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Carnets de JLK - Page 93

  • Ceux qui n'y peuvent rien

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    Celui que les dernières nouvelles de Lampedusa laissent sans voix / Celle qui ne sait comment leur venir en aide / Ceux qui n’ont même pas les moyens de moyenner / Celui qui cherche à repérer l'île de Lampedusa par Google Earth / Celle qui rédige un mandat de cent francs sans savoir à qui l’adresser / Ceux qui répètent que si l’on en sauve cent il en vient mille derrière / Celui qui affirme que Nostradamus l’avait prédit / Celle qui prétend que les pays d’où viennent ces individus n’ont qu’à « gérer le dossier » / Ceux qui affirment que le Capital prédateur est le seul responsable de tout ça / Celui qui optera plutôt pour la Baltique à l’été prochain / Celle qui trouve que les médias du canton pourraient quand même se montrer moins négatifs / Ceux qui ne vont pas se «serrer la ceinture » pour autant / Celui qui voit là une des séquelles du complot américano-sioniste / Celle qui parle du « retour du refoulé » à son psy d’origine syrienne / Ceux qui préfèrent lire After en attendant de se faire d’autres aftères / Celui qui évoque Frantz Fanon et ses Damnés de la terre hélas oubliés à l’heure qu’il est / Celle qui parle de se rendre à Lampedusa juste « pour voir »  / Ceux qui se demandent ce qu’on va faire de « tous ces basanés » entre Obwald et Nidwald / Celui qui affirme que ça ferait moins de vagues si ces bateaux coulaient avec des seniors suisses / Celle qui estime qu’il faut accueillir ces miséreux mais les tenir à l’œil / Ceux qui demandent « mais que fait l’Europe ?» après avoir refusé d’y entrer / Celui qui à la page 444 de la première saison d’After constate avec soulagement que Tessa enfile une capote sur le hardon de Hardin /Celle qui trouve qu’on devrait distribuer After aux populations africaines afin de les encourager à se protéger / Ceux qui ne connaissent le nom de Lampedusa que par le Guépard de Visconti / Celui qui se fait des couilles en or en trafiquant ces galeux / Celle qui refait sa garde-robe avec les gains de son amant Pedro passeur à risques / Ceux qui en font un problème de conscience à chaque fois qu’ils passent à la télé / Celui qui écrit un poème sur les migrants et un autre sur sa chatte Loana / Celle qui prie le Seigneur afin qu’Il permette à ces malheureux de marcher à leur tour sur les eaux / Ceux qui se taisent pour éviter d’en rajouter,etc.

  • René Char sans charre...

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    En 1992, le mordant François Crouzet ferraillait Contre René Char et son obscurité parfois ronflante, tandis qu Henri Bellaunay composait une Petite anthologie imaginaire de la poésie française. Rappel avec un clin d’œil…

    La poésie doit-elle être incompréhensible pour être prise au sérieux? C'est ce que se figurent moult cuistres et force snobs, convaincus de toucher aux profondeurs abyssales dès lors que le sens d'une formule leur échappe. Et la même idée inepte est cautionnée par les thuriféraires inconditionnels de René Char, pontife de l'Hexagone poétique entré vivant dans la prestigieuse Pléiade (en 1985) et dont la disparition (en février 1988) fut pleurée à grands sanglots unanimes. 

    Camus-poeta-Rene-Char_LRZIMA20131115_0129_3.jpgPour Albert Camus son ami, René Char incarnait «le plus grand événement dans la poésie française depuis Rimbaud», et les lecteurs les plus doctes, de Georges Blin à Jean Starobinski ou de Jean-Pierre Richard à Jean Roudaut, manièrent semblablement l'encensoir. À l'opposé, seuls quelques-uns se risquèrent à égratigner le monument national: Etiemble jadis, et le grand Ungaretti («Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l'effet de couilles empaillées ou de fatras de liège»), et plus récemment Jacques Henric: «Char: passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l'auteur d'une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d'horreur sacrée sur la moindre éjaculation poétique du Maître.»

    7416396.jpgQui aime bien…

    Dans la foulée, François Crouzet vient de publier un pamphlet salubre et parfois injuste, mais qui va bien plus loin qu'une méchante descente en flammes. 

    De fait, c'est par amour de la poésie partagée, de la musique des mots et des émotions que l'auteur fulmine. «La poésie, écrit justement François Crouzet, c'est ce qui donne cœur à vivre. C'est ce qui sourd et monte et bat aux lèvres des hommes qui aiment, qui rêvent, qui se souviennent, qui espèrent, qui meurent.» Citant Jacques Réda, le pamphlétaire rappelle que le poème est «chance de joie». Et de déplorer que telle joie, et toute musique, soient absentes des proses poétiques de René Char, qui substitue au chant «une insupportable prétention au message métaphysique».

    images-10.jpegOr le fait est que bien des formules de Char relèvent d'un galimatias hermétique que nous revisitons avec consternation après nous en être grisé entre 16 et 20 ans.

    Lisons par exemple ceci: «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d'un refus vivifiant ou d'un état omnidirectionnel aussitôt -digité.»

    Ou cela: «L'homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n'arrêtaient pas de s'ennoblir comme la délicate construction gicle du solstice de la charrette saute au cœur sans portée.»

    Ou bien encore: «Parois de ma durée, je renonce à l'assistance de ma largeur vénielle.»

    Et François Crouzet de recenser les Niagaras d'adverbes pesants et les Zambèzes de génitifs à hurler, les invocations pompeuses et les apostrophes boursouflées de rhétorique: «0 toi la monotone absente!», «0 ma diaphane digitale!», «ô ma martelée!», «0 serpent marginal!». Et de conclure: «Que d'ô, que d'ô!»

    Une fois encore, cependant, le plus intéressant de ce pamphlet n'est pas dans sa partie assassine, mais dans la défense qu'il esquisse de la «secrète poursuite de musique» qui apparie telle admirable épitaphe d'une petite fille égyptienne morte il y a quatre mille ans («J'étais petite et pourtant j'ai dû m'endormir/ L'eau coule près de moi et pourtant j'ai soif/J'ai quitté ma maison sans avoir apaisé ma faim / C'est dur le noir très noir pour une petite enfant») et les vers de Musset ou d'Aragon.

    Les plus beaux vers

    Tout pareillement, l'on revient à la source inaltérable du bois sacré de notre langue en découvrant les merveilleux pastiches de la Petite anthologie imaginaire de la poésie française, signés Henrti Bellaunay, complétés par une «anthologie fluette», en quelque vingt pages, des plus beaux vers (authentiques ceux-là) de Villon à Charles Cros ou de Rutebeuf à Paul Eluard.

    Fabuleuse leçon de lecture au deuxième degré, où la grâce imitative le dispute à la malice voire à la rosserie, l'anthologie imaginaire d'Henri Bellaunay (probable pseudo lui-même) est le plus bel hommage qu'on puisse faire à la poésie vraie, qui vivifie tout un chacun.

    Car il n'est point besoin de dictionnaire pour comprendre «le temps léger s'enfuit sans m'en apercevoir» (Desportes) ou trouver beau «Cheveux bleus pavillon de ténèbres tendues» (Baudelaire), ni de glose pour sentir «Je meurs des oiseaux gris volant à tire d'aile» (d'Aubigné), et jusqu'à l'obscure «Rose pareille au parricide» (Eluard), tant que musique se poursuive...

    François Crouzet,  Contre René Char, Les Belles Lettres, coll. Iconoclastes (255 p.).

    Henri Bellaunay, Petite anthologie imaginaire de la poésie française, Editions Bernard de Fallois (191 p.).

     

  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    RANSMAYR Christoph. Atlas d’un homme inquiet. Traduit del’allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 458p.

     

    Au bout du monde

    -     Que les histoires se racontent.

    -     Sur un bateau à destination de Rapa Nui, l'île de Pâques.

    -     Navigation mouvementée. Le Pacifique pas dut tout calme.

    -     Tout de suite l’univers physique est très présent.

    -     Un homme « effroyablement maigre » parle au Voyageur.

    -     Evoque le peuple de Rapa Nui, qui a peuplé les îles de milliers de statues de pierre.

    -     Les habitants étaient sûrs d’être seuls au monde et ne se rappellent pas leur origine.

    -     Parle un mélange d’anglais, d’espagnol et d’une langue inconnue. L’île est assimilée, à sa découverte, au séjour d’un dieu.

    -     Lequel,Tout Puissant, se nomme Maké-Maké…

    -     Son père est anglais et sa mère Rapa Nui.

    -     Manger lui est très pénible.

    -     Les statues s’appellent moaïs.

    -     Des figures tutélaires d’un culte oublié, qui sont devenues symboles de puissance.

    -     L’hommetrès maigre estime que la faim a été le destin de ce peuple.

    -     Dontles habitants ont épuisé les richesses naturelles et ont fini par s’entre-dévorer. Avant d’être exploités par les Péruviens dans des mines de guano.

    -     La quête de la faim est assimilée, dit-il, à une quête du corps astral. Texto.

    -     Le Voyageur se concentre ensuite sur la présence des sternes fuligineuses, dont l’homme très maigre dit que ce sont des oiseaux sacrés.

    -     Ils portent des nomes étonnants : le puffin de la nativité, le fou masqué ou le pétrel de castro.

    -     La présence des oiseaux sera récurrente dans ce livre.

    -     Le Voyageur-poète y apparaît comme un témoin sensible. « J’étais là, telle chose m’advint ».

    -     Mélange de récit de voyage et d’évocation poétique mais sans fioritures.

     

    -web_Christoph_Ransmayr__c__Johannes_Cizek.jpg     Chant de territoire. 

    -     Le Voyageur sretrouve sur la muraille de Chine enneigée.

    -     Où il avise la silhouette d’un type s’approchant.

    -     Un Mr Fox anglais, ornithologue, qui a vécu avec Hong Kong avec sa femme chinoise et répertorie des chants de territoire des merles.

    -     Classe les chants en fonction des sections de la muraille, chaque territoire ayant sa modulation.

    -     Le chant d’une grive marque l’au revoir des deux hommes. 

    -     Une atmosphère étrange et belle se dégage de cette rencontre. La merveille est partout, très ordinaire en somme et prodigue en histoires. 

     

    -     Herzfeld

    -     Chaquerécit commence par « Je vis »…

    -     « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant »…

    -     Cette fois on est dans l’état fédéral brésilien de Minas Gerais.

    -     On enterre le Senhor Herzfeld.

    -     Dont le Voyageur a fait la connaissance deux jours plus tôt.

    -     Le fils d’un fabricant d’aiguilles à coudre du Brandebourg, exilé à la montée du nazisme.

    -     Herzfeld a commencé à lui raconter sa vie.

    -     Puis est mort la nuit suivante.

    -     L’évocationde la mise en bière du Senhor Herzfeld, et son enterrement, forment le reste de l’histoire.

     

    -     Cueilleurs d’étoiles 

    -       Le récit commence par la chute d’un serveur et de son plateau chargé de bouteilles sur une terrasse  jouxtant un café des hauts de San Diego.

    -     Le serveur se retrouve par terre alors que tous alentour scrutent le ciel.

    -     Il a buté sur le câble d’alimentation d’un télescope électronique.

    -     Tous scrutent la Comète. 

    -     Dontle passage coïncide, ce soir-là, avec une éclipse de lune.

    -     Et le serveur, aidé de quelques clients, ramasse les éclats de verre qui sont comme des débris d’étoiles.

    -     Ce pourrait être kitsch, mais non.

    -      

    -     Le pont céleste.

    -     On voit des cônes de pierre noire sur lesquels déferlent des dunes.

    -     Le Voyageur se trouve quelque part au Maroc, dans un lieu dominé par des tumulus mortuaires d’une civilisation disparue.

    -     Là encore, le lien entre un lieu fortement chargé, et le passage des humains, est exprimé avec un mélange de précision et de poésie très singulier.

     

    -     Mort à Séville.

    -     Le dimanche des Rameaux, dans les arènes de Séville, se déroule un dernier combat entre un cavalier porteur de lance et un taureau. 

    -     La suite des figures est marquée par l’hésitation du taureau et  la blessure du cheval, puis du public jaillit la demande de  grâce, d’une voix unique.

    -     L’affrontement est évoqué avec une sorte de solennité, sans un trait de jugement de la part du Voyageur.

    -     C’est très plastique et assez terrifiant.

    -     Et cela finit comme ça doit finir.

    -     Sans que rien n’en soit dit.

     

    -     Fantômes. 

    -     On passe ensuite en Islande, où le Voyageur croit voir des fantômes.

    -     Se trouve là en compagnie d’un photographe, familier des légendes islandaises, nourries par les proscrits relégués dans cet arrière-pays.

    -     Lui raconte celle, saisissante, du bandit à qui le bourreau a coupé une jambe pour l’empêcher de se sauver, et qui a appris a courir en faisant « la roue ». Une roue humaine qui terrifie les passants quand elle leur fonce dessus…

    -     Où il est question de la peur du noir et des « diables de poussière ».

       

    -     Extinction d’une ville.

    -     Le Voyageur se retrouve au sud de Sparte. 

    -     Il a été jeté de sa moto par il ne sait quoi.

    -     Puis remarque, dans la nuit, que les lumières de la ville de Kalamata sont éteintes.

    -     Ensuite il rejoint un café en terrasse où il découvre, à la télé, qu’un séisme vient d’avoir lieu dans la région.

    -     Qui a provoqué se chute et l’extinction de la ville.

    -     Cela encore raconté sans le moindre pathos. J’étais là, telle chose m’advint. 

    -     Mais rien non plus de froidement objectif là-dedans.

     

    -     À la lisière des terres sauvages.

    -     Dansun asile psy autrichien, une jeune femme s’apprête à faire du feu avec du papier et des copeaux invisibles.

    -     On voit la scène, très développée ensuite.

    -     Sousle regard d’une gardienne dans une cage de verre.

    -     La jeune femme entend une voix qui lui dit : « Tu ne doit pas te tuer »…

    -      

    -     Tentative d’envol.

    -     Au sud de la Nouvelle Zélande,en terre maorie, le Voyageur observe un jeune albatros royal en train d’essayer de s’envoler.

    -     L’occasion d’une longue et épique digression sur la vie des albatros, telle que la lui évoque un ancien chauffeur d’autocar devenu ornithologue après la mort accidentelle de sa femme. 

    -     Formidablerécit ponctué de nouvelles diverses en provenance du monde des humains.

     

    -     Le Paon.

    -     À New Delhi, son chauffeur de taxi lui évoque l’imminente pendaison du meurtrier d’Indira Gandhi.

    -     Une certaine psychose règne, liée à l’attentat qui a provoqué le massacre de milliers de sikhs.

    -     Atmosphère de pogrom.

    -     Le Voyageur veut se rendre au Rajasthan et à Jaïpur.

    -     « Et c’est alors que je vis le paon ».

    -     Uneapparition qui rappelle celle du paon de Fellini, dans Amarcord

        L’attentat.

    -     LeVoyageur se retrouve à Katmandou, dont les frondaisons des arbres sur leboulevard central, sont occupées par des milliers de renards volants.

    -     Plusieurs membres de la famille royale viennent d’être tués, et le nouveau roi se trouve probablement dans la limousine d’un convoi.

    -     Au moment de l’attentat auquel assiste le Voyageur, une nuée de renards volants obscurcit le ciel. 

    -      Où le Voyageur croit voir un écho significatifaux événements en cours.

     

    -     Attaque aérienne.

    -     On se trouve maintenant sur les hautes terres boliviennes.

    -     Où le Voyageur chemine avec des amis, un biologiste bavarois et sa compagne italienne.

    -     Quand surgissent des chasseurs qui volent en rase-motte au-dessus d’eux, la jeune femme leur lance en espagnol : No pasaran.

    -     Il faut préciser qu’un nouveau dictateur s’est installé en Bolivie. 

    -     Maisle pilote a vu le geste de défi de la jeune femme et fait demi-tour et canarde le trio.

    -     Senon è vero… io ci credo purtoppo.

     

    -     Plage sauvage.

    -     Un vieux type au crâne rasé, sur une plage brésilienne, semble rendre un culte privé à une femme dont il tient la photographie près de lui.

    -     Et soudain son parasol s’envole.

    -     Le Voyageur va pour l’aider, mais un jeune homme sort de la forêt et secourt lev ieux.

    -     Sur quoi le voyageur lance « Amen ! Amen ! » à l’océan.

    -     Toutcela toujours étrange et vibrant de présence.

    -      

    -     Homme au bord de larivière

    -     Un type repose en maillot de bain au bord de la Traun, rivière de haute-Autriche.

    -     Quelques enfants veillent sur son demi-sommeil, claquant des mains pour tuer les taons qui lui tournent autour.

    -     Les taons morts sont recueillis dans des sachets de feuilles.

    -     Lorsque le type se réveille, il compte les taons et distribue des piécettes à ses gardiens du sommeil.

    -     Etrange et belle scène d’été.

    -      

    -     Le souverain des héros.

    -     Au sommet de l’île d’Ios, dans les Cyclades, le Voyageur découvre les stèles blanches du tombeau d’Homère (pp.92-97) et médite à propos de ce monument au « plus grand poète de l’humanité ».

    -     Il y voit un monument « à la mémoire d’un chœur de conteurs disparus », tout en évoquant merveilleusement ce lieu que je me rappelle comme de ce jour-là après la baignade… 

     

    -     Un chemin de croix.

    -     Sur la route de Santa Fe, à bord d’une Cadillac bordeaux qu’il a louée, le Voyageur croise une procession entourant un porteur de croix, dont les pèlerins le chassent bientôt à coups de pierres.

    -     Peu après il rencontre un deputy sheriff qui lui explique que ces penitentes procèdent parfois à de véritables crucifixions, parfois même fatales au crucifié volontaire, mais absolument illégales… 

     

    -     D’outre-tombe.

    -     À Mexico, le Voyageur observe une petite accordéoniste jouant sur le trottoir dans un entourage de squelettes et de têtes de mort et de cercueils en chocolat marquant la fête du Jour des Morts.

    -     Le Voyageur se rappelle alors une jeune Indienne sur une fresque, visiblement destinée à un sacrifice rituel à l’ancienne cruelle façon. (p.104)

    -     Chacun de ces récits se constitue en unité, cristallisé par le regard du Voyageur et plus encore par son art de l’évocation, à la fois réaliste et magique. 

    -     On pense à Werner Herzog, en moins morbide, ou à W.G. Sebald, en plus profond. Ransmayr procède du romantisme allemand,mais il manifeste une extraordinaire porosité à tous les aspects du monde actuel, y compris politiques dans certains récits.  Ceci pour le premier quart du livre...

     

     (À suivre) 

     

  • Simenon en filature

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    En août 1992 paraissait la monumentale biographie de l’écrivain, signée Pierre Assouline. Parcours d’une vie et d’une œuvre à valeur d’enquête passionnante.    

    Georges Simenon n'aimait pas qu'on le taxe de phénomène. Cependant il fut le premier à tout faire pour imposer cette image en jouant, notamment en ses années folles, sur la plus extravagante publicité. Les Lausannois se rappellent l'humble vieux monsieur cheminant, au bras de sa compagne Teresa, le long des quais d'Ouchy. Mais précédant cette image apaisée, les écoliers dont nous fûmes se souviennent du bourgeois cossu venant cueillir ses gosses en Rolls à la sortie du collège de Béthusy. La bâtisse fantomatique d'Epalinges perpétue en outre, avec son étrangeté morbide, la mémoire d'une destinée exceptionnelle. A la fin de sa vie, Simenon n'aspirait qu'à l'effacement d'un homme «comme les autres», et le meilleur de son œuvre tend à révéler «l'homme nu» sous les masques et les fards de la comédie sociale. 

     

    Or à celle-ci, le romancier se prêta frénétiquement. Et phénomène il fut sans doute, lui qui, par exemple, durant la seule année 1938, publia 13 romans, et non du tout de son répertoire «folâtre»... De surcroît, après avoir cessé d'écrire des romans, comme il l'annonça dans ce journal par l'entremise de notre confrère Henri-CharlesTauxe, en février 1973, Georges Simenon continua de faire du roman avec sa propre vie, que ce fût dans ses Dictées ou dans ses Mémoires intimes après la mort tragique de sa fille. Lorsqu'il claironnait à son ami Fellini, dans un entretien célébrissime datant de 1977, qu'il avait couché avec quelque 10 000 femmes dans sa vie depuis l'âge de 13 ans et demi, Simenon ne faisait enfin qu'ajouter une affabulation de plus à une légende sans cesse réarrangée par son imagination de romancier. Ceci dit, Georges Simenon n'était certes pas qu'un monstre de foire, et ceux qui réduisaient son génie d'écrivain à une sorte de curiosité de la nature, méritaient sans doute son indignation. Pétri de contradictions, et pataugeant volontiers dans l'auto-justification, il ne pouvait, à vrai dire, établir son propre portrait sans en gauchir les traits. 

    Simenon7.jpgJusque-là cependant, nul de ses (rares) biographes n'avait vraiment débrouillé l'écheveau de sa vie et de son oeuvre, faute d'accéder à toutes les sources et faute aussi de méthode ou de moyens. Mieux armé que ses prédécesseurs, Pierre Assouline (qui a déjà cinq biographies de premier ordre à son actif, dont celle de Gaston Gallimard) a non seulement obtenu, du vivant de l'écrivain, le libre accès aux archives personnelles considérables de celui-ci, et le droit de «tout lire» et «tout dire»: il a fait œuvre vivante et chaleureuse mais sans complaisance. 

    Mêlant l'enquête sur le terrain et l'interview des témoins directs, l'étude génétique des écrits de Simenon et le décryptage du courrier inédit et d'une immense documentation journalistique, Assouline a recomposé en quatre parties localisées (Belgique, France, Amérique et Suisse) marquées par quatre femmes (la mère, les deux épouses successives, puis la dernière compagne), un récit tout à fait captivant, franc quoique sans voyeurisme, et qui éclaire quelques zones demeurées obscures, voire tabou.

    Simenon12.jpgTension et frénésie 

    Dès l'évocation des années liégeoises de Simenon — qui s'ouvre sur la scène très simenonienne de l'enfant de chœur de 8 ans courant servir la messe dans le matin nocturne plein d'odeurs de chocolat et de genièvre, de laitages et de poisson — Piere Assouline marque fortement les tensions antinomiques qui vont déterminer toute une vie. D'un côté, c'est le père aimé, pudique et trop discret, dont la mort blesse cruellement son fils Georges, et qui restera jusqu'à la fin «l'astre de sa nostalgie». De l'autre,c'est le conflit avec la mère, «femme angoissée, hypersensible et hypernerveuse, hantée par le spectre de la pauvreté», qui ne sera jamais résolu, comme en témoigne la terrible Lettre à ma mère.

    Simenon5.jpgConnues des lecteurs de Simenon, ces relations s'enrichissent, dans un chapitre ultérieur, par la levée d'un tabou de famille lié à la figure du frère cadet, qui bascula dans le fascisme pendant la guerre et se sauva de la peine de mort en s'engageant dans la Légion étrangère. Autre tabou enfreint par Assouline à propos de la carrière journalistique de Simenon: la série de dix-sept articles sur le «Péril juif» qu'il écrivit dans les colonnes de la Gazette de Liège à l'âge de 18 ans (!), probablement sous influence. Dans le même journal en effet, un articulet anonyme de l'époque n'hésitait pas à réclamer «l'élimination physique de cette race maudite». Or c'est avec beaucoup de discernement et d'objectivité que le biographe examine le fondement des articles de Simenon et s'attache ensuite à repérer, dans ses romans ultérieurs, les traces de ses préjugés antisémites. 

    De la même façon, Pierre Assouline rétablit la vérité peu glorieuse sur l'attitude opportuniste de Simenon pendant l'Occupation, quitte à battre en brèche la version enjolivée des mémoires de l'écrivain. 

    Simenon2.jpgSans juger 

    Cela étant, le biographe applique à la lettre la devise de Simenon, qui est de: «Comprendre et ne pas juger.». Sans doute y a- t-il,chez Simenon, bien des aspects déplaisants, à commencer par le monstrueux égoïsme dont pâtiront ses proches. Or comment sa prodigieuse fécondité pourrait-elle s'accommoder d'un partage altruiste? Par ailleurs, sa boulimie sexuelle (il lui arrive de courir trois fois au bordel le même jour, quand il en a les moyens...) et la manière dont il trompe ses épouses a de quoi choquer es bonnes âmes. Mais comment ne pas entrevoir les gouffres que cela signifie et comment ne pas ressentir, aussi, de la compassion pour cet homme provoquant lui-même son malheur? 

