À popos de Jusqu’au bout des apparences, autofiction de Jacques Vallotton évoquant, au tournant de la retraite quarante ans d’activités.
Le métier de journaliste, si tant est que ce soit un métier – ce qui se discute selon les cas -, est aujourd’hui l’objet de critiques, parfois excessives ou infondées, autant que de louanges non moins complaisantes, voire outrées.
Ce flottement de l’opinion correspond au caractère composite de l’activité journalistique ou plus exactement : médiatique, qui oscille entre l’observation sérieuse et la jactance, le commentaire politique avisé et l’opinon manipulée, le reportage sur le terrain et le scoop comme fin en soi, l’enquête documentée et la recherche du scandale, l’info et l’intox.
Assez significativement, les journalistes dont les noms « restent » furent à la fois des écrivains, tels Albert Londres ou George Orwell, Ernest Hemingway ou Joseph Kessel, Georges Simenon ou Vassili Grossman, Dino Buzzati ou Tom Wolfe.
Plus récemment, en France, un Jean-Claude Guillebaud ou un Jean Hatzfeld se sont fait connaître par leurs livres autant que par leur travail de grands reporters, de même qu’un Niklaus Meienberg, en Suisse, a combiné l’investigation et la polémique engagée avec une patte d’écrivain, alors que son confrère Martin Suter passait du journalisme économique au roman. Mais le meilleur du journalisme relève-t-.il forcément de la littérature ? Je ne le crois pas, au contraire : rares furent les écrivains majeurs qu’on puisse dire les meilleurs journalistes.
C’est que le journalisme s’inscrit dans une autre temporalité que celle de l’écriture personnelle, et à un autre niveau de langage. Le journaliste use, au fil de l’actualité instantanée, du langage de tous, dont il espère être compris dans l’immédiat, alors que l’écrivain travaille le langage au corps, dans un temps intime souvent hors du temps, sans penser forcément au lecteur.
Jacques Vallotton, journaliste de longue expérience bien connu du public romand pour son travail dans la presse écrite autant qu’à la radio et à la télévision, vient de publier un récit très personnel constituant le premier bilan de quarante ans d’activités journalistiques, sous la forme d’une autofiction. S’il se défend d’avoir fait œuvre littéraire, l’auteur de Jusqu’au bout des apparences n’en a pas moins eu recours à un artifice de narration en troisième personne, relevant de la mise à distance et d’une forme de fiction. Le temps du récit est celui d’un parcours nocturne en voiture entre les studios de la Maison de la radio, à Lausanne, que le journaliste quitte après son dernier flash, et les hauteurss valaisanness de Saint-Luc, où il va rejoindre la compagne de sa vie, prénom Gerda. Tout au long de ce trajet, le double de l’auteur, désormais retraité, égrène moult souvenirs, colères et passions, au fil d’un soliloque souvent suscité par les lieux éclairés par les phares de sa Mégane noire. Le monologue touche parfois au comique, plus ou moins volontaire, quand le chauffeur se prend à témoin, pousse un cri de rage ou frappe son volant pour mieux marquer un mouvement d’humeur. Le ton est au défoulement, parfois à l’invective, car le journaliste, souvent tenu à la réserve par les conventions du service public, peut enfin dire tout haut ce qu’il a si souvent pensé tout bas sans se lâcher, à quelques exceptions près – tel ce « dégueulasse ! » lâché un jour au micro de la sage radio romande, comme un cri du cœur…
Critique et autocritique
Le livre de Jacques Vallotton est intéressant à de multiples égards, découlant à la fois de la personnalité de l’auteur, de sa riche expérience, de son sens critique aiguisé et de son aptitude à l’autocritique à la fois personnelle et collective. Les journalistes, souvent prompts à juger autrui, sont plus lents à reconnaître leurs propres travers ou à juger les dérives parfois détestables du monde médiatique, sous prétexte de ne pas « cracher dans la soupe ».
