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Carnets de JLK - Page 90

  • Lecture panoptique (1)

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    De la porosité. Lire et écrire. Sur Max Dorra et Proust. Le Cheval rouge, chef-d’œuvre d’Eugenio Corti. Regard sur la rentrée
    Notes de 2007 et de 2008.


    A La Désirade, ce 15 mars 2007. - La pratique consistant à lire plusieurs livres à la fois, qui est la mienne depuis toujours et se combine avec une lecture du monde incluant la musique et le cinéma, les rencontres, les voyages, les songeries en forêt ou en ville, les escales à ma rédaction ou dans les cafés, le théâtre et les expositions, les courriels d’amis, les interférences quotidiennes de ce blog et j’en passe, me semble correspondre de mieux en mieux avec la perception simultanéiste de notre époque.
    Ainsi, le même jour, ai-je lu le passage de Sodome et Gomorrhe où Charlus séduit Morel en l’humiliant tandis que Marcel sarcle amoureusement le terrain de sa jalousie à venir, tout en regardant d’un œil, sur le PC qui recueille ces notes, le film de Raoul Ruiz intitulé Le temps retrouvé (avec un John Malkovitch magistralement blond hystérique dans le rôle de Charlus) et en poursuivant la lecture du livre si pénétrant et stimulant de Max Dorra (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?) qui parle, précisément, d’un passage de La recherche sur l’humiliation de Saniette par les Verdurin et, plus généralement, sur ceux qui se taisent par opposition à ceux qui la ramènent – Gide racontant ses conversations avec le brillantissime Valéry, et moi me rappelant tous ces moments de timidité ou de patauderie à crever en société : « Un individu, soudain, écrit Max Dorra, ne reçoit plus de récompenses. Aucune gratification. Il trouve en face de lui, quand il se hasarde à dire quelques mots, des mimiques figées ou réprobatrices, agacées ou méprisantes. Un silence. L’absence de tout sourire. » Et ce terrible cri de nous tous actuellement, et nos femmes et les gosses des banlieues, qui demandent simplement à être reconnus...
    Le langage et « l’être du sens », au lieu du « sens de l’être », se trouve au cœur du livre de Max Dorra, et dans ses multiples manifestations, approché de multiples façons dans ce livre combien étrange et familier, à la fois savant et fraternel, parfois décousu en apparence mais cousu par-dessous si l’on peut dire, lié ensemble comme est liée ensemble notre aperception du monde.
    Ce matin j’avais aux jambes une foutue lourdeur de plomb, problèmes de circulation du voyageur en avion (le rêve que je revenais d'un musée du Cachalot en Nouvelle-Zélande), risque réitéré de thrombose (la dernière carabinée en revenant du Canada) et sensation d’aphasie, sur quoi je déchiffre les pages que Max Dorra consacre précisément à ladite aphasie, avant de me replonger dans le récit littéralement plombé de l’anéantissement de la paysannerie russe par Staline incessamment justifié par une langue de plomb. On ne sortira pas de ces mises en rapport. Pourtant il importe d’en éviter la propension diluante ou nivelante. Tout n’est pas dans tout quand le corps se réveille…
    Max Dorra précise enfin : « La vraie vie est un mixage improbable, déconcertant ». Et plus tard on parlera, je le pressens, de musique et de politique, que les Chinois et les Grecs associaient…


    Corti2.JPGA La Désirade, ce samedi 19 juillet 2008. – Lire et écrire en même temps, lire plusieurs livres à la fois alors qu’on travaille soi-même sur un manuscrit requérant la plus grande concentration, relève bonnement de l’acrobatie. Je ne devrais, ces jours, faire qu’écrire mon Enfant prodigue où j’entends, une fois de plus, cristalliser une matière de mémoire dans un flux d’écriture que je vis comme je ne l’ai jamais vécu, mais deux heures à peine d’écriture, le matin, me vident, et toute la journée reste à « lire », j’entends : déménager 10.000 livres de l’appart citadin à la montagne où nous nous installons, faucher l’herbe de la prairie, répondre gentiment à une lettre insultante, puis revenir aux lectures en train, et ce sera chaque fois un monde.
    Je lis ainsi, depuis plus d’un mois, l’un des plus beaux livres qui aient été publiés ces dernières années, qui rappelle à la fois La guerre et la paix de Tolstoï et Vie et destin de Vassili Grossman, pas moins. Le titre en est Le Cheval rouge, de l’auteur italien Eugenio Corti. L’Age d’Homme en a publié la traduction, signée Françoise Lantieri, en 1996. Brouillé que j’étais avec L’Age d’Homme en ces années, j’ai passé à côté de ce chef-d’œuvre dont la lecture transporte très loin de la vacuité et de la vulgarité ambiantes, dans un univers rappelant celui des nos aïeux, à la fois anachronique et hyper-présent. La lecture de la première partie du Cheval rouge, vaste chronique de la tragique campagne des Italiens sur le front russe, dans les années 41-43, bouleverse à la fois par la réalité historique révélée en l’occurrence, et par l’implication humaine, charnelle et spirituelle, de quelques destinées particulières. L’on y découvre plusieurs Italies, dont certaines ne sont en rien soumises au fascisme, comme cette Brianza catholique des protagonistes engagés, à vingt ans, dans cette mêlée affreuse. Ladite Brianza, paysanne et pieuse, m’a rappelé à maints égards cette civilisation alpine et chrétienne dont nous sommes les derniers rejetons. L’intervention constante de l’auteur, se pointant comme le cher Hitchcock au coin de l'écran pour amener tel ou tel commentaire en rapport avec nos temps troublés, ajoute quelque chose d’un peu agaçant, au début, dans le ton édifiant, puis impose une perspective à longue vue sur les valeurs essentielles fondant la société dont émanent Ambrogio, Stefano ou Manno, entre autres, qui vivent et meurent parfois sous nos yeux, loin de leurs familles et de leurs premières amours. C’est un livre infiniment prenant que Le cheval rouge. Il faudrait ne lire que Le cheval rouge trois semaines durant. J’en ai déjà vingt pages de notes et je ne suis qu’à la moitié de ses 972 pages. Mais voici qu’affluent les premiers des 676 romans de la rentrée… Devoir et curiosité du critique patenté : on palpe, on flaire, tiens un nouveau Fleischer à L’Infini, ah le dernier Angot, eh mais Pajak remet ça, et ça mord : tu commences de lire L’étrange beauté du monde et quelque chose se passe de rare et de vital : un type dit sa vérité, humour et sincérité rehaussés par les images dessinées de sa crénom de bonne femme, et voilà : toute la fin de soirée y passe, c’est un bonheur mais ça n’avancera ni ta lecture du Cheval rouge ni la suite de tes annotations sur Le commencement d’un monde de Jean-Claude Guillebaud…
    Amiel.JPGPremière impression, le lendemain, du Marché des amants de Christine Angot, entamé les pieds dans l’eau ? Va-t-on vers un nouvel épisode de la lettre à la petite cousine dont parlait l’affreux Céline ? De Marc qu’elle découvre à Bruno dont elle s’est un peu fatiguée mais qui est plus beau que Marc, lequel hésite la moindre avant de partir en Corse avec les siens, le feuilleton se dessine mais c’est la phrase, surtout, qui me scotche. La phrase d’Angot se délie et le dialogue a la pêche. Ecriture électrique. Bon, mais là faut regagner la ville pour faire ses adieux à sa grande petite fille qui se tire un mois en Colombie…
    Et ce matin, au lieu de reprendre Angot, c’est avec Sylvie Germain que le flaireur de rentrée poursuit après avoir écrit trois nouvelles pages de son propre écrit. L’inaperçu, donc: tout de suite ça s’incarne et nous entraîne. Tout de suite l'incongruité du romanesque pur y va de son mentir vrai et ça sonne vrai. Tout de suite on est dans le coup. Donc je vais alterner Corti et Guillebaud, Angot et Germain, mais à l’instant va falloir installer, sur leurs nouveaux rayons, 200 premiers sacs à commission de la Migros pleins des bouquins montés de la ville à La Désirade, et tant de revenants, de reprends-moi, de m’as-tu donc oublié ? Mais bonjour mon cher Amiel, veuillez prendre place ! Eh mais Haldas qu’a failli crever son sac en papier tant il en a publiés ? Et ce joli coffret bleu (Ecrits de Gustave Roud) et ce fabuleux recueil relié de la revue Aujourd’hui des compères Ramuz et compagnie. Par ici ! Et par là Cendrars : profond aujourd’hui !

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient.
    Eugenio Corti. Le cheval rouge. L’Age d’Homme.

  • De l'OVNI et des ruminations paroissiales

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    À propos du prétendu renouveau de la littérature romande et de ceux qui freinent à la montée. Flash back sur Soyons médiocres d'Etienne Barilier, en attendant le nouveau roman de Joel Dicker, Le Livre des Baltimore... De ceux qui manient l'éteignoir dans les cercles de la bienséance littéraire, entre facs de lettres et médias paresseux...

     

    La rose bleue. - La paroisse littéraire romande longtemps adonnée à la culture de la rose bleue,entre autres produits du jardin local acclimatés sous la double férule centenaire du Pasteur et du Professeur, s'est trouvée déstabilisée ces derniers temps par un phénomène échappant à sa passion du conformisme: à savoir l'irruption imprévue de quelques jeunes auteurs diversement atypiques, à commencer par Quentin Mouron et Joël Dicker, aussitôt comparés à des OVNI.

    Les médias locaux, surtout attentifs à l'écume des jours et, en ce qui concerne les livres, à "ce qui cartonne", selon l'élégante expression, ont fait largement écho à ces apparitions, quitte à y voir un "renouveau" de la littérature romande, formule aussi vide que vendeuse et menteuse. Dans la foulée, les hiérarques de la paroisse ne pouvaient pas ne pas commenter et juger en tant qu'instance de légitimation du littérairement correct. C'est ainsi qu'on a lu, dans L'Hebdo,  les profondes considérations du Révérend Maggetti relatives au phénoménal succès de  La vérité sur l'affaire Quebert de Joël Dicker, réduit à un coup de marketing.

    C'est à ce malotru de Friedrich Dürrenmatt que nous devons l'image de la rose  bleue pour qualifier la littérature romande ou, plus exactement, la poésie ou, plus précisément encore: l'âme romande. Le cliché est naturellement réducteur mais, comme tout cliché, il contient une part de vérité. À savoir que le milieu littéraire romand, fortement marqué par le calvinisme et le complexe d'Amiel dit de la "noix creuse", tissé de feinte modestie et de sainte aspiration à la pureté, n'aime rien tant que ce qui est sensible et délicat, comme le pétale de la rose ordinairement rose, mais plus encore très rare et donc très précieux comme l'est, trempé dans une décoction de délectation maussade, le pétale bleu de la rose en question, qui est à la rose rose ce que le cheval bleu de Gustave Roud est à la noire locomotive de Cendrars.     

    Roud0002.JPGJe sais bien que la prose de Gustave Roud vaut  mieux que la rose bleue, mais on a compris que ce n'est pas La Chose qui est visée ici, comme l'avait bien perçu Dürrenmatt  le malappris, que l'ambiance pieuse et vénérante qui entoure La Chose dans  les réunions vespérales et les lectures en plein air de la paroisse littéraire romande.

    Dans un essai intitulé Soyons médiocres et qui fit grincerquelques dents à sa parution (en 1989) malgré la consigne d'indifférence compassée, Etienne Barilier a fort bien décrit cette ambiance   de la paroisse littéraire romande, mais plus encore à saisi l'esprit d'auto-flagellation et de suspicion portée à tout ce qui déroge à cette semblance d'humilité sur fond de vanité maussade: "Ce qui est indéfini devient infini, le vague devient l'illimité, l'asexué l'angélique, l'évanescent l'immatériel, l'informe le père de toute forme". D'où le culte des plaquettes qui ne disent rien et la méfiance envers tout auteur qui écrirait "trop", dont Barilier était en ces années le parangon.  

    Toutes choses perpétuées par le fameux Centre de Rumination des Langueurs Romandes (comme Barilier surnommait le Centre de Recherches sur les Lettres Romandes, aujourd'hui dirigé par le Révérend susnommé)

    On imagine alors les tremblements effarouchés de la chère paroisse littéraire romande à l'apparition de Joël Dicker et de ses 700 pages "américaines", ou devant les impertinences médiatiques de ce freluquet de Quentin dont on annonce déjà le troisième livre - et vous verrez quel...

    Or c'est précisément de ces instances paroissiales, aussi languides que jalouses de leur pouvoir docte, qu'a émané le jugement, relayé par les médias, selon lequel ces jeunes gens seraient des OVNI et pas simplement des écrivains dont les mérites respectifs peuvent se discuter mais qui n'en sont pas moins des auteurs méritant considération en tant que tels, quel que soit leur succès.

     

    LJotterand4.jpg'illusion ruminée. - Un effort méritoire a été accompli, récemment, par le jeune lettreux Daniel Vuataz, en sorte de rappeler les mérites d'une autre "institution" locale qui fit date en nos contrées et au-delà, sous le titre de Gazette littéraire. Avec un enthousiasme légèrement myope, notre ami Vuataz va jusqu'à parler d'"âge d'or de la presse culturelle romande" à propos de cette publication certes estimable mais qui ne touchait guère qu'une élite bourgeoise et ses marges plus ou moins contestataires. La Gazette littéraire de Franck Jotterand était un excellent journal que les amateurs romands de littérature aimaient bien retrouver malgré ses côtés (j'avais vingt ans et des poussières quand je le lisais) un peu snobs. Cela étant, sa disparition n'est pas que l'affaire d'un règlement de comptes à caractère politique, tel que le décrit Daniel Vuataz sur la base de documents qui en disent long sur la pleutrerie des interlocuteurs de Jotterand: elle procède aussi de la fin d'une société lettrée et de l'épuisement d'une formule journalistique que d'autres publications comparables, comme les Nouvelles littéraires à Paris, ont su remodeler, avec d'autres moyens évidemment.

    Là-dessus, j'ai été à la fois admiratif et sceptique au moment d'apprendre que Daniel Vuataz entendait relancer une nouvelle Gazette littéraire, alors même que la société cultivée dont émanait la Littéraire de Jotterand disparaît bonnement aujourd'hui. L'essai de "nouvelle formule", vendue avec l'ouvrage de Daniel Vuataz, montre d'ailleurs le décalage complet entre une certaine tenue extérieure réhabilitée ( comme s'y emploie le bi-mensuel La Cité de Fabio Lo Verso) et des contenus plutôt conventionnels, doctes ou assez plats en matière de création littéraire. Cher Daniel, ce n'est pas en ruminant qu'on va faire avancer La Chose: c'est en s'abreuvant aux sources neuves !  Au demeurant, il va de soi que je serais le premier à saluer une initiative novatrice et généreuse qui tendrait à revivifier ou recentrer la lecture et l'écriture, en Suisse romande,  dans une optique moins grégaire. Pourtant l'observation directe, et quotidienne, de l'évolution des médias me porte à penser que ce n'est plus "là" que ça se passe alors qu'explosent les champs d'expérience et d'expression.

     

    Ceux qui freinent à la montée. - "A-t-on jamais vu ça, un écrivain qui prétend mordre sur le réel, et parfois mordre ce monde ?" , se demandait Barilier dans Soyons médiocres. Or c'est la question qui continue de se poser devant les ruminations grincheuses de la paroisse littéraire romande. Pour ma part, j'ai été passionné par des nombreux aspects des romans de Dicker et de Mouron, à des degrés évidemment variés, qui touchent à la réalité contemporaine et sollicitent notre réflexion.

    Or ce qui frape, dans la réception de ces livres par les diacres et autres soeurs visitantes de la paroisse littéraire romande, c'est leur incapacité manifeste à entrer en matière sur "le fond", pour n'achopper qu'à des épiphènomènes sociologiques ou publicitaires. Ainsi le Révérend Maggetti a-t-il remis ça dans le numéro Zéro de la fameuse Littéraire en gestation, en décrivant une année littéraire romande 2012 bonnement vidée de tout autre contenu que celui du commerce en gros et du marketing supposé tout-puissant

    Pour qui s'intéresse à La Chose, à savoir la substance signifiée et signifiante réelle d'un ouvrage, la lecture de La vérité sur l'affaire Harry Quebert, autant que celle des deux premier romans de Quentin Mouron, ressortit pourtant bel et bien à un intérêt littéraire identifiable, comme il en va de la lecture de L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier, qu'on pourrait dire un OVNI au même titre que le fut Le bel obèse de Claude Delarue, formidable évocation de la fin de Marlon Brando passée aussi inaperçue à Paris qu'en Suisse romande.

    À propos de Paris, on aura été frappé, dans la foulée, de voir  à quel point, défrisés par les effets collatéraux de la publication des romans de Jean-Michel Olivier et de Joël Dicker, consacrés par des grands prix, nos commentateurs médiatiques ou universitaires  se sont montrés cauteleux, voire serviles, dans leurs commentaires.        

    Si la définition romande d'un livre paraît, désormais, de plus en plus problématique, l'appellation d'OVNI devrait désormais se porter à tout ce qui, une fois de plus, déroge à la passion du conformisme de ceux qui freinent à la montée, selon l'expression de mon ami Thierry Vernet. Mais là encore, on pourrait retourner le "compliment". Les ouvrages personnels de Daniel Maggetti ne sont-ils pas, eux aussi, des OVNI, au même titre que l'excellent 39, rue de Berne, du jeune Camerounais Max Lobe, ou de La Nuit du Lausannois Frédéric Jaccaud, thriller apocalyptique peu dans la ligne de la 5e Promenade du rêveur solitaire ?

    Quentin04.jpgDans La combustion humaine, prochain roman encore inédit de Quentin Mouron, il est question d'un éditeur passionné de Proust et complètement désabusé, s'agissant de la création contemporaine, qui se targue pourtant de savoir quand "il y a littérature". Ce roman hirsute à l'urgence indéniable, traitant (notamment) de notre implication dans les nouvelles relations établies par les réseaux sociaux - l'on y trouve un formidable gorillage de Facebook, soit dit en passant -, fera peut-être figure d'OVNI aux yeux de nos chers paroissiens. Affaire à suivre. En ce qui me concerne, j'ai balancé -  sur Facebook évidemment ! mon verdict pontifical à Quentin à propos de son tapuscrit lu en moins de deux heures: "Il y a littérature"...

  • Ceux qui prennent langue

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    Celui qui excelle dans le volapück / Celle qui traduit ses sentiments en allemand du nord genre on-ne-souffre-pas-quand-on-est-Prusienne / Ceux qui estiment la poésie intraduisible sauf la chinoise / Celui qui parle en morse d’une cellule à l’autre avec sous-titres pour les malentendants revêches / Celle qui effeuille le biloba de Babel / Ceux qui ont rencontré Dieu dans le désert et lui ont trouvé mauvaise mine / Celui qui respecte toutes les religions y compris les oreillons de sa petite dernière / Celle qui se dit à l’écoute de l’Autre sans s’aviser de cela que son Appareil n’est point branché eh eh / Ceux qui font une conférence sur Dieu avec diapositives / Celui qui prend son air de pasteur quand il balance ses vannes de curé / Celle dont on voit l’âme au fond des yeux quand elle les ferme / Ceux qui parlent comme le furieux Esdras quand il a dit comme ça au peuple élu : maintenant salut, on arrête de se mélanger / Celui qui pratique l’épuration ethnique au niveau des SMS / Celle qui a toujours été PC et tombe raide amoureuse de ce Romeo qui ne jure que par Mac / Ceux qui minaudent à  l’émission Santo subito / Celui qui est situationiste selon les opportunités sinon ça se discute / Celle qui possède sept langues et une Clio gris métallisé système Hybrid / Ceux qui ne s’injurient qu’en patois génois autrement dit sans gêne / Celui qui remplit sa gourde de bourdes à l’oued de Babel / Celle qui a  la langue bien pendue et laisse traîner ses oreilles entre les draps / Ceux qui tirent la langue à  Monsieur Berlitz / Celui qui a hésité entre l’ourdou et l’hindi avant de s’inscrire au cours de fox-trot / Celle qui dit « tu cause tu causes » au prophète vociférant « en langue » à l’émission Que du hallal / Ceux qui affirment que le message de l’Unique ne se délivre qu’ « en langue » au motf de quoi ceux qui l’ont entendu la coupent à  tous les autres ou la main si qu’ils ont volé ou la tête si qu’ils ont réfléchi, etc.

  • Ceux qui sont empêchés

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    Celui qui ne prendra pas ce train d’enfer / Celle que son goître n’a pas détournée de la poésie / Ceux qui criaillent au lieu d’écrivailler / Celui qui a fondé l’AEM, association des écrivains manchots – ou mandchous selon la latitude / Celle qui a obéi à son père l’imam mutique prosélyte aggravé et ne se souvient pas d’ailleurs d’avoir écrit ses mémoires / Ceux qui sont interdits de télésiège pour des motifs qui se discutent / Celui qui qui s’est présenté à l’examen par contumace / Celle qu’on aurait pu dire la Sappho des cantons de l’Est si elle avait eu le goût de la rime et des jolies majorettes / Ceux qui se sont opposés à la manif interdite / Celui dont la camisole de force a coupé les ailes / Celle qui serait devenu star de la nouvelle coiffure sans cette damnée vocation d’ursuline / Ceux que rien n’empêche de bouillir s’ils sont cuits à point / Celui qui aurait fait un nouveau philosophe présentable s’il avait eu les moyens de se payer leurs chemises à col bateau / Celle qui a posé pour la statue de la justice avant de se faire mettre au trou pour des bricoles/ Ceux qui ne sont pas morts en montagne vu qu’ils ne juraient que par les clairières philosophiques chères aux hégéliens de gauche / Celui qui n’avait aucun don pour aucun art mais dont la pharmacie fut la vie ainsi que sa veuve Marcelle peut en témoigner / Celle qui a la fin retournera à la soupière / Ceux qui auraient pu s’ils avaient su ce qu’ils auraient voulu pouvoir / Celui qui n’a pu se retirer à temps ni d’ailleurs après à ce qu’on sache / Celle qui n’a point composé de motets ni jamais battu le briquet / Ceux qui frisent le digicode / Celui que les bouchons de l’A7 n’empêcheront pas de se faire mousser / Celle que rien ne retiendra de jouer la Lady Macbeth du camping lesFlots bleus / Ceux qui se sont inventé des prétextes de ne pas s’affirmer au Top au dam de leurs mères  jamais satisfaites comme on sait dans les familles juives ou américaines ou même alémaniques ou italiennes / Celui qui subit l’effet de serre dans les bras de la cougar Arielle Tombale / Celle qui fait le poirier dans le verger du péché/ Ceux qui ne pourront lire cette liste vu qu’ils ont opté pour Daech, etc.  

