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Carnets de JLK - Page 99

  • Mémoire vive (11)

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    Je pense à l’ami inconnu en écrivant à l’ami connu.

     

    °°°

    À Paris, Place Clichy, en mai 2000. – Brasserie Wepler. Je lis les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et l’avenir d’un nouvel humanisme, par delà les vieux formats. Me touche illico la réflexion sur le livre considéré comme une lettre aux humains. Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette : pralines et bonbons fins, nougat et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement : il pleuvote.

     

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    On constate que le penseur de charme de la télé descend désormais dans un hôtel de charme où l’attend la bonne vieille table de charme sur laquelle il aime à rassembler ses pensées charmeuses inspirées par les humiliés et les offensés hélas privés des charmes et des retombées de sa cogitation de charme.

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    Salamalec à San-Antonio. – Au-delà de sa fameuse gaudriole langagière, Frédéric Dard avait une écriture personnelle à deux vitesses découlant d’un regard  et d’un sentiment du monde plus profond qu’il n’y paraissait.

    Il n’y a qu’en France rabelaisienne, dans le vieux beau goût partagé pour leur langue par les lettrés et le populo, au pays de Céline et de l’Almanach Vermot, que pouvait naître et prospérer San-Antonio.

    Le nom de celui-ci ne recueille souvent que le dédain des purs littéraires, qui ne voient dans les romans du commissaire qu’une sous-littérature, et cependant, avant même que ne fleurissent thèses et colloques, de très bons esprits avaient osé arborer, comme chaude pelisse en été, le goût le plus éhonté pour les choses peu académiques qu’il faisait subir à notre langue.

    Les collégiens que nous étions à douze ans, qui revendions à la kiosquière du coin les San-A que nous lui avions piqués la veille, se régalaient de cela d’abord : du mot tordu, qui faisait rire et envie d’en faire à son tour, au contrepet (« farce de prof pour force de frappe ») ou aux trouvailles verbales à n’en plus finir (les « arcanes souricières » de Béru), entre autres calembours à foison. Et les titres même de ses livres annonçaient déjà l’heureuse « mélimélodie » des sons et des sens gorillant locutions et sentences, tels Certains l’aiment chauve ou La Matrone des sleepings.

     

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    On ne s’y attendait pas, on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois - plus banal tu meurs -, cependant nous en aurons pleuré sur le moment : à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul ; c’est, avant le clown au cirque de la vie, l’initial étonnement et la pochette-surprise.

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    Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

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    Auguste Renoir : Les coups de pied au derrière ne font jamais de mal. Le plus drôle c’est qu’ils ne vous sont jamais appliqués pour le bon motif. Mais ils vous réveillent. Et c’est cela l’essentiel ».

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    Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

     

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    Je ne sais plus qui disait (il me semble que c’est Enesco) que jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

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    La poésie saute une idée sur deux.

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    L’ami m’ayant demandé ce qu’il représentait pour moi, je lui ai répondu qu’il était quelqu’un dont j’attends beaucoup, mais j’aurais pu lui dire bien plus. Par exemple qu’il incarne, avec tous ceux que j’aime, mon amour de la vie.

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    Ceux qui croyaient hier à l’Avenir radieux et qui te diront demain qu’avant c’était mieux.

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    À la radio, en octobre 2000. – En direct, un reporter à Gaza vient deparler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et se retrouver heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Sur quoi, trois minutes après, sous les yeux de même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et  l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif : et maintenant nous prenons des nouvelles dela Route…

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    Et toujours je reviens à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares  - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…

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    Au Café Sibérie d’Amsterdam je me dis, in petto,  que je me trouve bien partout.

     

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    Je pense sans cesse à de nouveaux personnages, et aux liaisons possibles entre eux - des personnages comme autant de problèmes humains, et de réponses incarnées.

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    Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

     

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    Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait, en somme, l’intellectuel toujours mal fichu.

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     Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

     

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     À La radio, ce 25novembre 2000, 13h.30. - Bulletin de France Info: On attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert»,+++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris +++ À part ça, RAS +++

     

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    La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez,surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

     

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    À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande ta fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui fondra mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…

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    Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.

     

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    Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant - et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font…

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    Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

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    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

     

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    Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

    Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

    Peinture: Thierry Vernet, La route de Vufflens-la-Ville. PP. LK/JLK.

  • Mémoire vive (10)

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    On voit partout ces jours des effigies de condamnés à mort rassemblés par la firme Benetton. Cette campagne publicitaire est à mes yeux d’une basse démagogie : sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute avec ce qui me semble, plus que jamais, un cynisme intolérable.

     

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    À Louxor, en février 2000. – À l’éveil de ces jours on ne trouve pas de mots assez légers, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin – des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…

     

    °°°

     

    Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée, nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…

     

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    Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…

     

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    Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites, artiste,  n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…

     

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    Celui qui te demande où tu prends le temps de lire alors qu’il perd toute sa journée à ne pas le faire / Celle qui passe son temps à faire des patiences ou à s’impatienter pour rien / Ceux qui courent après l’ombre de leur ombre stressée, etc.

     

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    Je ne te demanderai jamais d’être l’Autre, je me défie de toute emphase  à majuscule, je t’attends au coin du bois – qui est peut-être un désert ou ton ciel de là-bas, sans savoir ce que tu me réserves et n’attendant que d’être surpris comme au premier jour, quand ta voix bondit pour la première fois de ta nuit à la mienne.

     

    °°°

     

    Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer des jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles.

     

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    Heureux ceux qui se rappellent les mains de leur mère au travail, et pour les autres : heureux s’ils se rappellent les mains de leur mère au repos, sur le front de l’enfant malade ou jointes à ne rien faire.

     

    °°°

    Vous pouvez me reprocher de voir ce matin le monde trop en bleu : en réalité il l’est tellement plus que je me reproche juste ma nullité à le dire ; mais essayez donc, juste pour voir, je veux dire : pour mieux voir, de dire ce matin le bleu de votre âme, et vous m’en direz des nouvelles, du bleu pur de ce matin irradiant le gris des jours et le noir du monde.

     

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    BookJLK15.JPGÀ La Désirade, en avril 2000, après la trahison de Maître Jacques. – Monté à La Désirade pour y respirer, je rappelle Bernard Campiche qui me lit au téléphone la chronique de Jacques Chessex me concernant, à paraître demain dans L’Hebdo et qu’on lui a communiquée. Je craignais le pire, et c’est en effet un morceau de pure délation que cette saleté, assorti d’un appel à mon interdiction professionnelle, mais le pauvre fol s’y prend vraiment mal, traitant Le viol de l’ange de mauvais livre après l’avoir encensé. Plus pathétique encore : il me reproche de critiquer le dernier ouvrage d’Etienne Barilier, dont il a toujours dit pis que pendre alors que j’ai défendu cet écrivain pendant plus de trente ans. Bref, cela ne m’inquiète pas au fond, même si ça me blesse d’être traité avec tant de bassesse et de méchanceté crasse. Ce type, en période politique délicate, eût fait des morts. Non seulement c’est un traître, mais c’est un exécuteur potentiel.

    Cela étant je l’ai cherché : parce que je l’ai déculotté comme personne, dans L’Ambassade du papillon, en racontant à la fois notre amitié et la façon dont il l'a trahie, donc voilà la monnaie de ma pièce.

     

    À La Désirade, suite du feuilleton. -  Comme nous le craignions un peu, L’Ambassade du papillon est réduit, par d’aucuns, à un règlement de comptes avec Jacques Chessex, alors que nos querelles n’en occupent que quelques pages. La grise vestale du littérairement correct, Isabelle Rüf dans Le Temps, y voit un livre de haine, alors que tout le monde me parle de l’amitié et de l’amour qui le traversent ; et L’Hebdo remet ça ce matin en consacrant cinq pages tapageuse à m’enfoncer plus ou moins. Dans la foulée, j’apprends que la conclusion de la chronique de Maître Jacques atteignait un tel degré de diffamation que la rédaction a dû la couper. Mais le pompon, c’est la rumeur selon laquelle j’aurais écrit moi-même le magnifique papier d’Eric Bruno paru dans 24 Heures, en usant d’un pseudo. Un cher confrère a même enquêté auprès de notre chef de rubrique à ce propos. Or c’est tout à fait de ces gens-là d’imaginer, chez les autres, la complète malhonnêteté intellectuelle qui est la leur.

    Tout à l’heure, cependant, j’ai eu la bonne surprise d’être appelé au téléphone par Jean Ziegler, inquiet à mon propos, et que j’ai rassuré aussitôt. Il a lu mon livre et l’a beaucoup aimé, estimant tout à fait imbécile la réaction de Chessex. Une fois de plus je suis touché par sa réaction d’homme de cœur.

     

    °°°

     

    On fera son possible en sorte de résister, les enfants, on se sent chaque matin plus proche de céder, ça faut bien l’avouer, les vioques, à chaque éveil c’est plus lourd et plus lancinant, cependant quelque chose nous retient au bord du bord, ou quelqu’un – vous peut-être les enfants ? Quelqu’un qui nous retiendrait à nous et à vous…

     

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    Celui qui cherche la vraie couleur des mots / Celle qui remonte le cours des années sans cesser de sourire / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant, etc.

     

    Peinture: La route de Daillens, huile sur panneau.

  • Mémoire vive (9)

     

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    La touche de Svjatoslav Richter, si nette et si délicate, si physique et si métaphysique, si pleine et si retenue, dans le mouvement lent de cette sonate posthume de Schubert que j’écouterais des centaines de fois sans m’en lasser jamais.

     

    °°°

     

    En lisant le Journal littéraire de Paul Léautaud, je suis impressionné, une fois de plus, par la richesse des observations qui y ont été consignées pendant  plus de cinquante ans, et par le parfait équilibre tenu entre la substance ressaisie et son expression.

    J’ai lu ce matin les pages dans lesquelles le bonhomme évoque Proust à propos d’une revue consacrée à celui-ci, et sans qu’il en connaisse rien, de son propre aveu, que quelques extraits donnés à cette occasion, auxquels il ne comprend d’ailleurs à peu près rien non plus.

    Léautaud prétend qu’un écrivain ne devrait pas lire ses confrères afin de rester plus lui-même, mais c’est là tout ce qui nous sépare. Je crois au contraire qu’un écrivain doit tout lire et tout filtrer en s’efforçant de trouver sa propre voix.

     

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    L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le cristal de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côtés ont les chemins.

     

    °°°

    L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaieté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes.

    L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a déjà pleuré, elle pleure et elle pleurera.

     

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    À La Désirade, ce 28 mars 1999. – Ce jour des Rameaux, je ressens une profonde tristesse à l’idée que les uns et les autres se réclament de Dieu pour se massacrer les uns les autres. Cette idée que Dieu participe au combat, que Dieu prend parti, que Dieu bénit les guerriers, m’est complètement étrangère, ou disons que je vois en elle une figure de l’idolâtrie qui ne mérite pas plus de considération ni de respect que l’idolâtrie du Dollar ou de la Force.

     

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    La leçon de Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue : renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore : à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots. Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

     

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    Il ya en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

     

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    Ma conviction profonde qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

     

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    Je me réveille  à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées etlà-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté : je vous donnerai ce qui m’aété donné les yeux fermés.

     

    °°°

    Au Café des Abattoirs, en janvier 2000. – À la fenêtre ce camion portant l’inscription : Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face : L’Art de la viande. À la table d’à côté,cette femme seule et péremptoire, qui dit comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. Elle, en tout cas, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

     

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    Tout faire, désormais, pour échapper à la confusuion des sentiments.

     

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    Celui qui revit tôt l’aube / Celle qui émerge de la nuit comme d’une eau dormante / Ceux qui font fête au jour malgré les journaux / celui qui ouvre ce livre où c’est écrit : « tout ce que j’ai aimé a disparu » / Celle qui fait le ménage en se rappelant la sentence d’Alexandre Vialatte : « L’homme est poussière, d’où l’importance du plumeau », etc.

     

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    Ne te plains pas du bruit que font les bruyants : il y a partout une chambre qui attend ton silence comme une musique pure lui offrant toute ta présence entre ses quatre murs de ciel.

     

    À suivre…

     

  • Le Prix Rod à Antoine Jaquier

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    À propos d'Ils sont tous morts d'Antoine Jaquier. Prix Edouard Rod 2014. Remise du prix ce 20 septembre à Ropraz.
     
    On pourrait croire, au premier regard de surface, à en survoler les vingt premières pages, que ce livre se borne à une espèce de chronique, brute de décoffrage, relative au milieu "djeune" plombé par le désoeuvrement et la dope, genre témoignage - un de plus.   Et puis, à y regarder de plus près, à tendre l'oreille aussi à la musicalité et au rythme de la phrase d'Antoine Jaquier, plus encore à capter l'émotion qui filtre entre les lignes et les séquences du "film" romanesque qui se met bel et bien en place, modulé dans le temps à la fois court et plein de péripéties, parfois dramatiques,  de deux ou trois ans (1987 à 1989) revisités des années plus tard par le narrateur parlant du ciel, c'est bel et bien dans un vrai roman que nous nous retrouvons, avec son décor (entre les villages urbanisés de l'arrière-pays lausannois et la capitale) et ses personnages, dans une atmosphère plus proche du nouveau cinéma romand (je pense à Garçon stupide de Lionel Baier ou au tout récent Left Foot Right Foot de Germinal Roaux) que de la littérature de nos régions, à quelques exceptions près.   Ainsi parut en 1975, à Lausanne, aux éditions L'Âge d'Homme, un récit-journal sans nom d'auteur (le scribe de la chose, Claude Muret, estimant devoir garder l'anonymat), intitulé Mao-cosmique et constituant la chronique d'une communauté, de fameuse mémoire, qui éclata à la suite du suicide d'un de ses membres. Plus marqué du point de vue de l'idéologie politique, ce livre a valeur de témoignage irremplaçable sur le climat intellectuel, moral et affectif du début des années 70 où Antoine Jaquier faisait ses premiers pas dans notre drôle de monde. L'époque était aussi aux premières overdoses, mais le sida était encore loin.Pour Jack, le narrateur d'Ils sont tous morts, les drogues dites douces, puis les plus dures, sont immédiatement présentes dans son récit, qu'on pourrait dire d'abord relevant de l'obsession mentale, puis de l'urgence physique. Dès les premiers chapitres, cependant, le lecteur perçoit l'ambivalence du garçon, déjà très lancé dans sa trajectoire de paumé borderline, en dépit de ses dix-sept ans, entre un frère carrément junkie (et sidéen) et une mère qui "fait avec", mais non moins tourmenté par sa mésestime de soi, se récriant quand un présentateur de télé y va de son discours lénifiant sur les drogues douces, et découvrant la réalité de l'héroïne sans euphorie - sale salope qu'il s'impatiente pourtant d'"essayer"...Si le titre du roman d'Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, constitue l'horizon du récit de Jack, celui-ci ne débouche sur aucune conclusion "morale" explicite, ni non plus sur aucune forme de cynisme. Lorsque Tchékhov décrivait les faits et gestes de voleurs de chevaux, il ne se sentait pas le devoir de conclure qu'il est mal de voler des chevaux. Les bons socialistes le lui reprochaient, qui reprocheraient peut-être aujourd'hui à Antoine Jaquier de ne pas dire explicitement qu'il n'est pas bien de se camer ou de braquer une banque de nos campagnes (ce que fait Jack pour se payer un grand voyage avec sa bande de Pieds nickelés entraînés par un malfrat) ou de fréquenter un type du genre de Bob, son pote raciste, nazillon et homophobe, détestant même "certains animaux"... Seulement voilà, se justifie Jack: "Qui a dit qu'on choisissait ses amis ? Un foutu menteur en tout cas. Les miens sont dérangés dans leur tête, mais je peux les compter sur les doigts de ma main. De toute manière, il n'y a pas de service après-vente, alors je fais avec".Les amitiés, à la fois lucides (voire méfiantes) et loyales, plus que les amours de Jack, constituent d'ailleurs  le fragile fil rouge affectif qui traverse ce récit dont l'échappée finale, en Thaïlande, marquera aussi le déclin et la déroute, morts à l'appui.Avec le recul des années, Antoine Jaquier est parvenu à reconstituer, sans les caricaturer, les traits et les faits et gestes  de Jack et ses amis - Stéphane et Manu, Tony l'ancien braqueur et  Chloé la belle qu'on se partage et qui rêve plutôt d'une nouvelle vie à l'autre bout du monde, Bob qui rêvait d'échapper à la pesanteur, et plus dure sera sa chute - , dans un roman lesté de gravité qui se paie le luxe, ici et là, de deux ou trois alexandrins bien balancés. La "littérature", au sens conventionnel, est cependant moins le souci de l'auteur d'Ils sont tous mort que la perception nuancée, dure et hypersensible à la fois, d'une réalité ressaisie en vérité. Autant dire qu'on aurait tort de chipoter sur des détails de forme, ici et là. L'essentiel est en effet ailleurs.Ainsi, à sa toute fin, qu'il imagine celle d'un samouraï prenant son ultime décision "en l'espace de sept respirations", Jack contemple-t-il dans le miroir son corps nu, malingre et tatoué: "Les dessins m'apparaissent plus beaux que jamais. Je sais enfin pourquoi je les ai faits: quitte à n'être que poussière, autant la décorer"...
    Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L'Âge d'Homme, 276p

    Le Prix Edouard-Rod sera remis au lauréat 
    samedi 20 septembre à 11h à la Fondation de L'Estrée, à Ropraz.
    Un vin d'honneur sera servi à l'issue de la cérémonie.
    Vous êtes cordialement invités à cette remise du Prix Edouard Rod 2014.

  • Mémoire vive (8)

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    Gens qui nous ennuient : les battants et les corsetés, les égomanes et les obséquieux, les affligés pour rien mais aussi ceux qui positivent. Longue liste à suivre…

     

    °°°

     

    Le type qui fait monter le volume de la sono, dans une soirée, à chaque fois que la conversation devient intéressante.