Or Jacques Vallotton, de la génération des soixante-huitards (il est né en 1942), et le cœur accroché à gauche, n’a rien pour autant d’un idéologue psychorigide, tenant plutôt du pragmatique conséquent, attaché au concret mais reconnaissant à la fois la complexité des choses. Grand sportif en sa jeunesse, passionné de voile et d’alpinisme, ce Vaudois de souche a quelque chose de profondément suisse dans son attachement à la démocratie réelle et son approche nuancées des faits et des gens, guère intimidé par le bluff médiatique ou politique. En deux pages cinglantes, il dit haut et fort pourquoi il déteste Christoph Blocher, tricheur et menteur à ses yeux. En revanche, c’est avec beaucoup de scrupules qu’il évoque, par le détail, les qualités et les défauts d’un autre politicien aux réelles dimensions d’homme d’Etat, qu’il nomme Desadrets par politesse mais en qui le lecteur de nos contrées identifiera naturellement Jean Pascal Delamuraz.
Tout au long de son périple autoroutier, le protagoniste de Jusqu’au bout des apparences ne cessera d’ailleurs de revenir aux circonstances plus ou moins connues de l’« affaire » privée, marquée par un adultère et le suicide d’un notable, qui faillit provoquer la chute publique de l’ancien Président de la Confédération. Or ce motif narratif récurrent cristallise à la fois la réserve personnelle du journaliste à l’égard d’un homme qu’il a connu sur le lac (Desadrets partageant sa passion de navigateur) et dans les allées du pouvoir - où l’éloquence brillamment rouée du personnage faisait merveille -, mais aussi le brouillage entretenu par le « grand parti de l’époque » aux multiples réseaux d’influence, y compris dans les médias. Or ce que que remarque Jacques Vallotton, c’est qu’une telle omertà serait bien plus difficile à maîtriser aujourd’hui que naguère, dans le contexte de concurrence et de chasse au scoop qui caractérise désormais les médias. Et d’ajouter, à la décharge du grand bonhomme, que sa « faute » de Don Juan ne justifiait sûrement pas qu’on l’abatte. Du moins sent-on que cette affaire n’aura cessé de « travailler » la conscience du journaliste, qui n’a jamais eu l’occasion de pousser l’enquête au-delà des apparences.
À propos du même homme politique, alors syndic de Lausanne, Jacques Vallotton rapporte un autre épisode, lié à la couverture, assurée par la radio, des manifestations de contestataires en notre bonne ville, jugée partiale par le magistrat. Et le patron de la radio de relayer cette pression caractérisée.
Le récit de Jacques Vallotton est aussi intéressant, à cet égard, par les hésitations qu’il module par rapport aux faits. Travaillant sur le présent immédiat et, souvent, dans la précipitation, le journaliste, et plus encore aujourd’hui que naguère, est souvent piégé par l’urgence et se prononce parfois sans pouvoir vérifier ses sources, participant peu ou prou à la désinformation dans les nouveaux réseaux d’information où l’info se fait parasiter par l’intox. En ces temps nouveaux de mondialisation et de soumission aux lois du rendement, la concurrence fait mâle rage et touche également, au scandale de son serviteur soucieux d’éthique, les rédactions du service public.
Du détail à l’ensemble
Dans l’habitacle de sa Renault fonçant dans la nuit vaudoise puis valaisanne, le jeune retraité pourrait être dit, encore, de la vieille école. Pas trace chez lui de cynisme ou de consentement. Syndicaliste il fut et le reste de cœur et d’esprit. Si sa compagne milite explicitement dans un parti de gauche, lui-même ne cesse de « lire » le paysage façonné par les hommes, souvent au bénéfice des propriétaires ou des notables. Le tracé de l’autoroute, l’emplacement de ses aires de stationnement, telle urbanisation chaotique, tel chemin public riverain sacrifié à la jouissance lacustre de quelques privilégiés, nourissent ses observations de citoyen soucieux d’écologie.
Si la franc-maçonnerie du « grand parti » n’est plus tout à fait ce qu’elle était, les clans survivent et particulièrement en Valais.
