UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 91

  • Femme à la fenêtre

    interieur-nice.jpg

    Léa, pendant ce temps, faisait des patiences en regardant la télé.

    Ce fut grâce à Léa, même indirectement, que Théo ne sombra point dans la fureur iconoclaste.

    Léa, de fait, ne semblait altérée en rien, ni d’esprit ni de cœur, par les heures et les soirées entières qu’elle passait devant la télé sans cesser de fredonner des airs sottovoce.

    Théo n’avait jamais été effleuré, connaissant sa Léa, par la crainte qu’il pût y avoir là quelque signe de ramollissement ou quelque présage de sénilité. Nullement : Léa se gavait littéralement de séries et autres comédies dites de situation, Léa passait des heures et des soirées à regarder cuisiner des cuisiniers et jardiner des jardiniers, sans en être affectée apparemment.

    Or, tout interloqué qu’il fût, se rappelant la Léa qu’on ne pouvait arracher à son harmonium à souffflets ou à son pianola, Théo ne pouvait que constater la permamente et profonde tranquillité de celle qui, à ses yeux d’essoufflé récurrent au bilan notoirement aggravé depuis peu, n’avait de vice à vue que de fumer comme une alignée de cheminées.

    Comme l’avait remarqué Cécile, qui ne pensait pas autrement en la matière que son cher père, chair de sa chair, Théo se trouvait au bord d’exploser de colère quand, évoquant le Mal mondialisé, le Mal d’argent et d’envie délétère, le Mal d’écrasement ou de ressentiment, le Mal de stupidité ou le Mal de vulgarité, il s’entendait répondre par Léa que cela, n’est-ce pas, avait toujours existé et toujours existerait.

    Pourtant Théo se retenait de tempêter et d’agonir Léa car il sentait et savait, en son tréfonds, qu’elle ne disait cela que pour mieux résister au Mal en question, et plus au tréfonds encore que ce n’était le cas pour le rêveur qu’il était.

    Un jour, d’ailleurs, Léa le lui avait balancé comme ça, après que Théo lui eut rendu compte des dernières délibérations du Shadow Cabinet : « C’est tout à fait ça, mon cœur, et c’est pourquoi nous vous aimons tant, bande de rêveurs ».

    Léa, regardant les films d’animaux, ou les concours de cuisiniers ou de jardiniers, n’en continuait pas moins, Théo l’avait remarqué, de fredonner en même temps tel ou tel air qu’elle reprenait le matin ou enmatinée sur son harmonium ou son pianola.

    Léa aurait-elle pu s’exhiber elle-même à la télé en train de cuisiner ou de jardiner ? Loin de là : Léa se défendait de toute stupidité autant que de toute vulgarité sans apparente difficulté, peut-être immunisée par son secret.

    À vrai dire Théo se sentait un peu dépassé. Quelque chose de Léa lui échappait et lui résistait, lui semblait-il, sans en concevoir pour autant de réel tourment, comme l’impassibilité souriante de Clotilde, quand elle avait posé pour lui, l’avait dépassé quelque part.

    Or Léa, la lectrice et le lecteur l’auront remarqué - mais le Romancier y insiste un peu lourdement -, n’aura cessé, quoique regardant la télé à soirées faites et sans laisser de côté ses jeux de patience, de s’activer à la préparation de repas exquis pour les habitants de la Datcha ou ses hôtes de passage, sans parler des fleurs des allées et des humeurs de ses filles à gérer, comme elle le répétait par manière de raillerie, les comptes à boucler à chaque fin de cycle lunaire et les boxers de Théo à repasser, les escaliers de pierre à récurer et ceux de bois à cirer, - autant de multiples activités aussi concrètes que discrètes qu’elle reprochait parfois à Théo, autant qu’à tout ce ramassis de rêveurs, de ne point assez reconnaître et louer sur les toits, tout ce job et ces croix à porter au nom de l’éternelle féminité célébrée les yeux au ciel  - pourtant Léa n’en poursuivait pas moins sa rêverie à elle, chère Léa fille de Gaïa, chair de la chair de ses filles et du Romancier, chère mère virtuelle, non moins que très réelle, des sempiternelles douleurs – chère Léa fumant sa clope et crevant d’humeur tendre en douceur.

    (Extrait d'un roman en voie d'achèvement)

    Peinture: Henri Matisse
  • Chemin faisant (46)

    3948685547.jpg

    Lecture omnibus. - Cela nous barbait un peu, avec ma bonne amie, de nous taper 120 bornes pour une heure de lecture à Sion, mais le devoir amical nous appelait, et peut-être les mots du poète nous charmeraient-ils comme la dernière fois ? Cette fois-là nous avions éprouvé ce bonheur rare et précieux de découvrir, à la Ferme-Asile sédunoise de la Promenade des Pêcheurs, style ancienne grange retapée en centre culturel, une vraie nouvelle voix modulée par les premiers mots publiés de Pierre-André Milhit, dans son Inventaire des lunes déniché par notre ami Pascal Rebetez. Or, le patron, découvreur à ses heures, des éditions d'autre part, avait remis ça en nous promettant du meilleur. Donc on ne pouvait manquer à l'amitié et à la poésie en invoquant les risques de tempête et de neige en paquets aggravés par la perspective de chaîner la Japonaise dans la nuit et le froid...
    Milhit.jpgTant qu'à lire j'ai ajouté, au menu du Teatro Comico où Pierre-André Milhit allait nous donner un premier aperçu oral de La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, la lecture ambulante, partagée avec ma bonne amie chauffeure, de l'Histoire d'une femme libre de Françoise Giroud, que j'étais censé commenter à Zone critique avant de me retirer de cette émission, et du Temps des tempêtes d'Anne Cuneo, programmé à la même enseigne - mais cette double mise en bouche nous a laissés sur notre faim. D'où notre escale ultérieure à La Liseuse, épatante librairie littéraire prospérant aux bons soins de Françoise Berclaz, digne fille de l'écrivain Maurice Zermatten, où ma bonne amie a pêché le dernier Camilleri tandis que je profitais de rattraper mon retard en achetant les Modernes catacombes de Régis Debray et le dernier roman de Pascal Kramer. Sur quoi nous avons rejoint notre ami Pascal tout tousseux, mais toujours vaillant, au Teatro Comico où le poète et son compère Métrailler, au tuba, allaient nous faire passer une heure bleue.

    Cheval.jpgComme une magie. - Moi quand j'entends ça je tombe, et je suis content de constater que ma bonne amie tombe de concert. Le poète a la dégaine d'un croquant valaisan à moustache qui aurait juste enlevé ses bottes pour se présenter en scène, le Métrailler tubiste a la mine d'un lunaire souriant sur sa planète, et voici ce qu'on entend: "on ne promène pas son cheval / comme on promène un chien/ un landau ou un aïeul / il y a de la déférence / il y a du respect / on aère son cheval comme du linge propre / la rumba des sabots sur la route / le naseau qui fume la peau qui vibre / le crottin pour les jardins /et la mémoire de Lascaux / on ne dit rien du syndicat des chevaux"...
    Donc je tombe quand j'entends ça. J'entends de là notre vieux voisin moustachu de la Rouvraie de notre enfance ronchonner dans son jardin contre "ces Italiens" et répandre sur ses carreaux le crottin des chevaux remontés du marché par la route d'en haut; j'entends la rumba des sabots sur le pavé du Boulevard Saint-Germain, cet autre jour où tout un escadron accompagnait au Panthéon le cercueil du nègre Dumas; et la "mémoire de Lascaux", je ne vous dis pas...

    Sirènes.jpgMinutes heureuses. -Il y a du trouvère à la plombette chez ce poète-là: il grappille les trouvailles et nous en barbouille. Ce poète a un sens aujourd'hui plutôt rare de la ritournelle, pas loin d'un Chappaz ou d'un Prévert dans les onzains de sa Garde-barrière - et voici quatre p'tits tours et s'en va: "ta peau est un émerveillement / sur l'autel des matins doux / ta peau est une corbeille de fruits / sur la table des jours de fête", c'est simple comme bonjour et voilà l'envoi: "elle dit que la mémoire tient de l'imprimerie"...

  • Chemin faisant (46)

    Chemins26s.jpg


    Faire la trace. - La neige étant revenue en abondance, je suis reparti sur mes raquettes de trappiste destination l'alpage supérieur, avec le chien Snoopy ondulant comme une otarie à papattes dans la profonde; et tout aussitôt me sont revenus plein de souvenirs de traces sur la Haute Route.
    grimpejlk29.jpgAinsi je nous revois remonter les altitudes de Zermatt au col du Mont-Brûlé, cette année-là. La neige portant bien il nous semblait avoir des ailes en dépit de nos sacs de sherpas, et nous y fûmes en cinq ou six heures; mais l'année suivante, brassant une couche fraîche nous arrivant aux genoux, chacun des lascars ne faisant que cinquante ou cent pas avant de se faire relayer, c'est à la nuit, après douze heures de marche que nous étions parvenus là-haut dans la clarté lunaire, laquelle avait donné à notre folle descente sur les tuiles de vent, droit sur le glacier d'Arolla, des allures de surf halluciné d'une folle griserie. Nous avions vingt ans et voici que, neuf lustres plus tard, Snoopy me dépasse crânement pour faire la trace devant moi comme, à mes quatorze ans, sur d'autres cimes, j'avais été prié par mon père de passer devant...

    Chemins26K.jpgNous avons laissé l'isba en contrebas et nous trouvions à présent tout seuls au-dessus des Vénérables, comme nous appelons les sapins immenses à dégaine ces jours de formidables moines à capuches immaculées, et du coup je me suis retrouvé dans la magie de cet autre monde des esprits sans âge et des âmes murmurantes dont la nature est le berceau, l'écrin ou le cercueil, on ne sait trop - le temple, enfin quoi l'église surnaturelle des premiers et des derniers jours où l'on s'agenouille debout...


    Chemins26G.jpgDouce effraction. - Depuis que j'ai découvert où l'Armailli planque la grande clef de l'alpage supérieur, j'aime bien y faire escale en douce hors saison, ni vu ni connu, parfois à lancer un feu dans la petite cuisine au lit de fer et à la table de vieux bois lustré, mais cette fois juste en passant non sans prendre connaissance des derniers rapports écrits de l'Armailli, sur les feuillets qu'il annote et constituent en somme son journal d'estivage réduit aux plus simples expressions: Monté le 6 juin, pas beau. Réparé la clôture d'en haut. Fauché derrière. Remonté le 15 avec le troupeau. Fauché les orties. Remis la fontaine en ordre - ce genre de choses. Chemins26r.jpg

    Chemins26C.jpgChemins26s.jpgSurtout j'aime regarder les objets de l'Armailli, pas bien beaux à part quelques cuillers de bois sculpté. Je l'imagine fumant son tabac gris en maugréant, comme la seule fois où nous nous sommes rencontrés devant l'isba, le farouche devant se demander quel hurluberlu j'étais pour transformer ainsi une étable en bibliothèque et la peindre en rouge de surcroît. Je regarde ses vieux bouquins du Fleuve noir, ou ce recueil des Anecdotes alpines de Charles Gos dont la poussière me dit qu'il n'a plus été lu depuis des années. Je m'amuse à déchiffrer, sur la porte intérieure de l'armoire à vaisselle, cette coupure jaune d'un article signé Tip Top et prodiguant moult Bons Conseils sur la cuisson des macaronis ou la façon de nettoyer les taches de graisse. Je me demande qui a cloué, sur une poutre jouxtant la porte du chalet, cette frise de prières tibétaines imprimées sur des banderoles d'indienne déchirées par le vent et le temps ? Enfin je me dis que ce que je fais-là de bien indiscret, tous les écrivains devraient le faire: soulever le toit de chaque maison, regarder ce qu'il y a dedans, observer la vie des gens, partager tout ça...

    Le roman des objets. - Ceux-là sont des imbéciles: cet écrivain, ce cinéaste, ce critique sans entrailles, qui prétendent que la Suisse n'offre aucune prise à l'invention romanesque. J'imagine un Simenon découvrant ici les objets de l'Armailli, ou Tchékhov qui disait pouvoir écrire un récit à partir d'un cendrier. Ramon Gomez de La Serna rêvait d'écrire un roman dont les personnages seraient des objets. Ce que François Bon a fait à sa façon, racontant à la fois les siens, le monde d'un garage ou d'un atelier, son propre apprentissage et se passions de jeunesse, la Russie ou le rock à travers des ustensile ou des outils, dans son Autobiographie des objets. Tout un monde à raconter, qu'il suffit de tirer de la pénombre de cette prétendu banalité. Toute une vie à ressusciter...

  • Aux Fruits d'or

    3255269571.JPG

    J’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa bouquinerie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’aura appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans, que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le rabbi Iéshouah n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les éteignoirs ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.   

