(Dialogue schizo)
Moi l'autre: - Tu me pinces, ou je rêve ?Carnets de JLK - Page 97
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Venises à la folie
Moi l'un: - Tu ne rêves pas, camarade: tu en pinces juste pour Venise, c'est comme ça.Moi l'autre: - T'as vu tout à l'heure qui a passé ?Moi l'un: - J'ai vu et nous n'allons pas en faire état. Il n'est là pour personne que pour son prochain livre, donc on lui fout la paix...Moi l'autre: - Quand même, ça fait bizarre: on venait de lire ses pages sur les bateaux, et le voilà qui sort de la page...Moi l'un: - Tout à l'heure il aura un nouveau nom sur sa liste: ALTAÏR. C'est quoi d'après toi ? En tout cas les matelots avaient l'air de rebelles genre Ukraine...Moi l'autre: - Faudra qu'on suive. Lui, le dernier qu'il signale dans ces eaux-là est le Chaliapine, Odessa. Faut qu'on vérifie les pavillons...Moi l'un: - En attendant faut reconnaître: son Dictionnaire amoureux de Venise est le top du top.Moi l'autre: Tu le trouvais pourtant trop subjectif et m'as-tu vu, non ?Moi l'un: - Oui, mais non, j'avais faux: c'est un livre d'amoureux. D'ailleurs t'as lu ce qu'il écrit sur tout ce que nous observons depuis une semaine: tout est juste, tout est vrai, tout est ressenti, tout est fin, tout est sûr.Moi l'autre: - C'est vrai que c'est un putain d'écrivain...Moi l'un: - Tu l'as vu passer: concentré à mort sur son truc. On l'aime ou pas mais il est là: il est parfait.Moi l'autre: - On a beaucoup aimé, toi et moi, Discours parfait. Et ses Fugues sont à l'avenant. C'est aussi un putain de musicien de la langue. Mais pourquoi tu crois qu'on le déteste tellement ?Moi l'un: Là c'est une autre et longue histoire. Pour le moment on essaie de capter tout ça.Moi l'autre: - T'as vu que Jean des Tessons nous attend à la case Carpaccio.Moi l'un: - Et Lambert qui nous envoie le chiot de Goya ! T'as vu la chienne de tout à l'heure sur les Zattere ? On aurait dit une Figure de Méditation...Moi l'autre: - Demain les chiens, Damon Runyon, à relire. Et les bichons des putes de Carpaccio...Moi l'un: - Le premier papier de JLK sur Les Courtisanes de Michel Bernard, en 1969. À Venise déjà, et ce con attend 2014 pour y revenir. Tu te souviens du papier fielleux qu'il avait commis contre le Venises de Paul Morand. La honte. Le petit crevé supportait pas que le vieux birbe vomisse sur les paumés de la Route destination Katmandou. D'après lui les hippies sonnaient l'engloutissement de l'Occident. Et le pauvre JLK avait les cheveux jusque-là...Moi l'autre: - Ensuite il a rencontré Paul Morand chez René Creux, avec Denise Voïta...Moi l'un:- Ah, t'as vu que Michel Voïta lit Proust un de ces soirs. On y va ?Moi l'autre: - Sûr qu'on ira... Et ensuite JLK se met à lire Paul Morand sul serio.Moi l'un: - Et là, c'est toute une société et toute une langue, dont notre Auteur de tout à l'heure est l'héritier direct.Moi l'autre: - Le dernier ?Moi l'un: - Pas le dire comme ça, même s'il y a du vrai. Disons le dernier d'un certain consensus. Quand notre Auteur, jeune, publie son premier roman, Aragon et Mauriac font chorus pour l'accueillir. C'est un signe non ?Moi l'autre: - Tu trouves pas qu'il y a quand même un terrible jobard chez lui ? Et toute la bande de Tel Quel, quand ils vont lécher les bottes de Mao ?Moi l'un: - Oui, il y a de tout ça. Mais tu te rappelles JLK en Pologne, quand il disait aux Polonais écrasés d'avoir confiance en les lendemains qui chantent vu que c'était pour bientôt. En 1966, il avait 19 ans le con. Et le père de Slawek ne l'a pas baffé pour autant...Moi l'autre: - Et cet horrible facho de Lucien Rebatet, chez lequel il se pointe par provocation en 1972, qui lui dit que lui, s'il avait vingt ans aujourd'hui, il serait maoïste...Moi l'un: - Oui, tout ça est intéressant vu de loin. Et tu te rappelles Fabienne Verdier évoquant les maîtres calligraphes aux mains coupées par les gardes rouges. T'as entendu beaucoup de protestations dans le VIe arrondissement ?Moi l'autre: - Passons. T'as vu que JLK a mis Simon Leys, l'auteur honni des Les habits neufs du président Mao, dans son roman, sous le pseudo du Monsieur Belge ?Moi l'un: - Ce qu'il appelle probablement la licence poétique. Et le traducteur de Confucius l'a mérité vu que c'est, en matière de littéraure et d'honnêteté intellectuelle, un type d'une totale intégrité, avec des antennes infaillibles. Il parle de Stevenson, d'Orwell, de Cervantès, de Victor Hugo, de Simenon, de Tchouang-tseu, ou de Michaux, comme personne. Un vrai Belge.Moi l'autre: - Et v'là le soleil de la Giudecca qui décline sur le denier Opus de Fleur Jaeggy...Moi l'un: - T'as visé la librairie de la Toletta ? Tout à fait le genre du Shadow Cabinet des Fruits d'or, dans le roman de JLK, comme la librairie de Trieste dans L'Ami barbare de JMO. Un lieu d'immunité. Premier titre en vitrine: une bio de Dieter Bonhoeffer, notre héros. Décapité par Hitler, c'est quand même pas rien. Et Fleur qui téléphone il y a deux semaines à JlK: "Bonjour, c'est Fleur. Puis-je vous dédicacer mon dernier livre, Votre adresse s'il vous plaît ?". Mais La Poste a de le peine. Donc hier on achète Sono il fratello di XX. A cura di Adelphi, evidentemente.Moi l'autre: - Mi piace l'inizio. In francese forse ?Moi l'un: - J'essaie: "Je suis le frère de XX. je suis l'enfant dont elle parlait une fois. Et je suis l'écrivain dont elle n'a jamais parlé. Elle n'a fait qu'allusion à ça. Elle a fait allusion à mon cahier noir. Elle a écrit sur moi. Elle a même raconté des conversations à la maison. En famille. Mais comment je pouvais savoir qu'on avait une espionne à notre table. Que c'était une espionne dans notre maison. Et c'était ma soeur. Sept ans de pus que moi. Elle observait ma mère, donc notre mère, mon père, pas un autre, et moi. Mais je ne me doutais pas du fait que ma soeur nous observait, tous tant que nous étions. Après quoi elle allait cafter par là autour. Une fois, quand j'avais huit ans, la nonna m'a demandé ce que je voulais faire quand je serais grand. Je lui ai répondu que je voudrais mourir. Que quand je serais grand je voudrais mourir. Et vite. Et je crois que cette réponse a beaucoup plu à ma soeur. Elle et moi ne nous sommes connus que plus tard. Plus ou moins quand j'avais huit ans"...Moi l'autre: - Dis donc c'est fortiche. Elle part fort, la Fleur.Moi l'un: - Et dire qu'elle vit à Milano. Tu crois qu'on peut vivre à Milano ?Moi l'autre: - J'en sais rien: ce que je connais de Milano n'est que son cimetière ,et encore: sur le papier...Moi l'un: - Naturalmente, mi rammenti Buzzati. Nessun ne ha parlato così... -
Mémoire vive (57)
Thierry Vernet dans ses carnets inédits: "Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques coeurs utiles (et cela enfant déjà pour "m'en tirer" !). La machine à laver a de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais".
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Venezia, giovedì 20 novembre 2014. - Mi sveglio col peso del mondo sul cuore. Poi si alza la luce del mondo. Je pense à cette femme condamée là-bas à mort pour rien. On m'a demandé de signer une pétition et j'ai signé sans aucune illusion. Je lis Révérence à la vie du marcheur du désert Théodore Monod qui faisait la grève de la fin contre le nucléaire, sachant qu'il combattait des moulins à vent, et pourtant. Et pourtant tâchons de résister. Un message de Max le Bantou me dit ce matin qu'il ne mérite pas ce que j'ai écrit d'élogieux sur lui. Au téléphone un soir, Théodore Monod m'a dit comme ça que l'avenir de la Création appartenait probablement aux insectes, peut-être aux céphalopodes, évoquant l'évolution de la mémoire chez les pieuvres. Mais j'aime bien aussi sa citation du sage soufi malien Tierno Bokar qui disait que "les meilleures des créatures seront parmi celles qui s'élèvent dans l'amour, la charité et l'estime du prochain". Dans un quart d'heure je vais descendre de quatre étages et me taper un petit déje de prince au milieu d'un monde de mendiants. Ce qu'attendant je recopie ces fortes paroles du défunt Théodore: "L'homme doit seulement découvrir qu'i est solidaire de tout le reste. C'est en éprouvant cette solidarité avec les autres êtres vivants que nous nous approcherons de l'Esprit univrsel. Celui qui cueille une fleur dérange une étoile, écrivait un poète anglais. Il n'y a que les poètes pour écrire des choses pareilles". Le même Monod disait qu'on a tort de juger l'islam à partir des faits et gestes des fondamentalistes arabes, citant un autre soufi arrivant àla porte du Paradis où il se demande de quel droit il en foulera l'herbe,et le portier de lui répondre: "Une nuit d'hiver, à Bagdad, il faisait très froid, et tu as recueilli une petite chatte perdue et tu l'as réchauffée dans ton manteau".
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Thierry Vernet: "Nous vivons, en ce temps, sousla théoctatie de l'argent; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux".
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Je n'y avais pas pensé mais le personnage de Théo, l'artiste amstellodamois de mon roman en chantier, doit quelque chose à la fois à Thierry et au vieux Monod. Ces huguenots chrétiens, mécréants au sens conventionnel des bien-pensants, sont de mon Shadow Cabinet, autant qu'Annie Dillard et qu'Alice Munro mes frangines occultes. J'essaie, dans La vie des gens, d'évoquer la quête d'immunité de quelques personnages non résignés au pire. Contre la fausse parole omniprésente, j'essaie de dire ce qui pourra toujours l'être, à la lumière d'un amour non sentimental. Le corps massacré du poète Pier Paolo Pasolini a été retrouvé un matin de novembre de l'an 1975, donc il y aura bientôt quarante ans de ça, et ce matin je lisais un de ses poèmes, qui lui survit.
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Pier Paolo Pasolini: "Essi sempre umili / essi sempre deboli / essi sempre timidi / essi sempre infimi /essi sempre colpevoli / essi sempre suditi / essi sempre piccoli". Eppoi: "Ils amèneront des enfants et le pain et le fromage dans les papiers d'emballage du Lundi de Pâques".
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Mémoire vive (56)
Venezia, Campo Santo Stefano, martedì 18 novembre.- Les putains de pigeons n'en finissaient pas de me harceler, ce matin, sur la terrasse ventée où je recopiais à la main les trente premières pages de mon roman, quand les jungle bells de mon Samsung Galaxy III et son écran à l'effigie de Lady L. m'ont annoncé un appel de Max le Bantou en partance de Geneva Airport destination Montréal où il est invité d'honneur du Salon du Livre aux côtés de Miss Pancol, excuse du peu partenaire ! Or ça m'a fait très plaisir d'entendre la voix de mon poulain alors que j'avais justement, sur ma table, La Trinité bantoue que je m'étais promis de relire ces jours. Le Maxou voulait un dernier conseil de son vieux parrain avant de débarquer chez nos cousins Ricains francophones, et je me suis contenté de lui dire de rester juste comme sa mère le lui a appris, et quand il m'a dit que, prié de choisir un livre seoln son coeur pour en parler à une table ronde du Salon, ce serait Aline de Ramuz, je n'ai pas été autrement surpris. Ce vrai petit chef-d'oeuvre, inconnu de la plupart des lecteurs de France et même de Navarre, est en effet le premier livre que j'ai conseillé à Max Lobe après que nous avons fait connaissance, non par chauvinisme romand mais parce que c'est une pure tragédie de toujours et de partout au même titre que la Douce de Dostoïevski ou la Mouchette de Bernanos, après quoi Maxou m'a filé le formidable film sénégalais tiré par Djibril Diop Mambéty de La visite de la vieille dame de Dürrenmatt, et ce fut ainsi le début d'une suite d'échanges vivifiants entre nous, scellant une belle et bonne amitié jamais empêchée par les quarante ans d'écart de nos âges. De sa génération, et sûrement du fait qu'il porte plusieurs lourds fardeaux en lui en dépit de sa dégaine de lutin toujours malicieux, Max est le jeune écrivain actuel, en francophonie, qui m'intéresse le plus, à la fois par sa façon très sérieuse (quoique très légère en apparence) de prendre en compte la vie des gens et par son travail de conteur et de musicien de la langue ou plus exactement: des langues qu'il triture et recompose. Ses livres ne sont pas de ceux qui en jettent pour la galerie: ils disent le vrai en douceur, mais aussi en douleur.
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En reprenant la lecture de La Trinité bantoue, dont le titre fait allusion à trois instances divines de la cuture camerounaise (le Créateur Nzambé, Elômlombi le dieu des esprits qui plânent sur nos âmes, et les Bankôko figurant nos ancêtres), je me suis rappelé les deux témoignages également révélateurs du prêtre ami de Pasolini et de l'interprète de Jésus, quarante ans après le tournage de L'Evangile selon Matteo, à propos des rapports très particuliers entretenus par l'écrivain-cinéaste avec la religion chrétienne, le Christ ou l'Eglise. Pour son ami prêtre, il est impensable que Pasolini soit réellement mécréant, contrairement à ce qu'il a dit aux journalistes. Or Pasolini le lui a dit clairement aussi: que les journalistes ne devraient pas poser certaines questions. De la même façon, il semble impensable que le jeune Catalan engagé par Pasolini pour incarner le Christ, militant anti-franquiste de 19 ans qui n'avait aucune envie de jouer cette comédie, ait vécu cette expérience sans y engager de son âme. À vrai dire, tous les visages apparaissant dans le Vangolo secondo Matteo semblent touchés par la grâce, à l'opposé diamétral des romances hollywoodiennes avec Jésus blonds aux aisselles épilées.
Je ne crois pas que Max le Bantou ait vu le film de Pasolini, mais ce que je vois,dans un contexte social et culturel complètement différent, c'est que son attention aux gens, sous couvert d'enjouement, est bien plus engagée en réalité que la comédie démagogique de tant de nos contemporains se la jouant amis-amis des damnés de la terre. C'est affaire à la fois d'honnêteté et de bonté, je crois.
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À fines-fines touches,mais j'y reviendrai bien plus en détail, Max Lobe décrit, dans La Trinité bantoue, les tribulations d'un jeune Camerounais à Genève, dipômé de ceci et cela mais chômeur, partageant la vie d'un jeune étudiant sans le sou quoique de bonne famille grisonne, et bientôt confronté à la grave maladie de sa mère qui va venir en Suisse se faire soigner. Tout cela paraît d'une banalité complète, et pourtant ce petit roman va plus profond et durement, dans la plaie actuelle, que maints "témoignages accablants". Sans forcer le ton, comme son premier roman (39, rue de Berne) l'évitait juste, le Bantou a entrepris de dire ce qui est comme c'est, avec honnêteté, bonté et colère. Il faut lire et relire son évocation d'une salle d'attente d'office de chômage, au moment où un paumé, sortant de chez sa conseillère, pète les plombs et le miroir qu'il y a là, qui n'a fait que lui renvoyer son image.
Lorsque Max m'a rejoint à l'aéroport de Geneve, il y a deux ans de ça, pour nous embarquer à destination de Lubumbasi, où nous allions représenter la Suisse (yes, sir), sa mère venait de l'appeler pour s'assurer qu'il avait emporté La Parole. Et Max de rigoler. Et, dans La Trinité bantoue, de faire dire à son protagoniste: "Nzambé n'a fait qu'ébaucher l'homme. C'est ici là sur terre que chacun se créé lui-même"...
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Dans son pamphlet contre Venise, Régis Debray prétend qu'en cette ville pleine d'églises et de cloches il n'y a plus aucune trace de vraie religion. Je ne sais pas. En trois jours seulement, malgré les masques et les processions un peu hagardes de sectateurs du matérialisme le plus décervelé, aux lieux d'afflux, j'ai vu quand même, sur les places, dans les cafés et le long des ruelles, quantité de visages. Ceux de L'Evangile selon saint Matthieu de Pasolini semblent d'une pureté parfaite, mais rien à voir avec l'esthétique sulpicienne. Pasolini avait en lui cette lumière et il a reflété la beauté du visage humain.Mais Le Christ de dix-neuf ans était un militant anti-fasciste athée pur et dur. Pasolini se disait lui-même agnostique. Sa mère (incarnant la vierge vieille) était une enseignante pas vraiment bigote. Parm les apôtres figuraient un certain Giorgio Agamben et un certain Enzo Siciliano. Elsa Morante la rebelle a choisi la musique inoubliable de ce film.Tout ça n'est pas très catholique mais Dieu et Nzambé apprécieront si l'Evangile dit vrai...
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Ceux qui tombent le masque
Celui qui n'a qu'un masque de chair et pour plus très longtemps en termes d'années-lumière / Celle qui a mangé son masque de laitues avec le reste du mascarpone / Ceux qui ont rencontré l'âme soeur au carnaval de Venise et son frère au Tyrol mais pas la même année / Celui qui durant le tournage de La mort à Venise conduisait le corbillard de secours au cas où / Celle qui apprend que le modèle du Tadzio de La mort à Venise était un liftier de l'hôtel Baur au Lac de Zurich dont le vieillissant Thomas Mann s'était entiché à l'insu de sa Frau Doktor qui pensait surtout à l'époque aux obligations vestimentaires d'une épouse de Nobel de littérature / Ceux qui n'ont pas vu venir la mort à Venise ni ailleurs d'aillleurs / Celui qui milite pour l'élargissement des trottoirs de son bourg en sorte de faciliter les rencontres entre générations / Celle qui demande à Jean-Patrick de ne rien lui "celer" au point que ce garçon de bon sens se demande ce que ça cache / Ceux qui ont démasqué le pervers au bonnet de nuit bleu clair à pompon louche / Celle qui porte un masque en tête de gondole au goûter d'anniversaire d'Amélie Nothomb / Ceux qui demandent un rabais au gondolier demi-sang / Celui qui prétend que la Venise du Nord seule pouvait être propice à l'éclosion du génie de Spinoza sinon ça se saurait / Celle que Régis Debray appelle "ma dulcinée" dans son pamphlet contre Venise et qui y est revenue à l'insu du vieux raseur pour un gondolier qui assure / Ceux qui ont la peau à fleur de masque et des os dessous qui crameront comme tout le reste destiné à se trouver recueilli dans une urne sur le piano de famille qui lui ne prend pas une ride, etc.
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Mémoire vive (55)
Alla Calcina delle Zattere, Venezia, lunedì 19 novembre 2014. - Dappertutto quelle maschere ! Mi sveglio col sentimento amaro del vuoto senza viso di quelle maschere nella Città deserta, senza più alcun popolo suo. Masques de rien ni personne. Mille boutiques de masques sans âme. La Merveille est partout mais gangrenée, aux lieux d'afflux, par ce kitsch odieux, les visages de vrais Vénitiens chassés de la scène dans les coulisses ou les arrière-cours où sèche encore un peu de linge, passé le premier Sottoportego - surpris le saint silence de telle petite corte della Pelle...
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En fin de matinée dominicale, hier, les immenses salles de l'Accademia étaient à peu près vides, dont les jeunes gardiens semblaient s'ennuyer gravement. Pour ma part, j'aurais pu me réjouir de me retrouver seul devant La Tempête, et seul ensuite ou presque en compagnie de La Vecchia portant son billet de passage estampillé Col tempo, seul avec la fringant jeune homme rêveur de Giorgione me faisant si fort penser aux personnages de Rembrandt, autant que la mère à l'enfant me fixant de l'autre bout de la nuit des siècles (1476-77) mais non: j'étais un peu triste de voir si peu de gens là autour, et personne devant les beautés saintes de Bellini.
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Le dernier gadget faisant fureur dans la grouillante foule agglutinée sur le pont du Rialto est une espèce de double tringle à laquelle fixer son smartphone pour se filmer soi-même avec un quasi mètre de recul, permettant à chacun d'y aller de sa séquence de célébrité sous-titrée moi et le Rialto. Pas besoin de développer: tout est dans le selfie.
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Salvatore Settis dans Se Venezia muore: "Pour une personne établie à Venise, il faut compter 600 visiteurs volatils. Cette disproportion dévastatrice a l'effet d'une bombe, qui altère profondément la démographie et l'économie. La ville est désormais dominée par une monocuture du tourisme qui exile les habitants de Venise et soumet ceux qui restent à la seule fonction de servir. Venise ne semble plus capable que de générer des bed & breakfast, des restaurants et des hôtels, entre autres agences immobilières, et de vendre des produits "typiques" (verroterie et masques),allestire Carnevali fasulli e darsi, malinconico belletto, un air de fête perpétuelle". Non, ce n'est pas un Philippe Muray mal embouché qui dénonce ici l'hyperfestif creux et la chute libre du nombre de vrais Vénitiens à Venise (depus 1971 passés dans le centre historique de 108.426 à 56.684 en juin 2014, come après la peste de 1630), mais un archéologue historien de l'art présidant le Conseil scientifique du Louvre. Son livre vient de paraître chez Einaudi.
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Tornando ieri sera alle Zattere, son entrato nella grande chiesa dei Gesuati (Santa Maria del Rosario) dont le plafond est un insondable ciel de Tiepolo. Le jeune officiant psalmodait dans un micro surpuissant. Quelques vieilles dames lui répondaient en chevrotant: "Quando gelida è la terra e indurito il cuore / Tu ci doni il tuo corpo e rinnovi col tuo amore".
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Après l'office, à la table du restau des Nobili alle Zattere, j'ai noté les dates de naissance de tous les personnages actuellement au casting de mon roman La vie des gens, douze pour le moment, du vieux Sam (né en 1920 et défunté en 1990 après le départ de Jonas pour Cracovie) à la fine Clotilde née en 1987 après Chloé (1985) et Cécile (1983),et l'idée m'est venue de situer ici, au Dorsoduro, la première rencontre de Théo (né en 1940 à Amsterdam) et de Christopher encore ado puisque le fils de Lady Light est né en 1980 sur les parapets de Brooklyn Heights...
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Philippe Sollers: "Rien de plus faux, parodique et grimaçant que le carnaval moderne de Venise. C'est un truc d'écran pour couturiers et sponsors divers. Du bruit, de la laideur, de l'outrance, des masques sur des masques, des contorsions pour la caméra, aucun érotisme, bien entendu. Excusez-moi, je suis absent, je reste à l'écart".
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Mémoire vive (54)
Thierry Vernet: "Votre société s'ingénie à rendre le désespoir attrayant".
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Venezia, alla Calcina, domenica 16 novembre. - Aux pluies cinglantes de la nuit secouée par le vent de mer, aux rafales fouettant les vitres de crachin salé, a succédé ce matin le parfait azur orangé se la jouant mine de rien, après la pluie le beau temps comme disait la Comtesse et tant pis pour le concert baroque d'hier soir à San Vidal auquel on a renoncé crainte de se faire arracher le pébroque par la folle tempête.
Folie de Venise: voilà ce que je n'ai cessé de me dire et de me répéter hier en me baladant à n'en plus finir d'un campo l'autre par les venelles écartées et les enfilades de fines ruelles en corniches le long des canaux de plus en plus étroits et, d'un pont l'autre, retrouvant ici la trouée de lumière du Grand Canal, faisant station à la Carità puis retrouvant sans moufter la meute de San Marco, et direct ensuite dans le dédale inverse de ce rêve éveillé aux couleurs doucement pourries, suavement fanées et n'en finissant pas de ne pas sombrer avec tout le reste, miracolo davvero, pazzo, pazzia, pazzamente n'ammorato.
Ou plus exactement contre-folie, faudrait-il dire pour suivre - retour à la case Sollers -, l'un des thèmes développés dans Médium, d'une folie devenue ordinaire par contamination du n'importe quoi et de l'insignifiance, du plus banal et du plus vulgaire genre carnaval de tous les jours. Ce qui se dit en un mot: aliénation. Dostoïevski et Nietzsche l'avaient pressenti, et Witkiewicz le précise avant Orwell: que l'homme nouveau sera fou de ne l'être plus assez. À quoi s'oppose donc la douce folie à l'ancienne, ou plutôt alors contre-folie, de cette ville construite sur l'eau contre toute raison raisonnable, mais tenant déjà sa quinzaine de siècles à peu près entre incendies, inondations, pestes et pillages, comme partout. Venise comme nulle part, sérénissime mon oeil et c'est pourtant vrai: délire réalisé pour combien de temps va savoir, indéniable contre-folie en attendant. Anche si raccomanda la prima colazione à La Calcina, avec vue rasante sur les eaux encore furieuses...
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La toile de Thierry Vernet intitulée Au café Florian est elle aussi une figure de rêve éveillé. J'y étais hier, à côté d'un jeune couple de Russes. Sûrs sûrement de ne pas rêver: ils étaient à Venise et pourront le dire et le répéter à leur retour: qu'ils ont "fait" Venise. Mais on leur sourit autant qu'aux trente Chinois hilares se serrant dans la même gondole sans ôter rien de sa morgue apparente au gondolier se gondolant sûrement en douce - cazzi gialli... Notre ami le peintre était pourtant tout qu'un baroque en son élégie rêveuse. Or il y a place à Venise pour tous et pas seulement pour l'arrogant Casanova ou pour Monsieur Joyaux.
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Philippe Sollers encore se la jouant judoka: "La folie est un poison que vous avalez à toute heure. Pour le combattre, il faut l'identifier,se couler en lui, s'immerger dans toutes ses ruses, ses sinuosités, ses charmes, ses séductions, ses morsures. Surtout ne jamais être contre. Du poison ? Encore ! De la bêtise, de l'ignorance, de l'entêtement, de la calomnie, du mauvais gout ? Encore ! Encore ! Pas de contre-poison efficace sans overdose de poison. C'est la nouvelle alchimie".
