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Carnets de JLK - Page 98

  • Nobel sottovoce

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    Belle consécration pour Patrick Modiano, dont la « musique » romanesque a son charme et ses beautés. Mais quid du « format mondial » ?

     

    Un an après le Prix Nobel de littérature à la nouvelliste canadienn Alice Munro, qui constitua une véritable découverte pour beaucoup de lecteurs du monde entier, et dont le dernier recueil (Rien que la Vie, aux éditions de L’Olivier) vient d'ailleurs de paraître en traduction française, l’attribution du prix littéraire le plus prestigieux au romancier français Patrick Modiano semble accentuer la volonté  des académiciens de Stockholm de privilégier la « pure » littérature, après divers choix jugés trop « politiques ».

     

    Or Modiano a-t-il vraiment le « format Nobel » plaçant son œuvre au premier rang de la littérature mondiale ? Ne fait-il pas un peu « poids plume » à côté de grands écrivains vivants tels Philip Roth ou Milan Kundera, Ismaïl Kadaré ou JoyceCarol Oates, notamment ?

     

    À vrai dire, la question aurait pu se poser maintes fois, depuis le début du XXe siècle, à commencer par la consécration d’un Sully Prudhomme en 1901, alors que la liste des immenses« oubliés », de Tolstoï à Nabokov ou de Proust et Céline à Musil, relativise la validité de cette distinction académique dont un Sartre, entre autres, contesta la légitimité en refusant le prix.

     

    Au demeurant la question du « format mondial » ne saurait nous faire oublier les qualités  d’un romancier qui a son univers et son ton, comme on pourrait le dire d’un Simenon (lui aussi « oublié » par le Nobel), sa musique rêveuse et sa thématique accordée au passé plus ou moins trouble de la France sous l’Occupation, sa dramaturgie aux nombreux destins (souvent féminins) comme floutés et  peu à peu dégagés des pénombres de la mémoire, sa plasticité presque cinématographique et sa limpidité d’expression. Après le grand styliste Claude Simon et l’arpenteur-conteur de la « littérature-monde » que figure Le Clézio, Patrick Modiano verra donc sa musique de chambre jouée dans le monde entier. On a vu pire ambassadeur de bonne littérature, même si le « chant » du romancier, comme ses charmants bégaiements sur les estrades, reste un peu sottovoce…  



    Vient de paraître: Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Gallimard, 145p.

  • Mémoire vive (29)

     

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    À Rome, ce 19 mai 2009. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine en mémoire de Pier Paolo Pasolini faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...

     

    °°°

    Tout est mélange extrême dans la catholicité païenne que figure l'éléphant de la Minerva portant l'obélisque et la croix sur quoi ne manque que le logo de McDo, et c'est le génie des lieux et des gens qui déteint sur tous qui fait que chacun se la joue Fellini Roma, comme ce matin au Panthéon où l'on voyait deux sans-emplois déguisés en légionnaires romains s'appeler d'un bout à l'autre de la place au moyen de leurs cellulaires SONY - et défilaient les écoliers et les retraités de partout, se croisaient les lycéens et les pèlerins de partout sous le dôme cyclopéen, et le vieux mendiant au petit chien et l'abbé sapé de noir à baskettes violettes, et sept scootéristes soudain surgis sur le parvis du temple des marchands - tout ce too much se mêlait, ce trop de tout, ce trop de vie de notre chère Italie...

     °°°

    Guido Ceronetti me dédicace son dernier livre "Nulla, nessuna forza può rompere una fragilità infinita."

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    LUCY2011 023.jpgÀ La Désirade, en juillet de ce bel été. - J'ai été très touché ces jours, comme par une espèce de grâce, de voir ma bonne amie se mettre à la peinture, et y réussir aussitôt avec ce goût instinctif et très sûr qu’elle a toujours montré dans son approche de l’art ou de la littérature. Première huile sur toile : un parapluie vert. Elle travaille avec un tablier de jardinier. Pour enchaîner avec une nature morte que je trouve très vive, et un paysage dont je devrais être jaloux et qui me ravit plutôt, à l’opposé de l’affreux Ramuz qui, dès leur mariage, interdit à sa femme peintre d’exercer son art pour se concentrer sur des travaux plus typiquement féminins…     

    °°°

    Celui qui lira Céline jusqu’au bout de la nuit / Celle qui se voit déjà morte à crédit / Ceux qui remettent la féerie à une autre fois, etc.

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    Lisbonne.jpgÀ Lisbonne, ce 30 mars 2010. - On arrive à Lisbonne par le ciel et c’est ensuite à bonnes foulées dans le vent vif qu’on descend l’Avenida da Libertade vers le fleuve là-bas qu’on devine entre les toits et la mer qui s’ouvre au-delà comme s’ouvre la ville à la double évidence claire et plus obscure qu’il n’y paraît, car aussitôt son mystères et ses ruses se ressentent à l’avenant et le premier soir on se tait, comme intimidé par tant de présences et de secrets latents, devant la mer de paille…

     

    °°°

    Le sentiment ne m’est apparu qu’avec le temps que le point de départ se situe partout et que c’est tous les jours, comme à l’instant au promontoire de ce jardin dominant leTage, qui me rappelle mes premiers départs d’un balcon en forêt à l’adolescence, dans l’état chantant des appels de Cendrars, vers une vie plus libre et pour écrire là-bas mieux que dans mon quartier de nains de jardin, par exemple à Sienne ou à Cortone, à Venise ou à Rome, et je partais mais n’en ramenais rien que les lumières infuses de Sienne, au déclin du jour orangé sur le Campo, des immatérielles collines de Cortone ou des crépuscules de Rome aux jardins de la villa Borghese.

     

    °°°

    Le geste du Léon de Manet de former sa bulle et d’en suspendre l’éclat résume à mes yeux cechef-d’œuvre réalisé du moment pur de l’art, plus fragile et plus inutile on ne saurait imaginer, c’est l’instant absolu qui retient son souffle et pour l’éternité figurée que représentent les objets, car ce n’est qu’un objet mais qui nous fait signe, et voici que nous nous en arrachons avec son secret - Léon nous a dit son bonheur enfantin de former cette bulle, toute la grâce d’une enfance bientôt passée, toute la gravité de se sentir sans âge.

    °°°

    Le paradis est sous le drap du ciel. Le paradis est dans tes bras. Le paradis est dans la lumière tamisée de la chambre. Le paradis est dans l’orbe du jour. Le paradis est dans la nacelle du sommeil. Le paradis est ce matin gris suprême. Le paradis est une main sur une joue endormie. Le paradis est un regard qui s’éveille. Le paradis est une femme au petit chien. Le paradis est une paire de  petites filles pestes qui auraient passé la vingtaine. Le paradis serait que tout ça dure sans durer.

    °°°

    Il n’est pas vrai que nous ayons tout soumis, il n’est pas vrai que tout mystère soit dissipé, il n’est pas vrai que plus rien ne soit à découvrir - vois donc : il n’est que d’ouvrir les yeux dans le jour obscur et de ne pas désespérer…

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    10405638_10204453290039153_1797371443892251361_n.jpgTristesse de ce jeudi 13 mai 2010 – Ce jour de l’Ascension, je me réveille à 5 heures du matin, songeant aussitôt à Geneviève, lumière de L’Age d’Homme dont nous avons appris la mort par le journal et qui sera enterrée lundi prochain. Je me rappelle ce qu’a été la lumière de Geneviève dans les ombres et pénombres de L’Age d’Homme, de même que je me rappelle ce qu’a été la lumière de L’Age d’Homme dans ma vie parfois sombre, grâce à Dimitri et malgré ses ombres et pénombres à lui. Je suis triste, affreusement, du fait que cette lumière se soit éteinte et comme ça, au  milieu de tant d'ombres et pénombres, mais le seul nom de Geneviève, par delà les eaux sombres, n'en finira pas de nous éclairer. 

    °°°    

    Celui qui écrit seul dans un phare désaffecté / Celle qui se réjouit d’aborder Plotin avec ses petits crevés / Ceux qui prennent tout leur temps pour faire ce qu’ils aiment dans une maison bien tenue, etc.

    °°°

    schlunegger.jpgUne paire de vers me revient tout le temps, qui m’est devenue comme un fragment de psaume se répétant malgré moi presque tous les jours: Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri / Merveille, je m’éveille…

    C’est le poète romand Jean-Pierre Schunegger qui en est l’auteur, Schlunegger que je voyais tous les jours, lorsque j’étais collégien, sur la ligne 6 du trolleybus reliant les hauts de Lausanne au centre ville, Schlunegger qui me faisait l’effet d’une espèce d’ours  en canadienne, avec sa serviette de prof et sa pipe éteinte, Schlunegger qui a vécu quelque temps dans le val suspendu de La Désirade, où il écrivit La chambre du musicien, Schlunegger qui s’est jeté d’un pont de la région - Schlunegger dont il ne me reste que ces vers:

    Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri /Merveille, je m’éveille.

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    Il m’arrive d’être las des murs immaculés du monastère, ma contemplation se lasse jusqu’aux rives de l’ennui, je laisse donc ma cellule et descends par les rues où Satan ne va même plus tant il se sent abandonné, mais au pied des murs tagués on fait des rencontres, Dieu m’est témoin, j’y ai retrouvé le bleu des cieux dans les yeux d’un voyou et de sa voyelle, on s’est raconté nos chutes, eux dans le doute et moi dans la certitude, et je les ai fait sourire quand je leur ai dit qu’ils étaient confiés l’un à l’autre et que ça me sauvait de les savoir au monde même à moitié crevés par la dope…

  • Mémoire vive (28)

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    Le mot CLAIRIÈRE me revient avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait - la neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit…

                               
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    Une fois de plus, à l’instant, voici l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’hiver bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu neigeux, l’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin mais qui le ressent les yeux ouverts...

    °°°

    À La Désirade,ce 9 février 2009. – Je vis tous ces matins le silence et la solitude du silence sous la neige, la solitude des choses que j’essaie de dire pour les faire se sentir moins seules, qui sait - comme si les choses que je nomme se trouvaient tirées de la nuit pour accéder à une plus palpable présence… 

     

    °°°

    L’impression parfois que plus rien n’a de sens pour personne – mais ce n’est qu’une impression.

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    Celui qui se marre tant que c’en devient drôle / Celle qui a une formidable réserve de blagues australiennes mais aucune mémoire hélas / Ceux qui ont le désespoir sémillant,etc.

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    Tu me dis que l’espace est la plus ancienne de toutes les choses, mais c’est la façon dont tu me le dis, à trois heures du matin, en plein nulle part, sur l’autoroute où j’ai longtemps dormi pendant que tu conduisais, encore plus seule que si je n’étais pas là – c’est cette intonation douce de ta voix qui m’a fait penser soudain qu’à cet instant précis nous donnions une chance à l’espace d’avoir moins froid…

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    Ne pas se laisser éteindre par les éteignoirs. Ne pas s'isoler non plus par orgueil.

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    10378142_10205221106273041_7705746167322863561_n.jpgDans le rêve le vieux marcheur me demandait si j’avais bien vu tout ce qu’il y a dans son désert, il disait mon désert et il insistait : mon beau désert, puis il se reprenait : notre beau désert, et pour lui faire plaisir, comme je dormais, je lui disais qu’il fallait bien ouvrir les yeux pour voir notre désert, et qu’alors on voyait un beau désert plein de choses invisibles quand on dormait les yeux ouverts – mais quel beau désert nous avons là, lui disais-je dans mon rêve, sur quoi je me réveillais et je voyais alors tout ce que nous ne voyons pas faute d’ouvrir les yeux…

     

    °°°

    À la lecture de Révérence à la vie de Théodore Monod, je me sens en complet accord avec ce que dit le vieil homme de l’esprit évangélique et de la vraie vie chrétienne non alignée. Voilà le type d’hommes que j’admirais en mon adolescence, pacifistes et réfractaires,cultivant la même soif de justice et de liberté d'esprit et de corps, tels le pasteur Pierre Volet de notre quartier des hauts de Lausanne et l’objecteur Louis Lecoin sur lequel je commis mon premier papier à quatorze ans, Morvan Lebesque mon chroniqueur mentor duCanard enchainé et ces autres maîtres à ne pas obtempérer que me furent un Brassens ou un Brel, un Albert Camus ou un Roger Martin du Gard. 

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    AntonTchékhov: "Lui-même se surprenait parfois à être un despote".

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    A l’éveil des ces jours inclinant au redoux on ne trouve pas de mots assez légers ni assez transparents mais qui évoqueraient à la fois le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin - des mots qui dévoileraient en voilant et qui parleraient sans prétendre rien dire que ce qui est…

     

    °°°

     

    10711011_10205199460691915_1495897915257152328_n.jpgCELA  serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux: dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère qui n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère au jardin du souvenir et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?        

     

    Tu me disais, grand frère, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un corps et c’est le tien : ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand frangin que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA ? Et qu’est-ce diable que CELA?

             

    Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.

             

    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

             

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...

     

    °°°

    10712980_10205190569829649_4706951944167065306_n.jpgDe Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin : j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça…

     

    Images: Lady L. en Thaïlande et au Cambodge.

  • Mémoire vive (27)

     

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    L’insolent Alban Claret à son prof de philo : « Et vous faites l’amour comme vous enseignez, à coups de citations ? »

     

    °°°

    On n'y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait à fermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce 1erjanvier 2008.- On entre dans la nouvelle année comme en douce. Entre les heures, ou plutôt avant les heures on s'est éveillé dans la première lumière et c'est un nouveau jour qui s'offre - on le pense à l'instant: un jour de plus, mais dont le nom signifie un commencement, ou plutôt un recommencement qu'on accueille avec la même reconnaissance que tous les jours, comme un don.

    Je me penche alors vers ma bonne amie et de cela aussi je suis reconnaissant: qu'elle me sourie à l'instant.

    Nous sommes donc deux à accueillir ce nouveau jour et nous en réjouissons de concert sans le dire. Nous nous souhaitons cependant la bonne année. Nous sommes pleins de bonne volonté relancée et d'élans divers, résolutions variées de circonstance mais non moins sincères, pensées aux enfants et à tous ceux que nous aimons et on en oublie, bienveillance à tout le monde enfin on tâchera, on fera pour le mieux - enfin on espère.

     

    Aux fenêtres, dilué le rose de l'aube, le ciel est bleu liquide et les montagnes au-dessus du lac flottent comme hors du temps dans le silence enneigé où voici, ma douceur, ma vie, notre vie à la rive de ce nouveau jour.

     

    °°°

    Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays sacré de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l'océan des nuits parfumées de l’enfance…

     

    °°°

               

    Ludwig Hohl : « Celui qui n'a pas vu qu'il est immortel n'a pas droit à la parole. » 

     

    °°°

     

    Je revois,tant d’années après, ma mère traverser cette rue de notre ville à pas décidés, sans me voir, et je lui  reconnais alors cette émouvante beauté qu'on pourrait dire celle des humbles. Je la voyais pour la première fois en ville, j’entends : seule en ville et sans se douter que je la voyais; et tout de suite j’avais pensé : notre petite mère.

     

    C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi - en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux car je savais où elle allait; et voici que, des années après qu'elle nous a quittés, je la revois traverser ainsi cette rue de notre ville pour se rendre à l'hôpital où je savais que je la retrouverais le soir même, au chevet de notre père...

     

    °°°

     

    Elle vient toute seule on ne sait comment : tout à coup une idée apparaît et en appelle d'autres. C'est comme une forme qui émerge, si tant est qu'un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu'on ressent comme de l'eau, en pensant évidemment (évidence d'époque) à l'eau prénatale; puis l'objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d'images et d'idées - on ne sait pas toujours comment. Mais  cela prend forme et requiert, aussitôt, uneformulation.

     

    °°°

     

    On pourrait ne lire que Proust. J'entends évidemment: Proust et Dostoïevski. Et quand j'écris "on", je ne parle que pour moi, ici et maintenant. Donc je n'en fais pas une règle générale du tout, pas plus que je ne restreins le club à quelques-uns. L'option est tout à fait libre et ouverte, pour user du jargon des temps qui courent, qui peut d'ailleurs changer demain où je dirai peut-être qu'on peut ne lire que Shakespeare, mais ces jours je m'en tiens à Proust et Dostoïevski qui me sont, entre tous, nécessaires et suffisants - à part tout le reste que je lis évidemment.

     

    °°°

     

    À La Désirade, en janvier. - Tout est à reprendre plus précisément, me dis-je ce matin à l'éveil. Tout est à dire plus exactement, comme c'est. Dire ce qui est comme on le perçoit et le ressent, tel quel. Sans hausser le ton. Sans chercher à plaire. En usant de mots d'usage courant, le plus possible, sans références, disons le moins possible. Avec des phrases claires et simples qui disent quelque chose à tout le monde.      

    Enfin quand j'écris tout le monde: jem'entends. Parce qu'il y a tout le monde et tout le monde. Je dirais plutôt alors: quelqu'un que la parlote laisse sur sa faim et qui aurait besoin de parler vraiment avec quelqu'un d'autre, exactement comme je lis et j'écris pour m'entretenir avec quelqu'un d'autre, même sans savoir qui c'est. Mais il est sûr qu'on a besoin - que tout le monde a juste besoin d'attention et que ça demande, justement, de l'attention de la part de qui en a besoin.

     

    °°°

             

    Ludwig Hohl: « Le vrai travail serait comme la mélodie d'un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d'autres orgues, et des orgues toujours plus grandes. Mais comment se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort ? Cela ne finit pas du tout. Car travailler, c'est, toujours davantage, ne pas murir; c'est se rattacher au tout. Travailler n'est rien d'autre que traduire ce qui meurt ence qui continue ».

     

    °°°

     

    Le ciel s’annonce en beauté par ces notes clairesqui égrènent partout la même allégresse comme neuve depuis mille fois mille anssur le même arbre d’où jaillit cet invisible chant de rien du tout du merle quinous remplit partout et toujours du même premier émerveillement.

     

     

    À Paris, ce 16 mars 2008. - La chose s'est faite ce midi sans aucune préméditation: j'ai retrouvé Dimitri après quinze ans de séparation. Je suis allé vers lui comme un somnambule, il m'a accueilli avec un sourire irradiant, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et j'ai éprouvé le sentiment, durant l'heure que nous avons ensuite passée ensemble,d'une sorte de rédemption.    

             

    Il s'en est fallu de peu: d'un mot de la Maréchale et,peut-être, d'un certain rayon de soleil tombant à ce moment-là dans cette allée de la grande halle du Salon du Livre, et d'un coup j'ai fait le pas: je me suis dirigé vers le stand de L'Age d'Homme où mon amie libraire Sylviane Friederich,que j'appelle la Maréchale, m'avait dit que Dimitri se trouvait à ce moment-là.

             

    La Maréchale savait que j'avais proposé à Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche suisse, à L'Age d'Homme, de rééditer nos entretiens de Personne déplacée, et qu'il l'avait accepté avec enthousiasme. Il me reste à composer la postface de ce livre, dans laquelle j'évoquerai autant l'aventure qu'a été celui-là autant que les raisons de ma rupture; et sans doute le livre lui-même, à paraître ces prochains temps, nous aurait-il rapprochés, mais je n'y ai même pas pensé au moment où, malgré ma sourde appréhension, j'ai décidé d'aller serrer la main à Dimitri.

             

    Personne, à part ma bonne amie, et peut-être Geneviève ou Dimitri lui-même, ne peut se douter de ce que ce geste m'a coûté et de la joiequ'il m'a valu. Jamais je n'ai regretté d'avoir quitté Dimitri et L'Age d'Homme, en 1994, sans quoi j'aurais certainement cessé d'écrire, mais tout ce qui a abouti à cette séparation, que j'ai détaillé dans L'Ambassade du papillon, n'est pas allé sans beaucoup de tristesse et de souffrance, de part et d'autre d'ailleurs.