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

  • Au bout du jardin

    000_sahk980401215860.jpg

    Le Monsieur belge se demandait, ce jour-là, s’il arriverait au bout de son jardin ?

     

    Quant au Monsieur belge, il n’a pas à chercher Midi à quatorze heures de l’autre côté du monde, puisqu’il y est.

     

    Le Monsieur belge a toujours eu le sentiment de détenir un secret, sans savoir lequel ; toujours il a eu l’intime conviction d’être protégé, sans en chercher le pourquoi. C’est comme ça, s’est-il souvent dit, non sans se moquer de la platitude du constat.

     

    Mais le voici revenir à la fenêtre de sa maison de Canberra pour constater que, d’une part, le monde semble s’être rétréci depuis quelque temps, et que d’autre part il a gagné en immensité.

     

    Depuis quelque temps en effet, le bout du jardin de sa maison de Canberra s’est comme éloigné, au point qu’il met plus de temps à l’atteindre, alors qu’il lui semble aussi qu’il lui suffirait de penser qu’il y est pour y être.

     

    Le Monsieur belge se demande à présent si jamais il retrouvera ses belles foulées de jadis. Ainsi se rappelle-t-il les enjambées qu’il faisait, cette année-là, en traversant, avec ses étudiants, la grande place de la capitale chinoise où, peu après, d’autres jeunes gens se firent massacrer.

     

    À l’instant il suffirait au Monsieur belge de tendre la main pour atteindre son exemplaires des Entretiens du Maître, dont la traduction lui a valu quelque célébrité, mais ce geste ne lui semble à vrai dire d’aucune nécessité alors que ses grands fils viennent de le rejoindre pour l’entourer de leur bonté ; le Monsieur belge est alors frappé, même saisi par l’extrême beauté de ses deux fils.

     

    En écrivant cela, le Romancier ne peut que songer, de son côté, à l’extrême beauté de ses deux filles, dont les filles de Léa et Théo sont le reflet dans son roman en chantier.

     

    La beauté est toute de ce monde, se répète à l’instant le Monsieur belge sans trouver d’autres mots que le Romancier traduirait, s’il avait jamais été initié à cet art parfait, par un unique trait de pinceau.

     

    En souriant alors à ses fils et aux quelques amis venus lui fermer les yeux, le Monsieur belge dit simplement en citant le Maître malicieux : « Mes amis, vous croyez que je vous cache quelque chose ? Je ne vous cache rien. Tout ce que je fais, je vous le montre. Je suis comme ça »… 

     

     

    (Extrait d'un roman en chantier, p.200)

  • Chemin faisant (45)

    Davos2.jpgDavos.jpg
    Zap88.jpg

    Aux Cheminots. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"
    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive (1) consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...

    ZieglerFils.jpgDe la filiation. - Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.
    Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...


    Les nègres blancs. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages.Zap001.png Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, qui a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean,ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...



    (1) Destruction massive est désormais disponible en poche, Point Seuil.

  • Chemin faisant (44)


    Chemins03.jpg


    De l'autre côté. - L'idée de revenir ce matin de Genève à La Désirade par l'autre rive m'est venue comme, ça, sans raison claire. Ou peut-être était-ce l'envie de me retrouver un moment en France, après le théâtre de la veille ? Ou plus inconsciemment, quelque chose de vivant m'attirait de l'autre côté, comme notre chère K. le disait quand elle prenait le bateau. Ou peut-être aussi, dans la suite de l'enregistrement que je m'étais passé en voiture à l'aller, d'Albertine disparue lu par le comédien Denis Podalydès, qui module si subtilement, avec quelle douceur et quelle force, les moindres inflexions de cette incroyable symphonie mentale qu'on redécouvre plus ample encore à l'écoute; ou peut-être redoutais-je simplement les encombrements matinaux de l'autoroute ? La veille j'avais assisté au Poche, en fin d'après-midi, à la générale de la nouvelle pièce de Dominique Ziegler consacrée à Jean Jaurès, dont la force expressive crescendo m'avais aiguisé l'esprit et réchauffé le coeur; et c'est donc l'esprit et le coeur accordés que j'avais rejoint mon compère Max le Bantou à La Trappe des Pâquis pour une nouvelle soirée à n'en plus finir de nous raconter nos choses de la vie. Je lui ai aussi raconté le formidable Jaurès, il m'a parlé de ses lectures récentes et de ses projets d'écriture - et jouant une fois de plus son ange gardien il m'a dissuadé de reprendre le volant après nos agapes, j'ai vrillé un clin d'oeil aux dames en vitrines après l'avoir quitté à l'angle de la rue de Berne, enfin je suis allé lire un bout du Journal de Lars Norèn dans une mansarde de l'Hôtel Capitole; et ce matin je me suis réveillé comme à l'étranger.
    Or je me disais tout à l'heure, sur la route de l'ubac lémanique, que l'esprit de mon nouveau livre en chantier tendait, précisément, à ce passage de l'autre côté, tandis que, m'accompagnant en voiture, le Narrateur, éperdu à l'idée qu'Albertine pût ne pas revenir, et recevant soudain le fameux message où elle lui dit tranquillement qu'elle le pourrait bien, lui fait cette réponse travestissant son plus vif désir en feinte indifférence et en froideur exprimant exactement le contraire de ce qu'il ressent crainte de perdre la face et la main, si l'on peut dire - et tout à coup le nom d'Excenevex m'a frappé...

    Chemins10.jpgLe nom d'Excenevex. - Le seul nom d'Excenevex en lettres blanches sur fond bleu, ou en lettre noires sur fond blanc, m'avait immédiatement paru étrange et bizarrement attirant lorsqu'il nous était apparu pour la première fois, à l'été 1961, à mon ami allemand T. et à moi, tous deux âgés de quatorze ans et accomplissant alors le tour du lac à vélo, sur la bord de la route que nous parcourions en direction de Thonon ou peut-être avant cela: sur la carte ou nous avions tracé notre itinéraire de je ne sais plus combien de jours. Or ce nom d'Excenevex, moins encore que ceux de Locum ou de Novel, que nous découvririons plus tard, ne ressemblait à rien, et moins que tout aux noms de la rive romande. Mais ce nom se chargea ces jours-là d'une magie nouvelle, liée au site lacustre, encadré d'une pinède et déployant de vraies dunes - chose unique à ma connaissance sur le pourtour du lac Léman, où nous décidâmes d'établir notre campement et où nous vécûmes ce que je crois les plus belles heures de ce périple adolescent. Cependant est-ce bien sûr ? N'ai-je pas magnifié ce souvenir si lointain ? Est-ce possible que ce lieu de notre bonheur estival se soit pareillement dégradé ? C'est ce que je me suis demandé ce matin en découvrant ces lieux devenus affreux, les dunes réduites à la grève la plus mesquine et souillée de déchets, une méchante pelouse reliant désormais le lac et la pinède, et l'ancien camping plus ou moins sauvage remplacé par un camp de concentration balnéaire à baraques identiques et tout entouré de clôtures - pourquoi pas des miradors tant qu'on y était ? Or à peine m'étais-je parqué sur une aire de stationnement absolument déserte qu'un policier m'abordait pour me faire observer que je me trouvais en zone privée et que j'étais prié de garer mon véhicule sur cette autre aire de stationnement déserte, là-bas. J'ai obtempéré tout en racontant mon souvenir au flic, et mon pèlerinage, et j'eus droit alors, au moins, à une espèce de sourire...


    Chemins05.jpgUne certaine ondulation. - Dans la foulée j'avais un autre pèlerinage à accomplir, à la basilique de Thonon-les-Bains où notre chère K., mère de ma bonne amie et bonne dame elle-même s'il en fut, ne manquait jamais d'allumer un cierge en dépit de sa mécréance. Thonon respire la bonne province française même en morte saison (j'ai fredonné la chanson de Georges Chelon en gagnant le petit port de Rives en funiculaire), et je me suis rappelé ce que la vieille dame disait à propos de l'autre rive qu'elle, Hollandaise éprise des vastes ciels, aimait à gagner presque chaque semaine au motif supplémentaire que la vie sociale à la française, les rues, les boutiques, le marché et les gens, ondulent d'une manière moins ordonnée et prévisible qu'en Suisse trop propre et trop en ordre. Je suis donc entré dans la basilique dédiée à Saint-François de Sales, j'ai allumé mon cierge, je suis resté quelques temps à m'adoucir le regard aux couleurs de l'émouvant chemin de croix de Maurice Denis, puis j'ai regagné la rue qui ondule, je suis entré dans un bar populaire bien ondulant et j'ai regardé les gens onduler...

    Katia9.JPG

  • Un combat singulier

     Fauqemberg7.JPG

    Avec Mal tiempo, David Fauquemberg nous plonge dans le grand jeu de la boxe sous l’angle du bilan existentiel. Michel Déon l'a aimé !

     

    C’est un livre à la fois puissant et très sensible, dense et intense que Mal tiempo  de David Fauquemberg, deuxième roman de l’auteur du mémorable Nullarbor, gratifié du Prix Nicolas Bouvier en 2007 et désormais disponible en Folio. Elliptique et percutant, combinant admirablement les lignes narratives du double drame intérieur vécu par un jeune champion cubain du genre indomptable et par le narrateur, dit le Francés, boxeur amateur trentenaire en passe de laisser tomber The Game, et d’une plongée dans les univers imbriqués de la boxe et de la vie cubaine dont l’arrière-plan social et politique se trouve ressaisi à fines touches précises et combien significatives aussi. On peut ne rien connaître à la boxe, ni ne s’y intéresser particulièrement : aussitôt on est pris, embarqué dès la première page par le premier combat qui est aussi le dernier du narrateur méchamment démoli par un truqueur ; et c’est dans cette mêlée brutale, de l’intérieur de la boxe pourrait-on dire, que s’amorce le récit du Francés à double valeur de quête existentielle et de reportage au sens le plus noble du terme, dans un temps qui est cependant essentiellement le temps d’un roman et avec une frise de personnages campés avec vigueur.

    La première partie de Mal tiempo évoque le séjour à Cuba d’un groupe de boxeurs français, aux fins d’entraînement des meilleurs éléments de la relève, auquel le Francés hispanophone est convié comme pair et interprète, alors même qu’il se sent proche de « décrocher ». Les accompagne aussi l’imposant Rouslan, vieux coach d’origine russe qui a guidé les pas du narrateur, en lequel il a reconnu un type régulier.  Côté cubain, dès l’arrivée sur l’île, c’est un autre mentor aussi probe qu’exigeant qui apparaît ensuite en la personne de Sarbelio Marquez, entraîneur des jeunes Cubains dont l’un d’eux, colosse solitaire et farouche du nom de Yoangel Corto, se trouve bientôt remarqué et recherché par le Francés, gratifié plus tard du titre amical de « socio » en signe de reconnaissance. Plus encore: Corto révélera son arrière-monde personnel à l’étranger attentif, l’origine filiale de sa révolte douloureuse et l’humiliation qui l’a fait user une première fois de sa terrible force naturelle, avant la boxe, son rapport avec le dieu-tonnerre de la tradition yoruba et la grotte secrète où il se ressource, son père artiste vaguement dégénéré et l’absence de sa mère, le quartier de misère d’où il sort et les filles dont il change comme de chemise au scandale de sa grand-mère le couvant amoureusement du regard – tout cela très vivant et frémissant, contrastant avec les sévères galères, les cris et les coups de l’entraînement.

    La question du sens de la boxe se pose déjà au fil de cette première partie de Mal tiempo, qui renvoie incidemment à la question du sens de l’art ou du sens du travail humain. Cette question se pose notamment pour Corto, qui évoque précisément, à un moment donné, la question de l’art, et qui ne semble pas attacher à la notion de victoire le même sens que les autres. La bascule de la première partie dans la trivialité, après une victoire de Corto qui le laisse comme impatienté, dans une boîte à cul où son honneur bafoué le force une fois de plus à corriger un touriste imbécile qui l’a provoqué, débouche sur un retour à la mesquinerie face à laquelle le jeune révolté ne peut mais. Surdoué mais insoumis à l’ordre établi, selon lequel un touriste même taré reste sacré, Corto sera jeté pour un temps, le temps que ses pairs champions cèdent aux sirènes étrangères et que le sport national s’en ressente au point qu’on le rappelle…

    À la question pure du sens de la boxe, que Yoangel et le Francés se posent chacun à sa façon, succèdent  alors, dans la seconde partie de Mal tiempo, deux ans plus tard, les questions plus troubles et tordues des enjeux commerciaux et nationaux de la boxe, dans un contexte de « marché » plus ouvert, à Port of Spain où, deux ans plus tard, le narrateur va retrouver son « socio ».