Fellini l'avait compris avant Sollers: c'est par une sorte d'homéopathie souriante qu'on fera le mieux pièce à la connerie ambiante, qui est aussi en chacun de nous, la vulgarité en chaque concierge siégeant dans notre loge, la folie ordinaire et tout le toutim. Je reproche cependant à Sollers de se placer au-dessus de tous, au centre du monde, au pinacle de la France qui n'en finirait pas de donner le ton au monde, ce qu se discute même si la France (et sa langue) nous est chair. Mais l'écrivain se protège et il a raison, aussi. Et puis c'est un merveilleux passeur et un prosateur comme pas deux. À côté de la sienne, la prose grise du pauvre Régis Debray ne peut que répéter: que c'est triste Venise, et je laisse sa nostalgie des catacombes littéraires où elle mérite de croupir: aux Piombi jouxtant le pont des Soupirs...
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Thierry Vernet: "Aux gens normaux le miracle est interdit". Ou ceci pour la route: "Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d'autant et probablement plus de sa laideur".
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Mémoire vive (53)
Venezia, alla Calcina, ce samedi 15 novembre 2014.- Cattiva prima notte a Venezia, ma non ci vedo alcun segno negativo. Le résultat probable de pas mal de stress ces derniers jours, des médiocres raviolis d'hier soir (en élégante forme de corolles compliquées mais pâteux et baignés de sauce lourdement salée) que j'ai arrosés d'à peine deux verres de Brunello. D'ailleurs l'insomnie m'a donné l'occasion de faire un tour, à quatre heures du matin, par les marges voyageuse de Jean Prod'hom, en lequel j'ai découvert un arpenteur singulier des lieux les plus divers, de nos hauteurs préalpines aux quatre horizons. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour, comme on dit.
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Thierry Vernet dans ses Carnets: "En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l'éclairage". Or ça vaut particulèrement à Venise, dont le décor ne serait que de carton théâtral au seul éclairage électrique, alors que la lumière change tout, comme l'a vu Cendrars et comme je le vois ce matin gris luminescent.
Le Cendrars de Bourlinguer: "Je ne souffle mot Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l'eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l'eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot".
À La Calcina, le parquet lustré et la marche de marbre qui nous fait descendre dans la chambre, le lit étroit à montant de vieux bois et le miroir ovale doivent dater du temps du petit Marcel, qui y est venu après John Ruskin dont on voit la blanche barbe en remontant les quatre volées d'étroites marches de l'escalier du Souvenir; j'ai feuilleté hier soir le très volumineux press-book de la maison, mais de tout cela, de toutes ces Références, je me fiche pas mal ce matin de me retrouver à Venise comme pour la première fois. Cependant à cela aussi je sais que je reviendrai. On ne va pas etre snob au point de cracher sur tout ce qui rappelle la Culture. D'ailleurs un grand panneau rouge à lettres d'or le rappelle, devant la Salute où j'ai passé tout à l'heure, par ces fortes paroles de Sa Sainteté polaque Jean-Paul II, santo subito: "La cultura è ciò per cui l'uomo, in quanto uomo, diventa sempre più uomo".
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C'est donc le premier jour de mon retour à Venise plus de vingt ans après notre bref passage sur le chemin de Dubrovnik où se tenait le mémorable congrès du P.E.N-Club (mémorable parce que les Croates y avaient fomenté l'exclusion de la section serbe, à quoi le Président hongrois Györgi Konrad s'opposa fermement), et ce matin, au bout du quai des Zattere, je me suis rappelé la note de Philipe Sollers dans son Guide amoureux de Venise, qui affirme que ce lieu, en face de la Giudecca et du Redentore, à la pointe de la Salute représente "le plus bel endroit du monde". On connait Sollers,qui a tendance à proclamer que le lieu où il se trouve est forcément le centre du monde, et d'ailleurs son Guide amoureux ramène très souvent à son cher lui-meme et à son oeuvre, laquelle me réjouit de plus en plus, au demeurant, par la fluidité, les micassures et les reflets de soleil liquide dans le ciel de ses pages à la fois nacissiques et ouvertes au monde - à ce qu'il appelle le "multivers"...
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Philippe Sollers dans le très épatant et tres exaspérant Médium, écrit à Venise pas loin d'où je crèche: "L'univers, ou le multivers,infiniment grand ou petit, se rit de vous, de vos prétentions, de votre idiotie. Il est mort de rire, l'univers, en considérant vore dimension d'insecte". Et ceci d'assez tonique aussi: "De toute façon, Dieu, s'il existe, semble considérer de très loin ce bordel".
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Quant à moi, non moins infime insecte que le putain de moustique que j'ai fini par éclaffer cette nuit, j'ai fini hier, dans le Pendolino, les trente pages du premier des sept chapitres de mon roman intitulé La vie des gens, dont le thème est en somme la quête d'immunité d'un fils de grand littérateur se payant de mots et qui exorcise, plus précisément, la tristesse d'enfance venue des mots qui font mal...
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Philippe Sollers: "J'ai traversé mille fois le pont de l'Umiltà, le quai des Incurabili, celui du Santo Spirito. Je ne compte plus les cafés bus au soleil contre le miroitement de l'eau et son battement régulier sous les planches. Le Linea d'ombra a disparu, Aldo aussi. Gianni, La Calcina et La Riviera sont là. Chaque jour, matin et soir, la messe est dite aux Gesuati, Santa Maria del Rosario. Passant ou passante, allume ici un cierge pour moi. Je suis Incurable, mais peut-être que le Saint-Esprit me protge. L'Humilité devait me faire pardonner mes erreurs. Et comme l'a dit bien meilleur que moi, en s'avançant sur le devant de la scène, pour signifier la fin du récit:" Let your indulgence set me free"...
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Mémoire vive (52)
Nel Pendolino, venerdì 14 novembre.- Mi son svegliato pochino angosciato, stamattina alle quattro e mezzo, ma nulla morbidezza non mi stava piu in mente all’alba azzura ; sur quoi ma gaieté naturelle a repris le dessus, et c’est donc tout serein que j’ai quitté ma bonne amie avant de retrouver la plaine du Rhône aux pentes moirées d’or et de pourpre sous les crêtes enneigées. En passant à Sierre, le bleu très tendre du ciel m’a rappelé la couleur de la tapisserie de soie couvrant les lambris de bois gris perle du salon de la vieille demeure patricienne de dame Jeanne de Sépibus, amie de Rilke qui lui avait dédié ses Sonnets valaisans et que, jeune critique littéraire de vingt-deux ans, j’étais venu interviewer en tremblotant un peu de timidité - ce que je note avec une pointe de nostalgie à l’instant où, à la station de Brigue, surgit le classique groupe de jeunes Japonais joliment policés ralliant Venise après avoir « fait » Lucerne et la Jungfrau ; et me voici, dans le tunnel qui serait à présent une passerelle temporelle,à me figurer Rilke sous les cerisiers en fleurs du Takanawa Prince Hôtel, dont les chambres – da war ich und auch Martha Argerich war da - sont ornées de vues de la Sérénissime…
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Philippe Sollers affirme que Venise a l’étrange pouvoir de centupler le cafard de ceux qui ne s’y trouvent pas à l’aise, comme le pauvre Régis Debray qui n’a fait qu’y faire la gueule, et de porter au contraire au surcomble de la joie ceux qui s’y sentent bien ; lui-même étant évidemment de ce clan. Pour ma part, franchement je ne sais pas. Les trois fois que j’y suis allé - les deux premières fois en compagnie amoureuse un peu compliquée, la troisième juste en passant sur la route de la Yougolsavie en guerre -, je me suis émerveillé pour ainsi dire sur commande, comme la plupart des visiteurs. Or je sens qu’aimer vraiment Venise, comme l’entend Sollers, ou la détester comme Sartre ou Régis Debray, suppose plus de disponibilité de corps et d’esprit, de temps et de réelle, personnelle attention : donc à vérifier ces jours ; et plus tard, si je l’aime vraiment, j’y reviendrai avec Lady L. en sachant exactement où crécher ou non, à quelle table revenir et quoi partager si ça se trouve, au-delà des pâmoisons convenues devant La Tempête de Giorgione ou les coupoles de Saint-Marc, le café de Florian ou les déhanchements des gondoliers et le blond vénitien des Vénitiennes blondes…
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Eccovi, dunque, stasera nella luce dolce dell’ultimo pomeriggio d’autunno senza foglie neanche fiori, ma sottili riflessi tra l’acqua doppia del canal e del ciel- et c’est sur un sonnant Gloria de Vivaldi, après une bonne dose de Pergolèse au casque, que je m’y pointe…
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Quant à la Calcina où je me trouve enfin ce soir dans une chambre minuscule donnant sur un canal, c'est le bijou de vieille pension à l'anglaise, pleine de souvenirs picturaux et littéraires, où Ruskin et Proust André Suarès et Jorge Luis Borges ont passé, entre tant d'autres. Mais rien de snob pour autant et j'y suis déjà comme a casa mia...
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Mémoire vive (51)
Georges Haldas, dans ses Paroles nuptiales :« Pensé une fois de plus, hier soir, au lit, que la bonté est peut-être la plus haute forme de poésie ».
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Les réseaux sociaux sont devenus la foire aux opinions, d’autant plus péremptoires qu’elles sont formulées hors sol et trop souvent sous couvert d’anonymat. La posture, en outre, s’y substitue de plus en plus à la position.
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En revenant aux Essais de Philippe Muray,et par exemple à ce qu’il écrit du tourisme de masse et de la façon selon lui hypocrite de stigmatiser le seul tourisme sexuel (pour lui l’un et l’autre étant à mettre sur le même plan), je regimbe devant trop de simplifications et de généralisations, très françaises en somme dans la polémique binaire. Je le regrette parce que ce qui est dit est largement fondé, mais les outrances passent mieux dans le roman (il s’agit ici de Plateforme de Michel Houellebecq) que dans l’essai, qui ne retient que la sèche affirmation sans son poids de chair et de contradictions ; cependant le Muray polémiste surclasse de loin le romancier qu’il aurait aimé être, et puis j’aime cette revigorante sale gueule, à la fois par l’acuité de son regard et le panache de son style.
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J’ai laissé filtrer mon agacement, sur Facebook, à l’égard de ces gens qui jugent d’avance tel livre ou tel film, sans l’avoir lu ou vu. On fait juste écho à la rumeur, à ce qui a été dit à la radio ou montré à la télé. Untel me dit que son opinion étant faite, pas besoin d’y aller voir. Mais quel besoin a-t-il donc de me balancer une telle opinion, fondée sur rien ? Qu’en ai-je à faire ? On me dira que je m’énerve pour rien, mais c’est alors que plus rien ne compte. Par conséquent :du balai.
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Ce mercredi 5 novembre.– La lecture tôt l’aube des Tessons de Jean Prod’hom, combinant des images de ces petits débris d’objets - parfois ornés de fines enluminures résultant du travail de l’eau et du sable -, et de brèves proses faisant écho à ces trouvailles en les situant dans la suite des jours et autres séjours – notamment en Bretagne côtière -, m’a enchanté ce matin. J’ai beau me défier de plus en plus d’un certain minimalisme esthétisant, dans le magasin de porcelaine duquel je rue d’ailleurs dès lepremier chapitre de mon roman en chantier : ce petit recueil aux fines et belles images procède d’une démarche de mémoire qui remonte à nos enfances de petits explorateurs sauvageons le long des berges des rivières (la Vuachère de notre quartier, remontée du lac à ses sources forestière, en passant par un long égout souterrain en pleine ville ) et de nos premiers rivages marins. Le tesson est ce qu’on pourrait dire le débris d’un objet de culture peaufiné par la nature. Il se distingue du galet ou de la boucle d’oreille ensablée : c’est un fragment de quelque chose d’autre et qui garde parfois une bribe de motif peint ou d’inscription, d’où le mystère et le charme. Le plus bel exemple à mes yeux est celui du tesson de Jean Prod’hom porteur d’une aile de papillon. Son image rejoint celle du petit Argus bleu sous minuscule enveloppe de papier de soie que Nabokov a confié à mon ami Reynald peu avant sa mort et que Reynald, mon plus cher ami de jeunese, m’a confié avant la sienne…
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Jules Renard : « Ils sont encore chrétiens parce qu’ils croient que leur religion excuse tout ».
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Je ne connaissais pas bien, jusque-là, la vie de Georges Bernanos, dont je n’ai lu que quelques-uns des livres, tel le vertigineux Monsieur Ouine. C’est donc avec une attention nouvelle que j’ai entrepris, parallèlement à la lecture de Pas pleurer de Lydie Salvayre, dont une ligne de la narration suit la composition des Grands cimetières sous lalune, durant l’année 1936 que l’écrivain a passée à Palma de Majorque, celle de Bernanos le mal pensant de Jean Bothorel, qui m’intéresse au plus haut point à la fois pour la matière existentielle traitée et par l’équanimité chaleureuse du biographe. Le jeune Bernanos est issu de la France bourgeoise chauvine et antisémite par tradition catholique, mais ce qui apparaît avec les années est le caractère farouchement indépendant du lascar, qui va conquérir et tenir une position à égale distance de la droite et de la gauche, marquée par le choc terrible de la guerre civile dont il a vu les atrocités commises par ceux de son camp.
À cet égard, George Orwell vivra le même drame dans l’autre camp, dira ce qu’il a vu dans les Brigades internationales et sera vilipendé par les bien pensants de gauche comme Bernanos le sera par les bien pensants de droite. Or Lydie Salvayre, pas plus que Bernanos, ne passe sous silence les atrocités commises par les « rouges » autant que par les « nationaux ». Un journaliste du Figaro l’a taxée de manichéisme et même de « malhonnêteté intellectuelle » au prétexte qu’elle ne dirait rien des crimes des républicains, mais le cher confrère n’apas dû lire le même livre que moi. De fait, après avoir rappelé les atrocités commises par les phalangistes et autres nationaux, avec la bénédiction de l’Eglise espagnole, contre des milliers d’innocents « épurés » que Bernanos a vu de ses yeux subir le martyre, Lydie Salvayre constate que le témoin, révulsé par les crimes des siens (« Ils sont la pire injure faite au Christ ») , n’ignore pas « que des crimes semblables sont commis dans le camp républicain et que d’innombrables prêtres ont été assassinés par les rouges tout aussi atrocement, ceux-ci payant pour tous puisque la règle veut que les petits paient toujours pour les fautes des grands. Il n’ignore pas que les évêques bolchéviques, comme les appelle le poète Cesar Vallejo, sont tout aussi cyniques et tout aussi barbares que les évêques catholiques ».
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Je me suis lancé ce soir dans ce petit discours à nos deux mariés, que j’ai fini à 3 heures du matin. Me voici donc rétamé mais assez content de l’ouvrier…
Du hasard, des rencontres, des traditions qui foutent le camp ou pas et de ce que nous faisons de tout ça.
- Si vous m’aviez dit, le 1er janvier1982, que le 31 décembre de la même année je serais non seulement marié mais père d’une petite fille prénommée Sophie, je vous aurais ri au nez…
- Si j’avais été, cette année-là, mercenaire de La Voix ouvrière plutôt que de La Gazette de Lausanne, Lucienne et moi ne nous serions probablement pas retrouvés, ce soir de janvier, au pied des Escaliers du Marché où nous étions venus assister au même spectacle du Café littéraire Le Guet.
- Si notre ami Bernard Courvoisier, qui accompagnait Lucienne ce soir-là, s’était impatienté pendant que nous nous parlions à l’écart, deux ou trois quarts d’heure durant, avec l’impression partagée qu’il allait se passer quelque chose entre nous de nouveau, dix-huit ans après le début d’un autre quelque chose pour lequel nous n’étions pas prêts, Bernard ne serait pas devenu le parrain de Sophie.
- Si, le 23 novembre 1982, le docteur Csank, à la maternité de Morges, n’avait pas pu s’exclamer « Encore une nana ! », comme il les avait alignées cette nuit-là, mais« cette fois c’est un mec ! », alors Florent n’aurait pu devenir aujourd’hui le mari deSophie
- Bref, comme on dit qu’avec des si l’on pourrait mettre Paris dans une bouteille, ce petit jeu des suppositions, qui implique le hasard et la chance, peut-être le mystère. ou peut-être lemiracle des rencontres, ne me vient à l’esprit que pour dire la reconnaissance que j’éprouve à l’instant et que j’aimerais partager.
- Ce mariage pourrait n’être qu’une formalité, un rite social, une façon de faire comme tout le monde même si, de nos jours, ce rite se perd autant dans son contenu que dans ses formes.
- Lorsque Sophie et Florent nous ont dit qu’ils avaient une nouvelle à nous annoncer, nous aurions pu penser : naissance,mais c’était mariage, et nous nous sommes réjouis. Pourquoi cela ? Parce que ces deux concubins, comme on le disait naguère avec une pointe de réprobation («ah vous savez, ils vivent à la colle… ») rentraient dans lerang ? Pas du tout. D’ailleurs jamais nous n’avons exercé la moindre pression sur eux dans ce sens-là.
- Alors pourquoi se réjouir ? Peut-être àcause de vous, amis, qui n’y pouvez rien. À cause de nos parents, qui ne peuvent plus se réjouir. À cause de Michel, père de Florent, qui est parti trop tôt et que nous n’avons jamais rencontré, sauf Sophie. À cause de toutes ces rencontres à la fois hasardeuses et miraculeuses qui ont tissé ces liens et permis ce moment que nous passons ensemble
- On entend dire parfois que tout fout le campet que plus rien de bien ne se faitaujourd’hui, mais je ne trouve pas ces litanies intéressantes. D’ailleurs on ledit depuis trente siècles et c’est vrai que ça ne s’arrange pas ; et cen’est pas ce qu’on appelle un beau mariage avec location de calèche et passage à l’église, ou à la synagogue ou à la mosquéequi va forcément sauver la mise.
- Lucienne et moi nous nous fichons complètementdu fait que ce mariage ne soit pas consacré par le pasteur du coin, ou le curéou le rabbin ou l’imam, comme certains trouveraient plus convenable de lefaire, et pourtant cette décision de Sophie et Florent de se marier nous a fait,sinon un plaisir sacré, du moins unsacré plaisir. S’ils avaient le faire dans une cathédrale, nous aurions trèsbien, comme s’ils avaient choisi une chapelle dans les bois ou une yourte sur les hauts gazons. Peu importe n’est-ce pas ?
- L’important alors ? C’est que la présence de ces deux-là est déjà une espèce de chapelle ou de yourte chauffée. Ils dégagent de l’amour, et quand j’ai demandé à Stéphane de me parler de son petit frère, j’ai senti de l’amitié. Comme Florent est plutôt du genre taiseux, j’en ai appris pas mal sur lui en faisant parler Jacqueline sa mère ; et tous deux, sa mère et son frère, m’ont dit quelque chose comme : on peut compter sur lui. Bon socle. Bon type. Tête dure sous le bon front. Gendre idéal. Parfait pour Sophie, qui est elle-même la perle qu’on sait.
- D’ailleurs notre confiance était déjà acquise,sans beaucoup de paroles. Je pense que c’est avec de gens comme Sophie et Florent qu’on va faire le monde un peu meilleur, et pas en mettant Paris dans une bouteille. Nos enfants sont curieux et généreux, mais ça vient de loin je crois : ce n’est pas qu’une question d’âge. Nous sommes aussi généreux et curieux, et nos parents l’étaient aussi.Donc ça fait là, déjà, une bonne base. Une espèce de chapelle sans esprit de clocher, ou une sorte de lieu protégé, voire une cathédrale dans la forêt ou au bord de la mer.
- Bref, ce qui nous réjouit finalement le plus, dans ce mariage, tient peut-être simplement à ce qu’il a de juste pour ces deux-là. Et c’est un exemple à suivre au sens le plus large : marions-nousdonc un peu plus, engageons-nous un peu plus tous les jours, collaborons un peu mieux entre générations, villes et villages, gens de toutes les couleurs. Même pas besoin de parler de mariage pour tous puisque ça va de soi. Si la liseuse fait bon ménage avec la machine-outils, hardi, et tant mieux si ça fait des petits !
- Tel étant le sermon du père de la mariée, et ça ira pour aujourd’hui !
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Ce vendredi 7 novembre. – La cérémonie du mariage civil, en fin de matinée à l’Hotel de Ville, s’est passée dans les formes mais sans aucune rigidité officielle, aux ordre d’une officière aussi sexy que sympa. Nos mariés étaient arrivés à la Palud à bord d’une superbe Citroën 11 CV grise évoquant les belles années des gangsters de cinéma, aucun détail du décorum n’avait été négligé, y compris la façade fleurie de l’Hôtelde Ville, la photographe s’est montrée superpro et le repas à l’italienne qui a suivi ne nous a pas moins comblés. Moi qui suis aussi peu mariages qu’enterrements, je ne me suis pas senti mal dans ma jacket signée Ralph Lauren et mes pompes Sanmarino, et tout le monde avait l’air heureux.
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Au long de ces heures vécues ensemble en grande famille mélangée, j’ai été intéressé et content de constater que, malgré les beaux principes sociaux et religieux de nos aïeux, notre petite communauté se montre bien plus amicale qu’elle ne le fut du temps de nos chers disparus, souvent plombée par la jalousie et les rancoeurs, les conflit non avoués et la mesquinerie. L’honnêteté foncière de nos parents, souvent pourrie par de pauvres « histoires », se retrouve aujourd’hui dans nos relations familiales moins formelles et hiérarchisées, mais à la fois plus fluides et affectueuses, surtout plus franches et plus lumineuses.
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Georges Haldas : « Cette vieille paysanne disant à sa fille, au moment de mourir : «Sois tranquille, on se téléphonera ».
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À La Désirade, ce lundi 10 novembre. – Lendemain de lendemain d’hier. J’ai reçu ce matin le deuxième recueil des poèmes inédits de Pasolini, rassemblés sous le titre de La Persécution et combinant poésie d’intervention et notes quotidiennes, chants d’amour et croquis de toute sorte, au jour le jour. C’est de la poésie en phase avec la vie, musicalement très élaborée mais incorporant les matériaux les plus diversement hétéroclites, jusqu’aux détails anecdotiques, faits divers, thèmes de société, etc. C’est de la poésie comme je la conçois aujourd’hui, même si la politique et l’idéologie m’y semblent un peu envahissantes – mais c’étaient les années de plomb en Italie, et Pasolini y était engagé à fond.
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Dans ses interventions des années 65-75, Pasolini parlait de « fascisme » à propos de la société de consommation, qu’il condamnait avec une virulence certes bien venue mais en des termes inappropriés me semble-t-il, qui portent plus encore à faux de nos jours, à la fois trop connotés politiquement et ne cernant guère le monstre en question, pas plus d’ailleurs que la notion de « société du spectacle ». Le fascisme est une donnée historique et sociale précise, dont certains aspects perdurent, mais le concept n’éclaire en rien la réalité de l’hyper-consommation décrite par Lipovetsky et consorts, qui requiert de nouveaux outils de compréhension et de nouvelles formes de résistance. Dans cette perspective, la réflexion d’un Peter Sloterdijk sur la quête d’immunité me paraît d’une autre pertinence ; mais on en attend autant des écrivains à venir, après Ballard et Houellebecq, qui traiteraient cette matière avec un peu de sérieux…
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Jules Renard :« Dieu nous jette aux yeux de la poudre d’étoiles ».
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Mémoire vive (50)
Lambert Schlechter dans Le Murmure du monde : «…que vous branchiez ou ne branchiez pas, qu’importe, cela nous fera autant de câblages et de connexions, et quand ça court-circuite, paradoxalement, cela donne des étincelles comme quoi il faut sans cesse risquer des branchements, ce seront autant d’éclaircissements clarifications, des contaminations et contagions aussi…»
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À La Désirade, ce mercredi 1er octobre 2014. - Me réveille dans la nuit noire sous l’effet d’un cauchemar du genre rêve d’époque, bon pour le Panopticon, roman hard à venir.
J’y ai retrouvé Flynn le pirate devant l’installation de cymbales des Ateliers M. M’a raconté que, la nuit précédente, sa conjointe rockeuse et lui avaient donné un concert où, casqué, il était martelé par les baguettes de la batteuse. Nous avons parlé ensuite du prochain roman de Pynchon, après que je l’eus complimenté pour la phosphorescence en 3 D de ses collages. La séquence précédente du même rêve, dont je me suis sorti je ne sais comment, se situait sur la rampe de terre de la gare de Moknine où des noctambules, que j’avais pris pour des compères, fomentaient le vol de notre Facel-Vega après liquidation des témoins. Flynn m’a fait remarquer que la Pontiac aussi pouvait faire office de Ready Made, sur quoi Jamaïque, l’assistant du jeune boss des Ateliers M., nous a servi de la vodka au miel Krupnilk, ma préférée, avec glaçons d’origine.
De tels rêves, me dis-je à l’instant de prendre, sur Skype, congé de mes beautés, en partance pour Angkor et environs, sont à considérer au titre d’Aide à la Création.
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Content d’être arrivé au terme de la transcription émincée de mes cinq volumes de carnets publiés, soit à peu près le dixième de l’ensemble, sous le titre de Mémoire vive. Or je vais y travailler désormais en temps réel, avec les précautions nouvelles que requiert l’exercice consistant à distinguer ce qui est publiable sur la Toile et ce qui ne l’est pas; et déjà ma décision est prise de ne pas y divulguer une ligne de La Vie des gens, si bien parti que soit ce nouveau roman.
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C’est dans la perspective de la rupture des conformités, des conforts et des formats de la nouvelle bourgeoisie bohème que j’entends développer mon roman La vie des gens. Fils d’un écrivain fameux étincelant dans le simulacre de rébellion, Jonas refuse d’entrer dans le jeu de son père jouant les maudits alors que tout lui réussit, jouant les purs alors qu’il est de toutes les compromissions, jouant l’humilité alors qu’il suinte de vanité. Pour autant, je me garderai bien de soumettre les comportements de l’écrivain en vue à une morale à la petite semaine, le roman découvrant peu à peu l’humanité de ce monstre présumé au regard des multiples personnages, notamment féminins.
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Ce n’est pas poser au plus pur que de ne pas jouer avec les tricheurs. On peut très bien mener une carrière littéraire sans donner dans la flatterie ou l’indignité servile, et je me le dis aussi à moi-même car il y a un caniche avide de biscuit chez tout écrivain et tout artiste.