     

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    Ces auteurs (un Georges Haldas ou un Paul Nizon) qui se plaisent à décrier le roman, simplement parce que le genre ne leur convient pas. À l’inverse, ces romanciers qui font la moue devant tout ce qui n’est pas roman, comme si celui-ci monopolisait tout l’art d’écrire. Tout cela très relatif en somme, pour ne pas dire vain.

     

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    L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas ni ne rit pour rien.

     

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    C’est le rôle des médiums que sont les romanciers de descendre dans les enfers et de parcourir, de bas en haut, tous les étages investis par l’humaine engeance.

     

    °°°

     

    Je me régale à la lecture des Miettes de mémoire de mon cher Henri Ronse, dont chaque pointe sensibilise autant de souvenirs personnels que je note aussitôt :

     

    La femme-enfant que j’ai rencontrée dans le train, qui m’a suivi et avec laquelle j’ai dormi tout habillé, en automne 1970.

     

    Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.

     

    Mes soirées avec le Marquis, autre enfant perdu, depuis vingt-cinq ans.

     

    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.

     

    Mon premier amour impossible, à dix ans.

     

    La table cosmopolite de la Pensione Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de Musique, à la fin des années soixante.

     

    La folle de Cordoue, me poursuivant à Séville.

     

    Le vieux philosophe espagnol Alonso Diez, aux Escaliers du Marché, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles dans sa soupente.

     

    La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a bien quarante ans de ça.

     

    Un crépuscule à Derborence, Colorado.

     

    Les tables aux têtes de porcs alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon rose, cette année-là à Sorrente.

     

    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.

     

    L’odeur de sperme des escargots dans les haies de l’asile des aveugles de Rovéréaz, juste après la pluie.

     

    Le ruisseau Danube dansles prairies de Souabe, adolescent comme nous, en été 1961 - l’été du suicide d’Hemingway et de la mort de Céline.

     

    °°°

     

    BookJLK8.JPGÀ La Désirade, le 13 avril 1998. -  Ce message de Jacques Chessex sur mon répondeur : « C’est Jacques, à Ropraz. Je voulais te dire que je relis complètement ton roman, Je suis persuadé d’avoir affaire à une grande chose. C’est un livre fondateur, c’est un livre non seulement de départ, parce que le départ tu l’as pris il y a de nombreuses années, mais de départ à l’intérieur d’une œuvre. C’est une sorte de plaque tournante. Tout est repensé, et l’avenir proche et lointain le prouvera. C’est un livre d’une fécondité, d’une richesse exceptionnelles et je pense vraiment très rare, et tellement rare que c’en est insupportable. J’ai eu de nombreuses émotions romanesques ces dernières années, mais c’est extrêmement rare qu’elles soient aussi fortes qu’à la lecture du Viol de l’ange . »

     

    °°°

     

    Très saisi par la (re)lecture de Mallarmé, dans ses Divagations. Quelque chose là-dedans de puissamment érotique dont je n’avais pas le souvenir. Et surtout m’épate l’énergie de la cristallisation. Là vraiment le summum de la transmutation poétique telle que je la comprends : fulgurance et cristal.

     

    °°°

     

    Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.

     

    °°°

    Rien envie de lire ces jours. Commence le dernier livre d’Antonin. M’embête. Commence une nouvelle de Walter Vogt. M’embête. Reprends le Pasticcio de Gadda. M’y perds. Et pas tellement envie d’écrire non plus. À peine quelques bonnes lettres. Sinon, je songe à la peine des gens. Ma mère seule à l’hôpital : cela la vraie réalité.

     

    °°°

    Cette espèce de silence gêné qui accueille une vérité malséante.

     

    °°°

     

    Francis Bacon :« Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence. »

     

    °°°

     

    Hannah Arendt se plaint de « ces gens qui ont oublié ce que c’est que rire ; que les choses puissent être drôles ne leur traverse jamais l’esprit : des animauxsérieux ».

    Et ceci encore de décisif : « Le vice principal de toute société égalisatrice est l’Envie. Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité. Qui ne possède pas cette hideuse habitude se voit immédiatement accusé d’arrogance, comme si, en ne se comparant pas, on se plaçait d’autorité au sommet. »

     

    °°°

     

    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils auraient voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et ont cessé d’apprendre. Penser à cequ’ils ont risqué ou pas. Penser à ce qu’ils ont osé ou pas. Penser à ce qu’ils pensent…

     

    °°°

     

    Le 2 octobre 1998. – Rencontre de Michel Butor À l’écart, sa belle maison de pierre des hauts d’Annemasse, face aux Aravis. Très aimable accueil en pantoufles, et très gentils propos sur Le viol de l’ange qu’il a lu entièrement et dit un très bon livre, intéressant et bien construit, qui lui paraît en outre « très chaste »…

     

    °°°

     

    Nous vieillissons, ma bonne amie et moi, comme des Rembrandt. Nous épaississons et nous dorons, dehors et dedans, surtout dedans. Nous serons, je le crois, de bons vieillards cuits à point, à la croûte agréable et à la douce mie.

     

    °°°

     

    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi.

     

    °°°

     

    Calella, en octobre. - En reprenant ma lecture des Miettes demémoire de notre ami Henri Ronse, je note encore ces souvenirs personnels :

     

    Les raisins que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

     

    Le premier corps réellement étreint (toute une nuit).

     

    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous scrutions à la jumelle, où se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.

     

    Le besoin de se perdre : dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans l’alcool.

     

    Ceux qui restent froids : révélation pour moi, et début de la prudence.

     

    Ma mère marchant d’un bon pas dans la rue et moi séchant un cours sur une terrasse : la fourmi, la cigale.

     

    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit : chips, chips, chips, hourrah !

     

    °°° 

     

    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.


    À suivre…

     

  • Mémoire vive (7)

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    Ce 23 novembre 1996. – Il y a quatorze ans de ça, jour pour jour, et par une aube froide et belle comme celle de ce matin, je traversais la campagne en compagnie de mon beauf afin d’aller accueillir Number One en ce bas monde, la même Number One qui est en train de regarder Gone with the Wind à la télé, pour la énième fois. Le souriceau violet s’est transformé en jeune fille en fleurs, son père écoute Eighteen till I die de Bryan Adams, coqueluche des ados, et voilà la vie…

     

    °°°

     

    Good conversation yesterday night with my old friend G.J. who told me about his first sexual experience, at the age of 12, when another guy, having more money than he had, let him meet a young prostitute round the station of Montparnasse. He told me that he remebered quite well the face of the girl, coming from Britain. Other remembrance : some holidays in London, a bit later, when he met another young girl whose kisses à la fraise he never forgot.

     

    °°°

     

    Très intéressé par ce que dit Gilles Deleuze de la langue qui se forge au sein de la langue et se constitue en style. À propos de Céline, notamment : du Voyage au bout de le nuit àGuignol’s Band, Céline se débarrasse peu à peu de la syntaxe ordinaire pour aller vers la musique – le pur jazz verbal à rythme tagadam.

     

    °°°

     

    En relisant un texte que mon père avait écrit à mon intention, en 1981, sur son enfance et sa jeunesse, je suis frappé par la douleur non exprimée qu’il y a entre les lignes, et j’essaie d’imaginer, pour tant de gens coincés par leur éducation, ce qu’à été la vie. Mais a-t-on fait tant de progrès aujourd’hui ? Les décoincés sont-ils réellement plus heureux que leurs aïeux. Je me le demande.

     

    °°°

     

    Le provincialisme se nourrit de ragots et se complaît dans l’immobilisme. Le provincialisme a le mouvement et les confrontations en horreur. Le provincialisme préfère le ricanement à l’humour et se passionne pour l’insignifiance. À tout cela qu’il faut résister.

     

    °°°

     

    On apprend ce matin, par les médias, qu’une adolescente d’Evolène, violée par ses deux oncles, est publiquement accusée, par l’avocat de ceux-ci, de les avoir allumés et de n’être qu’une traînée. Mais vraiment, quelle créature hideuse que l’homme sur ses ergots, et combien la réalité dépasse toutes mes imaginations. Ah mais, autant la débauche ordinaire m’inspire d’indulgence, autant le viol me répugne !

     

    °°°

     

    Suis-je assez conséquent dans ma ressaisie de la réalité ? Ne suis-je pas trop léger dans ma façon detraiter une matière aussi sensible et tragique que celle du Viol de l’ange ? Je me fie beaucoup au pouvoir des mots et à ma capacité d’évocation, mais une langue trop riche ne risque-t-elle pas de noyer les faits ?

     

    °°°

     

    La Guadeloupe, enfévrier 1997.– C’est un pays assez étrange, à la fois attirant et revêche, qui tient en même temps du jardin originel et du chantier laissé à vau-l’eau, où la nature paraît à la fois nourricière et instable, généreuse et violente, et dont les gens sont beaucoup moins ouverts et joyeux que je ne me le figurais. J’en garderai ainsi l’image de ces cabanes à la Faulkner perdues dans les collines, devant lesquelles une femme ou un homme seuls semblent perdus dans je ne sais quelle âpre rêverie.

     

    °°°

     

    Je n’arrive pas à peindre en ces lieux, mais je me remplis de couleurs. Le nuancier des bleus est le plus riche et le plus mouvant sous ces latitudes, toujours lié à des rapports imprévus, au gré de véhéments contrastes. Ainsi du turquoise et du noir soudain cisaillés par des flèches de rose ou de blanc laiteux précipité en coulées huileuses ; ou de ces visions africaines de champs jaunes sous le ciel rouge, avec les taches rousses des vaches seules ou la pointe vermillon d’une crête de coq sur une clôture,  jusqu’à la mer étale entre les haies : une ligne bleu pervenche mais où l’on sait qu’il y a des requins.

     

     

    °°°

     

    À Montréal, en avril1997.– En me baladant par les rues mal famées, que je préfère aux cénacles littéraire mais où traînent beaucoup de pauvres hères et de jeunes à la dérive, je ne cesse de penser à ma situation de privilégié, moi qui suis aimé, qui aime et qui fais ce que j’aime.

     

    °°°

     

    Bacon regarde attentivement le pape de Velasquez, dont il tire un pontife à sa façon, qu’il réduit à un cri. Celui-ci était déjà en puissance dans le pape de Velasquez, mais sous un masque, ou plus exactement dans les traits du masque devenus coulures sur la face du pape de Bacon.

     

    °°°

     

    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe comme ça : on ne sait comment. Parfois même, certains jours, on meurt physiquement ou psychiquement, disons : à l’essai.

    Aujourd’hui je me suis senti perdu, à un moment donné, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.

     

    °°°

     

    Ravissante image que celle de Number One, assise en robe longue devant le chalet de Nermont et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis quelque temps.

     

    °°°

     

    Ce 1erseptembre 1997. – Niaiserie complète des médias, ce matin, à propos de la mort de Lady Di. Le pompon à 24heures : « Nous sommes tous responsables ».

    Et quoi encore, Ducon ?

     

    °°°

     

    Ce 30 septembre, surlendemain de la mort de mon frère aîné. - On ne s’yattendait pas, mais c’est comme une amputation. On n’avait pas vécu bien proches,on vivait à vrai dire sur des planètes séparées, et pourtant, soudain tout se passe comme si le silence de celui qui s’en est allé faisait affluer des torrents de paroles et d’image.

    Je me rappelle à l’instant les mots de Thomas Wolfe à propos de la méconnaissance qui sépare le père du fils et les frères entre eux, mais comment ne pas vivre aussi, à ce moment-là, cette autre évidence profonde des liens du sang ?

     

    « Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

    Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul? »

    (Thomas Wolfe, Look homeward, Angel)

  • Mémoire vive (6)

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    À Vienne, en mars 1995. – Ce matin je vais tranquillement prendre mon Frühstück, et voici qu’il y a là, à une table, un horrible vieux  aux deux mains coupées, flanqué d’une horrible vieille aux yeux enfoncés  à coups de marteau sous son front buté. Or je pense aussitôt : bourreau, et non pas victime. À cause du visage. Et de la voix. Et des affreux moignons brandis. Visage horrible de criminel de guerre ou de bureaucrate sadique. Et voix cruelle, tout de suite hystérique (tout desuite voix d’Hitler) à l’instant où le personnage se met à houspiller un hôte qui n’a pas fermé la porte ainsi qu’il convient. « Das zieht ! » a sifflé le monstre, et sa conjointe de renchérir aussitôt :« Das zieht ! Das zieht ! ».

    Ou bien ai-je tout faux ? Après tout, ce pourrait être un ancien ouvrier mutilé par une machine, et qui souffre de rhumatismes ?

     

    °°°

     

    Dino Buzzati : « Vite, vas-y dans la nuit et le gouffre ! Mais au nomde Dieu, ne réfléchis pas, ne te laisse pas prendre par le sommeil ! Demain nous arriverons peut-être ! »

     

    °°°

     

    Très frappé par ce que dit Henry Miller à propos de la peinture, qui lui a rendu la joie de vivre. Or la perspective de peindre en toute liberté, ces jours prochains, ne laisse de me ravir. L’écriture ne m’a jamais été un bonheur simple. Il en va tout autrement de la peinture, par laquelle s’établit un rapport sensible, voire sensuel, à la fois psychique et physique, très intense, avec le monde.

     

    °°°

     

    À Nermont, en juillet1995.– J’aimerais entreprendre ces jours un roman portant sur la réalité contemporaine, et par conséquent aussi sur la pseudo-réalité médiatique et le simulacre sous tous ses aspects. Or tout serait possible dans ce roman virtuel.Tout ce qui peut être dit pourrait l’être. Mais tout, aussi, pourrait rester non-dit de ce qui devrait l’être. Tout serait exprimé qui pourrait l’être, par conséquent tout pourrait y être exprimé dans les limites des moyens d’expression classiques ou postmodernes, page blanche non comprise. Tout serait donc possible dans ce roman, à titre virtuel. Il y aurait là comme une recherche phénoménologique des éléments significatifs de la nouvelle réalité. Le principe moteur du roman serait la liberté de tout dire, et sa tonalité dominante une sorte d’humour panique.

     

    °°°

     

    Ily a, chez Antonio Lobo Antunes, tout ce qu’on peut attendre d’un grand écrivain. À savoir qu’il a le souffle lyrique d’un poète et la précision à tous égards d’un romancier, à la fois la vision large de l’Histoire en marche et de la société en transformation, et celle plus intime du peintre de mœurs et du médecin des âmes. En d’autre stermes, Antunes remplit tous les espaces qui séparent, selon l’expression de Dürrenmatt, le cendrier et l’étoile ; et je ne vois guère, aujourd’hui, d’auteur qui me donne, autant que lui, l’impression de capter et de restituer le monde qui nous entoure avec autant de pénétration sensible et de puissance.

     

    °°°

     

    À Nermont, ce 30 décembre 1995. – Après l’amour l’après-midi, j’ai pensé que sans L. ma vie n’aurait jamais connu la vraie poésie. C’est avec elle seulement que j’aurai touché à la plénitude physique, ou plus exactement : métaphysique, non du tout au sens de la seule satisfaction sexuelle, mais pour cette espèce de chute d’anges au fond de l’espace-temps, au sens de l’unité suprême devinée sinon atteinte, au sens de l’effusion et de la fusion – au sens d’une intimité tendre et vertigineuse à la fois.

     

    °°°

     

    Au téléphone, le vieux Théodore Monod me dit qu’il voit l’ère diabolique commencer le 6 août 1945, caractérisé par le fait que, désormais, les armes humaines sont en mesure de contaminer les générations à venir, signe selon lui de leur caractère démoniaque.

     

    °°°

     

    À Cologne, en mars1996.– Le ciel s’est couvert et le soir vient. Je me trouve, juste avant de reprendre le train pour Düsseldrorf, assis sur un banc donnant sur l’arrière du dôme, lequel forme comme une puissante carène de navire hérissés de clochetons aux dentelles se découpant sur le gris du ciel. Mais ce qui me frappe le plus, à l’instant, c’est la résonance qui s’établit entre le grand arbre noir aux magnifiques entrelacs de ramures qu’il y a là, et l’édifice devant lequel il se dresse, lui opposant sa propre évidence. Tout à l’heure m’a transi le grand froid de l’intérieur du dôme, et voici que la mince lumière des cierges éclairant un morceau de vitrail dans la muraille grise me touche comme un certain vers tout humble de Verlaine évoquant l’or d’un brin de paille…

     

    °°°

     

    Corot à la veille de sa mort : « J’aperçois des choses que je n’ai jamais vues. Il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. »

     

    °°°

    L’ambiance de l’époque est à une sorte de torpeur agitée et de parlote hagarde. Castoriadis parle, fort justement, de la montée de l’insignifiance. Les métaphores de la prison sans grilles et de l’hospice occidental, forgées respectivement par Dürrenmatt et Limonov, sont elles aussi pertinentes. Reste du moins, pour le romancier, à filtrer ces observations par le truchement de personnages et de situations adéquats.

     

    °°°

     

    L’intimité est un cercle magique qui doit être préservé contre toute intrusion. Il n’y ade réelle continuité entre ceux qui s’aiment que s’il y a don et abandon, confiance claire et protection mutuelle d’un secret qu’il n’est jamais besoinde formuler – d’ailleurs est-il même formulable ?

     

    °°°

     

    Le travail est un effort d’élucidation, tandis que la paresse consent aux ténèbres et à la confusion Le travail est tension, quand la paresse est flasque ; le vrai travail est source de joie créatrice, tandis que la paresse est délectation morose. Plus encore : la paresse est corrosive, il y a en elle un pouvoir délétère et même destructeur. La paresse ne se contente pas de ne pas faire, elle défait.

     

    °°°

     

    Les idées viennent en écrivant. Très peu de bonnes choses découlent de la seule cogitation. Le roman est une masse virtuelle de langage à travailler comme une sculpture.

     

    °°°

     

    À Nermont, en août 1995. – Très bel orage ce soir avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Sur quoi, comme après l’amour dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.