             

    Geneviève et Dimitri ont été un peu ma famille pendant à peu près sept ans, à une époque où je vivais très seul; ils ont été un foyer où je me retrouvais presque tous les samedis soirs, bien au-delà de relations sociales à caractère littéraire. 

    Lorsque, en 1976,  Alexandre Zinoviev, chassé par les autoritéssoviétiques, a débarqué à Lausanne et, jouant sur les mots,  a parlé de "Nach Dom" (notre maisonen russe) à propos de L'Age d'Homme, je l'ai entendu  avec une résonance particulière en pensant, plus qu'à l'antre du Métropole et au catalogue de l'éditeur, à la maison sous les arbres des hauts de la ville où, tant de fois nous nous sommes retrouvés avec nos amis auxquels s'ajoutait le petit noyau de Gérard Joulié et Jil Silberstein, ou, par cercles élargis, un Richard Aeschlimann ou un Georges Haldas, les amis serbes de Dimitri aux fêtes de fin d'année, son père ou sa mère et tant d'autres amis écrivains. C'est là-haut, aussi, que j'ai vu grandir Marko aux monomanies passionnées, pour les poissons ou la finance; là aussi que la petite Andonia a réfracté la lumière de Geneviève. Bref, c'est bien plus qu'une maison d'édition que j'ai quittée, en 1994, lorsque j'ai confié le manuscrit de Par les temps qui courent à Bernard Campiche, avec lequel j'ai vite noué des liens amicaux réels et profonds: c'est un creuset de vie et d'affection, et de tant et tant de riches heures partagées.

             

    Or comme tant de fois, aussi, c'est le Dimitri lumineux, dense, intensément présent que j'ai retrouvé tout à l'heure, comme si nous nous étions quittés la veille...

                                                

    °°°

     

    Au bar du Mondrian, à l'angle de la rue de Seine et du boulevard Saint-Germain, ce soir, je me suis rappelé tant de riches heures vécues àl'enseigne de L'Age d'Homme, que j'ai ramassées comme des miettes de mémoire:

             

    Je me souviens de la couleur vieux rose des Impressions d'un passant à Lausanne de Charles-Abert Cingria, dans la Merveilleuse collection .

            

    Je me souviens des sarcasmes avec lesquels  Dimitri accueillait mes papiers aux relents marxisants de la fin des années 60, peu avant la parution de L'Inassouvissement.

             

    Je me souviens de la douce lumière jamais altérée du sourire de Geneviève.

             

    Je me souviens du génial Pétersbourg d'Andréi Biély, dont es yeux de poisson des abysses marins reflétaient un autre monde.

             

    Je me souviens de nos premières conversations à la Taverne des entrepôts, à propos desPossédés de Dostoïevski et de L'Inassouvissement de Witkiewicz.

             

    Je me souviens de l'avoir entendu dire à mon propos, à je ne sais plus qui, que je "revenais de loin"...

             

    Je me souviens de son immédiate antipathie à l'égard deNicolas Bouvier et Georges Borgeaud lui réclamant quelque argent.

              

    Je me souviens de sa surprise à me découvrir lecteur passionné de La Toile et le roc de Thomas Wolfe bien avant qu'il n'ait évoqué à nos soirées ce dieu de sa jeunesse.     

            

    Je me souviens de l'arrivée de Pierre Jean Jouve avec la Rolls du Beau-Rivage et de sa première exclamation devant les fauteuils décatis de L'Âge d'Homme: "Maladie ! Canicule ! Catastrophe !"

             

    Je me souviens de l'extraordinaire volubilité de Claude Frochaux à sa librairie des Escaliers du Marché, avant son arrivée à L'Age d'Homme.

             

    Je me souviens d'Algernon, premier fourgon gris souris deDimitri.

             

    Je me souviens de notre exultation à la sortie de mon premier livre, avec Dimitri et Richard Aeschlimann, et de nos agapes à la Brasserie Saint-Pierre de Pontarlier.

            

    Je me souviens des listes de projets de Dominique de Roux,de passage en courant entre Paris et Lisbonne, et signant au passageL'ouverture de la chasse aux fulgurance politiquement incorrectes.       

             

    Je me souviens d'une traversée magique de la Côte d'or, en1974 où, pour la première fois, sur la route de Paris, j'ai vu Dimitris'émerveiller devant la nature.

            

    Je me souviens de la mansarde de la rue de la Félicité, du côté des Batignolles,  que GermainClavien, auteur de la Lettre à l'imaginaire, m'avait prêtée pour quelques mois durant lesquels je m'échinai à dactylographier les premiers volumes du  Journal intime d'Amiel tout en découvrant, dans la bibliothèque de mon hôte, le Journal littéraire de Paul Léautaud.  

            

    Je me souviens de ma première visite à Pierre Gripari, dansson hôtel miteux du boulevard Port-Royal, et de la conférence particulière qu'il me fit dans le métro sur l'oeuvre de Marcel Aymé. 

            

    Je me souviens de mes grandes lectures solitaires de 1974,entre le parc Monceau et le Luxembourg, et de la flopée de papiers livrés la même année à La Liberté de Fribourg ou auMagazine littéraire sur L'Archipel du goulag d'Alexandre Soljenitsyne, Une rue à Moscou de Michel Ossorguine, Kotiv Letaev d'Andréi Biély, L'Homme à tout faire de Robert Walser,Passion d'Etienne Barilier, Chronique de la rue Saint-Ours de Georges Haldas, et tant d'autres découvertes le plus souvent liée à L'Age d'Homme.

             

    Je me souviens de ce que me dit Joseph Czapski lors d'une denos premières rencontres: qu'il avait été bien plus malheureux, amoureux àvingt ans, que dans le camp soviétique où il fut déporté.        

             

    Je me souviens de la véhémence avec laquelle Dimitri prit ladéfense de Soljenitsyne, devant un parterre de gauchistes de salon, à la Librairie-Galerie Melisa de Lausanne où Czapski exposa ses oeuvres pour la première fois. 

             

     Je me souviens de nos conversations à n'en plus finir, les samedis soirs dans la maison sous lesarbres, avec Gérard Joulié et Jil Silberstein.

            

    Je me souviens des desserts de Geneviève et des soiréesentières qu'elle passait sur la comptabilité de l'Age d'Homme pendant que nousrefaisons le monde...

     

    °°°

     

    Dans le TGV, ce 17 mars. - J'étais hier soir sur les rotules, au bout duquai du métro, lorsque j'ai vu là-bas ce type recroquevillé sur lui-même, seulet entouré de sacs de papier, dans la silhouette et le profil duquel il m'a semblé reconnaître de loin quelqu'un de ma connaissance, avant que je ne m'approche, et, de plus en plus nettement, que mon impression visuelle un peu floue ne se précise jusqu'à me faire reconnaître le présumé clodo en costume trois-pièces sous son pardessus couleur muraille: Jean le fou !  Jean Ziegler dans le métro ce dimanche soir, alors que tous deux, mais par des chemins séparés, nous revenions du Salon duLivre de Paris, mon cher Jean détesté de Dimitri, le soir même de mes retrouvailles avec celui-ci, Jean le gauchiste toujours tiré à quatre épingles,que je venais de prendre pour un SDF comme je le lui dis aussitôt pour le faire éclater de son rire tonitruant de descendant de croquants bernois - vraiment il ne manquait que cette dernière surprise du chef, après la bousculade des écrivains israéliens, les débats foireux, mes entretiens avec Amos Oz et Benny Barbash, mes vertiges d'agoraphobe, la rencontre samedi de mon éventuelle future éditrice et l'émotion dimanche de mes retrouvailles avec Dimitri, pourfaire de ce séjour pas comme les autres une espèce de date...                                                 

                 

    °°°

     

    Tu me demandes pourquoi j’aime les gens, mais regarde-les: regarde comme ils sont, là, dans cette foule du jour qui décline,regarde-les se regarder, regarde ces visages et comment leurs mains se rejoignent, ou regarde ceux qui sont seuls et qui attendent quelqu’un qui arrive soudain, regarde ces regards, regarde-les se pencher l’un vers l’autre, et ceux qui passent, ceux qui ont l’air tellement las, ceux qui te regardent avec l’air de ne pas te voir ou de ne pas l’oser - regarde si c’est pas beau, les gens…

     

    °°°

     

    Tout vient à la table ou sur la toile, dans le geste et le mouvement de faire. Toutvient par la lecture panoptique du monde. Les éclats ne sont plus mon fait. Nile mépris non plus. Toute agressivité sera défaite par elle-même. Je laisseraitoute violence se perdre dans mon doux sourire, dit la raison tranquille. Je ne me battrai plus jamais pour monter en puissance. Je reste avec les dieux paisiblesde mes parents, moi aussi.

              

    °°°

     

    Au Festival de Locarno, à laterrasse de Da Luigi. - Il y a de l'agorahelvète en cette terrasse de Da Luigioù, en arrivant  je suis allé serrer lamain du toujours modeste Fredi Murer, auteur de L'Âme soeur que l'on dit le plus beau film suisse du demi-siècle, à une table voisine de celle duConseiller fédéral Leuenberger se régalant visiblement d'un vitello tonnato,alors qu'hier soir c'était Jean-Stéphane Bron, réalisateur du mémorable Génie helvétique, qui se pointait ànotre table pour évoquer Un autre homme,le film de son ami Baier en compétition...

             

    Dans Le génie helvétique, précisément, dont Jean Ziegler m'a dit le plusgrand bien des observations pures de tout sermon idéologique, l'on voit parfaitement à quoi tient l'étrange mixture humaine qui fonde ce qu'on peut dire le bonheur suisse en son processus démocratique à ras le géranium, notamment quand la gauchiste écologiste rejoint le paysan de droite sur le terrain commun de la défense de la terre. Le bonheur suisse serait aussi ce cadre supérieur de Novartis plaidant contre le moratoire sur les OGM, dont il est question dans le film, qu'on voit marcher en montagne avec ses grands fils et qui rejoindra les lobbystes de son clan lors des délibérations finales sousla coupole bernoise. Le bonheur suisse passe par la mauvaise conscience qu'entretiennent, à juste titre, les livres de Jean Ziegler, autant que par la littérature et les films traitant de notre réalité. Un publicitaire a cru faire de la provocation en lançant la formule LA SUISSE N'EXISTE PAS, mais peut-être y a -t-il un zeste de vérité dans cette affirmation, me dis-je en pensant à la fiction composite que réprésente cet étrange pays, sans rien décidément d'une nation.

             

    En ce moment précis me rejoint Lady L. en sa blonde douceur de fille de Batave anarchisante et  de descendant de patriciens neuchâtelois recyclé dans le culturisme à l'américaine  et la mécanique automobile française. Or ma bonne amie ne jure ce soir que par Nanni Moretti dont elle a vu trois films d'affilée, qui lui ont donné envie de voir bientôt Rome - ce que Luigi ne laisse évidemment de saluer en nous offrant, en attendant, un double Americano...

     

    °°°

     

    C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble       et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.

     

    °°°   

     

    À La Désirade, ce 1erjanvier 2009. - Une belle journée se lève sur La Désirade, où nous avons passé très paisiblement d’une année à l’autre. Ma bonne amie est toute douce et fragile ce matin, endolorie par une espèce de sciatique, et je me sens aussi un peu flagada, comme à chaque jour de l’An, plein d’attente plus ou moins anxieuse et de courage renouvelé, au seuil d’une nouvelle étape de notre vie que je nous souhaite belle et bonne.

    On entre donc dans la nouvelle année en douceur, malgré les sombres nouvelles qui nous arrivent  de Gaza. À croire que l’espoir porté par chaque nouvelle année doive se trouver entaché par une guerre ou une catastrophe plus ou moins lointaine, qui nous rappelle que le chant du monde ne va jamais sans le poids du monde. 

     

    °°°

     

    Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov : « Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous ».

  • Mémoire vive (26)

    Suisse420001.JPG

     

    Qu’une famille ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans oncles, ni sans tantes qui sont des oncles au féminin. Blaise Cendrars en a fait la preuve par huit, et la théorie a été relancée par le grand (1m.92) historien Alfred Berchtold, que je  contresigne.

    Une saisissante photo sépia de ma famille maternelle est l’illustration par l’argentique que les oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. 

    Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…

    °°° 

    Dürrenmatt3.jpgGénie de l’espèce volcanique, Friedrich Dürrenmatt écrivait comme un écolier follement appliqué, dont chaque paragraphe de sa petite écriture carrée était essayé et repris, révisé cent et mille fois au point qu’à son œuvre comptant trente volumes il faudrait en rajouter trente autres au moins de brouillons.

     

    Des récits fantastiques de La Ville aux romans policiers à double fond tels que Le Juge et son bourreau ou Le Soupçon, ou des pièces radiophoniques (la fameuse Panne) aux écrits récents mêlant paraboles et réflexions, en passant par l’essai politique (sur Israël ou sur la Suisse), les dessins à la plume et la peinture virulemment expressionnistes, cet immense bonhomme n’aura cessé d’approfondir les thèmes qui le hantent depuis ses jeunes années : l’individu perdu dans le grand labyrinthe, la corruption du pouvoir et de la justice par l’argent, la dilution de toute responsabilité dans le chaos de l’Histoire, l’entropie cosmique et l’autodestruction de l’humanité. Autant de thèmes qui traversent son théâtre, de l'increvableVisite de la vieille dame, qui continue de se jouer aux quatre coins du monde, à cette représentation de la folie humaine que figure Achterloo, sa dernière pièce.

     

    Pessimiste paysan, Dürrenmatt n’a jamais cru aux lendemains qui chantent du communisme, pas plus qu’il ne cédait aux sirènes d’aucune autre idéologie que la sienne, critique, de fabuliste à traits acérés. Comme il le disait avec son goût du paradoxe, ce rebelle plantureux, amateur de bons vins et de cigares Brissago, était devenu écrivain en Suisse « précisément parce qu’on n’y a pas besoin de littérature ».

    À l’époque où les grands de ce monde se moquent de la littérature tout en la citant dans leurs discours pour se faire bien voir, le grand Fritz était arrivé, en présence de Vaclav Havel, dans un mémorable discours mêlant la plus folle exagération et la plus juste perception du conformisme helvétique, à défier nos édiles au point qu’ils lui battirent froid au terme de la cérémonie. Nul hommage plus mérité !

    Convaincu qu’il est impossible désormais de démêler la culpabilité des fauteurs de tragédies, ce moraliste panique visait essentiellement à réveiller ses contemporains doublement menacés par la mort spirituelle et l’Apocalypse planétaire, avec les moyens d’un Jérôme Bosch à la sauce bernoise.

    °°°

    Dans le texte intitulé Trois jours, Thomas Bernhard   lance son moulin à paroles au fil de pages où il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». 

    Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».

    °°°

    Il est difficile de parler aux autres,mais tout aussi délicat de se parler vraiment à soi-même. La prière me semble la meilleure façon de se parler à soi-même, en s’adressant à cette personne absolue qu’on appelle Dieu et qui nous est, disent les mystiques, plus intime que nous-mêmes. Mais savoir quand on prie vraiment...

     Ou bien il y a cette parole involontaire que j’ai toujours cherché à retrouver, à l’image d’un Rozanov, dans son marmonnement unique,  ou d’un Cingria quand il s’abandonne à son inspiration - cette parole qui porte elle aussi au-delà des mots, captée en deça de tout discours et modulant ce qu’on pourrait dire à la fois l’indicible et le tout-dire…

     °°°

    L’une de mes plus grandes joies, en tant que lecteur, a toujours été d’assister à l’éclosion d’une œuvre nouvelle. Dans un monde qu’Armand Robin disait celui de la «fausse parole», où la dévaluation et la prostitution du langage atteignent aujourd’hui des proportions babéliennes, l’émergence d’une voix réellement singulière, modulée en style sans pareil, me touche toujours autant que la redécouverte de tel ou tel grand livre. C'est dire que je ne cherche pas la nouveauté pour elle-même, mais l’expression, imprévisible à tout coup, d’une perception renouvelée des choses et des mots.

    Popescu.jpgJ’aurai vécu un tel choc à la découverte des livres de Thomas Bernhard, puis à celle d’Antonio Lobo Antunes, et plus récemment dans l’amorce d’un livre soudain jailli comme d’une source, sous la plume de mon ami Marius Daniel Popescu qui ne savait pas, il y a dix ans de ça, un mot de français. Or c’est à la cristallisation d’une langue-geste originale, d’un style à la fois limpide et percutant, et d’un art de la narration jouant sur l’expression orale et l’alternance de multiples strates vocales, qu’on assiste dans La Symphonie du loup, à la naissance de laquelle j’ai assisté de tout près après avoir entendu, au fil de nos virées nocturnes, cent et mille esquisses orales de ce qui, selon moi, devait faire un vrai livre, m’incitant alors à enjoindre mon ami de « casser le morceau ».

    Or le miracle s’est produit, car bien plus qu’un «récit de vie» ordinaire, c’est la transmutation d’un regard, à la fois candide et grave, et l’affirmation, tendre et violente, d’une perception poétique de la vie que représente ce livre enfin abouti après sept ans. 

    Popescu2.JPGDès l’ouverture, limpide et poignante, de La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du« socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, l’écrivain puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval littéralement crucifié par des ouvriers désœuvrés.

    En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine enfin le motif tout de  douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » plus ou moins pacifié.

     

    °°°

     

    Je suis épaté par l’effort que tant d’auteurs consacrent à de si vains ouvrages, qui constituent la masse de la production des temps qui courent - vraiment cet effort de ne rien dire est impressionnant.   

    °°°

    On entend beaucoup de «voilà» dans le discours actuel, comme en d’autre temps on a entendu des «j’veux dire» ou des «tu vois ce que j’veux dire ?». 

    Or ce« voilà », plus catégorique, est significatif d’une époque où l’on ne se soucie plus tant de savoir si son interlocuteur « vois » ou pas ce que nous voulons lui dire. Chacune de nos phrases est ainsi ponctuée d’un « voilà » et voilà : c’est à prendre ou à laisser.

    Le metteur en scène Untel, sur France Culture, présente ce matin sa nouvelle réalisation donnée pour un must du festival d’Avignon. Et de préciser en toute simplicité et modestie : ce que j’ai voulu faire c’est simplement ceci, voilà. C’est simplement ceci et cela qu’il me semble important de faire aujourd’hui. Voilà. Je ne sais pas si nous y avons réussi, mais l’équipe y a mis toute son énergie,voilà.

    Et dans la foulée la comédienne Unetelle, qui tient le rôle-titre dansle spectacle d’Untel, témoigne à son tour : moi aussi je pense que c’est important aujourd’hui de dire ceci et cela et de donner du sens au faire.Voilà. Voilà : c’est le sens du spectacle de Jean-Fabrice. C’est ce que nous avons tenté de montrer, modestement, mais avec toute notre énergie, voilà.C’est vraiment ça que nous avons voulu montrer en toute modestie et simplicité.Voilà…

     

    °°°

    Il y a chez Wittgenstein une pensée continue dont je me sens proche, parce qu’elle est à la fois une musique dans le temps, ce qui n’est pas le cas de Ludwig Hohl. Il y a cela aussi chez Rozanov et chez Buzzati, de même qu’on le trouve chez Annie Dillard: il y a chez ces écrivains une sorte de basse continue qui marque la présence d’une intimité fondamentale, et ce n’est pas autre chose que je cherche pour ma part à faire résonner.

    °°°

    Suisse8.jpgCelui dont on a traité la vocation artistique aux électrochocs / Celle dont les yeux pers ont troublé divers gars du bourg / Ceux qui s’endorment dans le cinéma désert, etc.

     

    °°°

    On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petits fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que «les bœufs ont l’air de sucer et de ressuer constamment un caramel », à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que « bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère ».

    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne, et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les « minutes heureuses ».

     

    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme unsurcroît de présence: « Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent ». Ou bien: « Lesoir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable ».
    Ou encore: « Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière ».