    Ainsi de l'issue tragique de sa mésentente avec sa deuxième femme, qui pousse sa fille Marie-Jo au suicide et qui fait dire au biographe que «cet homme qui aura toute sa vie recherché l'amour que sa mère lui refusait, aura finalement été envahi et débordé par celui que sa fille lui témoignait». Habitant alors à un jet de pierre de l'horrible bunker d'Epalinges, aurons-nous jamais imaginé quelles épouvantables scènes s'ydéroulaient! 

     

    Grand romancier et petit homme, alors? La formule serait beaucoup trop sommaire. Bien plutôt: mélange inextricable de grandeur et de sordide chez ce personnage protéiforme capable du pire arrivisme et de la plus touchante modestie, tantôt bluffeur insensé et tantôt fils de son père, tantôt fuyant les gens de lettres et tantôt s'inquiétant de leurs jugements, tantôt lucide jusqu'à l'effroi et tantôt se jouant la comédie, violent et fraternel, sans cesse déchiré par un conflit d'origine, et ne trouvant qu'à la fin de sa vie un semblant de sérénité, Simenon l'humain et le trop humain. 

    Pierre Assouline, Simenon. Editions Julliard, 753 pages.

    (Cet article a paru le 3 septembre 1992 dans le quotidien 24 Heures)

  • Un homme d'enfance

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    Sous la plume de Christian Bobin, l'un des plus fins prosateurs français du moment, le Poverello d'Assise revivait en 1992 dans une belle célébration de la vie et de l'amour, sous la lumière du Très-Bas...

     

    Il y a un drôle de petit livre charmant, dans la Bible,connu sous le titre de Livre de Tobie et dans lequel on lit cette phrase énigmatique: «L'enfant partit avec l'ange et le chien suivit derrière.» 

    Vous nelisez pas la Bible? Cela fait trop vieux jeu, pensez-vous? Et vous n'avez «rien à cirer» de saint François d'Assise non plus? Mais quel bougre de sac à préjugés vous faites mon pauvre vous! Ne savez- vous donc pas que la Bible est «un livre insensé, égaré dans son sens, aussi perdu dans ses pages que le vent sur les parkings des supermarchés, dans les cheveux des femmes, dans les yeux des enfants»? 

    Du moins est-ce ce qu'affirme Christian Bobin. 

    Quant à ce pouilleux, ce galeux de François d'Assise, dont vous croyez qu'il ne concerne que les enfants de chœur et les vieilles dames, le même Bobin voit en lui l'incarnation de «l'aujourd'hui amoureux de l'amour», aussi sûr qu'il l'identifie dans la figure du chien suivant l'enfant et l'ange de Tobie, et qu'il appelle conséquemment Chien François d'Assise... 

    Vous croyez qu'il se moque? Nullement. Et lorsque vous lirez les pages que Christian Bobin consacre aux mères («les mères tiennent l'Eternel qui tient le monde et les hommes»), aux enfants et aux petits ânes, aux oiseaux et aux lépreux, à l'amour et aux pauvres, vous constaterez que rarement on a parlé si bien dans l'esprit franciscain, le pied léger et l'âme à la fontaine. 

    L'évocation de la vie de saint François d'Assise, dont on sait d'ailleurs fort peu de chose, se déploie en scènes épurées, rehaussées de belles enluminures, avec juste ce qu'il faut de notations pour arrimer le récit à sa base médiévale. La mère provençale, le père négociant, la douce Claire qui l'accompagnera sont les seules figures qui entourent le Poverello, lui-même réduit à une sorte de pure présence célébrante. 

    C'est que Le Très-Bas constitue, d'abord et avant tout, une grande invocation de joie. «Nous croyons au sexe, à l'économie, à la culture et à la mort», dit l'homme de raison de notre siècle qui est «un homme accumulé, entassé, construit.» 

    Tandis que le poète cherche, à la lumière du Poverello, cet «homme d'enfance» qui est «un homme enlevé de soi, renaissant dans toute renaissance de tout...» 

    C_Le-Tres-Bas_5276.jpegChristian Bobin: Le Très-Bas, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 132 pages. Réédité en poche Folio.

  • Le paradis ou je te tue !

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    En  automne 1992 paraissait Hygiène de l'assassin, premier roman d'Amélie Nothomb. Première impression : d’étonnement, puis d’engouement…

     

    Au premier regard ça n'a l'air de rien: en tout cas pas dece qu'il est convenu d'appeler de la bonne littérature. Tout au plus dira- t-on que ça fonctionne bien, selon l'affreuse expression. Aussitôt on est captivé par l'histoire. Mais de quoi s'agit-il? 

     

    D'un vieil écrivain nobélisé, donc mondialement connu, qui vient d'apprendre qu'il n'en a plus que pour quelque temps à vivre, frappé qu'il est par un rarissime et non moins inguérissable cancer des cartilages. Du coup, lui qui fuyait le monde jusque-là se décide à recevoir une poignée de journalistes triés sur le volet par son secrétaire. 

     

    Alors se succèdent quatre entretiens cristallisant les poncifs du genre, et qui se soldent par autant d'éjections.C'est que le vieil écrivain n'est pas du genre commode. Monstre d'obésité réduit à se déplacer en chaise roulante, il se fait une fête de vitupérer la banalité, l'inconsistance, voire la muflerie des questions que lui posent ses interlocuteurs. 

     

    Unknown-5.jpegJouant du paradoxe, il stigmatise notre époque qu'il déclare l'ère de la mauvaise foi, vomit les hommes, et plus encore les femmes. Déclaré «merveilleusement abject» après trois premiers rounds, le génie malgracieux réserve, à son quatrième interlocuteur, une superbe envolée où il s'affaire à distinguer les attributs fondamentaux du véritable écrivain. 

     

    Ce qui fait que Céline ou que Patricia Highsmith soient de vrais écrivains à ses yeux? C'est que tous deux ont de la couille (l'énergie fondamentale), de la bitte (capacité créatrice), de la lèvre (sensualité vitale), de l'oreille (pour la musique) et de la main (parce que écrire sans jouir est un péché). 

     

    Sur quoi le ronchon magnifique gratifie encore son intervieweur d'un scoop en lui révélant qu'il est vierge, pour le sacquer ensuite aussi sèchement que les autres. 

     

    Et c'est alors, seulement, que tout commence. Après les horreurs qu'il a proférées sur les femmes, le vieil écrivain ne peut que mal recevoir celle qui se pointe enfin, journaliste elle aussi mais d'une autre pâte que ses confrères. Ainsi ne s'en laisse-t-elle pas conter. Insultée dès son apparition, elle exige illico des excuses sous peine d'abandonner le vieillard à son ennuyeuse solitude. Et de se révéler, ensuite,la lectrice la plus pénétrante des livres du romancier, dont elle est persuadée que la misanthropie cache un secret. 

     

    Au fil d'une conversation qui relève du combat des cerveaux (mais sans rien à vrai dire de cérébral), l'on apprend à quel paradis d'enfance le personnage a refusé de s'arracher, sacrifiant d'abord la petite compagne de ses jeux innocents et pervers au moyen d'un assassinat purificateur, puis se retirant lui- même dans sa chrysalide de graisse et de mots. 

     

    Tout cela pourrait sombrer dans l'invraisemblable, voire le grotesque. Or Amélie Nothomb parvient, avec une maturité étonnante (elle n'a que 25 ans!), à nous faire croire à la folle utopie de son personnage, et à nous le faire aimer. Mais le plus surprenant, peut-être, dans Hygiène de l'assassin, tient à sa forme quasiment réduite à un dialogue à la Compton-Burnett, qui paraît tout facile et de lecture et d'écriture, comme cousu à la diable. 

     

    Cependant ne nous y trompons pas! Cette apparente légèreté relève d'une maîtrise déjà saisissante, et les multiples résonances de ce livre insolent et profond, drôle et pathétique nous paraissent signaler un talent hors du commun. 

     

    10029_1032958.jpegAmélie Nothomb: Hygiène de l'assassin, Albin Michel, 200 pages.


    (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 17 septembre 1992).

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  • Brisées de Jean Vuilleumier

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    Dans La rémanence, paru en 1992, Jean Vuilleumier s'attachait à lire entre les lignes de quelques vie. Une confrontation avec l'érosion de l'existence et son improbable signification.

     

    Les romans de Jean Vuilleumier évoquent admirablement une certaine Suisse engoncée, paisible jusqu'à l'anesthésie et dont les apparences si policées camouflent autant d'abîmes discrets que de désastres estompés. 

    Avec une sorte d'attention hallucinée au décor dans lequel évoluent ses personnages, le romancier genevois suggère leur météo psychique en se bornant au filtrage extrêmement subtil de leur perception physique. A croire que, dans les romans de Vuilleumier, la difficulté de vivre diffuse à l'état gazeux ou se perçoit sous d'autres formes matérielles, tandis qu'inversement la matière organique, les végétaux, les objets sont porteurs de sensations déterminées, voire de sentiments. Or l'expression de l'écrivain ne cesse de se faire mieux appropriée à son projet. 

    D'où cette écriture à la fois minutieuse à l'extrême et comme ombrée de mystère, limpide et sourdement astringente, musicale et lancinante, dont la chimie secrète agit finalement à la manière d'un révélateur. 

     

    Bilan d'une vie

    Après le beau récit de L'effacement paru l'an dernier et qui s'achevait sur une mort «en sourdine», c'est une autre disparition qui marque le bilan de La rémanence

    Bruno vient de mourirdu cancer. A son enterrement se retrouvent son ami de jeunesse Romain Fergusson et Nathalie, qui fut successivement l'amante de celui-ci et l'épouse du défunt. Dans les allées du cimetière, pendant l'office funèbre, puis dans la foule des «parents et amis» conviés aux agapes de l'adieu et où il retrouve son ancienne maîtresse, Romain ne cesse d'entremêler ses pensées présentes et les réflexions retrouvées dans le journal qu'il tient depuis une trentaine d'années. 

    Le récit s'ordonne d'ailleurs, comme rythmé par une respiration pensive, en fonction de cette alternance sans heurts, et néanmoins révélatrice, du récit direct et des pages du journal, qui fait apparaître l'unité intérieure du protagoniste. 

    Vieil adolescent demeuré, avec ce quelque chose d'orphelin qui lie entre eux tous les personnages de Vuilleumier, Romain est ramené, par la mort de cet ami auquel il s'identifie, à une source dont il perçoit le tressaillement «au plus intime de son ordinaire léthargie». Si le contentement de rester en vie suscite en lui une «pulsion bestiale», c'est avec le sentiment irrémédiable que tout s'amenuise et que tout s'érode qu'il établit ses constats de contemplatif doux-amer. Lui qui pensait, en sa vingtaine d'étudiant boursier séjournant dans un port de la Hanse (où précisément il rencontra Nathalie), que les jeux, alors, étaient déjà faits, paraît avoir toujours vécu un peu à l'écart, jamais aussi à son aise que dans quelque tendre retraite fœtale. Au regard de cet embusqué solitaire, les menées un peu compliquées de l'amour, autant que toute entreprise humaine, paraissent bien dérisoires. Du moins le sentiment de l'inexorable et la souffrance de chacun — l'agonie de Bruno, puis le suicide de Nathalie — ressaisissent- ils sa compassion tandis que revivent doucement, en lui, les images de leur jeunesse commune. 

    Tissé de résonances qui renvoient le lecteur aux romans précédents de l'auteur (on y entrevoit ainsi tel personnage déjà rencontré), La rémanence illustre à la fois les malentendus qui entachent notre rapport avec le passé, et le caractère aléatoire de toute mise sur l'avenir. Or, pas plus que les autres livres de Jean Vuilleumier, ce dernier roman ne débouche sur le vide ou le nihilisme, aiguisant au contraire notre perception du présent profond, puis stimulant notre aspiration à un temps intérieur plus authentiquement habité.

    Jean Vuilleumier La rémanence, L'Age d'Homme, 1992.


    41P8Z7HbnuL._UY250_.jpg(Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 3 novembre 1992).

  • Philippe Sollers ou le Lego de l'Ego

    Sollers08.jpg Approximations dédiées à René Girard.

    Philippe Sollers est le plus fantastiquement snob des écrivains français vivants. C'est aussi le plus français des auteurs éminents de notre langue. C'est enfin le plus injustement méprisé des pipoles littéraires se la jouant maudits. Ces constats ne sont pas des jugements à connotation morale ou de visée persifleuse. Ce sont des approximations toutes personnelles nourries par la libre lecture des ouvrages inégalement appréciés de Philippe Sollers, et particulièrement de la monumentale tétralogie que constituent La Guerre du goût, Eloge de l'infini, Discours parfait et Fugues. Or un premier malentendu doit être dissipé à propos de ce considérable recueil de textes relevant apparemment de la critique littéraire, qui racontent à vrai dire autre chose, un peu comme John Coltrane raconte autre chose quand il reprend à sa façon un standard de Jazz tel que Summertime. Dans la foulée, on pourrait d'ailleurs dire qu'il y a du Coltrane non camé, et donc plus froid, ou du Picasso verbal (étant entendu que Coltrane est le Picasso du jazz allumé) dans les meilleures pages de Sollers. Sollers09.jpgEn tout cas je m'inscris en faux contre l'idée, de plus en plus répandue, que Sollers serait meilleur critique littéraire qu'écrivain ou romancier. Sollers n'est romancier à mes yeux qu'au titre d'auteur de ce qu'ont peut appeler des romans-de-Sollers, sous-genre intéressant mais sans grand rapport avec le grand roman tel que l'entend un René Girard, entre autres comparatistes. N'empêche que Philippe Sollers n'en est pas moins écrivain et tout le temps, jusque dans ses dialogues avec ses jeunes compères Haenel et Meyronnis de la revue Ligne de risque, bien présents dans ces Fugues. Sollers est écrivain même quand il bluffe au Guignol médiatique, annonçant que son prochain ouvrage représentera un véritable tsunami éditorial. Il l'est aussi quand il drague Cecilia Bartoli sur un vaporetto de Venise ou baise le biseau de la blanche babouche du pape Jean Polski. Son autofiction multiforme et pléthorique étant une sorte de Lego d'enfant gâté monté en graine, tout lui fait sens, jusque dans les contresens de son caprice, ainsi qu'on l'a constaté dans Un vrai roman, dont la construction relève essentiellement de l'égomane plaidoyer pro domo. La part de fantaisie enfantine de Philippe Joyaux, alias Sollers, est celle qui me rend le grand jardin de son oeuvre tout de même fréquentable. Ensuite, on peut dire tout ce qu'on veut du ponte à mille palinodies: cela me semble toujours secondaire. Le docte Régis Debray, fronçant sourcils et moustaches et se réclamant de son expérience "sur le terrain", peut dégommer son ami-ennemi dans ses Modernes catacombes en concluant qu'en somme Philippe Sollers ne laisse aucune oeuvre. C'est parler alors d'un Sollers de surface en lui reprochant de manquer d'ailes après les avoir virtuellement arrachées, et d'ailleurs tout le recueil de l'auteur, qui a parfois été plus généreux, fleure la Schadenfreude de toute une France intellectuelle morose qui n'en a qu'à la lugubre formule d'Après nous le déluge, lors même qu'on multiplie les salamalecs complaisants aux vieux birbes de la gauche-qui-pense, de Jean Daniel à Daniel Jean. L'embêtant, avec ces fossoyeurs plus ou moins cacochymes invoquant la Grande Ombre de Chateaubriand, c'est qu'ils ne lisent plus vraiment, ce qui s'appelle lire. Or il vaut la peine de lire vraiment Fugues, où l'on retrouve à la fois le génie indéniable et le délire non moins formidable de l'auteur, par exemple, de Lautréamont au laser. Ce texte hallucinant, constituant à mes yeux le sommet de la jobardise intellectuelle française du XXe siècle finissant, résulte d'un entretien entre le Maître et ses disciples (Haenel et Meyronnis) qu'on imagine groupés sur un piton rocheux tout entouré de nuées méphitiques, chuchotant sous leurs capuches de vieux ados "élus", très haut au-dessus des monts et des vaux où rampent veaux humains et autres dévots des deux sexes. Ces trente pages (pp. 34-62) de pur délire, amorcées par huit questions graves des compères, à partir desquelles le Prophète y va de ses vaticinations, s'inscrivent dans le contexte choral des quelque 50 approches et autres commentaires accompagnant la réédition groupée en 2009, dans La Pléiade, des fameux Chants de Maldoror et des (moins fameuses au double sens du terme) Poésies, où voisinent les noms de Léon Bloy et de Rémy de Gourmont, de Valéry Larbaud et d'Albert Camus, d'André Breton et de Louis Aragon, de Le Clézio et de Sollers, entre autres. Pour me rafraîchir la mémoire, j'ai pris la peine de relire les Chants, dont le génial tumulte fantastico-romantique me fait juste sourire de tendresse, aujourd'hui, en me rappelant ma candide jeunesse ne demandant qu'à s'exalter en montrant le poing au ciel avant de commander un nouveau café bien noir. J'ai relu aussi les Poésies, quarante pages de considérations qu'on dirait d'un étudiant vieilli avant l'âge - l'auteur avait moins de vingt ans -, jouant le savantissime dans une suite de saillies crânes et de platitudes dont on comprendra qu'Albert Camus n'y ait vu que l'envers banal et conformiste d'une révolte qui ne l'est, somme toute, pas moins. Conformiste Lautréamont ? L'affirmation fait figure aujourd'hui de blasphème, puisque tout bourgeois ou petit-bourgeois frotté de culture se trouve sommé de penser désormais que Rimbaud ou Ducasse sont par excellence des "révolutionnaires", point barre. C'est d'ailleurs ce que ressasse et martèle Philippe Sollers pour qui ces deux très jeunes poètes brièvement illuminés sont plus que des poètes: de grands philosophes, et plus que de grands philosophes: d'insondables métaphysiciens, dont les visions "radicales" relancent la poésie philosophique des présocratiques, Héraclite ou Empédocle, pas moins. Le problème avec les Poésies, qu'on pourrait dire le traité théorique de l'antimatière poétique et philosophique dont les Chants sont tissés (ce que Giuseppe Ungaretti a bien vu), ce n'est pas qu'elles soient farces (ce qu'elles sont indéniablement) mais qu'elles justifient finalement tout et son contraire, le "canard du doute" au goût de vermouth et le doute du doute et plus encore le doute jeté sur le fait de douter du dilemme entre douter et ne pas douter du doute, relevant en somme de la future 'pataphysique. Mais cela ne gêne pas Philippe Sollers qui y voit, comme personne avant lui, le complément parfait et indissociable des Chants et leur fondement métaphysique non seulement manichéen et gnostique mais sourdement relié à la pensée ultramontaine du comte Joseph de Maistre - vous suivez au fond de la Toile ? Ce qu'il y a de fantastique chez Lautréamont, maintes fois relevé, est son ton et ses ruptures de ton. On retrouve ces contrastes en passant des Chants aux Poésies, comme on les retrouve dans les sauts "métaphysiques" de Philippe Sollers abordant la question de la sexualité et, plus précisément, de l'éventuelle homosexualité (c'est Camus qui pose la question) du cher Isidore. Or voici ce que propose Philippe Sollers sur le ton de la confidence révolutionnaire non moins que radicale évidemment: "La vérité endormie, la voilà. À chacun de se réveiller. Ce que je vous dis ici a beau être clair, cela n'en provoque pas moins d'énormes résistances (sic), spontanées, viscérales, et, pour tout dire, humaines. La métaphysique est attaquée de plein fouet par Lautréamont. Il montre qu'elle est une vaste histoire d'homosexualité. Cela apparaît aves évidence quand elle atteint l'âge de son renversement et de sa perversion, et ne peut se dire pleinement que dans la langue française (re-sic) qui est celle de la plus grande lucidité sexuelle. Un philosophe comme Alain Badiou peut faire de la retape pour l'amour à partir de Platon, cela ne sera jamais rien d'autre qu'une prêcherie à l'usage des gogos". Littell3.jpgOr peu avant de faire la peau à Badiou, après avoir qualifié la préface de Le Clézio aux Oeuvres de Lautréamont, datant de 1973, de "désastreuse", sans le moindre argument - moi je l'aime bien, cette préface culturellement décentrée et assez camusienne -, Sollers avait réglé son compte à Jonathan Littell et à ses Bienveillantes, dont le fracassant succès ne pouvait qu'être suspect. Pourquoi cela ? Parce que, selon Sollers, la clef de voûte de cette immense fresque serait la propension de Max Aue, le narrateur, à jouir par le cul. Confondant par ailleurs la névrose du protagoniste du roman et la visée de Jonathan Littell lui-même, Sollers en vient donc à affirmer que Les Bienveillantes seraient "la défense et l'illustration de l'anus exterminateur", dûment approuvées et célébrées par les zombis des médias et du public somnambule, sans compter les jurés des prix littéraires. À quelles vues profondes n'accède-t-on-pas en grimpant sur le piton de l'anachorète ! Le Secret divulgué par le Maître à ses disciples, comme quoi lui seul, Sollers, a capté le message d'Isidore Ducasse, dont Valéry Larbaud se demande s'il n'a pas écrit ses Poésies pour calmer un peu son papa après les Chants, histoire d'en recevoir sa petite pension - ce Secret doit être considéré, je crois, comme pièce intégrante du Lego construit par Sollers avec l'approbation posthume donc occulte des poète et philosophe allemands Hölderlin et Heidegger (double H aspiré, ça compte), des philosophe et poète-serial killer chinois Confucius et Mao, en l'ère nouvelle de l'an 120 et des poussières du calendrier selon Saint Nietzsche, dont L'Antéchrist scelle la mort du christianisme logiquement célébrée par Sollers le catho donnant la papatte à Benoît XVI en ces mêmes Fugues ! Un aussi fantastique snobisme que celui de Philippe Sollers ne saurait requérir que d'aussi fantasmatiques adoubements faisant fi et fion du principe de non-contradiction ! Dosto.jpgJe relis depuis quelque temps Les Frères Karamazov de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui n'avait pas de la France des Lumières (et notamment de celle de Diderot) la plus haute estime, et sans doute verrait-il aujourd'hui, dans les sophismes et les brillantes entourloupes rhétoriques d'un Sollers, de la frime. Or je me disais, en lisant le chapitre intitulé Les Gamins, prodigieuse plongée au coeur du coeur de ce qu'on peut dire le coeur humain, que je pourrais donner toute l'oeuvre dudit Sollers pour ces seules pages. Et pourtant non: je trouve bien que l'oeuvre d'un Sollers existe, et pas seulement comme repoussoir. Seulement je me demande, par delà l'opposition de la présumée froideur française et de la non moins hypothétique chaleur slave, où se trouve ce qu'on pourrait dire le noyau de l'oeuvre de Sollers. Lorsque je lis Dostoïevski ou Proust, Camus ou Faulkner, Conrad ou Flannery O'Connor, je perçois immédiatement ce "noyau" touchant au coeur de ce qu'on peut dire l'humain. Mais s'agissant de Philipe Sollers, je m'interroge. Je ne dis pas que cette oeuvre qui se veut sans aveu, et de laquelle ne se dégage jamais la moindre émotion profonde, soit absolument sans "noyau", mais je la sens comme flottant à cet égard, ludion charmeur ou fuyant, je ne sais... SollersNabe.jpgIl y a du jeune homme éternel chez Sollers, comme chez Marc-Edouard Nabe son ennemi désormais juré, autant que chez un Dantec ennemi de Nabe ou chez un Houellebecq honni des tous. Si je compare ces vieux jeunes gens à un Dostoïevski, je me dis que tous restent quelque part des fils révoltés alors que lui est devenu "père" d'un jour à l'autre, au moment (souligne Léon Chestov) d'échapper à l'exécution capitale. Lautréamont n'en finit pas d'invoquer et de défier la Mort, comme tant de romantiques avant et après lui, sans rien "payer". Or il faut "payer", Céline l'avait bien vu, et Proust "paie" avec Le Temps retrouvé. Girard7.jpgCela qui m'amène à René Girard, dont la pensée me semble la plus belle ouverture aux réconciliations non précipitées. René Girard est le grand analyste de la posture romantique dont un Ducasse, autant que les possédés de la Russie pré-révolutionnaire, sont les parangons. Fait significatif: le mot révolutionnaire revient sans cesse, depuis ses débuts à la revue Tel Quel, sous la plume de Philippe Sollers, typique fils de bourgeois ressentimental se la jouant aujourd'hui anar de droite après avoir déclaré un jour, sur la Muraille de Chine (le témoignage est de Julia Kristeva dans Les Samouraïs) que le Président Mao ne pouvait gouverner sans la caution de la France intellectuelle. Dans Fugues toujours, Philippe Sollers affirme que la seule révolution digne de ce nom a été la française. Merci pour les millions de morts russes et chinois. Mais encore, dans un chapitre non moins gonflé intitulé Destin du français, le même "révolutionnaire" nous balance comme ça que la langue française non seulement est la plus lucide en matière de sexualité mais "le grand problème de l'Europe" dont Paris sera forcément la capitale. Sollers25.jpgLe fantastique snobisme de Philipe Sollers renvoie aux grands exemples de la littérature évoqués par René Girard, de Julien Sorel au Narrateur de Proust. Hélas, le drame de Sollers est qu'il n'est pas vraiment romancier. L'espace du roman, la temporalité autonome du roman et l'autonomie des personnages ne peuvent aboutir au dépassement du mimétisme et des rivalités destructrices. Le problème du mimétisme (dont le snobisme est un aspect), de le "montée aux extrêmes" des rivaux, des feux de l'envie cristallisés par tout le théâtre de Shakespeare, fondent les observations de René Girard dont l'essentiel se retrouve dans Mensonge romantique et vérité romanesque, livre majeur qui devrait figurer en tête de liste des lectures de tout prof de lettres ou de tout amateur de littérature. Quant à moi, je ne vois aucun des romans-de-Sollers toucher à ce que René Girard appelle la vérité romanesque. Ce sont des espèces de chroniques casanoviennes souvent passionnantes (Femmes, Passion fixe, Les voyageurs du temps ou L'éclaircie, entre autres) mais ce ne sont pas de vrais romans dont les personnages auraient chacun raison. C'est Henry James qui disait que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Dans les romans-de-Sollers, dont les femmes sont toute plus ou moins aux genoux ou sur les genoux du romancier-auteur, seul celui-ci a raison, commande et conclut. Cela ruine-t-il son mérite d'écrivain ? Nullement. Philippe Joyaux, alias Sollers, n'aura jamais fini, en somme, de poser au roi du monde dans le salon de Maman. C'est là qu'il construit occultement son Lego. Le jeune auteur surdoué d' Une certaine solitude, salué par les fées bourgeoise et révolutionnaire qu'étaient alors Mauriac et Aragon (j'avais déjà tout juste sur toute la ligne, se félicitera-t-il), croit avoir traversé le miroir en se juchant sur les ailes des poètes et des philosophes qu'il appelle les "Voyageurs du temps", tels Homère et Saint-Simon, Rimbaud et Lautréamont, Heidegger et Nietzsche. L'art de la citation et la passion de la formulation lui serviront de sésame au fil de son parcours ouvert de loin en loin à mille éclaircies, et voici Fugues se poursuivant à travers le labyrinthe de l'immense Lego construit à sa seule gloire d'enfant pourri-gâté dont l'Ego, fantastiquement surdimensionné, se délie au plaisir des mots...

