois cultures, à savoir la française de France et de Tunisie, l’arabo-musulmane des Tunisiens éduqués ou plus frustes, et l’américaine aussi, par le truchement d’une équipe de cinéma venue tourner un film en ces lieux supposés pittoresques.
Ce jeudi 5 novembre. – Je viens d’apprendre la mort de René Girard, hier à Stanford, à l’âge de 91 ans, et j’en ai été touché quasi personnellement, me rappelant notre belle et bonne rencontre àParis. Or, de tous les penseurs actuels, c’était celui dont je me sentais le plus proche, sans voir pour autant en lui le prophète d’un nouveau christianisme, loué par les uns ou moqué par d’autres.
Je suis réellement passionné par la (re)lecture de Jean-François Revel, auquel je suis revenu par le truchement de Simon Leys, et je vais tâcher de m’expliquer pourquoi.
En survolant les opinions et contre-opinions qui déferlent sans discontinuer sur Facebook, je me rappelle cette remarque d’Alain Finkielkraut affirmant qu’il n’avait point d’opinion à balancer, mais que des convictions à défendre, et c’est exactement ainsi que je le ressens aussi, opposant par ailleurs la position mûrement étayée à la posture plus ou moins opportune.
Café complet au Select. - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien…
Entre Francis et Lipp. – Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.
Et ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes plus proches complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.










Depuis le début de l’affaire Rushdie, une sale petite rumeur, dont il serait intéressant de débusquer l’origine, poursuivait sa basse besogne de sape : comme quoi Les versets sataniques étaient « un livre illisible » et de surcroît « à peuprès nul sur le plan littéraire ».
Livre «illisible » que Les versets sataniques ? Pas plus que les romans de Garcia Marquez ou de Günter Grass, de Vargas Llosa ou de Nabokov ! Mais pour être honnête, reconnaissons qu’il n’est pas facile. Roman du choc des cultures et du melting-pot des langages, il est tissé de références et d’allusions dont toutes ne sont pas compréhensibles du premier coup, notamment en ce qui concerne les rêves mystiques d’un des deux protagonistes. En outre, l’invention verbale qui caractérise son écriture profuse, voire parfois touffue, ne passe pas toujours très heureusement dans notre langue analytique, et d’autant moins que la traduction accuse des faiblesses. Enfin, le passage incessant du réalisme au fantastique ne peut que désorienter un lecteur formé au rationalisme occidental. Cela étant, moyennant un petit effort d’adaptation, le lecteur attentif aura tôt fait de reconnaître, dans ce roman picaresque mêlant poésie et satire, étude de moeurs et débat philosophico-religieux, fresque sociale et quête d’identité, une ouvred’envergure prenant place au premier rang de la création littéraire contemporaine.
Vannes de Gavroche. – Depuis les premiers graffitis rabelaisiens adornant les trop sorbonnicoles ou sorbonnagres murs du temple dela scholastique, relancés de générations en générations depuis Alcofribas Nasier jusque sur les barricades de la Commune et du Quartier latin en mai 68 où l’on crut bon de réaffirmer que « les murs ont la parole », le Gavroche parisien n’a cessé de réinventer l’art de la vanne ou du horion, du lazzi ou de la pique signifiant pis que pendre, et c’est avec certain ravissement que j’ai vérifié ces jours, dans ces quartiers point trop touchés par l’aplatissement et l’avachissement du luxe ou de la fonctionnalité bétonnée, entre le Montrouge de Robert Doisneau et le Ménilmontant de Carné et Prévert, moult inscriptions murales réjouissantes et autres saillies verbales ou graphiques.
Gouaille des murs. - Loin de moi l’intention de me la jouer Jack Lang en donnant trop de galon bourgeois à l’art du tag, qui n’en demande pas tant, mais le fait est que les murs parlent, et pas que dans les quartiers dits pittoresques; et j’ai gardé comme une relique la petite photo que m’a envoyée un jour mon ami Thierry Vernet, d’une inscription en grandes lettres sur un mur des hauts de Belleville : LES MURS DE BABYLONE NE NOUS FONT PLUS BANDER ; surtout m’a épaté, pour en revenir à la Butte-aux-Cailles, la foison de peintures punkoïdes d’une fantaisie brute qui se retrouve désormais un peu partout, de l’Italie de Ceronetti au Bronx de Basquiat, mais avec ce ton Titi propre à Paname...



l’Ennemi, etc.


Ce qui est sûr, c’est que le béquillard compissé de Montparnasse-Bienvenuë, hier soir, n’attirait que des regards dégoûtés ou réprobateurs, tandis qu’un ange a été envoyé au désespéré de Fable d’amour, sous l’aspect d’une « fille merveilleuse » qui l’aborde un jour et l’enjoint de la suivre, l’emmène dans son petit chez elle et s’affaire longuement, après l’avoir aidé à se dépouiller de ses hardes puantes, à le laver et le rincer, gratter ses croûtes et traquer ses poux et autres morpions, tout ça au fil d’une scène d’une saisissante pureté – mais ou frères et sœurs CELA existe...
Le voile et le sabre. – Ce qui est moins sûr, à mes yeux en tout cas, c’est que le Dieu des islamistes radicaux existe. 
Utrillo, poète des vieux murs.- Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués « mon » peintre préféré d’alors, ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.
Mon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbe aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres Torugo, que j’avais mémorisés le Diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème,« Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…


Le réel transfiguré.- Depuis lors nos regards se sont multipliés, puisque ma bonne amie partage ma passion pour Czapski et son ami Thierry Vernet: les toiles que nous possédons de ces deux-là nous font mieux voir par leurs regards et, chaque fois que nous sommes à Paris ou en Provence, en Italie ou dans nos régions lémaniques où tous deux ont passé, nous voyons des Czapski et des Vernet, sans compter les Stephani que nous a laissés la compagne de Thierry. 
L'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là.
Faits et fiction. - Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?