Passionné d’Histoire, Jacques Vallotton « lit » aussi le paysage humain qu’il traverse en fonction du temps passé. Les séquelles d’une féroce bataille, en 1844, au pont de Vernayaz, se font encore sentir aujourd’hui entre conservateurs et « radicaux », et le journal local aura relancé ces vieilles haines en taxant le grand poète Maurice Chappaz de « cancer du Valais ». À Vevey déjà, l’auteur avait rafraîchi la mémoire du lecteur en évoquant un Vichy-sur-Léman personnifié par un Jean Jardin, collabo de haute volée et d’influence persistante, au lieuh même où un Gustave Courbet se réfugia et prit ses bains de nocturne nudiste…
Ne lésinant pas sur la démystification des gloires locales, Javques Vallotton rappelle, avec l’écrivain Alain Bagnoud, que le (trop) fameux Farinet, adulé par tous comme un aventurier libertaire, n’était au vrai qu’un assez triste type. Mais en passant au large de Martigny, il rendr en revanche un chalreruex hommage à Leonard Gianadda, entrepreneur un peu rustaud à l’origine que le critique d’art André Kuenzi (autorité de l’époque à 24 Heures) a largement contribué à policer avant l’épanouissement remarquable de sa Fondation.
Jacques Vallotton, durant sa longue carrière de journaliste, a été amené à fréquenter, de près ou de loin, de nombreuses figures de la vie politique ou économique, qu’il évoque en passant pour égratigner celui-ci (un Pascal Couchepin) ou rappeler diverse « magouilles » qui ne diront rien, probablement, aux lecteurs peu familiers de l’histoire locale. L’accumulation de telles allusions est parfois un peu fastidieuse, comme sont par trop elliptiques ou convenus certains salamalecs balancés au passage (à Jacques Chessex, à Rilke ou Corinna Bille) , mais le retraité aura peut-être le temps d’y revenir car il a certainement, encore, mille souvenirs et observations à ressusciter.
Au terme de son périple, le jour pointant, on le voit, panthéiste sur le bords, célébrer LA mémoire par excellence, en la « personne » d’un mélèze extraordinaire, vieux de 870 printemps, planté à l’époque de la deuxième croisade...
Bel hommage final du journaliste, conscient de l’éphémère, au « long récit » de l’ancêtre auquel, non sans cadeur, il lance un final « longue vie à toi ! »
Jacques Vallotton. Jusqu’au bout des apparences. Editions de L’Aire,304p.

Gens du lac. - Une autre lecture, à travers les hauts plateaux boisés de Galice, nous a ramenés à la fois à notre vieille amie Janine Massard - femme de coeur dont tous les livres sont lestés par les dures épreuves personnelles qu'elle a subies autant que par les tribulations collectives du siècle -, et aux eaux supposées pures et limpides du Léman, dont elle évoque deux pêcheurs père et fils liés à la Résistance française. L'évocation du métier de nos pêcheurs - hommes libres levés avant tous et rencontrant sur le lac ceux d'en face, leurs collègues de Savoie - est aussi sensible qu'intéressante par les détails observés, et l'épisode lié à l'engagement spontané des deux Ami (le père et le fils Gay) dans l'aide aux résistants et autres Juifs menacés par la Gestapo donne également du poids à ce nouveau roman de la chère lutteuse. Dans la foulée, on relève le passage en douce de Pierre Mendès-France sur une barque, entre la France occupée et le rivage d'Aubonne...
Au miroir d'Alice. - 
Moi l’un : - Yes, sir.Avec la première surprise, contre l’inepte polémique qu’il a nourrie, de La Zone d’intérêt de Martin Amis, roman profondément dérangeant qui sonde l’abjection humaine par la peau, pourrait-on dire, un peu comme le Max Aue de Jonathan Littell l’avait endossée, mais dans un roman qui travaille la fiction d’une façon beaucoup plus ramassée que dans Les Bienveillantes, avec un travail sur la langue qui touche à la saleté originelle du langage nazi, litotes comprises…
Moi l’autre : - On change de point de vue avec Délivrances de Toni Morrison…
Moi l’un : - Dans la foulée de notre compère JLK qui a longuement commenté, déjà, le mémorable Dictionnaire égoïste de la langue française, je placerai l’Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, au premier rang de ce qui fait le génie français.