    °°°

    De quel peintre invisible sommes-nous les modèles ? De quel photographe de mode, les top models ? De quel concepteur d’events les intervenants prenant la pose ?

    Ces graves questions, je me les pose  en considérant la notion de posture intellectuelle qui s’est introduite dans le langage courant de ces dernières années.

    Il y a une trentaine d’années de ça, la question qu’on nous posait sur un ton plus ou moins péremptoire était : d’où parlez-vous ? On ne parlait pas alors de posture mais au plus de position : il fallait préciser sa position. C’était certes moins cool qu’aujourd’hui, mais enfin on était supposé faire corps avec sa position : dire d’où on parlait signifiait qu’on se situait intellectuellement ou politiquement parlant. J’ai toujours refusé, quant à moi, de dire d’où je parlais, mais c’était mon affaire personnelle et vitale, contre ce que je croyais une police de  la pensée et de la parole.

    Or nous n’avons même plus à dire, désormais, d’où nous parlons. Ce que nous disons ne fait plus corps avec ce que nous pensons ou ce que nous sommes: nous n’avons plus qu’à nous positionner en fonction de l’image que nous souhaitons donner durant notre quart d’heure ou notre quart desiècle de célébrité: nous nous réduisons à des postures.

     

    °°°

    Après le moment de noir qui m’accable chaque matin, je reviens à la vie en buvant mon café à la fenêtre d’où je vois le monde émerger lui aussi du noir en beauté ; et ce mot me sauve alors : ce mot de beauté.

    Aussi, ces carnets m’aident à me retrouver, chaque jour après l’autre, c’est le bout de bois flotté à quoi je m’accroche pour ne pas sombrer.

     

    °°°

    Shakespeare7.jpgSa qualité de porosité fait de Shakespeare l’écrivain des écrivains, plus encore que Baudelaire qui a pourtant tout senti lui aussi. Mais à la porosité s’allie l’effort de transmutation sans lequel la porosité ne serait qu’une disposition spongieuse et passive. Tandis que la poésie est un acte.

     

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    Celui qui a appris à se taire pour ne pas blesser / Celle que tout renfrogne / Ceux qui se servent de toisans que cela te dérange le moins du monde, etc.

     

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    Amsterdam, ce dimanche 14 octobre 2007. - Petit bonheur soleilleux au coin du canal, avec ma bonne amie. De sombres prophètes nous annoncent la fin du monde, et nous dégustons nos frites au Rembrandt's Corner, dans la rumeur des braves gens, des enfants et des petits canots à moteur qui sillonnent les canaux. Tout à l’heure, il m’a semblé reconnaître la maison de Lieve Joris, et du coup je me suis rappelé notre rencontre et notre virée sur les hauts du col de Jaman où elle m’avait raconté sa rencontre et sa virée à Amsterdam avec V.S. Naipaul, avant de nous retrouver à la terrasse de l’auberge de Sonloup où elle avait reçu un appel du Kivu, de son ami chef de guerre  à la frontière du Congo…

     °°°

    Je ne cesse de vivre deux ou trois voyages en même temps alors que nous nous baladons par les rues d’Amsterdam, et cet après-midi au Rijks où nous sommes restés deux petites heures, avant de nous reposer et de lire dans les cafés. Justement j’ai repris la lecture deVertiges de W.G. Sebald, constitué de deux ou trois voyages imbriqués où l’errance de Stendhal en quête de bonheur, celle de Sebald lui-même sur les traces du docteur K., et ensuite celle de Kafka lui-même, ne cessent d’interférer ou de diffuser en résonance.

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    Je me sens très seul à penser comme je pense, mais ce qui compte est de persévérer en toute sincérité et bonne foi, contre toute distraction et tentation desuivre telle mode ou telle toquade passagère. Je sais ce qui est bon pour moiet ce qui est néfaste. Je sens, plus encore que je ne sais, ce qui est vrai etce qui est du toc, ce qui sonne juste et ce qui sonne faux.

    °°°

    Oiseau0001.JPGLa Haye, au Mauritshuis. - Pluie mouillée ce matin sur La Haye, à travers laquelle nous marchons jusqu’au Mauritshuis, l’un des plus jolis musées que j’aie jamais visités. Une exposition consacrée au portrait de l’âge d’or de la peinture hollandaise occupe tout l’étage supérieur, où nous nous attardons longuement après avoir passé pas mal de temps à tourner dans les salles du premier étage où s’alignent d’autres merveilles, du Petit chardonneret de Fabritius à une dizaine de portraits de Rembrandt et, que j’attendais impatiemment de voir, à la Vue de Delft de Vermeer au deuxième plan de laquelle luit humblement le petit pan de mur jaune de Bergotte.

     

    °°°

     

    Celui que le chant du merle aide à supporter sa condition de chômeur en fin de droit / Celle qui aime servir des cafés serrés aux matinaux de la Gare centrale / Ceux qui ont une salive intensément sexuelle, etc.

     

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     Je suis tranquille à proportion de l’amour irradiant ma vie, de moi aux autres et des autres à moi. Mais quand je dis moi ce n’est pas du tout par égoïsme ni même par égotisme, non ce moi est largement ouvert, tout à fait conscient de n’être qu’une parcelle infime d’un Moi plus ample et plus profond, englobant tous les corps et toutes les âmes.

     

    °°°

     

    Camperduin, ce 19octobre. - Il a fait ce soir un vent a décorner les élans bataves, le long de la dune ondulant sous la haute digue, mais comme elle était bonne et bienvenue, cette formidable gifle a répétition du grand air de mer, après la traversée de l’immense plaine s’étalant sous l’immense ciel de Delft a Bergen, de pacages en bocages et par les forêts de chênes de l’arrière-pays de Zandvoort.

     

    Je restais encore dans l’émotion du petit pan de mur jaune, retrouvé hier au Mauritshuis de La Haye, puis sous les grands nuages chocolatés de Delft, je me trouvais encore dans cette magie du souvenir quand tout a coup la porte s’est ouverte et toute grande, sur l’infini de sable soufflé et d’écumes arrachées aux croupes des vagues enragées. Le présentrugissait après la vieille mélodie, la vigueur du soir nous redonnait des ailesau lendemain de l’éternelle rêverie devant le petit pan de mur jaune que j’aidécouvert pour la première fois tel  que Vermeer l’a peint, expose juste en face de la jeune fille a la perle…  

    Si souvent j’ai repensé, ces derniers temps, a la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune, et le voici qui m’est apparu comme une infime lucarne dans le grand tableau aux nuages portant l’ombre et aux reflets de quelle présence frémissante… le revoici plus que réel tandis que la nuit monte de la mer sur la dune et la digue et gagne le ciel de son encre…

     

    °°°

     

    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

     

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    La vieille angoisse d’avant l’aube m’avait repris devant la mer encore noyée dans le noir du nord, une bribe de phrase m’était revenue de la confusion d’un dernier rêve…Eh oui, quand on s’est adossé au fleuve du Temps… Alors je me suis rappelé où nous nous trouvions avec L. dont la mère s’était réfugiée sur une île proche dans une période difficile de sa vie, puis une première clarté s’est délayée dans l’obscur et, comme posées dans la brume, les bêtes en sommeil réapparurent de loin en loin, et le tableau d’une infinie douceur se recomposa tout entier comme un désert aux couleurs montant peu à peu, le vert blanchi de givre des polders, de loin en loin les éclats de miroir de l’eau gelée, là-bas les taches de rouille des petits étangsaffleurant le brouillard d’où surgissait à peine les ailes d’un moulin àl’ancienne, la ligne orangée du levant et le bleu laiteux de la grande toile pure de cette aube, et tout proche maintenant ce cheval immense semblant scruter ces deux matinaux, ces flocons de laine des moutons de loin en loin, de temps à autre un vol de canards s’arrachant au petit canal jouxtant le sentier spongieux, enfin cet inimaginable dromadaire bougeant lentement dans la lumière irréelle de ce nouveau jour où notre pas s’accordait à celui du Temps…

  • Mémoire vive (25)

     

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    L’enfant dans la campagne. Longeant un champ de jeune blé dont elle caresse chaque épi, elle y va de son encouragement: « Pousse, blé, pousse donc... »

     

    Le soir l’enfant demande au père, quand il vient lui souhaiter bonne nuit, de lui poser un baiser non seulement sur la joue, mais sur les mains et les pieds, les coudes et les genoux.

     

    L’enfant passe une partie de ses journées à l’énonciation du monde, où tout est inventorié, nommé et qualifié, avec l’approbation du père qui la porte sur ses épaules. « Ceci est un cheval: c’est un bon cheval. Cela est une marmotte: la marmotte est jolie. Et voici le chardon: attention ça pique… » !

     

    L’enfant au père, l’air résolu: « Allons, cheval, viens donc promenader ! »

     

    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: « Alors, dis-moi, tu as des problèmes? »

     

    L’enfant au père: « Viens maîtressier, allons faire de l’écrition « .

     

    Ou encore: « Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue ».

     

    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »

     

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    Il y a chez Cormac McCarthy un mélange de noirceur fataliste et de lancinante tendresse, pour ses personnages, qui évoque à la fois Faulkner (dont il asouvent la puissance d’évocation et le lyrisme sauvage) Nathanaël Hawthorne ou Flannery O’Connor, en plus ancré dans les ténèbres de la violence américaine contemporaine - parent alors, en plus profond dans sa perception du mal, d’un James Ellroy ou d’ un James Lee Burke, notamment.

     

    Un sentiment dominant se dégage aussi bien de Non,ce ne pays n’est pas pour le vieil homme (dont le titre est emprunté à un poème de Yeats), et c’est celui que le mal gagne dans ce monde, par des moyens qui défient de plus en plus la bonne volonté des honnêtes gens,ici représentée par le shérif Ed Tom Bell, dont la litanie lancinante des réflexions sur la perversité croissante du crime alterne avec le récit des faits abominables auxquels il est mêlé et dont il échappe assezmiraculeusement, avant de jeter l’éponge avec le sentiment d'une défaite.

     

    «Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait », remarque Bell au cours de ses méditations, et de fait, la drogue et l’argent de la drogue sont au cœur de ce thriller «théologique», dont le pouvoir d’attraction et de contamination fondent toutes les relations et jusqu’aux péripéties du roman, qu’on dirait précipitées dans une sorte d’entonnoir vertigineux à une seule issue, fatale pour la plupart des protagonistes.

     

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    Un troubadour, en un vers inoublié, pour célébrer l’immaculée blancheur de sa Dame, disait la neige brune, et probablement pensait-il : noire.

    Mais c’est plus noir que neige sous le soleil assassin, cet après-midi derrière mes volets clos, que je discerne le diamant pur de la cruauté et de tout ce qui l’exprime et la conjure au même instant. Je regarde Fargo après avoir relu Le rat de Venise de Patricia Highsmith, je me rappelle en outre ma fascination pour J’étais Dora Suarez deRobin Cook, et je me demande alors: à quoi tient ce goût du noir qui nous transit de joie féroce ?

    Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences qui s’y tapissent, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi cela que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences, et qu’au plus noir il appelle à la fois l’effroi et le rire – jamais le sourire : le rire froid.

    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Je ne parle pas des enfants gâtés : je parle des purs enfants de neige noire.

    °°°

    Un écrivain peut-il tout dire? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables?

    Je me pose ces questions depuis une trentaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans,ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre.

     Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur desDécombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite àRobert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique. Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais féru et auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase inouïe. J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine. Pendant quelques années, j’ai cependant accordécertaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires. Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec GeorgesHaldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traité du style d’Aragon, Les mots de Sartre, Matinales de Jacques Chardonne ou Nord de Céline.

    En matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz? 

    Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable?

    Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique deThomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir: que CELA monte.

    Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice,tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à le fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.

     

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    Dans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase est juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange trèssingulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironiedouce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus».

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    C’est un film poignant d’humanité que les Lettres d’Iwo Jimade Clint Eastwood, d’une grande puissance d’inspiration et d’image, dont se dégage à la fois l’évidence de la ressemblance humaine et le caractèreinéluctable de l’hybris des nations,exacerbé par la guerre. Une scène déchirante marque le sommet de cette expression de la fraternité: lorsque le flamboyant lieutenant-colonel Nishi, champion olympique d’équitation au Jeux de Los Angeles, en 1932, qui vient d’épargner la vie d’un jeune Marine, succombant cependant à ses blessures, traduit à haute voix une lettre de sa mère au jeune homme, dont les choses toutes simples qu’elle raconte font se lever, l’un après l’autre, les soldats japonais présents, bouleversés et muets.

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    Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. Le Fils del’homme, à savoir une personne à notre hauteur, mais également prodigue delumière divine. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger des vignettes d’école du dimanche. Au quotidien, cette figure nous tenait lieu de repère et de modèle, notamment avec le Sermon sur la montagne.

            

    Un besoin plutôt intellectuel et esthétique, à un moment donné, m’a porté vers lecatholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier couac: ce prêtre qui me dit quela conversion pourrait se résumer à une discussion dans un bar.

    L’orthodoxieaussi m’a attiré à un moment donné, sous l’influence surtout de Rozanov, puisde Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale,les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou lesdoctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Unautre père et une autre mère, d’autres aïeux et ma religion eût surement ététout autre…

     

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    Edvard Munch fut peintre à la folie dès ses premiers gestes visibles.Tout estsensibilisé à outrance sous le regard de ce grand jeune homme radical, à la fois tempêtueux et hypersentif, tôt frappé par la mort de sa mère, victime dela tuberculose comme sa sœur aîné terrassée à quinze ans, à laquelle fait immédiatement penser le grand portrait de L’Enfant malade, premier scandale public, dont le thème est repris de manière obsessionnelle. C’est en effet un théâtre obsessionnel que l’œuvre de Munch,qui jette et gratte la matière en alternant aussi bien l’élan fou et la recherche du vrai jusqu’au plus nu de la vérité que figure la toile où lescouleurs lancées à grands gestes sont reprises au couteau, avec quelques thèmes et de multiples variations à l’aquarelle ou à l’huile, au burin ou à la gouge,et les fibres du papier ou du bois compteront dans cette recherche du plus vrai

     

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    Pourquoi suis-je si profondément touché par la perception du monde qui caractérise certaines femmes, telles Christiane Singer, Annie Dillard ou Flannery O’Connor ? Peut-être du fait du caractère profondément incarné de leur sentiment du monde, et par l’espèce d’absolutisme de leur rapport à la matière, qui touche à l’immatériel tant il est pris comme un tout, corps et âmes en quelque sorte. 

     

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    C’est un intense poète que William Cliff, un ange d’innocence que ce vagabond sous les étoiles dont la  foulée le porte d’Ostende à Bénarès d’un enjambement d’alexandrin, et du fond d’un fjord à Atlanta, de bouges en bouges ou dans la grande Maison pleine de mauvais garçons comme lui dont les cavesabritent de pauvres amours.

    Je l’avais entendu un soir lire ses poèmes dans uneespèce de palais de la culture, à Bruxelles, et tout à coup la nuit s’ouvraitau-dessus des dorures et des diadèmes, tout à coup cette musique de sa langue àtagadam rythmique, et ses images de démolitions à perte de vue, de sémaphoresle long des rails et des rues, de pauvres chambres et de pauvres corps vivantleurs plus riches heures à pauvres soupirs, ses ciels crevés s’ouvraient ettrente-six mille soleils rimbaldiens tournoyaient. Or  le voici revenir à Charleville-Mézière ets’exclamer : « Oh ! qu’il a dû gémir l’Adolescent qui erre/ derue en rue dans cette horrible ville mais / il a vite compris arrivé à Paris/ quepour lui c’était une impasse encore plus noire / et qu’il devait chercherailleurs ce qui ravit/ l’âme et lui donnera l’eau qu’elle aimera boire »…

     

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    À La Désirade, en mai. - Curieux orages tôt ce matin. Des éclairs sur le lac endormi, des grondements, comme de lointaines canonnades, auxquels a succédé une pluie martelante. A présent il fait un ciel tout noir, zébré d’éclairs invisibles (des lueurs d’éclairs) et ponctué, sur la rive d’en face, de signaux de tempête.

     

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    L’impression d’entendre un chant inouï monter d’un charnier, ou celle de recueillir les paroles exhalées par un supplicié, l’horrible sentiment d’impuissance qu’onpeut éprouver devant un malade crucifié sur son lit de douleurs nous saisissent à la lecture de Demeure le corps de Philippe Rahmy, dont il faut rappeler brièvement qu’il souffre, depuis son enfance, de la maladie dite des os de verre. Un premier livre intitulé Mouvement par la finun portrait de la douleur, avait paru en 2005. 

     

    Et voici qu’une «seule et longue phrase» qui «regarde le soleil» nouscingle, tantôt comme un fouet de mots, et tantôt nous amène au bord des larmesdouces de l’enfance, par exemple en lisant à la suite «la douleur n’apprendrien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les criscessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits,j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme», ou bien «le corps estl’orifice naturel du malheur», ou sous l’effet d’une espèce de grâce éperdue,«ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé aujasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie», ou bien «une mouche vientboire au bord des yeux; on dirait une âme se lavant du péché», ou encore «ladouleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup; je perçois à nouveau monrapport au langage; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tientdebout dans les fougères».

     

    Peu de livres, en si peu de mots, savent dire avec tant de violence et de douceur, de rage et de délicatesse, de précision nue et crue et de lyrisme déchirant la totalité complexe de la souffrance physique et métaphysique, avec cette sainte phrase où le martyr jamais doloriste se dit «porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe»…

     

    Ce livre se donne le sous-titre de Chant d’exécration, mais c’est surtout un chant d’amour et de manque innocent que Demeure le corps, d’une «honnêtetéabsolue» et revendiquée, d’une écriture soumise à une tenue, modulée dans un style, un rythme et une musicalité sans faille.

     

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    Celui qui a gagné un lapin vivant à la tombola des aveugles / Celle qui ne supporte pas le remplaçant boiteux du laitier Jolidon / Ceux qui crèvent les ballons qui tombent dans leur jardin privatif, etc.

  • Mémoire vive (24)

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    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, ni digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »…

    pasolini2.jpgAinsi parlait Pier Paolo Pasolini en 1969 à New York, lors de son deuxième voyage aux States, après un premier contact en 1966 qu’il vécut avec enthousiasme, fasciné par la ville et saisi « par la ferveur morale de la contestation américaine en marche et par la découverte d’une forme d’esprit démocratique inexistante en Italie ».

     

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    D'innombrables livres actuels ne visent qu'à l'évasion et à l'oubli du réel, tandis que ceux d'Annie Dillard nous y ramènent à tout coup, et particulièrement cet ensemble de fragments et variations sur de mêmes thèmes que constitue Au présent.

    Dillard7.JPGMais attention: le réel d'Annie Dillard n'a rien à voir avec ce qu'on appelle «le quotidien», entre psychologie de sitcom et plaisirs minuscules. Ce que son regard isole est à la fois réel et inconcevable, qui renvoie au grand pourquoi de toute chose et au comment vivre la vie qui nous est donnée. 

    Pourquoi par exemple y a-t-il au monde, nom de Dieu, des nains à tête d'oiseau, nos frères humains avérés dont les rares qui ne meurent pas en bas âge peuvent atteindre 90 centimètres? Eh bien, au nom même de Dieu, le Talmud stipule une bénédiction appropriée à chaque personne atteinte d'une malformation congénitale. Ainsi sera-t-il recommandé de bénir la naissance de l'enfant à fentes brachiales de requin et à longue queue, le bébé frappé du syndrome de la marionnette («apparemment, prévient le médecin, le rire n'est pas lié à un sentiment de joie») ou le nourrisson sirénomèle qui n'a qu'une jambe et dont le pied est tourné vers l'arrière.