     

    °°°

     

    Toujours et encore impressionné, à la lecture de Simenon, par la saisissante profusion des observations qu’il a emmagasinées, et dans les milieux les plus divers. Aussi, la qualité morale de ses romans m’en impose. Il n’y a jamais là-dedans rien de vil, contrairement à tant de romans de gare ou d'aérogare qui visent bas et flattent les pires instincts, à commencer par ceux de l’immonde Gérard de Villiers,Tout au contraire il y a, chez Simenon, un fonds de fraternité et de noblesse qui dépasse, et de loin, le phénomène qu’on a dit, de l’éponge ou de la machine à fabriquer du roman. Gide avait raison : en matière romanesque, c’estl’un des plus forts. Et le fait de la simplicité de son écriture ne me dérange pas, bien au contraire. Avec si peu de mots, dire autant du tréfonds humain est incomparable. Simenon n’est peut-être pas un grand écrivain du point de vue de l’invention d’un style, encore que ça se discute, mais quel prodigieux capteur de sensations et d’émotions que ce médium sans pareil.

     

    °°°

     

    Au fil d’une conversation avec Christian Bourgois, j'apprends qu’il est désormais impossible de vendre, aux Etats-Unis, un livre d’un auteur blanc traitant de personnages noirs. Cela ne se fait pas : ce n’est pas conforme à la political correctness…

     

    °°°

     

    Il n’y a que la prière qui rassemble, et c’est cela mon Dieu, même ne priant pas.

     

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (5)

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    La vie habitudinaire et assez mortelle que vivent tant de Suisses nantis et rassis est pour chacun de nous une menace de tous les jours et de tous les instants. La non-rencontre est le signe de cette vie aisée et insipide. Penser que nous sommes riches et libres et que nous en faisons ça : cette télévision, ces journaux, cette prostitution policée d’un peu tout.

     

    °°°

    Il y a, dans nos pays de nantis, un homme nouveau qu’on pourrait dire l’Homme duTGV, qui fonctionne à l’aide de deux prothèses : calculette et portable.

     

    °°°

     

    Fuir la laideur, la seule imagination des convoitises basses et toute forme de décréation.

     

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    Deux retraités au café le matin. Elle la plus âgée mais rajeunie par ses atours vaguement écolo nuance chic, lui probablement ex-prof. Tous deux plongés dans les journaux avec une sorte de fièvre soucieuse, sans doute liée à leur sentiment d’être sur la touche, pour ne pas dire au rebut.

    Me rappellent cette réflexion de l’un d’eux citée dans une enquête de Ménie Grégoire : « Ce qu’il y a de terrible, avec la retraite, c’est qu’on n’a plus de vacances… »

     

    °°°

     

    Je reconnais mes vrais amis au degré d’intensité du sentiment de manque que j’éprouve en leur absence.

     

    °°°

     

    L’esprit petit-bourgeois tend à tout acclimater et tout aplatir. La Suisse en représente l’accomplissement propre-en-ordre, à cela près qu’un vieux fonds terrien populaire y résiste.

     

    °°°

     

    S itu veux savoir ce qu’untel pense de toi, écoute Madame.

     

    °°°

     

    À Salonique, en juillet 1933.– Au congrès de l’orthodoxie mondiale, les Serbes parlent en martyrs. Se disent victimes de trois génocides, le premier en 14-18, le deuxième en 39-45 et le troisième aujourd’hui. Mais les Croates parlent aussi de génocide, de même que les Kosovars. Logomachie balkanique. Et les popes d’y ajouter...

     

    °°°

     

    Ce mot de Hofmannstahl que volontiers je fais mien : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage, que la douleur . » 

     

    °°°

     

    Lautréamont, moins fou que d’habitude : « On dit des choses solides lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires. »

     

    °°°

     

    Des êtres qui sont plus purs dans l’apparente abjection que d’autres dans l’apparente vertu.

     

    °°°

     

    Se purger de toute exaltation niaise, sans perdre sa capacité d’enthousiasme.

     

    °°°

     

    Haldas appelle la sagesse « une foutaise philosophique ». Trop vite dit àmon goût, mais comment, en effet, se dire sage au pied de la Croix ?

     

    °°°

     

    Je ne supporte pas la comédie dans les relations amicales, au sens d’un arrangement opportun. Autant l’hypocrisie courtoise, en société, me paraît aller de soi, autant le double langage, en amitié, m’est intolérable.

     

    °°°

    Au cinéma, en décembre1993.– The Snapper de Stephen Frears. Avec truculence, voici le bordel du monde actuel sublimé par l’amour-tendresse. À mes yeux la meilleure réponse, et combien évangélique, à ceux-là qui prétendent que plus rien ne sort de notre vieille Europe.

     

    °°°

     

    Dépasser l’ironie, la moquerie, la charge, la dégomme, piques et pointes : tout épinglage en somme facile, fauteur de remarques du genre : « Ah mais, tu l’as descendu ! », bref lavulgarité convenue, sans céder un pouce au consentement.

     

    °°°

     

    Dans les médias de ce matin, cette anecdote si caractéristique de l’esprit politiquement correct, qui raconte l’interdiction faite à ses élèves, par telle directrice d’un collège anglais, d’assister à telle représentation de Roméo et Juliette, au motif que cette story serait trop exclusivement hétéro…

     

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    Ily a,  je crois, une analogie profonde entre le narcissisme sexuel, un certain alcoolisme et la drogue, et c’est la jouissance pure, pleine de son seul vide.

     

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    D’où vient en nous la reconnaissance de la beauté ou de l’harmonie, opposées à la laideur ou au chaos ? Je ne crois pas qu’il s’agisse seulement d’éducation ou de culture. Je crois qu’il y a, au fond de nous, le sens d’un ordre secret et sacré que dérange et même que défait ce qu’on appelle le mal.

     

    °°°

    À Nermont, en novembre1994.– La montagne est d’une vieille beauté triste d’avant la tombe qui me rappelle ce sublime poème de Lamartine dont je ne me souviens pas d’un mot à l’instant. Les épilobes ont l’air de plumes d’autruche mangées aux mites au fond d’un grenier fleurant la souris morte, la cabane aux oiseaux penche plus que l’été dernier, les feuillus défoliés mettent du gris taïga dans les vestiges d’or et de pourpre qui rehaussent à peine le fond vert fané de la forêt, le petit funiculaire rouge ne grince plus de l’autre côté du val, la plupart des chalets sont fermés. Le silence se fait entendre, un chat haret s’enfuit là-bas dans les taillis,  je me demande vers quelle ingrate tanière. 

     

    °°°

     

    À Paris, en décembre1994.– Ce que me disait Ismaïl Kadaré hier soir, à propos du ressentiment mortel qui pourrait être attisé ces prochaines années par les intégristes musulmans montant en épingle le martyre de la Bosnie, me semble bien plus fondé que la satisfaction de certains chrétiens persuadés que les Serbes ont fait barrage à une avancée de l’islam; et je partage, aussi, le sentiment de Kadaré que quelque chose d’important nous échappe encore de l’affrontement réel à venir, qui nous apparaîtra peut-être trop tard. En tout cas je retiens cette observation du grand écrivain albanais : que la haine d’un milliard de musulmans est une chose trop grande pour le monde.

     

    °°°

     

    Il faut que je me persuade chaque matin que je ne suis pas nul. Que je me persuade chaque matin que mon travail est légitime. Que je me persuade chaque matin que ce que je fais n’est pas à jeter. Après quoi je n’ai plus qu’à m’y mettre.

     

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    Sur une affiche placardée à la Bibliothèque universitaire : « Pour un quart d’heure de méditation – Espace Dieu, salle X . »

     

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    Le travail est le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.

     

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    Bernanos :« L’homme de ce temps a le coeur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous ».

     

    Photo JLK: les hauts de La Désirade

  • Ceux qui se relookent

     

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    Celui qui se fait un faciès de délit pour draguer la critique littéraire snob à bas gris / Celle qui se peint les ailerons à la laque de carrosserie / Ceux qui se sapent de cuir pour aller "en signature" où Nothomb se pointe épilée et sans perruque / Celui qui a chez lui un jeu de masques dont celui de l'Auteur Sincère fait toujours fureur / Celle qui se refait une vertu qui vaut mieux que deux tu l'auras / Ceux qui prennent la pose même à la radio / Celui qui dit à Ariane qu'elle a du chien avant de se faire mordre à la fesse gauche / Celle dont le string s'est perdu dans ses chairs opulentes de diva fellinienne / Ceux qui peignent la girafe genre Christine Angot sur échasses / Celui qui se prend dans l'oeil un jet de salive possiblement contaminée vu qu'il mate le site grave de Webcamworld.com / Celle qui veut absolument savoir dans quelle tenue Arielle Dombasle se met au lit le vendredi soir / Ceux qui matent la chatte faute de muter mateurs de matous / Celui qui constate que l'indiscrétion mondialisée coïncide avec l'indifférence globalisée / Celle qui va aux renseignements sur Facebook en sorte de nourrir ses rêveries de fin d'après-midi à Interlaken / Ceux qui se flagellent après chaque séance de voyeurisme et ça maman c'est le plan géant /Celui qui estime que l'exhibitionnisme n'est pas un humanisme au sens existentialiste forgé à l'époque des caveaux de Saint Germain-des-Prés où des femmes nues dansaient sur les tables en tout cas c'est ce qu'on dit / Celle qui se prénomme Margot et n'a pas de chat ni de corsage ni de gougoutte mais un compte au Crédit lyonnais qu'elle alimente avec son salon de Grenoble à l'hygiène garantie / Ceux qui sont gais par nature et trouvent naturellement contre nature les gays qui font la gueule / Celui qui pense que l'amour dit romantique est contre nature au contraire des caresses de certains chimpanzés pratiquant la relation de tendresse genre vieux amants / Celle qui s'est demandé que faire lorsque son fils Rachid est venu au monde avec deux zobs alors que le père présumé avait rejoint les brigades du Jihad / Ceux qui veulent la peau du père Anselme au motif qu'il confesse les vierges à vue / Celui qui classe la curiosité au rang des péchés majeurs méritant un max de pénitence genre fouet à neuf queues / Celle qui montre tout à ses hommes mais pas en même temps / Ceux qui se font masser à l'oeil / Celui qui prétend que Dieu voit tout ce qui explique les tsunamis et autres séquelles de Sa Colère / Celle qui dénonce sa cousine effrontée à l'imam absolument opposé à la révélation publique des lèvres inférieures / Ceux qui obligent leurs épouses à se baigner en anoracks avec passe-montagnes et piolets contre les voyeurs obsédés / Celui qui fouette sa femme lui demandant d'allumer une bougie pendant l'Acte et gare si leur premier fils est une fille / Ceux qui ont vu le Surmoi calviniste pénétrer dans la boîte par la porte de derrière et faire ça comme je vous dis pas / Celui que scandalise le comportement inapproprié des amants sur la plage déserte qu'il observe à la longue-vue / Celle qui se fait empaler dans la boîte libertine en s'attendant à ce que ça jase demain mais faut assumer n'est-ce pas / Ceux qui se rincent l'oeil à l'eau de source en rappelant la Parole selon laquelle tout est pur à ceux qui sont purs, etc. 

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    Peinture: Pierre Lamalattie. Dont la nouvelle expo est consacrée à notre amie la femme. Galerie Alain Blondel, du 25 septembre au 31 octobre. Paris, rue du Temple, dans le IVe.

  • Quelle petite phrase bouleversante...

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    Le concerto pour violon de Saint-Saëns en incandescence sensible sous l’archet de James Ehnes. C'était jeudi soir au Septembre musical de Montreux, avec le Royal Philharmonic Orchestra de Londres dirigé par Charles Dutoit.

     

    Certaines musiques, certaines mélodies, certaines phrases de piano ou de violon ou de quelque autre instrument n’en finissent pas de nous revenir à travers les années, on ne sait trop pourquoi, mais ce que je sais, pour ma part, c’est qu’il y a au moins quatre décennies que m’accompagnent les airs de violon du concerto  de Saint-Saëns, parfois snobé par les spécialistes. C’est vrai qu’il est d’une tendresse romantique , dans son deuxième mouvement, et d’une expressivité presque gitane, dans ses autres parties, qui peuvent paraître trop suave aux uns ou trop extravertie aux autres, mais je n’en ai cure en ce qui me concerne, et ce soir encore j’ai vérifié que j’avais raison : cette œuvre est une pure merveille de délicatesse et de vigueur. 

     

    Or jamais autant que ce soir, après divers illustres violonistes, cela ne m’était apparu avec une telle  finesse, dans les aigus presque imperceptibles à l’oreille, autant que par sa puissance expressive dans les timbres sombres ou les scansions véhémentes, qu’avec James Ehnes.

     

    Reprenant l’image de la « petite phrase » proustienne de la sonate de Vinteuil , Max Dorra fait allusion, dans le titre d’un de ses livres, à  « quelle petit phrase bouleversante au coeur d’un être », et c’est celle-ci même que James Ehnes a modulé ce soir dans le deuxième mouvement, avec un lyrisme intense mais sans ostentation, parfaitement accordé à l’orchestre de Charles Dutoit.

     

    Enesco disait, à propos de Bach, que celui-ci prouvait que l’homme, parfois, est capable du ciel. Or c’est ce que je me suis dit hier soir en écoutant le concerto pour piano de Beethoven  joué par Radu Lupu, et la même grâce « céleste » m’a semblé se dégager ce soir du violon de James Ehnes…

  • Ceux qui ne se plaignent pas

     

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    Celui dont les plaintes sont une plaie purulente / Celle qui se lamente dès que la caméra tourne / Ceux dont le seul regard est un reproche / Celui qui succombe au sourire de l’unijambiste russe toujours contente / Celle qui est devenue adulte pour cesser d’endurer les félicitations contraintes de son beau-père / Ceux qui ont beaucoup appris de l’impatience de leurs patients / Celui qui par respect de lui-même ne se lamente jamais ou disons : presque jamais / Celle qui vomit cette société de jérémiade /Ceux qui ont l’air frustré de ne point trouver à se plaindre / Celui qui a éteint les feux de l’envie à l’eau de source / Celle que sa nature porte à gifler les nantis se la jouant démunis  / Ceux qui se montrent polis et doux au dam de la muflerie généralisée / Celui qui s’abaisse dans l’espoir de voir monter sa cote / Celle qui fait étalage de sa franchise avec une cruauté pas franchement sympa / Ceux qui ne vont plus au casino avec des faux jetons / Celui qui demande à l’écrivain « alors toujours dans les écritures ? » sur un ton de vague reproche / Celle qui te demande si tu arrives à vivre de tes livres et semble mortifiée de t’entendre lui répondre que l’héritage de quelque argent te permet de vivre aux Bermudes la moitié de l’année et l’autre moitié dans un ashram de l'Himalaya où tu te ressources loin de ta gérante de fortune / Ceux qui trouvent du plaisir à délirer genre Rimbaud avant d’être un peu connu / Celui qui écrit que « le monde est assez vaste pour que chacun puisse s’y sentir malheureux »/ Celle qui dit préférer le business aux pauvres / Ceux qui se dégoûtent et se dégoûteraient encore plus de l’avouer à leur psy / Celui qui fait du stretching avec le pasteur du quartier des Muguets / Celle qui considère les politiciens de tous bords comme des « usuriers merdeux » / Ceux qui ont colporté la rumeur selon laquelle Ezra Pound le poète aux chaussettes rouges était à la fois « excentrique, chagrin et égocentrique » sans en avoir jamais lu une ligne à l’instar de la majorité des électrices de l’Etat du Kentucky /Celui qui estime que son apparence sociale est nulle et positivement malvenue / Celle qui rit de se voir oubliée dans ce tiroir / Ceux qui ont à la fois la pêche et une poire pour la soif, etc. 

     

  • Les crades et la gracieuse

     

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    (Dialogue schizo)

     

    Sur L’Enlèvement de Michel Houellebecq , la rentrée littéraire et le décolleté d’Alisa Weilerstein

     

    Moi l’autre : - Donc finalement, on a croché, toi et moi…

    Moi l’un : - Il s’en est fallu de peu, mais c’est vrai que cet Enlèvement de MichelHouellebecq valait, contre toute attente,  d’être vu jusqu’au bout…

    Moi l’autre : - Je t’ai pourtant senti à la limite de taxer ça de foutaise et de laisser tomber après un quart d’heure…

    Moi l’un : - Durant le premier tiers du film, c’est vrai que ça m’a paru vide et complaisant, dans le genre minimaliste intello. Je m’ennuyais et je trouvais Houellebecq cabot…

    Moi l’autre : - Cela t’a pas rappelé le début de Pater, d’Alain Cavalier ?  

    Moi l’un : - Comment ça ? Je ne vois pas…       

    Moi l’autre :  - Cavalier propose à Lindon de jouer au Président et au Ministre, et c’est parti. Avec Guillaume Nicloux, ça devient : et si on se faisait un enlèvement ?

    Moi l’un :- Ah oui ? Ah bon: non, vraiment, je n’avais pas fait le rapprochement. Mais il faut dire que l’image soignée de Cavalier n’a rien à voir avec l’esthétique à la Deschiens de Nicloux…   

    Moi l’autre : - C’est vrai. Et le rapprochement avec les Deschiens tombe pile. Ensuite, le foutoir prend forme.

    Moi l’un : - C’est ça : grâce à l’humour qui filtre bientôt, toujours au second degré s’entend.

    Moi l’autre : - Quand M.H. achète une carotte à une Noire qu’il embrasse ensuite…

    Moi l’un :- Au niveau docu c’est quand même un plus : Houellebecq qui achète des carottes...

    Moi l’autre : -  Ensuite ça devient plus culturel : il parle de Mozart. Et de Janis Joplin, il m’a semblé…

    Moi l’un : - Ce qui est sûr est qu’il a essayé ensuite un maillot rayé que lui offrait une dame d’un certain âge (sa tante ?) et s’est inquiété de savoir si ça ne faisait « pas trop gay »...

    Moi l’autre : - C’est normal : en Belgique aussi tu as des mecs qui se le demanderaient…

    Moi l’un :-  Et puis c’est l’enlèvement. Il y a là trois beaufs, l’un genre Gitan adipeux à longs tifs, les autres à dégaine de bodybuilders, et hop on bâillonne le Michel avant de le conduire dans un pavillon en banlieue.