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Soglio les yeux fermés

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    Virée intérieure. - Je n’ai pas eu besoin de redescendre à Soglio pour y être: il m’a suffi de fermer les yeux, tout à l’heure, pour m’y retrouver entre Hélène de Sannis et Violanta. Et les fantômes diaphanes de Rilke et de Jouve fermaient les yeux de leur côté en écoutant pour la énième fois les chants du Compagnon errant de Mahler, et de l’autre côté de la vallée ils voyaient les créneaux gris sabre de la Disgrazia.

    Foto1_04-03-2009_01.jpgAinsi s’ouvre la nouvelle de Pierre Jean Jouve intitulée Dans les années profondes : « Il y a dans la rapport de ces régions quelque chose d’inépuisable et de mystérieux. Il y a une qualité qui ne parvient pas à son terme. Il y a plusieurs régions étagées, enfermées dans les cent vallées bleues des montagnes creuses, ou au contraire sur le piédestal de roc de lumière et d’abstraction, tout en haut. »

     

    Souvenir de Sogno. – En fermant les yeux je revois le plan-séquence au panoramique tournant de 360° scandé par un trot de cheval et marquant l’arrivée à Soglio, dans le filmViolanta de Daniel Schmid, du personnage incarné par François Simon, dont il me semble qu’il fermait alors, lui aussi, les yeux. 

    Comme le disent volontiers les médias en leur niaiserie récurrente: « Daniel Schmid a rejoint François Simon ». Autant dire que tous deux ont « rejoint » Rilke et Jouve, de même que Maria Schneider, l’une des interprètes de Violanta avec Lucia Bosè, laquelle fermait les yeux quand on a dispersé les cendres de Maria devant le rocher de la Vierge à Biarritz.

    Dans sa nouvelle, Jouve remplace le nom de Soglio par celui de Sogno, signifiant le rêve en italien. Et sans doute le film Violanta découle-t-il d’un rêve éveillé de Daniel Schmid.

     

    Jouve à L’Âge d’Homme.– « Maladie ! Canicule ! Catastrophe ! », s’exclame Pierre Jean Jouve à son arrivée, dans la Rolls du palace lausannois Beau-Rivage, au pied de la tour du Métropole où l’attend Vladimir Dimitrijevic, qui vient de publier la traduction, par le poète, duLulu de Wedekind, adapté à l’opéra par Alban Berg.

    La catastrophe, en cet après-midi de l’an 1972, est liée à la fois à Blanche et Bianca : Blanche, l’épouse, vient en effet de faire une mauvaise chute dans l’escalier de marbre du Beau-Rivage, et Bianca, la mécène américaine, tarde à lui verser son chèque mensuel. Inquiétude, tourments, convulsions : terrible est la condition du poète ! 

    Mais nous rions, autour de lui, dans les fauteuils défoncés de L’Âge d’Homme, quand Jouve nous raconte les tourments et convulsions de Pierre Boulez, lors des répétitions de Lulu à l’opéra, à chaque fois qu’Alma Mahler, en communication spirite avec Alban Berg, harcelait le chef français pour lui faire corriger tel ou tel détail de son interprétation…

     

  • Joël Dicker fenòmeno mundial

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    En décembre 2013, nous nous trouvions en Espagne, une année après la parution du roman à succès de Joël Dicker. Flash back en attendant Le Livre des Baltimore, à paraître le 1er octobre 2015. 

    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, gratifié du Grand prix du roman de l'Académie française, du prix Goncourt des lycéens et du prix du meilleur livre de l'année selon le magazine Lire, connaît en Espagne sa 5e édition. Sa première phrase était: "Tout le monde parlait du livre". Une manière de prophétie qui s'est accomplie par le succès mondial du roman, traduit en 33 langues. Justo Navarro: "La novela de Joël Dicker pertenece a ese tipo de literatura que genera literatura, es decir, que invita a continuar inventado novelas. Su simplicidad es solo aparente, y de eso trata el caso Quebert: de la costumbre humana de simular, fingir y mentir". Or voici ce que j'en écrivais en juin 2012, après une première lecture immédiatement enthousiaste...

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    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme.

     

     

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille. D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     

     

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.

     

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel desOrigines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ? Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.

     

    Fallois.jpgCe qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, va certainement étonnenr tout le monde".

     

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.

  • Aragon revisité

    Aragon.jpgUn essai de Daniel Bougnoux (censuré !) et un nouveau volume de La Pléiade ravivent la mémoire du grand écrivain controversé.

    Louis Aragon (1897-1982) fut le plus adulé et le plus conspué des poètes français du XXe siècle, tantôt taxé de magicien du verbe et de chantre de l'amour, tantôt de propagandiste du totalitarisme et de délateur. En 1984 parut un pamphlet d'une virulence extrême, intitulé Un nouveau cadavre Aragon et signé Paul Morelle. L'ouvrage, méchamment injuste dans ses jugements littéraires (la poésie y étant notamment réduite à zéro), entendait faire pièce aux génuflexions convenues qui avaient salué la mort de l'écrivain.

    Or voici paraître un nouvel essai, beaucoup plus nuancé, tant dans son approche de l'oeuvre qu'à l'évocation d'une personnalité complexe voire tortueuse, et qui a pourtant été tronqué d'un chapitre entier ! L'auteur, Daniel Bougnoux, est un connaisseur avéré de l'oeuvre d'Aragon, dont il a dirigé l'édition dans la Pléiade. Seulement voilà: au titre du "mélange des genres", il y évoquait un épisode digne de la cage aux folles, où le vieil homme se la jouait Drag Queen. C'était compter sans la vigilance du gardien du temple. Ainsi Jean Ristat, exécuteur testamentaire d'Aragon, imposa-t-il le caviardage de ce chapitre "privé" aux éditions Gallimard.

    Au demeurant, l'homosexualité affichée du "fou d'Elsa", après la mort de celle-ci, aura toujours été une composante de la personnalité d'Aragon, du moins à en croire Daniel Bougnoux qui compare ses relations avec André Breton à celles qui unirent-opposèrent Verlaine et Rimbaud. Plus exactement, Breton aurait joué le mentor viril du jeune Aragon, charmeur de génie ruant ensuite dans les brancards pour s'affirmer "contre" son ami.

    Ces composantes personnelles - même importantes en cela qu'elles éclairent les positions du poète par rapport au "père" symbolique que serait pour lui le Parti, autant que sa relation de couple avec Elsa - ne sont pourtant qu'un des aspects de l'approche détaillée de l'oeuvre ressaisie ici dans sa progression. Le travail de l'écrivain - titanesque et tenant parfois de la graphomanie compulsive -, la façon du romancier-poète de tout transformer en roman afin d'exorciser ses failles (Aragon fut souvent des plus sévères avec lui-même), et ses rapports avec la terrible histoire du XXe siècle nous le rendent aujourd'hui plus proche, infiniment, que lors de sa dernière apparition télévisée sous son masque de "menteur vrai"...

    Daniel Bougnoux. Aragon, la confusion des genres.Gallimard, coll. L'un et l'autre, 202p.

    Aragon2.jpgLouis Aragon. Oeuvres romanesques V. La Pléiade, 1537p.

  • Cabinet de curiosités

     

    Grenouilles, araignées et lampisterie ferroviaire...

    Grenouille3.jpgOù peut-on voir, sans abuser de substances hallucinogènes, une grenouille chevaucher crânement un écureuil ? On ne le peut, à notre connaissance, qu’au musée du vieil Estavayer, installé dans la vénérable Maison du Dîme bâtie par Humbert de Savoie au XVe siècle. Véritable cabinet de curiosités que ce petit musée dont le joyeux défaut de rigueur scientifique, aux normes actuelles, est compensé par la variété prodigieuse des choses à y découvrir en moins d’une heure. A savoir plus précisément : une collection d’armes et une lampisterie des chemins de fer fédéraux, la reconstitution d’une cuisine du XVIIe siècle et le legs d’un amateur de toiles d’araignées mises sous verre ou intégrées dans une série de composition picturales abstraites. Au passage on remarquera tel casse-tête des îles de Samoa ou telle inscription, vestige de nos wagons de jadis : « Il n’est permis de fumer qu’avec le consentement de tous les voyageurs »…

    Grenouilles2.jpgCeci relevé, l’attraction principale du musée d’Estavayer-le-Lac est évidemment l’extraordinaire collection des grenouilles naturalisées du lieutenant François-Léodegard-Dominique Perrier (1813-1860), dont on sait peut de choses sinon qu’il servit dans les légions helvétiques du Saint-Siège et consacra sa retraite désarmée, de 1849 à sa mort, à la composition de saynètes (les joueurs de cartes, le banquet électoral, la ferme, la classe d’école, l’amoureux pris sur le fait, etc.) rassemblant 108 grenouilles aux attitudes anthropomorphes et aux expressions d’une saisissante justesse. Déposé entre 1925 et 1930 au musée par le collectionneur Louis Ellgass, ce merveilleux ensemble a été documenté par le poète érudit Frédéric Wandelère qui écrit justement : « Il y a là, en fait, un petit chef d’œuvre de naïveté minutieuse, d’art brut, dont le charme s’amplifie de détail en détail»…

    On comprend, dès lorsGrenouilles.jpg, que près de 20.000 visiteurs affluent chaque année au « musée des grenouilles d’Estavayer-le-Lac, ainsi que le précise son gardien à l’accueil des plus débonnaires…  

    Estavayer-le-Lac, lundi à dimanche, 10h.12h, 14h-17h. Fermé du 15 au 17 août. A 60km de Lausanne, par Yverdon-les-Bains.

     

  • Un Pierrot lunaire

    Versins.jpg

    Souvenir de Pierre Versins

    La première image qui me revient de Pierre Versins est aussi la dernière de nos relations personnelles suivies. Nous sommes quelques amis qui sortons d’un café lausannois, un soir de l’automne 1972 où nous avons passé la soirée à fêter la parution de L’Encyclopédie. Il y a là Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, l’éditeur de L’Age d’Homme assez visionnaire et assez fou pour avoir cautionné et mené à bien cette entreprise; il y a Richard Aeschlimann, le disciple de la première heure et le dessinateur des lettrines de l’ouvrage; il y a probablement d’autres gens que j’oublie, c’est le moment de se quitter, et c’est alors, je le reverrai toujours, qu’après une dernière poignée de mains Pierre Versins, son énorme somme sous le bras, s’éloigne tout seul dans la rue déserte, Pierrot lunaire en duffle-coat titubant un peu sous le poids du livre de sa vie ; et je me rappelle très précisément le regard échangé alors avec nos amis, comme si nous assistions à une scène relevant déjà de la Légende…

    Je crois avoir revu Pierre Versins une ou deux fois depuis lors, mais n’en suis même pas sûr. En tout cas, nous n’avons gardé aucun contact personnel. Je n’ai eu des nouvelles de lui, de loin en loin, que par tel ou tel ami commun, jusqu’à l’annonce de sa mort, qui m’a paru presque irréelle, comme chaque fois qu’il en va de gens perdus depuis longtemps de vue, tandis que la présence de Versins m’est presque palpable à chaque fois que je me replonge dans la lecture de L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction , à l’aventure de laquelle j’eus la chance de participer en dernière ligne.
    C’est un peu fortuitement, du fait de ma disponibilité, que je fus en effet appelé, durant les trois derniers mois de course-composition que représenta la finition de l’ouvrage, à servir à Pierre Versins de secrétaire-lecteur-rédacteur. Je ne connaissais à peu près rien à la science fiction lorsque je me suis pointé le premier jour à Rovray, où il vivait alors dans une petite ferme retapée surplombant les vagues douces d’un paysage roulant vers le lac de Neuchâtel et le Jura bleuté. Tout de suite, néanmoins, je me sentis à l’aise dans cette espèce d’arche de livres campée en promontoire au-dessus des blés et des prés. J’arrivais tôt matin sur ma bécane, nous prenions le café, puis nous nous installions dans une longue salle haute tapissée de livres où Versins me dictait ses articles en marchant de long en large. Ses énoncés se donnaient en général d’une coulée, à partir de petites fiches soigneusement établies et classées dans un monumental fichier dont il sortait les documents nécessaires au moyen d’une longue aiguille. Il lui arrivait, aussi, de me confier un livre à lire et à résumer à sa place. Se fiant à mes goûts littéraires, il me chargea même de la rédaction de certains articles, comme celui que je commis sur l’un de mes dieux de l’époque, le génial contre-utopiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz.
    Bien entendu, le travail à l’ Enyclopédie était entrecoupé de nombreux intermèdes, avec ou sans café, durant lesquels je fis plus ample connaissance avec notre homme et son entourage - il y avait là une jeune femme lunatique et son enfant, ainsi qu’un chat tricolore aux humeurs vénusiennes.
    Pierre Versins se disait anarchiste, revendiquant la liberté d’esprit frondeuse de Pierre Larousse ou du pamphlétaire Paul-Louis Courrier. L’opposition aux pouvoirs établis, politiques ou religieux, lui semblait un devoir, comme il en allait de la libération des moeurs. Au quotidien, il incarnait cependant l’homme le plus épris d’ordre méthodique que j’aie jamais rencontré. L’organisation de sa bibliothèque et de ses collections était établie dans sa tête aussi strictement que dans les faits. Rien ne l’irritait plus que de ne pas trouver sa gomme à la place qui lui était dévolue, et, à certaine heure pile de l’après-midi, le voici qui se levait comme un petit automate de carillon pour se rendre à la poste voisine, laquelle ouvrait sept minutes plus tard et dont il revenait avec son courrier et les nouveaux jeux d’épreuves à corriger aussitôt.
    Lorsqu’il fit très chaud cet été-là, après avoir tombé la chemise, Pierre Versins me demanda la permission de travailler tout nu, ce qu’il répéta quelques jours. Je n’avais rien alors, pour ma part, contre le nudisme, que j’avais pratiqué dans ma période hippie sur une île plus très vierge, pourtant je déclinai poliment lorsqu’il me proposa de l’imiter. J’avais vingt-cinq ans et le besoin de s’affranchir des conventions me semblait, déjà, une sorte de lieu commun. Surtout, la dactylographie à cul nu me semblait malcommode.
    Au demeurant je sentais, derrière ce personnage d’un Versins en rupture ostensible de conformité, un homme dont la passion pour l’utopie et la conjecture rationnelle, selon son expression sourcilleuse (pas question en effet de dévier dans le fantastique ou la magie sylvestre), venait de bien plus profond, comme pour faire pièce au chaos du monde qui avait failli l’engloutir.
    Je n’ai pas connu Pierre Versins bien longtemps, mais je crois avoir compris son besoin d’ordre et de raison, de femme et de maison, un jour que, le bras découvert sur son tatouage-matricule de déporté, il m’expliqua qu’il devait probablement son salut à son vrai nom de Chamson, qui en faisait d'ailleurs un proche parent du romancier André Chamson. Au camp de concentration où il avait abouti, seuls les individus dont les noms commençaient par les premières lettres de l’alphabet échappèrent, de fait, à l’empoisonnement général qui frappa tous les viennent-ensuite. Son nom eût-il commencé par la lettre V que l’infection l’eût tué lui aussi. Peut-on croire à quelque ordre ou à quelque justice après cela ? Et qui pourrait arguer que ce fut pur hasard si le miraculé Chamson-Versins, revenu des enfers nazis, en vint à nourrir une passion pour les autres mondes, les utopies réparatrices ou l’ « homme-qui-peut-tout », dans un sanatorium suisse propre en ordre ?
    On n’a plus tout à fait conscience, aujourd’hui, sauf parmi ceux qui ont connu Pierre Versins à cette époque ou ont pratiqué et continuent d’explorer L’ Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, de la valeur absolument unique de ce livre. Sans doute n’est-il pas sans défauts, ne serait-ce que par l’absence persistante de tout index, et probablement date-t-il aux yeux des amateurs actuels de science fiction. Récemment encore, en le consultant à propos de Philip K. Dick, j’ai été surpris, et même déçu, de trouver un article si peu consistant à propos d’un auteur de cette envergure, et les griefs pourraient s’accumuler contre les choix, les préférences ou les partis pris de Versins. Mais inversement, c’est aussi par ses choix, ses préférences et ses partis pris que cet ouvrage reste unique et irremplaçable. Plus encore, c’est par ce qui tisse la culture particulière de Versins, mélange d’érudition classique et populaire, de monomanie bibliophilique et de curiosités tous azimuts que cet ouvrage demeure un monument absolument singulier. Enfin, et pour rendre hommage à l’écrivain - car Pierre Versins fut écrivain dans ce livre bien plus, à mes yeux, que dans aucun autre de ses écrits publiés -, je dirai que c’est par son ton que se distingue cette somme critique et polémique, qui est à la fois un prodigieux labyrinthe d’idées et d’histoires.
    A l’instant je revois le petit homme, ce soir-là, disparaissant au coin de la rue avec, sous le bras, ce qui fut et reste le livre de sa vie. Je me repasse cette image avec un serrement de coeur mêlé de reconnaissance, en essayant de me représenter, en deça des riches heures de Rovray, le chemin de cet homme revenu du bout de la nuit comme un enfant perdu…

    Post scriptum

    Pour mémoire, je me dois de rappeler que Pierre Versins est l’auteur de la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature universelle. En voici la citation complète :
    « Il venait de Céphée. Il s’appelait Dupond ».

  • Ceux qui (ne) manquent (pas) d'humour

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    Celui qui reprend confiance en la vie avec un grand V (comme Voiture ou Viandox) en apprenant à la télé de sa cellule de prison que Madame Lepilon domiciliée à Vesoul a gagné le super frigo à quatre portes modèle Cathédrale /Celle qui n’a pas trouvé très américain le crachat lancé à la face de la statue de bois et l’effondrement de celle-ci quand le Président des Etats-Unis se sentant coupable a voulu éponger sa salive au front de Notre Seigneur ainsi que le relate le 32e épisode de la série House of Cards / Ceux que rien ne déride mieux que la lecture de Derrida dans les chantiers de déconstruction sécurisés selon les normes / Celui qui levant les yeux voit un piano lui tomber dessus et le tabouret et la tasse de macchiato et George Clooney pour encaisser le chèque de la pub / Celle qui n’a pas de raison de trouver la vie d’un comique achevé au point que ça l’achève en effet / Ceux qui sont sensibles à l’aspect farce de leur incarcération dans la même cellule que le maniaque à la serpe Chicken Junior et l’incendiaire des mosquées Ali Ben Harram / Celui dont le rire sonne aussi faux que le sourire / Celle qui a appelé son chat Bandit pour lui laisser au moins une chance / Ceux qui prétendent que les chats de la prison de Falconer ont des âmes de greffiers / Celui qui sait d’expérience que la conscience d’un mangeur d’opium anticipe sa libération intérieure mais va donc trouver du pavot sous le pavé d’Alcatraz / Celle qui finira sa vie à l’ombre si Johnny n’ouvre pas les portes du pénitencier / Ceux qui font une distinction nette entre l’humour du désespoir et le comique de l’espérance / Celui qui sait (à l’école on apprend quand même deux ou trois trucs, faut pas charrier) que les insectes et les mollusques ont en eux la prescience de la Blessure possible / Celle qui a toujours été à l’écoute des caporaux sourds de la Grande Muette / Ceux qui rappellent à ses habitants solvables que la « Maison de l’Être » a des fenêtres dont il faut « faire les vitres » quand on n’y voit plus clair, etc.

    Image: Philip Seelen.

  • Mémoire vive (89)

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    Jean Dubuffet: "La notion de culture, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, essentiellement publicitaire, se trouve naturellement portée à affectionner les oeuvres les plus lourdement simplificatrices pour ce qu'elles se prêtent mieux aux mécanismes de la publicité, puis à transporter peu à peu le principe de valeur des oeuvres à leur valeur publicitaire".

    °°°

    Les séries télévisées telles que House of cards ou Abbey Downton relèvent plus, me semble-t-il, du grand artisanat que de l’art. Ou alors d’une sorte d’art collectif tel qu’il s’en produisait dans les ateliers des siècles passés, sans signature unique. Ceci noté, le travail que suppose la fabrication d’une série comme Abbey Downton mérite autant de considération, sinon bien plus, que le bâclage de tant de romans contemporains.

    °°°

    Unknown-1.jpegLe problème de la critique littéraire de type universitaire, et notamment en Suisse romande, c’est qu’elle est le fait de types, ou de typesses, qui n’ont rien vécu, ou qui ne laissent rien filtrer de ce qu’ils ont (un peu) vécu dans leur approche et leur interprétation des textes.

    Or ces gens-là, corsetés dans leurs préjugés moraux ou scientistes, tout ficelés dans leurs bretelles théoriques ou leurs jarretelles pratiques, prétendent non seulement sonder le tréfonds du sous-texte et détailler ses moindres composants génétiques (le problème essentiel de la couleur de l’encre et de la marque du laptop), au détriment croissant du contenu patent ou latent du texte, sans parler de l’éventuellevisée de l’auteur, mais montrer, subventions à l’appui (dans l’accumulation capitale desquelles il excellent en tant que chercheurs), qu’ils en savent infiniment plus que l’autrice Une telle ou l’auteur Untel.

    Rabelais les avait joliment épinglés du temps des sorbonnicoles et autres sorbonnagres, et Molière a renchéri contre les savantasses de son siècle, mais on s’étonne que la saine moquerie se fasse sirare en nos temps de prétendue liberté d’esprit et de prétendue dérision d’un peu tout. Hélas, où sont les jeunes insolents qui renoueraient, même en Suisseromande, avec la verve irrespectueuse des sieurs Burnier et Rambaud dans leur mémorable Roland Barthes sans peine ou dans La Farce des choses ?

    Or le constat devrait stimuler le désir de pallier ce manque, dans la foulée d’autres entrepreneurs de démolition, de Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs, à Karl Kraus en son effort de dénazification avant la lettre de la langue allemande. On cherche satiristes et pasticheurs ! Les offres sont à envoyer au Centre de Rumination sur les Langueurs Romandes à droite quand vous sortez de l’autoroute

    Ce qu’attendant nous nous résignons à prendre connaissance, bientôt, du nouvel essai de décryptage socio-linguistique des sieurs Maggetti et Meizoz, qui planchent ces jours sur un inédit rare des Mémoires de Jacques Mercanton évoquant sa dernière virée dans les bars de go-go boys de Pattaya, à la veille de ses 80 ans…

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    pic061205-cheever100.jpgIl y a une espèce de douce folie dans les nouvelles de John Cheever, qui me convient à merveille car c’est ainsi, aussi, que je ressens la vie, toujours extravagante sur les bords et tirant de là son irrésistible comique. On voit cela, mieux que dans ses récits des années 30-40, marqués par un réalisme social plus âpre, dans les nouvelles de la maturité, et notamment dans le recueil du Déjeuner e famille, telles Clancy dans la tour de Babel et La chasteté de Clarissa. De fait, le personnage de Clancy est véritablement une figure du comique universel, qu’on pourrait dire l’ahuri révélateur ou le confondant imbécile.