     

    Philippe Sollers. Fugues. Gallimard, 1114p.

  • Le Niagara du chiqué

     

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    En février 1983, un certain JLK parlait en ces termes amènes de Femmes, le best-seller de Philippe Sollers…

     

    Quand bien même elle constitue un assommant pensum, la lecture de Femmes, le dernier livre de Philippe Sollers, qui fait ces jours quelques vagues dans le gobelet d’eau plate du parisianisme littéraire, a du moins l’intérêt d'étaler sous nos yeux un « digest » symptomatique des petites obsessions et des immenses prétention sd’une certaine « élite » intellectuelle, dont la vaine sophistication de l’expressionne cache plus du tout, en l’occurrence, la fondamentale frivolité, pour ne pas dire la chiennerie, la pourriture suressentielle.

    Coq en pâte de la littérature pseudo-révolutionnaire, Philippe Sollers assume sans discontinuer, bien qu’avec force palinodies, sa vocation profonde de fils à maman conchiant le giron natal en trissotant et fricotant « dans les velours ambigus et les violettes fanées de l’inutilité rêveuse », pour reprendre une image du salubre Dominique de Roux, lequel déculotta en son temps l’écrivain touchant à la trentaine. 

    A l’époque, l’auteur de l’illisible Nombres (1966), qui était entré en littérature avec la talentueuse bluette bourgeoise d'Une curieuse solitude, (1958) s’échinait déjà puissamment en sorte de ramener l'écriture à sa pure matérialité, au broum-broum ou au scrouitch-scrouitch d’une musique verbale toute « concrète ». Sollers fumait alors la cigarette et se prenait pour une manière de nouveau Dante sorti de la cuisse gauche du Joyce de Finnnegans Wake. Parallèlement, le pilier de la revue Tel Quel tâtait un peu du maoïsme. Puis il se mit à fumer la pipe et, comme la mode y venait, loucha vers Dieu, dont il s’entretint en compagnie du bouillant Maurice Clavel, avant que de publier l’illisible Paradis (1982).

    Sous-Céline de bidet

    En son dernier avatar, Philippe Sollers arbore un joli porte-cigarettes, se prend pour Céline en accumulant les points de suspension afin de faire passer ses inimaginables bouts de phrases et, par la voix d’un journaliste américain, pose au prophète annonciateur d’ères nouvelles, au mystique d’alcôve. 

    L’idée « géniale » qui sous-tend le courant de ce Niagara du chiqué d’un peu moins de six cents pages, c’est que « le monde appartient aux femmes, c’est-à- dire à la mort ». 

    Or, pour se libérer de la femme-mère, donc de l’ignoble femme- vie ou femme-famille, il ne reste à l’homme non encore enjupé que la vraie, l’authentique femme-baise, le trou cosmique de la grande Fusion. 

    Dans la foulée, notre prophète se voudrait également chroniqueur. D’où le déballage de ragots et autres vidures de bidets touchant aux figures en vue du parisianisme intellocrate (la mort de Barthes, le meurtre d’Althusser ou l’enlèvement de Jean-Edern Hallier), avec un mépris des individus dont l’impression répugnante qu’il donne est accentuée par la véritable dévotion que l’auteur manifeste envers lui-même.

    Philippe Sollers. Femmes. Gallimard, 1983.

    (Cet article a paru dans le quotidien La Tribune-Le Matin en date du 14 février 1983.)

     

  • Le sang de Sarajevo

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    Mitraillé sur une route de la capitale bosniaque, Jean Hatzfeld, reporter de Libération a échappé à la mort qui a fauché nombre de ses confrères et amis. En 1994, il exorcisa son traumatisme dans un livre poignant et véridique, sans trace de haine. Rencontre.

    S’il il y avait une «prime à l'humain» pour récompenser les journalistes, Jean Hatzfeld la mériterait à l'évidence. A l'opposé des rouleurs de mécaniques et autres frimeurs, ce quadra en baskets incarne l'honneur de la profession. Les lecteurs de Lïbé se rappellent, entre autres, ses reportages sur le monde rural ou la condition des homos, sa façon sensible de parler du sport ou de raconter les faits divers. 

    images-1.jpegS'il n'a rien du Rambo médiatique, ce fou de foot doublé d'un Fangio de la guimbarde allie la débrouillardise à la passion des relations humaines. D'où la qualité particulière, aussi, de ses reportages en territoires dangereux, du Liban à la Roumanie et de la guerre du Golfe aux fronts d'ex-Yougoslavie, où il a débarqué en juillet 1991 et couvert les deux conflits successifs de Croatie et de Bosnie. 

    Lui qui avoue n'avoir jamais parlé des blessés pendant «sa» guerre, parce qu'il craignait ce sort plus que tout autre, a finalement été grièvement atteint au lendemain de la visite de Mitterrand à Sarajevo, probablement par des tireurs bosniaques, ceux- là même qui, probablement aussi, l'ont relevé et chargé dans une bétaillère, lui accordant un salut in extremis. De l'humiliation et des tortures de sa blessure (une jambe quasiment arrachée),Jean Hatzfeld s'est finalement sorti. 

    De surcroît, comme pour réintégrer sa pleine intégrité, il a tiré de son traumatisme un livre qui se démarque absolument des récits de guerre ordinaires ou des reportages emphatiques style «j'y étais», pour mieux nous immerger dans «l'air de la guerre». Sans une analyse ni un chiffre à l'appui, l'auteur de ce beau livre fraternel, parfois même bouleversant, nous fait mieux comprendre les composantes essentielles du conflit en Yougoslavie dépecée. 

    6660494.jpg—  Que représente, pour vous, cette guerre maintes fois dite «absurde»? 

        

    —  En fait, il y a deux conflits bien distincts.Lorsque je suis arrivé en Yougoslavie au début de l'été 1991, après la pantalonnade en Slovénie, tout le monde jouait déjà à la guerre, mais je pensais que des négociations régleraient l'affaire après le premier clash. Puis la guerre s'est propagée comme un incendie. Au commencement, j'étais plutôt proserbe. Je savais que les Croates avaient de lourdes responsabilités, n'ayant cessé de harceler la minorité serbe pendant les années qui venaient des'écouler. Puis j'ai constaté la disproportion énorme des forces. L'autre sentiment que j'avais, c'est que la propagande serbe montait en épingle le contentieux historique de la Seconde Guerre mondiale, visant à exacerber les rancunes. Or, je ne voyais rien, sur le terrain, de la haine entre communautés qu'on observe par exemple au Moyen-Orient entre Palestiniens et Israéliens. Beaucoup de gens, en Occident, ont embrayé sur ce thème en affirmant que les belligérants n'avaient pu faire le deuil de la dernière guerre et ne cohabitaient que sous contrainte alors que tant d'entre eux étaient mariés.Vous imaginez un seul Palestinien marié à une Israélienne? Pour ma part, je suis convaincu que le plan initial des Serbes était de réunir les terresséparées de la grande Serbie, et que la propagande a suivi avec tous ses phénomènes d'autosuggestion. Sur quoi la guerre a duré parce que personne n'a empêché les Serbes d'avancer, qui en ont sans doute été les premiers surpris. Cela précisé, si tes Croates ont des responsabilités indéniables dans ce premierconflit, il en est tout autrement des Bosniaques musulmans, qui n'ont jamais maltraité les Serbes. 

     

    — Comment expliquez-vous la sauvagerie particulière decette guerre? 

     

    — On a parfois incriminé la cruauté des populations Balkaniques:c'est une fable! Si la peur est effectivement devenue 1e moteur de cette guerre, c'est à cause du plan d'homogénéisation des territoires, qui suppose des transferts de population colossaux. Conquérir une terre et soumettre sa population est relativement facile. Mais arracher des gens à leurs maisons est une autre affaire. A cela s'ajoute la difficulté de séparer des populations étroitement imbriquées. Il a donc fallu de la sauvagerie pour engendrer la peur et la fuite. D'où la terreur et les viols. Ceux-ci ont été rendus possibles, en outre, par la dégradation des mœurs au sein de l'ancienne armée fédérale, dont la hiérarchie a été remplacée par des cadres dénués de toute culture militaireclassique. 

     

    —  Les Serbes invoquent le danger d'islamisation de la Bosnie. Qu'en pensez-vous? 

     

    —  Ce qui m'a frappé en fréquentant tes Bosniaques, c'est leur laïcité, par opposition au catholicisme souvent marqué des Croates.Les jeunes, en particulier, sont complètement occidentalisés, et il n'y a aucun mouvement d'opinion massif comparable à ce qui se passe en Iran ou dans les pays arabes. S'il est vrai qu'Alija Izetbegovic a signé des textes qui prônent l'islamisation, ce n'est pas ce thème qui lui a valu d'être élu. Cela dit, on connaît l'effet des persécutions, et j'ai appris récemment qu'on observait à Sarajevo, parmi les réfugiés musulmans débarqués des zones rurales, une certaine radicalisation du discours islamique. 

     

    —  Vous sentez-vous d'un camp plus que de l'autre? 

     

    —  Je suis avec les gens. Dans une guerre civile comme celle-ci, vous pouvez passer sans cesse d'une zone à l'autre. J'ai donc vu des tas de choses pas admissibles dans les trois camps, mais il ne faut pas raconter d'histoires: les responsabilités ne se départagent pas à égalité. Quoi qu'il en soit, je crains que rien ne soit résolu pour le moment, et que la paix ne soit pas pour demain...

     

    —  Vous dites vous être attaché à cette guerre. Terrible, non?

     

    —  Au risque de paraître provocateur, je dirai même que je m'y suis trouvé bien, peut-être parce que je l'ai suivie dès le début? Mais je m'explique: il n'y a rien là d'un goût morbide. J'ai de bonnes raisons de détester la guerre, car j'y ai perdu des confrères et des amis, sans parler des milliers d'innocents sacrifiés. Cependant, j'aime être «à laguerre». Les rapports entre les gens y sont plus vrais et plus forts qu'en aucune autre circonstance. Si je retourne à Sarajevo, et c'est prévu pour bientôt, ce ne sera  pas pour participer au cirque médiatique, mais pour faire mon métier et y retrouver tes gens. 

     

    Jean Hatzfeld, L'air de la guerre. Editions de l'Olivier, 344 p.


    (Cet entretien a paru le 6 avril 1994 dans le quotidien 24 Heures)

  • Carissimo Maestro !

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    En 1983, Liliana Betti, sa « secrétaire » plus fellinienne que nature, racontait le Maestro...

     

    Federico Fellini est à la fois un artiste incomparable et un mythe vivant dont la vitalité monstrueuse, les caprices munificents, les mensonges enfantins, le charme, les obsessions, la rouerie et le cabotinage de haut vol ont alimenté toute une légende aux belles enluminures de cirque, avec le concours de son entourage. 

     

    Or, de cette constellation d’images et de fables plus ou moins fondées, au portrait de Fellini en vérité, serpente un sentier cahotique et tout en détours que les passionnés de son univers poétique suivront avec enthousiasme. Pour les y conduire, un « cicerone » au féminin : Liliana Betti, laquelle est habilitée à pareille fonction par quelque quinze ans de fréquentation quotidienne du Maestro aux titres divers de « secrétaire » (mais sans agenda), « chauffeur » (quoique Fellini ne lui cède jamais le volant) ou encore d'« assistante » — son rôle étant alors littéralement d’assister à ce qui se passe sur le plateau. Tout cela n’étant probablement rien à côté de la complicité magnétique qui unit cette jeune dame plus fellinienne que nature, et le génial auteur de  8 1/2, des Vitelloni , d' Amarcord  ou deRépétition d’orchestre …

    FELLINI E BETTI 2.jpgParce qu’il « a mis tout son être et sa propre vie en images», l’on pourrait être tenté d’affirmer que Fellini « au fond n’existe pas dutout ». Telle est du moins la conclusion, fortement empreinte de malice, àlaquelle Liliana Betti en arrive après un long voyage au pays du plus fascinantdes montreurs d’images du cinéma contemporain, quand bien même tout ce qu’ellenous dit à son propos n’évoque pas précisément l’existence d’un ectoplasme. Etpourtant s’il y a boutade, celle- ci n’est pas gratuite. 

     

    Parce qu’il est vrai que la vie de Fellini, telle qu’elle apparaît, donne l’impression d’une sorte de gargantuesque digestion où tout n’est absorbé qu’en fonction de sa transmutation poétique. Prenons l’exemple du téléphone, auquel la « secrétaire » très irrégulièrement salariée du maestro consacre un chapitre entier. Du matin à l’aube suivante, Fellini téléphone. Non du tout pour régler d’urgentes affaires, mais pour drainer toute l’énergie vitale du monde auquel il est ainsi relié, comme l’araignée à tous les points sensibles de sa toile par son fil. 

     

    « Fellini, gentil de nature, pourrait tuer pour un jeton de téléphone», nous apprend Liliana Betti. « Fellini téléphone à chaque instant : en pensant, en lisant, en mangeant et, probablement, en faisant l’amour et en dormant. » Mais aussi et surtout : « Fellini se téléphone. » 

     

    Vampire par générosité

    Fellini33.JPGIl y a du vampire chez Fellini, cela ne fait pas un pli. L’on nous dira que c’est le fait de tous les grands créateurs, plus égocentriques les uns que les autres. Mais à cela, Fellini surajoute une sorte d’exubérance féerique qui touche au merveilleux. Lorsque sa « secrétaire » lui raconte un jour quelque bourde pour se tirer d’une mauvaise situation découlant de sa négligence (un bureau qu’elle aurait dû louer pour un prochain film), loin de se fâcher, Fellini la pousse à vivre son mensonge jusqu’au bout, nonpour la mettre en faute, mais uniquement pour voir comment se développera cette intéressante fiction... 

    Et de la même façon, toutes les bizarreries de la vie, les situations impossibles, ce qu’il y a de mystérieux, d’étrange, de paranormal ou de fabuleux dans le tout- venant de la réalité, se trouve happé, englouti et longuement ruminé par Fellini. 

    Cela pourrait n’être que du pittoresque tenant à un caractère farfelu. Mais, à vrai dire, les extravagances de Fellini et celles qu’il suscite (son courrier quotidien, dont l’auteur nous livre quelques échantillons inénarrables), tout le désordre apparent de sa vie aboutit à un enouvelle harmonie que le cinéaste, sur le plateau, semble reconstituer avec uneconscience fulgurante. Ainsi, cet homme aux dehors fantasques, qui a l’air de fuir constamment toute solitude, ce névrosé dont la visite d’un hôpital psychiatrique, en compagnie de Liliana Betti, révèle soudain l’extrême vulnérabilité, ce « tombeur » présumé qu’une seule femme rassure par sa présence (Giulietta/Masina, il va sans dire), ce désinvolte et ce comédien donnant aux gens l’impression d’une perpétuelle absence, cet esprit peu rationnel et fuyant toute confrontation intellectuelle trop serrée, apparaît-il subitement, dans la mise en place de chaque élément de ses films, comme un mosaïste qui aurait vu en rêve la place de chaque petite pierre à faire scintiller, et dont les ordres tomberaient alors, dans le plus grand désordre (le film se construisant partous les bouts à la fois), pour un résultat dont nous savons la mystérieuse perfection. Ainsi de la « splendide négligence formelle d’Amarcord », selon l’expression de l’auteur de ce portrait de Fellini, qui nous apparaît comme unchef-d’œuvre...

     

    Dieu le Père et son «gang » 

    Dans un de ses essais, l’écrivain américain Gore Vidal disait à peu près que Fellini lui faisait l’effet d’un peintre cherchant à reproduire le plafond de la Sixtine sur des balles de celluloïd. Or, lisant le témoignage de Liliana Betti, nous voyons effectivement ce grand maître comme une façon de démiurge en son cercle magique.

    Le voici par exemple assistant, à Cinecittà, à la procession d’incroyables personnages dont seront sortis la Saraghina de 8 1/ 2 , la matrone au derrière lunaire incarnant la buraliste d’Amarcord ou le mage Bishma de Juliette des esprits

    « La précision, l’intuition de Fellini identifiant les personnes qui défilent devant lui sont stupéfiantes. D’un regard bref, pénétrant, presque violateur, il réussit à découvrir en chacune d’elles leur vocation la plus vraie, secrète ou passée, souvent trahie, presque jamais reconnue. » 

    Ou le voilà, au milieu de son « gang », tel Dieu le Père reprenant à zéro son aventureuse entreprise de la Genèse, à l’instant de commander aux éléments dans son mégaphone : « Du brouillard ici ! Du brouillard là ! Mais non, assez de brouillard ! En avant la mer ! 

     

    Unknown.jpeg Liliana Betti. «Fellini — un portrait ». Editions Albin Michel, 1983.

    (Cet article a paru le 6 août 1983 dans La Tribune-Dimanche)

     

  • Le bijou de la petite dame

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    En 1993, Beatrix Beck faisait merveille dans la miniature ciselée. Avec Une lilliputienne,son nouveau roman, l'auteur du fameux Léon Morin prêtre et de tant d'autres récits admirables de cristalline concentration, continuait de nous enchanter. Mémorable rencontre, avec un auteur d'exception. Beatrix Beck est décédée en novembre 2008. 

     

    C'est une petite bonne dame qui vous arrive en trottinant, l'air à la fois timide et résolu d'une souris des champs (d'ordinaire elle vit avec ses chats dans un village normand), et dont le quidam qui la croise rue des Saints-Pères ignore sans doute qu'elle compte au nombre des meilleurs écrivains de langue française. 

     

    Et qui dirait, à entendre parler Beatrix Beck tout modestement de son dernier livre,que l'auteur d'Une lilliputienne, merveilleux récit des tribulations d'une naine harmonieuse dans le redoutable monde qui est le nôtre, a derrière elle un passé rude de souffrance et de lutte, puis d'une œuvre littéraire marquée par l'économie elliptique d'un style et la ressaisie vitale de chaque nouveau livre, une vingtaine en tout du cycle de Barny (Prix Goncourt 1952 pour Léon Morin prêtre) aux nouvelles de Vulgaires vies et de «Recensement», en passant par la gracieuse Grâce, notamment.

    AVT_Beatrix-Beck_1600.jpegFille d'un écrivain belge injustement méconnu (le polémiste et poète Christian Beck) qu'elle perdit à l'âge de 2 ans, veuve d'un juif russe communiste tué à la guerre en 1940, elle-même engagée et exposée à la déportation, Beatrix Beck, avec un enfant à charge, a connu la situation de l'ouvrière, de la domestique de campagne puis de la chômeuse, dont on retrouve des traces dans son dernier livre. 

    À ce propos, elle insiste d'ailleurs sur l'ancrage réaliste d'Une lilliputienne, dont les allures de conte tendre et cruel magnifiquement ciselé ne doivent pas nous tromper. 

    «Bien des lecteurs et des critiques se figurent que ce livre est symbolique. En réalité, son origine est liée à une scène à laquelle j'ai assisté il y a des années, dans la rue, où une toute petite personne, qui avait la taille d'un enfant de 3 ans, a suscité la réaction double, et combien significative, d'une femme qu'il y avait là. D'abord ce fut «mignonne comme tout!» puis, quand la mère et la fille s'en furent allées: «Si c'est pas malheureux!» Ainsi me suis-je demandé ce que pouvait être la vie, au jour le jour, d'un tel être. De la même façon, je vous ferai remarquer qu'elle atteint le point culminant de sa vie lors d'une manifestation politique.» 

    S'il y a du «monstre» chez la lilliputienne Lia Déminadour (Beatrix Beck nous rappelle dans la foulée que les Anciens voyaient dans les monstres des êtres qui nous relient aux dieux), à la fois par son incapacité à vivre pleinement sa vie de femme (tout rapport sexuel lui est impossible) et son amoralisme zazinesque (il y a du Queneau chez Beck), la singularité profonde de ce livre tient à l'émotion qui en émane, sans trace de pitié conventionnelle pour la handicapée avérée. C'est que, loin d'en appeler à la commisération banale, Beatrix Beck se risque à confronter son personnage avec la vie réelle: le sexe, le travail, les relations ordinaires et tutti quanti. Lia paraît innocente comme un petit animal, voire perverse, àl'image d'une nymphette de Balthus, et pourtant elle s'enflamme et en bave à part entière...

    «Lia est voleuse et menteuse, mais c'est lié à son état. J'ai voulu écrire un roman picaresque. Quand j'étais enfant, j'ai lu les aventures de Lazarillo de Tormès que j'ai beaucoup aimées parce qu'il n'y a pas, là-dedans, d'hypocrisie ni de moralisme. On n'élève pas le débat, voilà! Il s'agit de manger, de vivre, de survivre, un point c'est tout.» 

    Cela étant, Lia Déminadour inspire l'amour avec intensité. D'une jeune peintre d'abord, qui la traite en «dame enfant», faisant avec elle le «presque amour» et qui l'appelle «mon genre humain». Puis d'un ouvrier d'usine fabriquant des machines à en fabriquer d'autres, dont le «sourire de pomme de terre» émeut évangéliquement Lia, conformément à la prédiction selon laquelle les derniers seront les premiers... 

    «C'est vrai que c'est une histoire d'amour. Cela me rappelle ce mot de je ne sais quel poète allemand qui disait que l'amour de la femme qu'on aime est un abrégé de l'univers, et que l'univers est une extension de la femme qu'on aime.» 

    Enfin Beatrix Beck de souligner une fois encore, avec une espèce de pudeur frottée d'honnêteté sourcilleuse, qu'elle n'aime pas qu'on «élève le débat», rappelant cette exigence qui est la sienne d'écrire des livres où chaque mot correspondrait à la chose désignée.

    «Ce que j'aime chez Lia, c'est en somme qu'elle ne se ment pas à elle-même.» 

    Telle Beatrix Beck... 

    Beatrix Beck. Une lilliputienne. Editions Grasset, 153 pages

     

  • Dans la main du géant

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    Une lecture de La Divine Comédie (32)

    Chant XXXI. Le puits des géants. Nemrod et Antée, qui dépose les voyageurs au fonds du puits. Samedi saint, 9 avril 1300 entre 3 et 4 heures de l’après-midi.

    Dans une espèce de brouillard fantastique qui n’est ni du jour ni de la nuit, la descente infernale se poursuit pour Dante et Virgile, qui entendent tout à coup le son d’un cor puissant, « si fort qu’il eût couvert le tonnerre même », aussitôt comparé au fameux olifant de Roland à Roncevaux, et qu’un géant tient en bouche avant d’accueillir les compères au bord du puits où la moitié de son corps disparaît.