Moi l’autre : - Bonté et gentillesse : on pourrait le dire aussi de Frédéric Pajak…
Moi l’autre : - Pour sûr ! Mais je présume qu’il sera plus bref en ce qui concerne le nouveau roman de Joël Dicker, surtout qu’il va jouer le gâte-sauce et que ce n’est pas pour le réjouir…
Or cette prévention était celle, aussi, de l'écrivain Jean-Christophe Rufin, avant qu'il ne se mette en route et se fasse rattraper, à l'étape d'Oviedo, par une spiritualité dont il se défiait jusque-là. Du récit limpide et réaliste qu'il a tiré de son périple, dont l'énorme succès l'a étonné, il a tiré une nouvelle version, illustrée par son ami le photographe québécois Marc Vachon, dont nous pouvons mieux apprécier l'apport sur les lieux mêmes.
Santillana del mar
Culture terrienne.
Les mots de nos vies
L'envolée de Carmencita. - Si l'on vous raconte l'histoire de Carmencita la vache volante, ne prenez pas votre air incrédule, et d'autant moins qu'on se trouve ici sur le chemin de Compostelle et qu'il ne peut qu'y avoir du miracle en suspension - c'est le cas de dire. Ainsi Carmencita, comme c'est arrivé à divers autres ruminants distraits, s'égara un jour dans la brume, glissa sur les hauts gazons et bascula dans le gouffre marin, sous les yeux épouvantés du jeune Pedro venu la chercher pour l'abreuvoir. Cependant la Vierge Marie, ce soir-là, fut émue par la prière du garçon, si bien que celui-ci, toujours à genoux, vit remonter Carmencita dans le prochain grondement du bufon et voler soudain au-dessus de lui, tournoyer là-haut et retomber enfin très en douceur, tout à côté de lui, juste un peu sonnée et sa jolie frange bouclée ruisselant d'eau de mer...
Version terre à terre. - Quant aux pancartes apposées à proximité des divers gouffres de ces abords de Llanes, elles se bornent à de plus ordinaires explications, invoquant la nature particulière du sous-sol local et à la conformation de ces "cheminées" de calcaire aboutissant, sous l'effet des déferlantes, à ces jets d'eau et de vapeur spectaculaires - le tout ayant été classé Monument naturel par la principauté des Asturies...

El nieto e l'abuelito. - Ce qu'il faut dire, c'est que l'oeil requis à Bilbao est essentiellement cérébral où confiné dans l'esthétique fonctionnelle, oscillant entre concepts et déco. Je vais faire figure d'attardé voire de réactionnaire mais je m'en balance: pour tout dire je préfère une évocation de Paul Klee signée par mon petit-neveu de 7 ans Adrien, ou une tapisserie de son arrière-grand-père André, à tous les chichis des Sol Lewitt et autres Franck Stella, pour ne citer que les plus illustres noms du lilliputisme artistique ricain. Ceci pour introduire au museo privado,et sans la moindre prétention snob, de La Casona de Andrin, aux objets intégralement rassemblés par la dona Hermana Grande de la Fuente, ma frangine... 
L'Oeil. - Avoir l'oeil, en matière de goût autodidacte, ressortit à la même donnée, innée ou acquise par éducation ou contacts, qu'avoir l'oreille en musique: on l'a ou on ne l'a pas. Or j'ose affirmer, sans esprit de clan ni chauvinisme familial particulier, que la maîtresse des lieux, à La Casona de Andrin, aura montré un goût raffiné dans ses multiples choix, qu'il s'agisse de la distribution des couleurs de chaque chambre (mais les Asturiens montrent l'exemple avec une propension remarquable à préférer le safran ou le rose saumon, le vert céladon ou le bleu cru pour le façades des maisons, aux sempiternelles nuances de gris ou d'ocre terne des murs d'un peu partout) à la foison de tableaux et d'objets réjouissant le regard sans la moindre affectation.
Nous sommes ces jours les seuls hôtes de la Casona de Andrin, mais je me plais à imaginer la ruche estivale où passent et reviennent des gens de toute sorte, y compris telle artiste ou tel écrivain amis, dont on retrouve les oeuvres aux murs ou dans les bibliothèques. Tout cela naturellement, en somme, comme partie prenante d'un certain art de vivre où les choses de la culture, les conversations, Mercedes Sosa en train de chanter à l'instantGracias à la Vida, la confiture de figue le matin et le vin de don Ramon en fin de soirée, les photos de la smala enfantine, un découpage de ma bonne amie ou une gravure de vieux maître flamand - tout cela fait symphonie... 
