La murène. - Ma conviction de longue date est que les mendiants nous honorent en nous demandant l’aumône. Je parle des mendiants et non des prédateurs qui vous assaillent, murènes et sangsues.
Le long de la rue de Marseille où se mêle intimement tout un populo, ou sur l’Avenue Bourguiba où la scène de théâtre s’élargit en fluviales dimensions, j’ai vite repéré les vrais mendiants à qui je savais que, tous les jours, je donnerais la pièce ; mais tout aussi vite fus-je repéré par les murènes et les sangsues des abords du Bonheur International.
Au deuxième soir déjà, crevant la dalle et me dirigeant vers le restau Chez Nous qu’on m’avait recommandé, voici qu’un jeune type, la trentaine acide (le regard), plutôt bien sapé, sûrement un portable dans sa veste de cuir, m’alpague d’autorié et me lance : « Alors toi, le Français, tu es mon ami, tu me paies une bière ? J’aurais quelque chose à te proposer… ». Et moi : « Ton ami, si tu veux, mais la bière sera pour une autre fois. Pour le moment, j’ai faim. Allez,bonsoir ! ». Et lui déjà teigneux : « Ah c’est pas un ami, ça, tu ne serais pas raciste ? »
Gamins à la rue. – Un autre soir, dans l’encombrement routier dantesque de l‘avenue Mohammed V, coincés dans la Twingo de Rafik pestant plus que jamais, voilà que, surgie de nulle part, une poignée de chenapans très sales et très effrontés nous cerne soudain, dont l’un, aux grands yeux noirs terribles me rappelant les Olvivados de Bunuel, me fixe intensément en agitant le chiffon avec lequel il prétend nettoyer notre pare-brise. Mais Rafik : « Je n’ouvre pas ! »
Et moi de sortir une pièce dont la dorure fait exploser illico mon cher râleur : « Deux dinars ! Non mais quoi encore ? Tu sais ce qu’il peut faire celui-là, avec deux dinars ? Il peut s’acheter cinq pains ! » Alors moi, tel l’imperturbable marabout : « C’est pourquoi, mon frère, tu vas ouvrir cette putain de fenêtre afin que je puisse donner, à cet enfant, ces deux dinars dont j’espère sincèrement, par Allah, qu’il ne les convertira pas en colle à sniffer »…
Vrais et faux pauvres. - Au fil des jours, j’ai vu les mendiants me reconnaître, j’ai commencé de voir le visage de chacune et chacun, je leur filais la pièce sans me dorloter la conscience pour autant. On m’avait dit que de nouveaux pauvres, après Ben Ali, étaient apparus ainsi dans les rues de la capitale, et que certains groupes organisés avaient pris les choses en main à l’instar de nos mendiants européens.
Du moins me semblait-il identifier « mes » vrais mendiants, autant que j’avais repéré, dans l’instant, la murène du deuxième soir, à laquelle avait succédé une sangsue non moins caractérisée me revenant tous les jours avec un air plaintif, soi-disant photographe de presse (j’avais eu l’imprudence de lui payer une bière, de lui parler un peu de mon travail et de lui« prêter » vingt dinars), me guettant à la sortie de l’hôtel ou à chacune de mes rentrées et me suppliant d’acheter les photos qu'il me ferait avec son Nokia - ou alors tu me prêtes encore cent dinars…