     

    Evoquant le silence professionnel qui entoure de telles naissances, Ernest Becker, cité par l'auteur, affirme que «si l'homme devait appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou». Or l'homme loue Dieu. Saint Paul écrit aux chrétiens de Rome: «Et nous savons qu'avec ceux qui l'aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien.» Ce qui fait bondir Dillard: «Et quand donc, au juste? J'ai raté ça.» Et d'ajouter qu'au fil de ses longs voyages autour du monde elle a «vu les riches fermement établis renvoyer les affamés les mains vides», alors que tous, pêle-mêle, se partageaient biens spirituels et déboires physiques en toute injustice «divine»...

     

    Est-ce à dire qu'Annie Dillard rejette toute divinité et toute spiritualité? Au contraire, elle y puise et y plonge à tout instant, avec une sorte de jubilation mystique qui la rapproche de Teilhard de Chardin (l'un de ses champions avec le Baal Shem Tov des Hassidim) qu'elle cite à tout moment dans ses pérégrinations paléontologiques ou ses visions prémonitoires (longtemps interdites de publication par l'Eglise).

     

    Passant sans transition d'une histoire naturelle du sable ou de l'observation des nuages à l'évocation du parking jouxtant l'étable légendaire où le Christ vint au monde, des sacrifices humains consentis par le premier empereur de Chine autant que par Mao à l'accouplement des martinets en plein vol, des statistiques dont on ne peut rien faire («parmi les 75 bébés nés aujourd'hui aux Etats-Unis, un trouvera la mort dans un accident de voiture») au paradoxe apparent d'un Dieu tout-puissant qui n'en demande peut-être pas tant, Annie Dillard ne cesse de nous déconcerter et de nous bousculer, mais aussi de nous remplir les poumons du souffle de sa pensée et de sa parole.

     

    Grande voyageuse au propre et au figuré, reliant à tout moment les deux infinis pascaliens, le froid glacial du cosmos et les nappes ardentes de la vie animée, l'empilement des strates d'occupation humaine (soixante couches dans la grotte française de la Combe Grenal) et le présent multiple qu'elle vit et que nous vivons au même instant, cette aventurière de l'esprit a précisément le mérite de nous rendre le monde et notre vie plus que présents.

     

    °°°

     

    Celui qui s’est promis d’écrire un poème sur les vaincus à la fin de la semaine / Celle qui aime sortir nue sous sa pelisse de ragondin et parcourir ainsi la rue des Abattoirs / Ceux qui vont passer une semaine aux Moluques pour se ressourcer au niveau du senti, etc.

     

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    Jollien3.jpgJollien et son oison torche-cul, en décembre 2006. - Alexandre Jollien est impayable, sur son tricycle zigzaguant dans les rues de La Tour-de-Peilz. En d’autres temps et d’autres lieux ça ne faisait pas un pli : c’était le cortège de morveux, les lazzis et les horions, hé le tordu ! tandis qu’ici et maintenant ça roule ma poule, on le reconnaît, on le salue gentiment, c’est Jollien le philosophe et passe le Diogène à trois roues…

    Or le rencontrant après avoir lu La construction de soi, son dernier livre où il tente d’exprimer combien le bonheur lui est difficile, à lui qui en a plus que bavé toute son enfance et son adolescence et qui s’en est fait un blindage de volonté et de tenir-prise, je suis touché d’abord de le voir me demander timidement, devant la petite porte de bois de son minuscule bureau, dans telle vieille maison de La Tour, de glisser à sa place la clef dans la serrure, d’un geste qui lui reste difficile, comme on oublie que difficile lui reste la vie dans sa sacrée carcasse.

    Ce garçon pourrait être mon fils, me dis-je en l’écoutant me parler de Boèce, auquel il a consacré son mémoire de philosophie à Fribourg, puis d’Etty Hillesum la déportée qui lui a rendu courage par sa façon, aux portes de la mort, de rester crâne et joyeuse – il a à peine passé la trentaine et je lui sens pourtant une maturité rare chez les gens de son âge, avec cette nouvelle façon surtout d’accepter ce qu’il est et de commencer de s’en torcher le cul avec l’oison de Rabelais.

    Crâne et joyeux, mais aussi fragile, je le sens, restant handicapé dans chaque geste et pour s’exprimer aussi, mais dansant à sa façon de pensée en parole et me confrontant à mon propre empêtrement.

    Cette histoire de Rabelais me fait surtout plaisir, que j’aimerais répandre chez mes proches qui s’en font trop pour pas assez ; voyons, voyez tous tant que nous sommes et que vous êtes si bêtes : torchez-vous le cul à l’oison.

    «Rabelais me réconcilie avec mon être », écrit Alexandre Jollien, et quand je lui demande de développer, il m’explique que la lecture de Rabelais, après Spinoza, l’a aidé à accepter la réalité du corps, alors qu’il tendait jusque-là à son idéalisation, notre corps qui boite et qui désire, qui exulte et qui chie, notre frère l’âne comme disait l’autre - et voici Gargantua décliner lesfaçons diverses et possiblement confortables de se torcher, que ce soit avec un oreiller, une pantoufle, une gibecière ou un panier…

    «Mais pour conclure, conclut aussi bien Gargantua que cite Jollien, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m’en sur l’honneur,vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu’à se transmettre à la région du cœur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Elysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici.Elle tient, selon mon opinion, à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison… »

     

    °°°

    Ceronetti2.jpgC’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, monlivre-mulet du moment. De son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour àtour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir defins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au filde fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un « prêtre », genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à lafois, lui fait remarquer qu’en effet il « sacrifie à l’aide du mot ». 

    Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres dejadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « gesteantique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…

    Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à « l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques ». 

    Place de La Seigneurie, voici les « tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée ». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique»…

    Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler «irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais «presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme,ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

    Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.

    Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »

     

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    Toute idéologie qui conclut au fameux «après nous le Déluge» me semble fausse a priori, je dirai: physiquement parlant. Il est évident qu’à partir de quarante ans, c’est la conclusion que chacun est tenté de faire, mais c’est justement alors qu’on passe de l’état de nature à l’état de culture, en se dressant contre l’évidence de sa propre déchéance. La civilisation est faite de cet oubli de soi.

     

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    Celui qui se retrouve seul le premier soir à l’orphelinat des mères incendiaires / Celle qui constate que l’hiver son amour devient haine / Ceux qui s’éloignent les uns des autres comme des étoiles dans le ciel froid.

     

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    Aymé2 (kuffer v1).jpgLe bon, l’excellent Marcel Aymé m’est une mesure, au même titre en somme queLéautaud, en peut-être plus complet, en plus riche aussi, en plus largementouvert à la vie et aux gens, en plus pénétrant et en plus rond à la fois. En plus noir et en plus fraternel.

     

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    Aux Sources d'Ovronnaz, ce 1er janvier 2007. -  La journée a commencé tout en douceur, dans les vapeurs d’eau thermale fumant sous la pluie drue, pour s’achever avec le retour de la neige tandis que l’inspecteur Columbo faisait semblant d’enterrer sa femme, ce à quoi je n’ai pas cru un instant. L’assassinat de la femme de Columbo ne pouvait être, de fait, un épisode recevable dans la série de l’excellent inspecteur, par trop voué à l’éternelle bonhomie du Juste. Or l’épisode a été marqué, plutôt, par un portrait de femme vengeresse réellement attachante en dépit de ses dehors tordus.   

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    Celui qui retombe en enfance à chaque fois que la neige s’annonce par la clarté d’avant l’aube / Celle qui écoute Le Banquet du vœu 1454 en songeant à ce que fut la vie de son père mort dans la nuit / Ceux qui se sont construits des châteaux de mots en Espagne, etc.

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     Tout est parfait en ces lieux de WELLNESS, et c’est justement cela qui me tue: que tout soit si parfait, que tout le monde se salue si gentiment, chacun drapé dans son peignoir blanc, que tout soit si bien agencé et si bien préservé de tout,si bien entretenu pour l’entretien des corps et le vide des âmes.

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    Dindo3.jpgÀ Zurich, avec Richard Dindo. -  Ce type me plaît, qui s’est fait une carapace contre les imbéciles mais endure tout de même pas mal d’avanies sur fond de malentendus. On l’a classé cinéaste engagé à gauche, alors que l’aspect politique de ses films n’a jamais été qu’une composante de ceux-ci, parmi d’autres. Ce qu’il m’a dit de sa formation d’autodidacte sans famille (père ouvrier jamais présent, et la mère enfuie, il s’est retrouvé seul avec son frère, puis en foyer), de sa frénésie de lecteur (La Guerre et La Paix à douze ans, Proust à seize ans), sa deuxième naissance vers la vingtième année à Paris, de ses accointances avec la littérature, de son père de substitution (Max Frisch) et de l’autre figure ascendante de sa jeunesse (Kafka) m’a beaucoup touché. Je nous sens proches à bien des égards, à la fois par la revendication de la latinité, l’attachement aux écrivains «fondamentaux» et aux formes spécifiques (ou aux échanges) de la littérature et du cinéma, notre travail continu (il écrit en français un journal pléthorique à la Léautaud) et notre refus de l’établissement.

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    En lisant, ce matin, un long article sur la nidification des oiseaux, je me retrempe dans cette espèce d’attention pure qui était la mienne, dans mon enfance et plus tard, pour la nature et ses curiosités, que je retrouve à la lecture d’Annie Dillard. En découvrant la cohabitation des jacamars et des termites, ou en apprenant que les moineaux républicains se construisent de véritables habitations mitoyennes contenant jusqu’à soixante chambres, je retrouve ce lien profond avec la nature qui s’est inscrit dès mon premier livre avec la passion que nourrit le narrateur pour l’observation des fourmis - pure fiction au demeurant…  

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    Guibert2.jpgPlus Hervé Guibert approche de la mort et meilleur écrivain il se révèle. L’affirmer n’est pas esthétiser l’existentiel mais reconnaître la pureté d’une parole dont on ne peut ignorer qu’elle est prise à la gorge. Il y a là ce que Chestov appelait une révélation de la mort.

    Beaucoup plus que Zorn, dont le témoignage certes impressionnant a fait date, mais qui tenait essentiellement du discours étranglé, Hervé Guibert affirme la victoire de l’écriture sur la mort par une manière de transfiguration profane. Tous ses livres précédents étaient déjà marqués par cette façon très singulière de faire du roman (ou disons de la fiction entée sur la vie) avec le tout-venant de ses jours, mais on n’y sentait pas alors l’urgence à  la vie à la mort qui saisit dans Le Protocole compassionnel, où se trouvent également liquidées les scories stylistiques (périodes à laThomas Bernhard ou détails anecdotiques) d' À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.

    Voici donc Hervé Guibert sûr de mourir, faible comme un «p’tit polio» et paraissant déjà nous regarder de l’autre rive, qui raconte cependant la vie, belle et laide, comme jamais il n’y était parvenu jusque-là. L’énergie d’écrire, il la trouve dans les doses de DDI que son ami Jules parvient à lui procurer. L’y aide également une jeune soignante, «râleuse aux cheveux ébouriffés gominés et aux chaussures plates de boxeur», dont l’insensibilité n’est qu’apparente; quelques médecins restés humains et sa grand-tante Suzanne de nonante-cinq ans, qu’il retrouve dans une scène poignante.

    À l’opposé de Zorn qui accusait la société de l’avoir « éduqué à mort », Hervé Guibert s’ouvre au monde avec une espèce de sainte candeur. Un vieil homme foudroyé par une crise cardiaque à Montparnasse, les animaux du paradis terrestre d’un cloître italien ou encore ce jeune homme qui lui demande de se dévêtir pour « voir ce que c’est », nourrissent cette danse très pure que devient pour lui l’écriture devant la mort, comme, nu, il esquisse le geste deboxer dans le vide.

     

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    À La Désirade, en février.- Le vision la plus émouvante de ma journée est celle de ma bonne amie endormie, lorsque je viens la rejoindre tard le soir. J’y vois à la fois une petite fille et une vieille gisante, elle a tous les âges et figure la plénitude de ma vie, ni plus ni moins, dont je n’ose penser à ce que serait celle-ci sans elle… Il y a des semaines et des mois que je suis au bord de m’attaquer à son portrait, mais je ne me sens pas encore tout à fait prêt : je sens qu’il faut encore que je me purifie avant de m’y mettre vraiment.

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     Il me reste de lui ce petit Argus bleu dans son enveloppe de papier de soie, dont il a fait cadeau à mon ami Reynald qui l’a soigné au CHUV de Lausanne et me l’adonné pour me remercier de lui avoir fait découvrir un jour l’adorable Lolita.

    Nabokov7.jpgNabokov est mort à Lausanne, il a vécu trente ans à Montreux, Vladimir Dimitrijevic l’accueillit parfois lorsqu’il était libraire à la rue de Bourg, mais pour ma part je ne l’aurai vu qu’une fois en vie, au petit écran où il était apparu trônant derrière ses ouvrages et proférant d’extravagants et poétiques propos dont on sentait que chacun avait été minutieusement préparé tout en témoignant, avec quelle fraîcheur paradoxale, du plaisir à la fois savant et ingénu que l’écrivain éprouve à dégager les mots de leur gangue d’imprécision ou de trivialité, à les nettoyer de leurs scories pour les faire chatoyer et scintiller sous nos yeux comme des pierres précieuses.

    Et de fait c’est le poète qui me touchait avant tout chez Nabokov: c’est cet amour des choses du monde qu’on découvre, qu’on nomme et qu’on inventorie, la passion du naturaliste faisant écho, dans les constellations du langage, à celle du trouvère de jadis. Descendant direct de Pouchkine, et considérant d’ailleurs sa propre traduction d’Eugène Onéguine, du russe en anglais, comme l’un de ses meilleurs ouvrages, Nabokov l’apollinien s’inscrit cependant, aussi, dans la lignée plus obscure et grinçante de Gogol, selon lui « le plus étrange poète en prose qu’ait jamais produit la Russie », auquel il consacra un petit livre non moins singulier. Du premier il avait la lumineuse intelligence, l’esprit de géométrie et l’équilibre classique, la vaste culture et l’orgueil aristocratique, et du second le fond plus trouble et le génie malicieux, l’ironie et certain goût du trivial - mais on chercherait en vain chez lui la trace d’aucune dévotion et d’aucun autre culte que celui de la littérature scientifique ou poétique, avec la révérence particulière qu’il accordait à son propre génie - comme un don du ciel qui méritait le respect et le meilleur entretien quotidien.

    On se le figure supérieur, réactionnaire et même cynique, mais je vois surtout en lui l’émerveillement à tout instant revivifié de l’enfant d’Autres rivages, ce petit collectionneur fervent des pétales volants du Jardin d’Eden qui tout au long de sa vie, d’un exil à l’autre, refera ce geste innocent et prédateur d’attraper la beauté au vol; et dans une zone plus secrète je m’incline devant l’humour trempé au bain d’infamie de la personne déplacée, qui raconte dans Jeu de hasard cette affreuse histoire de l’exilé russe errant d’une ville d’Europe à l’autre, à la recherche de sa femme disparue et qui décide un soir, dans le wagon-restaurant où il a été embauché comme serveur, d’en finir avec cette vie méchante et sale. Or, tandis qu’il prépare avec soin sa disparition, comme s’il composait un problème d’échecs, nous apprenons que celle qui suffirait à lui rendre sa raison de vivre se trouve à l’instant dans le même train que lui - mais on se doute que la rencontre ne se fera pas, que le pire adviendra en attendant que d’autres livres s’écrivent pour nous faire oublier cette faute de goût de la destinée, comme le beau temps revient.

    Argus.jpgJe regarde à l’instant mon petit papillon bleu et j’ai les larmes aux yeux en pensant à tous ceux qui voletaient ainsi dans la lumière en se croyant peut-être éternels et qu’une patte incompréhensible a saisis soudain pour les clouer dans une boîte, sur une porte de grange ou à une croix. Je ne vois plus Vladimir Nabokov qu’en chemise d’hôpital, tel que me l’a décrit mon ami Reynald, mon cher ami de jeunesse mort en montagne sept ans après son illustre patient, et ces livres qui nous restent comme des rayons de miel, où je sais que je reviendrai me nourrir à n’en plus finir.

     

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    Automne.jpgPlus les années passent et mieux je vois,avec une sorte de reconnaissance lancinante, la beauté de ces forêts d’automne, comme aujourd’hui de notre balcon en proue sur la mer de brouillard  engloutissant le lac et les terres jusqu’à la hauteur des pâturages encadrés de pentes boisées dont les moires rousses tachetées d’or flamboient sur le fond gris étain de la brume et du ciel couché,au-dessus de quoi semblent flotter les montagnes de Savoie qu’on dirait plus lointaines et plus élevées, plus pensives qu’à l’ordinaire.

     

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    J’ai toujours été attiré par la tristesse. Non seulement j’ai le don des larmes, mais j’en ai le goût. Rien là-dedans cependant de la Schadenfreude. Mais une sorte de mélancolie radieuse.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (23)

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    Il y a un maléfice du pouvoir assené et sans cesse réaffirmé, comme il y en a un de la propension à tout défaire de ce qui a été fait, à tout étouffer de ce qui respire, à tout rabaisser de ce qui émerge, à tout ternir de ce qui s’épanouit.

     

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    Dans le roman, la question, la difficulté, mais aussi le plaisir est de trouver le passage d’une phrase à l’autre, d’un paragraphe à l’autre.

     

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    Cap d’Agde, ce 5 juin 2006. - -Il y a une année, jour pour jour, que j’ai entrepris la mise en ligne  quotidienne de mes Carnets de JLK, comptant aujourd’hui 744  textes et visités chaque jour par quelques centaines de lecteurs plus ou moins fidèles  (1308 visites en juin 2005, et 12505 en avril 2006) dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns.

    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de  goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane,vide ou vulgaire qui s’étale sur la Toile, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement, sérieusement, ou joyeusement selonles jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir des carnetscomme  je m’y emploie depuis 1966,d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densitécroissantes.

     

    A la différence de carnets ordinaires, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur. L’écriture en public m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à mes seuls proches. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabiliséd’une manière ou de l’autre.

     

    Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de «tout» dire. Ainsi certaines lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa franchise.

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire partagée entre l’écriture continue et la lecture,l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture« interactive » de plus.

     

    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation, et sans être dupe de la « magie » de telle ou tellenouvelle technique, je n’en ai pas moins volontiers emprunté à celle du blog sacommodité et sa fluidité, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la« bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante, à l’ordinateurfeutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit :il en est l’extension dont il s’agit de se préserver des parasites. 

    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrirecomme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil blog,entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mongrand frère !), et le laboratoire ouvert au tourbillon diffus et profus del’Hypertexte.

     

    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance de plus en plus organisée des régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce…

     °°°

    Il est un trait de caractère que j’ai de la peine à supporter, et c’est la mesquinerie; la bêtise et la mesquinerie; et la jalousie aussi : lamesquinerie, la bêtise et la jalousie.

     

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    Chacun, devant la mort qui s’avance, réagit selon sa sensibilité et en fonction de son expérience, et nul ne peut en juger. Celui-ci a l’airfroid et indifférent, mais sait-on ce qu’il ressent en réalité ? Et celle-làqui pleure, qui dira ce qui la fait vraiment pleurer ?

     

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    Soutine3.JPGLa chair de cette femme de Soutine coule dans la maille d’un ocre rose veiné de bleu et ses lèvres sont déjà là comme un souvenir de baiser retenu d’une main molle.

    Je lui sens le sexe partout, elle n’aurait pas eu besoin d’ôter son béret de surveillante d’internat ni son caraco, je lui sais lesmollets d’une marcheuse et les chevilles des gardiennes de chèvres dans la montagne aux loups.

    Je lui fais face comme le Signor Dottor Pirandello à sa chèredémente, comme au groom de l’Excelsior que des messieurs invitent à des apartésdans les fourrures des hauts étages.

    Je fais face à l’Humanité. Je me tiens au pied de la croix du Juif bouchoyé. Je prends naturellement, en ma paresse agitée, le parti des chienserrants et des enfants inquiets. A mon passage les paysages s’affolent. A monapparition les maisons se disloquent et les couleurs flambent. Je reste dumoins le scribe fidèle des visages et des livres de chair.