Comme me le disait un soir Marian Pankowski qui s’y connaissait en la matière : et que croyez-vous donc que nous soyons, nous autres écrivains ? À vrai dire, mon cher, nous sommes tous des caniches bondissant dès qu’ils sentent le biscuit !
Et le cher homme, grand seigneur aux cheveux argentés prenant soudain la posture du caniche, de lancer comme ça : « Le biscuit ! Le biscuit ! Le biscuit ! »
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Je lis, dans les aphorismes de Kafka, qu’il y aurait un but mais pas de chemin. Foutaise. Juste en revanche ce qu’il dit de l’impatience, qui me fait penser à celle de pas mal de jeunes gens. Le tout, tout de suite de toute une génération marquée par l’esprit Star Ac et le quart d’heure de célébrité à la Warhol.
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Retour au Journal de Jules Renard. Pépites et trouvailles, parfois trop cherchées ou recherchées à mon goût. Mais quel inépuisable fonds d’observations.
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Dans son entretien avec Louis Pauwels, Céline dit ne pas croire en Dieu tout en se reconnaissant mystique. À peu près ma position, sauf que je crois que Dieu croit en moi. Croire en Dieu ou ne pas croire n’est pas la question. Ce qui importe est de se croire aimé par « Dieu » et d’aimer l’amour de cet être dont on ne sait sait pas qui « Il » est...
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Ce mercredi 8 octobre.- Commencé de visionner la série de 37 films consacrés par la BBC aux pièces de Shakespeare, avec Titus Andronicus, terrible mélo pour ainsi dire gore, que T.S. Eliot trouvait d’une complète stupidité pour sa violence insensée, et qui a cependant des traits shakespeariens étonnants, notamment avec les personnages de Tamora la reine des Goths, Lady Macbeth avant l’heure,et de son amant le Maure Aaron, dont les menées diaboliques s’enveloppent de lyrisme incandescent. On pourrait voir aussi, dans les souffrances du vieux Titus, une préfiguration du roi Lear.
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Dans le premier chapitre, intitulé Ouvertures, de son Protée et autres essais, Simon Leys parle des débuts et des fins de romans en faisant finement la part du bonheur naturel et du bluff, de la recherche de l’effet et de la trouvaille. Le grand roman de Snoopy commence invariablement par le même incipit, « C’était durant une nuit sombre et tempétueuse », repris des Derniers jours de Pompéi de PaulClifford, mais un Marcel Aymé n’a rien à lui envier avec l’entrée en matière de sa nouvelle intitulée Le nain :« Dans sa trente-cinquième année, le nain du cirque Barnaboum se mit àgrandir». Ou, dans le même registre pince-sans-rire, de George Orwell dont l’auteur parle mieux que personne dans notre langue, ce début deComing up for Air : « Cette idée me vint en fait le jour où je reçus mes nouvelles fausses dents ».
S’il ne se laisse pas abuser par les effets « coups de trompette », Simon Leys rappelle que « tout ce qui est bien écrit a une chance de durer », et c’est fort de cette base littéraire qu’il promet, non sans malice de la part de ce contempteur des idéologies mortifères, un bel avenir au Manifeste de Karl Marx dont la première phrase, « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme », vaut celle du Contrat social de Rousseau : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers »…
Je me rappelle la formidable déculottée administrée par Simon Leys à Bernard-Henry Lévy, après la parution de ses calamiteuses Impressions d’Asie, en lisant ces jours cette suite d’essais pénétrants sur la littérature pourrie par l’obsession publicitaire (une page d’anthologie signée Koestler), Don Quichotte et Victor Hugo, ou encore le Protée insaisissable du titre désignant André Gide, au talent et au courage duquel il rend justice en soulignant son manque total de consistance morale ou de cohérence en matière politique, sa grandeur d’homme de lettres et son égocentrisme vertigineux, notamment à l’égard de la pauvre Madeleine et de sa fille-fantôme.
Autant que dans L’Ange et le cachalot ou dans Le studio de l’inutile, Simon Leys se révèle une fois de plus, à côté de ses travaux de sinologue, l’un des meilleurs essayistes de langue française, jamais à la remorque des modes, d’un bon sens et d’une indépendance d’esprit proportionnés à son immense savoir et à la sûreté tranquille de son goût.
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Ce jeudi 9 octobre. – Prix Nobel de littérature à Patrick Modiano. Incroyable. Très bel écrivain sans doute, que j’ai toujours défendu pour ma part, mais pas du tout le « format Nobel » de Philip Roth ou Milan Kundera. Je sais bien qu’on a vu pire avec un Dario Fo ou une Henriette Jelinek, entre beaucoup d’autres oubliés depuis longtemps, mais Modiano fait tout de même bien « petit maître » dans le sillage de Simenon ou de Nabokov, de Borges ou de Thomas Bernhard - tous relégués de leur vivant -, ou encore des Nobel d’envergure à la Garcia Marquez, Naipaul ou Doris Lessing…
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Comme me le disait Pierre Gripari : le scout est bon, mais n’est pas poire. Or je suis trop souvent trop bon avec trop de gens qui me prennent pour une poire. Donc attention le scout…
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Ce mardi 21 octobre. – Tendre message, ce matin, de ma bonne amie revenue à Bangkok du Cambodge. La séparation a cela de bon, parfois, qu’elle nous fait mieux apprécier notre chance de ne pas être seul. Pour elle le voyage se passe au mieux, avec ses deux anges gardiens aux petits soins, mais je crois que j’ai bien fait de m’abstenir, même si le Cambodge et ses habitants l’ont enchantée.
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Jules Renard : « Je déteste l’émotion : c’est trop long, beaucoup plus long que la joie et le rire ».
Ce qui n’empêche qu’il lui arrive, à ce drôle, d’être bien émouvant.
Ainsi des derniers mots de son Journal, le 6 avril 1910, quarante jours avant sa mort à 46 ans : « Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ca séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de Carotte »…
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À JMO qui me raconte la dernière intervention de notre ami Claude Frochaux, dans une librairie genevoise, concluant une fois de plus qu’il n’y a plus rien, plus de culture vivante, plus de littérature qui compte, plus aucun écrivain de moins de 50 ans qui ait le moindre intérêt,je réponds que ces litanies de vieilles peaux (les mêmes que celles de Jean-Luc Godard et d’Alain Tanner, de Freddy Buache et de Régis Debray) se répètent depuis au moins le Xe siècle avant notre ère. C’est vrai qu’on pourrait penser, depuis que l’homme se mêle de penser, que tout est foutu. Des pères l’ont pensé déjà à l’époque de Confucius (ou entre deux époques), qui était celle aussi de Platon à peu de chose près, et des fils se sont sentis de la génération perdue après la destruction du Temple de Jérusalem ou après l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie, et ne parlons pas du sentiment d’Imre Kertesz rentrant de Buchenwald à Budapest pour y subir la peste rouge, mais nous continuons d’écrire, le fils du Nobel de littérature japonais Kenzaburo Oé dont la vie a été plombée par la bombe atomique est devenu compositeur et pas des moindres, Lady L. médite ces jours devant les temples balnéaires thaïlandais reconstruits sur les ruines du tsunami, et tout est bien puisque nous sommes vivants et plus que jamais décidés à dire que rien ne va pour que tout aille mieux, etc.
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Ce samedi 25 octobre. – Le hasard a voulu que, ce soir, alors que Lady L. et notre benjamine se trouvaient dans le vol de retour Bangkok-Vienne, j’entame la lecture de Constellation d’Adrien Bosc, évoquant les tenants et les retombées de l’accident d’avion qui, en octobre 1949, a coûté la vie au boxeur Marcel Cerdan, attendu à New York par Edith Piaf, et à une trentaine d’autres personnes dont l’auteur évoque les destinées diversement captivantes, au fil d’un récit à la fois bien documenté et convenu à mon goût, jusqu’à l’apparition de Cendrars et de ses fils. Cela étant, mon imagination a recommencé de trotter dans la partie dramatique du récit comme, l’autre nuit, elle m’a réveillé en sueur d’angoisse. Mais bon : ce livre, en piste pour le Goncourt et qualifié de roman on ne sait trop pourquoi, ne m’a pas retenu jusqu’au bout faute de décoller jamais réellement; et pour le vol de nuit de mes beautés je lui souhaite une meilleure fin…
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En lisant Rien que la vie de ma chère Alice Munro, je retrouve à tout coup ce regard latéral qui porte sur les gens que, d’habitude, on ne remarque pas, comme ici le narrateur de Fierté dont on comprend qu’il est affligé d’un bec-de-lièvre et que ça l’a toujours tenu à l’écart de la société ordinaire, mais qui est trop fier pour accepter d’envisager une opération de chirurgie esthétique. Or cela m’a rappelé, naturellement, notre chère tante E. dont toute la vie a été gâchée par le même défaut au visage, à la fois anodin et fatal – à ses propres yeux tout au moins.
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Peter Sloterdijk : « Depuis toujours, l’idée de vouloir susciter l’intérêt pour mon travail m’a été assez étrangère, je viens d’une époque à laquelle les auteurs pensaient bêtement que c’était aux lecteurs de parcourir le chemin vers les livres, et pas aux auteurs de parcourir le chemin vers les lecteurs ».
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D.H.Lawrence : Ne faites aucune confiance à l’artiste. Faites confiance à son œuvre. La vraie fonction d’un critique est de sauver l’œuvre des mains de son créateur ».
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Ceux qui ramassent des éclats de beauté
Celui qui a cueilli les plus beaux galets de sa vie le long des berges de la Drina ensuite souillées par la guerre / Celle qui sait quel rapport lie deux tessons ramassés sur les plages d’Ostie et de Utah Beach / Ceux qui ont laissé les mers et les océans faire la vaisselle du monde / Celui qui déchiffre la calligraphie des débris de tempêtes / Celle qui constate que ce tesson de céramique précolombienne trouvé à Puntanares provient de la même pièce que celle qu’elle a trouvée une autre année non loin de là / Ceux qui se demandent si le terme de tesson convient aux cailloux de mémoire du Grand Poucet/ Celui qui fait le ménage genre océan qui déménage / Celle qui fait collection des grands pierres roses ou bleues des bords du Rhin vers Bad Ragaz mais on garde le secret et n’en ramasse que la nuit c’est promis / Ceux qui disent « trop beau » avant de relancer à l’eau ces débris de trop de beauté/ Celui qui te dit j’vois pas ce que tu trouves à ce bout de porcelaine de pot de chambre dont l’entier vaudrait même rien sur le marché / Celle qui n’a pas sa langue dans sa poche mais un ravissant bijou de pierre lunaire sculpté par la mer des Caraïbes artiste à ses heures / Ceux qui se taisent devant le bleu de fleur bleue d’un fragment de probable théière genre Meissen de la bonne époque / Celui qui demande à Sylvain quel tesson il ramène des rives de la Volga / Celle qui te dit en joual que t’es son chum / Ceux qui font valoir leur droit de bris, etc.
(Cette liste résulte de la lecture roborative des Tessons de Jean Prod’hom, ouvrage hautement appréciable tant pour l'oeil du corps que pour le bonheur d'esprit, achevé d’imprimer au Locle le 10 octobre 2014 par l’imprimeur Gasser, au bénéfice certain des éditions d’autre part)
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Ceux qui ne doutent de rien
Celui qui endosse son frac de pianiste pour continuer d’écrire / Celle qui liquide les affaires courantes afin d’être libre de rêver à la Suisse ce qui signifie selon le Dictionnaire : ne rien faire / Ceux qui préparent leur matos genre Cézanne le matin chafouin / Celui qui se prépare au jour qui se prépare dans le noir / Celle qui chantonne Mon Homme entre deux sommes / Ceux qui accordent leurs instruments au milieu des silencieux / Celui qui a toujours pensé renouveau / Celle qui est plus belle de se renouveler / Ceux qui distinguent la foutaise de la nouveauté conditionnée et le neuf qui a du sens et du suc / Celui qui ouvre un livre avec l’espoir de s’y trouver bien / Celle qui se dilate à la lecture comme la grenouille subit l’effet bœuf de La Fontaine / Ceux qui changent de vie comme de parfum / Celui qui se réjouit de découvrir Bratislava / Celle qui se prête à tous les jeux sauf de dupe / Ceux qui sont tellement jobards qu’ils en deviennent barjos / Celui qui voit à l’instant (cinq heures du matin) le diadème de Novel en Savoie sur fond de ciel noir étoilé / Celle qui fume sa première clope sur le fauteuil de cinéma qu’elle a installé au bord du terrain vague / Ceux qui dépoussièrent les mots de l’aube / Celui qui tapote le genou de la mélomane aveugle / Celle qui se grise de l’air du matin même sans merle à ce moment de l’année / Ceux qui vont mourir et ne saluent pas César vu qu’il les a précédés à la morgue de l’hosto / Celui qui était pacifiste à treize ans et qui est tombé dans les tranchées d’un bureau / Celle qui est morte d’autosatisfaction prématurée / Ceux qui lisent L’Image de Beckett sur recommandation d’une Winnie chauve / Celui qui repart d’un bon pied de nez / Celle qui oppose sa malice foncière aux effets de la crise financière / Celui qui est tellement fait au feu qu’il répète qu’y a pas de quoi s’enflammer / Celle qui se rend à la messe à Matines pour être en forme et digne de son prénom de Martine / Ceux qui font contre mauvaise fortune bon chœur mixte avec Michel Corboz à la dynamo / Celui qui se réjouit de se réjouir ce matin sans savoir pourquoi / Celle qui montre son néné à Jésus le clodo pour l’encourager à se bouger l’osso buco / Ceux qui saluent le ciel oriental qui se lève à l’instant sur l’Occident continental, etc.
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Bouboule commando bouille d'ange
À propos de Bouboule, premier long métrage de Bruno Deville. À voir (absolument) ces jours
prochains en salle.Dès l’apparition de Bouboule, tendre tas de rose chair pantelante aux seins flasques, bouille d’ange souriant pataud-piteux, entre un docteur grondeur et sa mère désolée, Bruno Deville impose une présence hors norme, merveilleusement incarnée par le jeune David Thielemans, 12 ans.
Chouchouté par sa mère un peu perdue (Julie Ferrier), moqué par ses deux sœurs plus à la coule que lui , souffre-douleurs de certains de ses camarades, en manque de présence paternelle, Kevin, alias Bouboule, croit trouver un modèle auprès de Patrick, le vigile de supermarché (Swann Arlaud) dont le chien de commando Rocco deviendra son ami.
Premier long métrage du réalisateur à double nationalité belge et suisse, Bouboule n’est pas un film « sur » l’obésité mais l’histoire d’un enfant empêtré dans son corps qui tâche de s’affirmer par mimétisme viril. Si ses modèles se révèlent décevants, voire minables, Bouboule n’en franchit pas moins une étape personnelle marquante en dépit de ses mentors menteurs et de son lamentable paternel. Evitant toute simplification et tout pathos, dans une tonalité oscillant entre dérision et tendresse où l’image et la musique (signée –M-, alias Mathieu Chédid) se fondent en unité poétique, Bouboule est un film touché par une sorte de grâce profane.
Entretien avec Bruno Deville
- Quelle a été la genèse de Bouboule ?
- Ce projet me tient à cœur depuis longtemps, dont le thème a d’ailleurs nourri un premier court métrage, La Bouée, qui évoquait déjà le vécu d’un enfant obèse de 8 ans dans une forme inspirée par la chanson Ces gens-là de Jacques Brel, sans véritable histoire. Or ce film de diplôme reflétait ma propre expérience. De fait, dans mon enfance et mon adolescence, je me suis souvent trouvé moi-même en surpoids du fait de problèmes thyroïdiens non décelés à l’époque, et je garde aujourd’hui, y compris sur mon corps, les cicatrices de l’obésité. Je sais ce que c’est que d’être humilié à cause de celle-ci, je sais la difficulté de se montrer en maillot de bain à la piscine quand on est obèse, je me rappelle les moqueries de mes camarades aux vestiaires, j’ai détesté mon corps et continue, à 38 ans, de le surveiller dans la glace.
Pourtant je n’avais pas l’intention de faire un film « sur » l’obésité. Très marqué par Toto le héros du réalisateur belge Jaco van Dormael, j’avais envie de traiter mon sujet dans cette optique poétique, plutôt que sur le mode du social-réalisme à la manière des frères Dardenne.
Après La Bouée, qui a fait un joli parcours dans les festivals, j’ai réalisé un autre court métrage, Viandes, avec Antoine Jaccoud qui m’avait déjà coaché pour mon travail de diplôme et a écrit par ailleurs, lui-même, une pièce traitant del’obésité. Je suis donc retourné vers lui avec mon matériau autobiographique et nous avons commencé, vers 2005, à travailler ensemble sur le projet de Bouboule.
Parallèlement, je me suis documenté auprès de certaines institutions, comme l’USADE, prenant en charge les enfants et adolescents sujets à des problèmes cardiovasculaires liés à l’obésité, et j’ai filmé nombre de ceux-là en recueillant leurs témoignages. Une fois encore, cependant, il ne s’agissait pas de réaliser un documentaire de plus mais de raconter l’histoire d’un gosse dont le talon d’Achille était le surpoids. À ce thème s’en est ajouté un autre, qui remonte à ma rencontre d’un maître-chien, prénommé Patrick et spécialisé dans le dressage des chiens decombat. L’idée d’évoquer alors son univers, en relation avec l’obsession actuelle de l’ultra-sécurité, a germé etm’a fourni le complément de l’histoire avec le personnage du vigile. Face au gosse en déficit de virilité, encore fragilisé par l’absence du père – que j’ai connue moi aussi -, le vigile Patrick incarne ainsi le modèle ultra-masculin qui va permettre àBouboule de se construire. À partir de là, avec Antoine Jaccoud, nous avonscommencé de travailler sur les deux personnages contrastés de l’ado candide et du vigile faux-dur.
-- Dans quelles circonstances êtes-vous tombé sur David Thielemans, le formidable interprète de Bouboule ?
- Le casting du rôle a été très long et parfois éprouvant. Hitchcock disait qu’il ne faut pas tourner avec des enfants, des animaux ou des bateaux, trois « acteurs » imprévisibles. Je n’en ai pas moins affronté deux contraintes dont l’une, avec les enfants, m’a fait revivre des moments personnels difficiles quand je demandais aux gosses de s’impliquer devant la caméra, auxquels il arrivait de paniquer ou même des’effondrer.
Sur quoi, un peu par hasard, comme je me trouvais avec un collaborateur à Bruxelles, David est apparu dans un groupe d’enfants sortant de l’école. Je l’ai tout de suite abordé et lui ai dit ce que je cherchais. Croyant d’abord que je la lui jouais « caméra cachée », il a vite compris que c’était du sérieux et m’a conduit chez sa mère avec laquelle il vivait en relation fusionnelle. Le lendemain, après une heure et demie d’essais, alors qu’il n’avait jamais joué jusque-là, je l’ai trouvé formidable en sa belle candeur, avec ce regard que j’aime beaucoup, comme absent, les yeux mi-clos, qu’on retrouve d’ailleurs chez Swann Arlaud devenu notre vigile. Comme Bouboule, il y avait chez lui ce mélange d’ingénuité de l’enfant qu’on peut encore surprendre, et la détermination du môme blessé par la vie. Par ailleurs, sa mère était très proche du personnage du scénario, et le père absent complétait le tableau. Pendant les huit semaines de tournage, séparé de sa mère pour la première fois de sa vie, David a sûrement vécu la première grande expérience de sa vie sans comprendre pour autant ce qu’est un acteur. S’il a assimilé tous les dialogues du film en très peu detemps, avec l’aide de sa répétitrice, et s’il a pigé les règles du plateau, mon travail a été de lui expliquer ce que vit Bouboule. Ainsi, pendant tout lefilm, David joue Bouboule sans rien composer. Cela donne, je crois, quelquechose d’aussi touchant que vrai.
- Qu’en est-il du travail sur l’image, essentielle dans ce film ?
- Lorsque j’étais enfant, je me suis créé des espèces de « bulles » trans-digestives liées à la nourriture, que jetenais à recréer visuellement par la magie des images. Je voulais éviter une poétisation artificielle « plaquée », en recréant ces« bulles » par les situations. Ainsi l’apparition de l’éléphant est-elle liée à ce moment où Bouboule se régale sur un banc, son plaisir de manger lui faisant « voir des trucs », comme il le dit à son copain.C’est dans cette optique que nous avons travaillé la colorimétrie et les cadrages de tout le film, avec le chef opérateur Jean-François Hensgens, la décoratrice Françoise Joset et la costumière Elise Ancion, notamment. J’avais,en point de mire, le travail des photographes Martin Parr et Gregory Crewdson, dont j’aime particulièrement les climats tendres-acides aux couleurs saturées,qui restituent le mélange de réalité et d’irréalité auquel je tenais.
- La musique de-M- va dans le même sens…
- J’en ai rêvé, et quand j’ai rencontré Matthieu Chedid, auquel j’avais envoyé quelques images qui l’ont immédiatement accroché,je lui ai dit que je ne voyais aucun musicien contemporain qui puisse, mieux que lui, ajouter à mon film sa magie tendre, à la fois fragile et vibrante. Malgré son agenda de star, il a trouvé le temps de ciseler la musique de bout en bout et de composer la chanson de Bouboule. Cette rencontre tient du miracle autant que celle de David Thielemans, s’ajoutant à ma complicité amicale avec Antoine Jaccoud et à ma nouvelle collaboration avec Jean-François Hensgens, entre autres. Je pense d’ailleurs qu’un film est fondamentalement une oeuvre collective.
- Qu’en est-il du regard sur le monde que vous portez à travers Bouboule ?
- En fait, je n’ai pas la prétention d’exprimer une « vision du monde » personnelle. J’aborde de nombreux thèmes importants, dans ce film, tels que la différence liée au surpoids, la violence, le racisme, la carence affective, la construction de soi ou la sécurité, mais je ne délivre aucun message à caractère édifiant : je laisse parler mes personnages avec leur mélange de trivialité et de drôlerie, leur bêtise et leur bassesse éventuelle, mais aussi leur candeur et leur humour – toute leurhumanité.
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Mémoire vive (49)
À La Désirade, ce mercredi 20 août 2014. - Le petit livre intitulé Fantômes du passé, que mon vieil ami Gérard Joulié, plus vu depuis des années, m’a envoyé avant-hier, m’a beaucoup touché. Il s’ouvre sur une sorte d’autoportrait romantique tout à fait remarquable, d’un style très pur, et les morceaux de poésie qui suivent sont également de premier ordre, marqués au sceau de la Qualité.
J’en recopie ceci : « La rivière descend des montagnes, C’est pourquoi ses eaux ont la rapidité d’un torrent et la fraîcheur de la neige. Mais dans la vallée sur la rive, on ne sent jamais le vent. Du côté de l’ombre, la rivière longe la falaise, et du côté de la lumière, elle glisse au milieu des galets et des joncs, et parfois c’est une prairie ou un bout de jardin qui s’avance comme un petit promontoire d’où l’on peut voir venir et s’en aller les ondes. Et le promeneur aime à jeter dans les eaux un morceau de bois ou un rameau avec ses feuilles qu’il suit des yeux jusqu’au dernier contour.
C’est une rivière qui ne fait pas de bruit, qui coule au bas d’une ville qui ne fait pas de bruit. La ville est sur la falaise, très haut. Elle dresse la tour de sa cathédrale, une tour avec une couronne de clochetons, et tout autour les autres églises apparaissent toutes menues. Quand on est au bord de la rive, il faut bien lever la tête pour voir la ville : on ne la voit que si on veut la voir ».
Reposant l'élégant opuscule, je me suis rappelé l’espèce de poème que j’avais écrit en souvenir d’un voyage à Florence et Rome que nous avons fait ensemble – en 1974, me semble-t-il
Aux jardins Boboli
Pour G.J.
Ce que j’aime chez vous,
c’est ce lord, mon ami.
Chez vous l’élégance et la mélancolie diffusent
comme une douce aura de nuit d'été.
Nos conversations le soir
à l’infini s’allongent
au hasard des bars.
Et quand nous nous retrouvons à la nuit
(rappelez-vous cette soirée d’été aux jardins Boboli,
lorsque nous parlions de ce que peut-être il y a après)
sur la marelle des pavés
nous jouons encore
à qui le premier
touchera leparadis.
Aux jardins Boboli, cette nuit-là,
vous m’aviez dit que vous,
vous croyez qu’on revivra,
comme ça, tout entiers.
Pour moi, vous-ai-je dit,
je n’en sais rien: patience.
Je ne crois pas bien mais,
comme au cinéma,
j’attends: les yeux fermés,
comme aux jardins Boboli de Florence,
je souris en secret.
Comme aux jardins Boboli,
je ne vois qu’une lueur
à l’envers de la nuit.
°°°
La lecture de Tchékhov est pour moi vivifiante, peut-être plus encore que celle de Dostoïevski ou de Tolstoï, en cela qu’elle est pure de toute idéologie religieuse ou politique, et qu’elle achoppe à des vies fragiles ou égarées,souvent même perdues. Il y a chez lui une attention aux gens, de toutes espèces, pauvres ou riches, qui va, sans exagération, vers plus d’empathie et de compréhension.
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À La Désirade, ce mardi 2 septembre. – J’hésite, en lisant Le Royaume d’Emmanuel Carrère,entre le constat de platitude et celui d’honnêteté sincère de bon aloi. Il y a de tout ça dans ce livre à l’évidence trop long, mais je ne le jugerai qu’après l’avoir lu entièrement. C’est d’ailleurs un exercice qui s’impose aujourd’hui où n’importe qui se fend d’un avis sur n’importe quoi par ouï-dire : de juger sur pièce, en sûre connaissance de cause.