    Et tout alentour, que de tours ! 

    Plus précisément : autant de géants évoquant les tours de quelque cité médiévale (une allusion en passant est d’ailleurs faite à Montericcione, non loin de Sienne, mais aujourd’hui San Gimignano ferait meilleure image), et c’est du joueur de cor qu’il va s’agir d’abord, en lequel on identifie le très illustre Nemrod, dont les premiers mots adressés aux voyageurs laissent ceux-ci baba tant ils relèvent du volapück à bribes arabo-hébraïques de consonance :« Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Rien de gratuit en cela pour autant, car ce géant-là, Nemrod donc de son nom, tout fort qu’il soit au cor, est désormais condamné à baragouiner: « Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Nemrod en effet, fils de Cham et donc petit-fils de Noé, mais également roi de Babylone et maître chasseur, est surtout l’initiateur du démentiel projet de la Tour de Babel, figure par excellence de l’humaine vanité défiant le divin orgueil. 

    Pour avoir voulu toucher le ciel au pilote monoglotte, Nemrod a fâché celui-ci et préparé la fortune future des écoles de langues. Bref, on achoppe ici à l’un des plus grands mythes erratiques (à ne pas confondre avec les mythes errants) associés aux fondements du langage et des idiomes variés, espéranto compris, que l’humour de Dante résume en une formule dont aucun dantologue ni aucun imam talmudéen ne percera jamais le sens : Raphèl mai amècche zabi almi.  Macché !

    Or passons vite sur le costaud suivant, genre bodybuilder  d’enfer, au nom d’Ephialte et au passé de fort à bras abusant des stéroïdes au point de devenir à lui seul une arme de destruction massive, désormais enchaîné pour lui apprendre à rouler les mécaniques, pour atteindre un autre géant au nom plus familier et prestigieux d’Antée, fils de Neptune et de notre mère la Terre, donc un peu notre demi-frère en plus baraqué et qui va prendre les choses en main au figuré et au propre puisque c’est au creux de sa paume, « tout doucement », que les deux poètes vont descendre dans l’abîme qui dévore Lucifer et Judas…

    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Version bilingue, traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

     

    Peinture: William Blake.

  • Grass le géant, le génie, le gêneur

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    C’est un immense écrivain et un artiste non moins talentueux qui s’est éteint hier à Lübeck en la personne de Günter Grass, à l’âge de 87 ans. Visionnaire de génie, il fut aussi un polémiste redoutable et souvent honni dans son pays. Le Prix Nobel de littérature avait consacré son œuvre en 1999.

    La vie et l’oeuvre de Günter Grass, comme celles d’un Garcia Marquez, son exact contemporain, sont indissociables des tragédies qui ont marqué le XXe siècle. C’est particulièrement évident pour Grass, né à Dantzig le 16 octobre 1927, de parents épiciers mêlant leurs origines germaniques et polonaises. Enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, le jeune Günter fut intégré de force, à 17 ans, dans une division de Waffen-SS sous l’uniforme desquels, sans avoir tiré une balle, il sera fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946. Affirmant n'avoir eu connaissance des horreurs perpétrées par le nazisme qu’à la faveur des révélations du procès de Nuremberg, le jeune homme, également éprouvé par la découverte de drames familiaux (sa mère et sa sœur ayant  été violées par des soldats de l’Armée rouge), tentera de se reconstruire avec ce qu’il dira plus tard « le poidsde la honte ». 

    Après des études d’arts plastiques, Günter Grass  aborda l’écriture avec un premier roman dont la publication, en 1959, lui valut une immédiate célébrité, bientôt mondiale. Considéré comme son chef-d’oeuvre, LeTambour fera l'objet d'une adaptation cinématographique,vingt ans plus tard, par Volker Schlöndorff. Nouveau triomphe mondial :  Palme d'or à Cannes et Oscar du meilleur film étranger à Hollywood.

    Une œuvre profuse

    Si Le Tambour, comme Cent ans de solitude dans l’œuvre deGarcia Marquez, ou La visite de laavieille dame de Friedrich Dürrenmatt, représente le noyau rabelaisien de l’œuvre de Günter Grass, celle-ci connaîtra de multiples autres percées dans les genres les plus divers. 

    Paraboles évoquant la monstruosité de l’Histoire, Le chat et la souris (1961) raconte les tribulations du jeune Mahke, orphelin enrôlé dans les Jeunesse hitlériennes et chef de meute d’une bande de Dantzig, alors que Les années de chien (1965) évoquent une lignée canine dont Prinz, l’un des descendants, est offert à un certain Adolf. À chaque fois, les thèmes de la culpabilité, de la banalisation du mal et de la responsabilité collective réapparaissent sur fond de chaos où survivent des êtres  marginaux, souvent déclassée ou vaincus. 

    Du Turbot, inspiré par une fable médiévale et raillant la prétendue suprématie  des mâles, à La Ratte, marquant le retour d’Oscar le nain à l’ère du nucléaire,  le conteur truculent se fait à la fois moraliste. 

    Mais l’oeuvre de Günter Grass est aussi une vaste chronique, souvent polémique, des année de l’après-guerre allemand, où son expérience de militant de gauche, compagnon de route de Willy Brandt (comme le raconte son Journal de l’escargot) ou, plus récemment, de pacifiste proche des altermondialistes, nourrit un constant débat contradictoire, de la guerre au Vietnam aux temps actuels marquée par la réunification, l’Allemagne d’Angela Merkel ou le sionisme d’Israël, notamment. Enfin un brassage à caractère de plus en plus autobiographique caractérise, toujours à contre-courant, le très controversé et assez brouillon Toute une histoire (1997),  le panoramique et passionnant Mon siècle (1999) ou la poignante remémoration de  Pelures d’oignon (2007), où le vieux lutteur n’en finit pas de ferrailler comme un jeune fou refusant de grandir…

     

    Un Tambour à réveiller les morts

    Plang, pling, pleng, rapatapleng : mais ça va bientôt cesser ce ramdam ? Plus de cinquante ans que ça dure ! Plus de cinquante ans que ce gnome nous tanne la peau de ses baguettes ! Pas moyen de dormir avec ça !

    On était en 1959, on avait fait le ménage en Allemagne, on avait recouvert les ruines d’une belle nappe de propreté, et voici que l’énergumène se pointe avec son Blechtrommel, comme ça se prononce, à nous fixer de ses yeux de  faïence bleue. Et voilà que, vingt ans après, le morveux saute du papier et remet ça sur l’écran : plang, pling, pleng, rapatapleng. 

    Or voici que  le temps passe et que Grass trépasse, mais Oscar n’en démord pas, qui nous fixe avec les yeux de David Bennent. Refus de grandir, et pas demain qu’on vous laissera dormir !

    Et depuis lors, Oscar n’aura pas grandi, ni Günter à ce qu’il semble avec son tapage tous azimuts  à tout casser. 

    Or est-il retombé en enfance en continuant de tout critiquer, de l’Allemagne réunifiée à la politique d’Israël ? Et ses aveux tardifs, et la honte qu’il disait éprouver de ses jeunes années : n’était-ce pas sénilité ? Preuve que tout ce qu’il avait ressassé n’était que battage de tambour ?

    Tous comme un seul alors : haro sur l’enfant demeuré, les Vertueux ont réclamé le silence. Qu’il rende donc son Nobel, hochet pas mérité ! Et qu’il nous fiche enfin la paix. Qu’il nous laisse pioncer du sommeil du Juste.

    Mais rien à faire, quitte à réveiller les morts, Oscar et David, et Günter, et Volker remettent ça : plang, pling, pleng, rapatapleng !

    (Cet article est à paraître dans l'édition de 24 Heures du 14 avril)

     

  • Lecture du monde

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    À propos de l'Atlas d'un homme inquiet de Christoph Ransmayr. LE grand livre de ce printemps. Premières notes au vol... 

     

    Evoquant la  tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui m’évoque toute la Grèce de tous les temps  sous le ciel des Cyclades : DSC_0691.JPG« À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poète anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtiètre de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    °°°   

    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule fameuse:« J’étais là, telle chosem’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de toutson long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes deSéville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissmeent nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et  c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rouge aubord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiéreux où jeme tenais caché »,  « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts »,  « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant del’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe…  

    °°°

    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de Terre de Feu  de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison, ou des tas de comparaisons et de relances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant d’autres  se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant comme aucun autre le projet d’une géopoétique traversant les temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya."

     

    Unknown-3.jpegChristoph Ransmayr. Atlas d'un homme inquiet. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 457p.

     

  • Cabu en Chine

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    Après la Russie et le Japon, Cabu avait sillonné villes et campagnes chinoises avec le journaliste Pierre-Antoine Donnet. Résultat: un passionnant reportage dessiné! Souvenir d’une bonne rencontre, 15 ans avant l’infâme attentat du 7 janvier dernier…

     

    Qu'elle fascine ou qu'elle effraie, la Chine est aujourd'hui le pôle de toutes les curiosités, qu'encourage évidemment sa politique d'ouverture et d'accueil. Après de terribles années, notamment marquées par l'atroce famine de 1958 à 1960 (qui tua quelque 30 millions de personnes) et par les dix années de terreur et de turpitudes de la Révolution culturelle (de 1966 à la mort de Mao), les réformes progressives ordonnées sous le règne de Deng Xiaoping ont permis un extraordinaire essor concrétisé, entre 1979 et 1999, par un taux de croissance moyen de 9,8% par an.

     

    «A l'échelle d'un pays de 1,2 milliard d'habitants, commente Pierre-Antoine Donnet, correspondant de l'AFP à Pékin pendant sept ans, il s'agit d'une dynamique d'une force énorme, unique au monde, que bien peu d'observateurs avaient prévu.» 

     

    Comme on le sait aussi, ce vent de libéralisme ne va pas sans énormes nuisances (construction chaotique, corruption à grande échelle, pollution monstrueuse), et la démocratisation politique n'en est qu'à ses balbutiements dans le dernier pays à maintenir un goulag où croupissent encore de 5 à 10 millions de prisonniers. 

     

    Toutes choses connues dans les grandes lignes mais qui valaient d'être racontées par le détail, comme s'y emploie Cabu dans un passionnant reportage dessiné, réalisé au fil de quatre voyages récents (de 1997 à 1999) avec la complicité précieuse (il parle à la fois japonais et chinois!) de Pierre-Antoine Donnet. 

     

    «Ce qui m'a attiré en Chine, m’explique Cabu, ce sont les gens. Avant même les paysages, parfois magnifiques, les gens m'ont attaché à la Chine et m'y ont fait revenir. J'ai trouvé les Chinois plus drôles et plus chaleureux que les Japonais, et la Chine bien moins triste que la Russie. A chaque fois que je me mettais à dessiner, dans la rue ou n'importe où, je me voyais entouré de Chinois hilares. Pour un dessinateur, le spectacle de la rue est d'ailleurs formidable: un enchevêtrement digne d'un maître à la Dubout! Puis m'a frappé la bonhomie de ce peuple. A Paris par exemple, les encombrements de vélos provoqueraient des empoignades, alors qu'il n'en est rien à Pékin. Aussi, j'ai été sensible au début de démocratisation qui s'opère dans les quartiers, avec des associations qui s'organisent et se défendent, où les femmes jouent souvent un rôle moteur.» 

     

    Le regard d'un reporter

    Si Cabu se défend de voyager «sur note de frais» pour son éditeur ou un journal («ce sont mes vacances, et j'y suis allé avec mon épouse,comme un touriste ordinaire»), il n'en ramène pas moins une matière de forte densité journalistique, alimentée autant par ses contacts sur place que par ses observations et les connaissances de Pierre-Antoine Donnet. 

     

    Tandis que celui-ci expose, posément, les données de la réalité chinoise contemporaine, Cabu «fixe» d'innombrables scènes à la fois vivantes et hautement symboliques, touchant à l'urbanisation à outrance ou au gavage du fils unique (une institution), au chômage (plus de 100 millions de sans-emploi) ou au statut comparé des SDF de Canton (derrière des grilles) ou de Hongkong (à la rue), à la valse matinale ou aux bourses de quartier. 

     

    Nullement bornés à l'anecdote, les dessins de Cabu, accompagnés de brèves notes informatives ou caustiques,valent maintes explications circonstanciées.«Avant de me pointer en Chine, j'avais pris des contacts avec des gens qui puissent m'informer, tel ce Chinois de culture française qui a participé à l'implantation des 71 succursales de Carrefour. Sur place, nous avons rencontré des journalistes et l'institution obligatoire du guide est elle aussi appréciable, qui donne la vision chinoise. L'un d'entre eux était un ancien garde rouge, et sa langue n'a pas tardé à se délier...»

     

    L'argent en cartes

    Jamais attiré lui-même par le maoïsme («je suis bel et bien un soixante-huitard, mais écolo de la première heure»), Cabu constate sans pavoiser que le seul modèle qui fonctionne actuellement en Chine est celui du libéralisme. «On peut être contre, mais il n'empêche que les Chinois reviennent de loin et que c'est un peu facile de leur reprocher de courir après le confort dans lequel nous trônons depuis longtemps. L'ennui, c'est qu'ilss vont sûrement faire toutes les erreurs que nous avons faites...» 

     

    Parallèlement aux intéressants aperçus de Pierre-Antoine Donnet sur l'emballement de l'économie et le fossé croissant séparant la société civile du pouvoir, Cabu relève, en marge d'un dessin figurant le repaire pékinois de la Nomenklatura, que 56 millions de Chinois «seulement» ont leur carte du parti. Et de conclure que «c'est le meilleur viatique pour faire des affaires», en relevant que tous les hôtels de luxe réservés aux étrangers sont dirigés par des militaires, très lancés eux aussi dans le nouveau business...

     

    Les derniers «cocos»

    Un autre dessin de Cabu, représentant deux gradés communistes dans le train de Shanghai à Qufu, renvoie à une rencontre quePierre-Antoine Donnet raconte plaisamment, relevant l'insolence de la «question qui fâche» de Cabu rapport à la démocratisation et au multipartisme, appelantcette réponse : «Dans la situation présente, ce n'est pas possible et il n'y a que le Parti communiste pour diriger la Chine. (...) Personne en Chine ne veut de cela. (...) A mon avis tout à fait personnel, je crois que la démocratie, ce n'est pas pour la Chine.»

     

    «J'ai l'impression que nous avons rencontré là les derniers cocos de Chine», s'exclame Cabu quand on lui rappelle cette rencontre. «On se fait souvent, du peuple chinois, l'image d'une fourmilière, mais je crois que c'est faux. J'ai le sentiment que la Chine a moins été touchée par le communisme que la Russie, et que les Chinois sont moins collectivistes que les Japonais»...

     

    Le commentaire d'un de ses dessins le proclame d'ailleurs au tout début de son livre: 1250 000 000 de Chinois individualistes... 

     

    Couv_47843.jpgCabu et Pierre-Antoine Donnet, Cabu en Chine.Seuil, 235p.

     

    (Cet article a paru le16 juin 2000 dans le quotidien 24 heures)

     

  • Mémoire vive (85)

     

    Copie de _DSC0007.JPG

    À La Désirade ce 1er avril. – Je me dis ce matin que je devrais tout faire en sorte de retrouver et préserver ma belle humeur. Toute forme de hargne à éviter. Question d’hygiène. Bien plutôt pratiquer l’ironie, ou l’humour pince-sans-rire à la Philippe Sollers. Par rapport à un Michel Onfray, ainsi, Philippe Muray parle de « sinistre Homais », tandis que Sollers évoque un « sympathique philosophe », suivez mon regard... 

    Audiberti2.jpgCe samedi 4 avril. – J’étais en train de m’énerver, hier, sur les pages excessivement réductrice de Cosmos consacrées au temps, et plus précisément  à ce que Michel Onfray appelle le « temps mort », lequel serait celui de la société globalement nihiliste dans laquelle nous vivons, lorsque je ne sais quel ange m’a glissé L’Opéra du monde entre les mains, dont quelques pages du Prologue m’ont immédiatement sauté aux yeux par leur extraordinaire plasticité et leur fulgurante intelligence poétique, notamment sur ce thème, précisément, du temps et, plus important encore : sur la confrontation entre science et poésie. C’était la réponse miraculeuse, bonnement inspirée, qu’appelaient les pages si péremptoirement tendancieuses  du « philosophe », qui en arrive à proférer cette ineptie selon laquelle les trois livres du monothéisme constitueraient des écrans dressés entre nous et le monde réel, autant que « la plupart des livres ». Du coup me suis-je attelé à un Dialogue schizo qui me semble, lui aussi, une réponse sensée à ces énormités… 

    Neiges de Pâques

    (Dialogue schizo)

    images.jpegSur la lecture de Cosmos de Michel Onfray. De l’inanité de la pensée binaire. La réponse du poète dans L’Opéra du monde de Jacques Audiberti.

     

    Moi l’autre : - Tu ne le trouves pas grave courageux, JLK,de persévérer dans la lecture de Cosmos ?

    Moi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados ardents, relève de la même nigauderie mégalo.

    Moi l’autre : - Je te trouve sévère ce matin. C’est la neige qui t’énerve ? 

    Moi l’un : - Pas du tout ! D’ailleurs tu te rappelles le constat du poète : « Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe »…

    Moi l’autre : - Tu cites L’opéra du monde de notre cher Audiberti…

    Moi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système.Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne…Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »

    Moi l’autre : - Tu sais L’opéra du monde par cœur ?

    Moi l’un : - Tu crois que je faisais quoi, à douze ans, à l’âge où Michel Onfray lisait la Critique de la raison pure en BD ? Je cultivais mon jardinet candide…  

    Moi l’autre : - Et la suite, puisque aussi bien Onfray parle de notre perception altérée du temps ?

    Moi l’un : - Ah oui, le temps de la campanule et du bambou ! Ses pages délicieuses sur le temps biologique redécouvert par Michel Siffre dans son gouffre. Plutôt intéressant question docu, mais Audiberti prend la tangente irrécupérable : « L’été, nous ne l’apercevons bien qu’à travers la neige. La neige, sous le manteau d’une coutume en forme de loi, nous enseigne que l’hiver cherra comme elle choit pour laisser la place à la petite varice évidente à la guibolle des baigneuses du Mourillon. Pour jouir de l’hiver dans l’hiver et de l’été dans l’été, faudrait être glaçon ou lézard. Nous, nous-qui-sont-l’homme, notre destin, les philosophes s’énervent à nous le seriner, c’est de nous « projeter » sans cesse et de nous attendre,parfois en trépignant, à une courte portée de calendrier. Ainsi n’existons-nous jamais qu’en arrière et en avant »…

    Moi l’autre : - Tout ça tombe pile-poil ! C’est génialement la réponse du poète au prof de philo qui redécouvre qu’il y a plusieurs temps et qui prétend, dans la foulée du géologue faisant l’expérience du non-temps nocturne du gouffre souterrain, découvrir un subconscient biologique reléguant le pauvre Freud à la dimension d’un sondeur de canapés…

    Moi l’un : - De là ton étonnement devant la patience de JLK ?

    Moi l’autre : - Non, je visais plutôt les énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où,après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que« nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que« notre vie, c’est souvent la mort »…

    Moi l’un : - Lieu commun qui se tient, comme Eschyle l’avait dit en revenant du bain…

    Moi l’autre : - À cela près que d'après Onfray l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste », à l’opposé du « temps nihiliste » dominant. Alors le scout de sortir son kit de survie : « Revitaliser le temps passe par un changement de notre mode de présence au monde »…

    Moi l’un : - Là encore, fameuse découverte, qui me rappelle la collection Marabout-Junior rayon « Mieux vivre »…

    Moi l’autre : - Et le pompon des constats : à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous, à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr »…

    Moi l’un : - Bien sûr ! Que n’y avons-nous pensé !

    Moi l’autre : - Je n’ai pas fini, et c’est Michel Onfray qui parle : « Le temps mort nous tue. Dans nos temps nihilistes, l’adolescent prisonnier de l’instant creux va transformer sa vie en juxtaposition d’instants creux jusqu’à ce que la mort emporte ce corps sansâme. »

    Moi l’un : - Je vois le topo : tous ces adolescents aux corps creux sans âme. Et les filles de Lady L. et JLK qui errent présentement entre le temps du Costa Rica (passé minuit à notre midi) ou Khao Lak (l’heure du tchaï des thaïs !), et le petit Maveric prisonnier de son instant nihiliste…

    Moi l’autre : - Et pourtant l’espoir brille encore grâce au plan marketing du philosophe dans le mouroir : « Seule la fidélité au passé nous permet une projection dans l’avenir… »

    Moi l’un : - Eh mais, il se contredit ! Tout à l’heure il balançait la quasi-totalité des livres-écrans aux orties…

    Moi l’autre : - Minute papillon : « Car le passé, c’est la mémoire, donc les choses apprises… »

    Moi l’un : - La poule découvre le couteau suisse multifonctions dans la cour du lycée !

    Moi l’autre : -« … le souvenir des odeurs, des couleurs, des parfums, du rythme des chansons… »

    Moi l’un : - Tagada, tagada, voilà les Dalton !

    Moi l’autre : - «… des chiffres, des lettres, des vertus, des sagesses, des leçons de choses, du nom des fleurs et des nuages, des émotions et des sensations vécues, des étoiles dans le ciel au-dessus de sa tête d’enfant et des anguilles dans la rivière de ses jeunes années, des paroles qui comptent, des habitudes, des voix aimées, des expériences acquises qui constituent autant de petite perceptions emmagasinées dans la matière neuronale : elles nous font être ce que nous sommes comme nous le sommes »…

    Moi l’un : - Ma « matière neuronale » percute ! On est là dans le summum de la phénoménologie poétique à filets pseudo-scientifiques. Quand l’hiver cherra, l’été sera, et l’ANGE pansera ses engelures…

    Moi l’autre : - Tu auras remarqué l’inscription figurant sur le bandeau publicitaire de Cosmos : Vers une sagesse sans morale…

    Moi l’un : - À moins qu’il ne s’agisse du contraire, au vu des citations moralisantes que tu nous as balancées : vers une morale sans sagesse. Mais attendons la suite de la lecture de JLK pour ne pas conclure en précipice…

    Moi l’autre : - Revenons donc plutôt à l’été de L’Opéra dumonde et à la réponse du poète au scientiste…

    Moi l’un : - De mémoire toujours, donc, hardi :« L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse préceleste »…

    Moi l’autre : On en redemande !

    Moi l’un : Donc voici pour nous lancer sur la passerelle  courant de la poésie poétique à la science scientifique telle que, mieux que Michel Onfray, Michel Serres l’a parfois décrite. La mémoire de nos enfances n’est pas tarie, de loin pas : « Certes, le soleil, encore, éclairera des groupes d’éclaireurs à couteau suisse sur le quai des gares, viveles vacances ! ». 

    Mais Audiberti fait la nique au scientiste en renversant l’ordre des préséances, où l’immémoriale incantation se révèle plus neuve ce matin que les compilations computées de poussières d’étoiles. Car « le soleil accrochera une virgule de gaieté à l’angle amer de la bouche d’un spectateur neutral ».

    Moi l’autre : - Encore ! Soyons plus précis !

    Moi l’un : « Dans l’été qui vient par les cactus de l’Arizona, le savant newtonien, polytechnique et bachelier, contraint defignoler toujours davantage son turbin de détective universel, ne peut plus feindre d’ignorer que plus il s’occupe de la matière, sans cesse mesurée et dénombrée par lui par un enfantin scrupule de sécheresse et de probité, plus il s’écarte du centre vivant du problème, dont, cependant, voici qu’il se rapproche, pour autant qu’il en vient à trifouiller une mystérieuse étoffe qui n’est plus la matière du monde, censément objective, mais celle de sa propre énergie mentale (si l’on admet que l’atome la constitue intrinséquement elle aussi ). Un jour d’été (bocks, feuillages verts, jeunes filles) le soleil, le brave vieux soleil des chevauchées et des automobiles, celui de François Pizarre, de Buffalo Bill et de Guy de Maupassant, pénétrera par les grands vasistas corbusiers d’un collegium scientifique »…

    Moi l’autre : - Envoyez la soudure  

    Moi l’un : - Le soleil donc à pleins photons : «Il flattera de sa clarté conservatrice le visage d’un chercheur post-cartésien,ultra-newtonien. Celui-ci vient d’établir la formule mathématique de la valeur expérimentale qui préside à la cohésion d’un quelconque agrégat de molécules (un corps d’homme, un platane, un caillou) ».

    Moi l’autre : - Je remarque au passage que, lorsque Michel Onfray parle de la mort de son père, celui-ci s’élève mystérieusement au-dessus du « quelconque agrégat de molécules »...

    Moi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaired’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée,cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donnerun coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toute fraîche.

    Que lit-il ?

    Benjamin11.jpgANGE.