    Or celui-ci a changé, constate-t-il, même si Corto, plus fort que jamais, se trouve capable de terrasser tous ses adversaires. Comme une réserve mélancolique s’est emparée de lui, que le Francés comprend. Alors même qu’on attend que le champion humilié par les bureaucrates prenne sa revanche, le voici risquer de passer pour traître en retenant sa force. La fin du roman, qui frustrera le lecteur avide de conclusion, et donc de victoire, rappelle les refus de ces autres « dissidents » que sont un Bartleby ou un Schweyk. Or du vrai combat on aura compris, sans démonstration explicite pour autant, que seuls Corto et son « socio » savent l’issue…

    Tout cela est passionnant, mais on n’aura rien dit sans ajouter que ce roman, qu’on dirait écrit par tous les côtés à la fois, comme sculpté dans la matière verbale, comme filmé par les mots (alors qu’il n’est en rien conçu « pour le film » comme tant de feuilletons habiles), vaut par son écriture à la fois dégraissée, elliptique, précise et rapide, mais non sans diffusion lyrique et sans ouvertures constantes à la rêverie ou à l’arrêt méditatif. On avait compris, avec Nullarbor, qu’il faudrait désormais compter avec David Fauquemberg. Mal tiempo le confirme en beauté…    

    LireFauquemberg09.JPGDavid Fauqemberg. Mal Tiempo. Fayard, 280p.  

     

     

     

     

    Boxe2.jpgL'Auteur sur le ring, dialogue.

     

     

     

    - Quelle  a été la genèse de Mal Tiempo ?

    - Bien avant d'avoir terminé Nullarbor, j'avais écrit une première version de la scène d'ouverture, mais je suis incapable de travailler sur deux textes en parallèle avec la même intensité... Et puis il y avait le titre, Mal Tiempo. Il me venait d'une expression souvent entendue à Cuba, et pour cause : Al Mal tiempo Buena Cara - Faire bonne figure au mauvais temps ("Contre mauvaise fortune, bon coeur"), ou, comme je l'entends : "Sourire à l'adversité". Bref, j'avais cette idée d'adversité, et aussi l'idée de tempo, de rythme. Tout le roman est parti de là. Le narrateur à contretemps (autre interprétation possible du titre), et le boxeur cubain qui impose son tempo, domine le temps.

    Au départ, j'avais deux envies : écrire Cuba, et écrire la boxe. Cuba étant la meilleure école de boxe au monde, et comme j'avais eu l'occasion de voir de près les boxeurs de là-bas, ces deux projets se sont fondus l'un dans l'autre pour n'en faire plus qu'un. La boxe me permettait d'entrer différemment dans Cuba, par les banlieues des petites villes, par les hommes tels qu'ils vivent; Cuba m'offrait une boxe différente, plus proche du "noble art" que la boxe professionnelle qu'on voit aujourd'hui à la télévision. Cuba, c'est une certaine idée de la boxe : l'amateurisme (le sport professionnel est interdit par le régime), le respect de l'autre, presque une ascèse, et puis le STYLE ! Pour un amateur de boxe, voir combattre les Cubains est un régal, une émotion esthétique - le sens du rythme, la technique réduite à l'essentiel, sans fioritures, la force et la souplesse. Les grands champions cubains, surtout Felix Savon (trois fois champion olympique des lourds), sont d'une classe à part.

    En outre, le Cuba qui m’intéressait dépasse et de beaucoup la seule réalité du dernier demi-siècle : c'est un Cuba plus profond (on le voit dans la scène de la grotte), le Cuba des campagnes, car la culture de l'île est essentiellement paysanne - la musique, l'amour de la terre, la pesanteur des croyances populaires - indiennes, yorubas, etc. Mon héros, Yoangel Corto, est constitué de tout cela. Il en tire une force un peu surnaturelle, et surtout une certaine rigueur morale, l'attachement à des principes, une armature.

    Boxe3.jpg-   Quels rapports personnels entretenez-vous avec la boxe ?

    - J'ai toujours été fasciné par la boxe, par l'extrême simplicité du dispositif, par sa frontalité, son intensité extrême, ce mélange unique de confusion (on est toujours dépassé par le combat) et de maîtrise - le bon boxeur, c'est celui qui impose sa maîtrise dans la confusion, sa maîtrise du corps, bien sûr, mais avant tout du temps. La boxe m'intéresse depuis longtemps comme matière littéraire, il y a quelque chose dans ce duel à l'état pur, dans cette violence domestiquée, dans ces changements de rythme incessants qui me donnait envie d'écrire - et puis l'idée que derrière la technique, le résultat, il y a deux hommes avec leurs intentions, leur histoire, leur vision de l'adversité. La boxe, je l'ai pratiquée en amateur, intensément, dans ma vingtaine. Mais j'étais un lourd trop léger, je n'avais pas vraiment LE truc. Au demeurant, le fait de connaître la boxe de l'intérieur, d'avoir goûté au ring, m'a certainement aidé dans l'écriture de Mal tiempo, car ce que je voulais faire n'avait rien à voir avec un hommage à la boxe, ni avec un roman qui se serait servi de la boxe comme d'un simple prétexte. Je voulais être sur le ring, et que le lecteur sente la boxe, sa dureté, ses odeurs, ses bruits...

     

    - Le personnage de Corto relève-t-il de votre pure imagination ?

    - Question délicate. Qu'est-ce qui ne relève pas de mon imagination ? J'ai l'impression que ma perception du monde est, en majeure partie, imagination. Mais le pouvoir majeur de l'imagination, pour moi, n'est pas de l'ordre de la création, ni de l'invention. Son pouvoir, c'est surtout de recombiner les faits après coup, de réorganiser, de poétiser. Mais elle est incapable de créer à partir de rien. On imagine parce qu'on a vu, senti, vécu, et à partir de cela. Donc la notion même d'imagination "pure" m'est incompréhensible. Enfin...

    Yoangel Corto n'existe que dans Mal tiempo. Son histoire n'appartient qu'à lui, je n'ai rencontré personne qui ait vécu cela, parlé comme cela, pris de telles décisions. Comme boxeur, il ressemble à certains champions : Savon le Cubain (la posture, le rythme, la fougue), Monzon l'Argentin (la fausse raideur, l'absolue confiance en soi, l'impression qu'il a déjà broyé l'autre avant même de combattre, et ce masque terrifiant d'impassibilité), etc. L'homme, lui, s'est construit naturellement, inspiré bien sûr de rencontres que j'ai pu faire à Cuba, d'histoires entendues, de choses vues. Mais j'insiste : Corto s'est imposé de lui-même dans ce récit, l'a pris à son compte, a dicté les choix narratifs. 

    -   Comment avez-vous travaillé ?

    - Mon titre en main, et deux ou trois idées sur là où je voulais aller, je me suis lancé dans ce roman sans "réfléchir", au sens où je voulais me laisser guider par le rythme, par la phrase. J'avais le narrateur, un "je" fatigué, sans réelle intériorité, sorte de caméra sensorielle qui, connaissant la boxe, emmenait le lecteur au ras des choses. Et puis, en chemin, j'ai rencontré Yoangel, qui s'est littéralement emparé du récit - pas le genre à se laisser dicter ses actes et ses paroles, ce Corto... J'ai beaucoup fonctionné par scènes, c'est-à-dire qu'une fois que les deux personnages ont commencé à se dessiner, à imposer leur personnalité, j'avais une phrase de dialogue, une décision, une action de l'un ou de l'autre qui venait, et à partir de là une scène s'imposait. C'était très instinctif, absolument pas cérébral ni construit, et pourtant les dialogues, les scènes ont commencé à se répondre, fonctionnant par touches successives, par sédimentation.

    J'ai eu la chance, au bout d'une année de travail, d'obtenir une résidence dans le sud-ouest de la France, à Lombez, deux mois dans un village paumé, à la fin de l'automne, à ne faire que ça - ruminer, écrire, relire, ruminer, réécrire... Je crois que le roman y a gagné en densité, en intensité. Après, comme toujours, c'est une affaire de réécritures...

    - Que vous appris l’écriture de ce livre ?

    - Mon dieu... D'abord, j'ai l'impression d'être allé plus loin dans l'intensité, dans la densité, de m'être approché de ce que je recherche en écriture - le sujet s'y prêtait, je le savais, encore fallait-il tenir la distance et maîtriser au mieux la confusion, comme en boxe. Je crois que j'ai appris à faire davantage confiance au romanesque, au fait que l'action seule, les dialogues, les ambiances portent en eux tout le sens d'une histoire, si on écoute ses personnages et qu'on les laisse vivre. Pas de discours, des voix, des émotions, des sensations.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le Grand Voyage

    3249932574_1_3_uszwHYPw-1.jpg

     

    Jonas et Clotilde s’embarquèrent sur  le Humpty Bounty

    L’appareillage du voilier Humpty Bounty, qui devait faire route jusqu’aux Antipodes via les îles de Pâques et Pitcairn, les Samoa et tutti quanti, fut essentiellement du ressort du Romancier, qui installa sa commanderie dans le capharnaüm de ses bibliothèques, ou inversement selon les points de vue du Panopticon.

     

    Tel un fulminant Achab en son arche accueillant force gens de toutes espèces et force animaux de poil ou de corne et de plume ou de perle, jusqu’aux poids-plumes, le Romancier attaqua les vingt dernières pages de son roman en chantier où tout ce qui n’avait pas été dit jusque-là ne le serait guère plus, hélas, il le savait - hélas ou tant mieux se disaient, pour leur part, la lectrice et le lecteur.

     

    L'imminent Voyage sera conçu selon la vieille story qui ne peut être que vraie puisqu'elle est belle, murmure le Romancier en se connectant simultanément aux terminaux des Machines et du pont arrière où Clotilde et Jonas saluent les gens venus en nombre saluer leur départ: du tohu-bohu de l’océan,  en sept jours, surgira le monde, et la Lumière sera, mais au commencement les mots compteront plus que les choses.

     

    Le Premier Chant, après le primal cri déchirant le rideau de chair, reste à ce jour une énigme que nulle entourloupe scientiste n’avère, se répète un peu sentencieusement le Romancier.

     

    D'ailleurs regardez-moi: créateur de quoi ? Le puzzle est antérieur et dès lors il n'est question que de montage. Les cosmogonies  relèvent du jeu d'enfance, et nous ne sommes là que pour faire passer le message et ses messagers. D’où la présence à bord du fantôme du Tout Vieux Monod et du très jeune Aymeric Le Féal, promu vigie privilégiée des temps à venir. 

     

    Au demeurant, le poème sera la seule réponse à sa propre question, son propre accord, sa propre contradiction et sa seule envolée voyageuse, au défi des ricanants et des éteignoirs.

     

    Sur la table de la Commanderie du Humpty Bounty se distinguent un dictionnaire de rimes et divers objets usuels, crayons de couleurs et fragments de papyrus numérisés de marque Empedocles, entre autres encyclopédies illustrées traitant de Tout l’Univers

     

    Le puzzle est antérieur, mais subsiste le privilège, accordé à la poétique divinité, toute descendance confondue, de nommer les noms et de citer les choses à l'Appel. Ainsi de l’Elohîm clamant crânement: « La terre gazonnera du gazon! ».

     

    Dès lors qu'on multiplie les naissances par le Verbe, autant s'en donner à corps joie, et telle est en effet l'allégresse du Romancier relançant le scénar des Sept Jours et se préparant subconsciemment au plaisir des recréations.

     

    Un désordre absolu prélude à toute composition soumise à la quadruple règle del'harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique. La note sensible cherche longtemps à se résoudre en sa tonique, mais il n’y a pas le feu disaient les bons maître de Tout Temps, et le Tout Vieux Monod opine derechef, de même que le Marquis et le Monsieur belge, sages d’entre tous les fous.

     

    Nous requérons l'asile des quatre vents et de l'éternelle glossolalie du merle matinal, marmonne encore le Romancier auquel Olga vient de faire servir un nouveau Drink de son invention par son boy Aymeric. Nous revendiquons notre statut d'intermittents du poème. Nous exigeons la relève des haies écologiques outrageusement éradiquées par des bureaucrates infoutus de voir n'était-ce que l’ornithologique commodité du bocage - et ne parlons pas de sa grâce !

     

    Bref, on va sur Midi et la Table est mise dans la commune et conviviale cantine de l’arche à dimensions de ville flottante, et voici voleter les doigts du Creator sur le clavier de Mac le Nomade.

     

    Un voeu venu d'ailleurs a donc fait dévier ses mains de la prière au poème, et voilà lancée la première incantation du Grand Voyage : l’encre est levée !