La formidable bâtisse qui abrite ces archives est un bel exemple de l'architecture indiana, construite par Inigo Noriega Laso en 1906. Le personnage lui-même, parti à 14 ans pour l'Amérique et qui joua un rôle important dans la révolution mexicaine tout en amassant une fortune colossale, est un bel exemple de ces aventuriers-bâtisseurs, ligués, dans chaque pays, en communautés solidaires, et revenus au pays fortune faite.
La Casona de Andrin, où nous créchons ces jours, fut elle-même construite à la fin du XIXe siècle par un militaire revenu d'Amérique du Sud, comme en témoignaient encore force malles et autres objets de voyage retrouvés dans ses greniers. Nous saluons sa mémoire d'un pacifiste garde-à-vous...
Admirable Altamira. - On a beau se trouver dans une grotte reproduite à l'identique dans les soubassements bétonnés d'un vaste musée ultra-moderne: la vision des peintures rupestres et autres graffiti retrouvés, à la fin du XIXe siècle, dans la grotte d'Altamira, ne laisse d'émouvoir par la grâce de ses représentations animales (plus quelques formes anthropomorphiques) datant de 30.000 à 10.000 ans. La datation de ces merveilles a suscité maintes polémiques, autant que l'interprétation de leur fonction et de leur signification, mais on en sait un peu plus au fil des recherches, et par exemple que les animaux peints ne sont pas forcément des animaux chassés...
La formidable bâtisse qui abrite ces archives est un bel exemple de l'architecture indiana, construite par Inigo Noriega Laso en 1906. Le personnage lui-même, parti à 14 ans pour l'Amérique et qui joua un rôle important dans la révolution mexicaine tout en amassant une fortune colossale, est un bel exemple de ces aventuriers-bâtisseurs, ligués, en chaque terre d'exil, en communautés solidaires, et revenus au pays fortune faite.
Pour ce qui me concerne, je n'ai envie que de me taire là-devant, tant je suis touché par ce qu'on peut dire la ressemblance humaine émanant de ces peintures, qui fait à mes yeux de l'Artiste inconnu, voyageant à travers les millénaires d'avant la Préhistoire, le frère occulte des peintres et poètes de tous les temps...
La Création d'avant la Genèse. - Non sans malice j'ai demandé au jeune guide, francophone et visiblement averti de tous les aspects, artistiques mais aussi techniques de ce patrimoine et de sa préservation, ce qu'en disent les éventuels visiteurs créationnistes du lieu. Alors lui de sourire d'un air entendu, et de se dire indéniablement catholique mais assez humble pour rendre à la Connaissance de science sûre ce qu'on lui doit en l'occurrence, qui n'exclut ni respect devant les rites anciens ni reconnaissance fervente à cet art vraiment premier... 
Chambres d'hôtes. - Dans le genre Bed and Breakfast, la Casona de Andrin accueille chaque année des gens de toute sorte, dont les voix murmurent encore de chambre en chambre. Les chambres de la vie communiquent à tout moment, pour la énième fois j'écoute Paco Ibanez moduler sa Triste historia, à l'instant même où j'entrouvre ce livre d'un certain J.L. Rodriguez Garcia, dédicacé à ceux de la Casona comme esta historia triste, intitulé Al final de la noche et dont je ne comprends que deux mots sur trois de la présentation, notant qu'à la fin de cette nuit romanesque, "en la soledad y en la extension amenazadora de la noche, acaso pueda aun brillar una luz, que anuncie el comienzo de un dia hermoso"...
Segretos abiertos


Voilà du sublime... - Hier par exemple, dimanche de pluie, aurons-nous fait quarante bornes, sous la conduite de don Ramon de La Fuente, jusqu'au Molin de Mingo, haut-lieu de la cuisine terrienne des Asturies qu'on atteint par des chemins bordés de précipices, dans la montagne aux loups et aux ours, franchissant enfin le torrent aux saumons et débouchant sur un méplat entouré de farouches monts boisés aux brumes vaguement chinoises; et c'est là, loin de tout, que nous aurons découvert cette auberge à peu près pleine d'Asturiens connaisseurs, pour y goûter d'abord le meilleur fromage du monde, selon les gens du cru (et du cuit), au nom de gamonedo et sous sa forme apprêtée en Crema de queso.