    Ah ! C’était bien la peine ! C’était bien la peine d’avoir tenu pour obscurantistes et rétrogrades les aquinistes,les dantesques, les mallarmeux et toute la clique latine »…

    Moi l’autre : - On dirait que ton hugolien délirant vient de lire Cosmos et lui fait la nique !

    Moi l’un : - C’est mieux qu’une leçon de catéchisme hédoniste puisque l’érotisme de la langue s’y exerce sans naturisme intellectuel formaté, à bouche d’or que veux-tu. Je continue donc tellement c’est bon : « C’était bien la peine d’avoir sué des milliers de locomotives, d’avoir inventé le kilowatt, d’avoir empesté de pétrole et de broadcasting l’atmosphère des villes et des campagnes pour en arriver, au bout de cette colossale fatigue à travers les gares du Nord et les usines de Billancourt, à se trouver nez à nez avec un vocabulaire qui n’était, semblait-il que des enfants, des vieilles femmes et des décorateurs de gâteauxtrop jolis pour qu’on les mange. L’ange, le djinn et le génie, froufroutant aux grandes salles, bondissant des eaux marbrées, décousant l’écorce des platanes, s’imposent au cartésien qui n’a plus qu’à jeter ses cartes »…

    Moi l’autre : - Mais n’est-ce pas de cela justement que Michel Onfray rêve lui aussi, à sa façon ?

    Moi l’un : - Ce n’est pas exclu car le garçon n’a pas mauvais fond, juste trop engoncé dans son corps professoral, bridé comme un chapon dans les ficelles médiatiques, abusé par son hubris, sans fibre poétique réelle ni réelle folie frappadingue à la Sloterdijk. Mais là encore attendons la suite du feuilleton.  Je reviens au mystique Acrobate : « Quand l’homme se convaincra, par un beau soir de grands jardins brésiliens, que les événements s’accomplissent au-dedans de sa tête, dans le mystérieux nucléus autour de quoi voltige, avec ses logarithmes et ses générators, comme le huitième électron coronaire du baryum, et qu’il n’est toutefois pour rien dans ce qui se passe en lui, même si ce qui se passe en lui lui revient sur la figure ou sur la poitrine sous la forme de grandes gifles mortelles ou de légions d’honneur, il se couchera dans un peu de douceur et de fraîcheur encore, délaissant générators et logarithmes, pour sommeiller, les yeux ouverts, dans le parfum impérial et séminal des grands baisers d’espéranceet de nouvelle origine.

    Parce qu’enfin il pensera qu’il va mourir»...

    °°°     

    Et voilà pour ce samedi de Pâques. Quant à ce livre inestimable, abordé vingt fois mais jamais empoigné vraiment, j’ai comme l’impression qu’il va m’accompagner tous les jours, et Talent, et Dimanche m’attend, et Monorail et tout Audiberti pêle-mêle,jusqu’à la conclusion de La Vie des gens. Plus que le très incisif mais intermittent HM c’est en effet ma dynamite franco-africaine que ce grand lyrique hugolien à fusées marines et soleils irradiants. Plus que Charles-Albert aussi : plus qu’aucun autre, je crois, dans notre langue.  

    °°°

    Le mépris manifesté par Michel Onfray à l’égard des croyances et autres rites propres à la tradition chrétienne en dit bien plus sur son vide et sa vulgarité que sur tout cela qui lui échappe absolumentet par exemple, ce soir, le mystère de cette nuit, le feu de la nuit mystérieuse durant laquelle le Christ, etc. Le Feu pascal me rappelant alors certaine veillée après l’évocation mystique, par l’abbé Vincent, de l’Arbre de Jessé…

    Pano3.jpgCe 5 avril, dimanche de Pâques. – En écho à un texte évoquant les Pâques de nos enfances, et les dimanches que c’était, l’excellente Jacqueline Thévoz, sur Facebook, se désole du fait que ces dimanches-là n’auront plus jamais cours dans le monde qui est le nôtre, et j’abonde sans abonder vu que je me dis, en mon optimisme increvable, que les Pâques du cœur sont en nous et que leurs dimanches resteront à jamais inaltérables malgré les églises vides et les discours creux des sympathiques fonctionnaires de Dieu à vocation nouvelle de psychothérapeutes plus ou moins lénifiants ou de saintes et de saints, va savoir, aux dimanches de la vie…

        

    Ce lundi 6 avril. – Belle virée aujourd’hui, en compagnie de Snoopy, par les hauts de Morcles, les bains de Lavey (sans le chien) et les corniches encore enneigées de Sonchaux d’où nous assistons à un sunset orangé sur l’immensité bleutée du lac évoquant ce soir un fjord ou une mer intérieure ; et je ne cesse de me dire et de me répéter : chance que, chance que, chance que tout ça ma foi…

    °°° 

    Aymé5.JPGReprenant l’autre jour la lecture du Confort intellectuel de Marcel Aymé, je me suis dit que cela tombait bien alors que j’achoppais à la langue de MichelOnfray dont les expressions pompeuses, autant que les platitudes modulées comme autant de grave constats , ne cessent de plomber un discours d’une jobardise caractérisée.   

    Or la suite de Cosmos, ce soir, me sidère, autant par la muflerie profonde del’auteur à l’égard de tout ceux qui ne pensent pas comme lui, que par la débilité de ses considérations, ici sur Nietzsche dont il dégomme l’approche de Gilles Deleuze avant de proclamer ce que lui entend par volonté de puissance, à prendre alors comme une involontaire profession de foi de mégalomane vitaliste.

    Dans Le confort intellectuel,  Marcel Aymé fait dire à son Monsieur Lepage, prototype de l’honnête homme à la française (style ligne claire, de Stendhal à Léautaud) hostile à toute rhétorique obscure et à toute inflation verbale, qu’une certaine poésie à moulures et grands effets fumigènes  – il vise certain amphigouri des Fleurs du mal, non sans mauvaise foi – a pollué le goût français et fausse encore notre jugement actuel en la matière, au prix de ce qu’il taxe de « malhonnêteté ». Mais la magie de Baudelaire, le génie clair obscur des Fleurs du mal, la musicalité  et la plasticité de cette poésie résistent à la critique, même si celle-ci n’a pas « tout faux ». 

    En revanche, il faudrait un Flaubert pour juger de la malhonnêteté cent fois plus manifeste et pendable de la rhétorique d’un Michel Onfray, dont le Cosmos relève du Grand Sottisier…

    Ce mercredi 8 avril. – En abordant  le nouveau livre de Christoph Ransmayr que m’envoient les éditions Albin Michel, intitulé Atlas d’un homme inquiet et traduit, garantie de haute qualité, par Bernard Kreiss , tout de suite je me suis trouvé en partance pour le bout du monde, dans les creux vertigineux et sur les lames du Pacifique, direction les îles de Pâques. Ensuite j’ai titubé dans la neige plâtrant le rempart de neuf mille kilomètres de Wànli Chang Chén, quelque part entre Jinshanling et Simatai, où j’ai rencontré ce Mr Fox de Swansea qui se livre là-haut à des recherches sur les chants d’oiseaux, puis je me suis retrouvé sous l’araucaria géant surplombant la tombe ouverte du vieux Senhor Herzfeld, constatant que les graines ruisselant des hautes branches sur les amis réunis figuraient une sorte d’éternité. 

     

    ransmayr1delo_foto-20110407132218-87006400_lowres.jpgTout de suite j’ai flairé les espaces et le temps  et les gens d’un grand livre dans lequel, je le pressens, je vais faire ces jours un nouveau voyage sans pareil.

    °°° 

    Christoph Ransmayer dans Atlas d’un homme inquiet,au début de de Cueilleurs d’étoiles :« Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego. Alors qu’à l’instant même il paraissait encore très à l’aise avec son plateau chargé de boissons qu’il portait en équilibre au-dessus de l’épaule, l’homme avait trébuché sur un câble reliant la batterie d’une voiture à un télescope guidé par ordinateur. À présent il était couché dans les débris de verres, des bouteilles et des tasses constituant la commande de clients qui s’étaient subitement avisés qu’il valait mieux sortir que de rester collé au bar, ou qui attendaient déjà dehors depuis des heures, debout entre les voitures ou assis sur des chaises pliantes qu’ils avaient pris soin d’emporter, tous occupés à observer à travers les jumelles, au télescope ou à l’oeil nu le ciel crépusculaire où scintillaient les premières étoiles ».

  • À goûter chez la diva

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    En novembre1985, Teresa Berganza était de passage à Lausanne pour y interpréter le rôle-titre de Didon et Enée de Purcell, dirigé par Michel Corboz, rôle qu’elle avait tenu pour la première fois à la Scala. L’occasion de réaliser un fantasme entêtant : prendre le thé avec une diva…

     

    Il y a les voix qu’on admire, et puis il y a celles qu’on aime. Les voix qui en jettent, comme on dit trivialement, et ces autres qui nous touchent en profondeur, nous troublent ou nous émeuvent. Et nul besoin d’être spécialiste en la matière pour sentir ce qui distingue une Maria Callas de la grande époque, une Mirella Freni ou, dans le registre du Lied, une Janet Baker ou une Kathleen Ferrier de tant d’autres funambules de la vocalise. 

     

    images-6.jpegOr Teresa Berganza nous paraît, aussi, de ces voix qui ont là la fois un cœur et une âme, n’excluant d’ailleurs ni la sensualité ni la candeur ou le naturel. En toute simplicité. Le naturel et la simplicité : voici d’ailleurs les deux qualités dont l’énoncé rendra le mieux compte, en raccourci, du sentiment éprouvé à l’approche de la grande cantatrice espagnole. Tout le contraire de la star sophistiquée que pourraient laisser imaginer certains de ses portraits, ou de la Castafiore envahissante : une petite dame vive et souriante mais sans rien de mielleux, belle assurément quoique sans ostentation de coquetterie à quatre heures de l’après-midi, svelte et souple comme une trapéziste, avec un mélange de bonhomie et de passion contenue, de véhémence et d'enjouement, le tout parfaitement équilibré comme le furent, au reste, la vie et la carrière de l’artiste. 

     

    « Cet équilibre est extrêmement difficile à préserver. Mener de front une vie de femme à part entière, assumer ses responsabilités de mère et faire une carrière artistique représente beaucoup de sacrifices. Tant que mes enfants étaient petits, avec mon premier mari, pianiste lui aussi, nous sommes parvenus à concilier les deux choses. Nous nous déplacions comme des nomades, sans jamais nous séparer. Le soir, par exemple, je chantais au Metropolitan Opera, et ensuite je retrouvais mes enfants. Or ce que je gagnais suffisait tout juste à assurer nos dépenses immédiates de séjour. Et puis, à l’âge de la scolarité, cela s’est encore compliqué... » 

     

    Parée de tous les dons, selon l’expression consacrée, fêtée dès son premier récital, et sollicitée partout depuis une trentaine d’années, Teresa Berganza n’en est pas moins, en dépit de son aisance apparente, une artiste perfectionniste et ne se permettant aucune facilité, qui s’est toujours imposé la plus stricte discipline. 

     

    « Récemment encore, un critique anglais disait à peu près que je n’ai en somme aucun mérite, parce que tout m’a été donné. Mais quelle injustice ! Comme si les dispositions naturelles étaient suffisantes ! » 

     

    Si elle manifeste l’orgueil farouche de ceux qui connaissent leur propre valeur, et qui savent le prix de l’effort, Teresa Berganza est cependant débordante de gratitude envers ceux qui ont guidé ses pas, à commencer par son père. 

     

    « A la maison, la musique a toujours été présente. Mozart et Puccini de préférence. Mon père, qui était très artiste, amoureux de musique et poète, m’emmenait tous les dimanches aux concerts d’une harmonie locale, qui jouait tantôt des airspopulaires et tantôt de la musique classique. En chemin, j’avais alors droit al’évocation merveilleuse des œuvres que nous allions entendre, que mon père transfigurait littéralement en me les racontant, avec une fantaisie et unecapacité d’invention qui ont contribué pour beaucoup à me sensibiliser à la magie de la musique. Ensuite, après le concert, il me faisait retrouver de mémoire, au piano, les thèmes de chaque instrument. Et puis c’est lui aussi qui m’a appris le solfège. Avec une sévérité que ma mère s’efforçait tant soit peu de fléchir. Mais ce fut, en somme, une bonne première école... » 

     

    maria-callas-a-paris_d_1_jpg_720x405_crop_upscale_q95.jpgEt c’est avec la même ferveur que Teresa Berganza parle de sa première rencontre avec la Callas, aux Etats-Unis où, toute jeune encore, elle chantait dans la Médée de Cherubini aux côtés de sa très célèbre aînée. 

     

    « Maria Callas m’a énormément apporté. Elle m’a prise sous sa protection comme unepetite sœur. Elle m’a beaucoup appris, et particulièrement en ce qui concerne l’expression dramatique a l’opéra. Elle fut d’ailleurs la première a jouer vraiment, en grande tragédienne, alors que l’art lyrique était jusque-là si statique et si peu théâtral. Aujourd’hui plus que jamais, je reste convaincue que l’opéra est une forme de théâtre, et que le chanteur doit être comédien aussi. Quant à Maria, elle était, à l’époque où nous nous sommes rencontrées, au faîte de son art. Par la suite, lorsqu’elle a eu toutes ses difficultés personnelles qui ont, je crois, joué un rôle décisif dans son déclin artistique, j’ai souvent regretté, et je me suis reproché même, de ne pouvoir être auprès d’elle et de la soutenir à mon tour. » 

     

    Le temps de ce goûter sans une once de guindage mondain, nous aurons parlé d’un peu tout. Et des enfants d’abord, comme nous venions d’apprendre à la diva qu’une petite Julie nous était née quelques jours plus tôt : « Je vous envie ! La naissance d’un enfant est le plus grand événement qu’on puisse vivre. Pour moi, je n’en ai jamais vécu de plus beau, pas même les quelques vrais instants de grâce qu’il m’a été donné de connaître par la musique en quelque vingt-huit ans de carrière. » 

     

    Et Teresa Berganza de se rappeler le soir où, ayant fait amener sa fille de 3 ans à l’opéra où elle chantait La Cenerentola, l’enfant se mit à pousser des cris de terreuret de protestation lorsque Cendrillon, sur scène, se fait quelque peumolester... ou de se remémorer sa peine à dissimuler le bombement de son fils à naître tandis que, dans la scène pathétique de la mort de Didon, elle était censée s’effondrer de tout son long sur une rampe dangereusement inclinée et la tête en bas ! 

     

    Ou bien encore, toujours à propos de Didon et Enée, qu’on présentait en langue italienne à la Scala de Milan, cet autre souvenir de l’ultime fameux lamento («Remember me ») lui échappant soudain, à la première, dans la version anglaise à la stupéfaction du maestro. « Je tiens beaucoup à ce personnage si bouleversant.Ce que je regrette seulement, c’est que cet opéra soit si court... Mais Purcell incarne à mes yeux la musique dans ce qu’elle a de plus pur. Et puis, je me réjouis de travailler enfin avec Michel Corboz, que j’admire depuis longtemps.» 

     

    Nous avons parlé de son divorce, consommé à une époque où cela ne se faisait guère en Espagne. « Nous devions être le dixième couple à l’oser. Cela m’a beaucoup coûté, car je crois très fort au couple. Mais c’est finalement en chantant Carmen que j’ai trouvé la force de dire, à mon tour, que je n’aimais plus. »

     

    big_13558578_0_360-488.jpgEntière dans ses élans, Teresa Berganza l’est tout autant dans ses rejets. Ainsi parle-t-elle du tournage du Don Juan de Mozart au cinéma, par Joseph Losey et la Gaumont, sans aménité pour la piètre organisation de celle-ci et en riant, un peu de celui-là. Le brave cinéaste n’entendait-il pas lui faire chanter l’air du « Vorrei, non vorrei » en fixant successivement le lit (« vorrei ») et un crucifix accroché au mur (« non vorrei ») en sorte de bien souligner la contrainte morale que signifie la religion...

     

    « C’était inimaginable, n’est-ce pas, et vous pensez si je lui ai obéi ! » 

     

    161556668.jpgEnfin nous avons donné dans la fiction surréaliste: du moment que le soussigné venait de réaliser son rêve secret de rencontrer une diva selon son cœur, Teresa Berganza s’imagina ministre de l'éducation familiale. Pour édicter, aussitôt, l’ordre exécutoire d’initier les enfants à la musique. Avec tout plein de Vivaldi au programme !

     

    « N’est-ce pas la musique la plus réjouissante, pour un enfant !? »

     

    (Cet entretien a paru dans l'édition dominicale de  La Tribune-Le Matin en date du 10 novembre 1985.)

  • L'angoisse de Rachid

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    En octobre 1993, l’écrivain algérien Rachid Mimouni exprimait sa crainte d'être assassiné parmi les siens. Plus de vingt ans après notre rencontre à Paris, ses propos ont une charge tragique redoublée... L'écrivain est mort à Paris en février 1995 d'une hépatite aiguë. Qui a dit que l'Histoire se répétait ?

     

    L’un des plus grands écrivains algériens est aujourd'hui un condamné à mort virtuel. Romancier puissant, passionnément engagé à défendre l'honneur de sa tribu — donc à en fustiger aussi ce qui la déshonore — économiste enseignant à l'Université d'Alger jusqu'à sa démission récente, figure de proue de l'intelligentsia algérienne non alignée, Rachid Mimouni a publié l’an dernier un essai virulent sur la falsification du message coranique par les fanatiques musulmans: De la barbarie en général et de l'intégrisme en particulier. En outre, son dernier roman, La malédiction évoque (notamment) l'invasion de l'hôpital d'Alger par les barbus intégristes, en été 1991, préfigurant les méthodes d'un Etat islamique. Autant de motifs suffisant à désigner cet esprit libre à la vindicte des fanatiques,qui n'en demandent d'ailleurs pas tant. Après l'assassinat d'une quinzaine d'intellectuels algériens, dont plusieurs de ses amis, Rachid Mimouni s'obstine à vivre en plein quartier populaire d'Alger, à la merci des tueurs, mais c'est lors d'un récent passage à Paris que nous l'avons interrogé.

     

    —  Quelle vie menez-vous aujourd'hui?

     

    —  La situation des intellectuels algériens a beaucoup changé depuis le moment où un ensemble de réseaux terroristes a décidé de les abattre l'un après l'autre. Il en résulte une véritable psychose, liée au fait qu'on ne sait pas quelle sera la prochaine cible. Cette angoisse s'accroît du fait que votre entourage vit la même hantise. Mon fils se réveille souvent au milieu de la nuit parce qu'il rêve qu'on m'assassine.

     

    —  L'affaire Rushdie a-t-elle servi d'exemple au FIS

     

    —  Les enjeux n'ont rien de commun. Rushdie a été condamné à mort pour avoir écrit Les versets sataniques. Tandis que les intellectuels algériens sont abattus parce qu'ils défendent, pacifiquement, unprojet de société démocratique et moderne en contradiction absolue avec un Etat islamique.

     

    —  Excluez-vous l'exil? 

     

    —  Il y a déjà plusieurs dizaines d'intellectuels de renom qui ont dû se réfugier à l'étranger ou se cacher. Mais, si tous s'en allaient, ça serait un drame. Au reste, je ne serais pas forcément en sûreté où que je me trouve. 

     

    —  Savez-vous quel groupe particulier vous menace?  

      

    —  Cequi fait toute la difficulté de la situation algérienne, c'est que les terroristes ne sont pas coordonnés. Chaque faction définit sa propre stratégie. Comme les assassinats ne sont pas revendiqués, on ne sait jamais qui a commis le meurtre, sauf rares cas. 

     

    —  Comment avez-vous appris que votre nom figurait sur la liste des condamnés en puissance? 

     

    —  Je l'ai appris à mots couverts par des amis qui vont à la mosquée, et par desmembres des services de sécurité algériens. 

     

    —  Dans quelle mesure pouvez-vous vous protéger? 

     

    —  C'est très problématique, dans la mesure où ces réseaux s'attaquent à n'importe qui. Les intellectuels francophones sont visés en priorité, mais, le but des intégristes étant de régner par la terreur, ils ne cessent de varier leurs cibles. Personne n'est à l'abri. La situation est d'autant plus délicate que nous vivons, pour la plupart, dans des quartiers populaires. 

      

    —  Comment le pouvoir réagit-il à cesattentats?   

     

    —  Très mollement. D'une certaine manière, cela doit bien l'arranger, dans la mesure où nous n'avons cessé de le critiquer. Le jour de l'enterrement de mon ami Tahar Djaout, écrivain important, la télévision lui a consacré dix secondes...

      

    —  Et dans les journaux? 

     

    — Dans les journaux indépendants, la réaction à l'assassinat de Tahar Djaout a été formidable. Mais ailleurs... 

     

    —   L'un des thèmes de La malédiction est la haine fanatique opposant deux frères. L'avez-vous subie vous-même?

      

    —  Il se trouve que mon propre beau-frère est un intégriste pur et dur, et sans doute me liquiderait- il sans état d'âme si cela lui était ordonné. Ma propre mère aussi soutient les islamistes.

      

    —   Le passé, et notamment la guerre, joue un rôle important dans votre livre. Pourquoi cela? 

     

    —   Les drames que nous vivons actuellement ont leurs racines dans le passé. Il y a eu des conflits entre hommes, des rivalités qui ont continué de déterminer la conduite des dirigeants après l'indépendance.On ne comprend rien à la situation présente sans se référer à ces vieuxrèglements de comptes.

     

    —   Quels rapports entretenez- vous avec l'islam?

       

    —  Je suis musulman, et convaincu que l'intégrisme est une falsification de l'islam.Il m'arrive très souvent, avec mes enfants, de constater qu'on leur enseigne des versets tronqués du Coran. C'est en soi une hérésie: le texte sacré ne peut être trafiqué. Or nous avons 46% d'analphabètes. Il suffit de leur asséner des versets sortis de leur contexte pour les manipuler. Prenez le cas du Djihad. On le tient, en Occident, pour une incitation à la lutte contre les non-musulmans. Effectivement, il y a un verset qui dit que le Djihad est permis. Mais les intégristes ne lisent jamais la suite concernant ce même Djihad qui dit: «Vous n'agresserez pas celui qui ne vous a pas agressé, vous épargnerez les femmes et les enfants». En fait, le Djihad, replacé dans son contexte coranique, est un droit à l'autodéfense. Historiquement, cela se comprend très bien car,à l'époque, les musulmans qui avaient dû quitter La Mecque pour Médine étaient sans cesse agressés par les Mecquois, qui levaient des armées pour les attaquer. 

     

    —  Comment voyez-vous l'évolution de la situation? 

     

    —   Il y a deux schémas possibles. Ou il seproduit en Algérie des changements radicaux en termes de direction politique. À ce moment, une nouvelle dynamique pourrait être relancée. Ou nous continuons toujours avec les mêmes. Il y aura donc de plus en plus de déçus qui trouveront refuge dans le mouvement intégriste. Alors ce sera la voie ouverte à unecatastrophe à l'iranienne. 

     

    —  Voyez-vous des hommes nouveaux à même d'apparaître? 

     

    —  Les hommes nouveaux se voient rarement à l'avance. Qui aurait pu penser que ce serait le général de Gaulle qui incarnerait la Résistance?  

     

    —  Attendiez-vous quelque chose des chefs historiques revenus en Algérie avant les élections?

     

    —  J'attendais beaucoup d'un Aït Ahmed, dont j'admire l'intelligence et le sens politique. Hélas! j'ai deux reproches à lui adresser. Le premier est de ne pas être revenu au pays comme un sage, qui aurait pu jouer un rôle décisif en temps utile, mais en chef de parti. Le second est d'être reparti en Suisse. Et je fais les mêmes reproches à Ben Bella. 

     

    —  Quel est le sentiment qui domine aujourd'hui au sein de la société algérienne? 

     

    —   Il y a une grande lassitude par rapport aux gens du pouvoir, qui ne sont plus crédibles. A cela s'ajoute désormais la peur. Les Algériens n'ont plus même le cœur à travailler sous cette chape de plus en plus lourde...

     

  • Neiges de Pâques

     

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    (Dialogue schizo)

     

    Sur la lecture de Cosmos de Michel Onfray. De l’inanité de la pensée binaire. La réponse du poète dans L’Opéra du monde de Jacques Audiberti.

     

    Moi l’autre : - Tu ne le trouves pas grave courageux, JLK, de persévérer dans la lecture de Cosmos ?

     

    thumb_Jean-Louis.Kuffer©Ph_23575F.2.jpgMoi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados, relève de la même nigauderie mégalo. 

    Moi l’autre : - Je te trouve sévère ce matin. C’est la neige qui t’énerve ?