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    Il y a du Chinois chez le jeune Américain Christopher, protagoniste défunt du cinquième chapitre de mon roman, et de la figure christique aussi, du côté d’Aliocha Karamazov. Le personnage sait qu’il est promis à mourir jeune, il en tire une tristesse particulière – tristesse pour la vie plus que pour lui, mais aucun ressentiment. Pour l’essentiel, c’est cependant une présence radieuse.

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    Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais et avec autant de constant étonnement que de plaisir : voilà ce que je peux dire de la progression de mon roman, que se partagent la rigueur de la pensée et la fantaisie inattendue. Ainsi du développement d’aujourd’hui sur la notion de ricanement, qui me semble importante, me venant à la fois de mon observation en certain lieu (plus précisément à la rédaction, avec ce cher B. figurant le ricanant perpétuel) et du souvenir du Docteur Faustus de Thomas Mann, pour lequel le ricanement est le signe du démon.

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    despres_BIG.jpgAchevé ce matin la lecture de La petite galère de Sacha Desprès. Vraiment très bien, et qui me surprend d’autant plus que le thème des banlieues fait aujourd’hui alterner, presque automatiquement, colères feintes et trémolos convenus. Or il y a là quelque chose de vécu du dedans, et j’y reconnais du vrai en dépit du regard parfois étroit de la vision modulée, donnant par exemple à penser que tous les mecs sont des salauds.

    On ne fera jamais de très bons romans avec de tels préjugés, mais le plus salaud des mecs en question, type de pervers narcissique aggravé, est un début de bon personnage de roman. Sacha Desprès ne dore pas la pilule, et c’est déjà bien – elle me semble partager l’honnêteté teigneuse d’autres jeunes écrivains qui m’intéressent, à commencer par Quentin Mouron et Antoine Jaquier -, et je trouve son roman, certes moins ample et clinquant que le Vernon Subtex de Virginie Despentes, plus intéressant que celui-ci par le détail de l’observation (on a vite fait le tour du trou à rats branché du dernier protagoniste chômeur-loser de Despentes) et surtout plus étoffé du point de vue affectif, bien plus engagé et révélateur de gouffres dans sa façon de sonder la détresse ordinaire.

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    Unknown-3.jpegJ’ai repris ce soir les lettres de Simon Leys à Pierre Boncenne, qui sont aussi constamment pertinentes que tout ce qui a été publié par ce très grand Monsieur. Qu’il parle des livres qu’il est en train de lire ou des idées de Jean-François Revel, pour lequel il a beaucoup d’admiration, de Simone Weil (et de Gustave Thibon à propos de celle-ci) ou de navigation en mer (avec sesfils), du dernier recueil de nouvelles d’Alice Munro dont il relève la profondeempathie à la Tchékhov - mais un fonds de tristesse qui le gêne -,  des bateleurs de l’intelligentsia parisienne (il ne manque pas une occasion de brocarder joyeusement l’inénarrable BHL) ou, par effet de contraste, du courage intellectuel d’un Orwell et de divers contempteurs de la Révolution culturelle chinoise, dont il aura été le précurseur et le plus vaillant adversaire dans le domaine francophone, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, me semble toujours sensé, naturel , jamais pédant, joyeusement lui-même.

    Ce dimanche 21 juin. –  À la veille du 67eanniversaire de Lady L., nous avons passé, ce dimanche, une bien bonne journée familiale en compagnie de nos filles et de leurs lascars. Pas une fausse note. Au lieu du repas gastro que nous envisagions, nous nous sommes « contentés » d’une table simple mais riche, arrosée de bons vins. Et que demander de plus ?

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    Simon Leys, à propos du génocide cambodgien: "Après son dernier voyage, Gulliver ne supporte plus l'odeur humaine, et pour pouvoir respirer, va se réfugier dans l'écurie auprès des chevaux" 

     

    76096850.jpgCe lundi 22 juin. –  Pendant que L.était en ville avec des amis, j’ai regardé tout à l’heure Les Amours imaginaires de Xavier Dolan, évoquant les relations triangulaires, à la fois explicites, dans leur mimétisme, et pas moins épineuses, nouées entre une paire d’amis des deux sexes et un très beau jeune blond, genre Adonis, mais stupide à l’évidence.

    La fascination, purement physique, exercée par le blond sur la jeune femme, plutôt du genre intello, et son ami, visiblement homo, m’a rappelé notre jeunesse et ses errances sensuelles ou affectives, notamment « autour » de l’Apollon qu’incarnait alors P. C. dont tout le monde, filles et garçons, tombait plus ou moins amoureux, jusqu’au jour où, après moult épisodes au cours desquels sa nature profonde de gigolo a pu se donner libre cours, il s’est caché sous une barbe et s’est lancé dans le commerce ethno.

    À part l’intérêt de cette thématique, le film m’a impressionné par l’originalité de son écriture, son lyrisme et ses étonnantes ellipses formelles ou narratives.

    Xavier Dolan est vraiment un auteur, probablement de l’étoffe des grands. C’est un peintre de cinéma dont les plans se distribuent de façon très musicale, avec un constant jeu de contrepoint, et c’est également un acteur d’une sensibilité extrême, comme je l’avais déjà remarqué dans Tom à la ferme et J’ai tué ma mère.

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    Simon Leys en 2004 : « Si le président Bush est réélu en novembre, je me demande si on ne devrait pas commencer à étudier sérieusement les possibilités d’émigrer sur une autre planète ».

    À La Désirade, ce jeudi 25 juin. – J’ai décidé aujourd’hui, cracra, de passer la semaine prochaine à Amsterdam, où j’écrirai le chapitre de La Vie des gens consacré à Christopher, intitulé L’ami secret. Ce sera l’occasion de voir quelques maîtres anciens et de me balader entre jardins et cafés bruns. J’y ai commis l’un de mes premiers reportages, en 1970, à l’époque des provos et des fumigations de cannabis au Paradiso ; nous y sommes revenus par deux fois avec Lady L., la première avec nos filles et la seconde en pèlerinage de mémoire sur les traces de la mère de ma bonne amie; et cette fois je penserai à la jeunesse de Théo, mon peintre de La vie des gens, qui aurait pu y rencontrer Hugo Claus ou Pieter Defesche, et à Christopher qui y a retrouvé Jonas - tout cela sous le signe de la rêverie possiblement féconde…

    °°°

    J’arrive au bout du quatrième chapitre de La Vie des gens, au tournant de la page120, comme je l’avais prévu. Le cinquième chapitre, que je rédigerai  entièrement à Amsterdam, sera tout entier consacré à Christopher, dans une tonalité très douce et très limpide, le protagoniste ayant quelque chose d’une être angélique, à la fois très intense de présence, et plus exactement d’un révélateur. Je voudrais me garder de l’idéaliser mais en faire, sans donner dans la suavité non plus, l’incarnation de la douceur. Christopher est mort en 2002, à la veille de sa vingtième année. On ne sait pas de quoi il est mort mais on ne tarde à sentir, puis à savoir, qu’il n’était pas fait pour vivre.

    À La Désirade, ce samedi 27 juin. - Hier soir avec le sémillant S***, de passage à Lausanne, pour une soirée amicale où nous avons beaucoup parlé, d’abord de la fameuse Histoire de la littérature en Suisse romande, qu’il a justement critiquée dans une chronique récente du Temps, puis d’un peu tout, et pas mal ri dans la foulée.

    C’est un joyeux compère très cultivé et même érudit en certains domaines inattendus (le vaudeville français et l’opérette, notamment),qui pratique l’anglais (comme je lui parle de Jane Austen , il m’apprend qu’il a consacré à celle-ci un travail de diplôme universitaire) aussi bien que l’espagnol et le catalan (il est établi à Sitges où il s’est trouvé un logis dont les voisins tolèrent ses vocalises de baryton lyrique) et je lui trouve la classe de ceux qui se sont faits seuls non sans probables galères variées. 

    Ce que j’aime bien, aussi, malgré nos accointances familières, c’est que nous maintenons entre nous une certaine distance, et nous voussoyant, conformément à ce que René Girard appelle la médiation externe, gage de relation ouverte aux passions partagées, par opposition à la médiation interne fauteuse de mimétisme plus ou moins pesant.

    Avant de le rejoindre sur la terrasse de L’Evêché,  un tour dans la Cité et jusqu’aux Escaliers du Marché m’a plutôt déprimé, tant mon cher Vieux Quartier est devenu lisse et policé, pour ne pas dire mortifère avec, pour symbole de cette désolation : une boutique d’onglerie à la place de l’ancienne librairie anar de Claude Frochaux; et partout, absolument à chaque porte, lemême digicode d’entrée…

    En descendant en ville, j’ai pris en outre connaissance,par la radio de la voiture, du carnage qui s’est déroulé sur la plage d’un hôtel de Sousse, où un djihadiste a mitraillé une trentaine de touristes, avant de se faire descendre. Le matin même, un salafiste avait décapité un chef d’entreprise dans la région de Lyon, et la journée aura été marquée, aussi, par l’attentat-suicide d’un djihadiste dans une mosquée chiite du Koweit. Mais que dire de « tout ça » ?

    °°° 

    En suivant l’actualité de Grèce, d’Espagne, de Tunisie et de tous les lieux dont « on parle » ces jours, je ne cesse de penser à « tout le reste », à ceux dont on ne parle pas, à tous ceux qui vivent « trop bien » ou qui « en bavent », puis je me dis que « penser » à tout ça n’a aucun sens sans passer par le détail que se partagent « le Diable » et « Le Bon Dieu »…

    De fait, de ces événements dont « tout le monde parle », on ne sait trop que dire. Que puis-je dire du Califat par exemple ? Pierre a-t-il raison d’incriminer surtout la faute des Ricains, qui auraient suscité les réactions en chaîne du terrorisme islamiste pour mieux maintenir leur hégémonie ? Ou Paul voit-il plus clair en pointant l’instrumentalisation, par les puissances fondées sur l’exploitation parasitaire du pétrole, des masses fanatisées à quoi l’on réduit abusivement l’Oumma ? Qu’est-ce au juste qu’un islamiste ? Et qu’est-ce qu’une démocratie qui   s’accommode des pires dictatures au seul motif qu’elles lui profitent ? Et que dire de l’Afrique ? Et le maire musulman de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb, qui a conseillé aux djihadistes de « foutre le camp » après les attentats de janvierdernier, a-t-il lu Soumission ?

    Dans l’immédiat, je me dis que je vais relire, avec les artères et les neurones de mon âge, L’Homme apparaît au quaternaire de Max Frisch…

     

    10620533_10205549268517930_4735917869854262153_n.jpgGeneva Airport, Ce 30 juin. - Ma bonne amie vient de me rappeler, au téléphone, que nous fêtons aujourd’hui les 33 ans de notre mariage. Je le note en attendant, assis en face d’un jeune Syrien, à l’aire de départ A2 del’aéroport de Genève, l’avion pour Amsterdam où je vais passer quatre jours que je dirai de repérages pour mon roman.

    °°°

    51a514e790b652016db443ae14a19d63.jpgArrivé à Amsterdam, j’ai pris mes quartiers sous les toits de l’hôtel The Poet, dans une chambre vraiment exiguë du quatrième étage, avec une espèce de caisse rustique en guise de table. Cela devient un peu la règle des réservations par Internet que d’obtenir les chambres les plus moches à prix réduit. Mais enfin,comme l’endroit a quand même quelque chose de gentiment bohème, avec son imposte donnant sur les toits, et que je me trouve ici à cent mètres du Rijks, à trois cent mètres du Stedelijk et à un kilomètre du Vondelpark, je n’ai pas pensé, pas plus qu’à Venise en novembre dernier, à réclamer une autre chambre avec de vraies fenêtres et une vraie table, mais j’y songerai la prochaine fois à Cracovie.

    °°°

    Il m’est arrivé ce soir ce que je m’étais juré d’éviter : à savoir égarer ou me laisser voler ma tablette i-Pad, et voilà : il a suffi de cinq minutes d’inattention pour que, m’étant arrêté sur un banc afin de me repasser le dernières images que je venais de capter, je laisse l’objet sur ce banc après avoir remis de l’ordre dans ma sacoche ; et voici que j’ai dû me lever, marcher cent mètres et m’apercevoir soudain de mon étourderie, mais au retour : plus rien. Et moi qui me pose en chantre de l’Attention…

    Surtout, je regrette d’avoir perdu les nombreuses images que j’ai captées au Vondelpark, merveilleusement animé en cette fin d’après-midi estivale. Mais bon, voilà : ça m’apprendra.

    Matisse18.JPGAmsterdam,ce 2 juillet.- On ne s'y attendait pas, mais alors vraiment pas. On était là pour autre chose, et rien que pour ça. On était en train d'écrire quelque chose qui avait à voir avec cette ville et sesgens, donc on s'en imprégnait du matin au soir, le long des canaux et par les ruelles; on était ailleurs tout en étant bien là, on était tout à sa rêverie et les mots du roman venaient tout seuls, on avait passé deux heures avec un ami sans être sûr de cela qu'il ne fût pas un personnage de papier comme les autres, et les pages se tournaient, les séquences nouvelles s'ajoutaient aux précédentes sans qu'on eût le sentiment d'y être pour quelque chose tant la rêverie était dense, quand celle-ci soudain, loin de s'interrompre pour autant, changea de nature et de texture, la musique intérieure devenant couleur pure et joie partagée, comme fléchée par l'annonce: OASIS DE MATISSE.

    Cela ne se passe pas n'importe où, dans la fantasmagorie d'un rêveur éveillé, mais ici, de telle à telle date, au musée d'art contemporain Stedelijk, tout à côté de Van Gogh et de Van Rijn. Or, comme on ne s'y attendait pas on a été saisi, ravi, non pas distrait mais enlevé d'un souffle frais à la touffeur caniculaire et rendu à la plénitude de ce cantique visuel, bonheur terrestre et sensuel, bonheur céleste et intemporel de la couleur et de la ligne de Matisse.

    Matisse l'écrit de sa main: La fraîcheur de l'instinct. Matisse l'écrit d'une main sûre et légère à lafois: "Si je crois en Dieu ? Oui, quand je travaille. Quand je suis soumis et modeste, je me sens tellement aidé par quelqu'un qui me fait faire des choses qui me surprennent. Pourtant je ne me sens envers lui aucune reconnaissance car c'est comme si je me trouvais devant un prestidigitateur. »

    Enfin l'oasis est partout: prestidigitateur lui aussi, mais la magie de Matisse est la moins spécieuse quisoit car c'est une joie et un simple bonheur.

     

    invasions-barbares-2003-08-g.jpgAmsterdam,ce 3 juillet.- Il y a des jours où le poids du monde se trouve conjuré par le chant du monde, et c’est ce que je me dis ce soir après avoir accompagné, avec son fils et ses amis, un amoureux de la vie jusqu’au seuil de la mort, là-bas au bord d’un lac, quelque part au Québec, je ne sais pas en quelle année, et c’est comme ça qu’un matin de mars 1983 nous aurons accompagné notre père, présent autour de lui de l’aube à la nuit où il nous quitta.

    Il a fait bien lourd, aujourd’hui, sur Amsterdam, et j’avais commencé la journée au milieu de ceux qui nous aidé à supporter le poids du monde en se faisant sourciers de beauté. J’étais au Rijksmuseum au milieu des vivants n’en finissant pas de s’émerveiller de ce que n’en finissent pas de nous dire les défunts enlumineurs de la vie, des pénombres dorées de Rembrandt aux douceurs indicibles des ciels de Vermeer ou de Ruysdael, et malgré tout le poids de la culture je me sentais léger, et plus léger encore lorsque, dans une salle voûtée, un peu en retrait, dédiée aux visiteurs cherchant un peu de silence et de tranquillité, je tombai sur ces centaines de petits dessins ou de coloriages affichés, comme une mosaïque en triptyque, tous réalisés par des enfants et des ados d’un peu partout et s’inspirant tous des peintures des maîtres anciens. Merveille !

    20150703_123936.jpg

    Et merveille aussi, que le film de Denys Arcand intitulé Les invasions barbares, chant d’amour et d’amitié marquant lesretrouvailles tardives et d’abord rudes, puis en crescendo de tendresse, d’un père en fin de vie et de son fils rassemblant, autour du vieux jouisseur mal embouché, ses maîtresses et ses amis dont la tribu évoque toute une génération, ses révoltes et ses illusions, son culte parfois imbécile des« ismes » et ce qui reste plus important que tout ça : le chant du monde par delà le poids du monde…

     

    °°°

    Paul Valéry. « Le premier mouvement des uns est de consulter les livres ;le premier mouvement des autres est de regarder les choses ».

     

    SloterdijkPV.jpgÀ La Désirade, ce mardi 7 juillet. –Fraîcheur matinale bienvenue. Je renoue avec une pensée active à la reprise de Tu dois changer ta vie, de Peter Sloterdijk, à propos de « la religion » et de l’immense malentendu qu’elle représente aujourd’hui.

    Mais de quoi s’agit-il au juste ?  Que représente exactement la réalité englobée par le concept de religion ? Qu’est-ce exactement que « la religion » et qu’est-ce exactement que « la foi » ? Quel sens cela a-t-il eu dans ma vie et qu’en est-il aujourd’hui, en dehors d’une réflexion constante sur les thèmes relevant de la« spiritualité » ? Pourquoi ai-je, à portée de main, toute unebibliothèque consacrée à « la religion », à cette « personne » fictive qu’on appelle « Dieu », à la personne probablement historique prénommée Yéshouah, et représentée, sous le nom du Christ des douleurs ou du Pantocrator, sous toute formes picturales ou sculpturales, en gisant, en crucifié, distribuant des renoncules ou des dragées aux enfants ? À quoi « tout cela » rime-t-il nom de Dieu ?

    Dans La folie de Dieu, Sloterdijk a déjà déblayé le terrain dans son état actuel, sur fond de mouvements de masse et de « retours » divers au religieux. Dans Tu dois changer ta vie, il reprend la question à la racine en émettant un premier doute sur l’existence même de « la religion » en tant que telle, qui ne fait question « scientifique » que depuis lemilieu du XIXe siècle. 

    Et de renvoyer aussi aux dernières pages d’Ecce Homo, de Nietzsche, qu’il estime le tréfonds d’un puits d’où pourrait rejaillir une eau vive – mais tous les termes de « religion », de « spiritualité », de « foi » et consorts seraient à reconsidérer, voire à renommer dans une « langue alternative ».

    Pour ma part, c’est sous l’angle du roman, au sens large où notre vie participe d’une fiction en train de se développer, que j’aimerais y revenir. Roman familial d’abord. Roman de formation ensuite. Roman d’éducation sentimentale. Roman d’idées. Roman de l’expérience complexe, modulée par des personnages, comme je l’ai fait dans Le viol de l’ange e comme j’y reviens avec La vie des gens.

    Question roman familial, qu’en était-il de « la religion » pour mes parents nés, respectivement, protestant (mon père vomissait par ailleurs les fastes du Vatican) et catholique (notre mère) de la mouvance des vieux-catholiques, récusant le dogme de l’infaillibilité papale ?

    Christ8.jpgD’où ma grand-mère paternelle, très prude, tenait-elle son puritanisme de Vaudoise, née Vuillemin, et son recours sentencieux aux « paroles » bibliques, tirées surtout de l’Ancien Testament, style vanité des vanités ? Et que signifiait concrètement le ralliement de mon grand-père maternel à la secte adventiste ? Pourquoi telle de mes nièces, qui ne va jamais au culte, a-t-elle décidé avec son jules de se marier à l’église, répétant à trois reprises son entrée avec son père sur le thème de la Marche Nuptiale ? Est-il toujours important de se rendre « au culte » ou « à la messe » pour des foyers suisses décidés aujourd’hui d’ aller de l’avant  ?

    Autant de questions que je voudrais relancer en romancier, en multipliant les épisodes illustrant une réalité des plus variées, représentant autant de possibles stories

    °°°

    Jean Dubuffet : « L’homme de culture est aussi éloigné de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action ».

     

    À La Désirade, ce mercredi 8 juillet. - C’était la fin de la journée sur une petite place d’Amsterdam, il y a exactement une semaine. Quelques heures auparavant, j’avais pris mes quartiers dans une soupente plus ou moins bohème de l’hôtel The Poet, à cent mètres derrière les jardins du Rijkksmuseum, puis j’avais fait une longue balade le long des canaux, du côté de Rembrandtsplein, retrouvant immédiatement le réflexed’attention vive du piéton en cette ville où, à tout moment un ou douze ou centdouze cyclistes risquent surgissent on ne sait d’où en zigzaguant, avant de revenir au Vondelpark dans lequel s’était réunie la plus joyeusement indolentedes foules estivales, mille enfants et milles amoureux, musiciens et flâneurs,un vrai bonheur du soir dont j’avais capté quantité d’images au moyen de matablette magique i-Pad Mac le Nomade.

    Or, la nuit venant, je m’étais retrouvé dans un autre quartier, cherchant une terrasse où lire et écrire en abreuvant mon frère l’âne par la même occasion ; et je continuais de me recommander la plus vive attention à l’égard du vélocipédiste à tout coup inattendu, non sans me rappeler aussi, in petto de faire gaffe à mes affaires,entièrement contenues dans une sacoche utilitaire, tablette comprise. 

    Unknown.jpegMais voici qu’à un moment donné me reposant sur un banc circulaire, l’envie me prit de revoir mes images de la journée, toutes captées par Mac le Nomade contenant,en outre, la copie des 120 premières pages d’un roman en chantier que je venais précisément continuer en ces lieux à cause d’un de ses personnages, sans compter les milliers de pages de mes carnets, une douzaine de livres enregistrés et j’en passe.

     

    Bref,une voix ne cessait de me répéter depuis le début de ma balade : gaffe à Mac le Nomade. Et voilà que je dépose l’objet sur le banc, me lève pour lire jene sais quoi sur une affiche, avise les terrasses éclairées de l’autre côté de la rue, manque de me faire écraser par trois cyclistes, reviens un peu hagard au banc récupérer ma sacoche, et là se commet peut-être l’Acte Manqué fameux, bref je reprends ma sacoche en laissant l’objet-que-je-ne-dois-surtout-pas-oublier sur le banc, etc.

    Je fais ensuite cent mètres dans une direction, et quelque chose me tarabuste le subconscient, puis je traverse la route et fais cent mètres en retour, et tout à coup j’ouvre ma sacoche, j’en fouille les poches, et ce que je constate m’hérisse soudain le poil.