    Tout est fixé, de fait, par mon regard aimant. J’aurais tout misen place avant d’être déporté, mais Dieu n’a pas voulu de moi. J’avais lagueule de finir à Auschwitz et c’est par hasard seulement que mes croûtes ontéchappé aux incendies.

     

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    Katia9.JPGCe 8 septembre, jour de deuil - Notre chère Katia nous a quittés ce matin aux premières heures du jour. Ma bonne amie l’avait trouvée, hier soir, toute petite et jolie dans son lit,toute douce et paisible, après qu’on lui eut retiré toutes ses perfusions, et elle me dit avoir senti ce matin la délivrance avant que son frère ne nous annonce la nouvelle reçue de l’hôpital.

    Malgré lefait que nous attendions vraiment cet envol, au point même de le souhaiter, lanouvelle m’a bouleversé sur le moment, cinq jours après que j’ai mis le pointfinal à mon roman Les bonnes dames, dont elle est l’une des trois vieilles fées sous lenom de Marieke, mais à présent c’est en toute sérénité, je crois, que nousallons vivre les adieux et ce deuil.

     

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    tabucchi.jpgIl est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque,et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire- segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plusrimer avec toujours.

    Aune époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par laScience, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou,plus modestement, le promeneur, le «déambulant» vacille un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec Unetelle ? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il ya tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

    On découvre alors, par le poète, que les mots sont à la fois deschoses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent, les mots sont notre corps.

     

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    Dans l’histoire du bien qu’il a griffonnée sur ses feuillets, le vieil Ikonnikov -figure à la fois humble et centrale de l’immense Vie et destin de Vassili Grossman -, après avoir remarqué que même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal, mais « pour son bien àlui », constate que la doctrine de paix et d’amour du Christ aura coûté, à travers les siècles, « plus de souffrances que les crimes des brigands et des criminels faisant le mal pour le mal ». Il n’en rejette pas pour autant le message évangélique mais oppose, au « grand bien si terrible » des nations et des églises, des factions et des sectes, la bonté privée, sans témoins, la « petite bonté sans idéologie », la bonté sans pensée que j’ai constatée pour ma part chez mon père et ma mère.

    « C’estla bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain àun bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemiblessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. (...) En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats et du bien universel, en cetemps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui,s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pasdisparu ».

     

    °°°

     

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le mueteffroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la premièrefois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je nepouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables quej’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine àtuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine àtuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chosed’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable etd’indicible mais de réel.

            

    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard,je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont jedécouvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du filmShoah. Mais ce que j’airessenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tientnon pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible,plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou deprothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes: cepull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur leslieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-ilsoudain…

     

    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentimentpersonnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes,je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : «D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement ditinfinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler.Ou en faire n’importe quoi».

     

    °°°

             

    Toute notre enfance a été marquée par cette injonction : « Regarde ! » C’est l’essentiel, à mes yeux, de l’enseignement de mes parents, que nous avons transmis à notre tour ànos enfants, et je sais que nos enfants le transmettront à leur tour :« Regardez, mais regardez voir ! « 

  • Mémoire vive (22)

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    «Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre», écrivait Mallarmé. Cela fait-il du monde un cabinet de rat des lettres ? Nullement. Car «l’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini», écrivait Charles-Albert Cingria, qui disait aussi que la meilleure critique ne fait que coudre ensemble des citations. Lui-même ne s’y tenait pas, mais l’art de la citation est en effet une composante de la bonne critique, et voici que Léon Bloy suggère une initiative non moins opportune: «On devrait fonder une chaire pour l’enseignement de la lecture entre les lignes».

     

    °°°

     

    Une mentalité me révulse,et c’est celle de la seiche philosophique, qui n’a rien à voir avec la seiche animale, laquelle se défend comme elle le peut et à bon droit.

    Mais en quoi consiste la particularité de la seiche philosophique? La seiche philosophique a cela de particulier que, plongée dans un bac d’eau claire, elle y diffuse un jet d’encre noire avant de déclarer qu’il n’y a pas plus noir que le monde dans lequel elle, seiche de malheur, a été plongée.

             

    Il y a la seiche du tout est moche. Lui désignez-vous une chose belle, un paysage ou un tableau, un film ou un livre, qu’elle en dénonce aussitôt le défaut.

             

    Il y a la seiche de rien ne vaut le coup qui, arguant que tout a été fait ou que rien ne puisse plus advenir, n’a de cesse de ruiner tout projet et de dénigrer même toute idée de projet, pour mieux se complaire dans son amer bocal.

             

    Enfin il y a la seiche du tout est foutu, dont le goût du noir touche à l’absolu, le seul fait d’être au monde lui semblant la calamité d’origine.

             

    Or comment faire pièce à cette philosophie de la seiche? Essentiellement par un redoublement d’attention, je crois, au détail des choses. Cela seul compte en effet: le détail des choses. Ce qu’on appelle la réalité. L’origine des choses. Le Grand Récit. Les écritures multiples du grand palimpseste de la mémoire.

     

    °°°

     

    Numériser 34.jpegOn ne saurait imaginer meilleure lecture que Les carnets de Johanna Silber de Jean-Michel Olivier en traversant, du sud au nord, les hauts gazons enneigés de ces régions mitteleuropéennes balisées à l’est par les lacs argentins de Sils-Maria chers à Nietzsche et au nord-ouest par le café Odéon où Joyce venait griffonner ses obscénités à Nora.

    Le privilège d’un personnage de roman tel que Johanna Silber, et l’agrément de sa fréquentation, snobisme mis à part, tiennent autant aux facilités d’accès àdivers lieux plus ou moins mythiques - comme la couche du roi George VI (auquel Johanna cède après l’avoir baffé), la Fenice au temps de Toscanini, le Chelsea Hotel en 1940 ou le restaurant Cathy’s de Sunset Boulevard, où elle rencontra Fritz (Lang) et David (Selznick), entre autres – qu’aux multiples rêveries découlant de la vie d’une diva folle de Schubert et fondue en musique comme sainte Thérèse.

    D’ailleurs la métaphore advient: «La musique vient de là, peut-être: le souvenir d’unbonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cetunivers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort. C’est le premier rivage et la douceur inexprimable du bord de mère. Toute la musique de Schubert est empreinte de cette nostalgie». Mais pas que la musique de Schubert, sans blague: à l’instant la voix mourante de Billie Holiday m’enveloppe de son nuage camé aux volutes d’Embraceable you, et du coup je me dis que Johanna la diva fut à peu près lacontemporaine de Lady Day, et aussi peu capable que celle-ci de vivre une vie ordinaire.

    Numériser 31.jpegOr c’est tout l’art de Jean-Michel Olivier, après Le voyage en hiver qui évoquait la destinée de Matthias Silber, le fils de Johanna, dans l’Allemagne des années 50, que d’évoquer, à fines touches légères, et sous sa plume elliptique puisqu’il s’agit de carnets, cette destinée d’ange à deux têtes (l’autre étant celle de son frère Théo) qui titubent comme deux albatros à travers les années dominées par l’horrible voix du Führer.

     

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    Le portrait de la petite ville norvégienne que Frode Grytten, brosse dans Les contes de Murboligen rappelleWinesburg-in-Ohio de Sherwood Anderson ou, plus encore, le Rimini de l’inoubliable Amarcord de Fellini, dont on retrouve d’ailleurs certains traits, à commencer par l’irrésistible caissière de cinéma du coin, tout à fait la dégaine d’une Gradisca des fjords.

     

    Tissée de chapitres plus ou moins communicants (puisqu’on retrouve certains personnages de l’un à l’autre), cette évocation de la ville d’Otta commence par le portrait d’un charmant barjo fou des Smiths mais pestant de ne pouvoir se coiffer comme Morrissey (la pluie interdit d’avoir les cheveux dressés), absolument inadapté à la vie ordinaire (il s’est fait sacquer de l’administration postale pour refus de port d’uniforme) et se consacrant essentiellement, végétarien et chaste depuis l’âge de 19 ans (il en a vingt deplus) à soulager les derniers jours de sa mère en fin de course.

     

    Quel bel et bon livre, fraternel et déjanté, plein de tendresse et de fines observations sur la vie des gens de notre drôle d’époque : voilà ce que précisément j’espérais lire en ce début d’année, dont je continue de me régaler ce matin en voyant fumer l’eau glaciale du lac aux airs de fjord. Oh, what a perfect day…

     

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    L’ami Pierre Gripari me disait qu’il ne suffit pas, pour un romancier, d’avoir quelque chose à dire, mais qu’il lui fallait quelque chose à raconter – et cela, qu’on dira The Plot, l’intrigue, se retrouve à tout coup dans les films d’Hitchcock. Les meilleurs fondent les deux éléments en une forme immédiatement singulière, dès A l’Est de Shangaï (1932) et jusqu’à Pas de printemps pour Marnie (1964). Or ce qui me frappe à (re) voir tous ces films en enfilade, de Hitchcock.jpgSueursfroides (1958) aux Oiseaux(1963) ou du sublime Rebecca (1940) à Frenzy(1972), c’est l’inépuisable richesse d’observation en matière de signes mimiques ou gestuels (tout ce que Hitchcock fait ajouter par ses comédiens au script), le sens qui en découle, et plus encore l’humour fou qui survole le combat éternel de l’homme et de la femme, du noble et du vil, du bourreau (ou de la bourrelle) et de la victime.

     

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    Je riais sous cape ce matin en me rappelant l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça: Opération Lézard. Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme de l’Opération Lézard. C’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est: à savoir un clown de Dieu,un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap.

     

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    Celuiqui lit des romans de Jane Austen à sa marraine aveugle de Brisbane / Celle quimire les abricots le long de l’autoroute / Ceux qui aiment s’aimer en écoutantdu Johnny Cash dans leur Mobil home garé le long du canal des Maures, etc.

     

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    Genève, Brasserie hollandaise, ce12 janvier 2006. - «Mon père n’avait peur de rien, c’est ce qui l’a sauvé pendant la guerre, et je crois que je tiens de lui…», a-t-elle remarqué en me racontant l’Occupation qu’elle a vécue à Mulhouse tandis que ses deux frères étaient embarqués dans la Wehrmacht.

    C’était hier, elle m’a accosté sur le quai de la gare de Lausanne, elle m’avait entendu une fois dans une soirée littéraire et venait de lire mon papier du jour dans 24 Heures, bref aux abris: la raseuse, me disais-je, mais plus moyen de m’en débarrasser ; nous allions tous deux à Genève et je n’avais pas le cœur de la remballer, d’autant moins que ce qu’elle a commencé de me raconter  était intéressant…

    Jen’en retiens que l’histoire du pharmacien Weiss. A Mulhouse, où les commerçants juifs abondaient, l’annexion de l’Alsace par les Allemands se solda, à part la germanisation à outrance des écoles, par l’humiliation publique, la spoliation de leurs biens et la déportation ultérieure des Juifs, dont Marguerite B. a retenu cette scène: les agents de la Gestapo traînant le pharmacien Weiss devant sa boutique, l’obligeant à s’agenouiller et le contraignant, devant une foule croissante et muette, à brouter l’herbe du pavé qu’il y avait là. 

    Bref, cette scène m’a rappelé la chèvre d’Umberto Saba, et c’est avec reconnaissance que j’ai quitté Marguerite B. sur le quai de la gare de Genève, hier, dans la lumière voilée de cette fin de matinée d’hiver…

     

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    Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

     

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    L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition, par conséquent, entre cequ’on appelle fond et forme.

     

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    Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux.

     

     

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    Ce que nous savons du rabbi juif Iéshoua est peu de chose. Une biographie tenant en moins d’une page, disait Bultman.Quelques paroles qu’on suppose avérées, et c’est à peu près tout. A part quoi le portrait du personnage, son message, ses actes et ses enseignements reposent à peu près entièrement sur des témoignages de seconde main, contradictoires sur des points fondamentaux. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament comporte 360.000 variantes. Et pourtant l’exégète juif André Chouraqui le disait bien : il y a là-dedans une voix unique

     

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    Neo-Rauch-SAL-2010.jpgÀ Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel étage, enjanvier 2006.- Se réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi: je serais nulle part, je ne serais personne, je serais le commercial X. oula cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai cru voir tout à l’heure, assise seule sur un mur,sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la placed’aviation?

     

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    Il y a des années que j’en veux férocement, à toute une caste d’intellectuels helvétiques sans entrailles, d’entretenir le cliché d’un pays mortifère, réduit à ses banques et à ses névroses, aussi est-ce avec un plaisir d’enfant que j’airetrouvé, dans le tourbillon farceur deMy name ist Eugen du jeune réalisateur Michael Steiner, qui vient d’obtenir le Prix du meilleur film de fiction aux Journées cinématographiquesde Soleure, ce que je ressens au fond de moi comme un atavisme sauvage et qui participe de l’esprit du conte.

     

    C’est une belle petite ville que Soleure où il fait bon, dans les vieux bistrots de bois ciré fleurant l’Europe cultivée autant que la bohème artiste et le populo à cigares, discuter des derniers films de la cinématographie helvétique qu’on y projette à journée faite dans de multiples salles.

     

    La Suisse est ce pays d’extrême-Europe, au fonds populaire terrien, aristocratiquement démocrate, à peu près méconnu par les temps qui courent, surtout en France, réduite qu’elle se trouve aux clichés du banquier à face blême, ou pire: du fonctionnaire chiant, ou pire encore: de l’intellectuel responsable convaincu que l’art et le commerce sont incompatibles. Ce fut le débat tournant à vide lancé par les médias à ces 41es Journées de Soleure, constituant les Etats généraux annuels du cinéma suisse, mais il a suffi de quatre chenapans fuguant à travers les monts de Heidi et les vaux de Guillaume Tell, dans la foulée de Bakounine et de Max und Moritz, sur un ton picaresque oscillant entre Mark Twain et Harry Potter, pour déplacer la discussion sur le terrain d’un cinéma renouant, contre toute attente, avec l’esprit du conte. Les héros de ce film sont des Lausbuebe, et ce seul nom, dont on m’a gratifié cent fois en nos séjours lucernois, ce nom de chenapan m’a rappelé bien des équipées.

     

    Je me fiche bien, pour ma part, de ce qu’on stigmatise sous l’appellation d’helvétisme, à propos d’une idéologie qui a fait date, mais j’ai toujours pensé que les clichés contenaient une part de vérité et pouvaient être revivifié. Or  c’est toute une Suisse profonde de nos enfances que j’ai retrouvée dans ce film - nos enfances de plusieurs siècles, jusqu’à ces bandes d’escholiers pieds nus qui sillonnaient l’Europe de la Renaissance en quête de maîtres de latin ou d’hébreu, qui filent aujourd’hui en skateboard et s’envoient par SMS des serments de fidélité à la vie à la mort…

     

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    L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?

    Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ? Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objetdu plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
    Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver àl’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parcequ’il est impensable de se sauver seul ?

     

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    Celui qui donne son gilet pare-balles à une jeune femme enceinte / Celle qui n’a plus même de haine en elle / Ceux qui espèrent que la guerre au Liban va relancer le tourisme en ville de Genève,etc.

     

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    Bonnard17.JPGMonsieur Bonnard vous dit bonjour.La nature morte aux fruits irradie la table de ce matin. L’enfant merveilleux (criseux, chieur à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.

    Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement: traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni tachiste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées.

     

    Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même, dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (d’où ma réticence à l’égarddes Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Éternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre «qui est parfois si jolie», non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…

    Et Monsieur Bonnard d’ajouter : «J’espère que ma peinture tiendra, sanscraquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avecdes ailes de papillon».

     

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    Bonnard02.jpgLes carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un Hymne à la Paix: des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose avec plein de blanc, et par conséquent riche de toutes les couleurs du spectre, tout à fait comme le sable du désert que décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme. La mer est faite de cent bleus et de cent verts frisés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sablonneux comme si le ciel était un peu le pendant pendu du sable du rivage. Et là au milieu barbotent une douzaine de taches d’or orangé visiblement insouciantes des séquelles de laguerre.

     

    Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, et c’était en 1939: «A l’instant oùl’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus».

     

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    Léautaud8.JPGEn reprenant la lecture du Journal littéraire de Paul Léautaud,comme souvent à travers les années, depuis plus de trente ans, je me sens à la fois très proche de ces notations si limpides et si libres, d’un esprit si vif et d’une expression si naturelle, tout en me situant à l’opposé de sa position d’égotiste aux curiosités par trop étroites, dont l’horizon ne dépasse guère le pourtour de l’Île-de-France, ni la profondeur de son encrier.

    Au demeurant, restant lui-même et farouchement, Léautaud ne m’intéresse pas moins à tout coup pour la justesse et la sincérité de tout ce qu’il note, et sa phrase seule a quelque chose de salubre et de revigorant.

     

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    Celui qui éventre le divan de sa cousine défunte à la recherche du magot de l’oncle arménien / Celle qui porte le deuil à ravir / Ceux qui estiment que le lait nuit à leur libido, etc.

     

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     Je me sens à l’âge où les âges s’empilent tout en se mêlant par osmose, ainsi ai-je toujours plus ou moins vingt ans et trente-cinq ou cinquante, parfois dix-sept, plus rarement quinze ou sept ans. Suis-je la somme de tous ces avatars ou leur juxtaposition dans autant de vases plus ou moins communicants? Je ne sais trop ce que «je» suis au total, et s’il est important de le savoir. Suis-je en outre le même aujourd’hui, aux yeux des autres (et quels autres serait une autre question) que j’étais à leurs yeux il y a dix ou vingt ans? Ce dont je suis sûr, c’est que mes douleurs veineuses, ce matin, me font mal et que ce n’est pas «un autre» qui les endure.

     

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    Quignard2.jpgCes phrases relevée à la lecture de Villa Amalia de Pascal Quignard :«L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière,mazoutée, épouvantable». - «C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin». - «Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles». - «Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté». - «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même». - «Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient». - «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons». - «En vieillissant je suis devenue butineuse».

     

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    «C’est un grand art, écrivait Léon Chestov à ses filles, un art difficile, que de savoir se garder de l’exclusivisme vers lequel nous sommes inconsciemment entraînés par notre langage et même par notre pensée éduquée par le langage. C’est pourquoi on ne peut se limiter à un seul écrivain. Il faut toujours garder les yeux ouverts. Il y a la mort et ses horreurs. Il y a la vie et ses beautés. Souvenez-vous de ce que nous avons vu à Athènes, souvenez-vous de la Méditerranée, de ce que nous avons vu lors de nos excursions en montagne, ouencore au musée du Louvre. La beauté est aussi une source de révélation ».

     

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    Ikiru5.JPGLe Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Est-ilréellement ressuscité ? La question est plutôt, pour moi, de constater sasurvie en nous, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir, deux fois.

    Ce chef-d’œuvre méconnu s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience: tu te figurais, femme de peu, homme de rien, être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu?

     

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    Au Cap d’Agde, en mai. - On était ce matin comme hors saison en ce bord de mer où  tous les gris des dunes et du ciel se mêlaient dans une sorte de brume spectrale se déchirant de temps à autre sur des pans de bleu ou de jaune, comme d’une toile en trompe-l’œil ; on se serait cru du côté d’Ostende et non en bord de Méditerranée au seuil de l’été, et la longue perspective des dunes aux crêtes d’herbes sauvages, jusqu’aux lointains indistincts de la colline tachetée de minuscules carrés blancs de Sète, avait quelque chose d’un peu lunaireavec ses silhouettes de promeneurs emmitouflés, rappelant je ne sais quelle toile de Spillaert...

     

     

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    On voit toujours d’extraordinaires châteaux de sable le long des plages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice qui caractérise la première enfance et la vocation d’artiste. N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire quelque chose d’un tas de sable ? Rien n’est plus gratuit ni plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman.