La Casona de Andrin. -
Les mots de la maison

Quant à l'Authentique évoqué par le Polonais, comment ne pas voir, en de tels lieux littéralement colonisés par l'industrie touristique, qu'il tient, sinon du folklore genre réserve d'Indiens, d'une réalité bien précaire, qu'on se réjouit évidemment de voir survivre mais qu'on respectera d'autant mieux qu'on n'en fera pas un objet de culte...
Ma bonne amie cherchait un hôtel acceptant les chiens, pas trop cher et ouvert en cette saison. Faute de mieux, on a passé sur le "pas trop cher" pour deux nuits à un tarif tout de même modeste selon les critères helvètes: niveau trois étoiles, 120 euros la nuit + petit dèje. Ma bonne amie y ayant trouvé le confort qu'elle désirait pour se reposer de 1500 bornes de conduite, depuis une semaine, et la vieille ferme basque, absolument au-then-tique, ne manquant pas de charme, je n'allais pas faire le protestant gâte-sauce malgré le peu de goût que j'ai pour le luxe rustique. Mais quel objet d'observation pourtant ! Pour un peu, j'ajouterai un chapitre à La Carte et le territoire de Michel Houellebecq, rubrique La Ferme garantie H.Q.E. (Haute Qualité Environnementale), avec installation géothermique, isolation de toiture au chanvre, poubelle en osier dans les chambres pour tri des déchets recyclables, système automatique d'arrêt de l'électricité quand vous sortez, gel de douche biodégradable et parking non goudronné. Le dalaï-lama est invoqué au début de la présentation du Domaine de Bassilour marqué au sceau de l'éco-label européen. On imagine, en prenant son petit dèje à 11 euros, ce que fut cette grande ferme basque jouxtant un vrai château comme il y en a un peu partout en France. Un extraordinaire objet, suspendu au mur de la salle commune aux immenses piliers de pierre, pourrait trouver sa place dans un musée d'art contemporain: superbe ensemble de planches ondulées aux mille pierres serties, évoquant des lames. Le jeune Suédois y voit un outil de traitement des peaux de moutons. Possible. Où est l'authentique explication ? Dans notre chambre admirablement rustique aux poutres apparentes et baignoire à sabots garantis vieille France que les au-then-tiques paysans de Bidarte n'ont pas dû connaître, le chien Snoopy, sous son baldaquin éco-label, médite...
Passent les grues cendrées. - Nous avons pensé d'abord, à l'arrêt dans les Landes, que c'étaient des outardes. Des oies sauvages. Les yeux au ciel, les entendant cacarder de loin (les oies cacardent, affirme le dictionnaire), puis déployant leurs formations géométriques en V ou en Y à systèmes variables, nous avons pensé à des bernaches. Bernique: c'étaient, dixit Wikipédia, probablement des grues cendrées. Mais pour l'Authentique, on prendra langue avec des connaisseurs...
Tout cela nous a émerveillés. Bordel que la France est belle! Et ils se plaignent. Avant-hier encore au zinc du bar jouxtant le Super-U d'Arès, le tenancier quadra Léon de Laval nous disait sa honte d'être Français: que les Français sont des feignants, que l'attentisme est la Formule de la France actuelle, que les forces vives de la nation sont taxées et pressurées. Et comme on les comprend tous tant qu'ils sont ! Mais aussi: ruades! Français, soyez plus fiers ! Assez de jérémiades ! À tant vous croire supérieurs aux autres vous avez oublié que vous n'êtes qu'une


Notre projet à nous ne comporte aucun risque à vrai dire: nous avons choisi, simplement, de partir quelque temps à travers la France, l'Espagne et le Portugal, sans autre intention que de parcourir et découvrir des lieux encore inconnus, au gré de nos envies ou de nos intuitions. Or après cinq jours à peine il nous semble, déjà, avoir tiré le meilleur profit de ce début de périple, et les mots de Nicolas Bouvier sont là pour nous conforter aussi bien: "Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait".