    Donc je reviens au banc où je me rappelle que je me suis arrêté, sans y retrouver évidemment l’objet. Je refais cent mètres d’un côté, puis de l’autre, je tourne en rond, j’enquête auprès des serveuses et serveurs des terrasses d’en face, mais rien de rien : l’objet n’y est pas plus que là-bas. Alors, parano, j’imagine qu’un cycliste,peut-être mortifié de ne m’avoir pas renversé, l’aura repéré et s’en sera vite emparé. Sait-on jamais avec les cyclistes d’Amsterdam ?   

    Puis je reviens à la raison : le même jour ont eu lieu mille événements terribles de par le monde, et la perte d’un objet, même précieux pour moi, ne va pas me désespérer. Du moins suis-je vexé. Et je me dis, alors, tout simplement :le con.

     C’était il y a une semaine. Le travail que j’avais prévu d’avancer dans ma soupente de l’hôtel The Poet n’a aucunement pâti de la perte dema tablette, se poursuivant sur mon vieux PC, mais j’avais mis une croix sur l’espoir de retrouver celle-là, non sans revenir trois fois à l’Office des objets trouvés, où l’on m’en fit voir d’autres. Ainsi donc, il y avait encore des brave gens de par les rues d’Amsterdam, qui recueillaient les tablettes égarées. Mais retrouver Mac le Nomade ?

    1780757_466473153475483_1997072136_n.jpgEt voilà qu’une semaine après, un appel d’Amsterdam m’annonce la bonne nouvelle par la voix d’une jeune femme, au prénom d’Aimée, qui nous apprend (Lady L. m’a relayé pour la communication détaillée en anglais) qu’elle a découvert Mac le Nomade abandonné sur ce banc-là, tout à côté de son logis, et qu’il lui a fait la même impression qu’un petit chien abandonné. Ainsi l'a-t-elle recueilli...

    Chère Aimée sensible au sort des petits chiens ! Et quel bonheur d’apprendre, dans la foulée, que c’est cette Aimée cosmopolite, cheffe d’entreprise et spécialiste de la méditation et du yoga, très attentive ( !) à la bonne maintenance physique et psychique de sa prochaine et de son prochain, qui aura restauré ma confiance parfois défaillante en l’humanité.

    °°°

    Paul Valéry :« Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».

  • Poésie du chaos

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    À propos de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis.

     

    Les romans traitant sérieusement de l'état du monde contemporain sont assez rares, même très rares dans le domaine francophone. C'est en tout cas, par contraste frappant, ce qu'on se dit à la lecture de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis, dont le formidable aperçu de la société anglaise (mais il faudrait dire plutôt: occidentale) relève à la fois de la tradition satirique - de Swift à Evelyn Waugh, en passant par La foire aux vanités de Thackeray- et de l'étude de moeurs, mais aussi du roman d'amour lesté d'une réflexion sur ce qu'on pourrait dire la bonne vie.  À ces composantes s'ajoute, dans ce roman comptant sûrement au nombre des meilleurs de l'auteur, la qualité particulière d'une construction aux remarquables ellipses et d'une écriture extrêmement sensible et vibrante, musicale et dissonante, oscillant entre la réfraction mimétique du langage actuel le plus vulgaire et un récit aux dérives parodiques ou poétiques irrésistibles. Tant pour ce qui concerne les particularismes de la vie en Angleterre, que pour ce qui touche aux finesses et nuances de la langue, le lecteur francophone ne percevra pas, sans doute, la saveur intégrale de ce roman, mais ladite saveur surclasse déjà tout ce qui se fait à l'heure qu'il est, ou peu s'en faut, quitte à avaler le premier morceau de ce régal de travers...

     

    Amis08.jpgLe départ du roman est en effet "inapproprié" à souhait, puisqu'il démarre sur un inceste caractérisé, relevant bonnement du viol pédophile. La victime de celui-ci, à vrai dire consentante, et un ado de quinze ans prénommé Desmond, métis très intelligent et se sentant un peu coupable d'avoir cédé aux avances de sa grand-mère Grace ("vieille" de 39 ans et qui a enfanté sept fois depuis ses douze ans, notamment de quatre garçons aux prénoms empruntés aux Beatles) alors que celle-ci en redemande bientôt auprès d'un autre kid plus à la coule.

    S'il se confie au Courrier du coeur du journal local, Desmond redoute plus que tout que son oncle Lionel - délinquant dans la vingtaine au lourd passé criminel mais extrêmement chatouilleux en ce qui concerne les moeurs de sa mère -, n'apprenne son secret.

    Amis07.jpgEntre deux séjours du premier en prison, Oncle et neveu partagent le même logis au 33e étage d'une tour de la "mégapole mondiale" Diston, où l'espérance de vie moyenne est estimée à une cinquantaine d'années. Si la "faute" de Desmond reste ignorée de l'oncle terrible aux féroces pitbulls, sa fureur moralisante se déchaînera sur l'autre garçon que sa mère a séduit sans que nul ne sache dans quelles circonstances précises, sûrement atroces, il le fait disparaître - c'est le "trou noir" du roman.

     

    Celui-ci rebondit cependant, après le drame, lorsque Lionel Asbo (dont l'acronyme signifie Anti-Social Behaviour Orders), emprisonné avec sa smala après un mariage achevé dans un déchaînement de violence familiale inouï qui a mis à mal le mobilier d'un palace, apprend qu'il a fait un gain monstrueux au loto et que la grande vie des milliardaires s'ouvre à lui malgré son mépris du jeu en question - c'est d'ailleurs Desmond qui a rempli son ticket.

    À partir de là le roman devient celui de tous les possibles, ou plus exactement de toutes les surprises. D'abord parce que Lionel Asbo, devenu richissime, reste aussi radin que naturellement violent et rétif à toute forme de civilisation - il a toujours refusé d'apprendre -, non sans composer un personnage de nouveau riche aux multiples facettes. Ensuite du fait que Desmond, le neveu dont Lionel a malgré tout été le substitut paternel, évolue très remarquablement pour sa part, jusqu'à la rencontre de son alter ego féminin prénommé Dawn - comme l'aube. Enfin par la vertu d'un roman qui brasse la vie avec autant de lucidité féroce que de générosité et d'humour. Des palaces dont ils se fait successivement "jeter" pour conduite inadéquate, au château qu'il se fait installer en campagne, nous suivons, dans la foulée des tabloïds qui en détaillent le feuilleton jour après jour, l'évolution du "voyou du Loto"  et de son armada de gestionnaires et de compagnes de tout acabit. La trajectoire du nabab est l'occasion, pour le romancier, de brocarder le parvenu ordurier autant que les multiples parasites gravitant alentour, avec une attention particulière à la rumeur médiatique et aux à-côtés de la culture (une compagne de Lionel est à la fois top-model et poétesse sensible à l'humanitaire...) ou du sport-qui-gagne. Du point de vue de ces observations, l'univers social de ce roman pourrait être transposé en Italie ou en France, notamment, mais la satire n'en est à vrai dire qu'un aspect.

     

    Amis10.jpgDe fait, la grandeur de ce roman ne tient pas qu'à son tableau au vitriol de la vulgarité. À l'aperçu de ce qu'il y a certes de plus vil et de plus vain dans nos sociétés dites évoluées, au côté "cheap" de la nouvelle richesse, au toc de la réussite à bon marché s'oppose en effet la "vraie vie" de Desmond et Dawn - jamais aidés par l'oncle mais lui imposant peu à peu la vision d'une existence normale qu'il a toujours piétinée -, jusqu'à l'arrivée d'un enfant irradiant la dernière partie du livre sans qu'on puisse parler de happy end téléphoné...     

    Il faut parler alors, aussi, de la langue de Martin Amis, de ses trouvailles incessantes et de ses beautés, rappelant parfois la créativité verbale d'un Vladimir Nabokov.

    D'une prison, Martin Amis écrit par exemple que "le bâtiment en briques rouges reluisait froidement dans son jus, avec son air d'école effroyable pour vieux messieurs".

     

    Ou voici Lionel Asbo sapé d'un costume "d'une cherté présidentielle, coupé eût-on dit dans l'étoffe liturgique employée pour les coussins d'église ou les surplis".

     

    Sur la mégapole: "À Diston, tout détestait tout le reste. et tout le reste, en retour, détestait tout. Tout ce qui était dur détestait ce qui était mou, et vive versa, le froid se battait contre le chaud, le chaud contre le froid, tout klaxonnait, criait et jurait contre tout, et rien n'avait de poids, et tout détestait le poids".

     

    Du satellite lunaire au déclin: "La face sombre était imperceptiblement avait porté un bonnet de marin en feutre noir".

     

    Ou d'un père heureux: "Cette lueur vibrante lui rappelait le son le plus courageux qu'il eût jamais entendu: le battement (amplifié) du coeur de sa fille avant sa naissance."

     

    Et après la naissance de Cilla: "Il était là, en pleine forme, parmi les anormalement vivants, il regardait l'eau talentueuse."

     

    Ou enfin: "La mer continuait de se prélasser, écume souriante. Pourtant les nuages, à grand regret, se réarrangeaient et contenaient désormais des interrogations grisâtres"...  

     

    Dans l'incomparable essai que constitue Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a magistralement montré, s'appuyant sur la lectures des plus grands romans européens, du Quichotte à la Recherche proustienne, comment le roman peut décrire et dépasser l'observation des mécanismes psychologique ou sociaux élémentaires, les faits historiques ou politiques, les tractations humaines relevant de l'ambition personnelle  ou de la volonté de puissance collective, par le truchement de personnages incarnés et vivants, contradictoires et vrais, dont les vies deviennent destins ou fables, par delà ce que le penseur appelle la passion mimétique.

    Le roman n'est pas un catéchisme opposant le bien et le mal, mais une synthèse poétique des contraires et une échappés libre ouverte à l'identification et à la réflexion du lecteur. Il y a de la catharsis dans la vérité romanesque, et c'est ce qu'on pourrait dire aussi, dans la même filiation et toutes proportions gardées, de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, dont la poésie tour à tour panique et lustrale fait pièce au chaos. 

    Martin Amis. Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre. Traduit de l'anglais par Bernard Turle. Gallimard, collection Du monde entier, 375p.

     

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  • Mémoire vive (88)

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    À La Désirade, ce lundi 18 mai. Très belle journée de mai, dont je profite pour scier du bois. En outre repris mon roman, que j’avancerai plus vigoureusement quand j’aurai bouclé ma nouvelle séquence de Mémoire vive.

    °°°

    Faut-il couper court à toute référence littéraire ou culturelle, genre « suivez mon regard », ou plutôt jouer avec, ou s’en foutre ?

    Avant on s’extasiait dans les salons : « Ah, cet Elstir ! Oh, ce Bergotte ! ».

    Et maintenant c’est sur Internet qu’on se pâme de concert : « Ah, ce Levinas ! Oh, cette Hannah Arendt ! ». Chacune et chacun se sentant plus ou moins, comme chez Madame Verdurin, de la « vieille équipe ». Mais les youngsters ne sont pas en reste : « Eh ça, Anna Todd, c grave kiffant ! », ou selon sa tribu : « Chauffe les djembés, Bisso Na Bisso », etc.

     

    Ce mercredi 20 mai. – Mon roman commence, après son troisième chapitre et passée la page 100, à prendre forme, mais je ne vais pas forcer la cadence. J’aimerais continuer à y travailler très régulièrement. Il constituera ma tâche première du mois prochain, mais je tiens à ne pas m’emballer, visant un ouvrage bien senti et construit, cristallisant toute mes observations et réflexions actuelles, vingt ans après Le viol de l’ange.

    °°°

    Très intéressé par la lecture de La stratégie du chaos, basé sur une série d’entretiens avec l’historien ethiopien Mohammed Hassan, recueillis par Michel Collon et Grégoire Lalieu. S'y expose, pays par pays et avec une rare capacité de synthèse, un siècle et demi de colonialisme anglais, puis américain, avec l’accent porté sur les menées particulières propres à tout empire sur le déclin. C’est parce que les States se sentent perdre du terrain qu’ils deviennent de plus en plus soumis à leur hybris impérial, ou, plus précisément ; de plus en plus dangereux dans leur façon de semer le chaos pour garder leur pouvoir.

    °°°

    Sollers82.jpgEn reprenant la lecture de Femmes, de Philippe Sollers, je me dis que tout ce brillant sonne souvent creux, et que ce défilé de prénoms féminins reste sans chair, sinon sans traits de vrais personnages romanesques. C’est le bottin demi-mondain des conquêtes du narrateur, assez mal individualisé par rapport à l’auteur (une espèce de double américain pas vraiment crédible), et le tableau d’époque relève de la même projection narcissique, dont les illustres figures (de Lacan à Barthes, en passant par Althusser) n’existent guère non plus en ronde-bosse. 

    Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il ne se dégage aucune espèce d’émotion réelle de cette chronique où le souci trop visible de la performance, de l’exposition et du plaidoyer pro domo, fondent un livre plutôt délayé et fuyant, très intéressant par fragments, comme le seront tous les romans suivants de l’auteur, mais relevant finalement du journal extime plus que de la fiction romanesque. Bien entendu, Sollers a déjà prévu toutes les réponses à toutes les objections, à jamais au-dessus de « tout ça ».

    « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort », ai-je lu quelque part, et c’est en somme cela qui manque terriblement à Philippe Sollers : de savoir, parfois, reconnaître sa faiblesse, sans s’en faire une vertu de plus…

     

    Dunes6.jpgAu Cap d’Agde, Cité du soleil, ce mardi 26 mai. - Partis ce matin de La Désirade vers 11 heures, nous avons dévalé la vallée du Rhône sans trop de stress en dépit de l’allant furieux des poids lourds. Après une nouvelle peu concluante de Timothy Findley, j’ai commencé de nous lire Perfidia, le nouveau pavé de James Ellroy, pas vraiment passionnant non plus. Ensuite grappillé dans un recueil d’essais de Philippe Muray et le dernier opus posthume de Calet  évoquant les quartiers de roture parisiens...

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    Arrivés à la Cité du soleil chère à Michel Houellebecq, nous avons retrouvé la mer et le ciel avec le bonheur de chaque fois. Faute de draps disponibles dans le studio, mal nettoyé de surcroît, que nous avons réservé, l’Agence Oltra nous a proposé de passer notre première nuit dans une chambre glamour de l’étage supérieur. Tout à fait notre genre : avec sa déco mauve/violette et son lustre de verroterie noire, ses posters de seins et de culs léchés, ses miroirs au plafond, ses tabourets de bar haut perchés - et point de table pour écrire évidemment. Je n’ai pas manqué de faire un chromo numérique de ma bonne amie dans ce cadre de rêve; et la nuit venue, nous nous sommes pointés au Ghymnos pour la pizza inaugurale traditionnelle, salués par les sourires de bienvenue du personnel nous reconnaissant d'année en année.

    Cité du soleil, ce mercredi 27 mai. – Le soleil déjà haut ce matin quand nous nous sommes éveillés. Capté quelques images encore de notre studio glamour. Ensuite grand crème à la terrasse jouxtant le terrain de pétanque et bonne tchatche avec un gars du cru, la cinquantaine bronzée, beau mec faisant preuve de cette intelligence pratique que je préfère souvent aux débats pseudo-intellectuels. 

    Le type fait dans l’entretien des piscines. L’écoulement de celles-ci est de plus en plus souvent bouché par des capotes et autres strings.Se rappelle les « belles années » de cap d’Agde, où tout était plus naturel et joyeux, moins vulgaire surtout qu’avec les prétendus libertins et leur micmac sur la plage, du côté de ce qu’on appelle la baie des cochons :  cent mètres de sable sur lesquels mille truies et verrats humains s’agglutinent et se branlent et s’enfilent et se matent tandis que les naturistes purs et doux, sinon pudibonds,  passent tout tranquillement, l’air de rien, sur la bande de sable de deux mètres de large laissée libre au bord de l’eau, en recommandant aux enfants de regarder plutôt vers le large.

    Cependant les néo-libertins « ramènent du pognon », et la Municipalité rampe. En principe, un seul acte sexuel commis sur la plage est légalement passible d’une amende de 6000 euros. La Municipalité pourrait se faire de la thune en faisant respecter la Loi, comme certaines années passées avec deux ou trois gendarmes à cheval, qui ont pourtant vite renoncé à cette pauvre traque. Car l’immobilier et le tourisme du cul ont leur propre loi, et la Municipalité rampe. 

    Dans la foulée, en nous baladant dans le centre commercial, nous constatons que trois anciennes boutiques de fringues sexy ont été remplacées par trois nouvelles boutiques de fringues sexy. Ce qu'on appelle le progrès...

    Cap17D.JPGÀ part quoi la mer et le ciel nous comblent, à notre balcon sur les dunes que nous retrouvons depuis plus de trente ans, naguère avec les enfants et moins d’exhibos, mais toujours tonifiés par la large vision jusqu’à Sète et le bien nommé Mont Clair…

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    J’ai commencé, hier soir, de lire un petit recueil de deux nouvelles de John Cheever, qui m’ont aussitôt enchanté. Finesse et vitesse : voilà ce qui m’a tout de suite scotché.

     

    pic061205-cheever100.jpgLa première, Adieu mon frère, évoquant une réunion de famille plombée par la morosité puritaine d’un des frères, est d’une acuité d’observation et d’une justesse, dans la modulation des sentiments doux-acides, qui m’a rappelé les nouvelles d’Alice Munro, même si le ton et le style de Cheever sont tout à fait à lui.

     

    Curieusement, j’aurai passé quasiment à côté de cet auteur jusque-là. De fait, j’avais commencé de lire un de ses romans il y a des années de ça, mais sans aller jusqu’au bout, je ne me rappelle pas pourquoi. Peut-être n’était-ce pas encore le moment ? Alors que, dès les premières pages de la première de ces deux nouvelles, ma plus vive attention a été requise, comme lorsque, après son Nobel, J’ai entrepris de lire toutes les nouvelles de Munro.

    Comme Alice Munro, précisément, John Cheever a été comparé à Tchékhov pour son mélange d’humour tendre et de mélancolie douce-amère. Carver y a eu droit lui aussi, et d’autres sans doute. Mais encore ? Il y a du vrai, mais il faudra préciser en quoi. Ce qui est sûr, c’est que je ne vois pas un nouvelliste de langue française (ni le regretté Daniel Boulanger, ni Annie Saumont, parmi les meilleurs) capable de fixer, en quelques pages, une situation, une atmosphère et une frise de personnages, puis de nouer et dénouer un drame à caractère universel, comme il en va des meilleurs récits de Tchékhov mais aussi de Flannery O’Connor, de Paul Bowles, de Scott Fitzgerald ou de l’Irlandais William Trevor, notamment. Or Cheever s’inscrit bel et bien dans ce club-là. Reste à détailler ses qualités propres.

    Adieu, mon frère, ainsi, brocarde la méchanceté d’un vertueux avec une finesse d’observation sans faille, où la scène finale, d’une violence inattendue, se justifie a proportion de la monstruosité du puritain jugeant sa mère et les siens avec un manque de cœur absolu. Or Cheever est à la fois un peintre des sentiments et des lieux (la maison sur la falaise est immédiatement présente, qui évoque les tableaux de Hopper), un scénariste virtuose dans l’ellipse dramatique et un moraliste conséquent qui a l’air de se demander si c’est « ainsi que les hommes vivent »…

    Mêmes qualités dans Une Américaine instruite, qui brosse le portrait d’un autre monstre significatif, dans le genre femme hyper-lettrée et militante tous azimuts, insupportablement cultivée (elle écrit un livre sur Flaubert) et soumettant son conjoint à une domination tissée de morgue et de mépris, non sans passer à côté de la simple vie et des demandes de son enfant, dont la mort va bousculer son planning. 

    Unknown-2.jpegS’il y a du Tchékhov là-dedans, c’est du plus indigné devant l’imbécillité des gens peut-être très intelligents mais sans cœur (on se rappelle L’envie de dormir ou Volodia), et par la façon de John Cheever, comme son aîné russe, de ne jamais s’en tenir à une seule version ou un seul jugement à l’observation de la vie où chacun, d’une façon ou de l’autre, porte une certaine responsabilité. Enfin il y a l’art du narrateur, sans pareil. On comprend que Nabokov, Bellow et Updike aient placé John Cheever au top des écrivains américains de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec Flannery O’Connor et Alice Munro, c’est en effet sa place… 

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    Très intéressé par Le Parapluie de Simon Leys de Pierre Boncenne, où l’ancien rédacteur en chef de Lire rend le plus bel hommage à la mémoire de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, mort en août 2014 et dont l’œuvre de sinologue et d’essayiste-pamphlétaire n’a pas encore été reconnue à sa juste valeur. 

    Or Pierre Boncenne a entretenu, pendant des années, une correspondance amicale qui paraît en même temps que son essai, sous le titre de Quand vous viendrez me voir aux Antipodes, et c’est donc en complicité, mais sans complaisance, qu’il revient sur la trajectoire de cette grande figure de l’intelligentsia contemporaine que je ne me lasse pas, pour ma part, de lire et relire depuis des années.

    La première partie de l’essai fait une large part, évidemment, au plus fameux des livres de Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao, tant pour le rappel de son contenu, des circonstances de sa publication et de l’accueil souvent peu glorieux qui lui fut réservé par le milieu intellectuel, médiatique et universitaire parisien, où certains thuriféraires du maoïsme, notamment dans Le Monde, le firent passer pour un agent d’influence de la CIA, entre autres énormités.

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    Achevé cette nuit, vers 1 heure du matin, le visionnement de la 2esaison de la série américaine House of cards. À la fois de la grosse machine à la gloire des States, jusque dans l’étude des (très) mauvaises mœurs des deux protagonistes, aussi odieux qu’attachants à certains égards, du feuilleton haut de gamme très formaté, et, tout de même, un certain aperçu des mécanismes du pouvoir entre la Capitole et la Maison-Blanche, sans oublier les interprètes de tout premier plan réunis par le casting, Kevin Spacey et Robin Wright en tête. 

    Comme la chose est terriblement addictive, je ne suis pas fâché d’en avoir fini, mais j’en ai tiré, je crois, quelque chose, autant sur une certaine façon de se flatter en se dénigrant (on est bien en deça du procès de l’Empire par Oliver Stone) que par l’aperçu des coulisses du Pouvoir aux figures plus ou moins machiavéliques...

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    En lisant les nouvelles de L’Homme de ses rêves, de John Cheever, je me dis qu’il y a là-dedans quelque chose qui procède de la même réalité décalée que j’essaie de rendre dans mon roman, où l’élément poétique substitue une réalité plus réelle à ce qu’on croit la réalité la plus crédible. Comment dire ? C’est cela qu’il faut dire, justement, sans trop savoir comment, par le truchement d’une sorte de langue-dans-la-langue qui en dise plus que la seule langue.