    Moi l’un : - Pas du tout ! D’ailleurs tu te rappelles le constat du poète : « Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe »…

    Moi l’autre : - Tu cites L’opéra du monde de notre cher Audiberti…

    Unknown-2.jpegMoi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système. Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne… Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »

    Moi l’autre : - Tu sais L’opéra du monde par cœur ?

    Moi l’un : - Tu crois que je faisais quoi, à douze ans, à l’âge où Michel Onfray lisait la Critique de la raison pure en BD ? Je cultivais mon jardinet candide…  

    Moi l’autre : - Et la suite, puisque aussi bien Onfray parle de notre perception altérée du temps ?

    Moi l’un : - Ah oui, le temps de la campanule et du bambou ! Ses pages délicieuse sur le temps biologique redécouvert par Michel Siffre dans son gouffre. Plutôt intéressant question docu, mais Audiberti prend la tangente irrécupérable : « L’été, nous ne l’apercevons bien qu’à travers la neige. La neige, sous le manteau d’une coutume en forme de loi, nous enseigne que l’hiver cherra comme elle choit pour laisser la place à la petite varice évidente à la guibolle des baigneuses du Mourillon. Pour jouir de l’hiver dans l’hiver et de l’été dans l’été, faudrait être glaçon ou lézard. Nous, nous-qui-sont-l’homme, notre destin, les philosophes s’énervent à nous le seriner, c’est de nous « projeter » sans cesse et de nous attendre, parfois en trépignant, à une courte portée de calendrier. Ainsi n’existons-nous jamais qu’en arrière et en avant »…

    Moi l’autre : - Tout ça tombe pile-poil ! C’est génialement la réponse du poète au prof de philo qui redécouvre qu’il y a plusieurs temps et qui prétend, dans la foulée du géologue faisant l’expérience du non-temps nocturne du gouffre souterrain, découvrir un subconscient biologique reléguant le pauvre Freud à la dimension d’un sondeur de canapés…

    Moi l’un : - De là ton étonnement devant la patience de JLK ? 

    images.jpegMoi l’autre : - Non, je visais plutôtles énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où, après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que « nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que « notre vie, c’est souvent la mort »… 

    Moi l’un : - Lieu commun qui se tient, comme Eschyle l’avait dit en revenant du bain…

    Moi l’autre : - À cela prêt que d'après Onfray l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste », à l’opposé du « temps nihiliste » dominant. Alors le scout de sortir son kit de survie : « Revitaliser le temps passe par un changement de notre mode de présence au monde »…

    Moi l’un : - Là encore, fameuse découverte, qui me rappelle la collection Marabout-Junior rayon « Mieux vivre »…

    Moi l’autre : - Et le pompon des constats : à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous, à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr »…

    Moi l’un : - Bien sûr ! Que n’y avons-nous pensé ! 

    Moi l’autre : - Je n’ai pas fini, et c’est Michel Onfray qui parle : « Le temps mort nous tue. Dans nos temps nihilistes, l’adolescent prisonnier de l’instant creux va transformer savie en juxtaposition d’instants creux jusqu’à ce que la mort emporte ce corpssans âme. »

     

    Moi l’un : - Je vois le topo :tous ces adolescents aux corps creux sans âme. Et les filles de Lady L. et JLK qui errent présentement entre le temps du Costa Rica (passé minuit à notre midi) ou Khao Lak (l’heure du tchaï des thaïs !), et le petit Maveric prisonnier de son instant nihiliste…

     

    Moi l’autre : - Et pourtant l’espoir brille encore grâce au plan marketing du philosophe dans le mouroir :« Seule la fidélité au passé nous permet une projection dansl’avenir… » 

    Moi l’un : - Eh mais, il se contredit ! Tout à l’heure il balançait la quasi-totalité des livres-écrans aux orties…

    Moi l’autre : -Minute papillon : « Car le passé, c’est la mémoire, donc les choses apprises… » 

    Moi l’un : - La poule découvre lecouteau suisse multifonctions dans la cour du lycée !

    Moi l’autre : -« … le souvenir des odeurs, des couleurs, des parfums, du rythme des chansons… »

    Moi l’un : - Tagada, tagada, voilà les Dalton !

    Moi l’autre : - « des chiffres, des lettres, des vertus, des sagesses, des leçons de choses, du nom des fleurs et des nuages, des émotions et des sensations vécues, des étoiles dans le ciel au-dessus de sa tête d’enfant et des anguilles dans la rivière des ses jeunes années, des paroles qui comptent, des habitudes, des voix aimées, des expériences acquises qui constituent autant de petite perceptions emmagasinées dans la matière neuronale : elles nous font être ce que nous sommes comme nous le sommes »…

    Moi l’un : - Ma « matière neuronale » percute ! On est là dans le summum de la phénoménologie poétique à filets scientifiques. Quand l’hiver cherra, l’été sera, et l’ANGE pansera ses engelures… 

    Moi l’autre : - Tu auras remarqué l’inscription figurant sur le bandeau publicitaire de Cosmos : Vers une sagesse sans morale…

    Moi l’un : - À moins qu’il ne s’agisse du contraire, au vu des citations moralisantes que tu nous as balancées : vers une morale sans sagesse. Mais attendons la suite de la lecture de JLK pour ne pas conclure en précipice…

    Moi l’autre : - Revenons donc plutôt à l’été de L’Opéra du monde et à la réponse du poète au scientiste…

    Moi l’un : - De mémoire toujours, donc, hardi : « L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse préceleste »…

    Moi l’autre : On en redemande !

    Moi l’un : Donc voici pour nous lancer sur la passerelle  courant de la poésie poétique à la science scientifique telle que, mieux que Michel Onfray, Michel Serres l’a parfois décrite. La mémoire de nos enfances n’est pas tarie,de loin pas : « Certes, le soleil, encore, éclairera des groupes d’éclaireurs à couteau suisse sur le quai des gares, vive lesvacances ! ». Mais Audiberti fait la nique au scientiste en renversant l’ordre des préséances, où l’immémoriale incantation se révèle plus neuve ce matin que les compilations computées de poussières d’étoiles. Car« le soleil accrochera une virgule de gaieté à l’angle amer de la bouche d’un spectateur neutral ». 

    Moi l’autre : - Encore ! Soyons plus précis !

    Moi l’un : - « Dans l’été qui vient par les cactus de l’Arizona, le savant newtonien, polytechnique et bachelier, contraint de fignoler toujours davantage son turbin de détective universel, ne peut plus feindre d’ignorer que plus il s’occupe de la matière, sans cesse mesurée et dénombrée par lui par un enfantin scrupule de sécheresse et de probité, plus il s’écarte du centre vivant du problème, dont,cependant,voici qu’il se rapproche, pour autant qu’il en vient à trifouiller une mystlrieuse étoffe qui n’est plus la matière du monde, censément objective,mais celle de sa propre énergie mentale (si l’on admet que l’atome la constitue intrinséquement elle aussi ). Un jour d’été (bocks, feuillages verts, jeunes filles) le soleil, le brave vieux soleil des chevauchées et des automobiles, celui de François Pizarre, de Buffalo Bill etde Guy de Maupassant, pénétrera par les grands vasistas corbusiers d’un collegium scientifique »…

    Moi l’autre : - Envoyez la soudure !

    Moi l’un : - Le soleil donc à pleins photons : «Il flattera de sa clarté conservatrice le visage d’un chercheur post-cartésien, ultra-newtonien. Celui-ci vient d’établir la formule mathématique de la valeur expérimentale qui préside à la cohésion d’un quelconque agrégat de molécules (un corps d’homme, un platane, uncaillou) ».

     

    Moi l’autre : - Je remarque au passage que, lorsque Michel Onfray parle de la mort de son père, celui-ci s’élève mystérieusement au-dessus du « quelconque agrégat de molécules »...

    Ange.jpgMoi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaire d’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée, cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donner un coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toutefraîche.

    Quelit-il ?

    ANGE.

    Ah ! C’était bien la peine ! C’était bien la peine d’avoir tenu pour obscurantistes et trétrogrades les aquinistes, les dantesques, les mallarmeux et toute la clique latine »…

    Moi l’autre : - On dirait que ton hugolien délirant vient de lire Cosmos et lui fait la nique ! 

    Moi l’un : - C’est mieux qu’une leçon de catéchisme hédoniste puisque l’érotisme de la langue s’y exerce sans naturisme intellectuel formaté, à bouche d’or que veux-tu. Je continue donc tellement c’est bon : « C’était bien la peine d’avoir sué desmilliers de locomotives, d’avoir inventé le kilowatt, d’avoir empesté de pétrole et de broadcasting l’atmosphère des villes et des campagnes pour en arriver, au bout de cette colossale fatigue à travers les gares du Nord et les usines de Billancourt, à se trouver nez à nez avec un vocabulaire qui n’était, semblait-il que des enfants, des vieilles femmes et des décorateurs de gâteaux trop jolis pour qu’on les mange. L’ange, le djinn et le génie, froufroutant aux grandes salles, bondissant des eaux marbrées, décousant l’écorce des platanes, s’imposent au cartésien qui n’a plus qu’à jeter ses cartes »…

    Moi l’autre : - Mais n’est-ce pas de cela justement que Michel Onfray rêve lui aussi, à sa façon ?

    Moi l’un : - Ce n’est pas exclu car le garçon n’a pas mauvais fond, juste trop engoncé dans son corps professoral, bridé comme un chapon dans les ficelles médiatiques, abusé par son hubris, sans fibre poétique réelle ni réelle folie frappadingue à la Sloterdijk. Mais là encore attendons la suite du feuilleton.  Je reviens au mystique Acrobate : « Quand l’homme se convaincra, par un beau soir de grands jardins brésiliens, que les événements s’accomplissent au-dedans de sa tête, dans le mystérieux nucléus autour de quoi voltige, avec ses logarithmes et ses générators, comme le huitième électron coronaire du baryum, et qu’il n’est toutefois pour rien dans ce qui se passe en lui, même si ce qui se passe en lui lui revient sur la figure ou sur la poitrine sous la forme de grandes gifles mortelles ou de légions d’honneur, il se couchera dans un peu de douceur et de fraîcheur encore, délaissant générators et logarithmes, pour sommeiller, les yeux ouverts, dans le parfum impérial et séminal des grands baisers d’espérance et de nouvelle origine.

    Parce qu’enfin il pensera qu’il va mourir»...

    Michel Onfray. Cosmos. Flammarion, 565p. 

    JacquesAudiberti. L’Opéra du monde. Grasset, les Cahiers rouges, 335p.

  • Crucifixions de Dürrenmatt

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    Remarques personnelles sur le motif.

    Dans une série de notes sur le processus de son travail pictural, Friedrich Dürrenmatt explique que, par rapport à ses œuvres littéraires, ses dessins ne constituent pas un « travail annexe » mais les « champs de bataille » où se jouent, par le trait ou la couleur, ses combats, ses expériences et ses défaites d’écrivain.
    Ses propos concernant ses Crucifixions sont particulièrement éclairants en termes de pensée dramaturgique.
    « Dans mes Crucifixions je me suis posé la question dramaturgique: comment puis-je représenter aujourd’hui une crucifixion ? La croix est devenue un symbole, on peut s’en servir aussi bien comme d’un bijou d’ornement, par exemple entre les seins d’une femme. La pensée que la croix fut un jour un instrument de torture s’est perdue.
    Dans ma première Crucifixion, j’essaie, par la danse autour de la croix, de la retransformer en croix, d’en faire l’objet de scandale qu’elle représenta jadis. Dans la deuxième Crucifixion, la croix est remplacée par un instrument de torture encore plus atroce, la roue, et d’autre part ce n’est pas un homme qui est ainsi roué, mais plusieurs ; un seul personnage est crucifié, c’est une femme décapitée et enceinte; un bébé pend de son ventre ouvert. Des rats trottinent autour des échafauds, Dans la troisième Crucifixion, c’est un gros Juif qui est crucifié, ses bras sont taillés à la hache, il est pris d’assaut par les rats. Ces planches ne sont pas nées d’un « goût pour l’horrible » : d’innombrabes humains sont morts d’une manière incomparablement plus horrible que Jésus de Nazareth. Ce qui devrait être notre scandale, ce n’est pas le Dieu crucifié, mais l’homme crucifié. Car la mort – si horrible soit-elle – ne peut jamais être aussi affreuse pour un Dieu que pour un homme. Le Dieu, lui, s’en relèvera… »
    Extrait de Dürrenmatt dessine, pp. 11-12. Editions Buchet-Chastel, 2007.
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    Crucifixion I (Encre, 1939 ou 1942); Crucifixion II (Encre, 1975); Crucifixion III (Encre, 1976) 

     

  • Cosmos au notoscope

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    ONFRAY Michel. Cosmos. Flammarion, 565p.

     

    -      En sous-titre:  une anthologie matérialiste.

    -      Premiertome d'une trilogie intitulé Brève encyclopédie du monde.

    -      Ce premier tome propose une "philosophie de l'histoire".

     

    -      Préface. La mort. Le cosmos nous réunira.

    -      Evoque la mort de son père "dans ses bras".

    -      Né quand son père avait 38 ans.

    -      Donc pas un "père copain".

    -      Un paysan qui vivait au temps de Virgile.

    -      Fils lui-même d'un "père Onfray" qui incarnait la "parole autorisée".

    -      Quant au père de Michel, il parle peu.

    -      Lui apprend "ce que parler veut dire".

    -      Son père entretient, avec la vie, un rapport à la fois païen (paysan) et chrétien de coeur.

    -      Ne l'a jamais vu communier.

    -      Pratique un christianisme de pardon, de bienveillance et de paix, d'indulgence et debonté.

    -      Le christianisme de Jésus et non de Paul.

    -      Connaît parfaitement l'alphabet de la nature.

    -      Raconte le ciel à sonfils.

    -      "Le ciel étoilé offre une leçon de sagesse à qui sait le regarder: s'y perdre, c'est se trouver".

    -      Michel, lui, est très volubile.

    -      "Il n'avait rien, donc il possédait tout".

    -      Son père ne lit pas,n'écoute pas de musique, mais lorsque son fils lui demande où il irait s'il avait unbillet d'avion il lui répond: au pôle nord.

    -      Où son fils l'emmène aussi bienpour ses 80 ans.

    -      Mais "le Nord avait perdu le nord", et le père est un peu déçu par ce que c'est devenu.

    -      Sauf qu'il y rencontre un vieil Inuit, mi-chamane mi-pasteur, qui lui raconte ce que sa vie fut et ce qu'elle est devenue.

    -      Symbole du désastre; ces chiens empalés par les Américains après la déportation des Inuits, pour les dissuader de revenir.

    -      Puis Michel raconte la mort de son père.,un jour de l'Avent.

    -      Et conclut: "Mon père m'a transmis un héritage. Il m'invitait à la rectitude contre les chemins de traverse, à la droiture contre le zigzag, aux leçons de la nature contre les errances de la culture, à la vie debout, à la parole pleine, à la richesse d'une sagesse vécue.

    -      Et cela de très bien: "Il me donnait une force sans nom, une force qui oblige et qui n'autorise pas". (p.21)

    -       

    -       Introduction- une ontologie matérialiste.

    -      Présente Cosmos comme son premier livre,

    -      Il lui a fallu faire son deuil.

    -      Evoque ce que disent les philosophes à ce sujet, d'Epicure à Nietzsche.

    -      Mais la mort est toujours vécue de façon unique, et nul réconfort dans la parole selon laquelle "philosopher c'est apprendre à mourir".

    -      Cite en outre les 500 pages de Jankélévitch sur le sujet, dont aucune réponse n'est à tirer.

    -      Puis envisage la mort de son père sous l'aspect de l'héritage, précisément.

    -      "Transformer une catastrophe en fidélité, voilà ce que propose Cosmos.

    -       

    -       Première partie.

    -       LeTemps - une forme a priori du vivant.

    -      Présente les chapitres à venir.

    -      DansLes Formes liquides du temps, se propose de partir à la recherche du temps perdu depuis 1921, date de naissance de son père, à travers les millésimes d'un champagne.

    -      Invoque alors Bergson et Proust, les synesthésies et les correspondances chères aux poètes.

    -      Invoque aussi l'"intuition de l'instant" selon Bachelard, et cite la "poétique du grenier" ou "le parfum dominical d'un rôti", équivalents de la madeleine de Proust.

    -      Ensuite il va célébrer Les géorgiques de l'âme, en hommage à la terre, la "civilisation" des Tziganes et la culture des jardins.

    -      Parle du jardin comme l'a fait Sollers, comme lieu de convergence de la nature et de la culture.

    -       

    -      1.Les formes liquides du temps

    -      Le temps perçu comme "vitesse de la matière".

    -      Là encore les philosophes ont glosé à n'en plus finir, mais lui voudrait parler d'un temps personnel.

    -      D'où son idée de viser une date précise: celle de l'années de lanaissance de son paternel, 1921.

    -      "J'avais envie de partir à la recherche du temps non pas de façon conceptuelle, nouménale, mais sur le mode nominaliste. Je voulais un temps perdu, et non le temps perdu. Je n'avais pas encore vu mourir ma compagne, sinon j'aurais probablement eu envie de retrouver un temps qui aurait été le nôtre, ici ou là, dans des espaces vécus, dans des lieux arpentés, dans des durées taillées dans le marbre de deux mémoires devenues une".

    -      Au lieu de cela, il part donc de 1921, dont il détaille les événements survenus cette année-là,où il voit une bascule entre deux mondes. (p.36)

    -      Très bien tout cela: naturel et lesté d'émotion vraie.

    -      Evoque ensuite une visite en Champagne, au début2012, avant la mort de sa compagne.

    -      Parle de sa découverte du domaine de Dom Pérignon, et de sa rencontre du maître des lieux,Richard Geoffrey.

    -      Rappelle son livre sur La raison gourmande, dans lequel il parlait des "communautés de principes".

    -      Qu'il trouve par exemple, au XVIIE-XVIIIe, entre Watteau et Vivaldi ou Dom Pérignon, "artistes de la joie".

    -      Le13 décembre, après la mort de son père, MO se rend en Campagne où des amis connaiseurs lui ont préparé une dégustation"biographique", suivant les dates de sa vie et de sa carrière, en remontant le temps, de 1959 à l'année de naissance de son père.

    -      Suivent des pages détaillées sur cette dégustation.

    -      "Le présent de la dégustation fonctionne comme un exercice spirituel".

    -      Mouais.

    -      "Le vin est la preuve de l'existence du corps".

    -      Et c'est parti pour des pages où l'on célèbre les millésimes les yeux au ciel.

    -      Pages rasantes à mon goût...

    -       

    -      2.Les géorgiques de l'âme

    -      "Plus je lis, plus je constate que le dictionnaire constitue le livre des livres".

    -      Où la boutade de Cocteau devient sentence qui se discute...

    -      Et cette autre bourde: "Rien d'obscur ne demeure après consultation du bulletin de naissance sémantique d'un mot"...

    -      Comme si l'étymologie épuisait les polysémies et l'invention poétique multiforme !

    -      Relie ensuite les termes de "culture" et d'"agriculture", non sans pesanteur.

    -      Oppose ensuite la culture du paysan (paganus= païen) et la "folie monothéiste".

    -      Et cette conclusion non moins sentencieuse: "L'intelligence mythologique surpasse en raison le délire théologique".

    -      On ouvre ensuite les Géorgiques de Virgile.

    -      Puis on va consulter Le Théâtred'agriculture et ménage des champs d'Olivier de Serres.

    -      Derechef un côté Bouvardet Pécuchet entre sarcloret et binette...

    -      Où l'on voit "une fois de plus" que l'agriculture "prouve son avance sur la culture"...

    -      Versant idéologique de l'avancée en question:"De Virgile à Olivierde Serres (1539-1619) on passe du "polythéisme amoureux au monothéisme fasciné par la mort"...

    -      La culture est alors pointée comme "l'art d'une contre-nature".

    -      Mais le dépassement de cette situation peut se faire par l'exemple du paysan.

    -      "Lepaysan donne la matrice à toutphilosophe de ce nom. Le penseur des villes n'arrive pas à lacheville du penseur des champs".

    -      GustaveThibon le disait aussi mais de façon bien moins dogmatique, en vrai paysan-philosophe...

    -      MO emprunte l'expression "géorgiquesde l'âme" à Bacon.

    -      D'après lui, la culture "digne de ce nom" doit se constittuer comme un beau jardin.

    -      "Un rapport sain, apaisé, joyeux, courtois avec soi, les autres et le monde".

    -      Et pour compléter cet idyllique tableau: "Dompter l'animal sauvage sans le détruire, le conduire vers la sublimation de ses forces primitives".

    -      On voit Michel Onfray domptant la panthère et poussant la murène à sublimer ses forces primitives...

    -      Alors d'en appeler à la sage éthologie, Jean-Henri Fabre à l'appui, avant Jean-Marie Pelt.

    -      Dixit Bacon: "On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant". 

    -      Où l'on voit que la digue, le pare-avalanche et l'alerte au tsunami relèvent de la désobéissance naturelle...

    -      De l'éthologie, on passe ensuite à la neurobiologie-pour-tous.

    -      "L'imprégnation placentaire est le moment généalogique de l'être".

    -      Et ceci: "La vie intra-utérine offre déjà une possibilité de dressage neuronal".

    -      Parents, préparez le"jardinage neuronal" de Baby !

    -      Et ceci encore: "La culture suppose donc une sollicitation neuronale constituée d'émotions hédonistes".

    -      Et cela retombe dans le manichéisme polémique: "Les invites chrétiennes à détester la Femme pour lui préférer l'Epouse et la Mère, deux figures anti-érotiques par excellence, condamnent toute chair à la mort". (p.71)

    -      Selon lui,la culture urbaine serait essentiellement fauteuse de mal.

    -      Trace une filiation de Diogène à Nietzsche, via Montaigne, qui "pense la nature non comme une matière à détruire mais comme une force à dompter".

    -      Autre simplification relevant de la vulgarisation à bon marché.

    -       

    -       3.Après demain, demain sera hier.

    -      Après la célébration du vin et du jardin, voici celle de la "civilisation tzigane".

    -      Michel Onfray y voit "La tribu des temps préhistoriques",réalisant le même idéal socio-culturel que Raoul Vaneigem prête à l'hommedu néolithique et que la civilisation monothéiste a génocidée...

    -      "Les Tziganes sont ce que nous fûmes" en leur "clarté ontologique" qui est aussi "temps de la chevelure sale en broussaille mais temps de l'authenticité métaphysique". 

    -      Suit une évocation puissamment édifiante de la journée du gadjo, fondamentalement aliéné et voué au nihilisme existentiel, en opposition absolue avec la journée merveilleuse du Tzigane, toute d'équilibre naturel et proche du hérisson son ami.

    -       La "grande et belle civilisation orale tzigane a fleuri pendant des siècles"au gré d'un temps où "lecycle est cycle des cycles".

    -      Et cette phrase d'anthologie du Grand Sottisier Sempiternel: "Ce sont bien sûr les temps de la nature naturante et de la nature naturée".

    -      On grave cela dans le marbre.

    -      Sur quoi l'évocation d'une chasse au hérisson, menée conjointement par un Tzigane authentique (bonus) et un Tzigane inauthentique (malus) nous conduit au summum de cette célébration idéalisée non moins que "libertaire" de la civilisation tzigane ethnocidée par l'abominable chrétienté.(p.95).

    -      Tout cela, après les belles pages du début de Cosmos, fleurant (un peu) la démagogie et la jobardise intellectuelle. Dommage. On espère mieux de la suite...  

    (À suivre...)

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  • Monsieur Bonhomme en Tunisie

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    Flash-back sur le premier reportage de JLK, 23 ans, paru le 21 juin 1970 dans La Tribune de Lausanne…

    Après un atterrissage en douceur, et quelques formalités, la masse des vacanciers est dirigée vers les différents hôtels de la région de Sousse, où elle passera de quiètes vacances balnéaires. De son côté, le groupe du circuit se réunit autour de son guide et de son chauffeur, deux jeunes Tunisiens sympathiques. Le groupe est très réduit, ce qui se révélera fort agréable : trois couples romands, deux véritables jeunes filles suissesses alémaniques, et autant d’appareils photographiques et autres caméras, prompts à capter l’unique souvenir. Tous ont choisi le circuit parce qu’ils désiraient voir autre chose que les seules plages du pays, tous sont venus sur recommandation de leurs amis, tous montrent un désir louable de connaître d’autres paysages, un mode de vie, un peuple différent. L’expérience promet d’être passionnante…

    Deux mondes face à face

    La première étape nous conduit à Kairouan, à travers de grandes plaines cultivées qui ont terriblement souffert des inondations de l’automne passé. Mohsen, notre guide, nous explique que les grands lacs que nous détournons ne sont nullement des preuves de richesse en eau, mais bien plutôt les derniers vestiges d’une catastrophe nationale. D’emblée, mes compagnons sont ainsi confrontés à une réalité qui leur apparaîtra bien souvent : le sort difficile réservé aux Tunisiens par les invasions successives, le colonialisme et les fléaux naturels; le contraste souvent violent entre la désolation et la luxuriance, la pauvreté et le luxe.