    Moi l’autre : - Alors commence le calvaire…

    Moi l’un : - Tu parles d’un Golgotha, vu que c’est tout de suite le syndrome de Stockholm qui prévaut.

    Moi l’autre : - Ce qu’on remarque alors c’est le voussoiement et le respect des gros bras pour l’écrivain. On se sent en France, République de profs: même camionneur on se découvre devant un Prix Goncourt.

    Moi l’un :- Aussi Michel se montre patient avec ses ravissants ravisseurs…

    Moi l’autre : - J’aime beaucoup la séquence du bodybuilder qui se dénude pour faire rouler ses pectoraux. Où l’on voit que le narcissisme de l’artiste n’épargne pas le prolo.

    Moi l’un : - Tu ironises, mais on sent bientôt une certaine tendresse au niveau relationnel...

    Moi l’autre : - C’est que les garçons sentent la fragilité de l’écrivain. Le poète est une âme délicate, c’est connu…

    Moi l’un : - Ensuite il y a ce dialogue d’anthologie entre l’haltérophile soucieux de processus stylistique et l’écrivain qui dit que non : qu’écrire un roman c’est juste éviter de s’emmerder et dire n’importe quoi mais comme on le sent vraiment.

    Moi l’autre : - Et ce n’est pas ça l’écriture ?

    Moi l’un : - Honnêtement, e tJulien Green l’a dit à son confesseur : il y a de ça…

    Moi l’autre : - Puis on est à table et la fièvre monte avec le Gitan qui cherche M.H. sur une question liée à sa biographie de Lol Craft.

    Moi l’un : - Le conosaure croit avoir lu quelque chose que l’écrivain n’a pas écrit, mais il n’y a pas de raison de penser qu’un écrivain sache mieux de quoi il s’agit que le lecteur ou alors c’est quoi la démocratie ?

    Moi l’autre : - Ainsi de suite.Passons. Mais on retient la séquence ou le Gitan essaie de faire siffler la Marseillaise à un Houellebecq tout à fait incapable de siffler !

    Moi l’un : - C’est la limite du pouvoir intellectuel et littéraire. Constat : certains écrivains même à succès ne savent pas siffler…

    Moi l’autre : - Amélie Nothomb ?

    Moi l’un :      - Très joli coup de sifflet !

    Moi l’autre. - Donc on parle un peu de rentrée littéraire ?

    Moi l’un : - Volontiers. Juste après dire que, tout de même, L’Enlèvementde Michel Houellebecq dégage une espèce de charme crescendo et prend véritablement corps dans la seconde partie, après l’irruption de Ginette et de sa machine à coudre, de son conjoint polonais versé dans la mécanique et surtout de Fatima, très belle jeune fille que Ginette envoie à Michel pour lui adoucir le rapt, contre un poème. Dans la foulée on a droit à une fête masquée, autour de la table, qui touche à la dérision sublimée. Dans ses meilleurs moments, Houellebecq a l’air soit d’un jeune communiant à joli pyjama, soit de Céline à Meudon…

    Moi l’autre : - Sauf que la dentelle des impros verbales de Céline était d’une autre classe.

    Moi l’un : - Je ne te le fais pas dire. Et le film reste un assez informe fatras, ce que ne sont pas les livres de Michel Houellebecq… 

    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire là-dedans ?

    Moi l’un : - Elle commence par Dieu, et je suis curieux de lire Le royaume d’Emmanuel Carrère vu que, depuis que je lis, ce sujet m’a toujours passionné. Mais je doute que l’auteur nous mène plus loin que ses 600 pages, vu qu’il n’a ni la poésie ni la folie pour lui en dépit de son grand talent. Son Adversaire avait déjà buté sur  ce manque. Mais ne jugeons pas sans pièces en main…

    Moi l’autre : - Et qui d’autre ? Beigbeder ?

    Moi l’un : - Sûrement pas ! Son projet sent la retape biotruc à plein nez, comme il paraît que c’est tendance cette saison. Passons. En revanche Moisson de Jim Crace m’a déjà scotché, et j’attends trois étrangers dont-on-parle, à savoir Siri Hustvedt, Thomas Pynchon et Murakami. Bien entendu, j’aurai lu le dernier Nothomb et une heure et nous n’aurons pas un hiver de trop pour épuiser les méditations de Pascal Quignard dans Mourir de penser...  

    Moi l’autre :  -  Et côté Suisse romande ?

    Moi l’un : - Mon préféré du moment est L’Ami barbare du camarade JMO, qui a fait son livre le plus libre et le plus débridé, le plus tonique et humainement le plus fouillé, dans une prose galopante qu’il avait déjà rodée dans L’Amour nègre et  qui se déploie avec une énergie et une plasticité jamais vues dans le roman romand actuel, sauf chez Joël Dicker.  

    Moi l’autre : - Qui d’autre ?

    Moi l’un :      - J’aime beaucoup Inertie de Dunia Miralles. Son récit d’une espèce de clocharde de quart-monde chaux-de-fonnier est d’une justesse de ton constante et, sur un thème qui d’habitude me fait fuir dans les bois ou les bars (la femme qui en bave et fume pour oublier), la drôlesse réussit à captiver dans le même genre de narration lyrico-trash qu’Antoine Jaquier.  

    Moi l’autre :  - Et t’en oublies ?

    Moi l’un :      - Tu sais, pour m’avoir entendu le claironner déjà trois fois, que j’aime le nouveau roman de Max Lobe plus encore que le précédent. LaTrinité bantoue confirme un merveilleux talent de conteur-narrateur, drôle et d’une profonde humanité, qui parle de la réalité sans une once de démagogie et sait filer une chronique chatoyante à partir de son expérience personnelle transmutée, avec des personnages vivants et nuancés, tout ça porté par une langue métissant la français et lesparlers africains au fil d’une joyeuse musique.

    Moi l’autre : - D’autres encore ?

    Moi l’un :      - Bien entendu, et notamment le troisième tome du Manifeste incertain de Pajak, autour de la mort de Walter Benjamin, avec une ouverture de l’auteur en miroir.

    Moi l’autre : - Et pour sortir de la rentrée ?

    Moi l’un :      - Le premier concert, hier soir, des Semaines musicales de Montreux où nous ne mettons jamais les pieds. Mais là, des billets à 160 balles pièces nous ont été offerts par le boyfriend de notre fille benjamine, lequel gagne ce genre de lots en jouant sur Internet. Gloire à lui car  la Philharmonie tchèque, sous la baguette de  Jiří Bělohlávek, est une rutilante et somptueuse machine, mais à la slave passionnée, qui nous a balancé une 7e de Beethoven impressionnante de dynamisme ardent et de plasticité sculpturale (je parle comme Jean Yanne dans son camion) et, surtout, un concerto pour violoncelle de Dvorak aussi vigoureux que les épaules de la belle Alisa Weilerstein, et aussi délicatement hypersensible que ses doigts de fée - romantique à souhait  dans la modulation mélancolique...    

    Moi l’autre : - Je sens que tu brules de parler de son décolleté…

    Moi l’un : - De loin, Lady L. a cru voir une blonde, alors qu’Alisa est une brune intense, dont la robe rouge s’étalait autour d’elle telle une corolle de carmine fleur de prairie à la Smetana…

    Moi l’autre : - C’est d’ailleurs avec un apéro de Smetana que la soirée a commencé: épatante ouverture de La fille vendue…

    Moi l’un :      - Ne me coupe pas quand je parle d’un décolleté bateau…

    Moi l’autre : - Eh, tu n’as même pas osé lui faire signer le disque que vous avez acheté…

    Moi l’un :      - Tu me vois lui parler de ses épaules de fée et de ses doigts vigoureux ?

    Moi l’autre :  - Avec tes jeans crades qui plus est…

    Moi l’un :      - Les plus crades du parterre, a remarqué  Lady L.

    Moi l’autre : - Mais la musique est au-dessus de ça…

    Moi l’un : - Merci d’aggraver mon cas !

     

  • La vie cadeau

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    (Dialogue schizo)

     

    Rencontres au Livre sur les Quais. Littérature nouvelle à L’Âge d’Homme. Pilloud et la dormeuse. Max et Julien. Nos voisines de palier. Que JE est les autres…

     

    Moi l’autre : - Ce qu’on peut dire c’est qu’on est « décu en bien », selon l’expression  des Dames de Morges…

     

    Moi l’un : - Cette expression m’a toujours fasciné : c’est le nec plus de l’esprit vaudois, champion de la litote et de la malice du populo en terre occupée. Notre mentalité a été forgée par l’occupation bernoise. Merci à leurs Excellences ! Quant aux Dames de Morges, qui incarnaient jadis le moralement correct genre darbyste, elles parlent comme le peuple en nos contrées même quand elles se montent le collet. Voir Gens du lac de la camarade Janine Massard, ce magnifique tableau évoquant l’Occupation allemande d’en face et ses échos en nos contrées…

     

    Moi l’autre : - C’était cool d’entendre, hier, JLK parler en italien à la radio tessinoise, avec Anne Cuneo et Max Lobe…

     

    Moi l’un : - C’était coolissime, pour parler comme JLK quand il singe les youngsters. Surtout que Giorgio Thoeni avait bien préparé sa présentation des trois livres...

     

    Maxou10.jpgMoi l’autre : - Le Milou, comme Max appelle JLK avec son insolence de créature de la forêt, en a profité pour rappeler que c’est à Morges, précisément, qu’il a rencontré Max Lobe pour la première fois, avant de l’accompagner dans la composition de 39, rue de Berne. Et maintenant, le Maxou fait sa star sur les quais sans perdre de son bon naturel ni de sa lucidité de fils de sa mère. La Trinité bantoue est un autre sacré bouquin !

     

    Moi l’un : On a bien aimé, également, ce qu’Anne Cuneo a raconté sur son dernier livre, où il est question de ce Tessinois qui fait fortune à Londres…

     

    Moi l’autre : - Cette Suisse oubliée de nos immigrés vaut d’être redécouverte !

     

    Moi l’un : - Et comment ! D’ailleurs j’ai senti que JLK avait envie de la ramener avec ses deux grands-pères, tous deux montés en grade dans l’hôtellerie, l’un à Paris et l’autre à Moscou, pour finir au Caire où leurs familles ont commencé de frayer avant de se mélanger…

     

    Moi l’autre : - Ces doux mélanges sont le sel même de la vie !

     

    Moi l’un : - Et les livres sont là pour le rappeler, non tant par devoir que par bonheur de mémoire.

     

    Moi l’autre : - La vie c’est vraiment cadeau, si tu en attends autre chose que du flafla…

     

    Moi l’un : - C’est ce que j’ai senti que se disait JLK en observant la ruée des gens Douglas Kennedy disparaissant sous la grappe grouillante,  le seul constat s’imposant alors, et les médias suivistes ne retiendront que ça avec l’énorme envie rampante qui fausse tout en la matière: que pour lui « ça cartonne »…

     

    Moi l’autre : - Tant pis ou tant mieux ? Tu ne vas quand même pas dire que l’insuccès est le rêve d’un écrivain qui se respecte ?

     

    Moi l’un : - Absolument pas ! Et d’ailleurs JLK a été le premier à se réjouir du phénoménal succès de Joël Dicker, après avoir apprécié son livre bien avant la ruée du public et des médias suivistes. Mais de quoi parle-t-on ?

     

    Moi l’autre : - Parlons de livres et de vraies rencontres…

     

    Moi l’un : - De fait, on peut être agoraphobe comme le pauvre JLK, et tout de même y retrouver son compte, recontsruire sa« cabane », sa sphère immunitaire dans le tapage et l’agitation. Le premier moment du processus, en l’occurrence, a été la rencontre de JLK avec son voisin de droite Julien Bouissoux, et ensuite avec son livre, Une autre vie parfaite.

     

    Moi l’autre : - Tu as aimé ces nouvelles toi aussi ?

     

    Moi l’un : -  J’en ai raffolé de part en part. En général, JLK  les notes de 0 à *****, comme les hôtels. Les nouvelles complète d’Alice Munro culminent entre *** et *****, rarement au-dessous. Sur les neufs récits d’Une autre vie parfaite, JLK a noté deux fois *** et sept fois ****.

     

    Moi l’autre : - Aucune***** ?

     

    Moi l’un : - Non,pas encore : faut pas pousser. On n’est pas encore dans la densité extrême d’un Paul Bowles ou d’une Flannery O’Connor, mais la justesse d’observation, la finesse de l’écoute de ce vrai médium, l’intérêt constat des thèmes qu’il traite et la justesse sans faille de son expression sont exceptionnelles. Ce type a un potentiel rarissime, comme d’ailleurs le Maxou dans un tout autre registre, mais il est le premier à savoir (et à dire) que ces nouvelles annoncent quelque chose plus qu’elles ne concluent.

     

    Moi l’autre : - Moi celle que j’aime le plus est Ma prunelle.

     

    Unknown-5.jpegMoi l’un : - C’est la plus Munro de toutes, et je sais que c’est ce genre d’histoires que JLK va raconter dans La vie des gens, son recueil en préparation. Le thème d’Alice Munro est : ce que la vie a fait de nous à travers les années. Et Julien Bouissoux dit ça merveilleusement dans Ma prunelle, récit d’une fille moche qui raconte son premier amour pour un type, un peu gauche à l’époque, devenu quelqu’un au cinéma. Tout ça dit en fines brèves phrases extraordinairement précises, limpides et pleines de blessures non dites. Mais quand on chiale,dans les nouvelles de Julie Bouissoux, comme le voiturier dans la plus mystérieuse de ces histoires, à Los Angeles, intitulée Valet parking, on chiale sec.

     

     

     Moi l’autre : - Andonia avait l’air de se réjouir que ce livre plaise à JLK…

     

    10458039_10204761383901307_1810959982002823768_n.jpgMoi l’un : - Y a de quoi, et moi je vois en Julien, comme en Dunia Miralles et en Olivier Sillig, dont j’ai commencé ce matin le roman noir, en Philippe Testa, en Antoine Jaquier et en Jacques Tallote – tous deux absents -, entre autres, un réel renouveau de L’Âge d’Homme qui ne peut que réjouir les vieux sangliers à la JMO ou à la JLK…  

     

    Moi l’autre : - Tu crois que JLK va se convertir, pour autant, à la cuisine végane ?

     

    Moi l’un : - Pas avant d’avoir mangé Snoopy, mais qui sait ?

     

    Moi l’autre : - Ce qui est sûr, c’est qu’on le retrouve cet après-midi au Mont-Blanc pour une table ronde sur le thème Je est un autre, à 16h.30. Il y sera question d’autofiction, de carnets intimes et autres marges de la fiction...

     

    Moi l’un : - Et je sens que JLK va se poser en défenseur farouche de la fiction. Mais en attendant, il faudra qu’il raconte Pilloud et la dormeuse dans ses carnets…

     

    Moi l’autre : - Deux histoires à la Munro-Bouissoux. Ce que la vie a fait de nous, ainsi de suite. Pilloud, d’abord…

     

    Moi l’un : - Hier après-midi, sur les quais, se pointant à la table de JLK, les yeux fixés sur lui. Se présentant : Michel Pilloud, de la classe de 

    Mademoiselle Chambovey, Chailly sur Lausanne, 1954-55.

     

    Moi l’autre : - Pilloud avait repéré le nom de JLK. Celui-ci ne l’a reconnu qu’au nom déclaré…

     

    Moi l’un : - Et là c’est le flash, soixante ans aprés, merde ! Cette tête de souris douce, ces yeux perçants, ces sourcils en circonflexe, les mêmes tifs mais tout blancs, ce sourire de la photo de classe, putain de souvenir précis comme une gravure. Et tu sais la mémoire de mammouth de JLK : tout de suite le son de sa voix, et le souvenir de lui-même sur la photo, en pantalon court qui lui fout la honte (sa mère n’a pas les sous pour du long), tenant à deux mains sabretelle en geste de timide…

     

    Moi l’autre : - Lesdeux vioques ont deux filles, Pilloud a été véto pendant quarante ans mais lebétail se faisant rare il a bâché. Ainsi de suite. JLK, en rupture de stock deson chef d’œuvre immortel, prend son adresse pour lui envoyer Le pain de coucou où il raconte leursenfances et la mort de Toupie, leur camaradefauché par la leucèmie – lesouvenitr de sa table vide dans la classe de Mademoiselle Chambovey…

     

    Moi l’un : - Etensuite  la dormeuse. Une heure aprèsMichel Pilloud, juste après avoir fourguéL’échappéelibre à son prof de philo du Gymnase de la Cité (il lui évoque Maveric et leurs échanges dans les coulisses de Facebook), voilà donc que se pointe cette Jacqueline, à peu près son âge, qui prétend qu’elle a dormi une nuit avec JLK, quand ils avaient cinq ou six ans !

     

    Moi l’autre : - Le pompon, vu que JLK ne se rappelait nib de rien !

     

    Moi l’un : - Elle lui a parlé de sa tante Madeleine instite, qui lui aurait rappelé une nuit passée entre enfants dans ce chalet de pierre des Ormonts, mais pour lui c’est le trou noir et ça l’étonne vu qu’il se rappelle l’année 1953 comme d’hier,quand l’incendiaire Gavillet courait les campagnes alors que la smala séjournait dans le Jura, du côté de Montricher…  

     

    Moi l’autre : - Mais la bonne dame s’intéresse à autre chose : à la littérature romande, dont elle voit que L’échappée libre parle pas mal. Donc c’est parti pour la dédicace à Jacqueline, à laquelle JLK enverra aussi son Pain de coucou que le susnommé Maveric,seize ans et la culture d’un dinosaure, détailles ces jours du côté du Ballon d’Alsace…

     

    Moi l’un : - Et JLK qui dit agonir les salons du livre, et que d’ailleurs celui-ci sera le dernier, et que je t’en fous !

     

    Moi l’autre : - On connaît ces définitive déclarations ! Et la vie te rattrape !

     

    Moi l’un : Tant mieux que la vie nous rattrape ! Même qu’elle nous dépasse c’est encore cadeau !

     

  • Sur les quais

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    Ma première découverte sur les quais de Morges: mon voisin de droite à la table des signatures: Julien Bouissoux. Et son recueil de nouvelles: Une autre vie parfaite...

     

    Je me demandais ce que j'allais foutre là-bas, pourquoi j'avais accepté leur putain d'invitation, comment je vivrais cette horreur de l'alignement de plumitifs lançant aux gentils lecteurs: "Et moi ! Et moi ¨Et moi !" ?

     

    Unknown-5.jpegJ'y allais donc à reculons, le noeud au ventre, mais pas envie du tout, et je me suis retrouvé là, très gentiment accueilli par les dames de Payot, et finalement très content du climat bon enfant de tout ça, content de faire connaissance avec Dunia Miralles, ma voisine de gauche, l'auteure d'Inertie, récit prenant d'une femme qui a de la peine à vivre, d'une écriture pure et dure à la Bukowski, et bientôt intrigué par mon voisin de droite, ce Julien Bouissoux dont il me semblait que le nom me disait quelque chose, en train de lire Seeland de Robert Walser. 

     

    Unknown-4.jpegEt voici que revenant, hier soir, de cette première épreuve adoucie, après avoir écoulé sept de mes immortels chefs-d'oeuvre, je trouve le livre de Julien, Une autre vie parfaite,  dans les envois récents de L'Age d'Homme, pour commencer de le lire. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour. Je n'en ai pas encore lu les neuf nouvelles, mais j'affirme haut et fort que Janvier et Un homme à la mer, deux d'entre elles, relèvent de la meilleure littérature, du côté d'Alice Munro ou de Michel Houellebecq en plus fin, plus doux, plus tendrement mélancolique.  Si j'étais un jeune réalisateur, je ferais illico un court métrage de Janvier. Pour Un homme à la mer, ce serait plus coton vu que ça se passe dans la tête flottante du narrateur. 

     

    Mais bref, en attendant d'y revenir, dix ans après sa date de parution, je tombe sur cet entretien avec Julien Bouissoux. Relevons ce qu'il dit, à propos de Nancy dont Morges est la copie au bord du lac Léman, des salons du livre...

     

     

    Jeune auteur d'à peine 30 ans, Julien Bouissoux a vécu successivement à Clermont-Ferrand, Rennes, Paris, Londres, Toronto, Seattle, Budapest, avant de revenir à Paris. 

     

    Rencontre au "livre sur la place" à Nancy avec un auteur discret et charmant à découvrir à travers son troisième roman "Juste avant la frontière" qui parait aux éditions de l'Olivier, alors que ses deux précédents ont été réédités en poche.

     

    Comment es-tu venu à l’écriture ?

    En fait ’ai commencé à 17 ans à écrire dans l’optique d’un roman, c’était plus des petits fragments d’écriture comme ça. Je pensais que ça allait se raccorder un jour, mais ça c’est pas fait… mas l’envie était là. J’ai persévéré, et au bout du troisième manuscrit ça a commencé à prendre forme et puis voilà… y’a eu fruit rouge et la suite.

     

    Tes personnages ont quelque chose de mélancolique, on les sent un peu largué, un peu dépassés par la vie… c’est quelque chose que tu ressens toi aussi ?

    Oui par moment c’est vrai, et aussi par la force des choses… de ne pas avoir de boulot, de ne pas en chercher...

     

    Écrivain est donc ton métier ?

    Totalement ! J'ai fait fait mes études, mon service à l’étranger et maintenant Je vis de l’écriture… mal certes, mais c’est de ça que j'ai envie de vivre (rires).

    Pour en revenir à mes personnages et leur coté mélancolique, on ne peut pas dire que ça soit volontaire, souvent je le découvre seulement à la fin de l'écriture du roman. J’ai une lecture qui est très différente des gens. En fait avant tout j’essaie d’être honnête, de faire des personnages honnêtes, y’a pas ce coté "pipoteur" chez mes personnages. J’essaie d’écrire sans trop réfléchir, à l’instinct. Y’a pas vraiment de profil type, les traits des personnages se dégagent au fur et à mesure que j'écris.

    je pense que de la mélancolie découle parfois la drôlerie. C’est souvent le cas... regarde chez Chaplin par exemple, son cinéma est drôle et mélancolique à la fois.

     

     

    Tu dis dans Juste avant la frontière : "Il y a des villes où on peut commencer quelque chose, d'autres où refaire sa vie, et plein d'autres pour la finir. Sûrement Paris c'est tout ça à la fois."

    Paris n’est pas une ville qui me fascine ; En fait à Paris on apprend tout sauf l’humilité. J’habite Paris depuis 3 ans parce que  j’y ai un point de chute… mais plus ça va moins je m’y sens bien. Cette ville, plutôt que de stimuler mon écriture, la stérilise. Mais bon j’arrive à créer ma petite bulle malgré tout, à me préserver. Paris est une ville qui exclue je trouve, les ouvriers ont quasiment disparus, y’ a de moins de moins de mixité, de mélange. Et le coût de la vie, le prix des loyers fait que Paris devient une ville qui chasse ceux qui ont des moyens limités.

     

    Tu dis aussi : "Je rêve encore de changer les choses à l’intérieur et à l'extérieur de moi."

    J’aimerais par exemple que dans les salons du livre comme ici à Nancy, les gens ne soient pas effrayés par les romans qu'ils voient sur les tables, qu’il y ait plus d’échange, de contact entre les écrivains et les lecteurs. Les rapports deviennent de plus en plus biaisés je trouve, on se préserve de tout, on s’assure pour tout… les gens ne veulent plus prendre de risque... oui c'est vrai, tout ça j’aimerais que ça change un peu, que les gens arrivent à la table et sourient simplement. (sourire)

     

    Y a t-il des fils conducteurs entre tes trois romans ?

    Non pas vraiment… en fait comme je l'ai dit tout à l'heure, je veux que chaque personnage soit honnête. C’est quelque chose auquel je tiens beaucoup. Tu vois dans la vie si quelqu’un te dis « j’aime pas ton livre », qu’il te le dise franchement sans tourner autour du pot. Donc oui, peut-être retrouve t-on dans chacun de mes livres une forme d'honnêteté... au sens chrétien du terme presque, d’honnêteté intellectuelle envers soi.

     

    Qu est ce que tu pourrais faire si tu n’écrivais pas de livres ?  Euh, je sais pas... jardinier, diplomate, scientifique, chercheur au CNRS... être payé et faire un peu ce que je veux, je sais que c’est sans doute caricatural et réducteur… mais oui, avoir une grande liberté dans mon travail, être détaché des contingences matérielles. Et finalement écrivain correspond bien à ça.

     

    Pour terminer, dernier disque acheté :

    Le Murat A bird on a poire... sinon il y a quelques temps, mon concierge a mis la main sur des vieux vinyles dans une cave laissés là par un ancien propriétaire, une sorte de discothèque idéale… j’ai découvert des tas de disques de jazz et de classique… c’est vraiment bien de découvrir des choses comme ça par hasard.

     

    Dernier livre lu :

    Karine Reysset En douce: c’est une belle écriture.

     

    Dernier film vu 

    Exils de Tony Gatlif j’y allais un peu à reculons, mais j’ai été très surpris un film que j’ai trouvé très fort, très visuel, des cadrages très beau.

     

    Propos recueillis par Benoît Richard

     

    Le 18 Septembre 2004

  • A proposito dell'Echappée libre

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    Prova di presentazione nella lingua del Dante, prima dell’emissione in italiano su Rete Due.

    Domani saremo tre scrittori della Svizzera francese (Anne Cuneo, Max Lobe ed io) a parlare insieme dei nostri libri sulla Rete 2 della Radio svizzera italiana. Perricolo per me ! Ma cosa potrei dire del mio libro, io che difficilmente parlo la lingua del Pavese e del Berlusconi ? Prima di tutto dirò che questo libro è una specie di patchwork. Diario in parte, tra gli anni 2008 e 2013, ma il sottotitolo di Letture del mondo suggerisce che questo diario non è soltanto intimo al modo di un Amiel, ma fatto da pezzi vari : note di lettura, pensieri, incontri numerosi (Guido Ceronetti in Toscana), un importante scambio di lettere con un amico scrittore a Ramallah, evocazioni diversi, omaggi a parecchi scrittori spariti (Georges Haldas, Maurice Chappaz, Jacques Chessex), viaggi numerosi (in Italia, Grecia, Tunesia, Portugal o Congo, ecc.).

    Dirò anche, e sopratutto, che ciò che m’interessa dapprima è di restituire l’immagine composita della realtà e di modular la sua musica dalla musica dei vocaboli e delle frasi. Non è un libro di giornalista, sebbene la sperienza del giornalista può aiutare. È un libro che vorebbe trasmettere anche la musica del mondo, la musica delle voci, la musica del tempo. Un critico ha parlato di « capharnaüm » babeliano, ma penso che questo libro ha suo ordine forse segreto. Non è un ammasso azzardato. È un montaggio, et questo montaggio segue una linea costante se non evidente.

    Naturalmente, si può legger L’Echappée libre cosi come una cronaca sulla letteratura di questo tempo, riflesso della coltura, ecc. Si può becchettare là dentro al modo delle galline. Lettura superficiale insomma. Si può anche leggere questo libro una linea dopo l’altra, con personale presenza. Per me, la letteratura non è soltato evasione, ma anche invasione, presenza aumentata, concentrazione, lavoro sul serio ma anche fantasia, fantasticheria. In francese si dice : rêverie…

    Buzzati2.jpgMi piace il titolo del diario famoso di Cesare Pavese, Il mestiere di vivere. Un grande filosofo tedesco attuale, Peter Sloterdik,intitola il suo proprio patchwork Le linee ed i gorni. E Dino Buzzati : In quel preciso momento.

    Per me , l’idea, e la realtà, della libertà, fu sempre decisiva. Quindi ho intitolato mio libro L'échappée libre. Ma vorrei, anche, che non sia una scappatoia. Il lettore sarà giudice…

    Morges. Le Livre sur les quais, le samedi 6 septembre. Radio suisse italienne, Rete 2, Passatempo, de 15h.30 à 16h. Avec Anne Cuneo, Max Lobe et Jean-Louis Kuffer. Animation Giorgio Thoeni.

  • En échappée libre

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    Du vendredi 5 au dimanche 7 septembre 2014, rendez-vous sur les quais de Morges, avec plus de 300 auteurs en signature au bord du lac. J'y présenterai mon dernier livre paru à L'Âge d'Homme, L'échappée libre, entre autres titres. 

     

    L'échappée libre constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique des Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013, et représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées.

     

    À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.

     

    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et  Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

     

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à  "ceux qui viennent".   

     

    L'Âge d'Homme, 424p.

     
    Extraits:
     À la vie à la mort On n’y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait àfermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.
    L’apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l’enfant m’a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?
    La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c’est de ce double constat que découle ce livre.
    Le livre auquel j’aspire serait l’essai d’une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.
    La mort viendra, c’est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d’ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts. 


    À L’ENFANT QUI VIENT
    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...
    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n’es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c’est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

    Du point de vue de l’ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C’est une vision très simple que celle de l’ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se troubleau fil des jours, mais qu’un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

    On ne s’y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c’est l’initial étonnement et tout revit alors — tout est béni de l’ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

    Du point de vue de l’ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C’est l’ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.

    Ensuite il t’incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu’elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

    Les mots te savent un peu plus qu’hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c’est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n’est que cela : ce qu’ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi le temps qui t’est imparti sous ton nom — les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s’écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.


    (À La Désirade, ce 30 juin 2013) 
    Ces textes constituent les exergues, le prologue et l'envoi final de L'échappée libre, qui vient de paraître aux Editions l'Âge d'Homme. 
     
     
     
    Falconnier3.jpgL'échappée libre vue par Isabelle Falconnier, dans L'Hebdo du 15 mai 2014.
     
    «Quel homme, quel livre. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans.»

    Extraordinaire. Quel homme, quel livre. Quels hommes plutôt! Quels livres, rassemblés en un seul long fleuve de 400 pages. Entrer en Kufférie, c’est rencontrer le journaliste qui lit comme d’autres respirent et converse avec tous les écrivains du moment, l’écrivain qui ne laisse pas passer une journée sans prendre la plume, galère pour trouver un éditeur, se fâche avec Dimitrijevic ou Campiche, trouve Rebetez ou Morattel, le lecteur fou de Dostoïevski soudain pris de fougue pour Sollers ou Houellebecq, le compagnon aimant de sa «bonne amie», le père de ses grandes filles, l’ami exigeant, le nomade qui baguenaude à Rome ou à Tunis, l’ermite heureux dans sa Désirade surplombant le Léman, le bon vivant qu’un verre ou un séjour naturiste au Cap-d’Agde rendent heureux et, surtout, surtout, le témoin de la vie culturelle foisonnante dans laquelle il est immergé: romande bien sûr, suisse évidemment, parisienne autant qu’européenne.

    Bien sûr, je suis ravie de figurer entre «Ezine Jean-Louis» et «Fallois Bernard de» dans son index, mais mon ego n’aveugle pas l’essentiel. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans, de raconter la mort de Chappaz, Dimitrijevic ou Chessex, la naissance d’écrivains comme Aude Seigne, Quentin Mouron ou Max Lobe, de prendre au sérieux cette histoire littéraire non comme un sociologue ou un universitaire mais comme un être de chair imbibé de cette matière, qui la vit comme si la littérature lui coulait dans les veines et sa vie en dépendait, avec démesure, outrance, hypersensibilité, lucidité, modestie, patience et panache. Raconter au lecteur d’aujourd’hui, transmettre aux générations futures, ne pas oublier, rester vivant – rien de moins que sens de l’écriture. Sur 400 pages, ce patchwork de textes alternant journaux intimes, récits de voyages et chroniques littéraires coule comme un fleuve, reflet exact de la vraie vie lorsqu’elle n’est pas ailleurs.
    Isabelle Falconnier, cheffe de la rubrique culturelle de L'Hebdo et Présidente du Salon du livre de Genève.

    isabelle.falconnier@hebdo.ch
    Programme de JLK Sur les Quais... 
    Vendredi
    13h30-15h30 Dédicaces
    17h00-19h00 Dédicaces

    Samedi
    13h30-15h00 Dédicaces
    15h30-16h00 Passatempo : « Trois auteurs » (rencontre en italien) sur Rete Due, avec Anne Cuneo et Max Lobe
    16h30-18h30 Dédicaces

    Dimanche
    14h00-16h00 Dédicaces
    16h30-17h45 Je est un autre. Table ronde avec Raphaël Aubert, Alain Bagnoud et Stéphane Blok, animée par Alain Maillard. Hôtel Mont-Blanc.
    18h00-19h00 Dédicaces.
     
     
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    BookJLK2.JPGBookJLK4.JPGBookJLK6.JPGBookJLK7.JPGBookJLK8.JPGBookJLK12.JPGBookJLK15.JPGBookJLK17.JPGBookJLK16.JPGBookJLK20.JPGRicheCouve.jpgEnfant9.JPG
  • Soglio les yeux fermés

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    images-3.jpegNotes en chemin (127)

     

    Virée intérieure. - Je n’ai pas eu besoin de redescendre à Soglio pour y être: il m’a suffi de fermer les yeux, tout à l’heure, pour m’y retrouver entre Hélène de Sannis et Violanta. Et les fantômes diaphanes de Rilke et de Jouve fermaient les yeux de leur côté en écoutant pour la énième fois les chants du Compagnon errant de Mahler, et de l’autre côté de la vallée ils voyaient les créneaux gris sabre de la Disgrazia.

     

    Ainsi s’ouvre la nouvelle de Pierre Jean Jouve intitulée Dans les années profondes : « Il y a dans la rapport de ces régions quelque chose d’inépuisable et de mystérieux. Il y a une qualité qui ne parvient pas à son terme. Il y a plusieurs régions étagées, enfermées dans les cent vallées bleues des montagnes creuses, ou au contraire sur le piédestal de roc de lumière et d’abstraction, tout en haut. »

     

    Unknown-3.jpegSouvenir de Sogno. – En fermant les yeux je revois le plan-séquence au panoramique tournant de 360° scandé par un trot de cheval et marquant l’arrivée à Soglio, dans le filmViolanta de Daniel Schmid, du personnage incarné par François Simon, dont il me semble qu’il fermait alors, lui aussi, les yeux. 

     

    Comme le disent volontiers les médias en leur niaiserie récurrente: « Daniel Schmid a rejoint François Simon ». Autant dire que tous deux ont « rejoint » Rilke et Jouve, de même que Maria Schneider, l’une des interprètes de Violanta avec Lucia Bosè, laquelle fermait les yeux quand on a dispersé les cendres de Maria devant le rocher de la Vierge à Biarritz.

     

    Dans sa nouvelle, Jouve remplace le nom de Soglio par celui de Sogno, signifiant le rêve en italien. Et sans doute le film Violanta découle-t-il d’un rêve éveillé de Daniel Schmid.

     

    AVT2_Jouve_5435.pjpeg.jpegJouve à L’Âge d’Homme.– « Maladie ! Canicule ! Catastrophe ! », s’exclame Pierre Jean Jouve à son arrivée, dans la Rolls du palace lausannois Beau-Rivage, au pied de la tour du Métropole où l’attend Vladimir Dimitrijevic, qui vient de publier la traduction, par le poète, duLulu de Wedekind, adapté à l’opéra par Alban Berg.

     

    La catastrophe, en cet après-midi de l’an 1972, est liée à la fois à Blanche et Bianca : Blanche, l’épouse, vient en effet de faire une mauvaise chute dans l’escalier de marbre du Beau-Rivage, et Bianca, la mécène américaine, tarde à lui verser son chèque mensuel. Inquiétude, tourments, convulsions : terrible est la condition du poète !

     

    Mais nous rions, autour de lui, dans les fauteuils défoncés de L’Âge d’Homme, quand Jouve nous raconte les tourments et convulsions de Pierre Boulez, lors des répétitions de Lulu à l’opéra, à chaque fois qu’Alma Mahler, en communication spirite avec Alban Berg, harcelait le chef français pour lui faire corriger tel ou tel détail de son interprétation…

     

  • JE est un autre

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    (Dialogue schizo)

     

    Préambule à une table ronde du Livre sur les quais de Morges. À propos de journaux intimes et extimes. De l’autofiction. De la (nécessaire) confusion des genres. 

     

    Moi l’autre : - Donc nous participerons, ce dimanche prochain, à une table ronde sur le thème Je est un autre avec les camarades Raphaël Aubert, Alain Bagnoud et Stéphane Blok, animé par l’excellent Alain Maillard. Cela t’inspire ?

     

    Moi l’un : - Pourquoi pas ? C’est intéressant, non ?

     

    Moi l’autre : - Le thème est vaste comme un bateau, mais je présume qu’il y sera question du journal intime et de l’autofiction où, à l’enseigne de la firme JLK, nous avons passablement sévi…

     

    Echappéejlk01.jpgMoi l’un : - Jacques Poget, l’un des organisateurs du Livre sur les quais, a même classé JLK « diariste ». Ce qui est à la fois vrai et restrictif, et notamment pour ce qui concerne L’échappée libre, dernière production de la firme JLK, dont la partie relevant du journal intime/extime est assez minime : disons une vingtaine de pages sur 420, alors que l’ensemble est plutôt un montage transgenre, si j’ose dire...  

     

    Moi l’autre : - Tu oses. Mais le JE est bel et bien central dans ce livre, même s’il s’alimente de multiples affluents découlant de multiples NOUS et autres ELLES et ILS. Autant dire en anglais : non fiction.

     

    Moi l’un : -  C’est ça. Et c’est le moment, avant de dire ce que la fiction a d’irremplaçable en littérature, notamment dans le roman, de rappeler aussi l’intérêt latéral et parfois primordial des journaux intimes, à commencer par celui d’Amiel, des journaux littéraires à la Léautaud ou des journaliers à la Jouhandeau, sans parler du trésor épistolaire de toutes les époques : là où le JE se décline ouvertement sans passer par le truchement du personnage.

     

    Moi l’autre : - Emmanuel Carrère en parle à la page 148 de son Royaume, quand il évoque son enquête amorcée avec la figure de Luc,qui sort du bois en tant que narrateur personnel dans les Actes des apôtres : « J’aime , quand on me raconte une histoire, savoir qui mela raconte. C’est pour cela que j’aime les récits à éa première personne, c’est pour cela que j’en écris et serais même incapable d’écrire quoi que ce soit autrement. Dès que quelqu’un dit « je » (mais « nous », à la rigueur, fait l’affaire) j’ai envie de le suivre et de découvrir qui se cache derrière ce « je »…

     

    Moi l’un : - Là encore, Carrère est trop restrictif par rapport à lui-même et à la littérature en général, qu’il serait ridicule de réduire à une confession en première personne.

     

    Moi l’autre : - Le fameux « nombrilisme » qu’il est de rigueur de décrier…

     

    Moi l’un : - Oui, mais là encore tous les malentendus sont au rendez-vous. Chez Amiel par exemple, qui s’observe à n’en plus finir, son Journal intime devient passionnant à proportion de son ouverture au monde phénoménale, quand le JE devient un autre précisément : toutes les femmes dont il fait défiler les personnages, les paysages qu’il traverse en marcheur infatigable, ses immenses lectures, ses débats avec les philosophes de l’époque, ses portraits au vitriol ou ses méditations matinales ou crépusculaire. Ceux qui ne l’ont pas lu le réduisent à la dimension d’un branleur impuissant, mais son journal est un « roman » cent fois plus intéressant que maintes romances de l’époque, comme Tolstoï l’a reconnu le premier.

     

    Moi l’autre : - Michel Tournier, lui, a parlé de journal « extime » à propos du Vent paraclet je crois…

     

    Moi l’un : - Oui, et il y ades tas de prétendus « romans », aujourd’hui, qui relèvent de ce genre : le romans de Philippe Sollers en sont un exemple, où la part de lavraie fiction est minime, ce qui n’enlève rien à leur intérêt au demeurant.Mais si tu veux voir la différence entre un journal extime et un roman, comparele Journal d’un écrivain de Dostoïevski et Les Frères Karamazov

     

    Moi l’autre : - Que préfères-tu ?

     

    Moi l’un : - La question nese pose pas du fait que la comparaison n’a pas raison. Mais le Journal éclaire les coulisses  duroman, ou son arrière-plan idéologique, que le roman fait ensuite valdinguer vuque, dans le roman, le JE des personnages fait éclater celui de l’auteur…

     

    Moi l’autre : - Et L’échappée libre, c’est quoi ?

     

    BookJLK8.JPGMoi l’un : - C’est un kaléidoscope, un montage très élaboré de ce que JLK appelle la vision panoptique. Ceci dit il ne pense ces jours que fiction, affirmant que c’est là qu’un écrivain est le plus libre. Il l’avait seriné dès le début de la composition du Viol de l’ange, roman virtuel évoquant les multiples occurrences d’un roman en train de s’écrire…

     

    Moi l’autre : - Donc la fiction serait le lieu de la liberté ?

     

    Moi l’un : - Il faut lire ou relire Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard pour mieux le comprendre.

     

    Moi l’autre : - Henry James disait que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison…

     

    Moi l’un : - C’est exactement ça. C’est en quoi le JE de l’écrivain devient autre – et tous les autres dans la foulée. Le vrai romancier est un médium. C’est peut-être ce qui manque à Emmanuel Carrère dans L’Adversaire, superbe « reportage » mais pas roman pour autant. Manque de folie, et de poésie aussi.

     

    Moi l’autre : - Le roman est également une forme close, tandis que le « journal » court…Le journal suit le cours du fleuve temporel, comme celui de Stendhal, mais Le Rouge et le noir se boucle en forme. Or cette forme laisse plus de liberté au lecteur que celle du journal…

     

    Moi l’un : - C’est vrai. Et c’est ce qui marque la supériorité de la Recherche proustienne, par rapport au journal des Goncourt, même si l’intérêt littéraire de celui-ci  reste considérable.

     

    Moi l’autre : - Je me rappelle le critique Angelo Rinaldi ramenant les Goncourt à des scarabées bouseux chargés de leur crotte, et le critique Jérôme Garcin réduisant Amiel à moins que rien…

     

    Moi l’un : - Ce sont des préjugés de lettreux  qui manquent un peu de curiosité, je crois. La littérature inclut bien plus qu’elle n’exclut. Ce qui ne justifie en rien la foutaise actuelle qui voudrait tout inclure dans le même magma.

     

    Moi l’autre : -  On ne serait donc pas tous des Rimbaud en puissance, selon toi: tous capables de dire que Je est un autre ?

     

    Moi l’un : Des clous ! Il n’y a qu’un Rimbaud de seize berges pour balancer cette sentence à la fois plate d’apparence et profonde comme un puits, qui implique la transmutation du presque rien en presque tout, de la chair au chant, du bois au clairon, du moi-je à ces autres qui nous attendent donc, ce dimanche, sur les quais où Marlon Brando s’est fait excuser…

     

    Morges, Le Livre sur les quais. Hôtel Mont-Blanc, dimanche7 septembre, de 16h. 30. Aà 1h.45. Table ronde sur le thème Je est un autre. 

     



  • Ceux qui croient L'Avoir rencontré

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    Celui qui lit attentivement Le royaume d’Emmanuel Carrère / Celle qui ne montant plus à Verbier ne risque pas de tomber sur Emmanuel qui a rencontré Jésus sur un sentier valaisan des hauts de Vollèges / Ceux qui  se sont convertis sans se rappeler le nom de la station supérieure du téléphérique / Celui  qui est tombé à genoux quand il a distingué la Face dans le feuillage de la photo floutée par le Saint Esprit / Celle qui a dit à son filleul Emmanuel lui racontant Sa rencontre que maintenant LE chemin restait à parcourir et qu’à présent coco tu Lui lâches plus la main / Ceux qui préfèrent la réflexologie avec Madame Schlupp qu’ils disent une si « belle personne » / Celui qui confiant à sa psy qu’il a rencontré le Seigneur s’entend répondre « Mmm » sur le même ton que prend Jennifer Melfi quand Tony Soprano lui balance quelque énormité difficile à gérer au niveau freudien / Celle qui a donné le sein au fils de Marie occupée au lancement de sa start up / Ceux qui se demandent si  la Révélation d’Arès tient la route au jour d’aujourd’hui / Celui qui à choisir entre la Vérité et le Christ préfère suivre celui-ci à Goa / Celle qui préfère ne pas mordre à l’hostie en invoquant « l’immense et malheureuse foule desincroyants »  sur un ton qui flatte la narine du céleste Nez / Ceux qui constatent que « personne n’a jamais parlé comme cet homme » avant de le crucifier comme si de rien n’était,etc.

       

    (Cette liste a été jetée en marge des 100 premières pages du Royaume d’Emmanuel Carrère, d’un intérêt crescendo à vérifier sur les 500 pages suivantes)

  • Ceux qui en redemandent

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    Celui qui affirme que « l’islam est une saloperie soutenue par des salauds traîtres et collabos » en pleine conformité avec ses idées d’ancien juge d’instruction valaisan qui en redemande sur Twitter après l’assassinat d’un Albanais dans une mosquée de Saint-Gall / Celle qui réclame le rétablissement de la peine de mort avec effet immédiat en pleine conformité avec l’humanisme radical de celui qui en redemande et même plus / Ceux qui estiment que la crétinisation de la Suisse n’est pas une fatalité si l’on applique la peine de mort symbolique aux idées  des hystériques qui en redemandent / Celui qui ne dira pas que le catholicisme valaisan est une saloperie soutenue par des salauds traîtres et collabos vu qu’il ne le pense pas et que par ailleurs l’affirmer lui vaudrait d’être poursuivi par l’ancien juge d’instruction valaisan dont le bras reste aussi long que ses idées sont courtes / Celle qui n’écrira pas sur Facebook que le député UDC valaisan Addor n’est qu’un trou du cul provocateur en voie de tapinage électoral vu qu’un strict devoir de réserve lui est imposé en tant qu’institutrice de centre-gauche / Ceux qui flirtent avec la ligne jaune en affirmant que les Rouges sont à lyncher autant que  les Noirs / Celui qui estime qu’un mur doit être élevé autour de la Suisse avec juste deux ou trois souterrains pour la libre circulation des banquiers  / Celle qui remarque qu’il suffit de couper la tête aux porteuses de voile au motif que le Seigneur n’a pas dit le contraire / Ceux qui dérapent dans les lignes d’extrême-droite au dam des religieuses valaisannes  voilées qui n’en redemandent pas tant, etc.

    (Cette liste a été établie au retour d’une virée en Suisse profonde où il reste des traîtres et des collabos opposés à l’imbécillité xénophobe et raciste)

    Image : terroriste valaisanne voilée à tendances pédophiles.

  • Minutes heureuses

      

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                                                                                   Pour L. 

     

    Nos premières matinées amoureuses.

     

    Les pluies d’été aux fenêtres ouvertes

     

    de l’Albergo Toscana

     

    où descendit jadis

     

    le poète Alexandre Blok ;

     

    et la couleur orange

     

    aux fins d’après-midi

     

    sur le Campo.

     

    Nuits siennoises.

     

    Et les crêtes lunaires au bord du ciel,

     

    vers Asciano.

     

    Ensuite,

     

    Le premier rire

     

    du premier enfant ;

     

    et le premier rire non pareil

     

    du second.

     

    Et tous les rires des enfants le dimanche.

     

    L’apéro de la smala.

     

    Le rôti des dimanches.

     

    Présentation de la future.

     

    Limoncello de tout ce qui commence.

     

    Et puis,

     

    les moments allégés d’après l’amour.

     

    Les soupirs, les aveux, les pardons, les projets.

     

    Et encore,

     

    Les heures à se parler,

     

    les silences apaisés,

     

     les heurts et douleurs,

     

    les écarts et regrets.

     

    Et enfin,

     

    la douceur des jours

     

    accordés.

     

    Tout ce temps retrouvé... 

     

                                                                 (Cap d’Agde, ce dimanche 1er juin)

     

    Peinture: Pieter Defesche, gouache pour la naissance de L. , 1948. 

  • Gaza est notre affaire

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    L'archevêque émérite Desmond Tutu, dans un article exclusif pour le journal Haaretz, appelle à un boycott mondial d'Israël et demande aux Israéliens et aux Palestiniens de réfléchir au delà de leurs dirigeants à une solution durable à la crise en Terre Sainte.

     

    Mon plaidoyer pour le peuple d'Israël: Libérez-vous en libérant la Palestine !



    Les dernières semaines, des membres de la société civile du monde entier ont lancé des actions sans précédent contre les ripostes brutales et disproportionnées d'Israël au lancement de roquettes depuis la Palestine.

     

    Si l'on fait la somme de tous les participants aux rassemblements du week-end dernier exigeant justice en Israël et en Paslestine - à Cape Town, Washington, New-York, New Delhi, Londres, Dublin et Sydney, et dans toutes les autres villes - cela représente sans aucun doute le plus important tollé de l'opinion citoyenne jamais vu dans l'histoire de l'humanité autour d'une seule cause.

     

    Il y a un quart de siècle, j'ai participé à des manifestations contre l'apartheid qui avaient rassemblé beaucoup de monde. Je n'aurais jamais imaginé que nous assisterions de nouveau à des manifestations d'une telle ampleur, mais celle de samedi dernier à Cape Town fut au moins aussi importante. Les manifestants incluaient des gens jeunes et agés, musulmans, chrétiens, juifs, hindous, bouddhistes, agnostiques, athéistes, noirs, blancs, rouges et verts... C'est ce à quoi on pourrait s'attendre de la part d'une nation vibrante, tolérante et muticulturelle.

     

    J'ai demandé à la foule de chanter avec moi : "Nous sommes opposés à l'injustice de l'occupation illégale de la Palestine. Nous sommes opposés aux assassinats à Gaza. Nous sommes opposés aux humiliations infligées aux Palestiniens aux points de contrôle et aux barrages routiers. Nous sommes opposés aux violences perpétrées par toutes les parties. Mais nous ne sommes pas opposés aux Juifs."

    Plus tôt dans la semaine, j'ai appelé à suspendre la participation d'Israël à l'Union Internationale des Architectes qui se tenait en Afrique du Sud.

     

    J'ai appelé les soeurs et frères israéliens présents à la conférence à se dissocier activement, ainsi que leur profession, de la conception et de la construction d'infrastructures visant à perpétuer l'injustice, notamment à travers le mur de séparation, les terminaux de sécurité, les points de contrôle et la construction de colonies construites en territoire palestinien occupé.

    "Je vous implore de ramener ce message chez vous : s'il vous plaît, inversez le cours de la violence et de la haine en vous joignant au mouvement non violent pour la justice pour tous les habitants de la région", leur ai-je dit.

     

    Au cours des dernières semaines, plus de 1,7 million de personnes à travers le monde ont adhéré au mouvement en rejoignant une campagne d'Avaaz demandant aux compagnies tirant profit de l'occupation israélienne et/ou impliquées dans les mauvais traitements et la répression des Palestiniens de se retirer. La campagne vise spécifiquement le fonds de pension des Pays-Bas ABP, la Barclays Bank, le fournisseur de systèmes de sécurité G4S, les activités de transport de la firme française Véolia, la compagnie d'ordinateurs Hewlett-Packard et le fournisseur de bulldozers Caterpillar.

    Le mois dernier, 17 gouvernements européens ont appelé leurs citoyens à ne plus entretenir de relations commerciales ni investir dans les colonies israéliennes illégales.

     

    Récemment, on a pu voir le fond de pension néerlandais PGGM retirer des dizaines de millions d'euros des banques israéliennes, la fondation Bill et Melinda Gates désinvestir de G4S, et l'église presbytérienne américaine se défaire d'un investissement d'environ 21 millions de dollars dans les entreprises HP, Motorola Solutions et Caterpillar.

    C'est un mouvement qui prend de l'ampleur.

     

    La violence engendre la violence et la haine, qui à son tour ne fait qu'engendrer plus de violence et de haine.

    Nous, Sud-Africains, connaissons la violence et la haine. Nous savons ce que cela signifie d'être les oubliés du monde, quand personne ne veut comprendre ou même écouter ce que nous exprimons. Cela fait partie de nos racines et de notre vécu.

    Mais nous savons aussi ce que le dialogue entre nos dirigeants a permis, quand des organisations qu'on accusait de "terroristes" furent à nouveau autorisées, et que leurs meneurs, parmi lesquels Nelson Mandela, furent libérés de prison ou de l'exil.

     

    Nous savons que lorsque nos dirigeants ont commencé à se parler, la logique de violence qui avait brisé notre société s'est dissipée pour ensuite disparaître. Les actes terroristes qui se produisirent après le début ces échanges - comme des attaques sur une église et un bar - furent condamnés par tous, et ceux qui en étaient à l'origine ne trouvèrent plus aucun soutien lorsque les urnes parlèrent.

    L'euphorie qui suivit ce premier vote commun ne fut pas confinée aux seuls Sud-Africains de couleur noire. Notre solution pacifique était merveilleuse parce qu'elle nous incluait tous. Et lorsqu'ensuite, nous avons produit une constitution si tolérante, charitable et ouverte que 

     

    Dieu en aurait été fier, nous nous sommes tous sentis libérés.

     

    Bien sûr, le fait d'avoir eu des dirigeants extraordinaires nous a aidés.

     

    Mais ce qui au final a poussé ces dirigeants à se réunir autour de la table des négociations a été la panoplie de moyens efficaces et non-violents qui avaient été mis en oeuvre pour isoler l'Afrique du Sud sur les plans économique, académique, culturel et psychologique.

    A un moment charnière, le gouvernement de l'époque avait fini par réaliser que préserver l'apartheid coûtait plus qu'il ne rapportait.

    L'embargo sur le commerce infligé dans les années 80 à l'Afrique du Sud par des multinationales engagées fut un facteur clé de la chute, sans effusion de sang, du régime d'apartheid. Ces entreprises avaient compris qu'en soutenant l'économie sud-africaine, elles contribuaient au maintien d'un statu quo injuste.

    Ceux qui continuent de faire affaire avec Israël, et qui contribuent ainsi à nourrir un sentiment de « normalité » à la société israélienne, rendent un mauvais service aux peuples d'Israël et de la Palestine. Ils contribuent au maintien d'un statu quo profondément injuste.

    Ceux qui contribuent à l'isolement temporaire d'Israël disent que les Israéliens et les Palestiniens ont tous autant droit à la dignité et à la paix.

    A terme, les évènements qui se sont déroulés à Gaza ce dernier mois sont un test pour ceux qui croient en la valeur humaine.

    Il devient de plus en plus clair que les politiciens et les diplomates sont incapables de trouver des réponses, et que la responsabilité de négocier une solution durable à la crise en Terre Sainte repose sur la société civile et sur les peuples d'Israël et de Palestine eux-mêmes.

    Outre la dévastation récente de Gaza, des personnes honnêtes venant du monde entier - notamment en Israël - sont profondément perturbées par les violations quotidiennes de la dignité humaine et de la liberté de mouvements auxquelles les Palestiniens sont soumis aux postes de contrôle et aux barrages routiers. De plus, les politiques israëliennes d'occupation illégale et la construction d'implantations en zones tampons sur le territoire occupé aggravent la difficulté de parvenir à un accord qui soit acceptable pour tous dans le futur.

     

    L'Etat d'Israël agit comme s'il n'y avait pas de lendemain. Ses habitants ne connaîtront pas l'existence calme et sécuritaire à laquelle ils aspirent, et à laquelle ils ont droit, tant que leurs dirigeants perpétueront les conditions qui font perdurer le conflit.

     

    J'ai condamné ceux qui en Palestine sont responsables de tirs de missiles et de roquettes sur Israël. Ils attisent les flammes de la haine. Je suis opposé à toute forme de violence.

     

    Mais soyons clairs, le peuple de Palestine a tous les droits de lutter pour sa dignité et sa liberté. Cette lutte est soutenue par beaucoup de gens dans le monde entier.

     

    Nul problème créé par l'homme n'est sans issue lorsque les humains mettent en commun leurs efforts sincères pour le résoudre. Aucune paix n'est impossible lorsque les gens sont déterminés à l'atteindre.

     

    La paix nécessite que le peuple d'Israël et le peuple de Palestine reconnaissent l'être humain qui est en eux et se reconnaissent les uns les autres afin de comprendre leur interdépendance.

     

    Les missiles, les bombes et les invectives brutales ne sont pas la solution. Il n'y a pas de solution militaire.

     

    La solution viendra plus probablement des outils non violents que nous avons développés en Afrique du Sud dans les années 80 afin de persuader le gouvernement sud africain de la nécessité de changer sa politique.

     

    La raison pour laquelle ces outils - boycott, sanctions et retraits des investissements - se sont finalement avérés efficaces, est qu'ils bénéficiaient d'une masse critique de soutien, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Le même type de soutien envers la Palestine dont nous avons été témoins de par le monde durant ces dernières semaines.

     

    Mon plaidoyer envers le peuple d'Israël est de voir au-delà du moment, de voir au-delà de la colère d'être perpétuellement assiégé, de concevoir un monde dans lequel Israël et la Palestine coexistent - un monde dans lequel règnent la dignité et le respect mutuels.

    Cela demande un changement de paradigme. Un changement qui reconnaisse qu'une tentative de maintenir le statu-quo revient à condamner les générations suivantes à la violence et l'insécuruté. Un changement qui arrête de considérer une critique légitime de la politique de l'Etat comme une attaque contre le judaisme. Un changement qui commence à l'intérieur et se propage à travers les communautés, les nations et les régions- à la diaspora qui s'étend à travers le monde que nous partageons. Le seul monde que nous partageons !

     

    Quand les gens s'unissent pour accomplir une cause juste, ils sont invincibles. Dieu n'interfère pas dans les affaires humaines, dans l'espoir que la résolution de nos différends nous fera grandir et apprendre par nous-mêmes. Mais Dieu ne dort pas. Les textes sacrés juifs nous disent que Dieu est du côté du faible, du pauvre, de la veuve, de l'orphelin, de l'étranger qui a permis à des esclaves d'entamer leur exode vers une Terre Promise. C'est le prophète Amos qui a dit que nous devrions laisser la justice couler telle une rivière.

     

    À la fin, le bien triomphera. Chercher à libérer le peuple de Palestine des humiliations et des persécutions que lui inflige la politique d'Israël est une cause noble et juste. C'est une cause que le peuple d'Israël se doit de soutenir.

     

    Nelson Mandela a dit que les Sud Africains ne se sentiraient pas complètement libres tant que les Palestiniens ne seraient pas libres. Il aurait pu ajouter que la libération de la Palestine serait également la libération d'Israël.

     

    Publié initialement sur http://www.haaretz.com/opinion/1.610687. Traduction par la communauté d'Avaaz.

  • Ceux qui noient le poisson-lune

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    Celui qui affirme que la critique est tellement répandue qu’il vaut mieux pas / Celle qui prétend que ce que tu dis l’a toujours été / Ceux qui estiment que de toute façon le drapeau reste le drapeau / Celui qui dépense sans penser et danse sans dépenser/ Celle qui vend la mèche de l’ours avant de lui faire la peau / Ceux dont l’amour a duré sept chiens / Celui qui plume le rasoir à grosses nuques / Celle qui lit du Michaux mi-froid / Ceux qui donnent du son à la baleine pour cet âne de Jonas / Celui qui fait crier la carotte en la mordant sous la touffe / Celle qui se jette sur les innocentes laitues / Ceux qui ont le tesson sensible /Celui qui rêve de libérer Jonas par césarienne / Celle qui comprend Derrida (philosophe parfois incompréensible) quand il déclare que l’enjeu de la nouvelle guerre mondiale est la prise de Jérusalem - mais alors que dire de la Corée du nord se demande-t-elle en émiettant des scones dans son thé vert / Ceux qui savent que le serpent monothéiste se mord la queue sans oser le dire vu que c’est pas chrétien de dire la vérité / Celui qui reconnaît le Dieu mortel dans le visage de chaque homme vivant – et chaque femme cela va sans dire Elvire / Celle qui a pigé ce que la Renaissance a apporté à la représentation du visage individualisé / Ceux qui estiment (avec Robert Bresson l’imagier) qu’il faut préférer les images nécessaires aux photos flatteuses / Celui qui sait d’expérience qu’aucune démonstration ne vaut uneapparition / Celle qui ne déclenche qu’en voyant apparaître tel arrosoir ou tel tamanoir ou tel homme noir aux mains blanches / Ceux qui tendent à évacuer tout ce qui distrait leur attention de la contemplation du poisson-lune cet intermittent du spectacle sous-payé à Lisbonne / Celui qui aspire à tout changer sans que rien soit différent / Celle qui n’ayant point de divan à la dimension psychanalyse le poisson-lune en immersion / Ceux qui mettent de la musique dans les apories –s’entend : musique de fond / Celui qui noie le saumon dans sa rivière de larmes et du coup la métaphore kitsch fait un malheur sur Twitter / Celle qui estime (toujours avec Robert Bresson qu’elle a eu à dîner avec Serge Daney) qu’il faut débarrasser le réel de tout ce qui n’est pas vrai / Ceux qui vont en enfer pour en ramener des nouvelles genre Dante le retour dans le prochain film de Luc Besson / Celui qui se résigne à son destin de prothèse dentaire de murène / Ceux qui entendent chanter Jonas dans la baleine au ravissement du poisson-lune ce vieux mélomane impénitent, etc.

  • Ce qu'on en peut dire...

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos d’Adieu au langage, dernier film de Jean-Luc Godard.

     

    Moi l’autre : - Tu te risques à en parler ?

     

    Moi l’un : - Je vais m’y efforcer. Tu te rappelles la sentence de Wittgenstein devenue quasiment bateau : « Ce qu’on ne peut dire il faut le taire », qui recoupe d’ailleurs le propos deGodard, puisqu’il est question du passage de la langue articulée à la limite; mais sa façon de soumettre le pouvoir des mots à la question ne l’empêche pas de les utiliser autant que les images et les sons.  Et la 3D surligne à sa façon ! Adieu au langage n’a d’ailleurs rien d’un film taiseux. C’est un poème multipiste !

     

    Moi l’autre : - Plus précisément : six pistes audio et deux pistes vidéo. Mais quand tu dis que la 3D n’ajoute rien, j’objecte !

     

    Moi l’un : - Et tu as raison ! La 3D nous colle le poème sur les genoux, si j’ose dire. Au premier rang du Rialto, à Locarno, on avait quasi la truffe du chien sous le nez. Ou bien on se serait cru flottant dans le feuillage de l’arbre.  Comme si l’on retrouvait la fascination ou l’effroi des premiers spectateurs du cinématographe voyant la locomotive leur foncer dessus. Et cela porte au-delà de l’effet spécial : cela parachève par la technique la déconstruction du propos.

     

    Moi l’autre : - Comment toi, tu parles de déconstruction, toi qui détestes ce jargon ?

     

    Moi l’un : - Je l’utilise quand il y a lieu d’y recourir. Et le dernier film de Godard, plus radicalement encore que Film socialisme, procède par ce qu’on appelle la déconstruction. C’est-à-dire que l’éclatement de la forme, la destruction de la narration linéaire, procède d’une analyse critique qui reconstruit une nouvelle forme, qu’on peut dire ici d’un poème de cinéma d’un lyrisme véhément.

     

    Moi l’autre : - C’est vrai que c’est un film hyper-pictural…

     

    Moi l’un : - Pas étonnant qu’il cite Nicolas de Staël ! On pourrait croire que c’est pour faire chic. Mais qui aime et connaît Nicolas de Staël retrouve là quelque chose de la folle quête de pureté  du peintre en matière de couleurs et de lignes et de rythmes et d'intensités.

     

    Moi l’autre : - Et musical aussi, notamment avec le leitmotiv grave d’opéra à la Verdi…

     

    Moi l’un : - On croirait l’arrivée du Grand Inquisiteur dans Don Carlos. Mais c’est peut-être nous qui inventons…

     

    Moi l’autre : - C’est exactement ce que nous a conseillé de faire le collaborateur de JLG venu présenter la chose : faites votre film vous-mêmes. Plutôt que de chercher à comprendre, c'est à prendre…

     

    Moi l’un : - Cela dit, Godard trace bel et bien un parcours…

     

    Moi l’autre : - Suivez le regard du chien. Ou plutôt : mettons nous à l’écoute de ce qu’entend le chien… Bonne façon de retourner le langage comme un gant de silence.

     

    Moi l’un : - À un moment donné,une voix affirme que bientôt on aura besoin d’un traducteur pour comprendre ce qu’on dit. Ou quelque chose comme ça… Et de la même façon, le passage par le chien a valeur d’interrogation sur ce qu’on voit quand on voit un arbre en fleurs, un bateau à aubes qui passe sur le lac, un con qui t’agresse. Que pense le chien de la guerre ? Que pense le chien de la cité ? Que pense le chien de toi ?

     

    Moi l’autre : -  Dans la foulée, jamais en manque de citations,  JLG cite Darwin qui cite Buffon qui observe que le chien est le seul animal qui aime mieux son maître que lui-même. 

     

    Moi l’un : - Il y aura toujours, chez Godard, ce mélange de ratiocineur sentencieux à cigare et d’enfant stupéfié par le monde, de pédant et de poète, de témoin de l’horreur et de rêveur solitaire en sa cinquième promenade.  Le philosophe de service cite Jacques Ellul devant son éternelle étudiante et l’on s’exclame de concert que le sociologue protestant a tout vu et prévu avant les autres, on affiche les thèmes NATURE et METAPHORE ou voici que DIEU s’inscrit en sous-impression de AH, AH. Et Roxy écoute passer la rivière…    

     

    Moi l’autre : - Mais tu ne trouves pas, tout demême, que tout ça fait très élite hyper-cultivée d’une époque à références à n’en plus finir ?

     

    Moi l’un : - C’est l’évidence et parfois lassant, mais le reproche qu’on fait à JLG d’être au bout du rouleau est injuste et faux. Il n’est pas à bout de souffle : il est à sa pointe, comme le dernier Céline. À la limite de l’intelligible, mais à l’extrême de son interrogation, comme le prophète qui vaticine en langue...

     

    Moi l’autre : - Il y a un beau moment à la fin où il est question de couleurs à mélanger, devant la boîte ouverte…

     

    Moi l’un : - De la même façon, on imagine JLG touillant ses images dans son labo à extensions en 3D dans les jardins attenants pleins de fleurs aux couleurs électriques.  C'est à la fois un contemplatif et un capteur de zizanie. Sa façon de court-circuiter une pensée en train de prendre forme est unique. Et personne n'exprime la monstruosité du simultanéisme contemporain avec autant d'acuité.

     

    Moi l’autre : - Olivier Assayas le compare, question montage, au Malraux du Musée imaginaire…

     

    Moi l’un : - C’est tout à fait ça. Godard se fait son film idéal de bric-à-brac de brocante actuelle-inactuelle, il mêle à la pelle Auschwitz et L'Ange bleu, Byron-Shelley et l'intifada, le bel canto et le bruit du monde. Comme Malraux grappille et réassemble, Godard touille l'Hypertexte multilingue et fait du neuf à sa façon unique. C'est cela le génie, désormais homologué dans sa propre Histoire du cinéma. Il n’a plus besoin ni de Cannes ni de Locarno vu que , comme Roxy est le chien parfait, lui-même est le Godard accompli, présent à   l'extrême  comme l’enfant à son jeu : au plein du mouvement et à la pointe d’un style. Quant à toi, tu prends ce qui te parle et tu en fais ce qui te chante…

  • Vie et destin de Dimitri

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    En marge de la parution de L'Ami barbare, de Jean-Michel Olivier, ces prochains jours aux éditions De Fallois/L'Âge d'Homme.

    Les mots vie et destin forment une croix, m'avait fait remarquer Dimitri à la parution du roman de Vassili Grossman, sans doute l’un des plus importants du catalogue de L’Age d’Homme, et c’est l’image de cette croix bonne pour toute l’humanité, au-delà de toute croyance, qui m'est apparue lorsque nous avons appris la nouvelle du tragique accident survenu au soir du 28 juin 2011.

    Mort sur la route avec les livres qu’il transportait, opiniâtre et buté comme il le fut durant toute sa vie, Dimitri a été rattrapé par le destin « au travail ». Du côté de la vie, il nourrissait encore une quantité de projets, mais ainsi fut scellé son destin. Les croyants serbes ont vu, dans le fait que la mort de Dimitri coïncidât  avec la date de la bataille fondatrice de la nation serbe, un signe nimbé de mystère. Pour notre part, c’est aux vitrines des librairies que nous voyons aujourd’hui survivre Dimitri comme, dans la vision proustienne d’après la mort de Bergotte, les livres de celui-ci déployant leurs ailes aux devantures ; ainsi de tous ceux que Dimitri a tant aimés et nous a fait tant aimer.

    Le génie du fondateur de L’Age d’Homme fut d’abord celui d’un lecteur extraordinairement intuitif, poreux et pénétrant, capable d’accueillir des auteurs que tout semblait opposer, tels Cingria et Witkiewicz, Amiel et Zinoviev, le subtil et délicieux Saki ou ce païen fraternel  que fut un John Cowper Powys en ses Plaisirs de la littérature, autre fleuron de L’Age d’Homme. Tout et son contraire ? Non : tout ce qui fut poussé à sa pointe sensible  ou spirituelle, par le don le plus total et par les chemins les plus variés.

    L’apollinien et le dionysiaque cohabitaient dans la nature complexe, aussi lumineuse que parfois ombrageuse, de cet homme que la grande épreuve physique d’un premier accident avait fait méditer  avec humilité à la Douleur absolue, vécue sur la croix. Et son cher Milos Tsernianski de conclure : «Les migrations existent. La mort n’existe pas ». 

    « On continue ! », disait toujours Dimitri, qui ne nous quittera jamais tant que nous lirons, et c'est la dernière repartie de Roman Dragomir, le protagoniste de L'Ami barbare, murmurée à une jeune paysanne qui l'a vu se fracasser en plein ciel comme sur un char de feu biblique...

     

    Image JLK: Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, au bord de la Drina, en 1997.

  • Requiem des enfants perdus

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    À propos d'Ils sont tous morts d'Antoine Jaquier. Prix Edouard Rod 2014. 

     

    On pourrait croire, au premier regard de surface, à en survoler les vingt premières pages, que ce livre se borne à une espèce de chronique, brute de décoffrage, relative au milieu "djeune" plombé par le désoeuvrement et la dope, genre témoignage - un de plus.   

    Et puis, à y regarder de plus près, à tendre l'oreille aussi à la musicalité et au rythme de la phrase d'Antoine Jaquier, plus encore à capter l'émotion qui filtre entre les lignes et les séquences du "film" romanesque qui se met bel et bien en place, modulé dans le temps à la fois court et plein de péripéties, parfois dramatiques,  de deux ou trois ans (1987 à 1989) revisités des années plus tard par le narrateur parlant du ciel, c'est bel et bien dans un vrai roman que nous nous retrouvons, avec son décor (entre les villages urbanisés de l'arrière-pays lausannois et la capitale) et ses personnages, dans une atmosphère plus proche du nouveau cinéma romand (je pense à Garçon stupide de Lionel Baier ou au tout récent Left Foot Right Foot de Germinal Roaux) que de la littérature de nos régions, à quelques exceptions près.   

    Ainsi parut en 1975, à Lausanne, aux éditions L'Âge d'Homme, un récit-journal sans nom d'auteur (le scribe de la chose, Claude Muret, estimant devoir garder l'anonymat), intitulé Mao-cosmique et constituant la chronique d'une communauté, de fameuse mémoire, qui éclata à la suite du suicide d'un de ses membres. Plus marqué du point de vue de l'idéologie politique, ce livre a valeur de témoignage irremplaçable sur le climat intellectuel, moral et affectif du début des années 70 où Antoine Jaquier faisait ses premiers pas dans notre drôle de monde. L'époque était aussi aux premières overdoses, mais le sida était encore loin.

    Pour Jack, le narrateur d'Ils sont tous morts, les drogues dites douces, puis les plus dures, sont immédiatement présentes dans son récit, qu'on pourrait dire d'abord relevant de l'obsession mentale, puis de l'urgence physique. Dès les premiers chapitres, cependant, le lecteur perçoit l'ambivalence du garçon, déjà très lancé dans sa trajectoire de paumé borderline, en dépit de ses dix-sept ans, entre un frère carrément junkie (et sidéen) et une mère qui "fait avec", mais non moins tourmenté par sa mésestime de soi, se récriant quand un présentateur de télé y va de son discours lénifiant sur les drogues douces, et découvrant la réalité de l'héroïne sans euphorie - sale salope qu'il s'impatiente pourtant d'"essayer"...

    Si le titre du roman d'Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, constitue l'horizon du récit de Jack, celui-ci ne débouche sur aucune conclusion "morale" explicite, ni non plus sur aucune forme de cynisme. Lorsque Tchékhov décrivait les faits et gestes de voleurs de chevaux, il ne se sentait pas le devoir de conclure qu'il est mal de voler des chevaux. Les bons socialistes le lui reprochaient, qui reprocheraient peut-être aujourd'hui à Antoine Jaquier de ne pas dire explicitement qu'il n'est pas bien de se camer ou de braquer une banque de nos campagnes (ce que fait Jack pour se payer un grand voyage avec sa bande de Pieds nickelés entraînés par un malfrat) ou de fréquenter un type du genre de Bob, son pote raciste, nazillon et homophobe, détestant même "certains animaux"... Seulement voilà, se justifie Jack: "Qui a dit qu'on choisissait ses amis ? Un foutu menteur en tout cas. Les miens sont dérangés dans leur tête, mais je peux les compter sur les doigts de ma main. De toute manière, il n'y a pas de service après-vente, alors je fais avec".

    Les amitiés, à la fois lucides (voire méfiantes) et loyales, plus que les amours de Jack, constituent d'ailleurs  le fragile fil rouge affectif qui traverse ce récit dont l'échappée finale, en Thaïlande, marquera aussi le déclin et la déroute, morts à l'appui.

    Avec le recul des années, Antoine Jaquier est parvenu à reconstituer, sans les caricaturer, les traits et les faits et gestes  de Jack et ses amis - Stéphane et Manu, Tony l'ancien braqueur et  Chloé la belle qu'on se partage et qui rêve plutôt d'une nouvelle vie à l'autre bout du monde, Bob qui rêvait d'échapper à la pesanteur, et plus dure sera sa chute - , dans un roman lesté de gravité qui se paie le luxe, ici et là, de deux ou trois alexandrins bien balancés. La "littérature", au sens conventionnel, est cependant moins le souci de l'auteur d'Ils sont tous mort que la perception nuancée, dure et hypersensible à la fois, d'une réalité ressaisie en vérité. Autant dire qu'on aurait tort de chipoter sur des détails de forme, ici et là. L'essentiel est en effet ailleurs.

    Ainsi, à sa toute fin, qu'il imagine celle d'un samouraï prenant son ultime décision "en l'espace de sept respirations", Jack contemple-t-il dans le miroir son corps nu, malingre et tatoué: "Les dessins m'apparaissent plus beaux que jamais. Je sais enfin pourquoi je les ai faits: quitte à n'être que poussière, autant la décorer"...

     

    Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L'Âge d'Homme, 276p

  • Le corps nombreux

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    Il nous arrive de sortir de certains rêves en mille morceaux, à la fois épars et accablés, le corps tout dispersé sur le rivage, et c’est en tâtonnant à genoux, sur le sable mouillé ajoutant à l’incommodité et au désagrément diffus qu’on essaie de reprendre connaissance et de rassembler ses lambeaux, comme je m’y emploie ce matin en m’efforçant d’oublier mes cauchemars de la nuit alors que des camions, non loin de là, dérapent sous l’effet des pluies givrantes et du verglas.
    Pas moyen d’oublier cependant quelques visions fugaces de ces angoissantes séquences comme celle, à l’horizon barré par les fumées industrielles, de ces incommensurables containers made in China aux parois évoquant celles de cargos géants, par les écoutilles desquels ont surgi des foules d’individus à pardessus de cuir noirs et à lunettes d’aviateurs, qui se sont ensuite répandus en files menaçantes, avançant inexorablement à travers les champs et de par les forêts et les rues, mains aux poches et tenant déjà, probablement, le revolver de la mission à exécuter aux ordres de la sinistre Ombre Jaune. Puis j’étais dans la peau de Tibor, notre nouveau camarade hongrois au visage pâle et aux grands yeux très bleus et j’entendais, à la porte verrouillée de la maison de Budapest, exactement comme il nous l’avait raconté de ses grands-parents en 1944, treize ans plus tôt, les coups et les voix gutturales annonçant la dernière rafle de la Gestapo. Or ces coups et ces voix, cette fois, m’étaient à l’évidence destinés, à moi, Tibor, né au lendemain de la libération des camps de la mort, et de les entendre me terrifiait d’autant plus que je savais, que nous savions tous, nous les youpins du quartier d’Erzsébetvaros, ce qui nous attendait désormais. Ou je me retrouvais, avant le sperme et le sang, dans cette mare répandue par notre mère que nous faisions, enfants mauvais, pleurer toutes les larmes de son corps, ne sachant trop que faire pour ne pas m’y noyer, ni comment tarir ce flot autrement qu’en me réveillant.
    On se réveille exténué, physiquement exténué et la peur au corps, un poids au ventre, la gorge serrée et la bouche sèche, en émergeant de ces cauchemars. Et c’est alors qu’on se demande : qui ai-je donc été dans ce foutu rêve ? Quel feu ai-je bouté sous l’eau et quel trouble m’est venu sous le regard azuré de Tibor ? Enfin quel plaisir malin me vient à scruter de mes yeux fermés le mot auréolé de menace de GESTAPO ?
    L’expression DANGER DE MORT, inscrite en noir sur fond jaune (couleurs toutes deux funestes) aux abords des lignes à haute tension marquant la limite supérieure du quartier, désigne probablement mon dernier entonnoir de ces années-là, dans lequel je me sentirai replonger de loin en loin, la gorge étreinte et la panique au corps; et dans les livres je me repaîtrai de cette attirante répulsion dès l’âge venu de faire pièce à l’Ombre Jaune.
    Pour lors je m’identifie en effet à Bob Morane, sous l’œil goguenard de mon frère aîné qui va prétendant que je ne fais qu’à peine le poids de figurer la pâle doublure de Bill Ballantine à ses côtés puisque Bob et lui, cela va sans dire : c’est tout un.
    Pourtant le soir venu, tandis que mon grand frère pionce, c’est bel et bien moi qui repars à l’aventure destination la vallée infernale dont je me fais fort de déjouer les moindres pièges, sans me rendre compte d’abord que les trois lascars que je protège n’en ont qu’aux émeraudes des sauvages Negritos et que ce sont ceux-là qui représenteront le plus grand danger.
    Dès mes sept ans j’ai découvert, sur les traces de Raymond Maufrais, qu’un livre était un voyage comme si on y était, un avion qu’on pilote ou un commando qu’on dirige, la descente d’une rivière souterraine ou la remontée de galeries débouchant sur le cratère d’un volcan, les fougères géantes de la forêt vierge qui te cisaillent les joues sans que tu ne bronches ou ne bouge de ton lit jumeau – et ton frère aîné n’est à tes côtés qu’un loir en pyjama qui ne fait que ronfloter sans se douter que demain tu seras reparti sur la piste de Fawcett où tu affronteras piranhas et anacondas.
    Cependant, le matin, mon grand frère est le premier levé et je retombe sur terre : en calecon il bombe le torse et me montre ses biceps, il est costaud, il court sept fois plus vite que moi, d’un tournemain il terrasserait l’Indien Kalopalo qui me traquait hier soir dans les fourrés du Haut-Xingu ; et manie-toi le train, me dit-il, c’est déjà sept heures, tu vas te mettre en retard, mais qui m’a donc fichu cette espèce de songe-creux, lance-t-il encore en reprenant un mot de Cruchon.

    Par la fenêtre de l’école je n’en finissais pas, en effet, de suivre la course des nuages. En outre, la vie secrète des plantes commençait de m’intéresser. Je découpais également, pour mes Albums, toutes les images de poissons des grands fonds que je trouvais dans les journaux et les magazines, monstres marins et généraux de toutes les armées du monde en grande tenue, sans parler des gravures étranges et des infinies variations de machines inventées par l’ ingénieux bipède, selon l’expression de l’oncle Stanislas, sans parler de celle que j’imaginais, capable de descendre le temps.
    Descendre le temps n’est pas seulement le voir d’avance ou le prévoir, mais c’est le vivre en avant de soi, c’est être plus près de la mer avant qu’après le sperme, c’est n’être plus du parti des mères et au-delà de celui des pères, c’est être au-delà de soi avant le temps des comparaisons, c’est être dans la paix avant d’avoir fait la guerre, c’est être au-delà de la question de l’au-delà qui se posera à l’ère des Grandes Questions.
    Les nuages basculaient soudain le long des pentes et je les voyais comme aspirés en vortex par le mot NADIR, que je me figurais dans je ne sais quel aval de cet instant mortel de la leçon de grammaire du père Cruchon. Hélas j’en faisais une fois de plus, en effet, le constat navré : Cruchon se donnait certes de la peine, mais Cruchon ne vivait pas sa leçon de telle façon qu’il pût nous la faire vivre à notre tour, Cruchon ne faisait visiblement que répéter la leçon d’un Cruchon précédent qui avait succédé à des générations immémoriales d’instituteurs infoutus de donner à la grammaire la vie d’une leçon de choses.
    Cependant la carence absolue de calorie ou de fantaisie des leçons de Cruchon m’incitait, les yeux grands ouverts et croyant feindre de mieux en mieux l’attention requise, sans que Cruchon fût toujours dupe pour autant, à dériver vers ce que je pressentais le Pays de la délicate aménité tel que le conçoivent les bergers basques des hautes terres à longue mémoire, comme je le découvrirais en mon aval temporel, mais plus tard est plus tard aurait alors tonné Cruchon s’il se fût avisé du contenu de ma rêverie, déjà réductible au principe basque selon lequel « toutes les langues proviennent de la langue primitive »…
    En aval de mon pauvre savoir de l’ère Cruchon, correspondant aux premiers cercles de la Petite et de la Grande École, j’apprendrais, par mon cher oncle Stanislas qui me certifiait avoir connu les dernières vieilles sirènes du golfe de Biarritz et force bergers des hautes terres aux connaissances immémoriales, que la numération basque embrasse, en treize mots relançant les traditions hermétiques de l’Orient, les principes fondamentaux de la physique naturelle constituant le rutilant Système des Mécanismes observables en plein air ou dans son laboratoire.
    A propos de celui-ci, ce fut dès l’ère Cruchon que j’établis le mien, avant l’apparition de Stanislas par génération spontanée, dans l’une des soupentes de la maison de nos enfances. Au dam de notre mère et de nos tantes qui entrevoyaient là comme un repli sur soi de casanier, j’investis le galetas labyrinthique et l’aménageai à ma guise, y déposai mes bocaux et leurs créatures, y classai mes Albums et mes portulans lacustres, y érigeai un début de bibliothèque et, sous l’une des trois lucarnes ménagées dans le toit, y disposai le premier de sept générations de télescopes au moyen desquels j’allais devenir l’astrophysicien le plus en vue de la partie nord du quartier.
    De mon laboratoire initial, où je n’invitai à goûter que mes sœurs et mes pairs de l’époque, dont l’entomologiste Pierre-Louis, dit Pilou, qui vivait alors sa pénultième année sans que nul ne s’en doute en dépit de son extrême pâleur, Cruchon n’avait pas la moindre idée, alors même qu’il prétendait en savoir plus que nous, de même que le Grand Seau contient plus de sable que son petit homologue.
    Qui dirait que le Petit Seau contient plus de sable que le Grand ? nous demandait ainsi Cruchon d’un air de défi, et lequel d’entre vous irait prétendre que le Grand Seau peut attendre quoi que ce soit du Petit, alors que celui-ci va tout recevoir du Grand ? Or donc, en hiver surtout, dans la lumière précaire de mon laboratoire, je m’efforçai de me délester du lourd péché de ne rien savoir en effet et d’avoir tout à apprendre, ainsi que nous le serinaient, de concert, Cruchon et l’aréopage de nos oncles et de nos voisins. De mèche avec Pilou et quelque autre assoiffé de Connaissance, j’accumulai ainsi savoir sur savoir, touchant notamment au secret des plantes et au langage des gastéropodes recueillis alentour, et le nombre de nos bocaux croissait à proportion de nos curiosités.
    Cependant je répondais toujours présent aux appels de mon grand frère et des morveux du quartier avec lesquels, dès le retour des beaux jours, nous occuperions des territoires de plus en plus étendus.

  • La leçon de Sokourov

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    De passage à Locarno, où il donnait une masterclass avec la complicité de jeunes aspirants-cinéastes de la Kabardino-Balkarian State University, le grand cinéaste russe a fait l'objet d'un portrait documentaire  tout à fait remarquable de Leena Kilpeläinen, The voice of Sokurov, divisé en sept thèmes, commenté par le maître en contrepoint  et large...ment illustré d'extraits de films, des années 70 aux ouvrages les plus récents tels le chef-d'oeuvre Faust, Moloch, Mère et fils ou Taurus.
     
     À relever dans cette passionnante évocation, les années soviétiques plombées par la censure, et la relative liberté trouvée entre documentaire et fiction, qui n'ont jamais empêché le protégé de Tarkovski de progresser dans sa recherche à la fois artistique et fondée sur des valeurs humaines inaliénabes, jusqu'aux limites de la rupture et de l'arresattion, peu avant l'ère Gorbatchev. Paradoxe notable, à l'en croire, les dictatures sont souvent plus stimulantes du point de vue de la création, que le libéralisme démocratique, comme on l'a vu d'ailleurs au lendemain de l'implosion du communisme. Lui qui n'a jamais parlé directement de sa vie, qui l'a pourtant mis en contact étroit avec les femmes traitées en bêtes de somme dans les canpagnes, les militaires de son enfance et les jeunes soldats envoyés en Afghanistan, entre autres humiliés et offensés, ramène tout à une exigence de vérité et de liberté qu'on retrouve à l'évidence dans tous ses films. Pour Alexandre Sokourov, il faudra deux ou trois générations à son peuple pour se reconstruire, alors même que la fuite dans la consommation menace la survie même de l'expression artistique, en Occident américanisé plus encore qu'en Russie. À Locarno, les films projetés sur la Piazza Grande sont le meilleur exemple de ce glissement vers la facilité et l'insignifiance flatteuse.
    On espère ce soir un démenti avec la projection de Sils Maria, dernier long métrage d'Olivier Assayas, avec une Juliette Binoche gratifiée d'un Excellence Award...

  • Cinéma d'auteurs

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    Au neuvième jour du 67e Festival de Locarno, cette après-midi a été marquée par la projection du dernier film de Richard Dindo, tiré du roman Homo Faber de Max Frisch, avec Marthe Keller. Une pure merveille de sensibilité et de maîtrise , relevant, comme La Sapienza d'Eugene Green, de la haute poésie de cinéma. Autres grands moments de cinéma d'auteur vécus ces derniers jours: avec Adieu au langage, le poème éclaté de Jean-Luc Godard culminant dans le lyrisme imagier et la quête de sens en vertigineuse déconstruction, et le nouveau long métrage du Portugais Pedro Costa, Cavalo Dinheiro, qu'on retrouvera probablement dans le palmarès de la compétition internationale. Bref retour sur Homo Faber...  

    Locarno55.pngÀ mon goût, c’est le plus beau film de Richard Dindo, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a  trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie  inspirée de part en part, jusqu'à la sublime déploration finale rappelant la mort de Didon de Purcell.

    Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a  restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de ses plus beaux livres. 

  • Aléas du succès

     Locarno24.jpgSalles combles, files d’attente et projections supplémentaires marquent cette 67e édition du Festival de Locarno, qui réaffirme sa double vocation « populaire » et « de qualité ». Le plus important est ailleurs : dans la découverte tous azimuts de nouveaux films de partout, dont quelques œuvres qui feront date, entre autres trésors de mémoire…

    Plus que les années précédentes -  la météo n’en finissant pas de souffler le chaud et le froid sur fond de ciel plombagin – nombre de festivaliers renoncent cette année à leur projets habituels de randonnées pour se retrouver dans les salles obscures du matin au soir. D’où la cohue à certaines projections, comme dimanche et lundi à celles des deux réalisateurs suisses les plus attendus : Fernand Melgar et Andrea Staka. Refoulés dimanche à l’entrée de L’Abri (ce qui est un comble pour un film dont c’est précisément le sujet, s’agissant il est vrai de sans-logis moins bien lotis que nous…), nous avons préféré voir ce documentaire plus tard dans de meilleures conditions. Quant à Cure – The Life of Another, le nouveau long métrage d’Andrea Staka, qui avait décroché le Léopard d’or en 2006 avec Das Fräulein, nous l’aurons bel et bien vu avec 3000 autres spectateurs, dont l’enthousiame a paru aussi mitigé que le nôtre…

    Locarno25.pngUn plaisir moins lisse et cérébral nous attendait hier avec Dario Argento, venu présenter le  thriller grinçant et plein d’humour que constitue L’oiseau aux plumes de cristal, et ce matin avec Bound for Glory de Hal Ashby, ressuscitant le mythique Woodie Guthrie, sourcier du folk et du protest song (incarné par David Carradine en sa jeune fougue), dans une tonalité épique et fraternelle à la fois…