     

    Contrepoint inquiétant sur l’état de santé du Monsieur belge:Le souci de Jonas était, après le passage de le la Ligne du Humpty Bounty, d’arriver à temps aux Antipodes. Sans doute le Shadow Cabinet pouvait-il maintenant s’entretenir en réseau par vidéo-séances, mais les dernières apparitions de leur vieil ange érudit tout émacié et blanchi  l’avaient ému aux larmes, au point de relancer son impatience de le serrer dans ses bras . L’âge venant, Jonas constatait aussi bien que sa sensibilité tendait à s’exacerber. Or fallait il s’en inquiéter ? Tel n’était certes pas le sentiment de Clotilde, qui ne lui en était que plus attachée. 

  • Chemin faisant (43)

    Bona01.jpg

     

    Du rire. - Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:

    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".

    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":

    "Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel"./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs".

    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: "Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement".

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, "impersonnage" fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire :un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: " Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif".

     

    Du bon sens. - J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre "impersonnage". La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont la claire fontaine nous désaltère depuis La Fontaine - en fait bien avant, et bien trop rarement après...

     

    De la liberté. - Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...

  • Chemin faisant (42)

    Stonehenge.jpg

     

    Neil's nails. - C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.

    Stonehenge04.jpgOr j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.

     Stonehenge02.jpgThe falling Man. - Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.

    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...

    Stonehenge03.jpgHeureux les purs. - L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.

    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois "capable du ciel"...

     

     

  • Aux couleurs du monde

    Vernet40.JPG

    Théo revenait à la vie par l’odeur des couleurs.

    Dûment scanné et tatoué pour la préparation diligente de ses quarante séances de tir au rayon vert espérance, sus à l’Adversaire, Théo reprit son side-car direction l’Isba et se remit, dare-dare, au travail joyeux.

    Théo, plus que jamais, se sentait requis d’offrir encore deux ou trois chose à son trio gracieux, mais pas que : le multimonde, aussi,méritait qu’il lui lançât des fleurs. Aussi multiplia-t-il, dès ce temps-là, les motifs de visages et de floralies.

    Depuis le départ de Jonas aux States, Clotilde avait souvent posé pour lui, de face et de profil. Le visage de Clotilde, comme celui de Christopher, était d’une matière à la fois matinale et très ancienne, d’un incarnat bien rare. 

    Comme avec l’adolescent Christopher à Venise, Théo avait dessiné Clotilde sous diverses lumières, de loin et de près, au fil de ses humeurs pensives ou gaies. Le dessin l’obligeait à sculpter et à répartir les silences, avait-il expliqué à Clotilde qui, le plus souvent, se taisait. 

    Ensuite Théo avait travaillé le portrait de Clotilde à l’eau, puis à l’huile dont les couleurs fondirent leurs odeurs et se superposèrent en glacis, les bribes de voix et les pauses de silence se superposant peu à peu et laissant peu à peu remonter la lumière.

     

    Sur quoi Coltilde s’en fut rejoindre Jonas à Brooklyn Heights, où Lady Light avait commencé de décliner, et Théo, laissant un peu reposer le dernier état de son portrait, se mit à peindre quantité de fleurs que Léa, Cécile et Chloé lui ramenaient à tour de rôle.

    Or Chloé, Cécile et Léa souriaient de voir ce que devenaient leurs fleurs sur la toile, bonnement contemplées les yeux fermés avant d’être humées à pleins naseaux et caressées, malaxées, conservées en seaux ou séchées sur du papier buveur de rosée, et ensuite perdues et retrouvées maintes fois, jamais les mêmes qu’elles avaient été, redessinées et finalement réinventées et transfigurées. 

    D’une balade par les hauts gazons de l’horizon crénelé de granit orangé, avec son Florentin mal rasé, Cécile lui avait ramené des ancolies d’un bleu qu’il n’avait jamais vu ni même imaginé jusque-là, mais ce qu’il advint de la couleur de ces étoiles à consistance d’azur velouté nuancé de tendre violet ne se borna pas à l’évocation de ces bouquets cueillis au bord du ciel -  à vrai dire ce bleu qui était, aux yeux de Théo, la couleur par excellence de Cécile, se retrouva, fût-ce par allusion, souvent repiqué ici et là dans les coulées de brun roux ou de vert pailleté d’autres fleurs.

    Le vert a toujours été et sera toujours la couleur de Léa, et la garance voyageuse affiche bel et bien un tendre teint Véronèse tirant sur le jade à transparences, mais c’est le ton de l’autre fleur purpurine, le vieux rose foncé de la fleur à racine apéritive que Théo ce matin isole et recompose en détaillant son dernier bouquet ramené de Provence où elle herborisait avec la Maréchale.

    fleurs-jaunes.jpgThéo n’a pas encore identifié le nom des grandes fleurs oranges à bordures jaunes que Chloé a déposé la veille pour lui à la Datcha, mais aussitôt il a relevé que, distribuée sur des corolles évoquant des pavots de grand format clocheté, cette très douce alliance de jaune qui n’en est plus et de rouge qui n’en est pas encore lui évoquait la partie douce de la plus sentimentale de leurs deux filles, avec laquelle contrastait tant son aplomb de spy doctor à l’efficience sans faille.

    Théo n’aura jamais cherché, plus que des visages, à restituer l’apparence exacte des fleurs qu’il peint en s’enivrant de l’odeur des couleurs, et pourtant il y a, dans tout ce qu’il fait depuis quelque temps, quelque chose qu’on pourrait dire, plus que jamais, à sa seule ressemblance.

    Théo ne se demande pas ce qui le retient aux fleurs, ni ne s’est jamais demandé ce qui le portait au portraits ou aux paysages, non plus qu’aux quelques sujets qu’il n’a jamais cessé de traiter et de reprendre sous forme variée, hors de toute idée ou d’aucune intention.

    Complément nécessaire relatif à la Querelle des images : Théo aurait pu devenir l’un des derniers saints zélateurs de la longue généalogie des iconoclastes, mais Léa l’en protégea sans s’en douter. Théo, pourtant, avait toujours senti le bien fondé de l’iconoclasme, mais de façon beaucoup plus virulente depuis que Cécile et Chloé l’avaient introduit, à son corps résistant, dans le dédale de l’arborescence virtuelle où l’intuition d’une catastrophe à vue lui était venue à l’esprit. Le déferlement des images ne datait certes pas de ce moment-là, ni non plus, pour Théo, le sentiment que l’image copiée/collée de la réalité, sans truchement aucun, portait en elle-même le germe de sa destruction, prélude à une façon de perte de la vue, guère moins dommageable que la cécité réelle. Le récit, par Jonas, des tribulations de Lady Light, depuis qu’elle était devenue moins voyante, et finalement aveugle, l’avait certes ému et même bouleversé (au souvenir des émerveillements vénitiens de leur amie se mêlait l’effroi que ce sort pût être le sien aussi), mais c’était à une autre forme d’aveuglement que Théo avait commencé de penser en se détournant de plus en plus de la télé et en se concentrant sur son seul ordinateur à lui, constitué par ses milliers de feuilles empilées toute semblables aux feuilles aquarellées de Christopher. Littéralement, Théo se disait que la stupidité vulgaire pouvait crever les yeux…

    (Extrait d'un roman en chantier, vers la page 190)

    Peintures: Thierry Vernet

  • L'innocence perdue

    Unknown-1.jpeg

    images-2.jpeg

    Une lecture d’Avec les chiens, d’Antoine Jaquier. 

    1.  Lorsque l’enfant disparaît

    La mort d’un enfant constitue, sans doute, la pire épreuve que puissent affronter des parents. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdre un enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou de misère, est une chose, et nul ne songerait à la minimiser.

    Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et le savoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute à l’horreur une dimension d’abjection défiant toute compréhension, voire toute explication.

    L’on s’en tire alors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstre est prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’efface pas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstre aura toujours visage humain.

    Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher du monstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de sa duplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité  en son enfance comme il traitera ses victimes.

     

    2.  Le retour du damné

    Lorsqu’il sort de la prison de la Santé après treize ans de réclusion déduits d’un verdict de perpétuité motivé par les crimes affreux qu’il a commis - trois jeunes garçons massacrés et le dernier qui lui a échappé après des mois de torture -, Gilbert Streum n’a rien d’un homme brisé par ces années, durant lesquelles il a (notamment) accompli des études couronnées par un master en théologie ( !)

    Fringant quadra bien découplé à dégaine à la Sean Penn, il va se terrer vite fait dans la maison héritée de sa grand-mère non sans se pointer régulièrement au Palais de Justice chez le juge d’exécution des peines, en outre contraint de travailler à l’administration d’une laverie automatique, sourire cynique aux lèvres.

    Dès l’annonce de la libération conditionnelle, légalement motivée, de celui qu’on a appelé « l’ogre de Rambouillet » au début des années 2000, une fureur compréhensible saisit les parents des jeunes victimes (la mère du rescapé s’étant suicidée après sa libération), à commencer par Michel Meylan, journaliste suisse d’origine divorcé de la mère du petit Gregory (sic) et remarié depuis lors, chargé de surcroît d’une lourde mission.

    3.  Le pacte des pères

    De fait, treize ans auparavant, à l’instigation de Patrick, avocat d’affaires arriviste qui plaçait tous ses espoirs dans l’avenir de son fils Guillaume, les trois pères des garçons assassinés s’étaient retrouvés pour fomenter un plan de vengeance au cas où la justice, faute de peine capitale, se montrerait trop clémente à l’égard du monstre. 

    Ainsi, par tirage au sort, Michel s’était vu désigné, qui se trouve soudain relancé par Patrick après la libération du tueur. Or, en dépit de son écoeurement et de sa rage, Michel, ayant bel et bien localisé le point de chute de l’assassin de son fils, regimbe à se servir de l’arme que Patrick lui a remis d’autorité, alors que le troisième père, Jesùs Estevez de Tudela, Espagnol et bon chrétien, tente à son tour de l’en dissuader. 

    Du moins Michel finit-il bel et bien par aborder le tueur auquel il propose, contre toute attente, de se raconter dans un livre...

    Parallèlement, mais sans lien avec les pères, apparaît le jeune Julien, rescapé de vingt-trois ans bien décidé, lui aussi, de se venger de son persécuteur.

    4.   L’imbroglio des désirs

    Dès le début du roman,et de façon ensuite plus détaillée, l’auteur s’attache également à l’observation des mères des victimes, jeunes femmes toutes impliquées dans la genèse des crimes au gré de circonstances marquée par la face sombre du désir.

    Comme très fréquemment, les meurtres ont eu pour conséquence d’irrémédiables déchirures entre conjoints,mais ce que les récits entrecroisés dévoilent de la vie des couples étend pour le moins, en amont, le spectre des responsabilités.

    De fait, si Gilbert Streum est le seul à avoir passé la ligne fatale, les femmes qu’il a séduites, et leurs conjoints plus ou moins errants auront (plus ou moins) participé au pire. 

    L’opinion publique se lira d’ailleurs dans les regards jetés sur les malheureux avec la cruauté qu’on connaît : « Ne pouviez-vous pas surveiller votre gosse ? »

    5.  Le syndrome de Stockholm

    Les relations paradoxales, ambigües mais avérées, entre bourreaux et victimes, notamment à propos des prises d’otages de longue durée, se retrouvent dans Avec les chiens sous deux aspects au moins.

    Dans un premier temps, trois mois durant, le petit Julien a été retenu prisonnier dans la cave de Streum, attaché comme un chien ou commis aux travaux du ménage, drillé et dressé avant d’avoir le droit de partager la couche de son maître. Or celui-ci, à Michel, parlera de son pupille avec tendresse, de même que Julien affirmera bien plus tard que Gilbert a été son seul protecteur dans la vie.

    D’autre part, un rapport non moins trouble va se développer entre Michel, en manque d’activités érotiques, et le pervers narcissique Gilbert Streum qui va le déniaiser sur la voie du sado-masochisme et des rencontres via Internet. Par ailleurs, les relations de Streum avec les femmes seront toutes marquées par la violence et la fascination du dominant.

    6.  « Voilà le monde dans lequel nous vivons »

    Si l’on se rappelle que Michel Peiry, dit « le sadique de Romont », a lui-même été abusé avant de commettre ses abominables crimes, le fait que Gilbert Streum ait lui-même été enchaîné à une niche, devant la ferme de son père, avant de traiter ses petites victime de la même façon, n’a rien d’étonnant ni ne saurait pour autant l’excuser. 

    Lucide sur lui-même bien plus que ne l’est le pauvre Michel, Gilbert rappelle à celui-ci que nombre d’enfants maltraités n’ont pas aussi mal tourné que lui – d’ailleurs il se voudra toujours exceptionnel !

    Tellement exceptionnel que l’idée de devenir star médiatique, par le truchement d’un livre, le flatte et lui permettra d’arranger son personnage à sa guise ; et le livre cartonnera au point (ironie de l’auteur) d’inquiéter Michel Houellebecq en train de lancer le sien ! 