    Au Cap d’Agde, ce lundi 1er juin. – D’une escapade à Montpellier,dont le but était (pour moi) l’achat du plus possible de livres de John Cheever, nous sommes revenus avec une dizaine de nouveaux bouquins et de DVD. Durant les trajets d’aller et de retour, je nous ai lu deux nouvelles du recueil L’homme de sa vie, que j’ai téléchargé sur mon iPad, et j’ai trouvé deux autres recueils de Cheever chez Sauramps, à savoir Déjeuner de famille et Le ver dans la pomme, ce qui porte à une cinquantaine de nouvelles ce premier aperçu d’un auteur dont je me sens aussi proche que d’Alice Munro ou de Tchékhov.

    °°°Tom-à-la-ferme-affiche.jpg

    Regardé ce soir le supplément au film Tom à la ferme consacré à un entretien avec Xavier Dolan, interprète admirable et réalisateur de ce thriller psychologique justement situé dans la filiation de Hitchcock, dont les quelques faiblesses du scénario (notamment en ce qui concerne le dénouement) sont palliées par une tension rythmique formidable à tous égards, image et story confondues.

     

    J’avais entendu parler de Mummy, du même Dolan, présenté à Cannes au printemps de l’an dernier, mais je ne m’attendais pas à un tel talent de cinéaste (et d’acteur) et à une telle force, presque faulknérienne, dans la modulation d’un thème – l’homophobie - dégagé ici de tout traitement complaisant.

    Ce qui est plus précisément intéressant, en l’occurrence, c’est que les trois protagonistes sont littéralement tenaillés par des sentiments-sensations confus et contradictoires. Tom, qui débarque dans la ferme de l’arrière-pays où l’on s’apprête à enterrer son amant, est immédiatement nié comme tel en dépit de l’évidence, après que le frère aîné a inventé une girl friend à son frère pour rassurer la mère. Celle-ci en veut à mort à celle-là de n’être pas venue, tout en sachant au fond de quoi il retourne, mais le déni du frère aîné va se transformer en relation sado-masochiste avec Tom qui découvre, à la ferme, une vie plus « réelle » que ce qu’il connaissait jusque-là.

    Bref, l’imbroglio est très incarné et vraisemblable, le scénario fléchit un peu en bout de course mais la chose reste percutante et rend bien compte de la complexité de nos rapports avec « tout ça »…

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    La lecture des nouvelles de John Cheever m’enchante bonnement, et en crescendo, au fur età mesure que, les années passant, elles deviennent plus élaborées et plusriches de substance, plus imprégnées de poésie. J’ai achevé aujourd’hui L’Homme de ses rêves, regroupant des nouvelles des années 30, marquées par la Dépression. Quant à la comparaison de Cheever avec Tchékhov, elle se justifie en effet en ce qui concerne le regard de l’écrivain sur les gens ordinaires, avec un mélange équivalent de tendresse et d’humour.

    Des années de crise sur la côte Est, avec lesnouvelles de John Cheever, j’ai passé à la même période évoquée dans les campagnes reculées des Appalaches, par le recueil Incandescences de Ron Rash, dont la première est d’une âpreté et d’une violence faulknériennes.

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    Le jeu des interférences entre divers modes de communication ou autres vecteurs d’expression, du livre au blog ou de la série télévisée aux échanges sur Facebook, entre autres, est légitime en cela qu’il investit de nouveaux comportements et autres arborescences mentales, mais il nefaut pas en abuser. Pour ce qui concerne mon roman en chantier, comme il en estallé du Viol de l’ange, initialement conçu comme un « roman virtuel », j’intègre à ma façon cette nouvelle donne en restant le plus attentif à la découpe de mon écriture. 

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    Une fois de plus je constate que je dois me fier à mon subconscient pour ce qui touche à l’écriture romanesque, comme ce fut le cas pour Le Viol de l’ange. Quelque chose doit sortir, c’est évident, et le mieux est de se fier à ce flux qui se constitue en images puis en phrases parfois complètes, dès l’éveil matinal.

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    Ma bonne amie a lavé aujourd’hui sa troisième aquarelle, dont elle a vite saisi la technique particulière. Ce n’est pas encore tout à fait ça, mais je me la coince tout en poursuivant de mon côté l’exercice quotidien de la chose, dans ces carnets avec, parfois, un début de réussite...

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    Je suis de plus en plus intéressé et plusencore : touché par la lecture des nouvelles de John Cheever, dont je lis ces jours le recueil intitulé Le ver dans le fruit. À part Tchékhov et Alice Munro, je ne connais aucun auteur de nouvelles dont je me sente aussiproche. Cela tient à sa profonde intelligence de la condition humaine, à une douce folie qui traverse ses récits les plus sages d’apparence, autant qu’au lyrisme mélancolique de son art et à son sens profond des réalités sociales. Il y a chez lui un mélange très rare d’extrême sensibilité, de grande lucidité en matière de société et de typologie humaine, ainsi qu’un humour plus vif encore que chez Munro, qui tire des effets comiques de situations souvent délicates,voire tragiques.

    Sète4.JPGCap d’Agde, ce lundi 8 juin. – La chaleur se faisant un peu lourde, je ne serai pas fâché, demain, de remonter sur nos hauteurs. Ce qu’attendant je suis allé me balader seul, en fin de matinée, dans la ville haute de Sète écrasée de soleil, au cimetière marin où j’ai salué MM. Paul Valéry et Jean Vilar, en passant par les librairies et une petite escale sur la place où je me suis payé une marmite de moules frites arrosée d’un quart de rouge, tout en lisant quelques pages des Mauvaises pensées de Valéry que j’ai trouvées l’autre jour à Pézenas.

     

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    Très intéressé par l’introduction faite, par Hanif Kureishi, aux nouvelles complètes de John Cheever, à un niveau de compréhension fraternelle et d’intelligence littéraire qu’on voit rarement dans les hommages d’écrivains français (les Suisses, on n’en parle même pas !) à leurs pairs. J’adhère à tout de ce qui est écrit là, qu’on pourrait dire « de la famille »…

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    Dernier souper au Ghymnos où nous avons parlé, un peu, de notre vie commune depuis plus de trente ans, toute bonne dans les grandes largeurs, et pour nous deux et pour nos filles, je crois. Ensuite la soirée s’est achevée, sur fond de grondements orageux et d’éclairs lointains, à regarder la fin de la deuxième saison d’Abbey Downton, toujours d’aussi remarquable qualité.

     

    Cap d’Agde, ce mardi 9 juin. – Dernière matinée de notre séjour, après le véhément orage d’été d’hier soir. Tôt éveillé ce matin, j’ai repensé à notre petit séjour avec reconnaissance. Tout s’est passé sans une ombre grâce à ma bonne amie, ou plutôt grâce à nous, grâce à notre vie, grâce à nos enfants, grâce à ce que nous ont légué nos parents - grâce à tout.

     

    À La Désirade, ce mercredi 10 juin. – J’ai passé la journée sur le nouveau roman de Quentin, qui m’a beaucoup intéressé et que j’ai présenté ce soir de manière assez détaillée sur la Toile, alors que la culturelle de 24Heures, même pas fichue de se fendre d’un commentaire « maison », lui consacre un quart de page piqué à la Tribune de Genève et se réduisant à la formule paresseuse et nulle, désormais en vigueur, consistant à coller des éléments d’interview bâclée à une intro où, en l’occurrence, la journaliste montre bien qu’elle n’entre pas dans le jeu de l’auteur. Quelle suffisance et quel manque de sérieux !

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    Quentin78.JPGLe quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : le Crime et châtiment le Dostoïevski est d’emble cité en exergue, et l’on pense évidemment, en le lisant, à Non, ce pays n’es pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy, ne serait-ce que parce que l’un de ses deux protagonistes, shérif,s e nomme Paul McCarthy…

     

    De même l’autre protagoniste, le détective cocaïnomane prénommé Franck, peut-il rappeler divers personnages ambivalents voire pervers du genre, par exemple des films d’un Abel Ferrara.

    Cependant oublions un instant ces références ( et il y en aura bien d’autres) pour souligner le fait que, d’abord et avant tout, Trois gouttes de sang et un nuage de coke est un romande Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour.

    À savoir qu’il est illico marqué par la papatte de Quentin, découlant d’un regard acéré sur le monde et les gens, reconnaissable à une écriture à la fois percutante et ciselée. En outre,comme dans ses trois premiers livres, Quentin Mouron aborde de grand thèmes qui lui tiennent à cœur,à savoir :la dégradation de la société et l’atomisation des individus, lasolitude qui en découle et la perte du sens fondant une vie, notamment.

    De la génération suivant celle de Michel Houellebecq, le jeune auteur (né en 1989) pratique en outre une manière de narration-réflexion lestée de traits critiques voire polémiques, comme dans La Combustion humaine,  qui rappelle à la fois les nouvelles d’un Ballard ou les romans, justement, de Michel Houellebecq. Comme devant, l'on relèvera, ici et là, quelque trait sentencieux frisant la dissertation ou le pédantisme. Péché de youngster, dont il se moque d'ailleurs lui-même...

    Dès la première road-story de Quentin Mouron, intitulée Au point d’effusion des égouts (cetitre faisant allusion à Antonin Artaud), l’évocation d’une traversée panique des States exhalait déjà le mélange de tristesse et de rage d’un très jeune homme aussi poreux que teigneux, dans un récit à l’écriture déjà bien affirmée par ses rythmes et ses sonorités, ses images et ses formules frappées comme des médailles, dans la postérité de Céline.

    Or on retrouve le regard du jeune routard « cadrant» l’église de Trona, symbole de spiritualité déglinguée, dansl’évocation d’uneautre église-bunker, transformée en locatif, ou dans les banlieues sinistres ousocialement sinistrées des alentours de Boston. De même retrouve-t-onl’humanité ordinaire, souvent morne ou déclassées, desdites interzonessuburbaines, dans ce nouveau roman qui accentue leur aspect mortifère.  

    Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci,premier vrai roman deQuentin, Trois gouttes de sang et un nuage de coke  développeet approfondit la composante« tchékhovienne » de son observation, où latendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plusacide de la société des simulacres et des masques, sur fond de décadencesociale et culturelle, évidemment liée à la désastreuse vision du monde du néolibéralisme diluant.      

    Comme dans son roman canadien, l’auteur campe ici des personnages d’une réelle épaisseur humaine, dégagés de tout manichéisme moralisant mais illustrant belet bien, de façon diverse, une aspiration à certaine pureté.      

    Celle-ci est explicitement revendiquée par Franck le dandy, lecteur du Sâr Péladan (cet extravagant contempteur de la décadence fin de siècle, auteur visionnaire de livres lumineusement illuminés) et patron d’une agence privée, qui rêve de quelque crime gratuit relevant des beaux-arts, en lequel l’auteur, non sans ironie parodique, campe une sorte de meneur de jeu provocateur, qui se sert du grotesque pour mieux renvoyer moralisme et hypocrisie dos à dos. La scène finale, très théâtrale, marquant la confrontation du brave shérif supposé blanc comme neige et  du « privé » jouant les pervers, oscille entre les grimaces de Dürrenmatt et de James Ensor...    

    Or on se gardera de chercher, dans Trois gouttes de sang et un nuage decoke, la conclusion trop rassurante d’un polar conventionnel, ni non plusl’arrière-plan « théologique » d’un Cormac McCarthy.

    Néanmoins, jouant parfaitement le jeu du thriller socio-criminel, ce roman bref et dense, au scénario bien filé et très intéressant par ses observations et ses digressions, impose une fois de plus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment, l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts d’une époque, non sans ménager des clairières d’immunité propices aux sentiments tendres et à la pensée vivace...

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    En recopiant les pages de mon roman écrites à Cap d’Agde en version manuscrite, à l’encre verte, je retrouve le bonheur que j’ai vécu durant les deux ans de composition du Viol de l’ange, il y a vingt ans de ça. Ce nouveau livre se forme plus lucidement que cela n’a été le cas avec le Viol, écrit tous lesmatins à 5 heures et souvent dans une espèce de transe ; et je m’en réjouis en avançant plus régulièrement aussi, l’esprit clair et l’expérience plus avancée à tous égards.  

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    Mon roman en chantier fixe, de manière poétique - au sens particulier où je l’entends -, une réflexion sur le monde contemporain amorcée dès mon premier livre et qui n’a cessé de s’élargir dans mes carnets et mes récits divers, nouvelles et romans, pour former une première synthèse dans Le Viol de l’ange.

    Pour le moment, ce nouveau roman-synthèse s’intitule La Vie des gens, mais c’est peut-être provisoire, comme Le viol de l’ange s’est longtemps intitulé Roman virtuel. J’ai pensé, depuis lors, à Nemrod & Co, ou à L’Ouvroir, mais cene sera probablement pas ça non plus. Le titre du Viol de l’ange m’était venu à la table de Maître Jacques, à l’auberge de Ropraz où nous nous régalions d’une langue de bœuf au câpres. J’avais lâché sans trop y croire: Le viol de l’ange. Et alors lui : c’est ça…

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    Ce qui m’a beaucoup intéressé, dans le nouveau roman de Quentin, c’est sa façon de filer une story. Sans la maestria constructiviste de Joël Dicker, qui s’est placé illico au top des storytellers, Quentin s’est donné la peine, après les bouffées narratives plus instinctives et parfois diffuses de Notre-Dame-de-la-Merci, que je tiens néanmoins pour son meilleur livre à ce jour, de développer une suite de séquences où le plan-par-plan s’agence sans rien d’artificiel ni de trop mécanique. 

    Même un peu téléphonée, et avec des artifices esthétiques qui fontun peu sourire (son privé dandy qui litPéladan, comme le protagoniste de Soumission lit Husymans…) , son intrigue module des thèmes qui ne sont qu’à lui, dont rien évidemment n’a été perçu par la pécore de la Tribune de Genève.

    Quant à moi, je suis à peu près sûr que le lascar nous réserve d’autres surprises, si tant est qu’il ne se fasse pas laminer par le drôle de monde dans lequel nous vivons et se calme en matière d’ostentation plus ou moins tapageuse. Ce que j’aime bien pourtant, chez lui, est son art de se rendre tranquillement détestable auprès des éteignoirs et autres gendelettres surveillant le territoire, pour se la jouer plus librement. On le croit gonflé alors que je le sais beaucoup plus humble qu’il ne semble, beaucoup plus érieux qu’on ne pourrait le croire…

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    Mes deux tapuscrits de La Vie des gens et deMémoire vive, représentant un peu plus de 600 pages, vont se développer parallèlement jusqu’à la fin de l’année, se nourrissant mutuellement par osmose de faits et de fictions, suivant mes deux veines lyrique et critique de toujours.

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    J’ai été très intéressé, ces derniers jours, par la série anglaise Downton Abbey, détaillant la vie d’une famille de l’aristocratie terrienne du sud de l’Angleterre, dans une période de mutation économique et sociale courant du naufrage du Titanic aux années 1925.

    Jamais je n’aurais eu l’idée d’y aller voir sans l’intérêt de Lady L. Or la chose est d’une qualité telle, tant pour la somme d’observations de toute espèce qu’elle cristallise, que pour la galerie de portraits qu’elle déploie upstairs (les maîtres) autant que downstairs (les domestiques), sans compter le dialogue toujours juste et naturel, l’interprétation de très haut vol et la densité dramatique de l’ensemble, qu’elle équivaut à la lecture d’un roman, s’inscrivant d’ailleurs dans le droit fil du roman anglais, de Jane Austen - pour le romantisme et la lucidité du regard sur la société – à Ivy Compton-Burnett dont la vivacité vacharde ne laisse de se retrouver ici chez les uns et les autres.

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    S’il est conseillé d’éviter la fréquentation prolongée des imbéciles, l’observation de ceux-ci ne saurait décourager un romancier consciencieux. Pour ma part, je me suis guéri des illusions de la gauche en fréquentant des imbéciles de gauche, et de la droite où ils ne sont pas en moindre nombre. L’imbécile pur est plus rare. Question subsidiaire : quand t’es-tu montré réellement un pur imbécile ?

    JLKPoule.jpgCe dimanche 14 juin. –Au cap de mes 68 ans, passé ce matin à 8h.47 (un vaudeville françaiss’intitule Le train de 8h47, m’a rapporté ma mère qui le tenait de son médecin lettré de ce matin-là) , je pense précisément à mes bons parents : à notre père mort à cet âge très précisément, en mars 1983, et à notre mère tombée dans sa salle de bain, vingt ans plus tard, alors qu’elle se préparait crânement, octogénaire vaillante, à descendre à la piscine vu que c’était l’été et qu’il faisait beau.

    Mon fère aîné, qui buvait pas mal et fumait des Mary Long, nous a quittés à l’âge de 55 ans, et notre aïeul maternel, absolument abstinent et ne cessant de répéter qu’une cigarette tue un lapin, chopa une insolation à l’approche de sa centième année. Donc rien n’est sûr...

    Or  j’aimerais bien, pour ma part, disposer encore de deux ou trois ans pour achever six livres en chantier, à part les trois que j’aurai finis cette année, et ensuite la vie en décidera.

    Je me rappelle en attendant que, la dernière fois que j’ai rencontré Maître Jacques, m’annonçant fièrement la parution du Juif pour l’exemple en traduction russe, le cher homme me disait qu’il comptait bien vivre encore vingt ou trente ans, ce qui me parut d’un bel optimisme ; mais trois semaines après je me retrouvai, tard le soir à la rédaction, à lui peaufiner une oraison funèbre épurée (ou presque) de tout ce qui nous avait parfois opposés…

    Paul Léautaud : « C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune – et on claque en chemin ».

  • Le chant du monde


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    À propos d’une étonnante collection de dessins d’enfants, au Rijksmuseum, reproduisant des tableaux de maître anciens. Du poids du monde et du chant du monde évoqués par le film de Denys Arcand, Les invasions barbares…

     

    Il y a des jours où le poids du monde se trouve conjuré par le chant du monde, et c’est ce que je me dis ce soir après avoir accompagné, avec son fils et ses amis, un amoureux de la vie jusqu’au seuil de la mort, là-bas au bord d’un lac quelque part au Québec, je ne sais pas en quelle année, et c’est comme ça qu’un matin de mars 1983 nous aurons accompagné notre père, présent autour de lu de l’aube à la nuit où il nous quitta.

    Il a fait bien lourd, aujourd’hui, sur Amsterdam, et j’avais commencé la journée au milieu de ceux qui nous aidé à supporter le poids du monde en se faisant sourciers de beauté. J’étais au Rijksmuseum au milieu des vivants n’en finissant pas de s’émerveiller de ce que n’en finissent pas de nous dire les enlumineurs de la vie, des pénombres dorées de Rembrandt aux douceurs indicibles des ciels de Vermeer ou de Ruysdael, et malgré tout le poids de la culture je me sentais léger, et plus léger encore lorsque, dans une salle voûtée, un peu en retrait, dédiée aux visiteurs cherchant un peu de silence et de tranquillité, je tombai sur ces centaines de petits dessins ou de coloriages affichés, comme une mosaïque en triptyque, tous réalisés par des enfants et des ados d’un peu partout et s’inspirant tous des peintures des maîtres anciens. Merveille !

    Et merveille aussi, que le film de Denys Arcand intitulé Les invasions barbares, chant d’amour et d’amitié marquant les retrouvailles tardives et d’abord rudes, puis en crescendo de tendresse, d’un père en fin de vie et de son fils rassemblant, autour du vieux jouisseur mal embouché, ses maîtresses et ses amis dont la tribu évoque toute une génération, ses révoltes et ses illusions, son culte parfois imbécile des « ismes » et ce qui reste plus important que tout ça, le chant du monde par delà le poids du monde…   

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  • Ceux qui voient clair

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    Celui qui regarde  si attentivement les gens qu'il ne peut s'empêcher de les aimer /  Celle qui résiste aux idées rances sans en vouloir àceux qui s'y raccrochent momentanément (pense-t-elle en son for optimiste de couturière à façon) / Ceux qui se promettent de revoir ce soir Les ailes du désir/  Celui qui observe la vallée des cendres dans laquelle des hommes gris munis de pelles de plomb ne cessent de s'affairer mais ce doit être dans un rêve ou à une autre époque  /Celle qui a perdu son innocence dans le métro aérien / Ceux dont la vulgarité produit une espèce d'odeur  /  Celui qui repère les fâcheux à la fumée de leurs idées / Celle qui voit les choses telles qu'elles sont avec un irisation bleutées due à ses verres de contact islandais /Ceux qui sont si rigides que ça trouble les nageuses / Celui qui croit ses rêves tellement intéressants qu'il les vend à des insomniaques fortunés / Celle qui aime marcher pieds nus sur l'asphalte chaude de la Ve Avenue aux  débuts de soirée de fin juin / Ceux qui ne se rappellent pas le titre du best-seller qu'on lisait en juin de l'an dernier au Luxembourg / Celui qu'on dit rescapé du feu  / Celle qui se retrouve à Tanger après avoir oublié de refermer Google Earth /Ceux qui ont acquis des manières canailles dans les milieux "artistes" dont ils se disent "peu dupes" à leurs amis proches du Vatican /Celui qui pratique le libre échange sans en faire une doctrine   / Celle qui émiette des scones dans la véranda qu'incendie une dernière lumière orange / Ceux qui ont toute la journée pour se séparer et la nuit pour faire la paix, etc

     

     

  • Ceux qui laissent béton


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    Celui qui s’est éteint sous ses diplômes / Celle qui répète qu’on est comme on naît / Ceux qui sont retraités de naissance / Celui qui montre son savoir à celle qui n’en veut rien savoir / Celle qui tient un registre de Pensées Positives / Ceux qui en ont toujours su assez à les en croire / Celui qui reconnaît qu’il a encore tout à découvrir en matière de physique des trous noirs / Celle qui se targue de savoir qu’elle ne sait rien sauf la recette de la gelée de coings / Ceux qui titubent dans la clairières aux fées de la Connaissance / Celui qui a cessé de lire « pasque ça sert à rien » / Celle qui s’est trouvé un hobby où « y a pas besoin de réfléchir » / Ceux qui ont le cœur comme du biscuit sec / Celui qui a tout misé sur le déplacement de son bureau en façade sud du building de l’Entreprise / Celle qui attend sa nomination de responsable du Planning des Locaux de l’Entreprise / Ceux qui caftent à la cafétéria / Celui qui prend une femme de ménage de couleur pour mettre de l’ambiance dans l’immeuble du Facho / Celle qui défend la concierge mulâtre malgré ses positions rétrogrades au niveau du couple / Ceux qui estiment qu’un livre est un outil qui permet de rompre notre part de glace / Celui qui se figure le Paradis comme une Grande Librairie donnant sur la mer / Celle qui aime la fraîcheur sucrée des matins de janvier à Venice Los Angeles / Ceux qui voyagent autour de leur chambre On the Road / Celui qui se trouve chez lui partout même chez lui / Celle qui aime la musique des conversations avec les divorcés / Ceux qui ont cultivé leurs souvenirs érotiques dès leur jeune âge et même parfois avant / Celui qui s’adresse à ses concitoyennes et concitoyens en pensant connes et connards / Celle qui affirme que Marc Levy écrit pour tous sans avoir jamais ouvert aucun de ses livres ni vu les films qu’ils ont inspiré / Ceux qui évoquent le « parfum d’éternité » des Classiques qu’ils se promettent de lire quand ils auront le temps, etc.