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Ce soir au cinéma avec Julie. Sils-Maria d’Olivier Assayas. Pas mal. La confrontation des femmes de plusieurs âges est bien modulée. Mais le plus intéressant a été notre conversation d’avant et d’après le film, où ma grande petite fille,assistante à l’Université, m’a notamment expliqué le droit international…
°°°
Certaines musiques, certaines mélodies, certaines phrases de piano ou de violon ou de quelque autre instrument n’en finissent pas de nous revenir à travers les années, on ne sait trop pourquoi, mais ce que je sais, pour ma part, c’est qu’il y a au moins quatre décennies que m’accompagnent les airs de violon du concerto de Saint-Saëns, parfois snobé par les spécialistes. C’est vrai qu’il est d’une tendresse romantique, dans son deuxième mouvement, et d’une expressivité presque gitane, dans ses autres parties, qui peuvent paraître trop suave aux uns ou trop extravertie aux autres, mais je n’en ai cure en ce qui me concerne, et ce soir encore j’ai vérifié que j’avais raison : cette œuvre est une pure merveille de délicatesse et de vigueur, de yin et de yang.
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Jonas, mon protagoniste de La Vie des gens, se protège contre toute forme d’hystérie. Sa façon de ralentir le cours des choses est caractéristique. Il est naturel, de bonne composition, jamais violent, jamais dépendant. Il y a en lui quelque chose de mystique. Il est essentiellement sensible à la beauté du monde. Plus précisément : à l’harmonie de la nature. Mais il s’est beaucoup intéressé, aussi, aux malformations naturelles et aux monstres. En revanche très choqué par la méchanceté, la jalousie, l’hypocrisie, la cruauté.
Il ne sait pas qu’il est un personnage de roman. Il sent les choses comme un romancier, alors qu’il n’écrit pas. Il est poète sans avoir jamais composé de vers. Il est musicien sans connaître le solfège, et peintre sans avoir jamais peint.
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Passer de la note au roman, c’est passer du dehors au dedans.
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À La Désirade, ce vendredi 26 septembre. - Commencé hier soir, j’ai fini ce matin de lire Pétronille, le vingt-deuxième roman d’Amélie Nothomb. Très bien. Enfin : très bien pour ce que sont les romans d’Amélie Nothomb, avec des traits de pertinence et, parfois des fulgurances, mais rien qui marque très profond sauf, ici, une évocation de l’amitié entre deux femmes-garçons, toutes deux romancières.
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Jules Renard en son Journal: "C'est au doux climat de cette femme que je voudrais vivre et mourir".
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À La Désirade, ce dimanche 28 septembre. – La journée, toute belle journée d’automne, a été marquée par la rencontre à Morges, dans le dédale des Ateliers Moyard, de Flynn Maria Bergmann, au premier livre duquel (Fiasco) j’avais fait très bon accueil et dont j’ai découvert cette fois 300 petits objets-tableaux constituant une sorte de journal plastique combinant mots et images. Gentiment reçu par le jeune maître des lieux, j’ai eu grand plaisir à rencontrer Flynn qui m’a dit que mon travail, mes listes, mes propres montages et, plus récemment la série de Mémoire vive, n’auront cessé de l’accompagner et de l’inspirer. Plusieurs de ses tableaux font d’ailleurs écho à mes écrits, et la page de garde de Riches Heures fait même l’objet d’une sorte d’enluminure. Bref, je ne serais pas étonné que ce début de connivence ait une suite.
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Le portrait très nuancé, sévère mais juste, de Gide par Simon Leys, dans son Protée et autres essais, où il fait la part du grand homme de lettres et du vieillard maniaque courant après les petits garçons, m’intéresse autant que ses développements sur Stevenson, Confucius, Don Quichotte ou Orwell. C’est le type de l’honnête homme que ce grand passeur disparu récemment, dont je vais lire tous les écrits qui me sont encore inconnus.
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Oscar Wilde : « L’éducation est une chose admirable. Mais il est bon de se souvenir de temps à autre que rien de ce qui mérite d’être su ne peut s’enseigner ».
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Mémoire vive (48)
Leopardi :« La barbarie ne tient pas principalement dans le manque de raison, mais dans le manque de nature ».
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Mémoire vive
Au miroir de mémoire
le soleil des instants
rallume le papier d'Arménie:
douce douleur de combustion
soudain fulgurante.
Ensuite,
lueurs du revenir
de loin en loin.
Dans la nuit d'oubli,
les failles,
ces mains agitées,
ces voix éparses dans le vent d'oubli.
Revenir alors
va de l'avant.
Mémoire vive.
Prodigue passé,
présence à venir.
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Locarno, all’Alba, ce mercredi 6 août. - Départ ce matin vers midi. Passons par Ulrichen où je m’arrête au cimetière dans lequel repose notre lointain aïeul l’abbé toscan qui engrossa la mère-grand de notre grand-mère – illico chassée des lieux pour inconduite -, montons au col du Nufenen dont je découvre les majestueuses hauteurs, puis gagnons Locarno en tirant la langue aux automobilistes immobilisés par les calamiteuses files d’attente du sud du Gotthard. Tout au long de la route, je lis à ma bonne amie, entre autres, le petit roman de Bertrand Redonnet, Le Diable et le berger, toujours très Maupassant poitevin et néanmoins très Redonnet, charnel de langue et rebelle de ton. Enfin nous avons retrouvé notre point de chute de l’Alba avec reconnaissance, le sourire amical des employées portugaises et de la patronne à perruque de bronze noir, la piscine bleu Hockney et la vue sur le lac et les monts – la terrasse de Da Luigi et, ce soir, la Piazza Grande où quelque 8000 spectateurs assistaient à Lucy de Luc Besson, genre BD d’anticipation où je m’étonne de ne m’être pas ennuyé une minute en dépit de l’ineptie de la chose.
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Ne plus accorder la moindre attention aux foutriquets médiatiques. Pas une pinute à merdre. Il s’agit cependant de lutter contre le vide et la stupidité, plus encore : contre les hyènes des médias, les fumistes et les cyniques.
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All’Alba, ce dimanche 10 août. – En songeant ce matin à mon projet de papier sur L’Ami barbare, magistralement remanié et amélioré par JMO, le mot de légende me vient, qui en amorcera la première phrase : la légende est une manière, pour l’homme, d’exorciser la mort en transformant le plomb de la vie quotidienne en or, etc.
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Jules Renard : « Tâchons de voir un peu clair en Dieu ».
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Du blanc
Cézanne
laissera
de plus en plus de blanc
entre les touches de couleur.
C’est
comme de l’air
entre les pierres
et le ciel.
Ou même : entre les gris
et les bleus et les jaunes
et les verts des pierres.
Silence
entre les mots.
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À La terrasse de la FEVI, ce lundi 11 août. - Pas convaincu, du tout, par le nouveau film d’Andrea Staka, Cure – The Life of Another, dont la « quête d’identité » de la protagoniste, plus encore que peu crédible, me semble traduire une démarche psychologique bancale, sans rapport avec la réalité de la guerre en ex-Yougoslavie. C’est l’histoire du meurtre d’une jeune Croate, qui a passé les années de guerre à Dubrovnik, par son amie revenue de Suisse, qui la pousse du haut d’une falaise avant d’endosser plus ou moins son identité – ce « plus ou moins » se rapportant à l’improbable réalité de la chose, relevant du fantasme et de la fabrication tout intellectuelle.
Après Das Fraülein, qui évoquait une réalité sans doute ressentie et vécue par la réalisatrice, celle-ci me semble s’être égarée dans une narration par trop artificielle, dont la forme léchée n’arrange rien s’agissant de ces années de guerre. Ce qui est sûr, à ce propos, c’est que je n’ai rien retrouvé du climat ni de tout de ce que j’ai observé en 1993 à Dubrovnik. Surtout, je me suis ennuyé, et ma bonne amie s’est montrée à peine plus indulgente que moi…
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All’Alba, ce mercredi 13 août. – Pluie diluvienne ce matin. Me réjouis de me retrouver à La Désirade et d’y reprendre la peinture,la préparation de mes nouvelles, mes lectures de l’éléphant et autres travaux vitaux.
Sans nous concerter, ma bonne amie et moi avons décidé que cette édition de Locarno, notre dixième ensemble, serait probablement notre dernière. Le festival devient une grande bastringue où le nombre prend le dessus, comme un peu tout dans cette société de consommation à outrance. Du moins avons-nous apprécié, ce matin, la projection de Bound for Glory, très belle évocation biographique du chanteur de folk Woodie Guthrie, par Hal Ashby, et ce soir une charmante comédie de Comencini
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Certains textes sont, ou paraissent, insondables, liés par exemple à telle ou telle tradition spirituelle ou mystique. Plus ou moins obscurs au premier regard, codés, chiffrés, supposant une initiation, ils sont censés contenir un secret, et peut-être le secret des secrets, quittait ? Or, comment trouver la clef du langage secret ? À quoi rime le secret entretenu par certaines langues ? Et que faire de ce secret :le respecter ou le violer, le préserver ou l’éventer ?
Telles sont les questions qui se posent, incidemment ou plus explicitement, à la lecture du dernier récit traduit de l’écrivain-poète italien Erri de Luca, Le tort du soldat, dont le noyau secret a, sous la langue, la douceur et la saveur de fruit de la pulpe del’oursin, entouré comme on sait de redoutables piquants.
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All’Alba, ce jeudi 14août.- Nous avons rejoint ce midi nos amis Jasmine et Pascal Rebetez dans un grotto de Verscio où nous avons bien mangé (polenta à la tessinoise) et passé de bonnes heures. Pascal me raconte une histoire assez tordante à propos de Godard, à qui il demandait un jour – à propos d’un projet de film pour l’Expo – ce qu’il en serait des droits d’auteurs des innombrables citations émaillant le film. Alors Godard (bonne imitation par Pascal de l’accent traînant de celui-ci) de répondre : « Ben quoi, ils peuvent me faire un procès, c’est sûr ; et s’ils me font un procès, je fais un film du procès… »
Ensuite à La Sala pour y voir Homo Faber, le dernier film de Richard. L’intro de celui-ci, mordante à souhait à l’égard desperroquets, est intéressante, et j’ai été bonnement émerveillé de revoir la chose sur grand écran, tant les trois femmes et les images sont belles, et puissante la mélodie du texte de Frisch.
À mon goût, c’est le plus beau film de Richard Dindo, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient à exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie inspirée de part en part, jusqu'à la sublime déploration finale rappelant la mort de Didon de Purcell. Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de ses plus beaux livres.
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Oscar Wilde: « S’aimer soi-même, c’est se lancer dans une belle histoire d’amour qui durera toute le vie. »
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Piazza Grande, ce vendredi 15 août. – Repris complètement, ce matin, mon texte sur L’Ami barbare, dont Isabelle Falconnier, qui me l’a commandé pour L’Hebdo, s’est dit enchantée ce soir. Je me suis efforcé de bien mettre en rapport fiction et vérité, faits et légende,en soulignant la verve épique du livre. Je ne crois pas avoir forcé la note, tout en laissant filtrer mon enthousiasme alors que la première mouture du livre, ce printemps, m’avait laissé perplexe à certains égards – mais ce diable de JMO a écouté cet emmerdeur de JLK et fait honneur à notre ami le barbare…
L'Ami barbare en légende et en vérité.
D’un souffle épique et d’un humour rares, le nouveau roman de Jean-Michel Olivier évoque, dans un flamboyant mentir-vrai, la figure de Vladimir Dimitrijevic, grand éditeur serbe mort tragiquement en juin 2011.
La légende est une trace de mémoire, orale ouécrite, qui a toujours permis à l’homme d’exorciser la mort et de célébrer sesdieux, ses saints ou ses héros.
Vladimir Dimitrjevic (1934-2011), Dimitri sous son surnom de légende vivante, ne fut ni un saint ni un héros ! Pourtant la vie du fondateur des éditions L’Âge d’Homme relève du roman picaresque à la Cendrars que Jean-Michel Olivier, son ami, en a tiré avec une verve sans pareille. Des ingrédients que lui a servis la vie, il a fait un plat de fiction pimenté à souhait. Dimitri, qui ne tirait jamais le couteau ni ne fréquentait les bordels à notre connaissance, se serait régalé en se retrouvant dans la peau d’un fou de foot et de livres qui délivre un âne aux pattes prises dans la glace, casse la figure de ceux qui le rabaissent et fustige ceux qui « freinent à la montée » en terre littéraire plombée par le calvinisme. Dans la foulée, aux foutriquets médiatiques qui prétendent que rien ne se passe dans nos lettres depuis la disparition de Chessex, l’auteur de L’Amour nègre prouve le contraire en célébrant tout ce qui vit et vibre, par le livre, ici autant que partout !
Brassant la vie à pleines pages, fourmillant de détails tragi-comiques, L’Ami barbare déploie un récit à plusieurs voix autour d’un cercueil ouvert. En celui-ci repose Roman Dragomir, alias « le dragon », mort dans un terrible accident de la route mais parlant comme il a vécu, tour à tour chaleureux et véhément. Tendre au vu de sa fille gothique ou de ses fils de diverses mères. Vache envers telle dame patronnesse de la paroisse littéraire romande ou tel vieil ennemi juré au prénom de Bertil. Avec son soliloque alternent les dépositions de sept témoins majeurs, qui évoqueront les grandes étapes de sa vie passionnée.
Voici donc Milan Dragomir, frère cadet (fictif) du défunt, brossant le tableau hyper-vivant d’une enfance en Macédoine puis à Belgrade, marqué par la passion du football et des livres, mais aussi par laguerre, le père emprisonné (d’abord par les nazis, ensuite par les communistes) et l’exil que son frère continue de lui reprocher comme une trahison. Dimitri était fils unique, mais l’invention des frères Dragomir est une belle idée romanesque, autant que la figure récurrente d’un âne à valeur de symbole balkanique et biblique à la fois.
La suite des récits alternés entremêle faits avérés et pures affabulations. Une libraire juive de Trieste, Johanna Holzmann,évoque le premier séjour de Roman à Trieste, en 1954, sous le signe d’une passion partagée. C’est un personnage rappelant d’autres romans de Jean-Michel Olivier, mais l’exilé en imper à la Simenon a bel et bien passé par le Jardin des muets. De même Dimitri fut-il, en vérité, footballeur à Granges, comme le raconte l’ouvrier d’horlogerie et gardien de but Georges Halter, surnommé Jo. Les Lausannois se rappellent le libraire yougoslave mythique de chez Payot, au début des années 60, et Christophe Morel, en lequel on identifie le fidèle Claude Frochaux, est le mieux placé pour ressusciter ce haut-lieu de la bohème lausannoise que fut le bar à café Le Barbare aux escaliers du Marché. Quant à la fondation des éditions La Maison, dont Roman Dragomir fera le fer de lance des littérature slaves plus ou moins en dissidence, elle est narrée au galop verbal par le même Morel, compagnon de route athée et libertaire aussi fidèle à Roman qu’opposé à ses idées de croyant « réac » lançant du« vive le roi ! » sur les barricades de Mai 68…
Avec Roman Dragomir, l’âme slave rayonnera deLausanne à Paris et Moscou, et c’est une dame russe voilée qui poursuit, devant le cercueil, le récit des tribulations de l'exilé bientôt confronté à l’implosion de son pays. Révolté par la propagande occidentale diabolisant sa patrie, Roman Dragomir défendra celle-ci avant de découvrir, sur le terrain, l’horreur de la réalité. Sur quoi l’écrivain Pierre Michel, double transparent de l’auteur, décrit l’opprobre subi par son ami en butte à la curée des « justes ».
Un magnifique épisode, évoqué par la dame russe, retrace la visite d’une inénarrable cathédrale de livres, dans une usinedésaffectée, en France voisine où l’éditeur génial a stocké des milliers delivres. Mausolée symbolique, ce lieu dégage une sorte d’aura légendaire. Or ce dépôt pharaonique existe bel et bien ! Et c’est de la même aura que Jean-MichelOlivier nimbe le personnage du « dragon » Roman, que les amis de Dimitri se rappellent aussi bien.
À un moment donné, Christophe Morel avoue n’avoir parlé que des qualités de Roman Dragomir, alors qu’il faudrait plusieurs livres, selon lui, pour détailler ses défauts. Pour autant, L’Ami barbare n’a rien d’une apologie myope : c’est un roman de passion et d’amitié, une stèle à la mémoire d’un grand passeur dont les derniers mots ont valeur d’envoi : « La vie seule continue dans les livres. Priez pour le pauvre Roman ! »
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Jules Renard en son Journal : « J’ai plus d’une fois essayé d’être triste un jour entier. Je n’ai pas pu. Pas même ça ! »
La dimension de l’humour comptera pour beaucoup dans La vie des gens, mon recueil de nouvelles en train de tourner au roman. L’humour comme mise à distance par rapport à la lourdeur, la stupidité, la vanité, le simulacre et le faux en général. Il ne s’agit pas tant de se moquer que de déjouer les faux semblants, l’hypocrisie, la prétention creuse et toutes les formes d’idiotie.
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À son réveil, Jonas, protagoniste de La vie des gens, se rend compte, tout à coup, qu’un jour il ne sera plus là. Plus de Jonas. Vertige, scandale absolu, et cela nous arrivera à tous nom de Dieu…
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Peter Sloterdijk : « Grand-mère et petits-enfants : pas la plus profonde, mais la plus belle, la plus humaine des relations sur terre ».
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Ceux qui ont le mot pour dire
Celui qui est né coiffé de traviole / Celle qui vendrait un cercueil pour trois / Ceux qui ont du chien dans leur bottes / Celui qui boude aux dominos / Celle qui ne mange pas de pain perdu à la graisse d’oie/ Ceux qui ont la patate à carotter / Celui dont la tête dépasse les cheveux /Celle qui crache sa Valda dans le val d’Oise / Ceux qui casent le greluchon / Celui qui se berlue sur l’air du lendemain / Celle qui nage comme un chien de plomb / Ceux dont la trique ne vaut pas troc / Celui qui schmecke l’Alsachien / Celle qui est fada de fado / Ceux qui vont droit de bizingue / Celui qui lit le livre de Levy à la galope / Celle qui achète chat en poche revolver / Ceux qui ont de la branche morte / Celui qui fait foin de la basoche / Celle qui broie du native / Ceux qui se comprennent en iroquois traduit de l’hébreu genre SMS en dialecte bernois / Celui qui tire le cordon bleu/ Celle qui commet le péché de chair à canon / Ceux qui cherchent noises à l’oison de Pontoise / Celui qui franchit le Rubicon comme la lune / Celle qui jette le gant à la main chaude / Ceux qui ont les yeux bordés d’anchois / Celui qui est rond comme une queue de poêle à gratter / Celle qui a l’os du foie qui chicane/ Ceux qui ont le calosse cabossé / Celui qui fait pleurer l’aveugle dans le caniveau borgne / Celle qui se commande un suaire de chez Dior / Ceux qui filent du mauvais cocon, etc.
(Cette liste résulte d’un premier pillage-gorillage des Trésors de notre langue en 1001 expressions, recensées par Marianne Tillier, Pascale Lafitte-Certa et Gilles Henry, aux bons soins de la collection Points dirigée par Philippe Delerm, 2o14, 567p.)
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Mémoire vive (47)
Leopardi, du Zibaldone : « Les enfants trouvent le tout dans le rien ; les hommes, le rien dans le tout ».
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À La Désirade, ce vendredi 4 juillet 2014 – Très intéressé, cet après-midi, par le premier volet de la série documentaire consacrée à l’Amérique par Oliver Stone, qui s’est attaché à des aspects méconnus de l’histoire contemporaine, à commencer par les tenants et les aboutissants du recours à la bombe atomique, avec un accent porté sur le rôle du vice-président Wallace, écarté par Truman au profit des vautours anticommunistes. Je suis impressionné par la virulence autocritique du propos, qui tourne même, parfois, au procès radical à la Michael Moore, jusqu’à l’excès me sembe-t-il. Du moins rompt-on avec les pieux mensonges…
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Ce que j’apprécie énormément chez Peter Sloterdijk est son regard panoptique et la remarquable porosité de sa perception, à la fois d’un dialecticien très libre et d’un historien de la philosophie, d’un écrivain et d’un véritable poète dans ses visions et autres mises en rapport.
Bref, à la lecture de Tu dois changer ta vie, son dernier essai traduit , ce penseur hors norme est en train de devenir, après René Girard et Gustave Thibon ou Philippe Muray, mon compagnon de route de prédilection, d’autant plus proche qu’il est lui aussi de juin 1947…
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À La Désirade, ce dimanche 6 juillet. – Il est probable que mon entretien avec Jean Ziegler, paru le 25 juin dernier dans 24heures, aura été ma dernière contribution à notre « grand quotidien », et je le note sans aigreur mais non sans mélancolie, tant m’attriste la dérive de nos pages culturelles dans la démagogie clientéliste et l’insignifiance à tous égards. J’y vois la fin d’un monde, et plus particulièrement la disparition d’une société lettrée, mais je ne tirerai pas pour autant l’échelle derrière moi. En outre je vais consacrer quelques heures, aujourd’hui, à la transcription de mon entretien avec Bruno Deville, à propos de Bouboule, son premier long métrage, qui sera sans doute ma dernière production journalistique à tire de mercenaire. Après quoi je ne serai plus, décidément, « sur un plateau »…
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Lorsque Bruno Deville, après de longues recherches, repère le petit David Thielemans à la sortie d’une cour d’école, le gosse, à qui il explique ce qu’il cherche, lui lance comme ça : « C’est caméra cachée ou quoi !? » Parfaite repartie d’époque !
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J’ai ces jours, travaillant à La Vie des gens, le sentiment de revenir à la fiction comme au moment où la matière du Viol de l’ange a commencé de cristalliser, en été 1995, à l’époque du massacre de Srebrenica. C’est grâce à ce roman que j’ai commencé à dire « plus de choses », à proportion de la liberté que ménage, précisément, la fiction.
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Du Zibaldone de Leopardi :« Pour jouir de la vie, un état de désespoir est requis ».
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À La Désirade, ce vendredi 18 juillet. – J’arrive aujourd’hui au bout de mes 100 séquences délirantes des Tours d’illusion,dont je vais offrir une version reliée à Robert Indermaur, mais aussi à Max Dorra et Peter Sloterdijk. Je manque encore un peu de recul par rapport à ce nouveau livre, mais il me semble peu banal et j’y ai mis beaucoup du plus profond de ma perception et de mon lyrisme rhapsodique.
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Pensé ce matin à une liste dédiée à Ceux qui tombent des nues, inspirée par le chaos des derniers événements du monde : crash en Ukraine, agression israélienne dans la bande de Gaza, Berlusconi blanchi, construction d’un pont à Hong-Kong, chasse au trésor, lecture des Ombres du métis de Sébastien Meier, meurtre de Chloé, etc. L’idée m’en est venue en repensant à ces divers événements comme issus d’un mauvais rêve alors qu’ils émanent de la plus ordinaire réalité, comme les enfants nés malformés dont parle Annie Dillard dans Au Présent. Très bon sujet pour ce dimanche orageux.
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Nos forestiers appellent Vénérables les immenses arbres de grand âge dont quelques-uns entourent ici l’isba. Comme de l’éléphant ou du poisson-lune, me touche et me parle leur silencieuse présence, énorme et douce.
L’idéologie écolo n’étant pas mon fort, et moins encore l’abstraite vénération des vieillards (le respect des vieilles personnes est tout autre chose) aussi fabriquée de nos jours que l’imbécile flatterie des jeunes, je n’en aurai qu’au murmure du vent du soir dans les hautes branches tandis que le jour décline ses bleus de plus en plus sombres sur le lac là-bas où s’attardent quelques voiles.
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Je fais ces jours retour à Tchékhov, avec le recueil de récits traduits etprésentés par André Markowciz sous le titre Le violon de Rotschild. Très intéressé par la préface de Gérard Conio, qui évoque une dimension spirituelle, voire évangélique, souvent méconnue de cet écrivain classé témoin lucide mais en somme désenchanté, voire cynique. À propos de Tchékhov, Dimitri parlait, comme de Céline, de la vision du médecin qui constate, prend en compte les maux dont souffrent ses semblables et, sans illusions, les décrit et envisage la meilleure façon d’y remédier. C’est la vision du réformiste patient, combien plus honnête et constructive que celle durévolutionnaire. À cela s’ajoutant l’homme de cœur, enquêtant au bagne alorsqu’il crève de tuberculose, chrétien de fait plus que de foi ou de théorie.
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À La Désirade,ce jeudi 24 juillet. – Je pensais ce matin au côté sale de la réalité, à propos des Ombres du métis de Sébastien Meier. Saleté des images de Gaza. Saleté de la mort. Saleté des corps tombés du ciel en Ukraine, encore visibles sur les images de la télé. Saleté des tas de cheveux à Auschwitz (souvenir de1966). Saleté des tabloïds. Saleté des photos de l’abject journal Détective. Et tout de suite, à lire Les ombres du métis : saleté de la prison, de la promiscuité, de la vulgarité brutale des échanges entre prisonniers - et cette sensation d’être pris au piège, littéralement empêtré, comme les personnages de Tchékhov ou de Simenon sont pris au piège et empêtrés.Mais curieusement, comme chez Tchékhov ou Simenon, toutes proportions gardées évidemment, la saleté de l’univers des Ombresdu métis se révèle, peu à peu, porteuse d’émotion et de vérité, à l’opposé d’une réalité propre-en-ordre, blanchie (au sens du blanchiment de l’argent) par le refus de voir ce qui est, l’hypocrisie et le mensonge.
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Faire un jour le compte des journées perdues, qui le furent sans l’être. Comme il en va de la peinture, quand on peint sans peindre, parfois pendant de longues périodes, pour s’apercevoir ensuite qu’on a réellement travaillé sa vision sans rien faire juste en l’aiguisant à mieux regarder.
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Giacomo Leopardi : « Terrible et awfull est la puissance du rire. Qui a le courage de rire est maître des autres, comme celui qui a le courage de mourir ».
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Mémoire vive 46)
Ce qu’il y a de beau dans les phrases de Pascal Quignard, c’est qu’elles sont belles.
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Lautréamont :« On dit des choses solides lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires ».
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Les réactions de certains, et plus souvent de certaines, sur Facebook, illustrent à merveille, parfois de façon inquiétante, voire pathétique, ce que René Girard appelle la médiation interne, glissant de la conversation à distance à une espèce de complicité prématurée et de réquisition affective vite difficile à supporter sans s’engluer. Du moins le traiter tout gentiment, en gardant la distance.