    Dans la foulée, la lectrice et le lecteur peut-être innocents (il en reste dans les recoins) auront été bousculés entre diverses séquences chaudes d’un érotisme glacial et d'une écriture un peu figée par les clichés du genre.      

    7.  Réalisme trash et sentiments délicats

    Entré en littérature avec la chronique sombre et poignante d’Ils sont tous morts, évoquant avec puissance la déglingue d’une jeunesse oscillant entre révolte et fuite éperdue dans les paradis artificiels, Antoine Jaquier poursuit, dans Avec les chiens,  son parcours d’écrivain de façon stylistiquement et « vocalement » un peu moins tenue, mais sur une ligne en revanche plus affirmée, bien structurée et bien filée de storyteller. 

    Comme un Philippe Djian ou une Virginie Despentes, toutes proportions gardées pour le moment,  ou, plus près de chez nous, comme  Sacha Després ou Dunia Miralles, Julien Bouissoux ou Quentin Mouron, Antoine Jaquier travaille un matériau social et mental qu’on pourrait dire du « sale aujourd’hui », sur fond de protestation non moralisante (mais nullement amorale non plus), tripalement et affectivement impliquée. 

    Avec un matériau pareil, Antoine Jaquier aurait pu développer un roman de 600 pages. Or le format d'Avec les chiens correspond mieux, assurément, aux moyens actuels de l'auteur, dont l'honnêteté et la trempe humaine vont de pair avec une véritable imagination de romancier.

    Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être parfois un peu plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux, l’Antoine, comme on se l’est dit parfois de certaines phrases d’anthologie signées Maître Djian...

    Mais passons ! Car il y a ici « du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur et quelle belle énergie; enfin,se dit-on en sortant d'Avec les chiens,  quelle chienne de belle vie nous avons quand nous échappons à nos démons !

    Antoine Jaquier, Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p.


    Post Scriptum: à relever, aussi, les illustrations de Caroline Vitelli, d'une vive acuité expressive; et la traduction en verlan du nom du monstre: Streum tout simplement...

     
  • Ceux qui résistent à la bôfitude

    dans la salle d'attente 400.jpg

    Pour Antoine Jaquier.

    Celui qui a passé des plombes à composer un roman aussi délicat par son sujet qu’exigeant dans son traitement, consacré aux menées d’un tueur d’enfants, avant de se faire flinguer en quelques lignes à deux balles par une tueuse de salon / Celle qui lit comme on se torche – en se pinçant le nez / Ceux qui n’admettent pas la critique non fondée qui se répand actuellemnt comme un jappement zappé / Celui qui se rappelle les chroniques attentives d’un Jean Vuilleumier ou d’un Georges Haldas au temps où la critique littéraire avait encore droit de cité dans La Tribune de Genève / Celle qui estime que la critique est un art méritant d’être respecté / Ceux qui à l’instar de Karl Kraus réclament la restauration de la critique des critiques / Celui qui acommis quelques papiers méchants dans sa vie et sait donc de quoi il parle quand il affirme que c’est à la portée de n’importe qui même d'une mijaurée écervelée / Ceux qui ne lisent pas les livres dont ils parlent en sorte de ne pas être influencés / Celui qui estime comme feu son ami le regretté Pierre Gripari qu’une critique même très négative basée sur le respect et la bonne foi est souvent plus bénéfique qu’une flagornerie à bon marché / Celle qui a un logiciel de démolition formaté aux normes des beaux quartiers de Geneva International / Ceux qui constatent que l'actuelle  dégringolade de la critique littéraire en Suisse romande est proportionnée à la monté de l’insignifiance / Celui  qui craignait de buter sur des vues convenues dans Avec les chiens d’Antoine Jaquier et qui en a tiré quinze pages de notes signalant la densité du roman et ses multiples aspects imposant réflexion /Celle qui sait par métier que celui qu’on taxe de monstre mérite d’étre regardé de plus près / Ceux qui trouvent a priori sordide un livre dans lequel le caractère parfois abject de la réalité en tant que telle n’est pas filtré avant d’être donné à consommer aux lectrices et lecteurs de La Tribune de Genève souvent mal préparé(es) / Celui qui constate avec reconnaissance que certains auteurs des nouvelles générations affrontent les nouvelles réalités avec honnêteté et conséquence / Celle qui fera encore des dégâts si elle continue de poser à celle qui sait sans prendre la peine de rien apprendre/ Ceux qui estiment que certains critiques assassins aux mains blanches sont moins respectables que certains auteurs de crimes de sang, etc.

    (Cette liste a été composée après lecture du premier papier, aussi superficiel que débile et méprisant, consacré dans La Tribune de Genève au deuxième roman d’Antoine Jaquier, Avec les chiens, accueilli d’un bôf signalant exactement le niveau intellectuel de son auteure.)

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Chemin faisant (38)

    Bonnard.jpg

     

    De fusion en effusion. - On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...

    Poésie de Bonnard.- Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...

    Le regard vivifié. - On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragances en bouquets...

  • Chemin faisant (37)

    BONA06.jpg

     

    Maisons et jardins. - Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.

    Sheffield17.jpgOr la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...

     

    Sheffield19.jpgDe la conversation. - L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...

    Sheffield21.jpgSheffiels21.jpgCharities & Bookshops.- Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...

  • Chemin faisant (36)

    Bona.JPG 

    Amis occultes . - Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts. Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.

    Madame Bona. - L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !

    Sheffield15.jpgCollines de Sheffield.- Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne...

  • En abîme

    mise_en_abime.png

    Comment le Romancier, pris de doute, fut encouragé par ses personnages à finir le chapitre en cours.

    À trois pages de la fin du sixième et avant-dernier chapitre de son ouvrage en chantier, le Romancier douta, autant que certaines lectrices et lecteurs virtuels, de l’opportunité même de l’idée qui avait présidé à la mise en abîme de L’Ouvroir, fiction dans la fiction qui se déconstruisait au fur et à mesure de sa narration. 

    À quoi bon ces complications, se demanda-t-il ? Qu’en a-t-on à fiche de ces jeux de miroirs dans lesquels on se perd ? Et La Berlue n’a-t-elle pas raison de bâiller ? 

    Or, contre toute attente, alertés par Olga qui, toujours fine mouche, presssentait à tout coup ce qui se tramait dans la cervelle un peu fêlée de son géniteur littéraire, les personnages du roman en chantier se concertèrent, soit par SMS soit en voisins conviviaux, de sorte à encourager le Romancier sur sa lancée, sans rien sacrifier de ce qu’ils avaient apprécié de L’Ouvroir en lequel, tous tant qu’ils étaient, exception faite de La Berlue et du Héron pincé, voyaient une épatante variation sur les pouvoirs et les plaisirs de la fiction.

    Le Romancier : - Mais L’Ouvrage de Mémoire ne pèche-t-il pas par pathos et trop longues phrases ? 

    Jonas : - Mais non voyons : vous obligez Nemrod à se regarder en face pour la première fois sans faire de la littérature, malgré ses longues phrases qu’on écoute comme de la musique. Surtout, j’ai commencé de retrouver, dans ce premier petit livre ardent et touchant, l’odeur de mon père. 

    Le Romancier : Le titre du Livre de l’Exercice n’est-il pas un leurre, comme l’a relevé Marion Meunier dans son papier du Quotidien ? Cette peste de Berlue n’a-t-elle pas raison ? Nemrod ne fait-il pas que piller et parodier les meilleurs auteurs de tous les temps et de partout ?

    Le Monsieur belge : - Pas du tout ! Ou plutôt dirai-je : bien entendu et tant mieux ! Nemrod reprend à son compte d’innombrables vues et pensées modulées par nos semblables depuis toujours et partout, mais il n’y a que notre époque idiote qui parle de marques déposées et de brevets d’exclusivité. Tous tant que nous sommes nous nous sommes couchés de bonne heure en attendant le bécot de Maman, et qui pourrait ne pas dire que rien de ce qui est humain ne lui est étranger, comme Nemrod l’avoue sans citer sa source. Tout cela est du plus revigorant ! 

    Le Romancier : - Et le Niagara des listes du Jardin des Délices ? Cette énumération n’est-elle pas fastidieuse et prétentieuse - n’est-ce pas une pure tautologie que de décrire le monde en le détaillant ?

    Rachel et Léa, d’une voix : - Vous déraillez, mon vieux : nous nous sommes bien amusées, comme au Luna Park. Le Jardin des Délices est le Grand Huit de L’Ouvroir, son train fantôme et son tire-pipes !

    Le Romancier : - Tout de même, Le Pilori des Colères ne frise-t-il pas le code par sa façon de battre en brèche les travers de l’époque et de tourner en bourriques tant de Grandes Têtes Molles ? 

    Le Héron pincé : - Friser le code : vous en avez de bonnes ! Dites plutôt que votre Nemrod remue la gadoue de la plus vile façon ! D’ailleurs il n’a aucun titre académique ! 

    Marie : - Et mon cul, il a un titre, cuistre à bonnet de nuit que tu es ? Moi je te dis que ça : j’ai retrouvé mon Nemrod de vingt piges, couillu et le verbe en flamberge ! Pis que ça : rabelaisant à souhait !

    Le Romancier, un peu faux-cul : - Pourtant Andrea n’a-t-il pas raison quand il reproche à Nemrod de sombrer, avec Le Journal des renoncements, dans le premier degré de la confession…

    Théo : - C’est justement le charme de ces carnets. Nemrod ne se contente plus de plastronner : ils’expose. Je garde d’ailleurs sur moi cette note dont je ferai un double pour mon ami le sémillant oncologue : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ». 

    Nemrod: - Je constate que mon confrère le Romancier ne me donne pas la parole, donc je la prends d’autorité : et que dites-vous donc de ma Colonne de l’Ascète ? Ne l’ai-je pas bien remontée ?  

    La Berlue : - Pour le dire comme ça, j’avoue que tu ne m’as guère étonnée. En fait, et en dernière analyse, tu restes encore terriblement phallo dans ton prétendu détachement… 

    La Maréchale : - Une fois de plus, La Berlue mérite son nom ! Dans le genre bas-bleu barjo, faudra se lever tôt pour trouver mieux !  Mais quel manque de cœur ! Quel manque de fruit et de bête ! Quel manque de tout ! 

    Le Romancier : - Cependant votre papier du Quotidien ne fait pas la moindre allusion, Marion, au dernier livre de l’ouvrage de Nemrod, cette Institution de douceur que je serais tenté, pour ma part, de considérer comme la meilleur part de L’Ouvroir.

    Cécile et Chloé, d’une voix : - 100%d’accord ! On a grave kiffé !

    Le Monsieur belge : - Nos jeunes voyageuses l’entendent, en effet, comme mes fils navigateurs me succédant à la barre. Et qu’y a-t-il de plus beau que ce dernier livre où le père s’en remet au fils ? 

    Lady Light : - Quant à moi j’ai retrouvé, dans cette Institution de douceur, tout ce que Christopher m’a donné jusqu’au dernier jour, dont je sais qu’il l’a reçu aussi de Jonas. 

    La Berlue et le Héron pincé, en aparté mais d’une voix : - Tout ça est d’un pathos et d’un humanisme tellement attardé ! Mais la Littérature y a –t-elle encore la moindre part ?    

    Jonas, tout rêveur : - Comment dire ? Qu’ajouter à ce que mon père me fait dire dans cette espèce de lettre qu’il m’adresse à propos de ce que Christopher et moi lui avons inspiré ? Comment dire ce que je lui dois ? Comment le dire à Marie ? Comment la haine entre-t-elle en nous et comment l’en faire sortir ? Comment le Mal s’en prend-il au monde et comment  l’en extirper ? Comment parler de la douleur ? Comment parler de la douceur ?

    (Extrait d'un roman en chantier, au tourrnant de la page 180)

     
    Image: Escher.
  • Chemin faisant (35)

    Moïse.jpg

     

    Les yeux ouverts. - L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies, je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Clb international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...

    Gouverneur1.jpgSon Excellence. - Pour le cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi , on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...

    Words, words, words et plus encore. - On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié "Chantons en choeur notre riche diversté / Oui chantons Francophonie et Fraternité", on aura repris comme ça: "Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde", on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'"il faut" que d'"y a qu'à", oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words words, words...

  • Chemin faisant (34)

     Zuba.jpg

    Danses et transes . - Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...

    Prières et grimaces. - À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...

    Fiction noire.- Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...

  • Que la mort n’existe pas

    littérature
     

     

    Les migrations existent.
    La mort n’existe pas!


    (Milos Tsernianski)

    ...C’était une belle nuit d’été, la cathédrale éclairée semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des ombres de la ville, par delà lesquelles, le long des rives du lac argenté, vers les banlieues et, plus loin à l’ouest, au flanc des pentes remontant jusqu’aux crêtes du Jura, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée...