    Image : Philip Seelen

  • En manque de persifleurs

    bouffon-anonyme.1280046612.jpgÀ propos des cuistres et de Jacques Mercanton à Pattaya... 

    Le problème de la critique littéraire de type universitaire,  notamment en Suisse romande, c’est qu’elle est le fait de types, ou de typesses, qui n’ont rien vécu, ou qui ne laissent rien filtrer ce qu’ils ont (un peu) vécu dans leur approche et leur interprétation des textes.

    Or ces gens-là, corsetés dans leurs préjugés moraux ou scientistes, tout ficelés dans leurs bretelles théoriques ou leurs jarretelles pratiques, prétendent non seulement sonder le tréfonds du sous-texte et détailler ses moindres composants génétiques (le problème essentiel de la couleur de l’encre et de la marque du laptop), au détriment croissant du contenu patent ou latent du texte, sans parler de l’éventuelle visée de l’auteur, mais montrer, subventions à l’appui (dans l’accumulation capitale desquelles il excellent en tant que chercheurs), qu’ile en savent infiniment plus que l’autrice Une telle ou l’auteur Untel.

    Rabelais les avait joliment épinglés du temps des sorbonnicoles et autres sorbonnagres, et Molière a renchéri contre les savantasses de son siècle, maison s’étonne que la saine moquerie se fasse si rare en nos temps de prétendue liberté d’esprit et de prétendue dérision d’un peu tout. Hélas, où sont les jeunes insolents qui renoueraient, même en Suisse romande, avec la verve irrespectueuse des sieurs Burnier et Rambaud dans leur mémorable Roland Barthes sans peine ou dans La Farce des choses ?

    Or le constat devrait stimuler le désir de pallier à ce manque, dans la foulée d’autres entrepreneurs de démolition, de Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs, à Karl Kraus en son effort de dénazification avant la lettre de la langue allemande. On cherche satiristes et pasticheurs ! Les offres sont à envoyer au Centre de Rumination sur les Langueurs Romandes à droite quand vous sortez de l’autoroute Lausanne - Geneva Airport.

    Ce qu'attendant, nous nous résignons à prendre connaissance, bientôt, du nouvel essai de décryptage socio-linguistico-génétique des sieurs Maggetti et Meizoz, qui planchent ces jours sur un inédit apocryphe des Mémoires de Jacques Mercanton évoquant la dernière virée du Maître dans les bars de go-go boys de Pattaya, à la veille de ses 80 ans...

     

  • Le pain du verbe

    En mémoire d’ Adrien Pasquali
    C'est un petit livre dense et déchirant que Le pain de silence d'Adrien Pasquali, où s'exprime la souffrance si difficilement dicible de la non-communication. La situation est à la fois banale au possible et terrifiante. Trois êtres vivent ensemble que tout réunit quotidiennement, et qui ne trouvent rien à se dire. Le père, Italien de souche, est ouvrier dans les chantiers de montagne. Rentrant le soir, il ne paraît capable que de marmonner deux ou trois phrases répétitives, entre son arrivée au pas lourd et la cigarette de fin de repas. La mère, maladive, se recroqueville pour sa part dans son intérieur où elle «fait» la poussière en robe de chambre avant de retourner au lit, non sans donner rageusement la chasse aux mégots de son conjoint. Par rapport au monde extérieur, tous deux se font petits en sorte d'échapper au «harcèlement vipérin» de voisins prompts à leur rappeler qu'«on n'est pas à Naples, ici», surenchérissant alors dans le genre suissaud en s'effrorçant de «parler plus doucement».

    Or c'est dans cet univers confiné, voire irrespirable, du «chacun pour tous, tous pour personne» que doit vivre l'enfant jamais bordé, jamais caressé ni même regardé et qu'un bloc de silence oppressant sépare de ses parents. «Jamais personne ne s'est penché sur mon lit», remarque le garçon qui fait plutôt office de garde-malade aux petits soins de sa mère dolente, incapable de s'extérioriser et s'interdisant toute forme de jeu. Est-ce vraiment sa mère qui, un jour, lui a dit cette terrible petite phrase, «sans doute n'as-tu jamais été un enfant», ou bien sa propre douleur a-t-elle cristallisé ces mots qu'il retrouve dans les yeux tristes de celle qui l'a mis au monde ? Peu importe à vrai dire, car tout ce passe ici dans une sorte d'infra-langage où les mots ont d'ailleurs peu de rapports vivants avec les choses.

    Rarement on aura donné, au silence de la non-communcation, une présence aussi palpable, aussi matérielle, aussi tangiblement physique que dans ce livre qui tend essentiellement à la transmutation, physique elle aussi (montée des corps paralysés), mais à la fois affective et spritituelle du non-dit en parole ouverte. Avec une sorte de rage obsessionnelle, travaillant en vrille comme le forage discursif d'un Thomas Bernhard, l'écriture d'Adrien Pasquali paraît ici du dernier recours, qui ressasse et rassaisit les éléments de la relation manquée en quête d'un pardon mutuel ou d'une guérison. D'abord un peu rebutante, même astringente dans ses tâtons phénoménologiques, la litaniqe de Pasquali (qui ne compte qu'un point intermédiaire entre deux coulées de prose, comme si l'arrêt risquait de faire le jeu du silence ou de la mort) trouve bientôt son rythme naturel et sa nécessité vitale, haletante et de plus en plus maîtrisée du point de vue musical.

    De la hargne première qui dit sa révolte contre un engluement rappelant celui du Roquentin de La Nausée, le narrateur en déficit de tendresse (qui affirme cependant manquer moins de l'amour qu'il n'a pas reçu que de celui qu'il n'a pas donné) tend à un retournement salvateur, traversant les mots et les choses, qui le fait rejoindre l'enfance de son père et les espérances déçues de sa mère, pour renaître symboliquement de la poussière des jours. La fin du livre d'Adrien Pasquali, orientée par cette fragile et pure lumière intérieure, rejoint alors le silence après l'avoir fertilisé, et nous atteint par delà les eaux sombres.

    Adrien Pasquali, Le pain de silence. Zoé, 123pp.

    Adrien Pasquali s'est donné la mort à Paris le 23 mars 1999, à l'âge de 40 ans

  • Bellow supervivant

     

     

    Flash back sur un hommage post mortem, daté de 2005, à Saul Bellow.

    C’est l’un des romanciers majeurs du XXe siècle qui s'est éteint récemment en la personne de Saul Bellow, à l’âge de 89 ans à Brookline (Massachussets), cinq ans après la naissance de sa dernière fille, Naomi, née en 1999 ! Ce nouveau rameau jeté au formidable tronc de la vie et de l’oeuvre du fringant vieillard précédait de peu la parution d’un livre d’une merveilleuse liberté, marquant une fois de plus, dans le mouvement tourbillonnant de la vie, la fusion de l’intelligence et de l’émotion en pleine pâte. L’ouvrage s’intitulait Ravelstein (2002) et parlait de nos fins dernières avec autant de truculence que de gravité, le narrateur (double présumé de Bellow) brossant le portrait de son ami Ravelstein (double du grand humaniste réactionnaire Allan Bloom) en train de mourir du sida. Mélange de roman foisonnant et de débat sur les grandes questions traitées comme en dansant (« Dieu m’apparut très tôt. Il avait la raie au milieu. Je compris que nous étions apparentés parce qu’il avait créé Adam à son image »...), autoportrait « en creux » et déclaration d’« amour vache » à la vie, ce livre dégageant une immense sympathie donnait une belle idée de la constante capacité de l’écrivain à se dépasser et se renouveler sans se renier pour autant, comme l’illustrent les bonds successifs de son oeuvre. Celle-ci ponctue la deuxième moitié du XXe siècle de livres qui fondent, d’une part, le roman juif américain (lequel sera chez Bellow plus américain que juif), et déploient une fresque humaine d’une prodigieuse porosité, nourrie par le milieu populaire d’émigrés juifs dans lequel l’écrivain a passé ses jeunes années, à Chicago. Après deux premiers romans assez sages, L’homme en suspens (1944) et La victime (1953) encore marqués par la vision du “souterrain” de Kafka et Dostoïevski, la première explosion du talent de Bellow s’est manifestée dans Les aventures d’Augie March (1953), biographie épique et rhapsodique d’un orphelin d’origine russe, rappelant Huckleberry Finn en version juive, et qui ressaisit la langue avec une volubilité tentaculaire et une voix sans pareille. En contrepoint, très significatif des antinomies propres à Bellow, suivra le bref et beau roman mélancolique Au jour le jour (1956), dont le protagoniste est un quadra rejeté par son père et en crise existentielle. Nouvelle brusque rupture d’un grinçant comique, ensuite, avec Le faiseur de pluie (1959) et sa dérive africaine d’un milliardaire fuyant son milieu comme un personnage à la Simenon. Après quoi viendra cet autre très grand livre: Herzog (1964), dont le héros concentre en lui toutes les contradictions et figure, selon Philip Roth, « le plus grande création de Bellow, le Leopold Bloom de la littérature américaine », marquant en outre la première plongée de Bellow dans l’océanique réalité du sexe. Roman de formation ramassé sur cinq jours de l’été 64, Herzog est le plus ambitieux et le plus beau, le plus profus des romans de Bellow, très marqué par les sources européenes (notamment de Thomas Mann, Italo Svevo et Robert Musil) mais restant curieusement assez peu lu du public de langue française... Si la reconnaissance du prix Nobel de littérature, en 1976, a consacré l’oeuvre d’un formidable romancier doublé d’un essayiste de haute volée, dont l’esprit critique n’a cessé de s’exercer contre toutes les manifestations du « crétin américain », du maccarthymse de droite au politiquement correct de gauche, la réception de Saul Bellow, en France notamment, demeure en effet sporadique alors que des auteurs de moindre format y sont célébrés. Or, tant par sa substance que par son empathie, l’intelligence anti-académique de sa perception et l’humour shakespearien qui la traverse, l’oeuvre de Saul Bellow, dont on recommandera encore les nouvelles réunies dans Mémoires de Mosby et le petit régal d’insolence d’ Une affinité véritable , reste à redécouvrir après la dernière révérence du vieux rebelle. « Regardez-moi, je vais partout ! Je suis un Christophe Colomb de quartier ! » s’exclamait crânement Augie March. Alors, oublions le quartier clôturé et sécurisé de Bush & Co, pour retrouver l’Amérique généreuse de Saul Bellow !

  • Les mains de Théo

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    Théo a les mains de son âge, quoique pures encore de ce qu'on appelle des fleurs de cimetière, et se mettre à présent à les dessiner vraiment serait un recommencement de purification par le geste, comme au temps de leur dire bonsoir sur le drap quand on a dix ans et qu'on est bien coiffé et bordé, ce que ne fut jamais Théo en son enfance ravagée par la guerre, mais il priait alors de ces mêmes mains avec des gestes appris de sa mère disparue ou de ce qu'on lui a dit alors de ce passé resté confus, sans père non plus, aux soins d’un cher oncle excentrique mais bon dans les brouillards de Londres - souvenirs tendres du vieux Cary et de ses oiseaux, de vilains souliers troués, de soupières fumantes et de froids ardents le long des hangars.

     

    Dans une vie antérieure, Théo se verrait assez bâtisseur de cathédrales : une paire de mains parmi d’autres, obéissant à Dieu sait quel plan.

     

    Cette question des mains l’a toujours intrigué. Que les mains puissent avoir leur façon de penser et leur agissement point forcément réfléchi, en tout cas distinct de la Raison, lui apparaît comme un fait aussi étrange que ses propres goûts et dispositions en la matière. 

     

    Son oncle Cary fut le premier à le constater et à parler de don, puis à le signaler à son compère Gulley Jimson, ce gibier de police dont Théo se rappelle les longues mains fines jurant sur ses hardes de peintre crevant la faim, et voici que lui reviennent les farouches recommandations du vieil artiste le houspillant à chaque fois qu’il s’en revenait rôder aux abords de son antre du bord du fleuve.

    « Tout art est mauvais, petit ! » lui répétait-il, « et maintenant filez !»

    10846109_10206965636766251_6018341720919555434_n.jpgCependant Théo se faufilait jusqu’au pied de l’immense toile dont le peintre venait de retoucher le serpent bleu, non sans poursuivre son invective : «L’art, la religion et la boisson, voilà trois trucs qui vous démolissent un pauvre bougre, mais filez donc et pensez plutôt à devenir un Monsieur ! » 

    Or Théo ne voyait, à ce moment-là, que les mains du vieil artiste qui frémissaient encore d’avoir ajouté quelque infime touche verte dans la coulée blanche de la chair de notre mère Ève...

    (Extrait d'un roman en chantier)

  • Ceux qui angoissent

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    Celui qui attend les résultats / Celle qui se demande quand le verbe s’angoisser est devenu ce qu’il est / Ceux qui se massent à la frontière sud / Celui qui espère avoir son « entrée » dans l’Encyclopédie chinoise / Celle qui reprend la théorie du complot à son compte avec l’arrivée dans le quartier des Bleuets des réfugiés sûrement de mèche avec le califat / Ceux qui parlent fort dans le souterrain au point que ça s’entend dehors / Celui qui veut sortir de l’euro pour entrer dans la pesète / Celle qui a fait un prêt à son coiffeur Tsipras qui propose maintenant de la raser gratis / Ceux qui analysent la situation géopolitique et en tirent une théorie du chaos qui éclaire tout / Celui qui ne sait comment gérer son épouse Frieda qui fait de l’évasion fiscale à son insu / Celle qui collecte des dons pour le soutien des épouses larguées par les chercheurs en littérature romande / Ceux qui  consacrent une minute de compassion aux migrants de la Méditerranée avant de poursuivre leurs travaux en génétique du sous-texte / Celui qui se met en peine de se farcir les 616 pages de Tout peut changer de Naomi Klein en prenant garde de ne pas se le lâcher sur le pied gauche après s’être amoché le pied droit avec les 476 pages du magistral Tu dois changer ta vie de Peter Sloterdijk / Celle qui a entendu dire que Naomi Campbell avait publié un essai sur le gaz de schiste et tout ça / Ceux qui vont installer une hotte de ventilation dans le cagibi qu’ils louent aux Syriens clandestins / Celui qui admoneste la requérante d’asile qu’il a surprise à voler Le Temps au tea-room Chez nous en lui faisant comprendre que chez nous on ne vole pas le temps / Celle qui a mis tous ses œufs dans le même panier qu’elle couve maintenant du regard / Ceux qui invoquant la situation internationale punaisent sur leur yourte le feuillet portant ces mots en turkmène :« Non, nous ne jouons plus au loto », etc.

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Crainte et tremblement

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    De son côté, Lady Light s’inquiète du sort de Katmandou.

     

    Après que Jonas lui eut appris que Chloé, spy-doctor spécialisée en chirurgie dramatique, et Cécile, forte de sa riche expérience des amenées d’eau en zones sinistrées, Lady Light n’eut de cesse, tous les jours, d’obtenir de nouvelles informations précises sur les séquelles de la catastrophe et le travail effectif des filles de Théo et Léa sur le terrain.

     

    Comme l’ont vérifié tant de fois ses proches, l’extrême souci d’exactitude et de précision de la vieille aveugle a toujours été une composante essentielle de son approche personnelle, comme l’illustre, aussi bien, le récit qu’elle a fait récemment à Jonas de cet épisode saisissant de l’obscurcissement soudain du ciel par la sombre nuée de milliers de renards volants au soir de l’assassinat du nouveau prince, un jour qu’elle se trouvait à Katmandou avec Christopher. 

     

    De même montra-t-elle le plus vif intérêt lorsque Jonas lui rapporta, quelques mois auparavant, les détails d’une action à laquelle avait participé Cécile en Guinée-Bissau , consistant en l’installation d’un vaste réseau de canaris à robinets, auxquels Florestan le mal rasé, au titre d’ingénieur polyvalent, avait amené de significatives améliorations.

     

    Lady Light, prodigieusenent attentive aux détails insolites, cocasses ou mystérieux, du monde en tant que tel, ne l’était pas moins, et plus encore peut-être, à la singularité des gens, à leurs coutumes et à leurs douleurs, à leurs croyances et mécréances, à ce qu’ils enduraient par la faute de leurs semblables ou, comme il en allait des sans-abris de Katmandou, à ce qu’ils subissaient en groupe ou cas par cas des suites d’un désastre échappant à toute planification humaine. 

     

    Du fait de sa propre expérience médicale, que ses rallonges d’activité auront fait avoisiner le demi-siècle, Lady Light ne s’étonna guère de la gabegie politique et policière qui avait freiné l’aide aux sinistrés, ainsi que le rapportait Cécile dans l’un de ses courriels à Jonas,mais un détail des récits de la jeune humanitaire free lance la frappa plus précisément, observé le soir suivant la première secousse de haute magnitude, lorsque Cécile et Flo le mal rasé s’étaient trouvés autour d’un feu en compagnie d’une trentaine de locaux sur Jamal Sadak Road où, tout à coup, les fils électriques liés à un pylône s’étaient mis à trembler, signe précurseur connu d’une possible réplique du séisme.

     

    Quant aux gens, estimait en outre Lady Light, ils resteront toujours, et où qu’on aille, aussi indécrottablement touchants qu’imbéciles, tel l’inénarrable Clancy, factotum et surveillant autoproclamé de son immeuble de Brooklyn Heights quand, l’entendant parler de la tragédie de Katmandou avec Jonas, dans l’ascenseur à poulies les descendant de leur cinquième étage, il crut bon de marmonner , à sa façon de prophète chafouin, que sans doute les Népalais avaient dû pécher gravement pour que Dieu leur infligeât ainsi crainte et tremblement…

     

    Katmandou s’était considérablement développé depuis les années où, cheveux longs et idées vagues, des milliers de jeunes compatriotes de Lady Light (dont certains de ses camarades de fac en mal deNirvana) avaient débarqué là-haut pour y fumer le chillum et prononcer des incantations dans quelque ashram, avant de poursuivre sur Goa. 

     

    Or ces menées orientalisantes des sixties, plus ou moins enjolivées par la tradition orale et divers livres-cultes,  n’avaient pas eu la moindre influence sur le choix de Cécile et Chloé de s’engager avec leurs compagnons, mais les sanctuaires effondrés, les boutiques de la vieille ville réduites en miettes, les quartiers dévastés à côté d’autres qui semblaient avoir été protégés par qui sait quelle puissance supérieure dont le sieur Clancy semblait entrevoir le motif des décisions, et surtout les gens, plus ou moins affolés ou affichant au contraires des airs insouciants, qui affluaient en masse sur l’esplanade de Tundikhel pour fuir leurs bâtisses menacées d’effondrement, ne les avaient pas moins touchées les premiers jours, avant la mise en place d’un début d’action concertée où elle s’étaient senties parties utiles d’une vrai mouvement de bénévolence collective (surtout Chloé requise dans l’arrière-pays par les services d’urgence) qu’elles avaient largement commentée dans leurs courriels quotidiens à Léa, sans en rien laisser filtrer sur Facebook.

     

    À propos de la réaction de l’insortable Clancy : La lectrice et le lecteur auront peut-être conclu à la stupidité exceptionnelle d’un individu particulier en prenant connaissance du jugement du dénommé Clancy, incriminant la responsabilité des Népalais dans le déclenchement du séisme du 25 avril 2015 et de ses répliques. Or l’explication punitive de Clancy, inspirée par une conception traditionnelle de la Justice divine, fut maintes fois reprise, et dans toutes les langues, sur la Toile, par les internautes de l’Oecumène mondial également convaincus que Dieu n’en finit pas de châtier l’Infidèle, alors que d’autres opinions non moins assurées invoquaient la vengeance de Gaïa ou le contrecoup, scientifiquement avéré, des atteintes réitérées aux sols profonds,  par les prédateurs multinationaux de l’or noir et leurs suppôts. Mais sait-on seulemnent s’il ya du pétrole en Himalaya ?

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

  • La littérature vue par les pions


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    La nouvelle édition de l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé, 2015) illustre le conformisme et le copinage qui règnent dans nos régions, juge l’écrivain Sergio Belluz. Bravo à cet esprit indépendant, après Etienne Barillier dans Soyons médiocres ! d'avoir cassé le morceau contre les cuistres et les éteignoirs de la fac des Lettres de Lausanne et environs, foyer morose de l'entreprise en son mouroir du Centre de Recherches sur les Lettres romandes. À lire dans Le Temps du jeudi 25 juin 2015.

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    Etre écrivain en Suisse romande? Hors de l’Université, point de salut

    Par Sergio Belluz 

    Ce «en» Suisse romande, c’est la grande nouveauté de cette Histoire de la littérature en Suisse romande (Genève-Carouge: Zoé, 2015), avec l’inclusion du polar, de la science-fiction, de la BD, de la chanson et des «études de genre» dernier cri. Du solide travail universitaire: un index scrupuleux (on y trouve Sacha Distel, c’est dire), une bonne bibliographie, et mille sept cent vingt-huit pages cofinancées par l’Office fédéral de la culture, les cantons romands, quatorze cantons suisses alémaniques, dont Uri, Schwyz, Glaris, Appenzell Rhodes-Extérieures (par solidarité protestante?) et «Unterwald-Le-haut» (sic), le tout complété par la Loterie Romande, des banques et des fondations, dont la Fondation Sandoz (Maurice Sandoz a droit à sa grosse notice). Au final, combien de millions pour ce ravalement de façade.

    Car il s’agit d’une mise à jour des quatre volumes publiés chez Payot-Nadir dans les années 1996-1999. On a rafraîchi les trois premiers, et c’est surtout le quatrième, La Littérature romande aujourd’hui (de 1968 à 1999), qui a été retravaillé dans les quatre cents dernières pages, moins d’un quart de l’ouvrage: de nouveaux auteurs y sont entrés, et on a complété les notices des autres. L’ambition: «Un ouvrage de référence qui fasse le point sur l’état de nos connaissances dans ce domaine et qui envisage dans la continuité historique la production littéraire romande du Moyen Age à nos jours», selon l’introduction de l’historien Roger Francillon, auteur de la plupart des brillantes synthèses qui introduisent chaque partie.