     

    À suivre…


    Images: gouaches de JLK, et autres aquarelles. D'après Rouault, à la Maloja et à Soglio.

  • Panopticon, un rêve

     

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    À La Désirade, ce 1er octobre, 5h. - Me réveille dans la nuit noire sous l’effet d’un cauchemar genre rêve d’époque, bon pour le Panopticon, roman hard à venir.

     

    J’y ai retrouvé Flynn le pirate devant l’installation de cymbales des Ateliers M. M’a raconté que, la nuit précédente, sa conjointe rockeuse et lui avaient donné un concert où, casqué, il était martelé par les baguettes de la batteuse. Nous avons parlé ensuite du prochain roman de Pynchon, après que je l’eus complimenté pour la phosphorescence en 3 D de ses collages. Nous avons également célébré les noirs purs de Germinal, et ses nuances de blanc.  La séquence précédente du même rêve, type cauchemar dont je me suis sorti je ne sais comment, se situait sur la rampe de terre de la gare de Moknine où des noctambules, que j’avais pris pour des alliés, fomentaient le vol de notre Facel-Vega après liquidation des témoins.  Flynn m’a fait remarquer ensuite que la Pontiac aussi pouvait faire office de Ready Made, sur quoi Jamaïque, l’assistant du jeune boss des Ateliers M., nous a servi de la vodka au miel Krupnilk, ma préférée avec glaçons d’origine.

     

    De tels rêves, me dis-je à l’instant de prendre congé de Lady L. et Number Two en partance pour Angkor et environs, sont à considérer au titre d’Aide à la création. En prendre note s'impose. Yes, sir. 4134664552_39b45dca95_m.jpg

     

  • Mémoire vive (21)

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    Celui qui attend une subvention fédérale pour écrire LE livre qui dénoncera enfin l’emprise de l’Etat sur la création / Celle qui affirme penser comme elle danse / Ceux qui adulaient Josef Beuys à vingt ans et qui font aujourd’hui commerce d’icônes avec une organisation mafieuse d’Ukraine centrale, etc.

     

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    Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la spiritualité plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise.

     

    J’écris cependant, tous les jours, «sous le regard de Dieu», et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK sur Internet.  Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 1000 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.

    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramènent « sous le regard deDieu ».

     

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    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, enfin ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare: «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelquechose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

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    Judith Herman a en elle un puits de larmes. En tout cas j’avais été saisi, dès son premier recueil de nouvelles, Maisons d’été, plus tard, par l'originalité et la maturité, la clarté et la complexité, la puissance expressive et l'hypersensibilité qui caractérisent son art si singulier consistant à mêler, à des situations vécues au présent avec une grande intensité - tout y est concret, sensuellement palpable, rendu avec une plasticité rappelant parfois les expressionnistes - le tremblement profond du temps et son poids de plus en plus perceptible avec l'âge.

    S'il y a de la mélancolie dans les nouvelles de Judith Hermann, dont procède le plus lancinant de son blues souvent râpeux, jamaiselle  ne cède à la délectation morbide.Dans la filiation des nouvelles berlinoises de Nabokov, on est au contraire saisi par la vitalité de ses personnages et par le dynamisme de son écriture.

    Son exploration des «vies possibles» illustre une imagination romanesque souvent en défaut aujourd'hui. Il y a de la fée chez elle, mais aussi de la sorcière : à la première, elle emprunte la capacité d'enchantement et à la seconde une sorte d'humour grinçant et cette implacable lucidité enfantine (mais jamais infantile) qu'elle promène sur la société en faisant dire à l'un de ses personnages: «Est-ce qu'il faut vraiment que ce soit comme ça?».

    Par-delà l'aura de poésie et, parfois, de magie qui émane de cet univers, c'est aussi bien à la réalité des êtres, et douloureuse, et à tel sentiment d'insuffisance rappelant un Fassbinder, qu’achoppe Judith Hermann.

     

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    Numériser 24.jpegLe Christ purifie et délivre,tandis que le diable disperse et défait.

     

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    Millenium people, de J.G. Ballard, est une véritable mine d’observations et de déductions sur la société atomisée et paralysée d’ennui dans laquelle nous vivons en Occident, tout à fait dans le ton grinçant et détaché qui me convient ces jours. La scène de l’émeute dans le camp de concentration pour chats de luxe attaqué par des furies qui assimilent félidés d’élevage et prisonniers politiques, est un régal. Il y a, là-dedans, une quantité de notations qui en appellent autant d’autres que je consigne au fur et à mesure dans les marges du livre.

    C’est qu’il se passe tant de choses, dans la « dissociété » qui nous entoure, dont si peu d’écrivains rendent compte, à l’exception de quelques-uns dont un Michel Houellebecq, qui vient d’ailleurs de Ballard.

    D’autant plus intéressante, alors, me semble la démarche de Ballard, qui détaille les séquelles du sentiment de mécontentement et de révolte éprouvé par les représentants de la classe moyenne. J’y vois l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes,nos bureaux et nos journaux. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol des gens ordinaires lié à la perte du sens de leur existence et à l’enfermement, à l’étriquement que ressentent deplus en plus de gens supposés de plus en plus libres.

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    Ramuz fait partie, à n’en pas douter, de l’école non institutionnelle du vrai.

     

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    Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68, etc.

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    On ne discute pas avec la médiocrité. Discuter est déjà s’abaisser.

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    Les mots sont une chose, mais la couleur me manque depuis quelque temps, et l’aquarelle n’est pas autre chose à mes yeux: c’est la couleur. C’est une énigme que la couleur. J’ai beau savoir qu’elle s’explique scientifiquement: je ressens tout autre chose avec la couleur, et qui n’a rien à voir avec la symbolique, la psychologie ou l’ésotérisme.

    Chez moi la couleur est une composante de l’affectivité et de l’Eros, c’est une manifestation dionysiaque, mais pas en aquarelle – ou rarement, car l’aquarelle telle que je la pratique est essentiellement apollinienne. Il y a cependant une aquarelle qu’on pourrait dire de fusion et qui rejoint alors l’huile la plus «érotique», ainsi que l’illustre le mieux, me semble-t-il, un Turner.

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    Alain Gerber me disait qu’il n’avait pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, une pendule qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge...

    Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie, et que ça m’a donné une nouvelle raison de vivre..

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    Celui qui dit avoir enfin trouvé complémentarité et convivialité dans son nouveau job à statut flexible / Celle qui te soigne les pieds par imposition des mains / Ceux qui se déchirent dans le club des nouveaux sosies de Claude François, etc.

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    10612653_10204716778026188_146072038613664282_n.jpg«Si le Christ surgissait aujourd’hui, je ne lui donnerais pas deux jours», écrivait Maurice G. Dantec dans Le Théâtre des opérations,au printemps 1999. Il en était alors à une vision très nietzschéenne du christianisme, voyant en le Christ à venir une sorte de surhomme  en lequel je ne reconnais absolument pas mon Christ à moi.

     

    Mon Christ à moi est au milieu de nous jusqu’à la fin du monde. L’autre soir il se trouvait à genoux, au milieu d’un trottoir parisien, et son regard de terrible imploration m’a forcé, après lui avoir passé devant, à revenir en arrière puis à me présenter à lui, les yeux baissés, pour lui offrir de quoi apaiser ce que proclamait le petit carton posé devant lui: J’AI FAIM.

     

    Ce Christ-là avait les mêmes longs cheveux sales que celui qui s’est jeté du pont aux suicidés, en plein Lausanne, il y a trente ans de ça, et dont la vision de la tête ensanglantée, dépassant de la couverture jetée sur son cadavre, me reste présente comme de ce matin.

     

    Un autre Christ m’est apparu une autre nuit, à Paris, quand les nautoniers de la Seine ont relevé, des eaux huileuses, ce corps qui s’est défait de ses derniers vêtements au moment où il est apparu dans la lumière lunaire, blanc comme l’ivoire des statues.

     

    Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, et pendant ce temps il ne faut pas dormir, disait à peu près Pascal.

    Je l’ai vu en agonie aux soins intensifs d’un service de pédiatrie, crucifié dans le corps d’une petite fille dont les tortures furent notablement amplifiées par l’incurie prétentieuse des supposés patrons, mais soignée tous les jours par des anges. Mon Christ à moi est cette petite fille, mon église vivante est celle des compatissants qui se sont agenouillés autour de sa tombe, et tout le reste n’est qu’un bal de vampires.

             

    Mon Christ est cette petite fille martyre à laquelle jepense en me levant dans la splendeur de ce matin d’automne, présente lorsque jeferme les yeux face à la mer ou lorsque des amants jouissent, je revois sonpauvre sourire au milieu des milliers de visages défilant aux murs des couloirs d’Auschwitz, je pense moi aussi que le Christ est notre humanité en devenir,notre salut avant la mort, non pas la force du «Christ des nations» mais la faiblesse du plus humilié et du plus offensé, amen.

     

    °°°

    Bien plus que la différence dont on nous rebat les oreilles et qui signifie peu de chose à mes yeux, c’est la ressemblance qui m’importe en cela qu’elle surmonte les particularisme sraciaux, sociaux ou sexuels au bénéfice de valeurs plus fondamentales.

    L’exaltation de la différence fleure déjà, à mes yeux,l’esprit de clan ou de secte, avec ce relent de ressentiment et derevendication qui cherche à forcer la main, alors que la découverte de laressemblance seule aboutit à une vraie rencontre.

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    Tout ce que je fais relève en somme de la mise en ordre, ou plus exactement: de la mise au clair. C’est cela: je tire les choses au net.

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    Je lis ceci dans le noir d’hiver: «Pluie de printemps/ toute chose en devient/ plus belle.» Des mots calligraphiés par Chyo-ni, une noble Japonaise du XVIIIe siècle. Puis jelis cela : «Un matin glacé/ sur mon vélo/ j’admire les champs». Des mots de Catherine Sancet, de la classe de 6e B du collège Gérard-Philipe deCarquefou.

             

    Je viens de me lever dans la nuit glaciale et je lis Le soleil de l’après-midi de Constantin Cavafy. C’est l’histoire du type qui se rappelle la chambre dans laquelle il a aimé quelqu’un «tant de fois». C’est d’une plate banalité et pourtant, en lisant ce qui suit, tout à coup je me sens plus réel: «Sont-ils encore quelque part, ces pauvres meubles?/ A côté de la fenêtre était le lit./ Le soleil de l’après-midi arrivait à la moitié. Un après-midi, à quatre heures, nous nous sommes séparés,/ Rien que pour une semaine… Hélas,/ Cette semaine-là devait durer toujours».

             

    Numériser 7.jpegAh mais, il fait un putain de froid, je ne suis personne et nulle part, et je lis juste maintenant: «Je ne suis rien./Je ne serai jamais rien./Je ne peux vouloir être rien./ A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde./ Fenêtres de ma chambre,/Ma chambre où vit l’un des millions d’être au monde dont/ Personne ne sait qui il est/ (Et si on le savait, que saurait-on?),/ Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,/Une rue inaccessible à toutes pensées,/ Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret, Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,/ Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.»

    Cela s’intitule Bureau de tabac et c’est signé Fernando Pessoa, puis je lis ceci en me rappelant l’odeur de tout à l’heure de quelqu’un que j’aime et qui dort encore, sous la plume d’Anna Akhmatova: «Les jours les plus sombres de l’année/ Doivent s’éclairer/ Je ne trouve pas de mots pour dire/ La douceur de tes lèvres ». 



    Gouaches de JLK: Ecce Homo, d'après Rouault, et deux figures.

  • Mémoire vive (20)

    Numériser 14.jpeg

    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

     

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    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

     

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    À La Désirade, ce 10 août 2005. – Les dernières notes datées que j’ai publiées en ligne dans mes Carnets de JLK (1414 visites ce mois) m’ont permis de renouer avec une forme de narration-méditation quotidienne déjà pratiquée de loin en loin, nourrie à la fois d’éléments existentiels immédiats et de lectures ou d’observations de toute sorte, qui correspond à merveille, je crois, à mon absorption de chaque jour et à mon besoin de la mettre en forme kaléidoscopique. Cette cristallisation, par l’écriture ou la peinture, est réellement la base de mon rapport actuel avec le réel.

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    Numériser 3.jpegIl n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

     

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: « A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite! »

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    Bergman5.jpg«On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman», dit Jeanne Moreau, et c’est cela qu’on se dit du début la fin de Saraband en scrutant le visage de cette femme et les visages de tous les autres, jusqu’à l’ultime moment où, parlant de sa fille perdue dans sa selva oscura mentale, qu’elle vient d’aller visiter, elle dit que c’est la première fois qu’elle a eu l’impression de toucher réellement son enfant.

    La première fois que j’ai touché notre enfant, elle était née depuis une vingtaine de minutes et c’est alors que j’ai compris que nous allions mourir, tout en comprenant autre chose. Or, c’est de cet autre chose qu’il est question dans Saraband, qu’on approche par la parole multiple des visages et du silence, de la musique et des regards, de ce qui est dit qui contredit les regards et les gestes, de ce qui peut être dit et de ce qui affleure à tout moment du corps de l’âme.

    Il n’y a pas d’un côté le corps et de l’autre l’âme, il n’y a que l’âme qui est un corps, et là-dedans il y a nous qui nous débattons comme des fous. Moreau dit encore que Saraband est un film à la fois sage et fou, tendre et cruel, elle dit à peu près que c’est un film qui «va partout» et c’est exactement cela: Bergman va partout, dans nos clairières et nos rues basses, il ne dit pas d’où tout cela vient ni où cela va, mais tout est contenu dans les traits d’un visage, ou dans le geste d’une main, des lèvres qui se baisent indécemment parce que ce sont les lèvres d’un père et de sa fille, mais cette indécence est la vie même dans laquelle le père traîne l’affreuse haine de son affreux père, lequel est à la fois un enfant aussi perdu que son fils, puis il y a là au milieu des couleurs estompées de la vie l’ovale d’un visage de morte qui est d’une espèce d’ange, la seule qu’on magnifie en tout cas et qui est plus vivante dans les cœurs que les vivants eux-mêmes, mais cette vivante n’est plus qu’une image.

    Ils disent qu’ils pleurent mais on ne voit pas leurs larmes. Dans la petite église où il vient jouer du Bach, le fils demande à l’ancienne femme de son père qui l’a écouté et en reste émue, si elle est venue là pour le pognon du vieux et s’ils baisent? A tout moment ainsi cohabitent, dans Saraband, la douceur et la cruauté, la possibilité d’Hitler et celle du Christ, mais tout est lié, tout est incarné et sublimé, tout est vivant.

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    Ce qui est exprimé gagne en consistance.

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    Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme,  et particulièrement celle qui a  donné la vie, ne pouvait être dupe de certain langage abstrait des faiseurs de systèmes. De la même façon, Vladimir Volkoff me confia sa conviction qu’un bon roman était celui-là seul dont les femmes existent, avec leur mélange de vie végétative et de lucidité terrienne. Ce qui me fait sourire, à y penser rétrospectivement, de la part d’un romancier machiste dont aucun personnage féminin n’a de réelle consistance. Or j’ai appris, pour ma part,  quelques vérités du même ordre durant les vingt ans et quelques que j’ai passées auprès de ma bonne amie…

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    Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, incarnant l’aptitude à tout absorber et tout transmuter. Tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi, tous les spécialismes enfin. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est la connaissance à fleur de peau et donc à fleur d’âme.

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    BookJLK17.JPGA La Désirade, ce 31 octobre, soir. – C’est une bien bonne nouvelle que je reçois ce soir par la voix de René Langel, mon premier rédacteur en chef à la Tribune de Lausanne, qui m’apprend que le prix Paul Budry m’a été attribué pour Les passions partagées, à l’unanimité du jury. Je l’espérais mais je n’y croyais pas trop, sachant combien mon personnage est mal vu de certains. Or, contre toute attente, même le professeur Roger Francillon, ponte majeur de la faculté des Lettres, a voté pour moi. Cela me fait un plaisir tout particulier, comme je l’ai dit à René, dans la mesure où ce livre m’a valu d’incroyables avanies au sein de la rédaction de 24 Heures et, de la part de certains proches et prétendus amis, des mesquineries dont le souvenir me cuit encore.

     

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    À La Désirade, ce 12 novembre. - C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant l’acquisition d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair ou je copie à l’instant: «Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve», et je lis en moi: «Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort», et Dhôtel cité par Leclair: «L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon.»

     

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    Panopticon95633.jpgIl n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse, Les amants réguliers de Philippe Garrel. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse du propos; car c’est un film aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu.

    En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les péripéties que nous avons vécues en ces lieux en mai 68, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ce qu’on appelait alors la Révolution, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide comme en convenait mon cher Reynald lui aussi présent, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel qualifie, avec délicatesse, d’inamertume…

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    À La Désirade, ce 24 décembre. -  C’est Noël et je me réjouis, ce soir et demain, de me retrouver en famille, comme dans nos enfances heureuses et chrétiennes, autour du sapin, lorsque nous tremblions un peu de réciter devant le sapin: «La bougie à l’œil pointu a dit/C’est la fête à Jésus/ Sois gentil.»

     

     Depuis hier soir, dans notre datcha sous la neige, cela sent de nouveau bon Noël, cela sent la grand-mère à la pommade camphrée et ce soir nos filles et leur oncle ex-taulard nous prépareront un frichti avant les cadeaux. Il n’y aura pas de poésie devant l’arbre puisque les enfants restent à venir mais le sapin est là et les santons de terre cuite et tout le bazar de Noël qu’aucun de nous n’aurait l’idée de démystifier, comme on dit à la télé.

                                 

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    Lucia22.JPGInlassablement je regarde les visages, et partout le drame, inscrit en rides et en traits durcis ou épurés au contraire; et les humbles, muettes figures de l’autobus ou de la salle d’attente; et la comédie des peaux liftées, tendues comme sur autant de masques d’un éreintant carnaval; et la ménagerie, le casoar ou le sanglier; et le cabinet de curiosités des natures subies ou sublimées, la babine sexuelle ou l’icône de vieux bois. Or curieusement, plus je les regarde et plus je me surprends à les accueillir tous. En regardant de tout près le visage de quelqu’un qu’on aime, on se sent parfois défaillir de tendresse. Ce seul visage n’a pas au monde son pareil, se dit-on, et tous les visages y délèguent cependant un reflet. Un instant, on se figure qu’on perdrait tout en le perdant, puis à le regarder vraiment on s’aperçoit que sa lumière n’est pas que de lui: que sa présence n’est qu’allusion à l’on ne sait quoi d’éternel.

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    Noël.gifÀ La Désirade, ce 31 décembre. – Chaque fin d’année est comme une fin de vie, on meurt, on coule, on va toucher le fond, on se dit que c’est affreux, quelle horreur ces cadeaux, quelle horreur ces fêtes, quelle horreur ces gens qui vont se réjouir, on se plaint en se goinfrant de douceurs, on se lamente en se tassant la cloche, on est plus malheureux que les malheureux qui battent la semelle dans la rue glaciale, après quoi sonne Minuit et c’est le lendemain qui chante, rien ne sera plus comme avant, on prend des tas de résolutions -  on se sent déjà meilleur rien que d’y penser…

    À suivre…

  • Mémoire vive (18)

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    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole: j’entends l’amour d’L.

     

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    Nous n’avons pas besoin de grades, mais de regards, nous n’avons pas besoin d’être regardés, mais nous avons besoin d’égards et de vous en montrer sans relever vos grades ; nous ne serions pas à l’Armée ni à la parade de l’Administration : nous serions au Café des Amis et nous parlerions simplement de la vie qui va; à ton regard je répondrai par les égards dus à ton rang de personne, mon regard te serait comme une élection sans autre signe que mon attention, à parler sans considération de nos âges et qualités, nations ou confessions - nous nous entendrions, nous nous rencontrerions enfin…

     

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    Lecteur1.jpgIl en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscuresservitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assezsemblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livresappelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables,voire les plus adverses.

