La Casona, ce mercredi 7 janvier. – L’ambiance était au lendemain d’hier plutôt indolent, cette fin de matinée, lorsque nous avons appris au téléphone, par le frère de Lady L., que la rédaction de Charlie-Hebdo venait d’être attaquée par un commando d’islamistes qui avait massacré une douzaine de journalistes en pleine conférence matinale, dont Wolinski et Cabu ; et lorsque j’ai entendu le nom de Cabu j’ai fondu en larmes comme lorsque, une autre fin de matinée, ma nièce m’a annoncé la mort de mon frère.
Or Cabu, que je n’avais rencontré qu’une fois après la sortie d’un de ses livres, sur sa Russie je crois, ne m’était rien de personnel, en dépit de la bonne heure assez complice que nous avions passée ensemble, mais le contraste si choquant de cette mort brutale, sûrement affreuse par sa violence, et du bonhomme à face lunaire si gentiment malicieux que je me rappelais, avec le retour mental immédiat de tout ce que le nom de Charlie-Hebdo, de Cabu, de Wolinski, donc de Cavanna et des anars du Canard, brassant la même culture de l’insolence bravache et de la résistance à tous les pouvoirs, qui fut l’air même de notre jeunesse, ne pouvait que nous bouleverser avant même que d’en savoir plus - comme si des tueurs, surgissant soudain dans une classe, s’en étaient pris aux loustics des derniers rangs qu’ils auraient égorgés ou mitraillés.
Tristesse immense, partagée par ma bonne amie, avec laquelle nous sommes immédiatement allés aux nouvelles sur la Toile…
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On attrape tous les jours des bribes de nouvelles plus atroces les unes que les autres, et ces derniers temps nous en auront particulièrement régalés, de décapitations en massacres divers, mais ce qui s’est passé aujourd’hui à Paris nous aura touchés différemment, quasi personnellement d’abord, et propageant ensuite une véritable onde de choc au fil des heures alors même que les suites policières de l’attentat de ce matin prenaient une tournure de chasse à l’homme à travers les rues de Paris, suivie pour ainsi dire en temps réel sur Internet et à la télé.
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Dès ce soir en outre, une espèce de slogan, assorti d’un logo de deuil, proclamant un JE SUIS CHARLIE immédiatement repris par des centaines, puis des milliers d’internautes, a concrétisé cette émotion collective manifestée par d’innombrables réactions en France et dans le monde.
Nous avions beau nous trouver à plus de 1000 kilomètres de Paris : ce soir il nous semblait être à la table de Philippe Val, l’ancien rédacteur en chef de Charlie-Hebdo pleurant à la télé l’impertinente équipe sacrifiée sur l’autel du fanatisme, alors même que tournaient en boucle les images de la journée, et notamment la séquence de l’abjecte exécutuon à bout portant d’un pauvre Ahmed en uniforme de la police française…
Pour ma part, cependant, non du tout pour me désolidariser de qui que ce soit ni me placer non plus au-dessus de la mêlée, je me suis refusé d’emblée, instinctivement, à l’identification du fameux JE SUIS CHARLIE, qui m’a tout de suite paru de ces incantations collectives tournant bientôt à l’émotion de masse conditionnée…
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Le hasard de mes lectures actuelles m’a fait tomber, dans le recueil de Philippe Sollers intitulé Littérature et politique, sur une chronique datant de 2006 et traitant de Mahomet, des anciennes tribulations de Charlie-Hebdo et, plus surprenant, de l’image du prophète dans la Divine comédie, que je me suis fait un devoir de recopier et de diffuser sur la Toile: « ll faut s'y faire: Mahomet est désormais la grande vedette du spectacle mondial. Je m'efforce de prendre la situation au sérieux, puisqu'elle est très sérieuse,mais je dois faire état d'une certaine fatigue devant la misère de son ascension au sommet.
"Bien entendu, je me range résolument du côté de la liberté d'expression, ma solidarité avec Charlie-Hebdo et Le Canard enchaîné est totale, même si les caricatures ne sont pas ma forme d'art préféré. Que ces inoffensives plaisanteries, très XIXe siècle, puissent susciter d'intenses mouvements de foules, des incendies, des affrontements, des morts, voilà qui est plus pathologiquement inquiétant, à supposer que le monde où nous vivons soit tout simplement de plus en plus malade. Il l'est, et il vous le crie. Là-dessus, festival d'hypocrisie générale qui, si mes renseignements sont exacts, fait lever les maigres bras épuisés de Voltaire au ciel. On évite de se souvenir qu'il a dédié, à l'époque, sa pièce Mahomet au pape Benoît XIV, lequel l'a remercié très courtoisement en lui envoyant sa bénédiction apostolique éclairée. Vous êtes sûr ? Mais oui. Je note d'ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n'est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c'est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée "du menton jusqu'au trou qui pète" (c'est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même "le sac qui fait la merde avec ce qu'on avale"). Il s'ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d'être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife.
"Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d'un sadisme effrayant et, compte tenu de l'oecuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l'Index, voire d'expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu'on le brûle solennellement me paraît inévitable.
"Mais ce poète italien fanatique n'est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l'hypothèse infecte d'une probable épilepsie de Mahomet. L'athée Nietzsche va encore plus loin: « Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d'action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon) ». Il ose même comparer Mahomet à saint Paul: « Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d'idées, d'enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu'est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L'invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux: la foi en l'immortalité, c'est-à-dire la doctrine du Jugement ».