    ... Il y avait trois jours qu’elle reposait dans sa nuit à elle, à respirer tantôt paisiblement et tantôt avec des râles, occupée à cela seulement semblait-il, on aurait dit: concentrée comme, en notre enfance, quand elle se tenait sur un livre ouvert, penchée dans la lumière de la lampe, à nous lire des histoires qui nous emmenaient loin de la maison sans la quitter, nous faisaient peur mais auprès d’elle, nous faisaient rire avec elle qui devait être alors toute jeune et rieuse, et le livre était notre tapis volant à tous, les enfants et les parents, car notre père parfois se tenait lui aussi sous la lampe, et nous traversions le ciel et le temps qui n’existait pas encore...

    ... Trois jours plus tôt je me trouvais dans les couleurs de Montagnola où j’avais retrouvé, le temps d’un instant, cette magie ancienne qu’à tâtons nous recherchons en plein jour dans l’encombrement des choses sans importance, c’était une infime étincelle de couleur dans un tableau nocturne, le minuscule triangle rose d’un fanion à la pointe d’un chapiteau de rien du tout, et les mots de l’écrivain Klingsor à son ami le peintre me revenaient, “ce petit morceau d’étoffe rose tout simple illustre à lui seul la douleur et la résignation du monde et il donne en même temps la note de toute la saine ironie qu’on peut ressentir à propos de la douleur et de la résignation”, et l’écrivain ajoutait à l’adresse de son ami peintre “n’aurais-tu peint que ce fanion-là, ta vie serait justifiée”, et je me tenais là, tout ému et concentré, sous la lampe éclairant le petit tableau du peintre mort depuis longtemps, dans la maison transformée en musée de l’écrivain mort depuis longtemps lui aussi, le nom de Klingsor avait ressuscité la magie, à l’instant rien n’aurait pu l’altérer - rien ne pouvait m’atteindre croyais-je alors même que la magicienne de notre enfance, au même moment, tombée là-bas chez elle, seule et nue, toute disloquée et menue sur le froid des catelles, avait déjà commencé son dernier voyage à notre insu, et c’était comme si le livre se refermait avant la fin de l’histoire...

    ...Elle avait dit que nous pourrions voler de la lampe à l’étoile, le tapis était un Béloutchi, rien que le nom nous faisait rêver, la lampe elle l’avait reçue en cadeau de mariage d’un employé de la fabrique d’ascenseurs dont elle était alors la comptable, c’était une lampe sans valeur mais elle y tenait pour le geste de l’employé qui lui avait dit un jour qu’elle était son rayon de soleil à la caisse, il avait économisé sou par sou, et le tapis aussi datait du mariage, elle n’avait pas su nous dire ce que signifiait Béloutchi et ne savait pas non plus combien de temps durerait le voyage jusqu’à l’étoile, elle nous disait seulement de fermer les yeux pour mieux la voir...

    ... Mais que voyait-elle à présent les yeux fermés, entendait-elle ce que je lui disais en pensée, percevait-elle seulement notre présence, était-elle encore quelqu’un, était-elle encore un peu notre mère, et n’allait-elle pas sortir enfin de cette insensibilité butée que j’avais constatée une fois de plus tout à l’heure dans le fracas de l’hélico se posant sur le toit de l’hôpital, n’allait-elle pas me faire au moins un soupçon de signe si je me mettais à lui raconter à mon tour une histoire ?...

    ...Je me revoyais au milieu des couleurs de cette fin de matinée évoquant le jardin d’avant la Chute, elle était déjà tombée mais je l’ignorais alors, déjà l’ambulance avait fait bouger les rideaux du quartier tandis que les professionnels enchaînaient tous les gestes requis, elle avait déjà passé le seuil de sa maison pour la dernière fois et j’ignorais qu’avait recommencé pour elle la litanie du jamais plus à laquelle notre père nous avait initiés tant d’années auparavant, trois jours plus tôt je me trouvais au milieu de cet Eden lacustre, me réjouissant de la gloire apparemment inaltérable de ce don, mais à l’instant même tout nous était repris...

    ...Les mots m’avaient atteint comme une pluie acide dans l’azur de dépliant publicitaire de cette contrée du Monte Paradiso - son passé culturel, son présent multiculturel, son microclimat, son maxiprofit, et caetera -, les mots transmis par mon Nokia portable dont les ondes avaient coulé leur fiel dans le bleu pur du Sud des Alpes, les mots doucement prononcés par une voix aimée dont le petit écran à cristaux liquides certifiait l’identité - les termes techniques de collapsus cérébral et de coma irréversible qui certifiaient le premier jamais plus entre nous - jamais plus de mots -, les mots traduits aussitôt en vertige et en formules rassurantes (“elle n’aura pas souffert - c’est la fin dont elle rêvait - à présent elle va retrouver son cher ange”), les mots que plus jamais elle ne prononcerait ni n’entendrait...

    ...Jamais plus elle ne lirait d’histoire à aucun enfant de nos enfants devenus grands déjà, mais elle entrait à l’instant elle-même dans l’histoire, déjà les mots m’en venaient dans le silence soudain plombé où je me voyais maintenant faire les gestes décidés quoique désespérés quelque peu de l’orphelin ou presque, je m’étais assis dans les jardins, je m’étais levé, j’aurais aimé casser quelque chose, il fallait que je m’arrache à ces couleurs peintes de l’aquarelliste enjoué, j’avais besoin de vin tueur, tout était truqué, l’affable gardienne du musée me semblait avoir tout à coup des dents noires, et c’était bien ça: j’avais besoin de vin noir et du noir d’un bar où j’attendrais le train de mon retour précipité du sud captieux au noir de la Vérité...

    ...La vérité c’était depuis trois jours ce constat répété: elle s’en va tout doucement, c‘est une question d’heures avait dit le médecin le premier soir de son ton sûr, puis les infirmières avaient nuancé: ce sera peut-être l’affaire de jours ou de semaines, on ne sait jamais, elle a l’air solide, ah bon elle allait faire de la natation ce matin-là ? alors ça peut se prolonger, ça dépend du coeur, et puis elle a peut-être besoin de vous faire ses adieux comme ça, donc c’est très bien que vous restiez auprès d’elle à vous relayer, et ne vous gênez pas de lui parler, vous savez, on ne sait jamais ce qu’ils entendent, mais peut-être qu’à un moment donné ce sera mieux de vous retirer pour la laisser prendre le large...

    ...Dans le train de nuit j’avais traversé toutes ces années, le vin s’était fait révélateur des images que secouait le tagadam, aux fenêtres défilaient les défilés de roche noire, il y avait eu les tunnels et chacun sa plongée à pic: en enfance, en Asie extrême des monts et des lunes d’eau, au tam-tam des sens, en Océanie physique et au soleil de minuit des questions métaphysiques, dans la maison de la tribu à chapeau pointu, aux States ou en Russie livresque, ensuite dans les spirales hélicoïdales des souvenances relancées par ce que je voyais défiler aux fenêtres, ainsi des lacs alpins avaient étincelé à ma hauteur, au ciel pendait un glacier blême, et je la revoyais dans le tagadam des images: en tresses sur les photos sépias, en chapeau de fiancée, en blanc marial, en mère, en lectrice de ses enfants, en mère de mères, en lectrice d’enfants de ses enfants - je la revoyais à travers tous les âges et les livres...

    ...Je la revoyais l’autre jour en robe nouvelle et joliment coiffée en jeunesse au milieu des siens pour l’ultime fête à laquelle elle participerait jamais, ce que tous nous ignorions sans ignorer la rechute possible annoncée par diverses alertes, mais rien dans son sourire ne laissait présupposer...

    ...Je nous revoyais autour d’elle, chacun avec son histoire dit ou non-dite, chacun avec ses histoires - mais on ne dit pas tout en famille, chacun chacune ont des griefs, ont des mots ravalés, la pointe de trop de part ou d’autre, on sait ce qu’on sait -, cependant le temps gomme ces grognes et ces rognes, le temps fait balance entre le geste qu’on attendait et celui qu’on n’a pas su faire, on en vient à penser que les Grands Regrets jamais formulés n’étaient peut-être que des chimères après tout, on se retrouve, on parle de tribu pour mieux se sentir liés, je nous revoyais, je les revoyais là-bas dans le salon petit-bourgeois autour d’elle...

    ...Certain soir à La Nouvelle-Orléans je les avais imaginés parcourant l’Orénoque selon leur rêve, certain soir le poids de la solitude m’avait écrasé le coeur de façon telle que plus tard j’imaginerais ce qu’elle-même vivait dans sa maison vide de lui,mais ce soir-là je les voyais ensemble et c’est ensemble qu’à
    l’instant, ici et maintenant, à son chevet donnant sur la nuit peuplée je relis le récit aux deux écritures alternées de leur dernier grand voyage...

    ...En Espagne seul avec lui ce printemps-là, je l’avais senti tous les jours plus en manque d’elle, je les appelais les vieux amoureux, il souriait quoique cerné déjà par les métastases, je l’attendais dans les rochers rouges où nous allions sentir l’Afrique comme il disait en humant le simoun, il acceptait de n’être plus celui qui va devant, nous lisions alors le même grand roman polonais de Ladislas Reymont, Les paysans que nous nous racontions le soir au restau surplombant la mer...

    ...A Sienne ensuite avec eux deux, un an plus tard, le mal ayant encore progressé, je m’étais fait une fête de le saouler sur le Campo, elle protestant pour la forme, lui l’envoyant promener crânement pour tituber ensuite au-dessus de toits, pourtant il me demandait de plus en plus souvent de prendre le volant, bientôt il y aurait un enfant de plus qu’il espérait voir de son vivant, insistait-il, et cela encore dont je me souviens en ce moment précis: qu’au moment où il conduisait je leur lisais les récits de Tchékhov...

    ... Ils avaient rédigé leur journal de voyage à quatre mains, leurs écritures alternant sur le papier ligné du cahier mexicain, il arrivait qu’une main finisse une phrase que l’autre avait laissée en suspens, ils ressentaient ensemble l’immensité de la ville découverte du ciel ou de la forêt vierge, ils étaient arrivés ensemble de leur monde acclimaté et c’était comme s’ils se fussent serrés l’un contre l’autre pour mieux affronter l’inconnu...

    ...Ils ne sont plus que poussière et je les sens plus présents que jamais à l’instant en feuilletant leur premier album: c’est Adam et Eve à la sortie des bureaux...

    ...Et cette nuit-là déjà cette pensée m’avait traversé: que peut-être elle avait déjà rejoint son amoureux ? A grandes enjambées de train j’avais parcouru la nuit sans ignorer déjà que plus jamais je ne la rattraperais, ce matin-là elle était tombée dans le noir mais qui m’empêchait de la croire encore en voyage elle aussi, et que peut-être nous nous étions croisés - que peut-être ils s’étaient déjà retrouvés quelque part, est-ce qu’on sait ?...

    ...Cependant tout allait se précipiter dès l’enfilade souterraine des couloirs de l’hôpital, tout à coup tout se raidissait et tout convergeait, j’avais senti comme une poigne de fer me prendre à la gorge lorsque nous avions longé les panneaux aveugles du service des soins intensifs de la petite enfance, tout à coup il me semblait que le monde se réduisait à cette allée des douleurs des enfants vieillards pris au piège et je peinais à respirer à respirer, puis ce furent les étages et, à celui de la neuro, ce fut ce numéro sur cette porte, ces gens dans le couloir que j’avais vus enfants petits, enfin ce lit, là, seul dans la nuit d’été, ce lit et gisant cette forme un peu cassée et ces cheveux, ces mains crispées...

    ...Cette première nuit il y avait comme une ronde autour d’elle, tous arrivaient de leur vie à son chevet, tous essayaient de réaliser comme on dit, tous se rapprochaient les uns des autres, tous à murmurer quoique sachant que jamais plus elle ne les entendrait, tous à faire comme si en toute sincérité, et ce fut la première nuit...

    ...Alors on se sent un peu plus important d’être vivant, on ne comprend pas bien sur le moment, mais on ressent tellement des choses, on est tout remué, c’est comme un livre achevé et pourtant on continue de lire les yeux fermés ...

    ... Ainsi et toute la nuit je restai seul auprès d’elle, à parler sans mot dire, à l’écouter elle, qui ne faisait que soupirer de temps à autre, à la scruter sans oser penser que peut-être, déjà, ce n’était plus elle tout à fait qui était là...

    ...Est-ce qu’on sait ? Sait-on seulement de quelle poussière d’étoiles et de quel souffle on est tissé ? Saurons-nous jamais si ce que nous croyons être est reconnu quelque part ou si tout n’est qu’illusion et poursuite du vent ?...