     

    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise deCéline, ou encore qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?

     

    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?

     

    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnels. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

     

     

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    Tout faire pour échapper au magma des médias.

     

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    Se purger de ce que Kundera appelle l’eau sale de la musique.

     

     

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    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures ou « gagner ma vie » mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

     

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    Calaferte.jpgÀ La Désirade, ce 7 février 2005. - Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnetsde 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma mort de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance secrète, éparse et d’autant plus véridique.

     

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    Relevé ceci ce matin dans les Carnets de Calaferte: «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». Et ça dans la foulée : « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». 

    Et cela que j’ai vécu, ces dernières années, plussouvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride àl’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes prétendus amis: «l’indifférence froide»…

     

    Le même soir. – C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, m’a en outre appris qu’ils étaient trois à l’enterrement:le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien piteux, mais en somme à l’image de cette époque.

     

    °°°

    C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, la merveille que c’est de lire. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ».

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante,et les Anna, les Emma, les Félicité,  Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane - tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

     

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    Lucia23.jpgCertains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau – ce que Georges Haldas appelait la « société des êtres ».

     

    °°°

     

     A certains moments il n’y a plus que ça de vrai :une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

     

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    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs, etc...

     

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    CINGRIA4.jpgIl me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dansquel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

     

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    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et me fait vibrer depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins cela  reste-t-il sûr à mes yeux : que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     

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    Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

     

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     Vernet6.JPG« La beauté est ce qui abolit le temps »,écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

     

    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne  nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

     

    Vernet40.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issuepersonnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté aumonde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

     

     Il y a du protestant Amiel se flagellant danscertaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machineà laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr demes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour «m’en tirer» !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard quejamais. »

     

    Vernet8.JPGEnfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donnede merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

     

    °°°

     

    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

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    Celui qui ne s’étonne plus de l’ingéniosité mise par ses semblables à s’empoisonner l’existence / Celle qui est bonne comme le scout mais pas poire / Ceux que le mot de convivialité fait gerber mais qui aiment bien se trouver bien avec ceux qu’ils aiment bien, etc.

     

    °°

     

    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

      

    °°°

    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (19)

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    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

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    À La Désirade, ce 29 mars 2005. - Une surprise, et de taille, m’attendait ce soir sous la forme d’une belle et flatteuse lettre de Maître Jacques, dont je retape ici l’exquis entier: « Cher Jean-Louis, Ton mot m’a fait plaisir. Retrouver ton écriture verte m’a fait plaisir. Et Francis Bacon on the Piccadilly Line… Plus je regarde la peinture, plus je perçois que Bacon est le peintre de tout le miserere d’un affreux siècle. Et de tous les siècles, si ses tableaux naissent et crient au creuset du malheur humain. Sacrifice et déjà rachat par la preuve même du cri ? Je crois que tu n’es pas loin de sentir de façon très proche cet affreux miracle. Mais je ne vais pas répéter mon livre!

    Justement, ton article sur ce livre, et sur les poèmes liés à ce livre, m’a fortement (et agréablement) étonné: tu ne m’avais pas habitué à tel accueil depuis longtemps! Mais j’ai l’âme simple en ces choses. Ton article est beau, de forme, d’écriture, de ton, et la filiation Cingria, si naturelle à nos deux natures, l’authentifie dès le début avec une clarté fraîche, comme sacrée, qui me touche infiniment. J’ai donc reçu ta chronique comme un cadeau à mon livre de vie, à mes poèmes de vie, et j’en ai été affermi dans le sentiment très serein de mes exercices.

    J’ai été bien amusé aussi de la stupeur (le mot est faible ici !) que ton article a provoqué dans le petit marécage dont nous nous tenons, toi à la Désirade et moi forain, décidément éloignés. Dès sa parution, les coups de téléphone et messages écrits n’ont cessé de pleuvoir sur mon toit, de maints crapauds et vers de vase inquiets d’une réconciliation. C’est qu’ils ignorent qui écrit, lit, regarde de part en part, sur les pentes abruptes de Chamby et dans les collines de Ropraz. Plus près l’un et l’autre des éperviers, milans, terriers d’aube, que des coassements et des reptations. Jean-Louis, je te salue.Jacques ».

            

    Cinq ans après la trahison du cher homme, et alors que je m’étais juré de ne plus jamais lui parler, je vais lui répondre aussi tranquillement que j’ai continué de parler de ses livres : « « Cher Jacques, ton étonnement m’étonne, et je trouve un peu d’injustice dans le reproche que tu me fais de ne t’avoir plus fait bon accueil depuis longtemps. Est-ce en effet si longtemps que j’ai salué tes Têtes, autre livre admirable (et j’ose certes admirer ce qui porte tant à l’être) dont j’ai dit bien haut et clair, il me semble, à quel point il signalait la pointe d’un génie poétique ? C’est la visée de cette pointe qui me retient essentiellement à ce qu’on appelle la littérature, et qui est tellement plus que ce mot, tant qu’à la sourde fraternité de ceux qui n’ont pas renoncé à l’atteindre, dont tu es de toute évidence, et jusqu’aux plus impossibles, dont tu es également et bien plus que moi – ce qui est dire. Mais du reste nous nous fichons également au fond, et c’est pourquoi je me sens aussi libre de t’écrire que de ne pas t’écrire, selon nos humeurs.

    Ce matin le concert des oiseaux avait déjà commencé lorsque j’ai ouvert mes fenêtres sur le ciel noir tournant au bleu. Cette fraîcheur du chant premier est de notre commun plaisir de Dieu qui dissipe toute mesquinerie et toute basse malice. Les coassements que j’entends d’ici ne sont que de batraciens qui baisent dans la mare d’en dessous. Ce sont de charmantes jeunesses dont j’aime le voisinage, comme de nos trois ânes et des oiseaux qui n’écoutent pas la radio. L’Old Sam nous souffle alors la sentence appropriée à l’heure: Encore une journée divine ! Bien à toi,Jean-Louis».

     

    °°°

    Au Cap d’Agde, ce 12 mai. – Il est cinq heures du matin, la mer est grosse, l’air a l’air dur, et je me sens d’autant mieux sous ma lampe solitaire à travailler tandis que ma bonne amie ronflote. Je suis aux commandes de mon esquif et je prie le Seigneur de m’éviter les écueils tout en gardant les yeux bien ouverts.

     

    °°°

    En lisant La Suisse dans la tourmente de Jean-Jacques Langendorf, je me dis que je suis à la fois du parti de cet anar de droite et du parti de Niklaus Meienberg l’ana de gauche, ou plus exactement: du parti de ces Suisses à la manière d’Alfred Berchtold, qui envisagent à tout coup la thèse et l’antithèse, mais dans une nouvelle acception moins stable et moins régulière, finalement plus difficile à vivre dans la confusion des temps qui courent.

    °°°

     

    Numériser 3.jpegRamuz affirme que, sur le plan de l’expression littéraire, la Suisse n’existe pas en tant que telle, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire. Il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria. Ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée.

    Ceci cependant, du même  Ramuz, que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme».

             

    Et ceci de Rousseau: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».

     

    °°°

    Numériser 12.jpegEn juin 2005, ouverture de mon blog des Carnets de JLK. - J’ai commencé, ces jours, à m’intéresser à la blogosphère, suite à un échange avec Pierre Assouline qui me citait dans sa Républiquedes livres. Or, surfant hier soir sur l’Internet, j’ai pu constater l’inanité, voire l’ineptie de beaucoup de ces blogs, tristes reflets du vide intellectuel et spirituel de tant de gens. L’un est intitulé Toucher rectal, un autre Le coin des filles, un gay s’épanche dans Les bogosses et une aimable gourde, Au fil de l’eau, recense tous les lieux communs du Développement Personnel. Un certain Juan Asensio enfin, sous le masque du Stalker, déverse sa fureur bilieuse à la Léon Bloy en prétendant disséquer le «cadavre littérature», avec une emphase fumigène assez typique des excités à la Nabe et autres Dantec, et cette incapacité de tant de Français à considérer la pluralité des opinions et les nuances du jugement…

     

    °°°

    À La Désirade, ce 20 juin. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et lecaractère vain ou dérisoire de tout çam’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre,bientôt: le chant du monde bientôt.

    L’aube ce matinétait diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé,sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus  et de blancs dilués; et les mésanges d’à côtés’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres dela forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était leminuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais lesmouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de marêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.

     

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    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.

     

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    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.

     

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    Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’auto-limitation, si contraire à l’esprit du temps…

     

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    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...

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    À Chamonix, ce 5 août. - En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face glaciaire du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…

     

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    Lavaux 34.jpgAu Chemin de la Dame, en août. -  Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher deRivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.

     

    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise : « Qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

     

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    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.    

     

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    Sans humilité: rien; sans amour: rien.

     

    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.

     

  • Au meilleur des mondes

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    Pointes sèches et tailles douces de Julien Bouissoux. Une autre vie parfaite à lire absolument.

     

    Le Prix Nobel de littérature attribué à la nouvelliste canadienne anglaise Alice Munro, l’an dernier, témoigne de la vitalité persistante de  la short story dans les pays anglo-saxons, dont les maîtres (de Flannery O’Connor à Raymond Carver, entre beaucoup d’autres) n’ont guère d’équivalents en langue française en dépit des mérites d’un Daniel Boulanger, naguère, ou d’une Annie Saumont. Le genre passe pour« peu vendeur », ne trouvant plus guère de débouchés, en France pas plus qu'en francophonie,  dans les journaux et les revues.

    D’où la surprise très réjouissante que constitue la lecture du recueil paru récemment sous la plume de Julien Bouissoux, déjà connu pour plusieurs romans parus aux éditions du Rouergue et de L’Olivier , intitulé Une autre vie parfaite et rassemblant neuf nouvelles d’une douzaine de pages chacune.

                                                                                 

    Un univers doux-acide, une atmosphère commune en dépit d’une grande variété de situations, des thèmes en phase avec la vie actuelle, des personnages vivant dans la même incertitude existentielle et sociale, un humour aussi vif que discret , accordé à ce qu’on appelle l’understatement qui en dit beaucoup entreles lignes : telles sont les composantes de ces histoires qu’on pourrait situer dans la filiation de Michel Houellebecq (de vingt ans l’aîné deBouissoux), en plus doux et en plus court de souffle.

     

    Une autre vie parfaite évoque, avec l’ironie d’une antiphrase, neuf tranches de vie qu’on pourrait dire de la même catégorie sociale (classe moyenne entre beaufs et bobos), toutes marquée par une même fragilité sociale ou affective.

     

    Oscillant entre malaise existentiel et tentations de fuite (au propre ou au figuré des jeux virtuels), les personnages de Julien Bouissoux sont tous un peu déphasés, à commencer  par Janvier, rappelant un peu un Bartleby ou un « zéro » à la Robert Walser, véritablement « oublié » dans un recoin de son entreprise dont il continue de lire fidèlement le journal interne…

     

    Dans Lesparticules élémentaires, Michel Houellebecq daubait avec causticité sur les échangistes de Cap d’Agde, qu’il décrivait un peu comme un ethnologue approchant une tribu aux mœurs exotiques.  Or c’est avec plus de douceur (apparente) que Julien Bouissoux met en scène deux couples théoriquement « ouverts à un plan à quatre », qui se retrouvent dans une situation semblant vidée de toute énergie, comme si la transgression normalisée éteignait tout désir. Nul jugement moral au demeurant, mais une attention précise, presque amicale, un peu triste quand même.

     

    Dans Ma prunelle, autre modulation gentiment dérisoire d'une relation foireuse, une femme raconte la liaison la plus chaude de sa vie (d’une seule nuit et d’un petit matin), dans sa prime jeunesse de « fille moche » miraculeusement baisée (debout dans une cabane à outils)  par un camarade devenu célèbre par la suite. Là encore, beaucoup de sentiments et beaucoup d’observations se concentrent en peu de phrases, aussi brèves qu’efficaces. 

     

    Cet univers plus ou moins plombé, voire oppressant, pourrait sembler accablant et pourtant il n’en est rien. De fait,on ne cesse de sourire, fût-ce souvent d’un sourire « jaune », en lisant Une autre vie parfaite, dont on se réjouit de voir l’auteur déborder ces étroites largeurs, ici et là minimalistes, dans un prochain roman annoncé où il développera le personnage de Janvier.

     

    En attendant, il faut lire absolument ce recueil finement orchestré et vibrant des échos de notre drôle de monde.

     

    Julien Bouissoux. Une autre vie parfaite. L’Âge d’Homme, 109p.

  • Mémoire vive (17)

     

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    Pourquoi ces intellectuels et ces romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) ou le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    C’est la question que pose, non sans intention polémique et raccourcis injustes, Professeurs de désespoir de Nancy Huston  qui n’est pas un hymne à l’optimisme béat pour autant Son propos n’est pas, en effet, d’édulcorer le tragique de la condition humaine, mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une indéniable fascination.

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ouThomas Bernhard (dans l’agressivité délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).

    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine Déesse Suzy que ses menstrues et ses grossesses empêcheraient décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, « merveilleusement érotique et maternelle » devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston, dont la malice  à gros sabots fera se récrier les chantres du nihilisme acclimaté…

     

    °°°

    Celui qui appelle ça une escapade / Celle qui appelle ça une échappée / Ceux qui se taisent dans le train de nuit, etc.

     

    °°°         

    Paris, ce 30 septembre 2004. - Ma rencontre avec Nancy Huston s’est bien passée: nous nous sommes joliment entendus, je crois.Au début de la conversation, elle m’a raconté cette histoire, significative, d’une lectrice pro de Gallimard qui lui disait régulièrement que neuf manuscrits sur dix passaient au panier, alors que la nouvelle consigne qu’elle a reçue, de la part de la Direction est d’être désormais «à l’écoute de la poubelle» !

    Après cette plaisante entrée en matière, nous avons parlé des thèmes de son livre, desa trajectoire et de son évolution, en complicité croissante et en riant pas mal.

     

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    Celui qui dit s’intéresser au Phénomène Croyance mais qu'au fond ça énerve / Celle qui renonce au foulard pour prendre le voile /Ceux qui évoquent l’époque de la femme-canon avec une nostalgie forcée, etc.

     

    °°°

    En assistant à la fuite en avant dans l’exhibition privée qui caractérise les médias, je me dis que cet étalage est par excellence l’opposé d’une culture de l’aveu. On se déboutonne, on déballe - pour ne rien dire. On ne dit que ce qui conforte la norme ambiante, et jusqu’à celle qui se pose en anti-norme, comme l’illustre la nouvelle confrérie hyper-conformiste des gays. L’aveu est affirmation d’une personne unique, alors que ces gens qui prônent leur différence ne font que niveler tout particularisme : ils n’aimeraient rien tant que leur différence devînt la nouvelle norme établie.

     

    °°°

    À La Désirade,ce 7 octobre.- Une lettre que je reçois ce matin, de Nancy Huston, me dit son enthousiasme à la lecture des Passions partagées, son sentiment de proximité existentielle (nous avons eu nos enfants à peu près à la même époque) et littéraire (elle nous sent souvent sur la même longueur d’ondes). A ce propos, elle a dû se sentir aussi consternée que moi, ce midi, en apprenant que le Nobel de littérature venait d’être attribué à la lugubre Elfriede Jelinek dont elle a si bien décortiqué les tenants du nihilisme…

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     Le Je est une affirmation du courage existentiel. Je suis, donc je pense.

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    En lisant Le temps des loups blancs d’Anne Cuneo, je constate que son récit, apparemment si terre à terre, à l’opposé diamétral de l’écriture d’un Cingria dans ses Impressions d'un passant à Lausanne, aboutit néanmoins, avec l’évocation géniale de Charles-Albert, à l’une des meilleures descriptions de notre ville entre les années 50 et  70. Rien chez elle de littérairement brillant, mais elle tire de ses peines d’enfant et de jeune fille quelque chose de tout aussi important à mes yeux que l’éclat ou les surprises d’un style, et cela finit bel et bien par rejoindre la littérature, avec une sorte de poésie rêche.

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    Celui qui voyage autour de sa chambre dont la fenêtre donne sur l’usine d’incinération des déchets urbains / Celle qui se contente de l’Ici-Bas qu’elle habite dans son ample chair de gourmande / Ceux qui trouvent la vie trop étroite et se sont donc inscrits au prochain Transit astral de Frère Jean-Marie,etc.

     

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    Ce qui peut sembler ressortir aux lieux communs, dans les observations de Michel Serres, désigne bel et bien un lieu de rencontre commune, un lieu d’intersection dans le temps, un lieu de jonction de l’amont et de l’aval.

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    Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi.L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret. Branle mondial.

     

    °°°

     En ville, en novembre.- Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. 

    Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’unepuissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

    En revenant à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple :« Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : « Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».  

    Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

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    La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des zobs des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

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    Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

     

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    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

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    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

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    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.

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    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

     °°°

     Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie:l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables.

    Par amitié tricherai-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

     °°°

    La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

     °°°

     Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

     

    °°°

    Ce que Michel Serres appelle, à propos du nationalisme, «libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vu à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

     

    °°°

     Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le débutde la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

     

    °°°

    À La Désirade, ce 1e janvier 2005. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie à la détresse, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du Sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres, comme on dit, me semble la plus belle image de la vie qui continue…

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (16)

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    Je souris en lisant, ce soir, le texte très véhément dans lequel Georges-Arthur Goldschmidt dénonce le kitsch, selon lui essentiellement nazi, de la phrase et de la langue de Martin Heidegger.

    Je souriais déjà, l’autre soir, en lisant le chapitre de Jean Brun qui traite de l’«ambiguïté fondamentale» de Heidegger» et tire la plus claire conséquence de la dérive «poétique» du philosophe en direction de «cette mystique païenne à laquelle le conviait le national-socialisme avec son culte voué au Führer, à la race , au Reich, à la «force par la joie», à la guerre virile et à l’Histoire future», avant de préciser ceci qu’il fait bon se rappeler tout de même: «Car Heidegger a payé sa cotisation au parti nazi de 1933 à 1945 et n’a pas eu un seul mot pour réprouver ce qu’il avait pu apprendre des atrocités auxquelles avait conduit cette idéologie»...

           

    Je souriais donc en me rappelant la violence avec laquelle, à la fin d’une soirée chez Dimitri, notre ami nous a houspillés, criant véritablement, pour la seule raison que nous osions, sa femme Geneviève, ma bonne amie et moi, nous étonner de ce qu’un philosophe prétendument grand se comporte aussi bassement que lorsqu’il a laissé radier son maître Husserl avant de poursuivre son petit chemin de notable soumis au Führer.

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    À Paris, dans le jardin de l’église SaintGermain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard » , avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich psalmodie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont effleurées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.

    Juste ce que dit en outre Godard: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin... 

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    Au square Boucicaut.  — Sur un banc, dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.

    A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. 

    Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchées sur un enfant miséreux tandis que la mère, le dos tourné, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. 

    Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».

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    Dans la rue saint André-des-Arts je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dansUlysse qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas.

    Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.

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    Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au numéro 14, dont la porte est désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien.

    A la table voisine du Select-Tocqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que Number Two passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite « bon bac». Sourires radieux de part et d’autre. La vie, quoi.

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    J’écoutais hier les entretiens enregistrés de Georges Haldas. Cela part tout miel, mais dès qu’il y a contradiction cela devient  acide et vite salaud. Je n’aime pas ça. Je n’aime plus ce prêchi-prêcha exaltant l’Autre avec majuscule, sur fond d’impatience agressive. Je ne veux plus entendre parler de Fraternité sans gestes qui la manifestent.

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    Coïncidence navrante: je relève, dans Le Temps, cette citation de Georges Haldas illustrant sa grossièreté occasionnelle envers les femmes, qui le fait parler de Jeanne Hersch comme d’une « amazone pisseuse ». Que dirait-on d’une prof de philo bon teint qui parlerait d’Haldas comme d’un « crapaud gâteux » ?