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La lecture de Pascal Quignard, dont je viens de commencer le prochain livre, Mourir de penser, tout en reprenant Les Désarçonnés et Rhétorique spéculative, me stimule beaucoup dans mes écrits du matin. À certains moments, j’ai l’impression que ce que je lis est écrit spécialement pour moi comme, parfois,on peut le ressentir de la musique de Schubert. Plus j’y reviens et plus je me dis que, dans ses largeurs propres, et surtout dans ses profondeurs, c’est le meilleur styliste français actuel, plus constant et plus pur, plus profond surtout, qu’un Pierre Michon ou qu’un Philippe Sollers, si remarquables que soient aussi ces deux là.
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À La Désirade, ce samedi 21 juin. – Il fait ce soir une lumière à la fois diaphane et crémeuse, qui adoucit le relief des montagnes d’en face dont les crêtes restent cependant bien sculptées, puis la lumière a tourné et maintenant (il est neuf heures du soir) les mauves orangés des monts et leurs reflets dans le lac tournent au violet flammé de rose vers le couchant.
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La lecture de Pascal Quignard me rappelle cette observation de Marie-Laure Borel, qui me disait un jour que j’allais au fond des mots. Et c’est encore plus vrai de Quignard, dont le goût de l’étymologie est poussé à l’extrême, voire parfois à l’excès selon mon goût, jusqu’aux limites du pédantisme. Mais c’est aussi la base de son art poétique et de son éthique. Cela étant, et particulièrement dans Mourir de penser, Quignard va plus loin qu’à de telles sources sûres : dans les tâtons et les intervalles, évoquant l’avant de tout langage et les vacillements de la raison et du rêve, du fantasme diurne et des visions oniriques – toutes choses que j’essaie aussi de sonder dans mes Tours d’illusion.
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À La Désirade, ce mercredi 25 juin. – Gracieuse surprise de ce matin, sur le rebord extérieur de la nouvelle grande fenêtre de ma chambre : ce petit rouge-queue frais émoulu, descendu de son nid sous la solive, qui me regarde, un peu effaré, puis se lance dans un premier vol. Or j’étais en train de lire, au même moment, le prochain livre de Pascal Quignard, Mourir de penser, et plus précisément cette page : «Soudain j’en suis sûr. Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.
« C’est comme le hourvari dans la forêt : le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.
« Là-haut » est une petite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui, chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous leciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour je ne me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je ne vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.
Siècles, familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.
Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc ».
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Le propos de mes Tours d’illusion est la remise en cause du format, et plus précisément duformatage, à tous égards. Or je suis en train d’étendre cette sortie à tout ce qui procède de la répétition stérile ou de l’automatisme parasitaire, en me référant implicitement à Max Dorra (auquel j’ai emprunté l’image des tours d’illusion) et à Pascal Quignard (mes lectures de ces jours), autant qu’à Gustave Thibon (L’Illusion féconde) ou à Peter Sloterdijk, notamment.
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À la Désirade, ce vendredi 27 juin. – En regardant une nouvelle fois, et de loin, Film socialisme de Jean-Luc Godard (tout en classant nos livres déplacés pour la transformation des fenêtres), je me dis que cette culture de la citation, si typiquement française et sentencieuse, voire pédante, ne peut être que de la France, République de profs. Mais je suis peut-être injuste. En fait, il faudra que je regarde ce film plan par plan et avec des écouteurs, tant il y a de facettes à chaque séquence et de messages superposés tout à fait impossibles à capter à première vision.
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Ce que dit Sloterdijk de Badiou, on pourrait aussi le dire de Godard à certains égards. À savoir que le gauchisme reste une position de surplomb pour ceux qui,malgré tout, auront toujours raison en fonction d’une révolution à venir - de plus en plus chimérique évidemment.
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À La Désirade, ce dimanche 29 juin. – Nous avons commencé, avec ma bonne amie et pas mal d’années de retard dont nous nous foutons également, de regarder la série Twin Peaks, où la patte de David Lynch marque fort l’ambiance et l’image, mélange de sensualité et d’inquiétante étrangeté. C’est presque du bon cinéma, et du feuilleton de tout premier ordre avec des personnages bien dessinés et le meilleur de la touche américaine indépendante. Il me semble que le roman de Joël Dicker sort de cet univers-là…
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Que deviendront les psys si leurs services tombent en désuétude ? Plutôt délinquants ou plutôt chômeurs ?
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Il s’agit maintenant, au rythme fatigué, de recoller des ailes.
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Mémoire vive (44)
Cité du soleil, au Cap d’Agde, ce mercredi 21 mai 2014. – Rêve fou cette nuit. Je me trouvais à Damas, ville verticale aux rues pavées très en pente le long desquelles se tenaient de vénérables enturbannés à longues barbes. En ces murs se donnait un spectacle d’avant-garde, plus précisément dans une sorte de grande église-mosquée tapissée de soieries, puis nous nous retrouvions, tout un groupe, couchés, et là se remarquait un jeune junkie genre punk portant sur lui l’inscription I’M IMPORTANT. Dans la foulée de mon réveil, j’ai pensé raconter ce rêve dans mes Tours d’illusions sous le titre de LATERNA MAGICA.
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Une ville est apparue, très impérieusement verticale comme le vieux Damas, dont les ruelles semblent accrochées aux cintres d’uninvisible cadre de scène, le long desquelles se tiennent, devant leursboutiques, maints vénérables enturbannés à narguilés et fines jointures. Or ces mages apparents sont muets et tous les livres alentours sont fermés tandis qu’une lasse incantation perdure, feinte ou sainte on ne sait trop.
La turbulence des images est donc ralentie, mais la mélancolie damasquine se révèle peu à peu sous forme de formes agréablement jonchées, entourant la forme d’un jeune émule à torse tatoué de lettres majuscules :
I’M IMPORTANT.
On en déduit ce qu’on veut, mais l’inscription signifie plus que les images ou plus exactement : les relie dans la lumière d’entre les lamelles à la bienvenue du corps en diffusion splendide cette nuit ou jamais, toute pareille alors aux visions des boîtes de nuit selon notre définition nouvelle.
Le sommeil est une ressource d’énergie et de rebond poétique régénérateur que relancent donc, aussi, les contenus incontrôlés des boîtes de nuit remplaçant désormais les boîtes de bruit des Tours d’illusion, hauts lieux d’abrutissement programmé et d’insignifiance mécanisée.
Comme il en va de l’exercice onirique, l’usage résolument gratuit et libre des boîtes de nuitdernier cri suppose, de chacune et de chacun, once de fantaisie et paille de délire – on n’a rien sans rien. (Les Tours d’illusion, 68.)
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À en croire Godard, les animaux ne communiquent pas mais communient en revanche - j’aime assez la nuance, qui vaut à vrai dire ce qu’elle vaut…
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Héliopolis, ce 23 mai. - Nous avonsfait cet après-midi escale à Sète, dont j’aime décidément l’aspect de petite ville portuaire à canaux et ruelles, point trop policée et d’un grand charme avec ses maisons à trois étages aux façades à la fois élégantes et décaties, l’étagement de ses places ombragées et de ses « marches » ascendantes, jusqu’au Mont Saint-Clair; et l’heure passée à la librairie de L’Echappée belle a été des plus fructueuse, dont nous avons ramené une quinzaine de nouveaux livres. Riches de notre butin, nous nous sommes ensuite arrêtés sur une terrasse jouxtant le marché couvert, ma bonne amie se plongeant aussitôt dans un essai sur la démocratie de Dominique Schnapper (L’Esprit démocratique des lois) tandis que je tombais illico sous l’emprise du verbe cinglant et coloré d’In Kali Jean Bofane, dont le nouveau roman, Congo Inc., comme il avait commencé de nous le raconter à Lubumbashi, suit la trajectoire d’un jeune Pygmée découvrant, en lisière de forêt vierge, l’univers virtuel des jeux vidéo et de la puissance par procuration, fasciné par la technologie et quittant bientôt sa forêt natale pour la jungle urbaine de Kinshasa.
Mes jours prochains au bord des dunes seront donc imprégnés d’Afrique puisque j’ai commencé l’autre jour, en descendant la vallée du Rhône, de lire à haute voix les nouvelles de La Minute mongole de notre ami tchadien Nétonon Noël Ndjékéry, qui mêle lui aussi superbement, comme Jean Bofane, l’observation politico-sociale du chaos (de la guerre civile au Tchad, pour sa part) et le magma vivant (et vivifiant) de la vie africaine et de ses gens.
Enfin, pour en revenir au Congo de toutes les violences, je me suis promis d’achever la (re) lecture annotée du tapuscrit d’un autre jeune auteur rencontré à Lubumbashi, Sinzo Aanza, intitulé La brigade des nettoyeurs et modulant le récit d’un enfant soldat ; et ce ne sera pas fini, puisque mon compère Bona Mangangu attend lui aussi un« retour » de ma part sur sesCarnetsdu Sahel également en quête d’éditeur. À croire qu’on me prend, parfois, pour un chasseur de têtes. Mais bon : je ne vais pas me plaindre dans la mesure où ces auteurs africains, chacun à sa façon, contribuent pour beaucoup à une lecture du monde non académique et tonifiante…
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Au Cap d’Agde, ce lundi 26 mai. – J’ai marché tôt ce matin sur la plage en profitant du premier soleil de huit heures, resongeant à ma lecture du dernier roman de Jean Bofane, tout à fait intéressant et plus encore, sans qu’il me transporte comme je l’ai été à la lecture de 2666 de Roberto Bolano. Néanmoins il y a chez l’auteur une verve et un travail sur le langage qui fait de lui un voleur et un violeur de notre chère langue française, tel que nous en avons fait l’éloge, en riant pas mal, lors du congrès de Lubumbashi où nousnous sommes connus en octobre 2012.
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En arrivant ce soir au bout de la lecture de Congo Inc.de Jean Bofane, force m’est de convenir qu’il s’agit là d’un assez formidable bouquin, à la fois épique et lyrique, satirique et tragique. J’ai forcé la dose en le qualifiant de « grand roman » sur Facebook, mais c’est un livre puissant et qui fera date, probablement, dans la littérature africaine de ces années.
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Contre l’angoisse sourde et la vague sensation de solitude : rien que le travail.
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Dans le genre des grappilleurs, j’ajoute ces jours le compère Alain Bagnoud, pour son recueil intitulé Passer, et l’épatant Yves Leclair de retour avec Cours, s’il pleut…
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Au Cap d’Agde, ce mercredi 28 mai. - Sept heures dumatin. Marchant sur la plage absolument déserte, je pense à ce nouvel exercice d’écriture que j’ai amorcé cette nuit, à la faveur d’une insomnie, consistant en notes poétiques versifiées que je n’ose trop qualifier de poèmes. Je vais en faire un nouveau recueil que j’ai d’ores et déjà intitulé Devant la poésie qui sera constitué de telles notes sensibles, chacune d’une page, cristallisant un sentiment ou une minute heureuse dans une forme claire et limpide.
Minutes heureuses
Pour L.
Nos premières matinées amoureuses.
Les pluies d’été aux fenêtres ouvertes
de l’Albergo Toscana,
et la couleur orange
aux fins d’après-midi
sur le Campo.
Nuits siennoises.
Et les crêtes lunaires au bord du ciel,
vers Asciano.
Ensuite,
Le premier rire
du premier enfant ;
et le premier rire non pareil
du second.
Et tous les rires des enfants le dimanche.
L’apéro de la smala.
Le rôti des dimanches.
Présentation de la future.
Limoncello de tout ce qui commence.
Et puis,
les moments allégés d’après l’amour.
Les soupirs, les aveux, les pardons, les projets.
Et encore,
Les heures à se parler,
les silences apaisés,
les heurts et douleurs,
les écarts et regrets.
Et enfin,
la douceur des jours
accordés.
Tout ce temps retrouvé...
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Au Cap d’Agde, ce dimanche 31 mai. – Fait divers local : cinq jeunes gens ont perdu la vie avant-hier matin, sur une route voisine, après une course de vitesse qui s’est achevée, pour les deux véhicules se poursuivant, par un double crash contre le même tronc de pin. Je pensais aux proches des victimes, écrasées et brûlées vives, en cheminant ce matin dans les rues ensoleillées de Sète. Tant de peine pour cette griserie d’une fin de nuit boostée par l’alcool et le cannabis. Pfff…
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Ludwig Wittgenstein : « Le visage est l’âme du corps. On peut tout aussi peu voir de l’extérieur son propre caractère que sa propre écriture. J’ai une relation unilatérale à mon écriture, qui m’empêche de la considérer sur le même pied que les autres écritures et de les comparer entre elles ».
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Mémoire vive (43)
Je relève dans Les lignes et les jours, les carnets de Peter Sloterdijk, cette phrase qu’il cite de L’Amant de Lady Chatterley : « We’ve got to live no matter how many skies have fallen », ce que le cher Fred-Roger Cornaz, dont j’ai tellement entendu parler des frasques de dandy décadent, traduit par « Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux »…
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À La Désirade, ce jeudi 15 mai 2014. – Une page entière m’est consacrée ce matin dans L’Hebdo, qui souffle le froid et le chaud, sous un titre accrocheur, assez vulgaire, limite injurieux mais bien de l’époque : JLK, feignasse ou génie ? La page est divisée en deux sur la hauteur : d’un côté le coup de pied de l’âne de Julien Burri, qui me faisait récemment des grâces en me demandant mon avis sur son nouveau livre, et de l’autre l’éloge sans partage d’Isabelle Falconnier, parlant de mon livre avec chaleur et reconnaissance. Et qu’en dire ? Surtout ne pas répondre au petit Julien, dont il est assez logique qu’il réduise mon livre à rien faute d’y trouver ce que son narcissisme de fiote creuse y cherche du bout du mufle. Et pour dame Falconnier, la remercier. Reste que je prends tout ça comme si cela ne me concernait pas – comme je me le disais l’autre jour: que je me sens un peu ces temps comme si j’étais déjà « de l’autre côté » ; et je me rappelle que les écrivains que je place le plus haut, tels Charles-Albert Cingria ou Ludwig Hohl, n’ont jamais eu droit de leur vivant au quart de la reconnaissance que, pour ma part, j’ai déjà obtenue.
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Après les recensions déjà remarquables de Francis Richard et de Sergio Belluz, à propos de L’échappée libre, Jean-Michel Olivier me gratifie d’un véritable feuilleton critique comme on n’en fait plus aujourd’hui, me rappelant le papier magistral consacré par Pierre-Olivier Walser au Viol de l’ange. Surtout me touche son attention réelle. Il pourrait être plus sévère que je ne lui en voudrais aucunement. On me croit parano parce qu’il m’est arrivé de réagir violemment à des critiques suant l’injustice ou l’ineptie, et j’ai été imbécile de répondre,mais je pense, avec l’ami Gripari, qu’une critique négative contient toujours un élément intéressant – et c’est d’ailleurs le cas de celle, récente, de Julien Burri, si injuste et inepte soit-elle - , plus qu’un dithyrambe de complaisance.
Ceci dit, comme l’artisan qui estime avoir donné le meilleur de lui-même en fabriquant tel ou tel objet, je suis reconnaissant à JMO de parler, avec la précision d’un lecteur qui est lui-même écrivain et de premier ordre, de mon vingtième livre.
À propos de L’échappée libre, par Jean-Michel Olivier
1. Du journal au carnet
L’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à 24Heures, commence avec ses Passions partagées (lectures dumonde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon(1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…
Ce monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens,encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions de lecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.
À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »
Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, empathique.
2. Une passion éperdue
Ces carnets se déploient sur plusieurs axes :l ectures, rencontres, voyages, écriture, chant du monde, découvertes.
Les lectures, tout d’abord : unepassion éperdue.
Personne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfant prodigue (paru en 2011aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite :l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.
Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vues avec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance. C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). Souvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple.
Ou encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance, ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.
De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’unsens à construire, d’une couleur à trouver, d’une musique à jouer. Car il y adans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beautédu monde ou la chaleur de l’amitié.
Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche, j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon. On ergote sur le style, mais je demande à voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »
3.Aller à la rencontre
Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart dutemps nous ne connaissons pas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, unregard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et laplupart du temps, c’est suffisant…
Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres, toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains.Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.
Dans L’Ambassade dupapillon et dans Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de Dimitri (l’éditeur Vladimir Dimitrijevic), deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande. L’Échappée libre s’ouvre sur lesretrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans.Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, ndant quinze ans.
Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant,JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouvetoujours grâce à ses yeux. Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dansun accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer aveclui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort futaussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?
D’autres morts jalonnent L’Échappéel ibre : Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, GeorgesHaldas. Un âge d’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages queJLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leurérudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathiepour l’homme et l’œuvre, à ses yeux indissociables.
4. Les secousses du voyage
Sans être un bourlingueur sans feu ni lieu(il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie,congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade enTunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…
Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.
En allant au Portugal, par exemple, JLK seplonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne dePascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville.
Sitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.
Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût(et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce.Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.
« La mémoire de l’enfance est une étrangemachine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après etcomme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et desentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moiqui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dansce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas quej’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache enprofondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger,voire hostile. »
Ce grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuseou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.
À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côtéde leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou lesromand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sansparler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.
5. Suite et fin
Cette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampireavéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.
Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité surl ’affaire Harry Québert, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker.JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoupde bruit…
On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines
Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste de L’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.
Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges.
Ces messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé,qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce. Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.
Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur,pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel,les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles. Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…
L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »
Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !
Chaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et enquête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libre explore lemonde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.
Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheurd’or. Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant.
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Paul Léautaud : « Il m’arrive de me dire, de certaines choses que j’écris : Mais ce n’est pas mal du tout ! » en éclatant de rire. »
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Mémoire vive (42)
…Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…
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Alexandre Vialatte : « La statistique est une science étonnante. Elle donne des certitudes chiffrées. Elle a prouvé que dans huit cas sur dix les boulangers sont des hommes qui fabriquent du pain. »
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À La Désirade, ce 10 avril 2014. - Mon livre est magnifique, que je suis allé chercher ce midi à L’Âge d’Homme. Andonia était tout sourire, de même que Patrick Vallon que j’ai remercié pour son travail d’édition digne de ce nom. La couverture est splendide, avec une reproduction parfaite de la grande toile de Robert Indermaur, et le texte en 4epage, sans un élément biographique – comme je le voulais.
Cette parution de L’échappée libre marque, pour moi l’accomplissement d’un grand cycle fondé sur mes carnets, amorcé il y a quelque 40 ans, avec cinq livres représentant plus de 2000 pages publiées. Sa triple dédicace, à Geneviève,Dimitri et ma bonne amie, est également significative, ainsi que son prologue et son envoi final « à ceux qui viennent ». Maintenant je tourne la page. Retour à la fiction.
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La pensée de Peter Sloterdijk m’intéresse beaucoup, autant que celle de Max Dorra, en cela qu’elle collabore à la fois avec le passé et le présent, et plus encore pour sa façon d’associer à tout moment tous les domaines, de l’image et des médias ou de la poésie et des sciences sociales, de la vie quotidienne et des multiples aspects de l’actualité, dans un ressaisie à caractère panoptique.
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À La Désirade, ce samedi 19 avril. – J’ai salué aujourd’hui,sur mon blog et via Facebook, l’anniversaire de mon ami Jean Ziegler l’ « octogénéreux », non sans l’appeler dans la journée et le féliciter de vive voix. Il m’a dit sa journée très bousculée par d’innombrables appels, et la répercussion de mon hommage, sur Facebook, atteste de sa popularité auprès des gens les plus divers. Quant à la page que je lui ai consacrée, traitant de ses rapports avec la religion, commandée par 24 Heures il y a une année et qui traîne je ne sais pourquoi – peut-être parce qu’elle parle de sa foi en Dieu, sujet peu tendance -, elle ne passera que dans quinze jours…
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Les relations« virtuelles », sur Facebook ou sur les blogs, demandent certaines précautions élémentaires qui relèvent du simple bon sens. En ce qui me concerne, le travail quotidien avec cet outil a été, dès l’année 2005 où j’ai ouvert mes Carnets de JLK, comptant aujourd’hui plus de 4000 textes et drainant entre 800 et 1000 lecteurs chaque jour, un champ d’expérience extrêmement vivifiant pour moi, Plus précisément, cela a constitué un lieu de décantation autant qu’un formidable atelier d’écriture.
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Alexandre Vialatte. « Le pédalo est un trône à pédales, qui distingue l’homme du XXe siècle des Romains de l’Antiquité. Le pédalo permet au penseur de réaliser son double rêve : des ressembler à Louis XIV en même temps qu’à Louison Bobet ».
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À Nyon, ce mercredi 30 avril. – Je suis descendu très tôt ce matin pour assister, à l’Usine à gaz de Nyon, à l’atelier de Richard Dindo mis sur pied à l’enseigne du festival Visions du réel. Deux heures durant, mon cher sanglier a détaillé la suite de ses films avec force détails biographiques personnels dont j’ignorais certains (notamment les coïncidences liées à sa rencontre de Max Frisch) tout en éclairant sa démarche et la genèse de son dernier Opus,Homo Faber, que j’ai pas mal commenté avec lui étant la seule personne dans la salle à l’avoir déjà vu. J’aime bien le mélange de modestie objective et d’orgueil farouche avec lesquels il parle de son travail, non sans brocarder au passage ceux qu’il appelle « les perroquets », que j’appelle pour ma part les éteignoirs. Je n’ai cessé de prendre des notes tout en dialoguant avec lui. Je suis de plus en plus, en dépit de ma timidité, celui qui, au premier rang de la salle, pose des questions et demande des précisions. La salle, pleine, était très attentive (public de cinéphiles à l’évidence, entre 30 et 60 ans), et j’ai senti la satisfaction de l’intéressé, qui a reçu hier un sesterce d’or « à la carrière ». Après la séance, je suis allé déjeuner tout seul après avoir déposé un exemplaire dédicacé de L’échappée libre à son hôtel.
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Paul Léautaud : « C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune, - et on claque en chemin ».
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À La Désirade, ce mercredi 7mai. - Je reçois àl’instant ce courriel de Richard Dindo: « Mon cher Jean-Louis, j’ai donc aussitôt lu ton dernier Journal, toujours aussi passionnant. Je ne sais pas s’il y a de grands Journaux particuliers dans la littérature suisse, à part ceux de Frisch et de Nizon, mais tu es certainement de leur trempe. J’ai aimé tes portraits, comme toujours, de ta bonne amie, mais aussi de Dimitri et de Freddy Buache, ce gauchiste attardé qui continue apparemment à réduire le cinéma à la politique. J’ai toujours aimé les gens qui restent fidèles à leur croyances et convictions, politiques en particulier, même celles d’un ancien combattant d’Espagne qui m’avait touché et amusé jadis en m’expliquant, devant La Maison duPeuple à Zurich, que l’Union soviétique est bonne et toujours valeureuse parce qu’on peut y refaire ses dents gratuitement... Mais Buache, c’est trop quand même, c’est de l’ordre de l’entêtement et de l’orgueil démesuré. J’ai toujours aimé ta générosité envers les écrivains et le cinéma suisse - ta fidélité. Je continue à adorer tes « Ceux qui », en particulier ce que tu as écris (pages 287-89) au sujet de Dimitri. Splendide. Emouvant ce que tu as écrit sur les morts de Chessex et de nouveau sur Dimitri et sa femme Geneviève. Très bien aussi ton portrait de Sollers, très juste ton attitude envers lui, en même temps respectueuse et critique, telle qu’il le mérite. Car, ces écrivains et autres « intellectuels de gauche »narcissiques jusqu’au risible, cette complainte enfantine des « mal aimés », commencent sérieusement à nous casser les couilles. J’aime aussi particulièrement tes deux pages et demie sur « Je me souviens ».Tu pourrais faire des livres entiers sur « Ceux qui... » et « Je me souviens », on ne s’en lasserait pas. Voilà en quelques mots. Bien à toi, Richard ».
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Alexandre Vialatte : « Mais qui a vu la couleur exacte du gilet du valet de chambre du bonheur ? Il est si rare qu’il ouvre la porte ».
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Mémoire vive (41)
Oscar Wilde: "L’opinion publique n’existe que là où il n’y a pas d’idées".
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À la Désirade, ce dimanche 2 mars. – J’ai ramené une méchante crève de Tunisie, qui semble tourner à la grippe. Grand besoin en outre de me retrouver. J’ai récupéré ce soir mon profil Facebook, mais je vais devoir faire nettoyer mon ordinateur, ou peut-être en acquérir un plus performant, comme on dit aujourd’hui. Peut-être ce nouveau Mac dont on m’a chanté merveille ?
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À La Désirade, ce lundi 10 mars.– En repensant à tous les docus tunisiens que j’ai vu ces derniers temps , je me dis que, finalement, c’est L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi, vu au Parnasse de l’avenue Bourguiba, qui me reste le plus présent en mémoire. À croire que le réel passe mieux par la fiction. Entretemps, je suis d’ailleurs entré en contact personnel avec Taïeb Louhichi, qui me dit avoir apprécié mes commentaires sur son film, revu depuis lors et plus encore apprécié que la première fois. C’est un film aux intenses résonances actuelles , qui brasse les questions de la filiation et de l’identité, de la carence affective et du besoin de reconnaissance, avec une sensibilité à fleur de peau dont procède une vive émotion.
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Oscar Wilde : « L’Art est la seule chose sérieuse qui existe au monde. Et l’artiste la seule personne qui n’est jamais sérieuse ».
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Ce que me disait ce cher vieil Alfred Berchtold, l’autre soir : qu’il se sent un peu dépassé, comme il a l’impression que tout le monde aujourd’hui (y compris un Barack Obama à ce qu’il semble) se sent plus ou moins dépassé.
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JMO m’a transmis son Ami barbare, inspiré en partie par Dimitri, dont l’élan épique m’a tout de suite bluffé. Le canevas narratif est singulier, puisque le récit se module comme une suite de dépositions, devant le cercueil ouvert du barbare défunt, qui intervient lui aussi en soliloque. La fidélité de l’auteur est relative, quant à la biographie de Dimitri, auquel il prête deux frères, mais la chose a du panache et me plaît assez. En revanche, un chapitre me semble complètement loupé, constitué par le récit de l’avatar romanesque de Claude Frochaux, vraiment à côté de la plaque quant aux faits (la bohème lausannoise autour du Barbare) et plus encore du ton, jurant avec ce qui précède. Toutes choses que j’ai écrites à JMO sans prendre des gants. Question d'estime.
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Oscar Wilde : « Ceux qui voient la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre ».