    Premier problème: parler, par exemple, de «production littéraire romande» au Moyen Age souligne l’anachronisme du terme «romand», un concept politico-culturel limité dans le temps (1830-1970, en gros).

    Francillon, dans le premier chapitre, évoque, d’ailleurs, la «vie religieuse de Suisse française» (p. 12) et, dans la partie «Au temps des réformateurs», remarque que le terme de «Romandie» a été inventé au XXe siècle (p. 35). François Rosset, de l’Université de Lausanne, parle de «Suisse occidentale» (p. 159) et de «la vie intellectuelle de la Suisse francophone au XVIIIe siècle» (p. 170).

    Deuxième problème: le titre. La BD, la chanson ou les études de genre sont-elles à leur place? S’agit-il de littérature lorsqu’on parle des réformateurs (Calvin ou Viret) ou des médecins (Tissot ou Tronchin)? Ne pouvait-on pas resserrer la grosse partie sur les pasteurs et leurs bisbilles, tout sauf littéraires? Et que vient faire ici l’article «Les écrivains étrangers en Suisse romande» (Rolland, Istrati, Chardonne, Rilke, Gide, Cocteau), dans lequel on trouve aussi Stravinsky, assez peu écrivain… Un titre englobant du style «Histoire de la vie culturelle en Suisse de langue française» aurait été plus adéquat, sur le modèle du brillant La Suisse romande au cap du XXe siècle: portrait littéraire et moral de Berchtold (Lausanne: Payot, 1966).

    Troisième problème, majeur celui-là: quels sont les critères pour définir ce qui est littéraire? Si chaque histoire de la littérature a sa part d’arbitraire et d’idéologie ambiante, il y a deux méthodes pour l’envisager: en tant que phénomène de communication, et alors toute production littéraire est intéressante, sans jugement de valeur; ou avec des critères précis et on écarte ce qui n’en fait pas partie. Ici, on alterne allègrement les deux, dans un conformisme et un copinage universitaire qui sont une constante de nos régions. Maryke de Courten, dans son chapitre sur Cingria, remarque qu’il «ne s’est jamais soucié de systématiser sa pensée. Est-ce pour la même raison qu’il a été ignoré par l’intelligentsia romande, pour qui le sérieux a longtemps été la valeur la plus sûre?» (p. 716). L’intelligentsia romande n’a pas changé, hélas: dans cette Histoire de la littérature en Suisse romande, l’hilarant Henri Roorda, un de nos plus grands écrivains, entre Allais et Vialatte, n’a droit qu’à dix renvois et une misérable notice dans le chapitre «L’Ecrivain et l’école»; Anne Cuneo est noyée dans «Le Roman et l’histoire», au mépris de ses brillants récits autobiographiques; Jean-Louis Kuffer (quinze renvois) est expédié vite fait comme «lecteur passionné» malgré son journal littéraire, une référence; Janine Massard, auteure de douze livres magnifiques sur une Suisse intime et populaire, fait l’objet de huit petits renvois, tout comme Jean-Michel Olivier, sa verve et son humour, qui n’ont droit qu’à une modeste notice.

    En revanche, Daniel Maggetti, Jérôme Meizoz ou Adrien Pasquali, contributeurs universitaires de cette Histoire, font l’objet de plus de trente citations à l’index et de trois notices chacun…

    En littérature suisse de langue française, sans université pas de talent ni de salut. Et l’avenir est sombre: le chapitre final, qui explore les possibles développements de notre littérature, s’intitule, sans rire: «Connexions, filiations et transversalités».

    Post scriptum perso: Lorsque je me suis pointé en Lettres, en 1966, ce fut pour entendre la face de carême du Doyen de l'époque. Gilbert Guisan, nous annoncer que ceux qui aimaient la littérature allaient déchanter en ces lieux, vu qu'on y étudierait une Science de manière scientifiquement scientifique. Depuis, lors, après la bigoterie protestante, la bourdieuserie est devenu la doctrine des nouveaux chiens de garde, réduisant la littérature à un sociologisme réducteur qui a fait école partout. Il faudra revenir un jour sur l'entreprise de formatage savantasse, menée à grands frais par des chercheurs ramuziens autoproclamés, que constitue l'édition critique des Oeuvres complètes  de Ramuz, parues chez Slatkine, véritable sottisier du pionnicat pseudo-scientifique gouverné par Roger Francillon et Doris Jakubec, Daniel Maggetti et autres joyeux drilles aux faces de fossoyeurs...

    Mais quel bonheur de lire et d'écrire loin de ces bonnets de nuit !

  • Téma la galère !

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    Sacha Després signe, avec La petite galère, un premier roman d’une densité émotionnelle et d’une qualité d’écriture rares. Avec Quentin Mouron, Mélanie Chappuis, Antoine Jaquier, Max Lobe, Dunia Miralles et Julien Bouissoux, notamment, la jeune romancière achoppe à une réalité sociale et psychologique très actuelle en maîtrisant une langue-geste tissée d'oralité. 

    On ressort sonné de la lecture de La petite galère de Sacha Després, dont le crescendo dramatique aboutit à un dénouement réellement déchirant où réalité brute et folle détresse, violence et désarroi, souffrance incarnée et projections fantasmatiques se bousculent dans une mêlée qui prend aux tripes et au cœur.

    Or le plus étonnant est que, d’un imbroglio affectif et psychologique exacerbé par l’abjection d’un des protagonistes – type de pervers narcissique bien cadré -, et par la haine vengeresse qu’il suscite, la romancière parvienne à tenir jusqu’au bout le fil (barbelé) d’un récit concis et cohérent, tout à fait intelligible en dépit de l'ambiante confusion des sentiments.

    Très remarquable tableau d’époque, sur fond de crise sociale et de dérives individuelles, La petite galère, qui se déroule dans une Zone Urbaine Sensible de la région parisienne, détaille les tribulations de deux sœurs affectivement et sensuellement fusionnelles (Marie dite La Jolie, née le lendemain de la mort de Claude François, et Laura, sa cadette de seize ans, contemporaine du Club Dorothée…), marquées par le suicide de leur mère et confrontées, avec l’aide minable du chèque mensuel de leur père, à ce qu’on appelle la liberté.

    Dès les premières « séquences » du roman, dont la découpe narrative évoque à la fois un storyboard cinématographique et une chronique très habilement agencée et datée par de brèves allusions aux événements du monde, l’écriture de Sacha Despés impressionne par son mélange d’efficacité et de sensibilité délicate, de vigueur et de finesse.

    D’un monde présumé inculte, et sans une once de démagogie, elle dégage les mêmes sentiments délicats qu’a évoqués le cinéaste Abdellatif Kechiche dans L’Esquive, merveille de finesse et d’humour, ou encore Germinal Roaux dans Left foot right foot, alors que, littérairement parlant, l’on est ici dans la foulée d’un Olivier Adam ou d’une Virginie Despentes, ou encore d’un Samuel Benchetrit, sans références ni influences explicites au demeurant.

    D’un point de vue stylistique, pour la manière très concentrée et souvent poétique de traiter ses très courtes phrases, Sacha Després rappelle aussi les récits noirs d’un Louis Calaferte ou les nouvelles incisive d’une Annie Saumont qui a capté, la première, les tournures de la langue des banlieues.

    Là-dessus, il faut parler, en détail, du contenu de ce livre prenant et riche de mille observations pertinentes, parfois unilatéral dans son regard sur le sexe dit fort (tous les hommes du roman rivalisent de nullité), mais dont la rage des personnages féminins se justifie ô combien...

     

    La Prairie

    C’est un signe avant-coureur d’humour réjouissant que de voir un lieu tel qu’un grand ensemble bétonné d’une Zone Urbaine Sensible baptisé La Prairie. Bien entendu,le titre de Petite galère, dans le contexte de La Prairie, fait référence implicite à la petite maison de Michael Landon dont les épisodes agrestes réjouirent les téléspectateurs du tournant des années 70-80. Mais je retiens pour ma part l’ironie du nom, comme de voir un asile de vieux baptisé L’étoile du matin. Cerise sur le gâteau : lorsque, après une prise d’otages dans le collège de la cité, la narratrice constate le soir : « La Prairie passe à la télé. »…   

    Des gens peu « people »

    Autant qu’elle a le sens du dialogue, souvent elliptique, Sacha Després a le don de silhouetter un personnage, sans le caricaturer, à quelques exceptions près. Au premier plan : Laura et Marie, leurs parents Caroline et Charles, le prof de français quadra-séduisant Wilder et l’ami de Marie Jacky Branlard, dit Jack. 

    On est là entre prolos et Français très moyens. Laura, 16ans, portée sur l’écrit perso, est déjà femme dans sa tête et son ventre, avec les infos utile de son aînée Marie, 26ans, barmaid et placeuse à l’Opéra Bastille, qui voulait devenir artiste et, à défaut, se lie à un plasticien bidon avant d’en pincer pour Jack, si « différent ».  

    De Caroline, employée des PTT et mère à 18 ans, on ne sait pas trop de choses avant son suicide, sinon qu’elle aura été aussi immature et perdue que son plouc de conjoint.

    Charles, en effet, genre rocker ringard, n’a « jamais été à l’aise avec les sentiments », et sa seule défense est de traiter sa femme et ses filles de cinglées.

    Wilder, première facette du pervers narcissique soft, incarne le prof esthète porté sur la nymphette ou la bourgeoise snob, selon l’occasion.

    Jack, second avatar hard du pervers narcissique éduqué à la dure par un militaire et reproduisant la violence dominatrice d’icelui + les excuses hypocrites du dominant à « conscience politique », est à la fois un branleur et un vampire. Du point de vue romanesque, le lascar sort du lot par son abjection.

     

    La story

    Culturellement de la génération des consommateurs de films et de séries télévisées, comme un Quentin Mouron, Sacha Després se donne la peine de filer une intrigue qui tienne la route, à la fois dans le synchronique et le diachronique. 

    Au présent de l’indicatif, la story – prioritairement celle de Laura – détaille une éducation sentimentale et sexuelle qui pourrait être aussi morne qu’un couloir de béton ou convenue qu’une cave à tournantes, mais la romancière corse son récit par de subtils glissements à travers le temps (bien daté par la citation d’événement d’actu précis) et les lieux ou les niveaux de réalité, entre réel glauque et fantasmes ou projections onirico-spirites. 

    Traversée des banlieues perçues comme un sinistre no woman’s land, le roman emprunte aussi ses codes au conte érotique (à la limite de l'esthétique convenue à mon goût), avec un point de fuite relevant du fantastique, marqué par la figure fantomatique de Clothilde.

    En arrière-plan, quelques portraits vivement dessinés : Djamila l’Algérienne qui se débrouille avec quatre enfants et se console dans les bras de Touria, laquelle a fait de la prison pour s’être violemment défendue contre son jules agressif, désormais sur une chaise roulante. La mère bourgeoise de Nelly la rebelle, et celle-ci. Ou Alejandro l’artiste de pseudo-avant-garde, qui réinvente (40 ans après...) le happening sanglant alors que son collègue « découvre » l’art scatophile.

     

    Thèmes

    Au départ et au milieu de tout ça, quoi ? Banal au possible : le manque d’amour. Misère affective sur fond de médiocrité culturelle. Quelques petites phrases résument la situation. Au réveillon de ses douze ans, Laura s’entend dire par son père : « Tu sais ma grande, tu as été une erreur, autant que tu le saches ». À 4heures du mat, le 1er janvier 2000 quand les filles retrouvent leur mère suicidée aux médocs : « Caroline ne verra pas l’an 2000 ». Ou pour le couple « incarcéré » par ses enfants : « Ils auront désormais quelque chose à gérer ».

    Autre thème : la déglingue sociale. Et pour exemple, l’état du collège, un « foutoir ». Tableau sévère : pp. 52/53. On se rappelle le livre de François Bégaudeau...

    Et pour avaler ces arêtes: l’amour et le sexe. Assez miraculeusement, la génération de Youporn reste romantique « au fond », quoique très libre en apparence. Mais en l’occurrence, la « pureté » est du côté des filles, même jugées salopes par les mecs qui en usent. Pour en parler, Sacha Després ne manque pas d’humour. Ainsi quand Laura y va de son blow job dans la loge de l’opéra Bastille : «Le sexe du prof a un gout de cacahuète ». Ou non moins joli : « La bite est brûlante. On pourrait y faire cuire un œuf ».

    Dans la foulée, le thème du ressentiment s’exacerbe dès l’apparition de Jack, qui deviendra très moral à proportion de la fermeté de Laura à lui résister. Là s’esquisse un personnage typique de l’époque qui pourrait nourrir tout un roman balzacien sur le simulacre moralisant…

    En outre, là-dessous se développe comme une modulation réitérée, en milieu pseudo-libéré, de la guerre des sexes.

    Enfin, le triple thème de l’amour, de la folie et de la mort structure les relations de Laura, Marie, Caroline et Clothilde, d’une manière à la fois claire et confuse, s’agissant d’une réalité évidemment impossible à démêler.

     

    De l’oral et à l’écrit

    Comme dans le premier livre de Quentin Mouron, Au point d’effusion des égouts, ou comme dans 49, rue de Berne de Max Lobe ou Ils sont tous morts d’Antoine Jaquier, notamment, l’atout majeur de La Petite galère est le langage, et plus exactement une sorte de langue-geste combinant l’oral et l’écrit, sans référence directe à Céline mais bel et bien dans cette filiation intégrant le parler contemporain. Sacha Després n’abuse pas, heureusement,du verlan, mais quand les garçons du collège parlent de Laura, dite Lo, dite biatche, cela donne ça et ça sonne juste et musical. :«Téma la biatche /comme elle béflan grave / j’lui mettrais bien une cartouche à la teuch / j’suis trop en chien de meuf ».

    La phrase de Sacha Després, brève et qui claque, vaut aussi par sa concentration de sens et d’émotion. Lorsque Laura considère l’intérieur tendance ethno de Jack l’intello rêvant de gérer le JT, le constat est sans appel :« L’asticot ne fait pas le ménage ».

    Mais l’écriture est aussi un thème implicite de la narration, puisque Laura griffonne et que c’est par des lettres érotiques que Marie, à la place de Laura et pour celle-ci, séduit et attire Wilder le lettreux sadien sur les bords.

    Bref, La petite galère est un premier roman signalant un vrai talent, et cette chose essentielle pour un écrivain, qu’on pourrait dire un noyau dur et doux à la fois. L’on se gardera, pour autant, de bêler au chef-d’œuvre. Dans un contexte publicitaire écervelant, un tel livre doit être lu au lieu d’être adulé du fait de la jeunesse de son auteur ou de l’actualité de sa thématique. Actuellement, notamment par le fait des réseaux sociaux, la parution d’un roman fait figure de performance sociale ou festive qu’acclament d’innombrables « j’aime », après quoi c’est l’oubli. Nombres de premiers romans, ces dernières années, ont fait pschitt à parution et sont restés, ensuite, sans suite précisément. 

    Sacha Després vaut mieux que ça, je crois. On lui souhaite d’en « baver grave » sur la suite…

     

    Sacha Després. La Petite galère. L’Âge d’Homme, 194p. 2015

     

  • De l'affabulation

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    C’est par l’affabulation que la jeune Olga attaqua le mensonge.

          

    Les éteignoirs du Pôle des Lettres, et tant d’autres prétendus connaisseurs de l’oeuvre de Nemrod, l’ont traitée cent et mille fois d’affabulatrice, croyant ainsi l’abattre, alors que c’était rendre le plus bel hommage à la fantaisie imaginative, pour ne pas dire au génie d’Olga dont on sait, par ailleurs,qu’elle n’a jamais écrit elle-même – ce qui s’appelle écrire.

            

    L’affabulation a d’abord revêtu, pour la jeune Olga des temps nouveaux de l’oppression menée au nom de l’Avenir Radieux, un caractère de nécessité vitale. Dès ses premières années à Lipce Reymontovskie, et grâce à la malice supérieure du vieux Boryna,mais aussi à l’inflexible mentorat du Père Venceslas, Olga aura trouvé, dans la confabulation, l’arme de résistance la mieux appropriée au mensonge institué, par force d’Etat, sous ses innombrables et délétères avatars.

            

    Olga le sait pour l’avoir vu et vécu, et Jonas l’a constaté lui aussi sur le terrain bien des années après : que les gens de Lipce Reymontovskie n’ont jamais cru aux promesses de l’Avenir Radieux dont ils étaient contraints, par les commissaires idéologiques drillés dans les villes, de répéter à voix haute les contre-vérités. Cependant la plupart des villageois se contentaient de ne point moufter ou, au contraire, opposaient au discours un contre-discours, le plus souvent à usage interne.

     

    Or tout autre fut la parade d’Olga dès ses douze ou treize ans, à l’école buissonnière de Boryna le conteur et de Venceslas l’oblat éclairé, tout à fait à l’insu des instructeurs obligatoires du Soviet local, et sans que ses sept frères ne s’en avisent non plus sur le moment, se contentant de voir en elle l’énergumène un peu dingo qu’ils chérissaient par ailleurs ; et ce qu’on pourrait ajouter,au risque de sauter les étapes, c’est que cette façon, par Olga, de travestir la réalité pour toucher au plus vrai – car c’est de cela qu’il s’agit, on l’a compris -, ressortit à un réflexe de défense que Rachel aura développé à sa façon, dans de tout autres circonstances, à l’imitation des conteurs hassidiques, là se trouvant sans doute la clef de l’entente immédiate qui rapprocha les deux femmes sans que le pauvre Nemrod ne s’en aperçoive.

     

    L’alchimie des vraie rencontres reste à étudier finement, qui permettra de mieux saisir le pourquoi et le comment des affinités entre personnes que rien apparemment ne semblait rapprocher, comparable cependant avec cette parenté, guère plus explicable, par le philistin, que Jonas dit à fleur de peau. 

     

    Ainsi de la rencontre et de l’immédiate reconnaissance réciproque de Jonas, précisément, et de Christopher, ou de la complicité non moins immédiate solidarisant Olga et Marie, ou Marie et la Maréchale, ou la Maréchale et le Monsieur belge, ou le Monsieur belge et Théo, ou encore Théo et Olga, à l’insu de Nemrod. 

     

    Ledit Nemrod, en dépit d’un rhizome terrien tenace ,aura mis bien du temps, ainsi, avant de percer le sens réel de l’ironie d’Olga, qu’il a pris pour un trait de la présumée intelligence artiste dupeuple polonais ataviquement porté à l’exaltation et, pour des raisons historiques objectives (la pauvre Pologne dépecée, etc.), à l’autodérision, elle aussi caractéristique de la polonitude. De même n’a-t-il guère perçu, par la peau, la défiance instinctive de Marie envers toute forme de mensonge pieux, et moins encore la réserve tendre, sur fond d’inflexibilité acquise par expérience, qui a fait Rachel se tenir de plus en plus à l’écart des cris et des démonstrations de détresse non vécue.

     

    Mais autant Olga fut, dès le premier regard, de la famille de Rachel, au corps plus ou moins défendant de Nemrod, autant elle s’est sentie en phase, sous d’autres aspects, avec Sam le scrutateur universaliste des milieux naturels, naturellement, donc, familier de la flore et de la faune des Tatras, alors qu’il y aura tout un retour amont à consentir, de la part de Nemrod, avant de laisser libre cours à son humour personnel de très vieille souche celte voire néolithique, allez savoir…         

     

    Complément indispensable à la défense illustrée des affabulations d’Olga la prétendue mythomane :  La première légende d’Olga l’exilée, fuyant son pays dans les années 60 alors que l’autre Europe, autant que l’Union des soviets socialistes, jouissaient encore d’un indéniable prestige dans les milieux plus ou moins évolués des arts et de la culture du Vieux Continent récemment libéré de la « peste brune », est celle, à forte nuance romantique, d’une théâtreuse avant-gardiste fuyant la grisaille des instituts d’Etat notoirement empêtrés dans une esthétique rétrograde voire académique. Des tunnels creusés sous le Rideau de Fer lui auraient permis, la nuit, avec deux camarades aussi authentiquement révolutionnaires qu’elle, de gagner le monde dit libre par abus de langage – de fait elle commencera par agonir le monde capitaliste en se présentant comme une prolétaire des planches, impatiente de transmettre le savoir populaire dans l’esprit du grand Bertolt Brecht, etc. C’est la version gauchiste que la jeunePolonaise sert le plus volontiers dans les milieux artistico-intellectuels qu’elle approche sans tarder, visant les communautés libres de préférence pour y dérouler son sac de couchage de l’Armée rouge. La réalité est naturellement tout autre, vu qu’Olga, effectivement affiliée, en qualité de scénographe déjà pointue, à une troupe d’avant-garde en tournée festivalière, a profité d’une escale en Lorraine pour échapper aux camarades surveillants, avant de gagner les bords du Haut-Lac en stop et de requérir l’asile selon la procédure la plus régulière en qualité d’étudiante en lettres sincèrement anticommuniste. Les versions de son exil connaîtront d’autres variantes au gré de ses fréquentations et autres tribulations, sa préférée restant celle de l’agent double, descendante directe de la princesse Irina Vsievolodovna Ticonderoga (d’où ses yeux verts tirant sur le violet dans ses sursauts de démonisme érotique), grandie au pied des Beskides et fuyant la Pologne de ses ancêtres (dite parfois Christ des nations par ceux-ci) à bord de la Bugatti blindée du comte Tadzio de Moravagine, subitement victime d’un arrêt de cœur dans une auberge du Haut-Adige - reprenant alors seule le volant et croisant par hasard (le Destin, n’est-ce pas…) le chemin du jeune exilé valaque Dragomir, dans les jardins de Trieste, avant d’initier le rustre aux délices de l’amour, bref tout un kitsch apprécié des assistantes en lettres rêvant d’aventure et autres courriéristes people déjà en vogue à l’époque – et quelle douce époque était-ce avant que les vérités mensongères ne s’en viennent tout affadir et asphyxier…

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

  • Un amour non sentimental

    Coetzee9.jpgRetour sur Elizabeth Costello, de J.M. Coetzee, avant de lire L'Eté de la vie, autre merveille récente. 