    ...Dix jours plus tôt elle était apparue en jolie robe et c’était une image d’elle qui restait du côté de la vie, elle était comme rajeunie, on eût dit qu’elle revivait, mais à présent ce visage abandonné n’étais pas moins elle, et peut-être était-ce ce visage regardant déjà de l’autre côté qui nous disait la vérité ?...

    ...Et dans la nuit j’imaginais chaque lumière allumée sur le livre d’une vie, une page se tournait de notre infime histoire et déjà je sentais de nouvelles lettres d’elle s’inscrire en moi, ou peut-être s’étaient-elles inscrites quand elle me portait, ou peut-être cet imperceptible murmure remontait-il à la veille de nos vies, à l’instant je ne savais pas, je ne savais plus rien, j’étais comme une conque ouverte au murmure de la nuit et c’était d’elle, c’était de nous, c’était des tous ces visages éclairés sous leur lampe et que reliait l’invisible fil des mots, c’était de toute parole que je me tissais et me défaisais au même instant...

    ...Et l’aube s’est levée, la transparente et l’immatérielle de ces journées d’été, et d’autres, et dans le déroulement des jours elle clouée là et nous à venir et aller, une page se tournant après l’autre et nous allant et venant à tourner les pages, et pour elle enfin la dernière venant qu’à la manière d’un aveugle elle déchiffra du bout de ses doigts se crispant un peu sur le drap, et ce fut la nuit en plein jour, ce fut sa nuit éteignant notre jour en plein midi...

    ...Ensuite de quoi c’est ce trou noir dans lequel on est précipité le temps de réaliser, comme on dit, avant les formalités...

    ... On a donc lu son nom écrit en noir dans le journal, et ce n’était même pas un fait divers, mais c’était un nom de toutes les histoires dont on annonçait la disparition, car le nom de mère vient avant tous les noms...

    ...Je l’ai revue en petite reine inca dans une sorte de petit palais vitré, elle avait de petites mains bien jointes comme pour prier, on l’avait joliment arrangée pour l’Eternité...

    ...Et d’autres pages, et la lumière nous revient du côté de la vie, et avec elle le murmure de nos morts à n’en plus finir, nos morts de plus en plus présents...

    ...Je les revois, elle et lui, dans leur jardin, ou bien il regardent à la télé quelque film d’animaux sauvages ou la vie du chaman de Sibérie, ou bien il lisent un livre, chacun le sien, et les pages qu’ils tournent sont comme les pages de notre vie, ils étaient là tout à l’heure et nous n’y serons plus avant longtemps, les enfants...

    ...Une mélancolie radieuse m’habite ce matin, ou c’est le soir, la lumière est blonde et noire comme les blés, il y a sur les champs de la poussière de Bible et des visages dans la forêt, il y a partout des mots qui attendent d’être habités, mais je me tais...

    ...Tu es ici comme une humble fleur au creux d’un mur, tu ne ressens plus rien mais ton parfum est celui de toutes les enfances, ton bonheur d’être toi-même te suffit pour être au centre de l’univers, les migrations existent mais, tu le sais, la mort n’existe pas...

    La Désirade, décembre 2003

    Ce texte constitue la conclusion du livre intitulé Les passions partagées, paru en 2004 chez Bernard Campiche et qui a obtenu le Prix Paul Budry 2005. La gouache a été lavée à la fenêtre du CHUV de Lausanne, au chevet de ma mère agonisante, décédée le 25 août 2002.

    medium_Crepuscule0001.JPG

    Passions.jpg

  • Je me souviens...

    8dbbe033321bb6229d3e0701138450d1.jpg

    Notes du fils, dans le train du retour de la Casa Hermann Hesse de Montagnola, au Tessin, la nuit du 15 août 2002, après qu’il eut appris que sa mère venait d’être frappée d’une hémorragie cérébrale qui la laisserait sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard…

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison natale, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

    Je me souviens de sa façon de dire pendant la guerre...

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho, la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

    Je me souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...


    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

    Je me souviens de la lampe de chevet que lui avait offert, sur ses patientes économies (une pièce de cent sous après l’autre), un ouvrier de la fabrique d’ascenseurs où elle était comptable, qui l’avait à la bonne.

    Je me souviens de son explication confuse, rapport aux pattes qu’elle suspendait à la lessive: que c'était pour les dames...

    Je me souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté).

    Je me souviens de sa lettre indignée à Kaspar Villiger, ministre des finances, à propos du sort réservée aux vieilles personnes dans ce pays de nantis.

    Je me souviens de ses bas opaques.

    Je me souviens de ses larmes.

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort de notre père.

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

    Je me souviens de sa façon de préparer les salaires de nos filles.

    Je me souviens de ses derniers trous de mémoire.

    Je me souviens de sa collection de chèques de voyage.

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

    Je me souviens de leur façon de préparer Noël dans la maison, notre père et elle.

    La mère, de Lucian Freud.

  • Chemin faisant (33)

    Bestine.jpgAna4.jpg

     

    Ceux qui parlent. - Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis à Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu, je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...

    Celles qui oeuvrent. - Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des "y a qu'à" et de "il faut", nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.

    Sous les étoiles. - Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'aura mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire,enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu magique de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse "instance de consécration"...

  • Le Tableau de Théo

    1006991-Abdomen_IRM.jpg

    Comment le bel et bon oncologue fit rire Théo d’entrée de jeu.

    Théo sortit de chez le bel oncologue avec le sourire. Cela le rassurait, après leur premier entretien, de constater que le type qui allait le traiter était non seulement beau mec mais, de toute évidence, bon comme les mecs qu’il aimait.

    Théo avait toujours aimé les beaux et bons garçons (d’où sa tendresse particulière pour Jonas et Christopher), mais attention : son penchant se partageait, à l’exclusion de toute forme de kitsch sensuel, avec les belles et bonnes filles en fleurs de tous âges, à commencer par Cécile et Chloé, qui (soit dit en passant) s’inquiétaient un peu ces jours pour lui, et Léa cela va sans dire, Rachel et toutes celles qu’il aimait ou qui l’aimaient de près ou de loin. 

    Théo et le bel oncologue avaient bien ri en regardant ensemble son Tableau de Rayonnance Magnétique. « Pas loin de l’art des fous ! », avait raillé  le bon type en connaisseur. Et Théo : « Pas trace de conceptuel, rien que du brut ! »

    Théo, de tout temps, s’était méfié des images qui ne fussent point l’objet d’une transmutation quelconque, mais tel n’était pas tout à fait, quoique usiné par une machine, ce Tableau dont ce qu’il révélait avait été identifié et nommé, par l’oncologue hilare, comme Le Mal.

    Le monde actuel est malade, dira plus tard Théo au bel et bon oncologue devenu son ami, de ne pas nommer Le Mal et de ne pas vouloir le traiter, sous quelque forme qu’il se manifeste, alors que tu l’as nommé tout de go avant de me proposer, non sans me faire partager ton rire de défi, de le traiter pour ce qu’il est : notre putain de merde d’ennemi.

    Le Monsieur belge, qui avait passé par là peu de temps auparavant, avait briefé Théo dans les grandes largeurs, non sans rire lui aussi de tout ça entre les lignes de ses courriels, mais pour le moment ce cher ami était aux Antipodes avec ses fils, le drôle repartait en mer, en dépit de ses forces en déclin, aux bons soins de ses lascars, tandis que Théo disposait désormais, à portée de main ou de portable, de ce Vivien qui l’avait enjoint de l’aider, lui, à le traiter en se montrant aussi attentif et réactif au Mal.

    Or cela aussi avait botté Théo : que Vivien fût un mec aussi attentif que réactif, comme le garçon sauvage de quinze ans qu'il était, pendant et après les bombardements, avait appris à l’être à l’école buissonnière de cet illuminé de Gulley Jimson.

    Et cela encore pour en revenir à L’Ouvroir : que Le Mal s’y trouvait également nommé sous ses multiples aspects, comme l’avaient constaté Théo et le Monsieur belge dès leur lecture de L’ouvrage de Mémoire, et ensuite, scanné de façon plus claire et systématique, dans Le Livre de l’Exercice, jusqu’aux pics polémiques du Pilori des Colères où Nemrod, prenait sur lui comme jamais.

    Telle étant en somme la belle et bonne nouvelle à bien prendre dans l’élan combattant : qu’un vieux truqueur, passant pour quel roi déchu de la frime littéraire, aussi désabusé que décati, pût encore s’attraper lui-même par les cheveux, dans sa mare pourrie, et s’en tirer en sept ans et sept livres, après s’être tant payé de mots.

    Or Théo et le Monsieur belge, ses plus ardents détracteurs de naguère, qui l’avaient traité de faiseur dès sa première gloriole indigne à leurs yeux, trouvaient maintenant une nouvelle énergie à reconnaître en lui plus qu’un vil bateleur.

    Le bel et bon rire de Vivien, tout pareillement, ferait du bien à Théo autant que les soins de la belle et bonne Adriana dont les yeux très noirs et les seins bien pleins lui rappelèrent aussitôt ceux de Léa.

    C’est un affreux monde que le monde où Le Mal court, avait constaté Théo dès son premier entretien avec le jeune oncologue à la franche poignée de mains, et Vivien n’avait cessé de le régaler de son rire clair, ensuite,en l’assurant de cela qu’ensemble, les deux, puis avec Adriana aux machines, non moins qu’avec Léa en pensée, ils allaient faire en sorte que le Mal se sente pris de court.

  • Chemin faisant (32)

    Park Hotel.jpgSprimont5.jpg

     

    Entre Tchékhov et Simenon. - N'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?

    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétais dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'avait d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifestait autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.

    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle. Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente.

    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté. À cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a bottés le Bantou et moi.

    Park Hotel. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.

    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.

    Brain storming franglais. - Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire. Poil au blair !

  • Chemin faisant (31)

    Lushi22.jpg

    Nos anges gardiens. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...

    Passe-temps. - À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...

    Du chaordre. - Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES se pressaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...

    Image JLK: Max le Bantou découvre Lubumbashi du ciel.

  • La Berlue

    big-1881308366e.jpg

    Comment Marion Meunier, courriériste littéraire du Quotidien dite La Berlue, buta sur l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire.

    Dès la première phrase du premier des sept livres constituant L’Ouvroir, intitulé L’Ouvrage de Mémoire, la courriériste littéraire du Quotidien, la fameuse Marion Meunier, dite La Berlue, se posa la question du sous-texte.

    La première phrase en question était celle-ci :« Longtemps je me suis couché de bonne heure », et tout de suite Marion  flaira quelque chose.

    En tant qu’ancienne professeure de lettres modernes qui se piquait d’une spécialisation de dix-huitiémiste, Marion Meunier avait appris à flairer les textes, avant d’interroger le sous-texte ; de surcroît, elle s’était toujours montrée très attentive à l’incipit en tant que « signature anticipée à fonction d’entame », comme elle l’avait écrit dans son mémoire de licence hélas jamais publié.

    Le premier article qu’elle avait réussi à faire placer dans le journal qui deviendrait plus tard Le Populaire, cet indigne tabloïd, mais s’intitulait alors L’Espoir, avant le virage démago de la presse aux ordres du grand capital - son premier papier littéraire, donc, était précisément consacré à l’incipit d’un nouveau roman oublié depuis lors dont le début annonçait la couleur avec un « ça a commencé comme ça » réellement frontal, ainsi qu’elle l’avait pointé.

    Or l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire, avant même que ne soit abordée  la question du sous-texte, posait à  La Berlue le problème du rapport à l’auteur, ce Nemrod revenant qu’elle avait tour à tour défendu et descendu et qu’elle croyait fini depuis des années, mais qui resurgissait avec ce pavé que la Nemrod & Co, son agence littéraire qui avait désormais des parts dans le montage financier du Quotidien, déclarait péremptoirement incontournable.

    Sans avoir les mains liées par des telles contingences seulement commerciales, Marion Meunier se devait en revanche, par rapport à son public de notables de centre gauche et de lettré(e)s, de tenir une position cohérente prenant en compte les multiples paramètres que représentaient évidemment l’Objet en question, mais également la trajectoire d’un auteur aussi largement controversé que reconnu, ainsi que  leurs relations portant sur des années, d’abord marquées par son adhésion plénière, dès la parution de Quelques Petits Riens qu’elle avait été la première à défendre, de même qu’elle avait placé très haut la série de l’Eros Energumène, en lectrice avisée de Donatien de Sade qu’elle était – et restait mordicus -, ensuite par le refroidissement de leurs rapports lié aux questions d’éthique littéraire qu’elle avait clairement posées à la sortie de son Féminaire machiste, dans lequel il faisait d’elle une ancienne conquête ( !) désormais décatie.

    Or Marion se rappelait ce matin, comme de la veille, l’incipit de Quelques Petits Riens, qu’elle avait noté dans l’un de ses carnets de l’époque et qu’elle avait cité in extenso dans  le premier grand papier du Quotidien qu’elle avait consacré à l’opuscule, bien avant son succès à l’internatonal.