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À La Désirade, ce vendredi 21 mars.- Passé chez le médecin qui, craignant quelque chose, m’a envoyé faire un scanner à l’hôpital où, de fait, son confrère a décelé une embolie pulmonaire. Le terme, et la vision de cette espèce de papillon blanc dans mon artère, ne laissent de m’angoisser la moindre, mais sans plus.
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Je suis passionné par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk. Son analyse de la pensée monothéiste, et de l’ensemble de toutes les représentations qui découlent de l’Unique élu, est d’une richesse rare. Il en va, principalement, des trois monothéismes, mais pas que. Surtout, ce philosophe a un génie des mises en rapport synchrones, mais aussi diachroniques, qui ne cesse de nourrir et relancer la réflexion du lecteur de manière inattendue. Son point de vue n’est pas d’un croyant, mais pas d’un athée non plus. À côté des faiseurs français, profs ou stars médiatiques à la Michel Onfray ou à la Finkielkraut, entre autres, celui-là est un véritable penseur, visionnaire à la Nietzsche et poète à sa façon, non sans obscurité mais tellement stimulant…
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Je me sens décidément de plus en plus à l’écart, et même, songeant à mon Echappée libre, pour ainsi dire de l’autre côté. Me rappelle ainsi mon père à son dernier Noël, qui savait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. Pas mon cas certes, mais ce livre à paraître marque la fin d’un cycle et pourrait constituer, d’une certaine façon, une sorte de bilan avant terme. Même si j’ai encore dix, vingt ou trente ans à vivre, ce sentiment d’avoir passé une ligne est en moi et, à cet égard, ce que les autres diront de ce livre m’est complètement égal.
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La phrase de Léautaud, comme celle de la mère de Marcel Jouhandeau, est de laFrance pas forcément lettrée mais s’exprimant dans le respect largement partagéde la langue française, simple et naturelle, claire et précise. Le reste est dicté par la vie.
Ma lecture de Paul Léautaud, commencée en 1974 à la rue de la Félicité, dans la mansarde où je séjournais alors, qui contenait l’entier de la première édition intégrale du Journal littéraire, paru au Mercure de France, a été pour moi une immédiate hygiène. Le sujet, les choses dont il parle, les gens qui défilent, les anecdotes qu’il rapporte peuvent n’avoir qu’un intérêt mineur : on ne peut se détacher de cette lecture, tout au moins quand on apprécie, comme je l’apprécie, cette ligne claire d’un rapport quotidien objectif et pur de toute sentimentalité – l’opposé d’un Amiel que j’apprécie tout autant au demeurant. Ce n’est pas que cette écriture ait un charme particulier ni aucune espèce de magie : c’est qu’elle sonne juste et vrai.
Après le Journal littéraire, dont j’ai trouvé plus tard une autre collection complète à la Bibliothèque du Blé qui lève, échangée contre des livres actuels par de braves dames convaincues de faire une affaire, j’ai découvert les deux volumes de l’incomparable Théâtre de Maurice Boissard, pseudo du Léautaud chroniqueur dramatique, retrouvé Le petit ami et lu aussi In Memoriam, peut-être le récit de lui que je préfère dans sa sécheresse vibrante et son émotion ravalée jusqu’à l’apparent cynisme, au chevet de son père en train de « décéder un peu plus ».
À travers les années, je n’ai jamais cessé de lire Léautaud ou d’écouter et de réécouter ses entretiens avec Robert Mallet, de revenir au Journal ou à ses propos, de lui trouver de nouveaux défauts (son antisémitisme et les sottises qu’il aligne sur tant d’écrivains auxquels il ne comprend rien, de Proust à Céline ou de Bloy à Claudel) et de mérite dans sa façon de parler de Molière ou des animaux, de la Fontaine ou de Stendhal, comme personne ou plus exactement : comme lui-même…
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Alexandre Vialatte : « Je n’apprendrai rien à personne en disant que l’homme vit sur le globe dans une position ridicule, tantôt la tête en haut, tantôt la tête en bas, en décrivant une courbe brownienne. Ce n’est pas une situation qui puisse s’éterniser. »
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Witkiewicz l’avait perçu dès les années 20 du siècle passé : que la folie désormais se manifesterait sous l’aspect de la normalité et des conventions ordinaires rapportées au format. Or c’est valable, aujourd’hui, pour toutes les sociétés et les cultures normées, comme on dit, à tel point que l’on peut ressentir à tout moment, devant la télé ou en lisant les journaux, et désormais en surfant sur les réseaux sociaux, l’impression de vivre dans un monde d’aliénés. Exemples à foison.
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Oscar Wilde : « Il faut toujours être un peu invraisemblable ».
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Mémoire vive (40)
En finir avec Eddy Bellegueule, qui va plus loin que la complainte du jeune homo que je craignais, est un livre dur et pur, un livre sérieux qui décrit tout un univers de misère matérielle et morale, sur fond de crise sociale. Surtout intéressante : la façon du jeune et brillant normalien d’incorporer le langage de la tribu dans son tableau fleurant, parfois, son bourdieusard, mais échappant à la bourdieuserie dans les grandes largeurs.
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Un reportage, à la télé, sur le trafic tel qu’il se fait, ou plutôt ne se fait pas, sur la dantesque Route nationale 4 du Congo, nous ramène à la réalité gabegique de l’Afrique actuelle, où la guerre se poursuit en revanche sans le moindre obstacle. De fait, une voie aménagée en permanence permet là-bas le déplacement des convois militaires, alors que les camions civils restent en longue file immobile, lamentablement embourbés. Pauvre Afrique et pauvres peuples surtout…
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À l'aéroport de Geneva, ce dimanche 16 février.- Parti ce matin de nos hauteurs enneigées, ma bonne amie m'accompagnant à la gare de Montreux, je me prépare mentalement à ce séjour en Tunisie que j'espère enrichissant. À vrai dire je n'ai plus tellement envie de voyager seul, ni même de voyager du tout,mais la curiosité m'a poussé à cette nouvelle équipée et je vais tâcher de rester réceptif et productif au fil de mes découvertes et rencontres.
À Tunis, ce même soir, Hôtel El Hana, 23h. – « Tout le monde, ici, fait semblant ! » Voilà ce que Rafik ben Salah, venu me cueillir bien amicalement, ce soir à l'aéroport de Carthage où nous nous sommes retrouvés avec plus d'une heure de retard, me lance dans la Twingo qu'il a conduit sans décolérer jusqu'à mon hôtel de l'avenue Bourguiba, à cent mètres du ministère de l’Intérieur de sinistre mémoire, qu’il appelle le Minustaire dans son roman.
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Sur une terrasse ensoleillée de l'avenue Bourguiba, ce lundi 17 février. - Il est 10 heures du matin et je me trouve à la terrasse du grand café du théâtre, en face de l’immense hôtel El Hana international où j’ai passé ma première nuit dans une vaste chambre « à l’arabe » donnant sur un méchant décor de bâtisses décaties. Vers minuit, j’ai été réveillé par les gémissements de volupté d’une houri en amour, dans la chambre voisine, qui m’a fait plaisir tant l’humeur ambiante me semble s’être dégradée – à en juger par la fin de soirée d’hier avec Rafik, dans le bar de l’hôtel sans une femme, et par le climat lugubre régnant ce matin en la salle du petit déjeuner - depuis notre dernier séjour de l’été 2011. Le plus drôle, c’est que la femme de cette nuit m’est apparue ce matin dans le couloir, complètement voilée sous son niqab et suivie d’un impressionnant lascar barbu dans la trentaine, du plus pur style salafiste…
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Je ne pensais pas y revenir aussi tôt, vu que la Tunisie et les Tunisiens ont bien d'autres aspects plus avenants à faire valoir, et d'autres problèmes plus urgents, mais les médias locaux de ces jours y ramènent, annonçant que le ministère del'intérieur va sévir contre le niqab, ou voile intégral. Si l'argument invoqué aujourd'hui par les autorités implique le risque de dissimuler, sous le niqab, quelque terroriste armé, un récente affaire, hallucinante par les dimensions qu'elles a prises, de l'hiver 2011 au printemps2012, prouve que l'arme de guerre du niqab est peut-être plus efficace quand elle devient ce qu'on pourrait dire la robe-prétexte du fanatisme. La meilleure illustration en est l'affrontement, parfois d'une extrême violence, qui a eu lieu des mois durant dans l'enceinte en principe protégée de la Manouba, la faculté des Lettres de l'université de Tunis, opposant UNE étudiante refusant de se dévoiler, soutenue par une camarilla de prétendus défenseurs de la liberté religieuse, par ailleurs étrangers à l'université, et les autorités et autres professeurs de celle-ci.
Vu de l'extérieur, un tel conflit pourrait sembler dérisoire, ne concernant en somme que les élites académiques. Or il faut y voir,au contraire, un exemple emblématique de l'utilisation perverse d'un précepte vestimentaire, d'ailleurs sans fondement théologique sérieux, dans l'intimidation d'une communauté vouée, par nature, à la défense de la liberté de penser et d'agir.
De cet incroyable feuilleton, qui a impliqué jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat (peu glorieusement il faut le dire), face à un doyen (Habib Kazdaghli) faisant figure de héros, un livre témoigne jour par jour, intitulé Chroniques du Manoubistan et signé par un professeur de non moins grand courage (Habib Mellakh) qui a lui-même été gravement molesté.
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Dans l'affrontement qui a opposé la porteuse de niqab et les autorités de la Manouba, le plus stupéfiant est en somme le soupçon, porté par les défenseurs du voile intégral, contre les professeurs accusés de vouloir « dénuder » leur virginale étudiante. On a bien lu: dénuder. Montrer son visage équivaut à se dénuder. Et s'opposer à un tel délire revient, forcément, à céder à la libidinosité la plus délétère.
Tout cela prêterait juste à sourire si ces Chroniques du Manoubistan ne révélaient, en fait, une affaire gravissime relevant, à tous les niveaux de la société, d'une sorte de plan de déstabilisation et d'intimidation relevant du terrorisme obscurantiste. C'est un livre à lire et à méditer. Je me réjouis d'en rencontrer bientôt l'auteur et son pair doyen. La Tunisie à venir peut être fière de ces deux-là...
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Tunis, sur une terrasse de l'Avenue Bourguiba, ce mercredi 19 février. – J’ai remarqué, depuis hier, que l’accès à mon profil de Facebook se trouvait désormais bloqué et que diverses perturbations affectent également mon blog. Je présume que mes derniers papiers, critiques voire sarcastiques à propos du niqab, et citant assez longuement les Chroniques du Manoubistan, expliquent ce qui me semble un évident acte de censure. J’espère ne pas faire de parano, mais comment l’expliquer sinon ? Au reste, j’éprouve quelque chose de pesant en ces lieux, que nous n’avons pas ressenti du tout en juillet 2011 où l’atmosphère était à l’effervescence joyeuse et aux échanges amicaux.
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El Hana International, ce dimanche 23 février. - Au petit-dèje, tout à l'heure, j'étais seul avec des barbus et des burkas. Pas un sourire à l'horizon. Lugubre. Et hier soir à La Mamma: rien que des hommes, ou presque - deux ou trois femmes pour une cinquantaine de mecs, tous en noir, ne s'animant que sous l'effet de l'oud. Quant à moi, je lisais Max Dorra au coin d'une colonne et je sifflais du Magon. Ensuite, à la terrasse jouxtant l'hôtel, je me suis fait aborder par un jeune type se prétendant « dans le cinéma » et ne tardant à me demander de l’argent. Lui ai filé des dinars. M'en a demandé le double. Lui ai fait comprendre que ça allait comme ça et l'ai envoyé promener. Alors lui : « Tu es raciste ? » Et encore quoi ? Dégage !
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Ce soir au Sheraton avec Rafik et son frère ministre Hafedh. Conversation nourrie d’informations sur ce que prépare le gouvernement de transition. Notre ami est en charge de la justice et des droits de l’homme, et ce qu’il me dit est intéressant. De retour à l’hôtel j'ai lu la moitié d'un essai virulent contre le parti Ennhahda, d'un certain Adnan Liman, qui décrit le parti islamiste comme une branche des Frères musulmans visant à l'établissement d'un Etat totalitaire, avec le soutien d'Israël et del'Amérique.
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Souriez, vous êtes en Tunisie, disait une pub des grandes années du Club Med, et maintenant c'est le titre d'un roman doux-acerbe où il est beaucoup question de la montée locale de la bigoterie (à l'instant retentit là-bas cette horrible mélopée que j'aimais jadis et que je vomis désormais, propagée par hauts-parleurs). Le pire est passé pour un temps, avec la sortie d'Ennahdha du gouvernement, mais les salaloufs sont dans la rue, auxquels je dois probablement la censure de mon profil Facebook et diverses perturbations sur mon blog, comme les ont subiesles défenseurs de la liberté de parole de la Manouba.
J'ai mangé hier avec le doyen de la Manouba et l'auteur des Chroniques du Manoubistan, relatant ces faits jour après jour. Habib Kazdaghli (le doyen « mécréant » en question) a finalement été blanchi, après une procédure infâme mais défaite, et la vraie Tunisie essaie de remonter la pente avec une équipe gouvernementale provisoire à laquelle participe le frère de Rafik Ben Salah, le très sage Hafedh, chargé de la justice et des droits de l'homme. Il m'a longuement parlé de la situation, délicate mais pas désespérée. Les Amerloques sont en train de tourner casaque, et l'économie a l'air de repartir, seul argument contre les larbins des Frères...
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À ceux qui n'en finissent pas de me recommander de profiter de ce séjour tunisien, je ne réponds pas plus que s'ils m'enjoignaient de profiter du Sahel ou du Qatar, tant cette notion de profit m'est étrangère, mais ce n'est même pas de morale qu'il en va. De fait je compte bien, mieux que profiter au sens d'en avoir pour mon argent, m'imprégner de réalité tunisienne, comme j'ai commencé de le faire en visionnant déjà treize films récents et en me perdant ces jours dans les rues et les foules, à subir la nuit dernière ma voisine d'en dessus niqabée le jour et n'en finissant pas de hululer de volupté après le dernier appel du muezzin, ou la vociférante manif islamiste de ce matin vers le ministère de l'intérieur, et les livres nouveaux, ma douce au téléphone de ses hauteurs enneigées, les journaux et les confidences de tel cireur de chaussures...
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Je me la suis jouée Freddy Buache, cet après-midi, en m'installant au premier rang du cinéma Parnasse où se donnait, pour 3 dinars, le nouveau long métrage de fiction de Taïeb Louhichi, L'Enfant du soleil, belle histoire de filiation supposée , qui voit le jeune Yanis, en quête de paternité, débarquer chez un romancier qui lui semble avoir raconté sa propre histoire dans un des ses livres, non sans raison comme on le verra...
"Et si nous allions voir la mer ?" demande finalement l'écrivain, infirme depuis l'accident de voiture qui a coûté la vie au père du garçon, émouvant écho au drame vécu par le réalisateur lui-même. Et le film de s'achever sur une reconnaissance mutuelle, magnifiée par les paysages de la région de Bizerte. Or, finalement révélés l'un à l'autre par un lien de filiation indirecte, les deux personnage que tout semblait opposer (le jeune DJ fou de hip hop et le sexagénaire supérieurement cultivé) s'étaient déjà rapprochés au cours d'une séquence où, soudain, la sublime incantation d'une voix d'Afrique établit entre eux un imprévisible lien...
°°°À la fin j'en ai marre de tous ces mecs. Dès que je sors de l'hôtel, les sangsues se faufilent. Elles ont des portables et des vestes de cuir, mais je serais censé leur allonger du dinar. Je le fais volontiers aux mendiantes et pauvres gosses, mais les murènes m'ont repéré. Rafik ne décolère pas quand je lui raconte ce harcèlement de tous les soirs dès que je sors ou rentre à l'hôtel. En fait il est fou furieux contre tout, traite les gens de bestiaux grossiers (pas gentil pour nos amies à cornes) et brigue le Balai présidentiel. C'est d'ailleurs lui qui a poussé Hafedh à accepter le maroquin tunisien. Et puis il a raison: la circulation est devenue très dangereuse, personne même pas les flics ne respecte les feux rouges , les abords des marchés sont encombrées de déchets comme à Naples voire pire, et l'on voit bien que la parano religieuse pèse sur les mecs qui se planquent pour siffler bière sur bière.Au demeurant j’aurai fait pas mal de bonnes rencontres, des cinéastes et d'anciens torturés de l'ère Bourguiba au Centre Rosa Luxemburg, un éditeur lettré, un ministre à dégaine de bouledogue français, des étudiants épatants et tutti quanti...°°°
El Hana, ce jeudi 27 février. – J’étais un peu maussade ce matin. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fisse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres rencontrée l’autre jour à la Manouba et se dédoublant en ces lieux pour l’animation culturelle du journal national de treize heures.
Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en questionj’ai fini en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience. Mon ami s’étant défilé entretemps, je me suis retrouvé seul au micro à raconter mon séjour d’à peine douze jours.
J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’est récriée et m'a demandé "plus d'infos", aussi lui ai-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité. Comme je resteouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux. Et voicique la belle prof m’annonce à l’instant avant d’ouvrir le micro : «On a dix minutes pile ! »
Huit minutes plus tard, j’avais à peu près tout dit de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice a entrepris, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.
Lorsque j’ai alors appris, par la voix de la crâne présentatrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau, comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule avec le premier roman de Rafik ben Salah, que j’en suis resté baba. Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, donc il me restait juste à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…
Ensuite, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce blaireau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie médiatique dont j'ai l'habitude et que je n’avais pas le coeur, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et tout le monde, c’est le cas de dire n’en a que foutre. Surtout j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp.
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Bref, trois ans après la « révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas et je me demande, en définitive, si j’ai vraiment envie d’en savoir plus…
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EL Hana, ce vendredi29 février. – Dernier lever du jour à Tunis, et pas fâché, vraiment, de quitter ce pays, adieu je t’ai vu. Enfin c’est ce qu’on dit souvent, après quoi j'te revois…
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À La Désirade, ce samedi 1er mars. – Retrouvé ma bonne amie avec bonheur et reconnaissance. Notre vie est toute bonne et c’est ici. Notre vie est bonne,aussi, lorsque nous la prenons avec nous, comme en hiver dernier à travers laFrance, le Portugal et l’Espagne. Hélas à Tunis, ces jours, notre vie n’était pas là – même pas la moitié…
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Mémoire vive (39
À La Désirade, ce 1er janvier 2014. - Premier de l'an tout paisible, après une soirée qui ne le fut pas moins, avec ma bonne amie, à regarder des films. Point d'amis à la maison, pas d'enfants non plus. Rien que nous. Et pas mélancoliques pour autant. Pas un téléphone à minuit. Est-ce à dire que nous nous coupions du monde? Nullement D'ailleurs nous avons envoyé des tas de voeux et des tas de voeux nous ont été adressés. Mais la mondialisation, entre autres, rend le passage d'une année à l'autre bonnement banal, sinon arbitraire, malgré l'agitation commerciale des"fêtes"...
La nouvelle année a commencé pour moi avec l'amorce, il y a quelques jours, de mon prochain livre: un recueil de nouvelles que j'ai d'ores et déjà intitulé La vie des gens.
Ce nouveau travail découle directement de ma lecture des dix recueils d'Alice Munro, dont chaque nouvelle me donne de nouvelles idées de récits brassant ma propre matière. Jamais, à vrai dire, je n'avais connu ce genre de stimulation, sauf avec Tchékhov ou, à un degré moindre, avec Carver. Or, la perception de la réalité propre à Alice Munro, autant que les modulations de sa ressaisie littéraire, m'ont immédiatement donné l'impression de prolonger une sorte de rêverie que je vis moi-même depuis une trentaine d'années au moins. Il y a chez cet écrivain un mélange d'observation sociale et d'empathie humaine qui me touche comme chez très peu d'auteurs, et d'autant plus que le ton de ces nouvelles est pur de toute sentimentalité et de toute forme de démagogie.
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La série télévisée The Wire, que m'a recommandée Jean-Daniel Dupuy, m'a tout de suite impressionné par sa riche matière humaine et son fonds socio-politique très élaboré. Dans le genre, proche de la fiction documentaire telle que l'a pratiquée Jean-Stéphane Bron dans Cleveland contre Wall Street, je n'ai jamais rien vu d'aussi vivant et intéressant.
J'ai fini de regarder hier soir les douze épisodes de la première saison, qui m'ont réellement passionné en dépit d'un certain formatage des situations et des personnages, inévitable dans le genre de la série télévisée. Mais ce qui frappe, dans les grandes largeurs, est la richesse exceptionnelle du tableau, qui rend vraiment compte de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de Baltimore pourris par la drogue, avec une quantité de personnages bien dessinés, parfois originaux et souvent très attachants.
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Toutes mes lectures et observations, y compris mes interventions quotidiennes sur Facebook et moult autres activités,convergent dans la constitution de ma vision panoptique; et mes variations récentes sur les textes de Flynn Maria Bergmann, ou sur les images de Robert Indermaur, en sont un nouvel exemple.
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Ma bonne amie ressent à peu près tout avec justesse, comme personne de ma connaissance. J'ai certes mes propres intensités, auxquelles je tiens, mais en matière de bon sens et d'équilibre elle est irremplaçable - c'est ma terre ferme en un mot...
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En me rappelant les personnages significatifs de nos années bohèmes, je revois par exemple la fille à papa, dont le père dirigeait l'Hôtel Président de Genève, nous tenant une conférence dans un bistrot en pure maoïste de salon. À décrire! Ou la soirée chez Jimmy, dans la chambre aux orgies où les cloches de la cathédrale nous ont sonné le réveil. Ou celles que nous avons passées au square du Roule, avec les danseurs de Béjart. Ou le personnage d'Asa en ses multiples avatars d'Alexandrie à la ferme aux chats. Les scènes de celle que je croyais la femme de ma vie ! Les cris des fins de discussions politiques au Mao. La poussée d’hystérie que m'a racontée mon défunt ami cher, d'une soirée du GHR achevée dans les larmes et les vociférations sous prétexte que les filles avaient prétendu que tout garçon portait sur lui l'arme du viol. Et tant et tant de situations du même acabit, plus ou moins drôles et surtout significatives de telle ou telle époque – cela qui m’intéresse notamment.
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Que je lise Alice Munro, annote un tapuscrit (ces jours ceux de Sinzo, Max et Bona), regarde un épisode de The Wire ou un film, coupe du bois à la tronçonneuse ou ferraille sur Facebook, tout me fait miel pour La Chose, qui rassemble et filtre tout ça.
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À La Désirade, ce 9 janvier.- Commencé de lire le tapuscrit du nouveau roman de Max. Très bien. Plus maîtrisé que la première mouture du précédent, intéressant par sa matière (en gros : la vie quotidienne d’unBantou en Suisse) et très bien rythmé. J’ai fait quelques corrections et Zoé finira le job avec lui.
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En regardant les épisodes de TheWire, je me dis que nos cinéastes ont encore beaucoup à apprendre, sans parler de la carence, plus marquée d’ailleurs, de notre cinéma en matière de scénarios et de dialogues. Godard prétendait que du scénario on n’a que faire.On en voit le résultat…
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L’intoxication menace parfois, aussi faut-il couper court. Retrouver ses marques, comme on dit. Faire de l’ordre en soi et autour de soi. Nettoyer ses pinceaux et ranger ses couleurs.
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L’expérience sur la Toile est intéressante, pour autant qu’on ne se laisse pas engluer dans la mélasse sentimentale et niaise des pseudo-poètes, ni dans lapseudo-complicité compulsive.
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J’ai été généreux avec Le Miel de Slobodan Despot, mais ce sera sans plus. La froideur de ces mâles dominants, de ces mecs-qui-assurent, de ces rouleurs de mécaniques aux faiblesses secrètes m’a toujours glacé le sang et tenu à distance. Ils se croient fort mais ce sont eux les faibles. Le type reste ricanant malgré son talent, et basta ; il se croira toujours plus malin, mais à moi on ne la fait plus. Poil au cul.
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Ce qui m’impressionne, chez Maxou, est sa discipline personnelle et sa gaîté, malgré la galère du chômage. Ce qui est sûr en tout cas est qu’il avance. Je crois qu’il a trouvé d’instinct – et par l’éducation de sa mère, sans doute – l’attitude juste, contrairement à divers frimeurs de son âge en quête d’effets. Il est assez conséquent et honnête, et j’aime ça. Il ira plus loin, en outre, que nos petits lettreux envieux genre X.
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Reprenant la lecture des Gens du lac, le dernier livre de Janine Massard, j’en suis impressionné, autant par la matière historique que par le ton et la qualité des portraits qu’elle brosse, dont celui d’une redoutable parvenue,égocentrique et méchante. Aussi, l’évocation de ces années de guerre, en Suisse romande, est très réussie, et je vais donc lui faire un bon papier.
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Je vais tâcher de creuser, de plus en plus, dans le terreau de la rêverie. Max Dorra, Proust,Bachelard, les musiciens, Michaux, la peinture : tout cela m’y porte de multiples façons. La recherche de la beauté est à la fois quête de sens et de valeur – de réalité augmentée. Confiance aux fées de la mémoire et de l’imagination.
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À La Désirade, ce mercredi 22 janvier. - Mon poulain bantou a décroché, ce soir, le Prix du roman des Romands. Belle reconnaissance pour ce garçon dont j’apprécie, particulièrement, la façon de prendre la chose, tout modestement.
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Le livre de Slobodan Despot a provoqué tout un échange de commentaires, sur Facebook, où le fiel et la moraline ont déferlé, avec l’intervention de personnes qui, de toute évidence, n’avaient pas lu le livre. Je m’en suis un peu mêlé, mais pas longtemps: je déteste les faiseurs et les truqueurs affectant de souffrir eux-même de tel ou tel génocide, mais je ne suispas disposé à m’exposer inutilement, non plus, pour un type qui continue d’attiser l’opprobre avec une sorte de jouissance trouble.
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À La Désirade, ce dimanche 26 janvier. – Au cinéma, ce matin, pour voir Philomena de Stephen Frears, très beau film d’émotion et nécessaire aussi – devoir de mémoire, comme on dit – en cela qu’il documente une tragédie ordinaire vécue par ces jeunes mères « pécheresses » auxquelles l’Eglise arrachait leurs enfants pour les vendre à de riches bourgeois, comme il en est allé du fils de Philomena elle-même. Bref, nous avons versé quelques larmes à la fin réellement émouvante du film, admirablement réalisé et interprété.