"On comprend ici que la question dépasse largement celle des caricatures possibles. C'est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu'on continue à diffuser L'Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples. »
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Au cœur de la nuit, alors que les commentaires les plus contradictoires, voire les plus délirants se répandent sur la Toile avec leur lot d’arrière-pensées idéologiques et de haine tripale tous azimuts, je pense aux deux tueurs traqués comme des bêtes, dont les faciès de brutes ont déjà fait le tour du monde, après leur prompte identification sur des indices signalant leur excessive assurance ou leur affolement, fuyant mais comme s’ils devaient être pris, et dont je ne serais pas étonné qu’ils se piègent eux-mêmes dans je ne sais quelle trappe, avec la mort au but, la kalachnikov au poing et la bénédiction des fous furieux de l’islam se caricaturant lui-même.
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De Raoul Vaneigem, dont Philippe Sollers commente son essai Pour l’abolition de la société marchande, pour une société vivante, je relève ce soir ceci d’actuel :« Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne passe détruire avec lui. Seule la puissance imaginative, privilégiée par un absolu parti pris de la vie, réussira à proscrire à jamais le parti de la mort, dont l’arrogance fascine les résignés ».
Reste à préciser ce qu’on entend par « création », qui ne saurait se réduire au tout-culturel de pacotillefaisant florès sur le Marché ; et ce qu’on entend par « puissance imaginative », alors que le slogan fameux de Mai 68 prônant L’imagination au pouvoir relève aujourd’hui de la guenille; reste aussi à dépasser l’opposition binairesimpliste de l’ « absolu parti pris de la vie » et du« parti de la mort », autres formules-valises dans lesquelles chacunpeut fourrer ce qui le conforte…
La Casona, ce jeudi 8 janvier. – "La libertad asesinada", lit-on ce matin en titre dans El Mundo qui consacre toute sa UNE au massacre d’hier en reprenant le logo JE SUIS CHARLIE en surtitre; et l’immédiate inquiétude, portant sur l’activation de la xénophobie en Europe, filtre en bonne logique espagnole. Me frappe en outre l’image de UNE, représentant l’exécution du policier gisant à terre par l’un de tueurs. Dans un édito bien charpenté sur « la liberté assassinée », Felipe Sahagûn resitue très précisément Charlie-Hebdo dans son contexte, rappelle l’incendie de 2011 suite à la parution de Sharia Hebdo et plaide pour la défense inconditionnelle de la liberté de pensée et d’expression, jusqu’au blasphème, en rappelant en outre les interventions françaises en Syrie et au Sahel contre les terroristes. Or ce qui m’impressionne, amorcé dès hier, et confirmé ce matin par les cinq premières pages du Mundo, est le véritable séisme public qu’a provoqué l’attentat que d’aucuns, sur la Toile et dans les médias français, comparent déjà au 11 septembre - ce qui me semble évidemment délirant.
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À la télé du soir, alors que se poursuit la traque des tueurs de Charlie, je relève quelque chose que je n’aime pas sur lesvisages de certains officants de la messe médiatique : comme une espèce dejubilation.
À La Casona, ce vendredi 9 janvier.- Revenant d’une grande balade dans les landes marines surplombant l'océan, aux alentours de la farouche côte de San Martin, je retrouve, sur un de mes carnets, cette citation qui tranche heureusement avec les nouvelles terribles que nous avons apprises à notre retour. Il s’agit d’un fragment des dictées de Simenon, dans On dit que j’ai soixante-quinze ans, datant du 22 mars 1978 :«Le début du printemps est une saison intermédiaire où tout, autour denous, change avec une sage lenteur qui parfois nous impatiente. Il y a trois jours, Teresa cueillait, dans un talus voisin, sa première violette. Et, après l’avoir contemplée, la mangeait consciencieusement. C’est un rite. Chaque année elle mange ainsi la première violette aperçue mais elle ne continue pas par lasuite, se contenant de les regarder ».
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(Soir) - Les amateurs de séries télévisées ultra-violentes en auront eu pour leur content aujourd’hui, avec deux épisodes sanglants qui se sont soldés par la mort à fracas de trois démons djihadistes et de leurs victimes, policiers ou otages du troisième larron semant la terreur dans une épicerie juive. Comme on pouvait s’y attendre, le dernier assaut de l’armada policière cernant les frères Kouachi a signé la mort de ceux-ci, les armes à la main, mais, quasiment au même moment, la libération des otages juifs retenus par un « frère » des deux terroristes, a été plus dramatique et meurtrier pour quatre innocents.
Avant l’excellent souper rituel de notre Hermana Grande, nous avons suivi les journaux télévisés français et espagnols,où revenaient en boucle, comme au lendemain du 11 septembre, les images de l’attentat et de la folle traque, et comme un malaise m’a peu à peu submergé,mêlé de dégoût et de chagrin, de révolte et d’agacement de plus en plus aigu,notamment en voyant l’espèce d’excitation trouble qui semblait posséderlittéralement certaines et certains, sur le petit écran, où l’apparition d’unsous-titre, LA FRANCE AU CENTRE DU MONDE, m’a fait réagir avec autant de perplexité qu’au premier JE SUIS CHARLIE…