    Ainsi commençait donc le premier livre culte du Nemrod des années fastes, bientôt devenu tête de gondole et plus tard intégré dans les programmes scolaires et traduit en trente-trois langues : « La météo nous annonce un risque d’averse dans vingt minutes environ ».

    D’emblée ce ton direct, tout de simplicité vernaculaire et en phase avec les nouveaux modes de communication, avait épaté Marion et ce n’était qu’un début - c’est elle qui l’avait souligné -, puisque incipit signifie que ça commence et qu’ensuite on lirait, cela lui revenait par chaudes bouffées comme l’odeur du pain frais le matin : « On se surprend à marcher au bord du trottoir, comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses »  

    Marion Meunier se le rappelle non sans mélancolie, accentuée par son actuel surpoids, mais la battante en elle a toujours surmonté toute forme de nostalgie suspecte à caractère sourdement réactionnaire, et ce matin il va s’agir d’assurer, tant le retour de Nemrod fait figure d’événement, précédé d’un buzz soigneusement orchestré par la bande d’Olga (meilleure amie-ennemie de Marion depuis des années) et relayé par les réseaux sociaux, à commencer par Facelook, en attendant les appréciations des spécialistes du Pôle des lettres faisant office d’instance de consécration.

    « Longtemps je me suis couché de bonne heure », relisait, pensive, la Berlue encore attablée à sa table de petit-dèje, en camisole XXL griffée Dolce Pagano, et voici qu’elle s’appropriait mieux la formule.

    De fait il y avait longue lurette, déjà, que Nemrod avait disparu de la scène locale et internationale après ses mutltiples errements transgenres, jusque dans la littérature de gare et d’aérogare – elle pensait évidemment à la série combien complaisante de L’Inspecteur Bartleby -, mais Olga Ticonderoga parlait maintenant du « retour avéré d’un génie », et l’Objet était bel et bien là avec ses 2666 pages, sans compter les éloges déjà parus sur le blog de Pascal Ferret (son plus vieil ami-ennemi intime) aussi craint qu’admiré des pontes du Pôle des Lettres  et autres faiseurs d’opinion en matière textuelle et sous-textuelle.

    Génie de Nemrod ? se demandait Marion en vapotant (La Berlue vapotait en effet), mais plus qu’un génie de l’esbroufe et de la provocation, dont le Féminaire marquait le summum machiste voire crypto-fasciste au niveau du non-dit ?  

    La question se posait, ou plus exactement : se poserait sous peu.

    Certes, reconnaissait-elle : génie de la petite forme en ses débuts, génie indéniable en terme de plaisir du texte,comme elle l’avait écrit en comparant la première période nemrodiennne aux écrits publiés à l’enseigne des Editions du Silence, sous la couverture blanche à liseré mauve : génie ouvert à l’Humble et à l’Inaperçu.

    Mais quant à se coucher de bonne heure, l’érotomane pérorant de Féminaire avait décidément piètre mémoire, se dit ensuite Marion in petto et non sans dépit, contente tout de même de sa pointe ironique à l’instant de se rappeler cette fin de nuit, ou plus exactement ce timide commencement de petit jour quand, à son corps peu défendant, elle avait, jeune encore autant que Nemrod l’était, accueilli, dans sa modeste  chambre de doctorante, le poète exacerbé de Je m’écorche où je m’attache qui s’était effondré d’une masse, sur son divan, sans lui accorder un regard ni le moindre bécot.

     
    (Extrait d'un roman en chantier)    


    Peinture: Botero
  • Le médium

    killingcardcover.jpg

    Comment le Mal explose dans les aquarelles de Christopher.

    On a constaté qu’il y avait du médium en Christopher, dont les paroles jaillissaient soudain en précipité au gré de quelle chimie stupéfiante, en litanies rappelant d’immémoriales psalmodies et autres complaintes, mais alors saturées de faits et chiffres incandescents en instance de déflagration ; et de même ses aquarelles, jusqu’aux plus sereines d’apparence, se trouvaient-elles en butte, de loin en loin, à d’imprévisibles et silencieuses explosions. 

     

    Le Mal était en lui, se dit à l’instant Jonas, mais ce n’était pas que son mal à lui. Le cœur de Christopher exploserait bel et bien à la fin,mais ce qu’il proférait, comme malgré lui, ou ce qui fracassait tout à coup ses féeries polychromes, relevait à l’évidence du Mal à l’œuvre de tout temps et partout.

     

    henry-darger-4.jpgOn voit des enfants bleus dans une lande vert pâle à plusieurs étages, on les sent en paix dans le tendre dégradé d’autres bleus des bleuets et des ancolies, mais la rivière est de sang et l’on devine le mufle d’un bombardier dans la nuée d’un sinistre jaune.  

     

    On voit un sous-bois radieux de clairières et des enfants qui se cachent derrières les troncs blancs évoquant des mosquées, on les sent tout lutins et joyeux, mais ce bonheur est infecté, les troncs dissimulent des escadrons, et Jonas se rappelle alors la sombre mélopée survenue aux lèvres de Christopher, tel jour aux alentours des anciens pavillons du Wienerwald que Rachel leur avait évoqués: « Nous portons les noms oubliés des enfants du Steinhof. Nous étions quatre mille huit cents dans les lits médicalisés du Steinhof. Nous avons été déclarés indignes de vivre et retirés des pavillons du Steinhof. Auparavant nous avions été déclarés utiles à la Science officiellement honorée au Steinhof. Nous faisons partie des huit cents enfant shandicapés qui ont donné leur vie à la la Science au Steinhof. Nous aurons été sept mille cinq cents à mourir au Steinhof. Nous faisons partie des trois mille deux cents pensionnaires du Steinhof déplacés au château de Hartheim pour être traités en conséquence faute de pouvoir l’être au Steinhof ».

     

    Jonas se rappelle, comme d’hier, le bruissement des ailes des milliers de freux venant dormir comme chaque soir dans les arbres du Steinhof, que Christopher et lui avaient fini d’écouter les yeux fermés.

     

    Note relative aux aptitudes divinatoires de feu Christopher :  Treize ans après l’explosion du cœur de Christopher, Jonas ne s’explique pas, plus qu’alors,  d’où son ami tenait les chiffres qu’ilalignait, ni comment il se fait que certaines de ses aquarelles préfigurent maints événements récents, tels les massacres du désert de Sonora ou les décapitations fanatiques au milieu des jardins d’Arabie. Jamais en tout cas, durant toute la période de leur vie commune, Jonas n’aura vu son protégé ouvrir un journal ni lire aucun livre ou prêter la moindre attention à la télé. Quant au Romancier, soupçonné par d’aucuns - dont la courriériste littéraire du Quotidien, dite La Berlue -, de donner dans les voies fumeuses de la parapsychologie ou de la mystique bon marché, il se sera contenté de renvoyer dos à dos les sceptiques ricanants et les naïfs en invoquant les lois non écrites et les droits imprescriptibles de la fiction. Comme le constateront en outre la lectrice et lecteur dans le chapitre suivant, consacré partiellement à la réception de L’Ouvroir , chef-d’œuvre pré-posthume de Nemrod, cette entorse à la vraisemblance fera figure, à titre rétroactif, de conjecture tout à fait recevable.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Image: Eugene Darger.

  • Ceux qui défient l'Adversaire

    11036722_10207416068226756_4789195284256362747_n.jpg

    Celui qui attaque toujours avec suavité / Celle qui s’intéresse sincèrement à l’infortune des autres / Ceux qui consomment de la mauvaise nouvelle / Celui qui savoure déjà les effets de sa dénonciation à qui-vous-savez /Celle qui était là quand l’arrestation du mauvais payeur basané a enfin eu lieu / Ceux qui demandent au soi-disant artiste comment il a fait pour qu’on parle de lui dans le journal / Celui qui fait son beurre avec du lait en poudre à diluer dans l’eau polluée de ces régions vraiment pas gâtées mais qu’est-ce qu’il y peut dans son bureau de Vevey ? / Celle qui ne pense jamais à mal (dit elle) tout en insistant / Ceux qui ont mal au succès des autres / Celui qui insinue par sous-entendus à lire au second degré / Celle qui envie Serena Williams pour son bronzage intégral / Ceux qui jettent l’eau du bain en se gardant le bébé comme en-cas / Celui qui te taxe de suppôt du démon lorsque tu assimiles ses simagrées de frère-la-vertu aux minauderies de la molle secte des tièdes que le Seigneur dit cracher comme c’est écrit - t’as qu’à lire triton de bénitier / Celle qui te reproche d’exagérer (quand même, quand même) quand tu pointes le diable dans le bénitier de la télé pute / Ceux qui taxent de puritanisme celles qui vomissent le putanisme ambiant / Celui qui est devenu Sex & Sun après avoir été Moon / Ceux qui reconnaissent l’Ennemi à son ricanement / Celui qui ricane dès qu’il entrevoit l’ombre d’une pensée généreuse ou d’un geste désintéressé cachant vous-savez-quoi / Celle qui ricane lorsque sa mère aveugle lui demande de laisser la télé pour le son / Ceux qui vous disent que les sites de cul sur Internet sont l’expression du Malin  - et c’est qu’ils ont l’air d’être très, très documentés/ Celui qui oppose la sérénité de la campanule à Satanas qui va fissa rétro la queue basse / Celle qui se réjouit d’apprendre qu’il y a de la glace en enfer vu qu’au Lavandou ces jours ça canicule grave / Ceux qui ont une pêche d’enfer en matière de péché et ça tombe bien vu que le Seigneur les préfère aux culs-bénits à ce qu’on dit / Celui qui détecte le démon mesquin à cent verstes / Celle qui est si maligne que le Malin se la coince / Ceux qui ont le diable au corps mais à vingt ans (et même bien avant ) c’est ça qu’est bon et même après,etc.

  • Ceux qui mettent tout à plat

    Panopticon4444.jpg

    Celui qui t’explique que la solution de la question est dans la question point barre / Celle qui affirme qu’au niveau du concret tout indique qu’une incinération fait gagner du temps et de l’argent terminé bâton / Ceux qui coupant les cheveux en quatre finissent par se les arracher / Celui qui harnache la réticence et lui plante aux flancs ses étriers argumentaux scientifiquement prouvés / Celle qui n’y va pas par quatre chemins creux telle Tell le héros qu’a fichu sa flèche en pleine pomme du bailli torve / Ceux qui répètent à la commission de surveillance que celui qui a vu voira / Celui qui couche son idée sur le papier qui le réveille la nuit pour lui faire des petits / Celle qui règle la question par la réponse à tout genre Bricoville / Ceux qui choisissent le cercueil à fond plat avec vue sur les allées bien habitées / Celle qui se fait toute petite dans le caveau de famille où ça sent le vieux comme à l’époque / Ceux qui enterrent la star avec ses perruques selon ses volontés de chauve tardive / Celui qui dit après moi le déluge en constatant que les tornades sur Phûket confirment ses prédictions d’opiomane lucide / Celle qui répète en langue inca classique : « Quand volcan fâché volcan cracher sur lama »/ Ceux qui ont travaillé la question tout l’été pendant que la cigale faisait du karaoké mais qui c’est-y qui va déchanter quand elle voudra se réfugier dans le bunker de la fourmilière eh eh / Celui qui prétend que la clim profite aux femmes alors que sa sœur prétend le contraire comme quoi ça discute dans la famille / Celle qui reproche à Jean-Pa d’émettre trop de gaz carbonique quand il la prend à froid / Ceux qui reprochent au railleur de dérailler alors que la fonte des glaciers concerne nos enfants et les enfants de nos enfants et les enfants des familles recomposées si ça se trouve qu’ils survivent avec tous ces avocats buveurs d’eau / Celui qui regrette de ne plus pouvoir laver des ces aquarelles à la Turnerdont les glaciers se vendent encore au Japon / Celle qui estime que sans les Maldives l’océan fera « plus propre » / Ceux qui récusent le droit d’ingérence des ouragans dont les prénoms féminins ne trompent personne / Celui qui propose de mettre la canicule en équations et de convoquer ensuite un congrès d’algébristes fiables / Celle qui ramène la question en termes de genre et propose qu’on discute du féminin de LA crise qui ne procède objectivement (selon son analyse) que de LE dérèglement climatérique / Ceux qui remettent le grabataire à plat vu que ce qu’il dit ne tient pas debout / Celle qui ingambe s’agenouille en pensée devant le Seigneur  dont la posture en croix la fait souffrir de même / Ceux qui font un plat froid de l’Avenir tant il est vrai que la Nature se vengera comme l’a dit le poète : « Ô Nature berce-les chaudement »…      

    Image: Philip Seelen