Palimpseste. - 
Un hôtel, bien noté pour sa table, qui "fait ses courses" un samedi soir à 17heures, voilà qui eût pu nous inquiéter, voire nous impatienter après une journée plus que remplie de belles découvertes, du marché matinal de Blois à la descente de la Loire via Chenonceau et La Devinière de Rabelais, les coteaux d'Anjou, Montsoreau et les tapeurs de pommes des caves creusées dans le tuf du même beau blanc crémeux que les petits bourgs se succédant - nous aurions pu faire aussi grise mine qu'aux quelques ondées du jour, mais non: Pierre arrivait bel et bien sur sa pétarelle, suivi bientôt d'autres jeunes gens affables au possible, puis du chef Régis LeGain, et deux heures plus tard tout un monde de dîneurs débonnaires se régalaient de concert - et ce soir tel vin d'Anjou nous parut le plus pur nectar...
Et quelle plus belle et bonne manifestation, alors, de cette Qualité, que la Tapisserie de l'Apocalypse de Jean de Bruges et de cent mains tisserandes anonymes, exposée au formidable Château d'Angers, et déployant son extraordinaire bande dessinée où tous les effrois et les douleurs d'un siècle de guerre et de peste, de famine et de massacres, se mêlent aux appels à l'espérance et au recours à la grâce ?
Hiéroglyphe
Une fielleuse appréciation découverte sur Tripadvisor, réceptacle internautique des avis portés sur les auberges du monde entier, a beau décrier le château de Pélavé et son hôtelier hors norme: nous avons rencontré, sous son premier abord un rien bourru, la moustache en bataille et le verbe très libre, un honnête homme chaleureux régnant sur une maison remarquable, au milieu d'un grand parc, sous des arbres immenses et d'un confort parfait malgré l'absence de tout élévateur mécanique - rédhibitoire pour d'aucuns.
Mais tout de même: un hôtelier qui vous laisse "fermer" sa maison sans vous connaître depuis plus de deux jours, après vous avoir dit son impatience de se mettre enfin à écrire, non comme tout le monde mais au moins aussi bien que Chateaubriand, Voltaire ou Victor Hugo: vous ne le trouverez pas en option de n'importe quel voyage organisé...
La Venise verte. - 

Trou de mémoire. - Le nom de Nevers chante à la mémoire, on se rappelle le nom d'Elle,dans Hiroshima mon amour ou la duchesse aux yeux verts de Dumas, et l'on est d'autant plus étonné de constater, en compulsant le Guide bleu, que nulle allusion, pas la moindre n'est faite au bombardement des Alliés, en juillet 1944, visant les dépôts ferroviaires de la ville et qui détruisit en bonne partie la cathédrale Saint Cyr-Sainte Julitte, qui reste aujourd'hui encore en chantier malgré la reconstruction et l'ajout de vitraux contemporains remplaçant les anciens, soufflés, entre autres "dommages collatéraux". Bref, ledit Guide bleu, parfois utile en ceci ou en cela, montre décidément ses limites, ici au bord du déni de mémoire... 




HAUTES TERRES. - On n'a pas eu à le regretter. De Dieu quand même que le monde est beau, s'est-on dit ensuite, passé le premier virage de la route dévalant des monts d'où le dernier des crétins arrivant en face à toute blinde nous aura ratés de peu, mais de là-haut déjà se déployait la haute lice flamboyante des vignobles de Lavaux tissée d'or et de pourpre, que nous avons traversée d'une traite de route en autoroute jusqu'au Jura et au-delà tandis que je lisais, pour nous deux, l'étrange histoire de Louisa, dans la nouvelleEmportés d'Alice Munro, première des Open secrets mal traduits par Secrets de polichinelle, où il est question des errances et aberrances de l'amour...




Petites gueules noires.- C'est elle, Jana la Tchèque, quadra mariée en ces lieux depuis une vingtaine d'années et qui connaît, d'expérience, le caractère farouche des habitants du lieu, qui m'a fait visiter les petites salles de la vieille maison de pierre et de bois à trois étages, conservée en l'état de ses diverses pièces (cuisine commune pour deux familles, chambres à coucher mais aussi classe d'école), elle aussi qui, la première, m'a révélé l'existence des spazzacamini, enfants de la misère commis en petits groupes émigrants au ramonage des cheminées - la taille des plus petits favorisant évidemment le nettoyage des conduits les plus étroits - dont témoigne aujourd'hui une exposition en ces murs et toute une littérature.