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À La Désirade, ce vendredi 31 janvier. – Repris aujourd’hui l’exercice physique à la salle de musculation et la piscine de Burier, non sans grincementsd’articulations et douleurs musculaires diverses. Mais j’ai besoin de me refaire un semblant de forme physique, sans trop forcer pour autant. Juste pour me sentir un peu moins lourd et contraint dans ma carcasse qui accuse, évidemment, un certain vieillissement en sa putain de soixante-septième année.
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La lecture du Dernier mot de Hanif Kureishi, qui évoque la face cachée d’un écrivain (V.S. Naipaul, de toute évidence) par le truchement d’un roman qui détaille aussi les tribulations d’un biographe rassemblant tout ce qu’il peut sur l’auteur en question, me rappelle la petite enquête d’une jeune parente du peintre débarquant un jour, à La Désirade, avec une prétendue cinéaste prétendant réaliser un film sur Thierry Vernet. De la peinture de celui-ci, la prétendue cinéaste et la jeune parente avérée ne voyaient strictement rien, à voir leur façon de ne pas voir nos tableaux, mais cela ne les intéressait pas du tout à vrai dire : ce qu’elles voulaient était juste glaner des précisions sur la vie de Thierry, et notamment sur sa « vie sexuelle », qu’elles cherchaient à élucider à partir de ses carnets. Or, savoir les carnets deThierry en ces mains m’a choqué : j’ai trouvé cela presque obscène, et j’ai fait valoir à ces deux pécores que la « vie sexuelle » de Thierry n’avait aucune espèce d’incidence dans sa peinture, ce que la prétendue cinéaste a contesté en affirmant qu’au contraire c’était « hyper-important ». Je les aurais volontiers foutues à la porte à coups de pied au derrière, mais comme je suis gentil je me suis montré gentil, très excessivement gentil.
Reste qu’il ya une nouvelle à tirer de cette scène, sur le thème de l’Artiste en proie aux philistins, et c’est pourquoi je ne regrette pas d’avoir passé deux heures avec ces impudentes; et je me console aussi en pensant que le film, sans doute, ne se fera jamais.
Quant au roman de Kureishi, il traite bel et bien de la «vie cachée » de l’écrivain, mais avec tant de finesse cultivée, d’intelligence et de connaissance, d’humour et de pénétration que le modèle, loin de se trouver réduit à un « petit tas de secrets », selon l’expression de Malraux, en devient plus humain, plus proche et plus digne d’intérêt.
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Mémoire vive (38)
Jules Renard en son inépuisable Journal : « La prose doir être un vers qui ne va pas à la ligne ».
Et cela de mordant, à propos d’un certain Fasquelle : «Il a un large nez au milieu du visage. C’est comme un coup de pied qu’on lui aurait donné, et dont il lui serait resté le pied ».
Et cela encore d’impératif : « Une phrase solide, comme construite avec des lettres d’enseigne en plomb découpé ».
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Il est certains livres auxquels on revient comme en certains lieux dits aujourd'hui « de mémoire » ou tenant lieux de greniers universels et autres débarras - de ce que les Madrilènes appellent le Rastro ou de ce que les Parisiens appellent les Puces, et telle est l'Autobiographie des objets de François Bon, à l'exclusion de toute nostalgie douceâtre puisque ce repérage personnel des choses évocatrices de dates et de faits balise un parcours personnel et familial, voire générationnel (pour parler le langage des temps qui courent), où se perçoit, dans le transit des objets et de la relation qui nous y a attachés et continue parfois de le faire, l'évolution de tout un bout desiècle, de nos aïeux à nos enfants, les têtes de chapitres de l'Autobographie des objets relançant à tout coup nos propres souvenances. Ainsi de Transistor ou de Dictionnaires, de Photos de classe ou deNavigateurs solitaires - qui tout aussitôt fait surgir Alain Bombard d'une déferlante-, ou encore de Pattes d'eph ou de Premier livre…
Ce qu'il y a de poétique chez François Bon l'est sans le vouloir. François Bon écrit par exemple ceci de la deux-chevaux: « Quatre roues sous un parapluie, c'était le projet de base de la deux-chevaux ». Ce qui commence bien. C'est du lyrisme sans forcer. Continuant comme ça: « Dans les années soixante elle s'en éloigne, plus pimpante, les odeurs à l'intérieur sont toujours aussi réjouissantes, mêlant plastique, métal et tissu ». Ensuite s'ajoutent de précises considérations techniques sur le véhicule par excellence de notre jeunesse, après le vélosolex, aboutissant au récit d'une équipée sans permis en ville que le père de l'auteur se retint de punir par une « terrible danse » puisque, garagiste et fils de, il était pour quelque chose dans les engouements mécaniques du bon fiston dont on constate à tous les coins de pages la passion respectueuse pour les objets de métier (sa première règle à calcul vaut son missel de première communion) ou de loisir (sa première guitare Yamaha).
Chacun (et dans chacun il y a chacune et chacuns) trouvera, dans la boîte à outils de François Bon, de quoi démonter et remonter quantité de souvenirs, comme l'évocation d'une petite poule mécanique ne manquera de rappeler tel oiseau articulé battant des ailes ou tel pantin de bois polychrome plus ancien.
François Bon cite aussi la revue en fascicules Tout l'Univers, qui nous a fait également voyager par l'imagination, comme les premières tournées de Connaissance dumonde. En Suisse romande, nous avons eu droit à la formidable série des Albums N.P.C.K., produits par le conglomérat chocolatier Nestlé-Peter-Cailler-Kohler, sur les pages desquelles nous collions des vignettes obtenues par l'achat de produits desdites firmes. Or les collections de ces albums, souvent liquidées par des mères impatientes de "faire de la place", valent aujourd'hui des sommes. Je garde précieusement mes exemplaires d'Oiseaux de tous payset de La ronde des métiers...
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AlbergoAlba, il 10 di agosto, a Locarno - Cattiva notte, dopo una serata alla terrazza della Contrada, in Piazza Grande, dove la cucina è sempre pessima. Dopo un giallo di qualità, La Condizione umana, ero rimasto sulla piazza dove ho visto mezz'ora di una merda americana intitolata Wrong Cops, nel gusto del neo-cinismo alla Tarantino. Avevo già visto Rubber, dello stesso Quentin Dupieux, sul modello del primo film del Spielberg, ma basta cosi.
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J'aurais envie désormais d'envisager les qualités qu'on pourrait dire d'un « romancier de cinéma » ou d'un "poète de cinéma", d'un "peintre de cinéma" ou d'un "musicien de cinéma"...
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J'observe que l'esthétique de téléfilm tend, de plus en plus, à tout niveler dans le cinéma des temps qui courent.
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La perversion du langage, aux yeux de Karl Kraus , est aussi bien le signe de la décadence sociale que de l'effondrement des structures internes de l'individu. Or cette dégénérescence est visible, plus qu'ailleurs, dans la presse. « Ce que la vérole a épargné sera dévasté par la presse », affirme-t-il comme le fit enRussie, quelques années plus tôt, un Vassily Rozanov. Et ce n'est pas qu'une boutade: pour Karl Kraus, en effet, défenseur du classicisme, traducteur d'Aristophane et de Shakespeare, admirateur de Goethe et de Nestroy, formidable écrivain lui-même, le langage de plus en plus dépersonnalisé de la presse, l'effet dissolvant de sa pensée au rabais, et la diffusion des idées générales qui en découle, sont autant de signes avant-coureurs de l'avènement d'un nouvel homme conditionné, prêt à suivre le premier démagogue.
Contre tout ce qui procède des idées reçues, contre les principes non ressaisis par la réflexion individuelle nourrie de sa propre expérience, Karl Kraus agit par le langage lui-même, de l'intérieur. Ses aphorismes ne sont pas tous convaincants, loin s'en faut. Mais tout se passe, à leur lecture, comme plus tard à celle des Remarques d'un Wittgenstein: où ce qui compte n'est point tant la vérité de la chose dite que le mouvement libérateur de l'esprit visant à la conquérir.
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Il y a quelque temps, l'ami Sergio me demandait si je pouvais lui faire lire le premier papier de critique littéraire que j'ai composé, en 1969, sur Les courtisanes de Michel Bernard. Le voici donc recopié :
Un rêve éveillé
Sur Les Courtisanes, de Michel Bernard. Premier papier de la firme JLK, paru dans La Tribune de Lausanne
"Me diras-tu enfin qui elles sont,ces deux p... ?"
Mystérieuses, les courtisanes de Carpaccio ne laissent pas d'intriguer les esprits curieux qui s'avisent de percer leur secret. Trônant, encloses dans les galeries d'un palais vénitien, entourées d'animaux et de chiens, leur regard se perd en un au-delà de la toile que seul le rêve est à même d'évoquer.
C'est en ce rêve, précisément, que Michel Bernard nous entraîne dans son dernier roman, tentant de réinventer dans une fiction l'oeuvre du peintre, donnant à celui-ci vie et parole.
Mais c'est de Venise qu'il faudrait parler d'abord, de cette ville étrange qui s'envase lentement. De cette Venise de marbre, où l'on admire dans les musées les mille merveilles de l'art tandis que l'eau ronge et ruine ses soubassements. Ville abstraite s'il en est, apparente encore par le génie des hommes, mais promise à sombrer, ville ambiguë, amarrée à la terre ferme et qu'on imagine en lente dérive, elle est le lieu où le temps, depuis toujours, est suspendu, lieu du rêve par sa nature même, le caché étant pour le moins aussi important que le visible, bâtie à l'image du corps, faisant les hommes à son image.
« Demain je peindrai les courtisanes. » Ainsi commence le roman. Le peintre est embusqué à sa fenêtre, prisonnier entre le rectangle vierge de sa toile et le spectacle de la ville, déjà fervent à son oeuvre, ivre de se jeter sur ses pâtes et ses pinceaux mais conscient de son ignorance de la ville qui l'attend pour une longue exploration.
Qui est-il ? Il l'ignore. Pas plus ilne connaît ces créatures qu'il captive de son regard et dont il devrai peu à peu s'approcher, les traquant jusqu'en leurs appartements secrets et participant à leurs orgies quotidiennes, puis revenant dans la solitude de sa chambre close, enfin prêt à se livrer tout entier à sa toile.
Tout le moment se déroule entre lemoment de la décision et celui de l'acte. Dans un cheminement lent et sinueux,suivant le rythme de la ville, le peintre prépare sa rencontre avec les courtisanes et finalement est amené à elles par cette étrange naine, fascinant petit monstre intelligent qui le guidera dans sa démarche et le suivra jusqu'au seuil de sa chambre. Les courtisanes, elles, ne sont que "bestiales qui rotent", comédiennes cyniques et dupes de leur propre jeu. Elles sont objet, et Carpaccio les traitera comme telles. S'il fraie, c'est qu'une exigence le force à "vérifier la fidélité des arches", entre la tricherie et la perversion.
Roman de l'approche de l'oeuvre, Les Courtisanes est avant tout réflexion sur la création. À ce titre, il mérite déjà toute notre attention.
Créer est une aventure. Perpétuellement menacé par ses fantasmes, par les trompe-l'oeil que la réalité élève tout autour de lui, le créateur a pour devoir impérieux de se reconnaître, de se perdre dans l'oeuvre à la recherche de son double, du "fastueux insondable reflet". Son ultime conquête, plus que l'oeuvre elle-même, est l'acte de créer, l'abandon de soi dans la toile, dans la page blanche.
Le livre de Michel Bernard est riche,dont les thèmes se nouent en un écheveau qu'il serait trop long de débrouiller ici. Mais il faut parler aussi de la merveilleuse prose de ce jeune auteur, sensuelle, chargée à l'extrême supportable et nous entraînant parfois en des détours si subtils, que l'agacement aurait raison de nous si l'ironie ne venait tout aussitôt distraire celui-là de la préciosité, et la gravité de la démarche nous consoler de trop belles moulures: « Verbe rugueux, âcre, pesant, gonflé d'odeurs, c'est celui que je peins, entre les cuisses des dames, sous leurs robes, entre lesyeux d'une vierge qui dort (...) Je les peindrai qui voient ce jour, voient cetinstant, à l'instant où le sexe devient muet ».
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Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante que celle de Vallotton ! Vallotton est aussisuisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments. Comme Hodler, en outre, Vallotton finit aux franges de l’abstraction lyrique à l'américaine, jeunes sauvages avant la lettre…
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À La Désirade, ce samedi 19 octobre. - J'ai trouvé, dans la lecture des nouvelles d'Alice Munro, découverte à la faveur de son récent Nobel de littérature,un écho à ma propre rêverie existentielle que je n'avais jamais perçu jusque-là chez aucun auteur, sauf chez Tchékhov. Tous les sujets de ces nouvelles me touchent par leur substance et leur traitement, si délicat et si juste. Aussi, les nouvelles d'Alice Munro jouent sur le dévoilement progressif d'un secret, dont le lecteur tient la clef en lui.
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L'idée m'est venue ce soir d'illustrer la couverture de L'échappée libre en reproduisant la magnifique toile de Robert Indermaur évoquant un homme volant, intitulée Hoher Himmel. Il me semble qu'on ne saurait trouver de meilleure illustration à l'envolée que je suggère au-dessus des formats...
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À La Désirade, ce vendredi 25 novembre. - Chaque nouvelle nouvelle d'Alice Munro m'apprend quelque chose et me souffle une idée de nouvelle nouvelle à écrire.
Ce matin, par exemple, en lisant Les Lunes de Jupiter, dernière nouvelle du recueil éponyme, il s'agit d'une femme écrivain qui accompagne son père cardiaque à l'hôpital, lequel décide de ne passe faire opérer et d'affronter la mort. Or cela me rappelle à la fois la fin dupère de Lucienne et les derniers temps de notre père, comme les observations de la narratrice à propos de ses deux filles me ramènent, évidemment, aux nôtres. Mais ce qui m'intéresse surtout, là-dedans, est que tout le vécu de l'écrivain est ressaisi par la fiction, comme je voudrais que le mien le fût tout pareillement. Enfin le grand thème d’Alice Munro pourrait se résumer dans cette formule : ce que la vie a fait de nous…
Annie Dillard : « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ».
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Mémoire vive (37)
À La Désirade, ce lundi 1er juillet 2013.- La lucidité de l'éveil m'éclaire. C'est là que je repère le faux; de là que je devrais toujours repartir, sans sacrifier pour autant la rondeur et les nuances de la vie.
Dans la journée je reçois, de la part de Sergio Belluz, un message enthousiaste à propos desPassions partagées, qui me touche beaucoup. Je crois bien que c'est la plus belle lettre que j'aie jamais reçue sur un de mes livres, mais on oublie parfois...
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Marcel Jouhandeau : " Il y a encore quand même beaucoup de bonté et de bonheur dans les coins".
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En lisant Jouhandeau (le Nunc dimitis des Journaliers), je suis toujours intéressé par ses notations quotidiennes, parfois touché (ce qu'il raconte de sa vie avec le petit Marc), mais souvent aussi exaspéré par sa façon de se glorifier et de poser devant sa glace.
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À La Désirade, ce jeudi 11juillet. - J'ai mis le point final, ce Midi, à la composition de L’échappée libre, dont le tapuscrit compte 420 pages. Voilà: j'y suis arrivé et je pourrais calancher, aujourd'hui, sans regret, même s'il m'est donné de vivre encore cinq ou dix ou vingt ou trente-trois ans de rab. J'ai fait, je crois, de mon mieux. La chose est sûrement très imparfaite, mais elle est un bon reflet de ma vie et de nos jours. C'est une espèce de livre-mulet, cinquième élément de mes Lectures du monde constituant, de 1973 à 2013, une espèce de vaste chronique de notre époque - de mon point de vue évidemment. Enfin avec ce livre un cycle de 2000 pages s’achève car je n’ai plus envie de publier d’autres carnets avant longtemps, impatient de revenir à la fiction.
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Les Regards sur Nietzsche d'Henri Guillemin sont intéressants , où j'ai trouvé pas mal de remarques utiles et équilibrées. On ne la lui fait pas et c'est très bien: très bien de résister à l'énergumène, mieux que ne le fait un Sollers, dont la vénération confine parfois à la jobardise.
Notre gauchiste catho a raison d'affirmer que Nietzsche, plus que le philosophe de la mort de Dieu, est celui de la mort d'une certaine idée de Dieu, restant profondément préoccupé par notre relation au divin et se posant, d'une certaine manière, en rival du Christ et en Deus in Machina. Guillemin rappelle l'importance de la vie et de la personnalité de FN, plombée par la maladie et déformée par une sorte de mégalomanie compulsive qu'expliquent autant ses dons que ses manques. René Girard a bien montré, pour sa part, les mécanismes liés à la jalousie destructrice de FN à l'égard de Wagner, après sa déception, et sa façon combien significative de piétiner ce qu'il a adoré en se bricolant des justifications a posteriori, notamment à propos des aspects chrétiens de Parsifal et Tannhäuser.
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Guillemin s'intéresse trivialement à la santé physique et mentale du cher N, comme il l'appelle, et c'est vrai qu'il y a de quoi faire chez quelqu'un qui chantait un dieu solaire et danseur alors qu'il se traînait sur ses pattes comme une bête blessée à migraines atroces et nausées, comparait ses ouvrages à de la dynamite, qui n'intéressaient à peu près personne de son vivant, se disait le plus humble des modestes et le plus grand philosophe du monde, géant à côté de ce nabot fluet d'Emmanuel Kant.
Il y a bien entendu à prendre et à laisser chez notre cher bonnet rouge à pompon catho, comme il y a prendre et à jeter dans ses livres plus franchement "limites", tel son plaidoyer pour Robespierre. À ce propos, je me rappelle lui avoir cité une de ses phrases qui revenait, ni plus ni moins, qu'à une défense de la Terreur. M'écoutant lui lire sa phrase, il m'avait alors dit:"Et c'est moi qui ai écrit cela ?". Et moi: "Oui, Maître". Et lui: "Je baisse le nez"...
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Ce que j'aime bien chez Henri Guillemin - et c'est aussi pour me rappeler ses conférences captivantes -, c'est qu'il ose mettre les pieds dans le plat d'une certaine intelligentsia allemande ou française qui, dès que sort le nom de Nietzsche, se signe ou se met au garde-à-vous. Guillemin, lui, reste perplexe et naturel, avec le même aplomb qu'un René Girard examinant le cas de l'énergumène. Le long chapitre sur les relations humaines de FN (surtout Wagner, Lou Salomé et ses mère et soeur) n'amène rien de très nouveau mais éclaire le topo, pour parler peuple, comme le premier chapitre sur les "trous noirs" de la bio de FN, côté mal d'enfance, mal portance et mal baisance. Quant au dernier chapitre sur les prodromes d'une idéologie récupérée par les nazis à titre posthume, il me semble bien affronter les difficultés présentées par une pensée souvent ambiguë et contradictoire, au-delà de ses provocations.
En ce qui me concerne, Zarathoustra m'est toujours tombé des mains. D'aucuns y voient le sommet d'une poétique, et moi le summum de la boursouflure, frisant le comique. Or c'est Philipe Sollers, aujourd'hui, qu'on pourrait trouver comique avec sa façon de se la jouer Baptiste de l'anti-Messie relooké...
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Une liste à faire: Ceux qui gobent tout.
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L'égocentrisme crâne, voire faraud, des jeunes gens gesticulant dans le vide, ces jours, me fatigue un peu.
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À La Désirade, ce lundi 22 juillet. - En passant en revue, hier soir, les journaux de la semaine dernière, je suis tombé sur une page consacrée à l'imbécillité proférée, en Chine, par Ueli Maurer, l'actuel président de la Confédération, selon lequel il s'agit maintenant de « tourner la page de Tian'anmen ». On ne saurait mieux illustrer la servilité de nos autorités, ou plus précisément celle de ce philistin caractérisé - un vrai pleutre doublé d’un pignouf. Les victimes innocentes du massacre du 4 juin 1989 ne comptent pas, pour ce boutiquier servile, plus que pour l’épicier Blocher se flattant d’avoir commercé avec la Chine avant tout le monde. Honte à ces larbins !
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C'est une fête de tous les instants que la lecture du recueil de douze nouvelles d’Edmond Vullioud dont le titre, Les Amours étranges, annonce la complète singularité. Fête des mots que ce livre dont sept nouvelles au moins sont de pures merveilles: fête de sensations et de saveurs, d'atmosphères très variées et d'intrigues à tout coup surprenantes; fête d'humour et de malice pince-sans-rire aussi, qui n'exclut ni le tragique ni le sordide; fête enfin d'une humaine comédie restituée dans une langue somptueuse, à la fois puissante et fruitée, claire et rythmée.
Edmond Vullioud est à la fois conteur et poète, chroniqueur très minutieux (manquement documenté au mot près, à la Flaubert) et pratiquant une langue immédiatement en bouche, comme il sied à un comédien. Enfin son recueil est aussi lesté de vraie spiritualité (sa charge de la niaiserie « évangéliste », dans Pentecôte, reste gentiment narquoise) dans le sens de l'empathie souriante et de la bonté christique sans ostentation. D'où résulte une fête de ce qu'on appelle, justement, l'intelligence du coeur.
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Je reviens au Nègre factice, génial récit de Flannery O’Connor.
Quand il se réveille ce matin bien avantl'aube, dans la lumière lunaire qui lui montre son propre reflet, dans le miroir, comme celui d'un jeune homme, alors qu'il se figure incarner la sagesse d'un Virgile prêt à conduire Dante aux enfers, Mister Head pense aussitôt à la mission morale qu'il s'est assignée ce jour, consistant à donner une bonne leçon à son petit-fils Nelson, dix ans et fort insolent, en lui montrant quel enfer est la ville et en lui faisant voir, par la même occasion, ses premiers nègres. De leur trou de province qui en a été épuré, ils gagneront donc la ville par le train qui, tout à l'heure, ne s'arrêtera que pour eux. Quant à Nelson, il est à vrai dire impatient de retrouver Atlanta où il se flatte d'être né, alors qu'il n'a connu la ville qu'en très bas âge, avant la mort de sa mère. Ce qui est sûr,c'est que son grand-père l'énerve, qui prétend le chaperonner et lui rappelle à tout moment qu'il ne sait rien. Et pourtant : "Grand-père et petit-fils se ressemblaient assez pour être frères, et même frère d'âge assez voisin: à la lumière du jour, Mr Head avait un air de jeunesse, tandis que le visage de l'enfant semblait vieux, comme s'il avait déjà tout appris et ne fût pas fâché de tout oublier". Cette balance incertaine des âges va d'ailleurs se trouver modulée d'une façon saisissante au cours de cette nouvelle de vingt pages marquée par une double révélation, pour l'enfant autant que pour le vieil homme.
Les thèmes de l'égarement et de la perdition, de l'édification morale volontariste conventionnelle et de sonretournement, sont au coeur du Nègre factice, qui aborde aussi frontalement la question de l'exclusion raciale.
Dès le voyage en train du sexagénaire et de son protégé, celle-ci s'exprime dans un bref dialogue suivant le passage,dans le couloir, d'un Noir imposant, suivi de deux femmes également bien mises.
« Qu'est-ce que c'était ? », demande alors son grand-père à Nelson. Et celui-ci: « Un homme », avec le regard indigné de qui en a assez d'être pris pour un imbécile. Et le vieux: "Quelle espèce d'homme ?". Et le gosse: « Un gros homme ». Alors le vieux: « Tu ne sais pas de quelle espèce ? » Et Nelson: « Un vieil homme ». Ce qui fait le grand-père lancer à leur voisin « C'est son premier nègre »…
La relation des deux personnages va cependant se transformer jusqu'à s'inversercomplètement, durant la journée qu'ils passent à Atlanta, après que le vieil homme aura perdu ses repères, se sera égaré avec l'enfant dans un quartiernègre. En chemin, alors que le gosse reste fasciné par le spectacle de la grande ville, il tente bien de lui en suggérer la monstruosité infernale en lui faisant humer la puanteur montée d'une bouche d'égout, mais le garçon finit par lui répondre. « Oui, mais on n'est pas forcé de s'approcher des trous » et de conclure: « C'est d'ici que je viens ».
Une scène, ensuite, scandalise le vieux, quand le gosse demande leur chemin à une grosse négresse en robe rose, dont le corps l'attire soudain maternellement et qui lui indique le chemin avant de lui donner du « p'tit lapin ».
Ensuite,il suffira que le gosse fourbu s'endorme sur le trottoir, que le vieux s'éloignepour le mettre à l'épreuve à son éveil, que l'enfant affolé parte comme un fou et renverse une vieille femme sur la rue, que tout un attroupement crie au « délinquant juvénile » et que le grand-père, lâchement, se débine en affirmant qu'il ne connaît pas ce garçon, pour faire de cette errance un récit évangélique du reniement, perçu par Nelson dans toute sa gravité jusqu'à lui offrir sa première occasion d'accorder son pardon à quelqu'un. Quant à Mr Head, il découvre, avec la réprobation absolue chargeant le regard de son petit-fils, ce que c'est que « l'homme sans rédemption », jusqu'au moment où, devant un nègre en plâtre penché au-dessus d'une clôture, dans le quartier blancqu'ils traversent, les fait se retrouver après l'exclamation du vieux. « Ils n'en ont pas assez de vrais ici. Il leur en faut un factice ».
La scène a quelque chose de Bernanos ou de Dostoïevski: « Mr Head avait l'air d'un très vieil enfant et Nelson d'un vieillard miniature ». Alors le retour à la maison des deux voyageurs leur sera possible. Leur arrivée sous lamême lune que le matin est d'une égale magie: « Mr Head s'arrêta, garda le silence et sentit à nouveau l'effet de la Miséricorde, mais il comprit cette fois qu'aucun mot au monde n'était capable de le traduire. Il comprit qu'elle surgissait de l'angoisse qui n'est refusée à aucun homme et qui est donnée, sous d'étranges formes, aux enfants ».