     

    Jusqu’à la ville sainte, qui nous apparaît dans une brume surréelle, Mohsen ne cesse d’énumérer, chiffres à l’appui, les réalisations nouvelles de son pays sur le plan de l’agriculture, de l’industrie ou de l’enseignement. Les touristes applaudissent, déjà séduits par cet essor qu'il eur rappelle la belle prospérité de leur patrie. A Kairouan, nous descendons dans un hôtel somptueux, plein de fleurs et de jets d’eau, le premier de la chaîne de haut standing que nous visiterons successivement. Pour les vacanciers, l’hôtel est un élément important. S’ils acceptent de traverser des tempêtes de sable en autocar, s’ils s’intéressent aux coutumes des troglodytes, ils n’exigent pas moins que leur linge soit blanc, leurs salles de bains miroitantes et la climatisation de leur chambre parfaitement réglée. De palace en faux palace, ils collectionneront précieusement les prospectus colorés témoignant de leur passage dans des établissements qu’ils n’auraient pu sepayer individuellement. 

     

    Même chose pour la nourriture, qui doit être un irréprochable compromis entre les plats européens et les mets du pays. Ainsi,les touristes ne seront-ils pas trop brutalement arrachés à leurs habitudes et à leur confort, ainsi en auront-ils pour leur argent. Un peu moins de mille francs suisses: telle est la somme qui permettra à mes compagnons de découvrir le pays lors de la semaine qui vient, puis de séjourner huit autres jours dans une station balnéaire. 

    Tunisie1.JPGLe « circuit »

    De Kairouan à Tunis, en passant par la côte, les steppes, le désert, la montagne et les plaines verdoyantes, le circuit est remarquablement varié. Ordinairement, il s’effectue avec un autocar d’une trentaine de personnes, ce qui complique passablement la tâche du guide, et rend le programme plus rigide. Pour nous au contraire, l’horaire peut se modifier, et s’il prend à l’un la fantaisie de vouloir s’arrêter afin de voir une chose particulière, Habib le chauffeur stoppe volontiers. De cette façon, le voyage devient une sorte de randonnée familiale, où chacun peut trouver ce qui lui plaît. Cependant, les étapes sont bien prévues, et les curiosités scrupuleusement décrites par Mohsen. 

     

    Toujours à Kairouan le deuxième jour, nous visitons ainsi la Grande Mosquée, le monastère du Compagnon de Mahomet, le bassin des Aghlabides, un magasin de tapis, une jeune artisane à son métier, et les souks, tout cela en une matinée. Sans même se livrer à un marathon, le touriste picore ainsi de place en place, prenant de chaque chose le cérémonieux clic-clac. Et tandis que l’un choisit le tapis de ses rêves, l’autre s’affuble de la chéchia, qui le désignera définitivement comme étranger. Mais le voyage ne fait que commencer. 

    La prochaine étape nous conduit à Sfax, ville portuaire et industrielle, en passant par le grand amphithéâtre romain d’El Djem, où l’une de nos compagnes rencontre son premier chameau. Séduite, elle s’en payera un en peluche deux étapes plus loin. De Sfax, où nous sommes réveillés par la prière du muezzin, nous poursuivons notre route vers le Sud. Les oliveraies font place aux eucalyptus, la végétation se raréfie. Dans une région de steppes brûlées par le soleil, alors qu’un groupe de femmes s’affaire autour d’un puits, j’entends ces propos savoureux : à Mohsen expliquant que l’eau est la plus" grande richesse du pays, un touriste fait remarquer : « En fait, pour vous, l’eau c’est l’argent ! » Et Mohsen de répondre : « Non, c’est la vie... » 

    La vie, nous la retrouvons à Gabès, l’oasis bien connue des envahisseurs coloniaux et touristiques. Après les chants de la Légion, la palmeraie connaît la ronde quotidienne des calèches à la promenade. Près du bassin d’irrigation, des gamins nous offrent des abricots : « Moins beaux qu’en Valais, mais tout aussi bons ! » s’exclame notre chauvin de service. 

    Ce besoin de se raccrocher sans cesse à des choses qu’il connaît, le touriste le montre souvent. Devant une ruine, il s’écriera : « Eh !Valère... » Pour une usine, ce sera : « Ah ah ! les câbleries de Cossonay... » A l’endroit d’un beau paysage : « Comme du  temps de Jésus !... » Ou encore, en traversant un bidonville : « Que c’est typique ! » 

     

    Comme au cinéma… 

    Mais cela est bien compréhensible. En quelques heures, mes compagnons ont changé de monde, passé d’une petite vie tranquille et bien ordonnée, à une véritable aventure. Le bac paisible qui nous fait traverser le bras de mer de Djerba, devient radeau de la Méduse, et le désert que nous approcherons les jours suivants, se déchaînera un instant pour la traditionnelle tempête de sable. 

    Tunisie3.JPGAprès Djerba, nous sommes à Matmata. Matmata, c’est un plateau montagneux, un paysage lunaire dans lequel se sont réfugiés jadis quelques tribus berbères. Aujourd’hui encore, ceux-ci vivent dans leurs maisons troglodytiques, subsistant d’agriculture ou travaillant à la « Nouvelle Matmata» équipée d’installations modernes. Femmes très belles, hommes fiers, les habitants de l’ancien Matmata mènent une existence équilibrée, simple mais riche de sa simplicité. 

    Dans l’hôtel des cavernes, parfaitement aménagé, nous avonsle loisir d’admirer leurs danses folkloriques, nullement altérées par la vogue touristique du lieu. D’une jeune pécore de la banlieue parisienne, faisant partie d’un « club » en excursion, j’entends pourtant cette remarque hautement significative de la sensibilité et de la culture de la personne : « Quoi, lestroglos, c’est leurs prolos... » 

     

    Les «veaux» et les autres 

     

    Cette mentalité affligeante, on a tendance à la prêter à tous les touristes, sans distinction. En réalité, tous ne sont pas des veaux,tous ne suivent pas le guide sans se poser de questions, et ceux quej’accompagne m’en ont donné la preuve rassurante. Non, ils ne se sont pas préparés au voyage. Pas de livres compilés, très peu de connaissances de l’histoire, de la situation actuelle du pays. Pourtant, le choix de ce circuit leur impose des contraintes, a supposé de leur part une certaine ouverture d’esprit. Pour eux, plus que pour les amateurs de plages, la Tunisie représentera quelque chose. 

     

    Et puis, au fil des conversations qui s’échangent à tous propos dans notre mini-car, une compréhension meilleure des grands problèmes tunisiens aura été possible. Des veaux, les ruines de Carthage en regorgent, semblables à ceux de l’Acropole et du lac des Quatre-Cantons. Mais à Nefta, l’oasis merveilleuse qui déverse ses sources à la frange extrême du Sahara, je n’ai vu que des touristes attentifs, et curieusement troublés par le contrasteinsolent du palace des mille et une nuits dominant le très pauvre bled. 

    Tunisie7.jpgA Nefta, le prix de la construction de cet édifice eût suffi à repourvoir l’économie de toute la région. De cette réalité, les touristes du circuit ont pris conscience, et ce n’est pas négligeable. Au fur et à mesure qu’ils s’y acclimataient, mes compagnons tendaient à chercher plus de contact avec les gens, posaient des questions plus précises, montraient qu’ils n’étaient plus tout à fait à « l’étranger ».

     

    Du désert au Hilton 

    En six jours, le circuit d’Hotelplan nous a montré de nombreux aspects de la Tunisie : déserts aux serpents effrayant les jeunes Suissesses allemandes, villages et villes grouillant d’enfants et d’adolescents, campagnes ravagées par les inondations, mais partout restaurées (il faudra cinq ans auxTunisiens pour effacer les traces du sinistre), scènes pittoresques de toutes sortes, marchés de chameaux, bédouins; potier à l’ouvrage, souks - autant d’images que chacun se repassera bientôt dans le secret de son souvenir. 

    Tunisie25.jpgDes 52 degrés au soleil de Nefta à la fraîcheur des montagnes de Kasserine, de l’oued bondé de gosses en guenilles, au café des Nattes du marché aux minets de Sidi Bou Saïd, les touristes, ont vu ce qui se laissait voir. Peut-être diront-ils qu’ils ont «fait» la Tunisie. Peut-être se limiteront-ils à cette vision encore flatteuse et lointaine d’un pays fascinant, à connaître en profondeur. Du moins auront-ils pris la peine d’entrouvrir une première porte, d’enlever un instant leurs œillères.

    (Ce reportage a paru dans les colonnes du supplément dominical de  La Tribune de Lausanne, le 21 juin 1970.)

  • Le cosmos jardiné

     

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    À propos de la lecture de Cosmos, "premier livre" de Michel Onfray. 

    Je me trouve assez partagé à la lecture de Cosmos de Michel Onfray, entre l’attention sympathisante que suscite son premier hommage au père disparu, dont il célèbre la noblesse discrète de sage paysan, et l’agacement devant la présentation ronflante de son projet « cosmique », m’évoquant un peu Bouvard et Pécuchet en leur plan de jardiner l’univers. 

    L’auteur parle de son « premier livre » alors qu’il en a publié plus de quatre-vingt, et je le lis en effet comme un premier livre vu que tout ce que j’ai lu jusque-là (ou entendu à la radio) de ce brave prof de philo catapulté penseur médiatique mondial, m’a toujours laissé sur ma faim, à commencer par son si sommaire et péremptoire Traité d’athéologie me rappelant si fâcheusement les écrits non moins simplistes d’un Raoul Vaneigem (auquel il est d’ailleurs dédié) ou le scientiste Pour en finir avec Dieu de Richard Dawkins, tellement moins subtils et pénétrants que La Folie de Dieu d’un Peter Sloterdijk. 

    Cela étant, je tiens à lire Cosmos attentivement, dont les cinquante premières pages me font mieux comprendre pourquoi je vomis, aujourd’hui, le culte hédoniste esthétisant la gastronomie et divinisant les senteurs & saveurs du bon vieux terroir - tout cela qui me semble tellement affecté et, paradoxalement, si dénué de naturel.

    De fait, le long chapitre consacré à la quête « biographique » des millésimes ponctuant la vie et les œuvres de Michel Onfray, au fil d’une dégustation « sublime » entre connaisseurs titrés, m’a déjà semblé d’une complaisance narcissique et d’un pédantisme pseudo-poétique des plus douteux. 

    Ce « parcours » des meilleurs crus de champagne, suivant une remontée du temps qui vise finalement le millésime 1921, date de naissance du père du « philosophe », m’a plutôt assommé par sa surabondance de « notes » gustatives, et d’autant plus que me manquent une langue et un style – la langue et le style d’un Bachelard par exemple; me manquent une musique ou la folie d’une pensée réellement personnelle et originale, me manquent le « fruit » et la « bête » d’un Joseph Delteil puisque, aussi bien, c’est de sensualité pensante qu’il devrait s’agir là. 

    Aussi, la visée cosmique  de Michel Onfray, manque terriblement d’esprit « cosmi-comique », ou plus simplement dit: du moindre humour, et je maintiendrai, pour ma part, ses guillemets au « philosophe » tant qu’il se montrera fondamentalement si prof à la démonstration, pour ne pas dire si pion.  

    Mais il me reste 500 pages en sorte de mieux « apprécier » le ragoût…

     

    Michel Onfray. Cosmos. Flammarion, 568p.

  • Les chemins de la compréhension

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    Flash-back sur une rencontre avec Doris Lessing, en mars 1990.

     

    Doris Lessing compte au nombre des plus grands écrivains anglo-saxons. Souvent citée parmi les nobélisables, elle est néanmoins restée d'une parfaite simplicité. A l'occasion de la parution de son (superbe) dernier roman, «Le cinquième enfant», la romancière était ces jours de passage à Paris. Rencontre.

     

     

    Pétris de chair et de sang, les romans de Doris Lessing puisent leur substance dans la vie de l'écrivain, tout le contraire d'un bas-bleu! De fait, cette petite dame discrète, au beau visage qu'éclaire un regard doux et intense, en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman. 

     

    Ainsi a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre, en Rhodésie raciste, où elle grandit au milieu des plantations de son père et des animaux sauvages (un monde- qu'elle évoque notamment dans ses Nouvelles africaines), et de Salisbury, où elle fit ses débuts de jeune fille au pair, à Londres, où, en 1949, elle émigra avec sonfils Peter après deux divorces et maintes autres tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et du fameux Carnet d'or.

     

    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions de nombreux militants, sans renoncer à son combat contre l'injustice. Récemment encore, elle consacrait un livre-cri, Le vent emporte nos paroles, à la condition tragique du peuple afghan, dont elle a rencontré les réfugiés au Pakistan. Tout en se défendant d'envoyer des «messages» par le truchement de ses romans, Doris Lessing n'en est pas moins de ces écrivains qui travaillent activement, en artistes, au projet d'une terre moins inhumaine. 

     

    Terrible et fascinante histoire que celle du dernier roman de Doris Lessing, Le cinquième enfant, où l'on voit un jeune couple pas comme les autres se trouver subitementconfronté à la nature étrange, pour ne pas dire monstrueuse, de son dernierrejeton, qui tient à la fois du troll et du chef de gang en puissance. 

     

    Primitif et violent, cruel avec les animaux et les autres gosses, le petit Ben est d'abord soustrait à sa mère et placé dans un mouroir pour handicapés mentaux, évoqué en quelques pages insoutenables. Puis c'est le récit de l'impossible acclimatation du garçon, arraché par sa mère à ses oubliettes, et qui ne s'intègre finalement que dans une tribu de hooligans.

     

    D'un thème éminemment actuel - la difficulté persistante d'admettre la moindre déviance - la romancière tire une fable aux résonances profondes, évoquant à la fois le monde clair-obscur des légendes, les ténèbres des souterrains psychiques à la Dostoïevski et les caprices angoissants de la génétique-fiction... 

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    — Comment l'idée de ce roman vous est-elle venue ?

     

    - A vrai dire, il y a plusieursthèmes qui s'entrelacent dans Le cinquième enfant. L'idée du gnome est une vieille hantise de nombreux folklores. La pensée qu'il puisse y avoir, tout près de nous, un tel petit peuple, et que nos routes puissent se croiser, me fascinait depuis longtemps. A ce thème se greffe celui de la régression possible du cerveau humain, qui me paraît également très intéressant. Et puis j'avais envie de parler de cette attitude de certains jeunes gens qui se font, du passé, une image par trop idéalisée. Harriet et David, mes protagonistes, sefigurent qu'il suffit de faire beaucoup d'enfants pour rétablir l'âge d'or dela famille. Cela me paraît une belle illusion. Dans un premier temps, leur grande maison attire en effet un tas de monde. Mais dès que la poisse leur tombe dessus, c'est la débandade...

     

    -Justement, à ce propos, ne faites-vous pas trop peu de cas de la solidarité entre proches? 

     

    - Je crains bien que non. Après la publication de mon livre enAngleterre, j'ai reçu de nombreuses lettres de mères d'enfants anormaux qui ont vécu cette situation. Non seulement on leur tournait le dos, mais on les traitait de criminelles! Cela rappelle ces messagers de l'Antiquité qu'on tuait parce qu'ils apportaient de mauvaises nouvelles. Pareillement — et nous en venons au thème principal du roman - le pauvre Ben, qui n'a pas choisi d'être ce qu'il est, ne peut être toléré. Pas plus que, dans d'autres circonstances, l'homosexuel, le Noir ou tout autre individu dérogeant à la norme du groupe dominant.

     

    - Dans un livre récent (Des petits enfers variés), Christine Jordis prétend que vous exaltez la lutte entre la femme et l'homme, celui-ci étant assimilé à l'«ennemi». Qu'en pensez-vous?

     

    - Cela me paraît tout faux. Jamais je n'ai pensé ni écrit cela, même si le conflit entre les sexes est effectivement un de mes thèmes. Mais parler d'«ennemi»! C'est contre la vie! Bien entendu, j'ai toujours lutté pour la reconnaissance de nos droits à l'égalité économique et sociale. Mais décréter la haine de l'homme, ainsi que l'ont fait certaines féministes hystériques des années soixante, c'était se couper de l'a grande majorité des femmes. De même le sectarisme politique a-t-il abouti à l'affaiblissement du mouvement. En ce qui me concerne, je suis incapable d'établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions. Ce qui m'importe, c'est la qualité d'un individu, voilà tout. 

     

    - Pensez-vous que, en dépit de vos observations souvent catastrophiques, la compréhension puisse s'améliorer entre les hommes?

     

    - Je le crois et je l'espère. En tout cas, je m'efforce d'y contribuer. Il me semble très important, en priorité, d'apprendre aux jeunes à comprendre le monde qui les entoure. J'ai été' effarée, dans les meilleurs collèges américains, de constater l'ignorance des gosses. Ils suivent des études très coûteuses et ne savent rien de ce qui se passe dans la société. On en fait des techniciens sans aucun esprit critique, pas le moindre recul par rapport aux médias ou au fonctionnement du pouvoir. Des pions à manipuler! Ils'agit en outre de rompre avec l'horrible philosophie du «chacun pour soi» à laThatcher. La semaine passée, des amis me racontaient que des yuppies, dans un pub, avaient brûlé un billet de dix livres sous le nez d'un mendiant. Je trouve cela révoltant. Mais il y a bien des signes, aussi, qui nous incitent à ne pas désespérer. Suis-je pessimiste? Pas vraiment. Le cinquième enfant paraît trop dur à certains? Mais la réalité est-elle plus tendre? Il ne faut pas se voiler la face devant la souffrance du monde. 

     

    - Si vous étiez une bonne fée dotée d'un pouvoir magique, que donneriez-vous aux hommes de ce temps?

     


    - Je leur donnerais la capacité de faire ce qu'ils doivent faire: ce qu'ils savent qu'ils doivent faire. Car nous savons très bien ce que nous avons à faire pour notre bien et le bien de tous.

     

    Doris Lessing. Le cinquième enfant. Traduit de l’anglais par Marianne Véron. Albin Michel, 230p.

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    Le Prix Nobel de littérature a été attribué Doris Lessing en 2007. Elle est décédée à Londres en 2013. 

  • Du Forum à l'Académie

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    Avec Jacqueline de Romilly, à la veille de son immortelle intronisation, en mars 1989...

    C'est aujourd'hui que Jacqueline de Romilly fait son entrée à l'Académie française. Après Marguerite Yourcenar, l'historienne spécialiste de la Grèce antique est la deuxième femme à prendre place au milieu des Immortels, succédant à l'auteur dramatique André Roussin, dont elle fera l'éloge. A l'occasion de cette consécration, qui coïncide avec la parution d'un nouveau livre «tout public» consacré à l'invention de la liberté par les Grecs, Jacqueline de Romilly nous a reçu à son domicile parisien, au milieu des milliers de livres qui furent, avec sa mère et ses étudiants, les compagnons de toute une existence vouée à l'étude inlassablement émerveillée des Anciens.

    Et voilà: pour une fois, Madame l'académicienne ne sera pas la première ! Elle qui, depuis toujours, collectionne les prix d'excellence, elle qui fut la première femme à entrer au Collège de France et à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, ne sera «que» la deuxième Immortelle, innovant tout au moins en matière vestimentaire. De fait, au contraire de Marguerite Yourcenar, elle a tenu à revêtir un uniforme assorti à celui de ses pairs, l'épée de ceux-ci se trouvant en outre remplacée par un sac à main brodé de fines palmes. Tout cela dont Jacqueline de Romilly parle avec un mélange de gravité coquette et de gaieté malicieuse, sans pontifier le moins du monde... 

    — Que représente pour vous, Jacqueline de Romilly, cette accession à l'Académie française? 

    — Il est certain que je suis très flattée, et très intimidée. Une fois de plus, je vais devoir me tenir bien! Mais, à vrai dire,ce n'est pas complètement nouveau. Figurez-vous qu'en tant que femme, arrivant à une époque où les portes s'ouvraient, j'ai toujours eu à cœur d'en faire un peu plus que mes camarades garçons. Notez que je ne me plains pas: jamais je n'ai subi dans ma carrière, de brimade liée à mon état. Enfin, passons sur les satisfactions frivoles. Car ce qui me réjouit bien plus, dans cette élection, c'est de pouvoir acquérir une nouvelle tribune. Toute ma vie durant, j'ai défendu la culture grecque devant mes étudiants et dans mes livres. A présent, l'audience s'élargit encore. Quelle chance! De surcroît, cette nomination m'a valu de recevoir plus d'un millier de lettres d'anciens élèves qui témoignaient de ce que mon enseignement leur a apporté. C'est une confirmation précieuse, qui justifie finalement. toutes ces années passées à tenter de partager des connaissances et des enthousiasmes. De même ai-je été touchée, récemment, en relisant Thucydide, dont nous préparons une nouvelle édition: j'ai retrouvé mon plaisir tout neuf. Ainsi me suis-je dit que j'avais eu mille fois raison de consacrer tant d'énergie et de temps à l'étude de ce merveilleux auteur.

      — Vous avez passé toute votre vie, ou peu s'en faut, en l'Athènes du Ve siècle d'avant notre ère. Qu'en avez-vous retiré? Et les Grecs de ce temps-là ont-ils encore des choses à nous dire? 

    — Et comment! Vous savez que j'ai formulé quelques petites choses dans un ouvrage intitulé «L'enseignement en détresse», qui va notamment dans le sens d'une revalorisation des études littéraires. Ce que je déplore, c'est que l'enseignement tende strictement à l'utilitaire. Le bac littéraire, en France tout au moins, se trouve dévalorisé, et, dans les études de lettres, la tendance est à négliger la littérature à proprement parler: à savoir les textes et l'observation des finesses de la langue. Je ne dis pas que l'apprentissage des langues anciennes soit une nécessité pour tous: absolument pas. Mais leur étude est d'une grande utilité pour l'approche de toutes les langues. C'est une écolede rigueur dans l'exercice de la pensée. Et puis la Grèce antique est le lieu d'émergence des grandes idées qui ont façonné notre civilisation... 

    — L'idée de liberté... 

    — L'idée et le mot qui surgit dans les œuvres, comme une flamme.C'est cela qui m'a toujours fascinée dans l'approche des textes: ce moment où le terme précis apparaît, traduisant un élan premier, puis se trouve repris, et corrigé, enrichi dans son acception. Ainsi assiste-t-on à une espèce de passionnant débat qui se prolonge d'un auteur à l'autre, en relation directe avec les événements de l'époque, et d'abord avec les conditions de vie. Le fait de l'esclavage est, aussi bien, le terreau sur lequel pousse l'idée de liberté. Aujourd'hui, nombre des expériences faites à cette époque restent à méditer, par exemple sur les limites de la démocratie. Mais il n'y a pas que les idées: l'invention poétique des Grecs est également fondamentale. Par le truchement des grands mythes ancestraux qu'ils ont réanimés dans l'épopée ou le théâtre,ils n'en finissent pas de nourrir notre imaginaire. Ce n'est pas par hasard que des figures comme Prométhée, Anti- gone ou Dionysos continuent de nous parler. Les Grecs avaient le sens de l'essentiel, autant les philosophes que les poètes... 

    — Et dans notre siècle, comment vivez-vous? 

    — J'ai eu la chance d'avoir une grande amie, avec laquelle j'ai vécu pratiquement jusqu'à sa mort, qui n'était autre que ma mère. Après la mort de mon père au front, ma mère m'a prodigué la douceur et la sollicitude nécessaires, dans un climat d'intelligence et de bonne humeur qui m'a tenu lieu d'atmosphère. Ma mère, romancière elle-même, a tout fait pour que je puisse cheminer sur les brisées de mon père, du sien, du père de mon père et du père du sien, tous professeurs... 

    Unknown-7.jpeg— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?

    — Chut ! Secret! Bien entendu que je m'y suis risquée, et pas qu'une fois. Mais n'écrivez rien à ce propos, n'est-ce pas? J'attends d'être à l'Académie. Ensuite, il se pourrait que la grâce me visitât...

      — Mais alors dites-nous, s'il vous plaît, ce que lit une académicienne, le soir, au coin de son bois de lit, pour son seul plaisir? 

    — J'exclus les vivants, cela va sans dire: je ne saurais me compromettre dans une distribution de primes. Et puis le roman contemporain me paraît souvent sinistre. Passons donc. Mes préférés? Je dirai qu'ils sont Anglais, et de préférence humoristes. J'ai un faible certain pour P. G. Wodehouse. Aussi j'aime Racine, «La princesse de Clèves» et Benjamin Constant. Cela fait-il un goût? Je ne sais. Mais reprenons un doigt de whisky, mon bon monsieur...: 

     

    Dans le beau livre, à la fois serein et lyrique, où Jacqueline de Romilly évoque ses pérégrinations de longue date Sur les chemins de Sainte-Victoire, la voix de l'érudite se fait plus intime et familière: «Certes, j'envie  les jeunes. Mais ils n'ont pas tous les privilèges; et ils seront surpris un jour — comme je l'ai été, je l'avoue— de découvrir l'amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu'au seuil de la vieillesse.»