    Est-il possible de rester humain sans verser dans l'humanitarisme ? Peut-on récuser toute foi religieuse et tout système philosophique, toute croyance en un mot sans conclure à l'absurde et au désespoir ? Et comment un romancier peut-il démêler "le bien" et "le mal", à l'observation du monde contemporain, sans se transformer en prêcheur ?
    De telles questions apparemment naïves, et beaucoup d'autres de la même nature, ne cessent de se poser, à la fois explicitement et plus souvent "entre les lignes", dans le dernier roman traduit de l'écrivain sud-africain J.M. Coetzee, consacré par le prix Nobel de littérature. Rien pour autant d'un traité d'éthique ou d'un essai philosophique dans Elizabeth Costello, portrait en mouvement d'une romancière vieillissante, un peu mal embouchée comme on sait que l'est l'auteur, un peu fatiguée aussi d'avoir à répondre à ceux qui n'attendent d'elle qu'un Message.
    Les lecteurs d' Au coeur de ce pays (Nadeau, 1981) ou de Michael K. sa vie, son temps (Seuil, 1985), d' En attendant les barbares (1987) ou de Disgrâce (Seuil, 2001) savent que J.M. Coetzee n'a jamais délivré de message. Aux premières loges de l'Apartheid, il choisit de transposer son observation de la réalité dans une autre dimension, qu'on peut dire universelle, de la fable ou du poème "panique". Jamais il n'aura endossé, en tout cas dans ses romans, le rôle du partisan ou du maître à penser. Cela ne signifie pas du tout qu'il ait renoncé à "penser", bien au contraire, ni qu'il se réfugie "au-dessus de la mêlée". Chaque roman de Coetzee témoigne d'un souci de "dire l'humain" dans toute sa complexité, et c'est dans la même optique qu'il développe, avec Elizabeth Costello, une observation à multiples points de vue qui tient compte aussi - et c'est très important -, de l'influence sur l'individu du temps qui passe. Sans qu'on puisse le dire "relativiste", ce roman d'une romancière pour qui tout est bel et bien devenu plus relatif avec l'âge, nous fait percevoir presque physiquement la différence de jugement d'une femme encore jeune (la belle-fille d'Elizabeth, prof de philo très catégorique et remontée à bloc contre ses "radotages") et de cette diva littéraire décatie de 67 ans qui apparaît, à son propre fils, comme un vieux phoque de cirque à dégaine de Daisy Duck. Cela étant, le lecteur découvre progressivement que le plus vif, le plus lucide, le plus conscient, le plus rebelle, le plus "jeune" des personnages reste probablement cette vieille enquiquineuse au coeur d'enfant qui trimballe sa carcasse de colloques en conférences sans cesser de gamberger.
    Un outil de connaissance
    Lorsque le lecteur la rencontre, au printemps de 1995, dans une université de Pennsylvanie où elle doit recevoir le plus prestigieux des prix littéraires nord-américains et, à cette occasion, prononcer une conférence sur "le réalisme", Elizabeth Costello, romancière australienne, est déjà une institution internationale surtout connue pour un livre paru en 1969, intitulé la maison de la rue Eccles et reprenant la narration du célébrissime Ulysse de Joyce du point de vue de Marion Bloom. Ce qu'elle dit alors sur "le réalisme" est certes intéressant, mais le plus important dans ce premier chapitre, comme dans tout le livre, est évidemment ce qu'elle vit, observe (la comédie des profs, la spécialiste de son oeuvre qui drague son fils pour se rapprocher d'elle), endure (son blabla et celui des autres) et déduit. Tout cela est vu par une sorte de caméra légère que l'auteur confie tantôt au fils de la romancière (coach improvisé après avoir subi le sort douloureux de fils d'artiste...) et tantôt reprend en main comme une espèce d'appareil détecteur ou de sonde. Un peu à la manière de Kundera, le roman se construit ainsi par touches phénoménologiques, avec des effets de réel probants, comme lorsque Elizabeth se casse le nez sur Paul West à l'occasion d'un colloque où elle a résolu de stigmatiser l'un de ses romans.

    Highsmith7.JPGLa grande affaire de ce roman est ce qu'on pourrait dire, sans railler, le mystère de l'incarnation. Toutes les conférences, colloques et autres séminaires n'expliqueront jamais ce qui n'est jamais qu'une question d'implication - Costello parle plus exactement d'"incrustation". Or c'est bien plus dans sa rencontre physique avec sa soeur Blanche, religieuse versée dans l'étude du sida en Afrique, que dans les véhéments débats qui les opposent (Blanche ne jure que par la Vérité chrétienne, alors qu'Elizabeth défend l'humanisme de source grecque)que le « mystère » agit. Et le récit "out of record" qu'Elizabeth fait au lecteur, faute d'oser en parler à Blanche, de l'acte (érotique) le plus charitable qu'elle ait jamais commis, pour l'apaisement d'un vieux mourant, "incarne" également une vérité humaine inavouable que l'espace du roman fait résonner, dans la conscience et le coeur du lecteur, comme un aveu faisant valdinguer toutes les « idées ».
    De la même façon, le chapitre saisissant consacré à l'approche du Problème du mal, à propos de ce qu'un romancier peut dire de l'abjection absolue (l'exécution des conjurés liquidés par Hitler, décrite avec un diabolique raffinement par Paul West dans Les Très Riches heures du comte von Stauffenberg), ou la confrontation de la romancière au tribunal de quelque Jugement Dernier (A la porte), modulent une réflexion de haute volée qui s'incarne à tout coup dans ce qu'un Henry James appelait le "cercle magique de la fiction". Un Post-scriptum inspiré, faisant écho à la terrible Lettre de Lord Chandos de Hofmannstahl, par la voix de la femme de celui-ci, place enfin tout le roman dans l'enfilade en miroir des siècles, à l'enseigne d'un amour non sentimental rappelant le "milk of human kindness" de Shakespeare, avec cet hommage à la simple vie qui suggère que "toute créature est une clé pour toute autre créature"...

    John Maxwell Coetzee. Elizabeth Costello. Traduit de l'anglais (Afrique du sud) par Catherine Lauga du Plessis. Editions du seuil, 367p.

  • Par effet de réel

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    Où il est suggéré que rien n’est plus à craindre que le ricanement.

    En mission ces jours à Katmandou où Chloé, qui l’y a précédée avec l’Irlandais dans un premier vol de secours, lui a demandé de la rejoindre fissa, Cécile se rappelle l’histoire du croyant soufi qui arrive à la porte du Paradis, tout étonné de se retrouver là.

    N’en déplaise aux ricanants affectant la dignité humanitaire, Cécile se demande à l’instant, devant les ruines encore fumantes de la cité népalaise qui s’est déplacée de plusieurs mètres sous l’effet du séisme, pourquoi lui revient cette histoire du croyant soufi, qu’elle tient de Jonas qui la tenait de Sam à qui le Tout Vieux Monod l’aura racontée lors de quelque escale dans le désert, mais c’est comme ça : à l’instant le croyant soufi est à la porte du Paradis et se demande de quel droit, pécheur qu’il fut de son vivant, il va fouler l’herbe du Jardin, et s’en informe auprès du Portier qu’il y a là.

    « Est-ce parce que j’ai bien prié et jeûné que je me trouve ici ? » , demande-t-il donc au Portier. Et celui-ci : « Que non pas ».

    « Alors pourquoi, mon frère ? ». À quoi le Portier répond : « Parce qu’une nuit d’hiver, à Bagdad, alors qu’il faisait très froid, tu as recueilli un petit chat perdu que tu as réchauffé dans ton manteau ».

    Cécile n’a jamais rencontré le Tout Vieux Monod de son vivant, et son souvenir de Sam reste surtout celui de sa voix affectueusement grondeuse et de ses mains intelligentes, mais elle revoit l’air songeur de Jonas après qu’il lui a narré l’épisode du croyant soufi, comme une autre fois, la tenant d’Olga, il lui a raconté la scène du petit valet de ferme de Lypce Reymontovskie réchauffant sur son cœur un oiselet tombé du nid.

    On entend d’ici les ricanements : et ce niais de romancier veut nous faire croire que sa mijaurée se la jouant secouriste se laisse distraire, devant les ruines de cette cité ravagée, par des réminiscences de contes de commères alors que ça crie encore et que ça pue, et que ça crève alentour - non mais vous voyez le tableautin ?

    Cependant Cécile, arrivée la veille à Katmandou en compagnie de Florestan le mal rasé, se rappelle à présent, le temps d’une autre échappée mentale, la supplique de l’enfant russe mourant telle que la lui a recopiée Olga dans un courriel :« Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain afin d’attirer les petits oiseaux, que je puisse les entendre voleter et me faire une joie de ne pas être seul là en bas». Et les ricanements de redoubler. 

    Mais Cécile les ignore autant que le romancier car,autant que celui-ci, Christopher ou Chloé, sans parler de Jonas, elle sait ce qu’ils signifient.

    Cécile, on se répète, n’a pas connu le Tout Vieux Monod de son vivant, mais ce que Théo lui a rapporté à son propos lui est revenu à maintes reprises, notamment au fil de ses études d’arabisante désormais familière de la mystique et de la poésie soufies, et le rire de Sam qui, lui a dit Léa, ressemblerait comme une goutte d’eau claire dans le désert au rire du Tout Vieux Monod, ce bon rire des bonnes gens lui remonte au cœur dans la foulée, garant à ses yeux de la meilleure défense contre toute forme de ricanement.

    À propos du séisme survenu au Népal le 25 avril 2015 : D’un autre point de vue, on eût pu dire que la présence de Cécile et Chloé à Katmandou, durant ces journées terribles, constituait la projection directe, quoique relevant de la fiction, de l’émotion réelle éprouvée par le romancier qui suivait sur la Toile, jour après jour, la relation des séquelles de la catastrophe dans laquelle avait été englouti un hôpital fondé par des amis de Léa – mais là encore pas de quoi ricaner.

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

  • Ceux qui ricanent

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    Celui qui ne craint rien plus que le ricanement / Celle qui forte de la lecture du Docteur Faustus de Thomas Mann sait à quoi s’en tenir / Ceux qui ricanent de tout sauf d’eux-mêmes /Celui qui pratique la suspicion systématique sans douter de rien / Celle qui n’arrive pas à rire franchement de l’acquisition d’une Opel Kapitän par le Congolais d’à côté / Ceux qui ont un petit rire sec non moins méchant / Celui qui souille tout ce qu’il prétend nettoyer tiptop / Celle qui ne croit pas un croyant ne croyant pas comme elle / Ceux qui l’avaient bien dit et le répètent à l’envi : qu’ils l’avaient bien dit, ah ah / Celui qui a passé sept ans de sa carrière dans le bureau du ricanant Igor / Celle qui explique à Armand que sans doute Igor avait « des problèmes » / Ceux qui ont connu cet Igor de son vivant qu’ils ont également trouvé « à plaindre » / Celui qui rit par saccades au point qu’on croit à une crise / Celle qui rit du bout des lèvres genre bec de canard coincé / Ceux qui ne sourient jamais que de travers / Celui qui croit savoir de quel démon il s’agit / Celle qui préfère la rucola / Ceux qui sont plutôt du genre ricancaniers / Celui qui qui n’a jamais froid dans le dos pour cause de rire ou de sourire / Celle qui hésite toujours entre le « ah,ah » et le « eh,eh » voire le « uh,uh » / Ceux qui ricanent forcément à l’évocation de l’Appel du 18 juin vu que Pompidou était clairement de droite / Celui à qui on ne la fait pas, ah ça / Celle qui ne rira bien que si le dernier ricane / Ceux qui n’ayant fait que ricaner leur vie durant se retrouvent au milieu des ricanants de l’hospice et ça c’est pas marrant même quand Monsieur Duplomb essaie de faire rire l’assemblée, etc.    

  • Rêver à La Désirade

    Désirade33.jpgDe la magie des noms et de quelques figures du quartier de nos enfances. Que tout s’apaise au doux murmure du sablier, ou lorsque Mozart se remet au piano.

    On est ici comme au bord du ciel, le dos à la forêt suspendue, à rêver à tous les bleus de là-bas.
    Là-bas, pour peu qu’on oublie notre espèce désenchantée, c’est le règne encore d’avant le Déluge et, sur les rivages noirs aux murailles d’orchidées, c’est le jardin d’avant la Faute; là-bas tous les bleus vivent encore en liberté dans l’imagination du ciel aux trente-six mille lubies par jour, et tous ces bleus nous rappellent l’Afrique de nos enfances et l’Amérique, l’Asie extrême, l’Océanie cannibale de nos enfances aux visages ornés de peinturlure et aux noms libérant leur magie rien qu’à se trouver prononcés: rien que le nom de Pernambouc et ressuscite le tamanoir de Cendrars à la longue liche fourmivore et au petit oeil élégiaque, rien que le nom d’Irkoutsk et se resoulèvent, du néant de poussière, les hordes de cavaliers asiates à la pourchasse de Michel Strogoff, rien que le nom de La Désirade et voici qu’émerge, de tous les bleus étales de la mer des Caraïbes, cette affreuse souche de rocher plus vieil et plus dur que l’os, mais comment ne pas rêver à ce nom ?
    Je vois d’ici la moue de la fille Maillefer qui avant tous, dans le quartier de nos enfances, aura fait les Baléares et les Canaries, les Maldives et tous les lagons à travers les années, jusqu’aux Antilles quand son crabe de fumeuse de Mary Long commença de lui lacérer la voix, et je me figure son exclamation de blasement à la réu du Club des alizés où toutes et tous se rappellent les îles qu’ils ont faites: La Désirade ? mais c’est le plus moche caillou !
    Trente ans plus tôt, l’Eve nouvelle de l’ère du Traveller aurait pu se faire, déjà, la voix de ce monde en devenir où toute sténo-dactylo se trouverait bientôt en mesure de se payer les îles, ce qu’on appellait le Nouvel Eden dans les premiers dépliants polychromes, les îles au bleu total et pas encore tous ces hippies nudistes ou ces bougres de fichus Teutons à laides bedaines.
    Cependant on ne rêve à l’instant que sur le nom de La Désirade, et farouche, vue de la Pointe des Châteaux, et rébarbative avec son air de Krach marin, jadis citadelle de toutes les proscriptions, crimes de sang ou d’opinion, atteintes à la morale ou souches d’épidémies, mais aujourd’hui déserte à peu près et pure mille fois plus que les molles villes flottantes à mille dollars la croisière, pure comme le château de l’âme et l’illusion que rien ne meurt.

    Aujourd’hui la fille Maillefer nous a lâché les baskets: Gloria n’est plus désormais qu’un élément anonyme du tas de cendres du Jardin du Souvenir, sa poussière mêlée à celle de gens que peut-être elle vitupérait en ses aigreurs dernières d’esseulée maniaque de jeux télévisés, sa poussière confondue à celle, horreur, de la Jaton qui lui souffla son amant Victor l’année de l’Exposition nationale, sa poussière mélangée à de la farine de nègre ou de rastaquouère - tous ces gens qui disait-elle sont nés couchés et prennent le travail de nos chômeurs -, Gloria jadis respectée fondée de pouvoir de sa boîte et maintenant à la fosse comme cette couche-toi-là du quartier qui recevait au su de tout un chacun, Gloria capable de jouer la Polonaise de Chopin et désormais partageant le dernier séjour des putains russes et des camés sidéens, Gloria mortifiée en son fantôme à constater soudain que rien ne la distingue plus des sales pédés ou des mufles yougos, et pourtant de tout ce fumier de honte sotte et de préjugés temporels renaîtront de nouvelles fleurs à ravir les filles.

    Que vive le nom de Gloria Maillefer, me disais-je alors en imaginant sa pauvre neige d’ossements filant dans le sablier des étoiles, que revivent les noms, me disais-je à La Désirade, notre maison au bord du ciel, les yeux perdus dans les bleus alpins du Haut Lac en rêvant à des inscriptions qui nous survivraient, bouts de papiers, graffitis sur les murs, vieux livres resurgis comme des visages dans la nuit aux vitrines de librairies démolies depuis des années, et cette aube-là les monts de Savoie jouaient les soufrière aux vapeurs d’entrailles telluriques, les forêts se peuplaient de noms d’oiseaux à trente-six mille couleurs, tout remontait à l’enfance des montagnes, il y avait partout de la glace et cela même n’était qu’un rêve momentané car en arrière, plus loin, plus haut dans les millions de millénaires nous attendait le piano de Gloria sur quelque rivage insulaire où la fille toute petite encore mais bien méchante déjà tirait la langue au vieux Mozart supposé lui tourner les pages.

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    Ce texte constitue l'ouverture du Sablier des étoiles, recueil paru en 1998 chez Bernard Campiche.

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  • Solidarité

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    Moi j’aime les vieux sans le vouloir…

    Ma grand-mère paternelle, solide matriarche vaudoise du genre biblique, citant donc volontiers les sentences de l’Ancien Testament, m’a recommandé la première de ne jamais commencer une phrase par moi-je. 

    Or c’est par malice évidente que j’amorce ces propos, censés traiter le thème de la solidarité que devraient susciter les troisième et quatrième âges, comme on dit, en déclarant tout net que moi j’aime les vieux, mais sans le vouloir, n’en faisant  pas un devoir, pas plus que je ne me sens obligé d’aimer les jeunes, les grabataires, les chômeurs en fin de droit ou les femmes en espérance.

    Tout un langage contemporain, qu’on pourrait dire la langue de coton des temps qui courent, s’est fait le palliatif d’un effondrement croissant des relations qui, naguère, allaient de soi, entre les membres d’une même communauté. On prononce le mot comme une sorte d’incantation, possiblement assortie de majuscules : Solidarité en est un.

    L’idée qu’on ait à se sentir, aujourd’hui, solidaire des vieux, en évitant surtout de prononcer ce terme infamant, me semble surtout significative d’un état de non-relation, qui ne saurait se guérir vraiment par des postures et des obligations convenues. 

    Je conçois tout à fait qu’on puisse se sentir solidaire d’un peuple en détresse ou d’une classe de la population en état de précarité. Je me rappelle les élans de solidarité qui se sont manifestés, dans la population de notre pays, à l’initiative d’une institution significative de la tradition généreuse de celui-là, à l’enseigne de la Chaîne du Bonheur. 

    Des lendemains du terrible hiver 1956 (j’avais 9 ans), je me rappelle la solidarité du peuple suisse à l’égard des réfugiés hongrois, dont les enfants apparaîtraient bientôt dans nos classes ; et rien de plus spontané, non plus, que la solidarité qui se manifesta, à travers les années, à l’endroit des sinistrés d’Agadir ou de Fréjus, plus récemment envers les victimes des tsunamis.

    Mais parler de solidarité avec les personnes âgées, n’est-ce pas esquiver l’essentiel d’une relation fondamentale ? N’est-ce pas admettre déjà leur enfermement dans une catégorie à part ? N’est-ce pas réduire leur situation à un phénomène social ? 

    Bien entendu, l’exclusion des vieux, l’abandon des vieux, la solitude des vieux relèvent d’un phénomène de société, comme on dit, qui appelle une réaction significative, comme on dit encore, de la communauté. Mais à l’instant même où, dans nos régions, le traitement de la mendicité par l’interdiction est envisagé comme un devoir d’hygiène publique, je me refuse, pour ma part, à réduire mon amour des vieux à un dossier, fût-il estampillé du terme positif de solidarité.

    La solidarité avec« nos aînés », comme on dit encore, va pour moi de soi, mais je refuse de limiter ma relation à ce «programme». J’en veux bien plus. L’amour est trop grand pour se réduire à cela. La réalité physique et métaphysique de la filiation, la relation affective et poétique de la filiation, la bonté et la beauté de la filiation, le grand récit fluvial de la filiation et les innombrables petites histoires personnelles qui en découlent sont trop grandes pour être canalisées dans cette conduite forcée d’un devoir stipulé.   

    Moi j’aime les vieux parce qu’ils m’ont appris à vivre, avec eux mais aussi contre eux, comme j’aime les jeunes parce qu’ils me revivifient par leur reconnaissance autant que par leurs remises en question.

     Je ne me sens ni vieux ni jeune. J’ai certes, à 61 ans, l’âge de mes artères, bientôt l’âge de la retraite, comme on dit, mais je me sens aussi vif et curieux, allègre, aimant, que je l’étais à vingt-cinq ans, commençant à peine de rajeunir, ou que l’était le plus jeune octogénaire qu’il m’aitété donné de rencontrer : le peintre et écrivain polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et continuant de peindre après avoir perdu la vue, comme le nonagénaire Georges Haldas, aujourd’hui, continue de dicter ses livresdans sa propre nuit, l’esprit et le cœur alertes.

    « Il faut toute une vie pour devenir jeune », disait à peu près Picasso, et ce n’est enaucun cas une déclaration de jeunisme : c’est l’appel à une lente transformation intérieure qui nous rapproche peu à peu de l’essentiel.

    Moi j’aime les vieux parce qu’ils deviennent, peu à peu, mes enfants. Depuis quelque temps, je reviens tous les jours à mon vieux paysan-philosophe Gustave Thibon, dont la lecture m’a réchauffé dans ma vingtaine, glacé que j’étais par celle de Marx et Lénine. Et de ce bon Thibon je lis ce matin ceci : « Nous n’aimons que nos enfants, nous ne nous penchons que sur ce qui sort de nous. Et notre père n’existe pour nous que si, par un mystérieux travail, il est devenu notre enfant ». Or je me rappelle, à ce propos, l’un des plus beaux moments de ma vie, avec celle qui la partage, lorsque notre premier enfant, de quelques mois, fut amené à mon père mourant, un dimanche de printemps. Pure grâce de la filiation…

    Devons-nous nous sentir solidaires de nos parents et de nos enfants ? Et faudra-t-il qu’on nous impose un « devoir de mémoire » pour se rappeler tout ce que nous devons à ceuxqui nous ont engendrés et accompagnés ?

    Moi j’aime le quartier de mon enfance et notre maison modeste, et les modestes maisons des parents de nos parents où, souvent, nous allions passer nos dimanches. Ces coutumes d’une communauté qui, jadis, tenait bien ensemble, et que je me garde d’idéaliser au demeurant, se sont perdues pour beaucoup, mais je vois aujourd’hui l’attachement de nos enfants à leurs propres aïeux, et Dieu sait que nul devoir extérieur ne les y pousse.

    Moi j’aime me rappeler mon grand-père maternel lucernois lisant chaque soir, à la Stube,sa Bible et un livre en l’une des sept langues qu’il avait acquises dans ses pérégrinations d’employé des hôtels d’un peu partout. 

    Moi j’aime me rappeler le huitantième anniversaire de ma grand-mère maternelle, fleurie par tous les pauvres du quartier et de la ville qu’elle avait aidés sans être elle-même une nantie, et mon grand-père ronchonner en trouvant que ces floralies représentaient bien de la dépense. Moi j’aime les vieilles dames épanouies autant que les vieux râleurs. Je n’éprouve aucun devoir de trouver les vieux parfaits.

    Moi j’aime les vieux sans le vouloir…

    La Désirade, ce 1er septembre 2008.

     

    (Ce texte a paru dans le recueil intitulé Instants et mouvements, publié par l'association Pro Senectute, avec des images d'Hélène Tobler)

     

    Image: Robert Indermaur.