Explicitement chrétienne par son inspiration et son langage, surtout dans sa conclusion, cette extraordinaire nouvelle, l'une des plus belles du recueil intitulé Les braves gens ne courent pas les rues,déborde infiniment ce qu'on pourrait dire une littérature édifiante. La filiation catholique est évidemment essentielle chez Flannery O'Connor, et les allusions à la grâce et à la miséricorde relient la nouvelle à cette filiation théologique, mais l'histoire de Mr Head et de Nelson, comme toutes les histoires de cette poétesse du mal et de la douleur, ressortit à la grande Littérature de toujours et de partout dont aucune secte philosophique ou religieuse n'aura jamais l'apanage.
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La surabondante jactance critique encombre les rivages de l'océanique Recherche du temps perdu de MarcelProust, mais il vaut la peine, et c'est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau de Claude Arnaud,très éclairante approche d'une rivalité littéraire d'abord ancrée dans la vieaffective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu'aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu'un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment.
Peu d'écrivains directement contemporains, juste décalés par vingt ans d'âge, se sont autant fascinés l'un l'autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. "Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles", précise Claude Arnaud. "Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d'emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d'un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l'aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte".
À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l'on pourrait croire que le rapprochement de l'immense romancier et de l'Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n'en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la « bienvenue dans les abysses », n'exagère-t-il aucunement.
Aux abysses humains de Proust, pour commencer, c'est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu'on va retrouver: un "insecte atroce", comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.
Balayant tranquillement diverses interprétations anciennes ou récentes, Claude Arnaud présente le petit Marcel en « éternel nourrisson » qui, au sens plein du terme, n'aima que sa mère et ne fut aimé que d'elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, « fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver ». Adolescent, Proust s'arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa "sensibilité asphyxiante" et de sa « gentillesse collante" de tyran se jugeant lui-même impossible...
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À La Désirade, ce mercredi 31 juillet. - Notre ami René a passé cet après-midi avec son petit Luca de trois ans. C'est ce que je dirai mon plus vieil ami, vraiment le bon compère et le camarade. D'ailleurs nous nous appelons volontiers compère ou camarade. Au téléphone c'est notre formule: salut camarade. Avec Henri Ronse, nous l'appelions Barbapoux. Pas joli joli avec son pif patate et sa barbe à poux, mais un tombeur comme pas deux. Ma bonne amie dirait: un bicandier. Et nous nous aimons bien, je crois: comme de vieux sapajous.
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Céline est à mes yeux le plus grand poète français en prose du XXe siècle, avec les traits catastrophiques de celui-ci et des qualités de style comme personne.
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À La Désirade, ce vendredi 2 août. - Ma relation avec le jeune Maveric Galmiche, sur Facebook, est étonnante, et plus encore: stimulante. Ce garçon a un ressort incroyable, une culture et une maturité assez saisissantes chez un gusse de quinze ans, mais ses limites, voire les failles (n'était-ce que de son orthographe) de ses phrases ont tôt fait de me ramener à la réalité de son âge, et c’est en somme rassurant.
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Mémoire vive (36)
À tout moment nous pouvons être surpris, toujours et encore, par le miracle de la littérature ou, plus précisément, de la vérité d'une parole habitée par la poésie.
Ainsi de l'immédiat étonnement, mêlée de reconnaissance, au double sens d'une expérience antérieure réitérée et bonifiée, et de la gratitude, en commençant de lire Le Bâtiment de pierre d'Asli Erdogan.
Je lis d'abord ceci: "Les faits sont patents, discordants, grossiers. Ils entendent parler fort. À ceux qui s'intéressent aux choses importantes, je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes. Ce qui m'intéresse, moi, c'est seulement ce qu'ils chuchotent entre eux".
Puis je lis ceci encore: "Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau".
Sur quoi je lis ceci: "J'écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir".
Et ceci encore: "Las de ce monde figé, de toutes les immondices que l'on appelle système, du labyrinthe des âmes réglé comme une horloge, dans un dernier élan d'espoir, ils tournent leurs yeux vers la rue".
Et ceci enfin: "L'homme est le plus vieux des mystères, c'est de la matière qui parle".
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Le théâtre de Lars Norén est sans doute,aujourd'hui, le capteur et le réflecteur le plus sensible et le plus significatif des petits et grands séismes qui secouent la société occidentale. De l'inferno en chambre du Droit de tuer( 1979) aux espaces urbains éclatés de Catégorie 3.2, en passant par la vertigineuse tragédie familiale de Sang ou la vision dévastée de Guerre, lemédium suédois des névroses et des pychoses, de toutes les peurs et de toutes les rages de l'individu contemporain ne cesse de nous ramener où "ça fait mal" dans le théâtre quotidien du monde actuel comme il va et surtout ne va pas.
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J'étais en train d'écouter un des blues de Skip James réunis dans l'anthologie filmée de Wim Wenders, sous le titre The soul of a Man,lorsque je suis tombé sur ce quatrain de Michel Houellebecq, le premier de L'étendue grise, première partie de Configuration du dernier rivage:
Par la mort du plus pur
Toute joie est invalidée
La poitrine est comme évidée
Et l'oeil en tout connaît l'obscur.
Et j'ai alors pensé à la mort du petit Iliouchetchka, à la toute fin des Frères Karamazov, avant de lire encore ce distique:
Il faut quelques secondes
Pour effacer un monde.
Je me suis rappelé les mots suppliants d'Iliouchetchka à son père: "Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe,émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous".
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Je suis parfois découragé. Plus envie de brasser tout ça. Me fait chier. Trop de matière, trop d'un peu tout. Et puis je me dis que je dois. Et je reprends, et ça rêva.
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La lecture du dernier récit autobiographique d'Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux, me touche. L'évocation du passage d'un format à l'autre, de l'enfance à l'adolescence, en relation étroite avec le corps, est très bien amenée, recoupant ma sensation des âges variés et communicants.
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Devant la mer, ces jours-là entre Sète et Collioure - Les ciels de mer sont à peindre en ces jours changeants. Les grands nuages blancs comme amoncelés, présages d'été, du côté de l'arrière-pays des Corbières, semblent attendre on ne sait quoi, pas menaçants mais pas moins présents, immobiles, faits pour être peints à la gouache plus qu'à l'aquarelle, ou alors celle-ci bien plastique, bien à-plat dans les blancs arrondis du cumulus affirmé, ensuite avec des nuances de gris font pressentir le possible mouvement prochain. On connaît les ciels bretons de Boudin, mais je ne sais aucun peintre de ciels languedociens chargés de grands nuages barrant ainsi le ciel de terre vers les Pyrénées, tout autrement évidemment qu'en Beauce, à Combrai ou dans l'arrière-pays vaudois- et moins encore de metteur en scène pictural de ce qui se prépare à l'instant de l'autre côté, tandis que la tramontane se lèvesur les dunes dans le ciel là-bas vers le mont Saint-Clair au-dessus de Sète.
Ensuite on a donc découvert, comme un fait accompli, ce ciel noir du soir à traînées oranges virant au rouge sombre par imperceptibles pression de doigts invisibles. Le photographe allait pour sauter sur son appareil, non sans pressentir que rien ne serait retenu à temps de cette apparition de lourdes panses d'ânesses groupées et vues de dessous, et leurs veines de sang - tout ce magma d'un instant presque dramatique au-dessus d'un deuxième arrière-ciel encore très bleu doux, pour ainsi dire pervenche, que le peintre éventuel tâchera de se rappeler alors que le tableau se fait bientôt noir...
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Ce que je me dis ce soir est qu'un écrivain de 20 ou de 120 ans ne m'intéresse vraiment qu'à proportion de la goutte de miel noir qu'il y a dans ce qu'il écrit, que je reconnais comme celle, précisément, de ce qu'on appelle le blues.
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Je me suis rappelé les horreurs révélatrices du recueil de Catastrophes, signé Patricia Highsmith, en lisant le roman, plombé de mélancolie noire et traversé d'éclairs de lucidité, que Frédéric Jaccaud a publié récemment sous le titre de La nuit.
La narration spéculative, à la fois polémique et panique, que l'auteur développe avec vigueur dans cette impressionnante évocation d'une possible fin du monde, me semble tout à fait appropriée aujourd'hui, avec des observations qui font écho à celles d'Orwell ou de Witkiewicz, au siècle dernier, ou à celles, actuelles, d'un Ulrich Seidel, dans ses films Amours bestiales ou Import Export, après ces écrivains non moins clairvoyants que sont un Ballard ou un Houellebecq.
La littérature peut-elle encore nous aider, dans le chaos actuel, à ressaisir la réalité et la mieux comprendre - à la mieux voir et à la montrer de façon plus éclairante ? Un gadget a été imaginé avec ironie par Frédéric Jaccaud, qui ne donne pas pour autant dans l'illusion technologique: à savoir ces lunettes à "réalité augmentée" dont un détective mercenaire se sert dans la filature d'un terroriste atypique spécialisé dans l'incendie des animaleries et autres lieux de détention de ces compagnons désormais perçus comme victimes de notre vilaine espèce.
Jusque-là, les mystiques seuls étaient en mesure de scruter la "nuit obscure". Or voici qu'un autre "affreux" genre Houellebecq ou Seidl, prénommé Karl et riche d'un passé personnel tragique, se met en tête, et à tâtons de stylo furieux, de voir clair en pleine nuit. À laquelle il faudra revenir puisque, aussi bien, elle n'en finit pas de tomber...
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Déjouer toute forme de médiation interne. Et trouver d'autres termes pour désigner celle-ci. Par exemple: rivalité négative, complicité concurrente, jalousie envieuse, proximité équivoque. Cela pour aiguiser l'objectivation de ce type de relation. Pareil pour l'hybris: mauvais orgueil, ego national ravageur, ainsi de suite.
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Départ possible d’un roman. Pensé l'autre jour que cela pourrait sortir du virtuel. Départ d'Ewa de la zone industrielle de Katowice (captée dans Import Export d’Ulrich Seidl), qui se retrouve sur l'écran d'un mec surfant sur Internet au coeur de la Cité où commence le roman sur papier.
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Il est toujours intéressant, voire émouvant, d'entendre un artisan ou un artiste parler de son métier ou de son art. On se rappelle, touchant à la perfection du genre, la série des Portraits d'artisanes parisiennes réalisés en plans-fixes de 13 minutes chacun par Alain Cavalier, qui a su rendre, par l'image et la parole, l'état de civilisation - au sens d'un savoir-faire ancestral complet - du travail artisanal illustré par autant de figures réalisant ce qu'on peut dire sans exagérer l'aristocratie naturelle. De la matelassière à la fileuse, en passant par la bouquetière, la canneuse, etc.
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Ludwig Hohl : « On ne doit pas être poétique en poésie; tel est le secret. »
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Vassily Rozanov : «Toutes les religions passeront et cela restera: simplement rester assis sur une chaise et regarder au loin. »
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Vassily Rozanov encore, dans la train Louga- Pétersbourg : «Depuis vingt je vis continuellement dans une atmosphère de poésie. Je suis très observateur, bien que je me taise.Et je ne me rappelle pas un seul jour où je n'eusse pas observé en « elle » quelque traits profondément poétiques; en la voyant ou en l'entendant (du bout de l'oreille, tout en travaillant) des larmes d'attendrissement me voilent les yeux. Et voilà pourquoi j'écris si bien, me semble-t-il".
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Ceux qui ont le ticket
Celui qui raconte le film à la jeune aveugle / Celle qui déchire les tickets sans avoir la permission de voir Les amants pour cause de licence / Ceux qui ne disent rien du film dont ils s’inspirent peu après sous le drap de dessus / Celui auquel le nom de Geronimo rappelle un souvenir d’enfance genre Winnetou s’invite chez Cochise / Celle qui jalousait son frère de pouvoir lire Winnetou alors qu’on l’assignait à résidence chez Martine en cuisine / Ceux qui se représentent Winnetou en Winner ce qui est typique de la mentalité néolibérale qui ne rêve plus hélas Ménélas / Celui qui dit à son épouse Maurer que cette affaire de commerce avec la Chine est win-win/ Celle qui trouve que le nouveau placeur du Colisée ressemble à George Clooney jeune / Ceux qui ont le béguin pour la bègue bigleuse / Celui qui a le nez qui voque / Celle qui en pince pour la poinçonneuse au dam de la patronnesse peu portée sur ces préférences privées / Ceux qui déraillent en louchant sur l’aiguilleuse / Celui qui fait bouboume à pépère avant de sauter mémère comme l’y a encouragé son camarade de garderie Sigmund dit le joyeux drille / Celle qui se garde un reste de complexe d’Oedipe aufreezer au cas où / Ceux qui s’inscrivent au club des sosies de Sergio sans rapport avec ceux de Julio Iglesias / Celui qui rappelle à Geronimo que le scout est bon mais n’est pas poire / Celle qui hennit sous l’effet de son sang gitan et piaffe pour le rappeler / Ceux qui pallient leur pâleur en pelant des piments / Celui qui cherche la sortie de cette liste à la con alors qu'il a le ticket entre les dents / Celle qui skype avec le curé skieur au sexe saillant sous la soutane de stretch serré / Ceux qui disent aux enfants dormant debout de ne pas raconter d’histoires / Celui qui ce samedi matin de grand beau sur les dunes conseille aux ouailles de l’Oumma tant qu’aux multitudinaires infidèles de lire Pour une critique de la raison islamique de Mohammed Arkoun paru en 1984 chez Maisonneuve et Larose, à Paris - loin du Texas, etc.
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Ceux qui tiennent le cap
Celui qui tombe ce matin sur cette page de Torugo qu’il recopie illico : « Force gens de nos jours, volontiers agents de change et souvent notaires, disent et répètent : la poésie s’en va. C’est à peu près comme si l’on disait : il n’y a plus de roses, le printenmps a rendu l’âme, le soleil a perdu l’habitude de se lever, parcourez tous les prés de la terre, vous n’y trouverez pas un papillon, il n’y a plus de clair de lune, et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, l’aigle ne plane plus, les Alpes et les Pyrénées s’en sont allées, il n’y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes, personne ne songe plus aux tombes, la mère n’aime plus son enfant, le ciel est éteint, le cœur humain est mort. S’il était permis de mêler le contingent à l’éternel, ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. Jamais les facultésde l’âme humaine, fouillée et enrichie par le creusement mystérieux des révolutions, n’ont été plus profondes et plus hautes. Et attendez un peu de temps, laissez se réaliser cette imminence du salut social, l’enseignement gratuit et obligatoire, que faut-il ? un quart de siècle, et représentez-vous l’incalculable somme de développement intellectuel que contient ce seul mot : tout le monde sait lire. La multiplication des lecteurs, c’est la multiplication des pains. Le jour où le Christ a créé ce symbole, il a entrevu l’imprimerie. Son miracle, c’est ce prodige. Voici un livre. J’en nourrirai cinq mille âmes, cent mille âmes, un million d’âmes, toute l’humanité. Dans Christ faisant éclore les pains, il y a Gutenberg faisant éclore les livres. Un semeur annonce l’autre. Qu’est-ce que le genre humain depuis l’origine des siècles ? C’est un liseur. Il a longtemps épelé, il épelle encore ; bientôt il lira » / Celle qui ce matin entend le merle comme jamais / Ceux qui ont appris à l’Université buissonnière que les hommes océans existent et que ce n’est pas du pipeau : « Il y a des hommes océans en effet. Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume, ces merveilleux levers d’astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l’innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter,ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l’abîme ; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l’horizon, ce bleu profond de l’eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l’assainissement de l’univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait ; ces colères et ces apaisements, ce tout dans un, cet inattendu dans l’immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l’immensité éternellement émue, cet infini, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c’est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l’océan » / Celui qui se rappelle son saisissement à la vue du premier idéogramme (vers sept ans) qui l’a décidé plus tard (vers douze ans) à entreprendre ses études de la langue chinoise / Celle qui de son vieil apparement de Brooklyn Heights voit changer les lumières sans distinguer les objets éclairés tandis que son jeune compagnon lui fait la conversation pleine de belles choses et de bonnes gens / Ceux qui évoquent la vie des gens et par exemple la mort récente de l’excellent Monsieur belge qui a traduit les Entretiens de Confucius / Celui qui a chez lui 3000 disques de reggae qui l’aident à tenir le rythme de ses phrases / Celle qui se nettoie de la saleté du monde en écoutant la rumeur du vent au dessus de Jane’s Carrousel / Ceux qui estiment que le génie du foyer se mesure à la transparence des vitres donnant sur la forêt et le lac et les montagnes là-bas qui n’en pensent pas moins / Celui qui aime celle qui n’aime pas que ceux qu’elle aime ne l’aiment pas / Celle qui à l’instant pense à toi mais c’est à l’autre bout du monde donc ça fait il y a dix heures de ça / Ceux qui ont appris à se mieux connaître en voyageant ensemble mais aussi en se séparant quelque temps chacun son tour / Celui qui avait un ami cher à Montpellier et en a maintenant deux comme quoi les villes de gauche favorisent le progrès / Celle qui se met tout devant au défilé de mode des poètes tendance / Ceux qui estiment avec Torugo qu’ »il est temps que les hommes de l’action prennent place derrière et les hommes de l’idée devant »,etc.
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Mémoire vive (34)
Me semble parfois que la littérature actuelle (surtout française) ne dit à peu près rien de l'état du monde dans lequel nous vivons; rien de la réalité nouvelle dans laquelle nous sommes immergés et nous débattons; à peu près rien qui m'intéresse, personnellement en tout cas; rien qui puisse m'intéresser autant que les films de Fassbinder que je suis en train de me repasser à la file. Or ce qui m'intéresse chez RWF, comme chez une Patricia Highsmith, c'est la réalité contemporaine traduite par des situations significatives.
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Si je m'intéresse à la théorie mimétique de René Girard, ce n'est pas tant pour la théorie mais pour les exemples que celle-ci module. Le système auquel il tend me gêne, au demeurant, par son tour, précisément, systématique.
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Retour à Tchékhov. Je me disais ce matin qu'on revient à Dostoïevski comme à une plaie. Au pire et au meilleur de l'humain, sur des montagnes russes. Tandis que Tchékhov nous attend un peu comme un médecin de campagne, sage et désabusé, attentif et encourageant. Chestov a-t-il raison de le voir si noir ? Probablement. Mais à dose homéopathique, sa noirceur, comme celle de Patricia Highsmith, peut constituer un tonique.
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Ceci que je relève dans Une année sabbatique d'Alain Gerber: « Être un exemplaire unique est un privilège, oui, mais le plus redoutable de tous".
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Il y a quelque chose d'un Tchékhov teigneux chez Rainer Werner Fassbinder, qui se voit le mieux dans ses films les moins « visibles », au sens d'une mythologie allemande d'époque, comme il en va de Maman Küsters va au ciel, datant de 1975.
On pourrait s'étonner, à propos de cette date, que ce film réaliste à l'esthétique si peu flatteuse, évoquant parfois les images véristes des séries allemande genre Derrick, fasse suite immédiate au délicat Effi Briest, apparemment plus séduisant avec ses beaux visages léchés et ses belles toilettes, ses beaux intérieurs et ses beaux meubles, ses beaux cadrages et ses beaux fondus au blanc, et pourtant le fonds de désarroi sondé par RWF est le même en dépit de ce qui sépare les univers de la jeune fille « de la haute » et de la femme d'ouvrier au faciès boucané, lequel rappelle en outre la vieille protagoniste du mémorableAlexandra de Sokourov dans le registre des Mères Courage...
La tragédie fond littéralement dans la pauvre cuisine de maman Küsters (Brigitte Kira), en train de visser des éléments de prises électriques au titre de petit job d'appoint, avec son grand fils taiseux (Armin Meier) et sous le regard revêche de sa belle-fille enceinte jusqu'aux oreilles, quand elle apprend que son mari Hermann , le bon et doux Hermann, vient de se suicider dans son atelier d'usine après avoir flingué le fils du directeur. Dans la foulée immédiate, avec la célérité de vautours fonçant sur une charogne encore saignante, les médias investissent l'humble logis, notamment représentés par un prédateur plus suave et vicieux que les autres du nom de Niemeyer, qui fera du désespéré un assassin monstrueux en déformant tout ce que lu a confié Maman Küsters. Mieux: il s'acoquine au passage avec la fille de celle-ci, Corinna (Ingrid Caven), entraîneuse de cabaret en passe de commercialiser son premier disque de chanteuse "à texte", genre ange bleu en plus trash et ne reculant devant aucune pub. Son premier "song", qu'elle interprète publiquement en présence de sa mère, est ainsi présenté comme une composition sensationnelle de "la fille de l'assassin de l'usine". Mais il y a aussi des "bons" pour réconforter Maman Küsters, incarnés par un couple de bourgeois communistes impatients de donner une signification politique au geste du désespéré. Or Maman Küsters est essentiellement sensible àl'humanité de leur accueil, avant de prendre conscience de l'injustice subie par son prolo de mari et de s'inscrire au parti pour honorer sa mémoire. Un jeune activiste, cependant, la met en garde contre la récupération dont elle fait l'objet et s'efforce de la convaincre de rejoindre un groupuscule d'actionviolente. Tout cela, qui fait satire d'époque, n'en a pas moins des résonancesencore vives, mais c'est à un autre niveau que RWF nous touche en revenant avec insistance sur le visage engros plan de Maman Küsters (la très remarquable Brigitte Kira), que l'épilogue violent laisse littéralement interdite et sans voix.
Et c'est alors qu'on retrouve Tchékhov et son immense frise de personnages également largués, à divers étages de la société russe d'avant les révolutions ou, dans un registre moins tragique du point de vue individuel, la formidable Alexandra de Sokourov descendue à Grozny pour voir de près comment on accommode la jeune chair à canon.
Les socialistes de son temps ont lourdement reproché à Tchékhov de ne pas s'engager assez explicitement sur le front politique, alors même que ses récits constituent, sans doute, la fresque la plus détaillée de la société russe et deses misères. Dans un tout autre contexte, on a aussi reproché à RWF lesambigüités de son observation sociale, comme on les a reprochées à un Dürrenmatt.
Or il s'agit aujourd'hui, je crois, de relire les pièces et les romans de celui-ci, autant que les essais d'un Pasolini, et de revoir les films de Fassbinder qui continuent décidément de « faire mal », en se rappelant que la littérature ou le cinéma, non contraints par telle ou telle idéologie plaquée, ont encore des choses importantes à montrer et à dire.
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J'ai retrouvé hier l'univers de Tchékhov avec émotion. On revient à Anton Pavlovitch comme à un ami qui ne hausse jamaisle ton, sans cesser de montrer le monde tel qu'il est. Chestov voit en lui l'auteur russe le plus noir qui soit, mais ce désespoir, je dirais plutôt cette désespérance réaliste est fraternelle et colorée d'un demi-sourire. Aussi,chacun de ses récits m'en inspire d'autres. Je relis Volodia, en lequel je vois comme une quintessence de l'adolescence humiliée, et plusieurs récitsde la même sorte me viennent à l'esprit. Par ailleurs il y a un Tchékhov chrétien que Chestov ne voit pas, évident dès L'étudiant...
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Le thème de la prisonnière, déjà bien perceptible dans Effi Briest (1974), se retrouve exacerbé dans Martha (1975), dont la puissance expressive lancinante n'a rien perdu aujourd'hui de son impact.
Sous les apparences d'un thriller glamoureux à la fois hollywoodien (on pense à Douglas Sirk et à Hitchcock) et viscontien (on se rappelle les décors de Senso), RWF dessine un couple de personnages magnifiquement habités par Margit Carstensen et Karlheinz Böhm,dont c'est la première apparition dans la "famille" de RWF. Au demeurant, c'est une histoire"allemande" que raconte Martha, où l'on retrouve le "froid" affectif et social d'Effi Briest et de L'Amour est plus froid que la mort, premier long métrage de Fassbinder. Des trouvailles, qui sont du pur Fassbinder, ponctuent une mise en scène et en images (Michael Ballhaus, dont le témoignage en Bonus sur le tournage du film est extrêmement intéressant) des plus élaborées, sans rien pourtant du haut esthétisme des maîtres décorateurs que sont un Lubitsch, un Welles ou un Visconti.
RWF reste une espèce de voyou, et la séquence où, dans le Luna Park, après un tour du couple en Grand Huit qui la fait vomir au coin d'une baraque foraine, Helmut crie à Martha qu'il veut l'épouser alors qu'elle se relève à peine de ses vomissures, relève d'un humour grinçant réjouissant dans le registre mélo-sarcastique. Michael Ballhaus raconte d'ailleurs que l'équipe du film s'est bien amusée à tourner les scènes les plus pénibles du film...
Ce qu'il y a de passionnant, chez RWF, c'est que son regard sur la lutte des classe ou la guerre des sexes n'est jamais réducteur et moins encore flatteur. Dans Le Droit du plus fort,ainsi, la sécheresse de coeur et le snobisme du bel amant friqué de Fox sont aussi sordides que les mesquineries des gays que celui retrouve dans son bar habituel, et le même manque d'humanité se retrouve chez les communistes de salon de Maman Küsters s'en va au ciel et chez les nantis puants de Martha.
Ce film déchirant pourrait être rapproché, aussi, du Journal d'Edith de Patricia Highsmith, en cela qu'il montre une femme à la fois fragile et originale, intelligente et sensible, verser peu à peu dans la parano faute d'amour. On sourit en outre de voir le présumé suave Karlheinz Böhm, devenu célèbre pour son identification à l'empereur François-Joseph de la série consacrée à Sissi, camper ici un ingénieur au coeur de béton armé et aux pulsions de marteau-piqueur, épris d'ordre et tout imbu de domination masculine, jusqu'au sadisme. La première scène du coup de soleil imposé, assorti d'un quasi viol, est une séquence d'anthologie, et la montéeaux extrêmes qui s'ensuit est à l'avenant, même si la violencemontrée est moins efficace, du double point de vue émotionnel et artistique, que ses manifestations suggérées ou juste entrevues.
À cet égard, la fin spectaculaire du film, après l'accident de voiture dont Martha sort paralysée à vie, donc livrée sur fauteuil roulant à son persécuteur, m'a semblé plus conventionnelle au terme d'un film âpre et pur,d'une cinglante beauté...
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Repris ce matin la lecture de L'illusion féconde de Gustave Thibon, mon bon conseiller de toujours. Qui écrit ceci: "La mort seul éclaire la vie. Et l'homme ne prend conscience de ses racines qu'à l'heure de l'arrachement".
Et ceci encore de Gustave Thibon: "Il faut aimer Dieu comme s'Il n'existait pas".