    Depuis lors — et c'est son crève-cœur — un incendie dévastateur a ravagé le paysage tant aimé. Reste la vision du cœur. Reste l'amour du beau du bien et du vrai, qui fait d'Homère et de Platon nos contemporains. 

    Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de liberté, Editions Bernard de Fallois,1989.

     

  • La pige à la mort

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    À propos de L’Empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis. Flash-back en écho à la lecture d'Ô vous soeurs humaines, paru récemment chez Slatkine.

     

    Le choc

    Bruno Richard, beau mec journaliste de son état, en couple avec Marion et en ligne sur Facebook, apprend au tournant de sa quarantaine qu’il est atteint d’un cancer du foie, possiblement opérable sans tarder.

    D’entrée de jeu, cependant, Bruno refuse d’aborder le sujet avec Marion et se cabre à l’idée d’un traitement qui signifierait dégradation physique et perte de dignité. N’empêche que la menace est là, qui le mine : c’est bien « pour lui » et pas un autre, et le lecteur aussi se sent concerné comme il l’a été à la lecture de La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou de Mars de Fritz Zorn, dont il sera d’ailleurs question dans les réflexions de Bruno. 

    Comme le jeune  Dostoïevski à l’approche de l’exécution capitale à laquelle il échappera finalement, ou comme Ivan Illitch au moment où il apprend qu’il va mourir de maladie, Bruno se trouve au pied du mur et confronté à la vie qu’il a menée jusque-là. 

    Au demeurant, son souci n’est pas tant de se demander, comme Ivan Illitch, quelles actions bonnes peuvent justifier son passage sur terre, mais quelle empreinte il a laissée au cœur des femmes qu’il a plus ou moins bien aimées. De là sa décision d’en tenir une espèce de journal rétrospectif, de son enfance aux jours qui lui restent.

     

    D’amoureuses initiations

    S’il y a de « l’homme à femmes » chez Bruno, la remémoration de ses amours n’a rien d’un inventaire à la Don Juan, relevant plutôt d’une ressaisie plus fine et détaillée, n’esquivant ni les malentendus ni les ratés ; une initiation amoureuse progressive où les sentiments propres à chaque âge le disputent aux sensations physiques, ou plus précisément sexuelles, inaugurées en Argentine  à l’adolescence, dans une camionnette malpropre, avec la classique professionnelle.

    Or on peut avoir été dépucelé à treize ans : on n’en reste pas moins un dadais maladroit jusqu’à dix-huit ans et plus, alors que, côté cœur, on a déjà aimé et souffert dès son âge tendre, comme l’illustre ici le premier chapitre dédié à la jolie Yassa, aimée à Lagos par un Bruno de neuf ans et quittée sur de premiers adieux ratés.

    Si les étapes de ces amoureuses initiations sont marquées par autant de prénoms féminins, ceux–ci sont également liés à des lieux du monde que distinguent de forts contrastes, du Nigeria (Yassa) en Argentine (Christina) puis de Berne (Laure, Malika) à New York (Michelle) ou à Fribourg (Marie, Nathalie), Berlin (Linda) ou Genève (Yulia, Caroline, Agnès, etc,) en zigzags existentiels, affectifs ou charnels ponctués de passes dangereuse (avec Yulia et la drogue), d’émouvantes impasses (Nathalie) ou quelques passions vives mais sans lendemains.

     

    Un noyau sensible

    Un thème récurrent de L’empreinte amoureuse est à relever, qu’on pourrait dire le flottement, ou la non-appartenance, le déracinement, le caractère erratique du protagoniste, assez typique en somme d’une génération semblant issue de partout et de nulle part. 

     

    Or ce qui frappe, à la lecture du roman, est à la fois cet apparent éparpillement, naturellement lié au mode de vie cosmopolite des parents de Bruno (le père est diplomate), redoublé par le nomadisme existentiel et affectif du protagoniste, et, à l’inverse, en force centrifuge, le mouvement poussant Bruno à se recentrer régulièrement en fonction d’une espèce de noyau sensible, vibrant et constant.

    Le monde de Bruno est celui des jeunes gens des années 90, lisses d’apparence voire superficiels pour autant qu’on ne gratte pas la trop flatteuse apparence. Bruno lui-même fait figure d’enfant né coiffé, en tout cas aux yeux de son ami Damien, le seul personnage masculin un peu développé, avec lequel il entretient un lien d’amitié-haine dont il finit par se délivrer ; et là encore Bruno rompt une relation déséquilibrée pour préserver son intégrité.

     

    Les miroirs fertiles

    Ce qu’il y a d’intéressant et de littérairement réussi, dans L’empreinte amoureuse, tient au fait que le roman prenne le pas sur la confession, à l’écoute des autres – presque toutes des femmes.

    Bruno pense, ressent, réagit et s’exprime en homme, et c’est le premier mérite de Mélanie Chappuis que d’avoir endossé cette peau, cette cervelle, ce cœur  et ces glandes de mec, mais les portraits des vingt femmes qui se succèdent dans sa vie et le révèlent peu ou prou à lui-même ne sont pas moins bien sentis et détaillés, de Nathalie la cultivée-coincée à Yulia la défoncée, en passant par Caroline l’ardente craignant l’enlisement de la passion (son chagrin d’amour) et Marion-la perle, notamment.   

    Bruno est un vrai personnage de roman, autonome et vivant, à savoir qu’on se fiche complètement de savoir s’il a un « modèle » dans la vie ou s’il constitue une projection « transgenre » de l’auteur. Mais c’est par les autres personnages féminins  qu’il se trouve, aussi, comme révélé et sculpté en ronde-bosse, chaque « empreinte », fût-elle peu flatteuse, contribuant à mieux le définir, y compris à ses propres yeux. 

     

    L'amour plus fort, etc.

    L’excellence de L’empreinte amoureuse tient à la fois à la justesse sans faille de son observation psychologique, au bonheur de ses évocations de lieux, à sa narration claire et fluide et à la qualité rare de ses dialogues, vifs et naturels.

    Mélanie Chappuis pratique l’intelligence du cœur, sans rien jamais de mielleux, mais avec humour discret et fines piques au besoin.

    À diverses reprises, Bruno se demande à quoi tient cette « maladie de vieux » que la vie lui colle à quarante ans, et la question n’est pas plus déplacée que de se demander si le cancer d’une vieille dame est aussi«grave » que celui d’une jolie ado.

    Fritz Zorn a engagé sa « guerre totale » contre une maladie qui était à la fois la maladie d’une famille, et d’une société – d’un état des choses qui l’autorisait ( ?) à  dire que « naturellement » le cancer devait le prendre à la gorge.

    La situation de Bruno est différente, mais pas forcément moins« grave », juste moins significative. Ce qui est sûr, c’est que la fureur désespérée de Zorn participe de son manque d’amour, au double sens du terme, alors que Bruno bascule du côté de la vie au nom de l’amour (cela dit sans nuance sentimentale à la Love story).

    Son travail de mémoire l’y aide autant que la rage aimante de Marion, qui le menace de ne pas venir à son enterrement, et le happy end, qui pourrait sonner trop facilement « positif », s’inscrit assez naturellement dans la « logique », heureuse mais nullement assurée, du choix de Bruno de se battre. Une lettre émouvante, signée Marion, tiendra lieu d'épilogue.

    « Je n’ai pas peur de mourir, dit Bruno tout au début du roman, « j’ai peur d’être malade ». Entre autres belles paroles : « Je n’admets pas d’être diminué devant les gens que j’aime » (…) « Question de dignité, au moins de politesse ».    

    Or l'amour, suggère Mélanie Chappuis, peut faire la pige à la mort, au risque de manquer de « dignité » ou de « politesse »…

     

    Mélanie Chappuis. L’empreinte amoureuse, L'Âge d'Homme, 171p.

  • Houellebecq à reculons

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    Le paradis selon Houellebecq ressemble au meilleur des mondes. Livre important que Les particules élémentaires ? Bien plutôt: symptôme de décomposition. Faute de style, de pensée cohérente, d’éthique et de toute émotion. Et quelle jobardise chez ses laudateurs !  

    Triste première lecture, en octobre 1998, et sinistre première rencontre. La suite fut moins désastreuse...

    Les uns portent aux nues son «roman-culte», les autres l’attaquent pour son écriture délabrée et l’idéologie douteuse qu’il véhiculerait; pépé Nourissier feint d’en être entiché pour rester dans le coup,et Sollers joue les chaperons narquois en sorte de mieux se vendre lui-même. Bref, tout le monde parle du dernier livre de Michel Houellebecq, et du battage médiatique découle un succès de librairie carabiné. Mais encore?

    Cet «événement de la rentrée» n’est-il pas qu’un coup de pub ou qu’un phénomène de mode passager? Or donc, avez- vous vraiment lu Les particules élémentaires et qu’en pensez-vous sincèrement? 

    Pour ce qui nous concerne, avouons que nous en attendions beaucoup. Il y a quatre ans de ça, la lecture d Extension du domaine de la lutte, premier roman parrainé par Maurice Nadeau, nous avait intéressé par son mélange d’acuité observatrice et de mordant satirique, malgré le souffle court de l’auteur et sa morbidité de maniaco-dépressif. 

    Parallèle à celle d’un Vincent Ravalec, l’apparition de Michel Houellebecq réjouissait en tout cas, sur l’arrière-plan ronronnant et nombriliste du roman français actuel, par sa façon d’observer la «dissociété» qui nous entoure et de jouer avec sa «novlangue». Usant volontiers de la provocation, le chroniqueur s’est ensuite affirmé dans la presse dite branchée (surtout Les Inrockuptïbles) en traitant par exemple, à sa façon, le dernier salon de la vidéo porno ou les nouvelles migrations de retraités. 

    Mêlant la satire et l’analyse, Michel Houellebecq se signalait surtout, dans ses Interventions (aujourd’hui réunies, à côté d’entretiens terriblement pontifiants), par un style incisif et un regard panique qu’on eût aimé apprécier sur une plus longue distance. 

     

    Houellebecq (kuffer v1).jpgLes particules élémentaires auraient pu faire l’affaire. Hélas, c’est bien bas qu’on est retombé, jusqu’à n’y pas croire. 

    De fait, l’image du monde qui se dégage de la lecture des Particules élémentaires est globalement ignoble, et son écriture d’une platitude, sa construction d’un manque d’originalité atterrant. Dénué de toute lumière et de toute chaleur, de toute saveur et de toute compassion, l’univers selon Houellebecq, et ses personnages, n’exhalent que laideur et morosité, tristesse et dégoût.

    Il y a pourtant du vrai dans ce sinistre tableau, et notamment dans ses parties satiriques. La description de ce morne ersatz de paradis terrestre que symbolise, par exemple, le camping L’Espace du Possible, où chacun «travaille sur soi» et s’«éclate» à qui mieux mieux, figure bien les ridicules d’une mouvance de l’époque en mal d’accomplissement «à tous les niveaux», de thérapies de groupe en partouzes dans l’eau tiède. De la même façon, les observations de l’auteur sur la sexualité morbide et le sentiment d’inutilité de ses personnages reflètent-elles bel et bien l’état des choses dans une fraction de la société contemporaine. 

    Ce qui ne passe pas, en revanche, tient à la généralisation systématique de multiples jugements verrouillés par un docte discours à prétention philosophico-scientifique. Ainsi, sur le ton du sociologue à patente ou de l’insondable métaphysicien, Houellebecq se livre-t-il à d’invraisemblables simplifications. L’on apprend, par exemple, que pour la quasi-totalité des femmes qui eurent 20 ans aux alentours de 1968, «les années de la maturité furent celles de l’échec, de la masturbation et de la honte».

    Quant aux hommes, d’une manière encore plus générale, ils «sont incapables d’éprouver de l'amour." C'est cependant quand le ver du sexe entre dans le fruit de l'enfant que l'être humaine semble le pire à l’amer Michel, tant il est vrai que «le pré-adolescent est un monstre doublé d’un imbécile». 

    Houellebecq17.jpgLes deux protagonistes des Particules élémentaires, Bruno et Michel, figurent en somme la version (très) dégradée de la vieille paire mythologique d’Apollon et de Dionysos. Le premier ne se réalise que par la sublimation abstraite et l’idée, le second par le sexe.  

    Issus de la même mère (la pire caricature de baba cool qu’on puisse imaginer) et de pères absents et/ou nuls, tous deux trouvent une vague âme sœur qu’ils ne sauront pas aimer avant que la mort ne les en débarrasse.

    L’auteur n’en finit pas de proclamer que «demain sera féminin», mais quelle lamentable représentation des femmes il nous impose! Passons vite sur Bruno, le plus glauque des deux, prof raté, littérateur mal parti et père incapable de rien transmettre à son fils. 

    À côté de ce pauvre drogué du sexe que la mort atroce de sa compagne ne semble pas toucher, Michel, anorexique existentiel, n’a guère plus d’épaisseur humaine, mais le lecteur est prié de croire à son génie prophétique. À la prétendue étude de mœurs de notre misérable époque, au fil de laquelle nous apprenons encore que les serial killers des années 90 sont les enfants naturels des hippies des années 60, s’ajoute de fait le croupion très New Age d’un roman d’anticipation où ledit Michel, biologiste «lucide» (il a repris, n’est-ce pas, le flambeau des physiciens Niels Bohr et Heisenberg) devient le planificateur d’une nouvelle humanité clonée (asexuée, pure enfin de tout désir, et qui plus est immortelle) et l’inspirateur mélancolique (lui-même finissant par «rentrer dans la mer»...) d’une nouvelle religion à base essentiellement scientifique.

    Ainsi l’image de la société tout à fait immonde dans laquelle nous pataugeons, chers sœurs et frères, se dissout-elle finalement dans un nouvel avenir radieux; ainsi le ressentiment fondamental d’un vieil ado mal aimé et mal aimant aboutit-il assez naturellement à cet univers comateux et informe du paradis selon Michel Houellebecq. 

     

    Houellebecq7.jpgL’épreuve de l’oral

    Il est une épreuve plus pénible que la lecture intégrale des Particules élémentaires, et c’est de s’entretenir, même moins d’une heure, avec Michel Houellebecq. En quelque trente ans d’exercice, jamais rencontre, en tout cas, ne nous aura imprégné d’un tel sentiment de malaise. Cela tient-il à l’émanation subtile du génie? Est- ce au contraire l’effet plus insidieux de la prétention du personnage jouant l’égarement du poète éthéré? Du moins aurons-nous pu nous préparer (une heure de retard, ça pose la graine de star) à l’apparition gracile et un peu gauche (feinte gaucherie?) du présumé phénomène, pur esprit sapé style Deschiens, la voix à peine audible, le regard fuyant, répondant à vos questions par des moignons de réponses longuement pensées, mâchées, sucées, dégluties et régurgitées façon mollusque.

    Houellebecq, qui dit volontiers que Shakespeare ou Céline sont des auteurs «surfaits», doit longuement, longuement réfléchir, en se lovant dans les volutes de fumée de sa cigarette, avant de vous répondre, parfois, d’un seul grognement. Mais le brusquez-vous un peu en lui demandant,par exemple, s’il ne pèche pas parfois par schématisme ou si sa propre dépression ne gauchit pas la moindre sa vision de la réalité: alors bondit le petit animal et c’est avec tranchant soudain, avec la morgue de celui qui sait, avec fiel et venin qu’il vous répond que la Science aussi procède par schémas, et que non, qu’il sait qu’il n’exagère pas: qu’il sait que ce qu’il dit est vrai.

    Lorsque vous lui demandez, enfin, bêtement, platement, comme un boy-scout, à quoi il aspire en définitive, c’est avec une sorte d’indulgence pénétrée qu’il vous répond en toute simplicité, mais non sans cet air malin qui ne l’a jamais quitté, style Schopenhauer au talk-show de Lary King sur CNN: «Au fond, je n’aspire à rien.» 

    Chacun le note sur son petit cahier: au fond, voilà, Michel Houellebecq n’aspire à rien... 

     

     

    Houellebecq44.jpgLe style Houellebecq: «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c’est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c’est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, elles se mettent à puer»...

     

    Michel Houellebecq. Interventions. Flammarion, 150 pp. 

    Les particules élémentaires. Flammarion, 394 pp.

    (Cette page sympathique a paru dans l'édition du quotidien 24 Heures du 20 octobre 1998)

  • Contre l'insignifiance

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    La critique de Castoriadis fonde une réflexion stimulante De la politique à la culture, et des comportements individuels aux mouvements collectifs, La Montée de l'insignifiance propose une analyse de la décomposition du «modèle» occidental. Rencontre à Paris, en mai 1996.

     

    Si sombre que soit l'image du monde contemporain qui se dégage de La Montée de l'Insignifiance, le dernier livre publié par Cornélius Castoriadis n'en illustre pas moins l'une des réflexions les plus nécessaires et les plus toniques du moment sûr le monde dans lequel nous vivons. C'est que Castoriadis est des rares penseurs actuels à prendre vraiment au sérieux la décadence de nos sociétés au nom d'une conception de l'autonomie et de la liberté dont l'Occident fut le creuset.

    Tandis que les uns papotent sur «la fin de l'Histoire» et que les autres jabotent sur «le retour de Dieu», Castoriadis, lui, nous confronte à la réalité que notre société de lobbies et de hobbies cherche à se dissimuler dans sa poursuite effrénée de toujours plus de jouissances, d'argent et de pouvoir.

    Or loin de se complaire dans le catastrophisme, Castoriadis poursuit un travail de critique et d'autocritique éminemment créateur, nourri par une expérience de longue date.

    De fait, c'est à 12 ans (!) que ce Grec d'origine a découvert la philosophie et le marxisme. Affilié aux Jeunesses communistes illégales dès sa quinzième année, sous la dictature de Metaxas, il ne tarda à rompre avec le communisme stalinien pour rallier le trotskisme, duquel il se sépara en 1948, trois ans après son installation en France, pour fonder (avec Edgar Morin) le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui durèrent jusque vers les années 1966- 1967.

    Historien et économiste, sociologue et psychanalyste, Cornélius Castoriadis a publié de nombreux ouvrages dans lesquels il a notamment étudié les rapports entre les blocs Est-Ouest et décrit la société bureaucratique soviétique, avant de parcourir Les Carrefours du Labyrinthe en franc-tireur de la pensée. 

    —  Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise l'époque dans laquelle nous vivons?   

     

    Unknown-3.jpeg—  La meilleure réponse que je puisse vous donner tient dans le titre de mon livre: c'est une montée générale de l'insignifiance, marquée par la généralisation du conformisme, le manque de créativité dans tous les domaines, le collage, l'éclectisme, le plagiat, et enfin et surtout l'apathie des gens. 

    —  Quels ont les facteurs de ce que vous appelez le «délabrement de l'Occident»?   

    —  Il y a une foule de facteurs, mais auxquels nese réduit pas le noyau de la question. Les facteurs sont l'épuisement dumouvement ouvrier puis du mouvement révolutionnaire, fonction d'une énormedéception, autant à l'égard du stalinisme que de la social-démocratie. C'est leconsumérisme généralisé et le retrait de chacun dans sa sphère privée. C'estsans doute aussi l'usure d'une culture et d'une civilisation, signifiée parl'usure du langage. Mais cela, précisément, renvoie au noyau dur nonexplicable. D. y a eu plusieurs époques dans l'Histoire où l'on croyait quetout avait été dit et que le langage était épuisé, avant qu'une nouvelle époquecréatrice ne revivifie précisément le langage. Prenez la poésie française à lafin du XVIIIe. On dirait qu'elle se borne à l'imitation anémique de la poésieclassique, et puis survient l'explosion romantique qui prouve que beaucoup dechoses essentielles n'avaient pas encore été dites. Je crois qu'il en va demême aujourd'hui. A vrai dire, il est tout aussi difficile d'expliquer ladécadence d'une culture que son émergence. 

    —  La sphère privée que vous évoquez paraît envahir l'univers des médias, à grand renfort de confessions publiques. Qu'en pensez-vous?

    —  Ce n'est pas le vrai privé: c'est un privé confectionné. Le vrai privé est autre chose. A la limite, c'est précisément ce qui ne ne veut pas se dire. C'est cette racine d'obscurité et d'authenticité que nous portons en nous. Et c'est cela même qu'on ne pourra jamais restituer dans une émission de télévision. Ce qui s'y déploie n'est qu'un simulacre, un déballage vide de sens. 

    —  Pensez-vous que la division interne de la société à deux vitesses puisse engendrer un mouvement social?

    — Pour le moment, c'est plutôt le contraire qu'on observe. Tous les dysfonctionnements, tous les mécontentements, tous les excréments de la société se trouvent repoussés et comprimés dans un 15- 20% dela société représentant la catégorie des exclus (chômeurs, immigrés, Noirs auxEtats-Unis), avec pour corollaire la peur du reste de la société de tomber dans cette marge, qui incite les gens à se tenir tranquilles. La minorité des exclus n'est pas suffisamment puissante pour que sa révolte puisse secouer la société. Le mouvement se borne ainsi à des phénomènes d'anomie et d'anarchie, dans nos banlieues ou dans les centres des villes aux Etats-Unis, qui ne se politise pas et ne peut constituer une force historique. Or je crains que cette situation ne dure...

    —  Que pensez-vous du rôle des intellectuels dans la seconde moitié de ce siècle?

    —  Dans la deuxième moitié du siècle, le rôle prédominant des intellectuels a été, hélas, celui de compagnons de route du stalinisme puis du tiers-mondisme. Sartre en a été l'exemple le plus caractéristique et le plus attristant. Après 68, le rôle essentiel de la plupart des philosophes et des intellectuels a été d'accompagner le mouvement de privatisation et de le justifier par des positions du genre de celles des structuralistes, à savoir qu'il n'y a rien à faire, que tout est pouvoir, que l'opposition au pouvoir est elle aussi pouvoir — ainsi que l'a incarné un Foucault. Tout cela a joué un rôle très négatif. 

    —  Que faire contre la décomposition?

    —  Travailler. Elucider. Essayer de faire comprendre. Mais l'effort personnel ne suffit pas: on ne peut pas se substituer à un mouvement social. Il faut donc espérer qu'il y aura un mouvement de redressement... 

     

    Un sens à retrouver

    Contrairement à ce qui fut claironné au moment de l'implosion du bloc communiste, cette fin de siècle ne sera pas marquée par la «victoire de l'Occident». Parler de «fin de l'Histoire» paraît aussi indécent, face aux tragédies qui se jouent dans le monde, que de s'illusionner à propos de la suprématie de la «démocratie». 

    Bien plus que celle-ci, c'est la société de consommation qui triomphe aujourd'hui, tandis que se grippent les mécanismes de l'autonomie en matière de politique et de culture, de vie collective et d'épanouissement personnel. Tel est du moins le constat de Cornélius Castoriadis: que l'Occident est en phase de décomposition.La politique y devient lieu de spectacle et de corruption. Les syndicats se muent en lobbies. 

    La démocratie est manipulée par une oligarchie libérale qui gère des libertés «essentiellement défensives» visant à la seule préservation du bien-être. Le foyer atomisé se replie sur son téléviseur. L'individu perd les repères qui donnent un sens à sa vie et le relient à la communauté.

    Laquelle communauté ne sait plus ce qui la fonde, n'était le «non-sens de l'augmentation indéfinie de la consommation».Etourdie par les médias, éblouie par les succès du commerce culturel, cette société se croit très ouverte et très créatrice, alors que sa culture ne fait le plus souvent que reproduire des poncifs avant-gardistes d'avant 1930 ou de se complaire dans le muséisme.

    Obsédée par les idées de progrès et de nouveauté, fuyant l'idée de la mort autant que la nécessité de s'auto-limiter, la culture occidentale montre sa décrépitude dans son incapacité à produire de grandes œuvres réellement novatrices en résonance avec l'imaginaire collectif. 

    Or c'est au nom de la vraie démocratie, qui engage l'individu et la communauté dans un équilibre économique et écologique exigeant le partage et l'auto-limitation, et c'est au nom de l'imagination créatrice que Cornélius Castoriadis se montre si sévère, opposant au nihilisme jouisseur une exigence fondée sur le respect de ce qu'il y a en l'homme de plus signifiant. 

     

    Cornélius Castoriadis, La Montée de l'Insignifiance. Seuil, 241 p.

     

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)
    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant souvent le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante. C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard en un siècle de massacres de masse…

    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre...

    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…

    Dante. La Divine ComédieL'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis.