Dans le préambule de ses Interventions datant de 1998, donc publiées en même temps que Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq remarquait que les « réflexions théoriques » constituent « un matériau romanesque aussi bon qu’un autre, et meilleur que beaucoup d’autres ». Et d’ajouter : « Il en est de même des discussions, des entretiens, des débats. Il en est encore plus évidemment de même de la critique littéraire,artistique ou musicale ».
Ce que Proust, Thomas Mann ou Wikiewicz eussent sans doute contresigné. Et cela encore : « Tout devrait enfin pouvoir se transformer en un livre unique, que l’on écrirait jusqu’aux approches de la mort ; ça me paraît une manière de vivre raisonnable, heureuse, et peut-être même envisageable en pratique – à peu de chose près. Enfin de conclure sur cette observation beaucoup plus discutable à mes yeux, notamment en pensant aux Misérables et à L’Homme qui rit de Victor Hugo : « La seule chose en réalité qui me paraisse vraiment difficile à intégrer dans un roman, c’est la poésie. Je ne dis pas que ce soit impossible, je dis que ça me paraît très difficile. Il y a la poésie, il y a la vie ; entre deux il y a des ressemblances, sans plus. »
Sur quoi je me rappelle l’irradiante poésie de la Recherche du temps perdu ou du Voyage au bout de la nuit, des romans d‘Audiberti ou de Torugo, en cherchant la moindre trace de génie lyrique dans ces « vers » de l’incontournable (sic) Configuration du dernier rivage du même Houellebecq:
« Quand on ne bande plus, tout perd peu à peu de son importance ;
Tout devient peu à peu optionnel.
Demeure un vide orné, empuanti de plaies et de souffrances
Qui afflige le corps. Le monde est d’un seul coup plus réel ».
Je veux bien qu’on puisse faire de la poésie avec le matériau le plus trivial, voire le plus trash, comme l’ont prouvé un Bukowski et tant d’autres dans la filiation enragée des contempteurs du bel canto verbal, mais fait-on mieux ici que chercher à épater le bourgeois ou le petit con en écrivant comme ça, dans Mémoires d’une bite :
«J’ai connu bien des aventures / Des préservatifs usagés / J’ai même visité la nature, / Et je l’ai trouvé mal rangée » ?
Michel Houellebecq poète ? Dans ses romans peut-être, mais dans ses poèmes de bric et de brocante ?
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Houellebecq est-il sincère quand il sanglote sur le manque d’affection qu’il a ressenti en son enfance ? Je n’en doute pas, même s’il en remet dans Ennemis publics, le numéro de duettistes victimaires qu’il joue avec Bernard-Henri Lévy, autre « maudit » de luxe.
Et Philippe Sollers, est-il sincère quand il dit qu’il « craque » en découvrant la « poignante confidence » du mal aimé ? Je l’ai cru en ma douce naïveté, mais à relire la page en question j’y perçois le cynisme souriant du ponte parisien invoquant en ricanant son (très)improbable « tempérament social » pour justifier un Goncourt qu’il n’aura probablement jamais et qu’il souhaite donc à son rival en notoriété locale, car « le malheur doit être récompensé, le bonheur puni ».
Reste que je ne sais si je dois préférer la sentimentalité ostentatoire du premier au sarcasme du second…
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Jacques Julliard dans Marianne : « Soumission, de Michel Houellebecq, n’est pas un pamphlet contre l’islam, mais une charge meurtrière contre les intellectuels à la française. Autrement dit les compagnons de route des idées dominantes ».
Question subsidiaire : l’excellent Jacques Julliard n’est-il pas un compagnon de route du christianisme de gauche, et ne sommes-nous pas tous des compagnons de route de telle ou telle « idée dominante » ?
Ce qui est sûr, c’est que mon éditorialiste français préféré propose ici, sous le titre de Figures du collabo, une interprétation de Soumission qui m’a d’abord intéressé avant de me paraître de plus en plus discutable.
En sous-titre de son papier on lit ceci : « L’intellectuel ne serait-il pas celui qui, tout en invoquant Voltaire, se soumet aux dictatures et à la raison dominante ? C’est ce que laisse à penser le dernier roman de Michel Houellebecq ».
Ainsi « l’intellectuel » François, protagoniste de Soumission, prof de lettres spécialiste de l’oeuvre de Husymans, auteur d’une thèse monumentale consacrée à celui-ci – dont nous ne saurons à peu près rien du contenu – et chargé de cours à la Sorbonne à raison d’un jour de travail par semaine pour un public de quelques jeunes filles accrochées à leur téléphone portable, serait-il le parangon de l’ « intello » français contemporain, égocentrique à l’extrême et complètement coupé des réalités, vieillissant et ne survivant que d’une érection l’autre, ne croyant plus en rien mais trouvant assez accommodant le tableau qu’un certain Rediger lui fait de l’islam (le Coran « ce poème », etc.) alors que la Sorbonne vient de se faire racheter par l’Arabie saoudite et que l’arrivée au gouvernement d’un parti musulman (allié au PS et à l’UMP) préside à la réforme de l’enseignement.
À en croire Jacques Julliard, la « charge meurtrière » ne viserait donc pas l’islam (contrairement à ceux qui ont taxé le roman d’islamophobe, ce qu’il n’est en rien), mais « les intellectuels à la française » qui, à travers le XXe, se sont soumis aux idéologies dominantes du fascisme ou du communisme, soit directement comme les idéologues d’extrême-droite (RobertBrasillach et Lucien Rebatet en tête) ou les staliniens ( Aragon et son ode fameuse à Staline), soit plus mollement comme autant d’ « idiots utiles »,de Jouhandeau se faisant promener en Allemagne à Sartre chantant les louanges de Fidel Castro.
La soumission des écrivains à tel pouvoir ou telle idéologie est une histoire vieille comme Confucius, auquel le Grand Timonier cherchait encore des poux dans les années 60 alors qu’une fraction de l’intelligentsia parisienne bêlait JE SUIS MAO, mais réduire les « intellos » français à des larbins de tel ou tel bord est à la fois injuste et dangereux, nous ramenant une fois de plus à un manichéisme vite réapparu au lendemain des événements récents.
Et Michel Houellebecq là-dedans ? Justement, il incarne le type de l’écrivain peu récupérable, taxé de « libertaire sympathique » par les uns (Julliard précisément) et de réactionnaire par d’autres, dans les rangs d’une hypothétique nouvelle droite intellectuelle.
Or Soumission est-il la « charge » salubre de ce « combattant de la liberté » que voudrait voir Jacques Julliard en Houellebecq ? En ce qui me concerne, j’aurai trouvé beaucoup plus d’observations claires et « décapantes », comme on dit aujourd’hui, dans La carte et le territoire, sur la France contemporaine, que dans ce dernier roman dégageant mal le relief social actuel et, s’agissant d’une projection de ladite réalité en 2022, ne marquant aucune conjecture intéressante sur la transformation du monde à venir. Plus précisément, pour évoquer le nœud géo-politique du livre, le personnage de l’ancien agent des services secrets français avec lequel s’entretient le protagoniste me semble une pâle caricature, et la France des banlieues, la France réelle du nord et du sud, la démographie française de demain, entre autres composantes d’un roman supposé parler d’un pays déliquescent, se détachent à peine d’un flou même pas artistique. L’humour pince-sans-rire de l’auteur, assez démagogique ici quand il évoque le monde académique, met évidemment les rieurs de son côté, mais encore ?
J’ai lu ces jours pas mal de pages de George Orwell, socialiste sincère aussi sincèrement opposé au fascisme qu’au stalinisme, et je lis à présent Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, dont la voix d’opposant algérien non moins sincère s’est fait entendre après la tragédie des 7 et 9 janvier derniers, comme d’autres voix (rares)d’intellectuels arabo-musulmans. Enfin, dans une chronique publiée par Libération, le philosophe Abdennour Bidar, auteur d’une éclatante Lettre au monde musulman, a détaillé ses raisons de ne pas prendre trop au sérieux Soumission, résultant selon lui d’une mauvaise connaissance de l’islam et jetant des prédictions farfelues.
Pour conclure y a-t-il donc, cher Jacques Julliard, tant de « collabos » dans la littérature et l’intelligentsia françaises contemporaines ? Et la littérature, pour l’essentiel, a-t-elle vraiment des comptes à rendre à la Juste Position idéologique ou politique ?
Comme l’a rappelé maintes fois le chrétien de gauche Henri Guillemin, qui avait lui aussi ses partis pris, Voltaire, dont tout le monde s’est réclamé ces derniers temps, des souverainistes aux républicains, fut à la fois un esprit libre et un lécheur de bottes, un ennemi de l’obscurantisme calotin et un laudateur de l’esclavagisme – même un sale délateur quand il s’est agi de traiter Rousseau d’« immigré ».
Tout cela pour recommander la lecture de Soumission, du dernier livre de Jacques Julliard consacré à Simone Weil, la relecture du Candide de Voltaire et de la cinquième Rêverie d’un promenenur solitaire qui nous rappelle que la nature est belle et que les montagnes se gravissent par toutes leurs faces…