Une autre Suisse. - D'aucuns ne voient de la Suisse que sa façade rutilante et satisfaite, et pas mal de nos compatriotes s'en frottent la panse en invoquant leur seul mérite. Or je n'aurai pas l'hypocrisie de leur cracher dessus, bénéficiant comme tous de notre prospérité récente, mais le souvenir des petits spazzacamini, figures à la Dickens dont on n'a longtemps parlé qu'avec honte tant ils symbolisaient la misère de ces régions, me rappelle que mes grands-pères maternel et paternel, contraints eux aussi à l'émigration, se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l'hôtellerie, comme, me raconte Jana la Tchèque, de nombreux émigrés tessinois ont fait souche en Californie ou ailleurs. Nul folklore avantageux, au demeurant, dans ces remémorations, mais tels furent les faits, qui nuancent l'image d'une Suisse née coiffée...


Goliarda est une artiste intello de haute volée, fille de grands militants du socialisme historique et elle-même célèbre à un moment donné sur les planches italiennes (elle fut en outre l'assistante de Luchino Visconti), qui s'est fait volontairement foutre en taule en chapardant les bijoux d'une amie friquée, et ce livre magnifique raconte comment, de la dépression où elle s'enfonçait, elle s'est sauvée en se mêlant aux femmes "perdues" de Rebibbia, voleuses ou junkies, meurtrières ou "politiques" liées au terrorisme de la fin des années 70 - telle étant l'université de Rebibbia, prison romaine pour femmes où Goliarda en apprend un bout de plus sur la vie.
Femme de bronze. - Et cela s'est fait comme ça: le temps de mon pèlerinage à Morcote, alors que je m'attardais dans le petit cimetière lacustre à terrasses superposées jouxtant l'église de Sant'Antonio Abate accrochée à la pente: le soleil a fendu la grisaille pour se poser sur cette femme de bronze noir, comme enclose dans son silence compact et doux à la fois, parfaite de forme et comme hors du temps, signée Henry Moore et veillant sur le repos durable de je ne sais quel riche notable du nom de Carlo Bombieri.

E la nave va...
Au val farouche.- Il y avait de quoi s'étonner, sans doute, de ce que, parallèlement à la funeste autoroute du Gothard dont l'encombrement vaudrait des heures d'attente à ceux qui s'y agglutinaient, sinuait la plus aimable route nationale, fluide comme une onde, où je me lançai donc avec allégresse jusqu'au pied des roides premières pentes où zigzaguait, presque à la verticale, la route latérale du fameux Maderanertal annoncé. J'écris fameux non sans ironie, sachant le val farouche absolument ignoré de la horde autoroutière, accessible en circulation alternée tant sa route vertigineuse est étroite, défiant tout croisement et entrecoupée de minces galeries donnant sur le vide, mais accédant finalement à la merveille d'un val suspendu largement ouvert à l'azur. 
Martin Suter, Montecristo. Traduit de l’allemand par Olivier Manonni. Christian Bourgois, 337p. 

Tel est Tell. - Je ne pouvais mieux tomber que sur l'hôtel Tell de Seelisberg pour y passer la nuit, ayant à lire la dernière pièce de mon cher compère René Zahnd, précisément consacrée à Guillaume Tell. La coïncidence était épatante, et d'autant plus que René, dont la dernière pièce jouée, Bab et Sane - dialogue savoureux de deux gardiens de la villa lausannoise de Mobutu, qui a beaucoup tourné en nos contrées et en Afrique -, a toujours cultivé le goût libertaire des personnages hors normes (d'Annemarie Schwarzenbach à Thomas Sankara) dont Tell est une sorte de parangon.
Le miel du gourou. - Le lieudit Seelisberg désigne la montagne au petit lac dont on découvre en effet, dans un sorte d'écrin de verdure bleutée, les eaux absolument limpides qui accueillent, comme dans l'orbe parfait d'un miroir, le reflet dédoublé des monts alentour et du ciel. D'une parfaite sérénité, l'endroit porte naturellement au recueillement. 