     

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    À La Désirade,ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier :« Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. »

    Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film. 

    Lui réponds : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent lesenfants ! »

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    À la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ».L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende trop. Tu percutes ? »

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    Le bon usage de Joyce ne signifie pas vénération passive. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite dans Finnegan’s Wake. De fait,l’oeuvre dernière de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle : telle étant sa limite.

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    Dans le train de Genève, ce 17 juin. — Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri prima monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres ! Ce qui m’a, aussitôt, rempli deforce, alors qu’au réveil je me sentais pantelant. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat pour nous encourager contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise, ma putain de rédaction et sa putain de Haute Ecole à la con. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Ivan Bounine et nous en avons bien ri.

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    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

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    Tchékhov me revient, ces jours, comme le bon médecin dont j’ai besoin. Penser à lui m’encourage. Son humanité est une parfaite mesure à mes yeux, et son écriture une pratique accordée à telle mesure. En pensant à Joyce, à la littérature contemporaine et à la foire aux vanités en général, je me dis que ce à quoi je tiens le plus n’est pas le texte totalauquel rêvait Joyce, ni à me faire une place sur les estrades, mais à rester humain et à produire une littérature qui aide les autres à devenir plus humains,comme je suis devenu plus humain, je crois, à la lecture de Tchékhov.

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    Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire, etc.

     

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    En ville,  au Buffet de la Gare. — Retrouvé ce midi ma chère Marie-Laure, qui me dit que mesPassions partagées sont pour elle « une mine ». Elle a lu le livre entier et le voit traversé par un fil d’or continu. Elle s’étonne de la sévérité que je manifeste parfois à mon propre endroit. Je luien fais valoir la raison: mon souci constant de la réparation. Francis Ponge disait à peu près que le poète prend le monde dans son atelier, pour le réparer.Elle me comprend car elle, ses amants et sa mère n’ont cessé de parer et réparer à leur façon.

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    Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes :Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

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    Un père de famille, dans son chalet de LaLenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. 

    En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire de nos régions, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et enregrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

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    Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes d’un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de ménage a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

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    Fahrenheit 9/11de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental.Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.

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    Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il yavait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – toutun monde à rafistoler

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    Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

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    Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.

     

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    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

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    Highsmith110001.JPGEn lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

     Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ».

    Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais:meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sansdésir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation,avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vied’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière. Elle-même m'avait d'ailleurs dit que le mobile de la plupart des crimes est l'humiliation.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il acommencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.

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    Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat: d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un, le tueur du bureau, ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...

    °°°      

    Celui qui aime tant l’amitié qu’il vit plutôt seul / Celle qui aime tant l’amour qu’elle en redemande /   Ceux qui prônent par écrit une éthique de l’Autre qui les autorise à l’oublier dans les faits, etc.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (15)

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    Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même me dis-je qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

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    Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

    °°° 

    En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail.  

    °°°           

    Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans aucune  vanité: comme une évidence qui m’engage. Je me fiche au demeurant de ce qu’on appelle l’Ego. Mon moi m’échappe autant qu’aux autres…

           

    °°°   

    À Montréal, en octobre 2002. - Très content, cet après-midi, de me retrouver seul à la charmante Auberge de la Fontaine, en lisière du parc du même nom. C’est l’occasion de découvrir le quartier du Plateau Mont-Royal, dont je n’avais rien vu la dernière fois, et qui me séduit par son côté Quartier latin, avec sa kyrielle de restaus estudiantins et de librairies.       

    Du quartier  juif de la rue Hutchison - avec ses airs de véritable shtetel aux groupes de mômes à papillotes et bandes de rabbins -, au parc de Mont-Royal où je suis allé prendre la vue de la grande ville, en passant par la piscine du Plateau où je me suis baigné gratos au milieu d’une trentaine de vieillards sémillants, puis en longeant les rues aux petits maisons de brique à deux étages toutes fleuries et nanties des mêmes escaliers de fer forgé, j’ai vraiment eu le sentiment de retrouver le Montréal de Michel Tremblay.   

    °°°       

    Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela  existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, le beau romande Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans les feux de la passion - je l’ai moi-même vécu avec celle que je croyais alors la femme de ma vie  et  je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

    °°°       

    À Paris, en novembre. - Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par les sabots des chevaux, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision dont je n’avais aucune idée de la raison du défilé.

    En fin de matinée, le retour des tambours, sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard dont je savais maintenant qu’il emportait la dépouille d’Alexandre Dumas  au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises.

    À l'ère de Fogiel et de Loana, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit : rien n’est donc perdu. 

    °°°      

    Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes remarques initiales (vers1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. 

    Me revient du même coup le souvenir (que Guillemin m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père paternel militariste et fasciste de ma bonne amie, vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, au pied duquel il crachait à chaque fois qu’ils se croisaient...      

    °°°       

    Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides ; et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue aussi dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

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    Tombé par hasard, ce soir, en classant les derniers papiers de ma mère, sur deux cahiers bleus quadrillés dans lesquels elle a écrit à celui qu’elle aimait, après sa mort, entre 1986 et 2002. C’est comme un journal de solitude, alternant avec de belles lettres d’amour. Cela m’a bouleversé par la totale authenticité de ce qui y est noté, le désarroi de celle qui reste seule à survivre sans trop savoir pourquoi, le calvaire  physique qu’elle endure certaines années («mon dossier dermatologique est un monument»), d’autres  épreuves et son amour indéfectible, double motif de son sentiment d’arrachement et de son encouragement quotidien.       

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    De loin on ne distingue plus bien, avec la fatigue, si ce scintillement est déjà de laterre ou encore du ciel, dans les replis des villages qui s’éveillent ou sous le brouillard en restes d’étoiles, en tout cas cela fait un clignotement de loupiotes, cela met comme un pointillé séparant le rien de ce quelque chose annonçant le matin, entre le silence et les deux infinis, entre le noir et le rayon vert de la radio dont je n’entends qu’un imperceptible murmure en langue inconnue…   

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    La philosophie passe à mes yeux par lacréation verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas enmême temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poètetravaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. Ne me touchent donc que les poètes de la pensée, de Platon (que je n’aime pas)  à Pascal (que j’aime) ou de Nietzsche à Kierkegaard, Chestov  et Peter Sloterdijk, que j’aime également.

    Quant à la manie actuelle des profs de philo à se dire philosophes, elle me paraît dérisoire.     

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    Montherlant prônait les «pensées pratiques », et la boîte à outils de Roland Dubillard en est pleine. Venez et prenez : voici les jumelles à verres de bois pour ne pas voir le pire, ou voilà la pendule à remonter le temps qui nous permettait en notre enfance de dire n’importe quoi pour faire la pige aux grands, la pige au loup, la pige à tout.

     

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    Annie Dillard dit une chose qui me semble avoir valeur de « pensée pratique », et c’est qu’un écrivain écrit parce qu’il aime les phrases, de même qu’un peintre peint parce qu’il aime l’odeur de la peinture.       

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    Celui que le culte de la gastro a ramené au pot-au-feu / Celle qui abandonne sa Fiat Panda dans l’encombrement de l’autoroute et s’en va faire un tour dans la prairie aux coquelicots / Ceux que la stupidité collective interdit, etc.

           

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    À un ami qui m’écrit  que le cul et Dieu se sont partagés sa vie, et que la littérature d’aujourd’hui n’est plus rien, je réponds ceci: « Cher vieux, l’ennui avec le cul c’est qu’il y ait un corps autour et que  le corps ne suit pas forcément. Ma bonne amie n’a plus qu’un millimètre d’os avant l’opération de la hanche et son remplacement par une prothèse. Moi c’est les vaisseaux qui chicanent. La nuit dernière une horrible crampe m’a scié la jambe du talon à lacuisse, et je suis resté des heures sans pouvoir marcher. Après les deux thromboses de l’an dernier, ça devient limite. Plus de rouge ou presque. Sous anticoagulant pour six mois. Une capsule de Sortis par jour, une d’Atacan+ pour l’hypertension, une d’aspirine Cardio et une de Pantoprazol. Et l’appareil dentaire qui se décolle. Vous êtes en train de sucer un sein ou une oreille et voilà l’appareil dentaire qui se fait la malle - on devient un peu regardant rien qu’à y penser.

           

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    Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’années, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance.

    Constats supplémentaires relevés dans Au présent d’Annie Dillard : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour, etc. »

          

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    Dans La fenêtre des Rouet, le Simenon que je suis en train de relire, je relève ceci: « Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits ».       

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    Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes,  je veuxdire : ces illuminées à la  Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’hallucinée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter ?

    Sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute desdéserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries…

     

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    Le mot d’ordre de l’époque : NE PAS DERANGER.

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    C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation :contemplation active et consumation.

     

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    Enfin Kolia demande à Karamazov :« Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre lesmorts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous ? » 

    Alors Aliocha : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nousreverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation à venir par delà les eaux sombres.

     

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    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? 

    Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

     

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    À Paris, en juin 2004.- Et dis-toi que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

     

    Peinture: Chaïm Soutine.

  • Sémillante Amélie

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    Sur le vingt-troisième roman d’Amélie Nothomb, Pétronille. De l’irrésistible humour de la romancière. Du jugement des cuistres et des qualité et limites d’un style unique.

     

    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc nous sommes d’accord avec la rumeur : le dernier Nothomb est du meilleur cru…

     

    Moi l’un : - Tu ne m’en voudras pas de ne pas filer la métaphore sur le pétillant de la chose genre champagne, vu que les médias nous en ont saoulés.

     

    Moi l’autre :-  C’est vrai qu’à s’en tenir au premier buzz et au déferlement de pub déguisée que devient un peu partout la chronique des livres, on pourrait dire que ce « roman » se résume à la pétillance du champagne dont Amélie se gorge  avec sa compagne de beuverie…

     

    Moi l’un : - On pourrait croire aussi que les médias ont essoré toute surprise, avec la complaisante complicité d’Amélie, et qu’on peut se passer de lire Pétronille vu que la story est dévoilée de bout en bout. Donc je résume celle-ci vite fait : Pétronille évoque le besoin soudain d’Amélie Nothomb, au tournant de la trentaine et venant de s’installer à Paris, de se trouver un ou une bonne âme buveuse avec laquelle se siffler des flûtes, et voici donc Pétronille  apparaître, étudiante sortie de milieu prolo et que les livres de Nothomb ont toujours fait se poiler, qui devient à son tour romancière – on sait déjà que le modèle est la jeune et craquante Stéphanie Hochet. Donc sachant tout ça, on pourrait se dire qu’en lire plus n’a guère de sens.

     

    Moi l’autre : - Mais…

     

    Moi l’un : - Comme tu dis l’ami : mais. Mais il y a la patte de Nothomb, la phrase de Nothomb,le ton absolument unique d’Amélie, l’humour et le sens de la pointe d’Amélie, sa débonnaireté et sa vacherie.

     

    Moi l’autre : - Et ses dialogues !

     

    Moi l’un : - Alors là, c’est le fil de la pointe. Et c’est ce qui fait de Pétronille une espèce de roman à la Compton-Burnett, en dessinant les deux protagonistes au fil du dialogue. Pas moyen de les confondre : Amélie ne parle pas comme Pétronille, et pas ça d’empâtement psychologique pour autant.

     

    Moi l’autre : - Tout de  même c’est limite light. Tu as cité la géniale Ivy Compton-Burnett, mais c’est quand même tois cran en dessous.

     

    Moi l’un : - Yes sir,it is. Mais c’est néanmoins trois crans au-dessus de la plupart des dialogues filés dans le roman français actuel, quoiqu’en disent les cuistres plus ou moins chagrins ou jaloux..

     

    Moi l’autre : - Et les formules de Nothomb !

     

    Moi l’un : - Sa façon en deux phrases de distinguer l’émanation physique de la campagne anglaise, après la française. Je cite : « Avant la traversée de la Manche, les champs vides étaient tristes aussi, mais là, je sentais que leur tristesse différait. C’était du chagrin anglais »…

     

    Moi l’autre : - Et le portrait de la chieuse punk !

     

    Moi l’un : - En deux pages, toute la morgue d’une vieille star de la mode est épinglée dans l’expression de « rombière boulotte », dont il ne restera qu’un caca de sa chienne Beatrice…

     

    Moi l’autre : - Du moins faudra-t-il les « insultes écossaises » de Pétronille pour pallier l’impuissance d’Amélie, trop bien élevée, à se défendre…

     

    Moi l’un : - Et la visite du British Museum ensuite. Un petit morceau d’anthologie, avec chiquenaude en passant à « l’atroce effet Guide Bleu », aussi bien vu que la sinistre stalinienne débitant ses clichés sur la « conscience du bonheur perdu » des Allemands de l’Est.

     

    Moi l’autre : - Aussi,c’est une belle histoire d’amitié. Pétronille est un pote épatant, si l’on peut dire.

     

    Moi l’un : - La complicité des deux jeunes femmes, il faut le souligner, découle de leur passion commune pour la littérature. On est loin des bas-bleus, mais ce que René Girard appelle la médiation externe joue à plein. On ne verra jamais les deux lettreuses en rivalité mesquine : on dirait deux soldates réunies par un beau drapeau.

     

    Moi l’autre : - Il y a aussi du Martine aux sports d’hiver…

     

    Moi l’un : - Tu as tout à fait raison : il y a du Martine chez Nothomb. Ou des bonheurs de Sophie. Avec un air  roman de jeunesse : quand Pétronille dit qu’elle va marcher dans le désert pour ne pas « devenir rance », ou quand elle prend le deuil après la mort de Jacques Chessex parce que celui-ci lui a écrit, après avoir lu son livre, qu’elle est à la fois un enfant et un ogre - on flotte dans l’épique juvénile.

     

    Moi l’autre : - Il y a aussi une très belle page (126) sur l’amitié, présentée comme « cette étrange forme d’amour si mystérieuse, si dangereuse et dont l’enjeu échappe toujours »…

     

    Moi l’un : - Oui, il y a toujours une page 126, chez Nothomb, qui relève d’un autre niveau de profondeur.

     

    Moi l’autre : - N’empêche que c’est  bien court !

     

    Moi l’un : - C’est le régime Nothomb : un roman par année, lu en deux heures. 

     

    Moi l’autre : - Tu re trouves pas ça trop limité ?

     

    Moi l’un : - Oui et non. On sera curieux de la voir avancer en âge et se prendre les pieds, une bonne fois, dans son pyjama d’écriture orange…

     

    Moi l’autre : - La chute rappelle un peu la mort de l’auteur dans La Carte et le territoire

     

    Moi l’un : - Disons qu’Amélie boxe dans une autre catégorie que Michel Houellebecq. Mais la paire vaut bien mieux que ce qu'en disent ses détracteurs cuistres ou chagrins…

     

    Amélie Nothomb. Pétronille. Albin Michel, 168p.

  • Ceux qui se leurrent

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    Celui qui se paie de mots et le sait et se le reproche et s’obstine pourtant donc il va nous faire chier encore pas mal sur Internet et environs /Celle que sa lucidité n’éclaire pas forcément les jours impairs / Ceux qui préfèrent ne pas  savoir ce qu’ils ignorent au demeurant sans s’en douter / Celui qui se voile la farce / Celle qui évite de se regarder dans le mouroir / Ceux qui n’en sauront jamais assez sur eux-même tant ils sont too much / Celui qui se dévoile au niveau des sous-titres  en braille / Celle qui braille quand l’aveugle la pince juste là / Ceux qui préfèrent dire mal voyants pour les aveugles et mal reniflants pour les nez coulants / Celui qui se met au cou le nœud coulant et se dit qu’un chien vaut mieux que deux koalas/ Celle qui affirme qu’elle « travaille sur soi » sans préciser que c’est avec sursis / Ceux qui entendent d’autres mots derrière tes silences qui en disent pourtant long / Celui qui lâche la proie de la réponse pour l’ombre de la question / Celle qui ne se croit dupe de rien sans pouvoir le prouver poil au nez / Ceux qui invoquent la « faute à Rousseau » au motif que lui aussi se branlait dans les jardins publics en mémoire sûrement de Maman / Celle qui se faufile au plus pressé / Ceux qui se confient au moins stressé / Celui qui campe sur ses impositions / Celle qui se la joue Madame Bovary version ça ne trompe personne / Ceux qui se la jouent El Islam autoproclamé au parc Monceau où pullulent les petits infidèles et leur bonnes relapses / Celui qui écrit un roman pour savoir ce qu’il pense / Celle qui se dit plus intelligente que Jean-Paul Sartre sans réaction notable de celui-ci / Ceux qui s’autoproclament Etat islamique du ménage pour y ramener un peu d’ordre quitte à décapiter la pécheresse et ses filles fauteuses de provocations charnelles avec leur nombril à l’air  / Celui qui se dit prêt à sodomiser les chrétiens comme c’est recommandé dans le Coran à ce qu’on dit / Celle qui dit tout haut que Marine le Pen est la seule femme qu’elle connaisse qui ait des couilles prouvant en cela que l’homme n’est jamais la femme qu’on croit / Ceux qui se lancent dans un roman à succès explicitement inspiré par le dernier best-seller d’Amélie Nothomb avec une touche de Marc Musso pour le décor et un dialogue à la Gavalda plus un sous-texte incitant à la méditation genre plan de carrière de Carrère qui fasse toucher le particulier à l’universel et tout ça / Celui qui situe le dernier Beigbeder entre Joyce et Kafka mais complètement personnel et même radical si ça se trouve / Celle qui pète plus haut que son Q.I. / Ceux qui ont rencontré Vladimir Nabokov à la laiterie et en font tout un fromage, etc.       

  • Mémoire vive (14)

     

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    Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

     

    °°°       

    L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

     

    °°°

     

    À Montagnola,ce 15 août. - A l’instant,  sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse de café jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que notre mère a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée gisant sur le carrelage vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre a casa. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

           

    °°°

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle n'avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...

        

    °°°                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

    Tu me dis que tu es seule, mais tu n’es pas seule à te sentir seule: nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te désole pas du sentiment d’être seule à n’être pas entendue alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi… 

    Je me souviens...

          

    (Noté dans le train du retour)

     

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

           

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

          

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

           

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

           

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

           

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

     

     Je me souviens de sa façon de dire «pendant la guerre».

           

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho,la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

           

    Jeme souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...

           

    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

          

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

           

    Je me souviens de sa façon de critiquer l’avarice de Grossvater, tout en prônant l’économie.

           

    Je me souviens du chalet de Grindelwald.

          

    Je me souviens de la maison de pierre de Scajano.

           

    Je me souviens de nos  baignades à Rivaz.

           

    Je me souviens de nos pique-niques en forêt.

           

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

          

    Je me souviens de son explication rapport aux «pattes» qu’elle suspendait à l'étendage.

           

    Jeme souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté)

           

    Je me souviens de sa lettre à Kaspar Villiger, ministre des finances, rapport au sort des petites gens.

           

    Je me souviens de ses bas opaques.

          

    Jeme souviens de ses larmes.

          

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort denotre père.

           

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

           

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

           

    Je me souviens de sa façon de préparer les «paies» de nos filles.

           

    Je me souviens de ses récents trous de mémoire.

          

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

          

    Je me souviens de ses rapports délicats (voire indélicats) avec sa belle-fille etson beau-fils.

           

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire ou à Sauvabelin, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

     

    °°°

    Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nullepart, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour apassé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande sil’aube reviendra jamais…

     

    °°°

    Chapelle funéraire de Montoie, ce 25 août 2002. - Passé cet après-midi à la chapelle no 10 du Centre funéraire, où notre mère reposait derrière une vitrine. Elle avait, dans son cercueil, un air et une posture que je ne lui ai jamais vus, de très digne noble duègne espagnole peinte par Goya, mélange de dignité et de sérénité, la peau lisse comme de la pierre et les traits du visage bien détendus, les cheveux bien coiffés, les mains jointes d’une manière un peu forcée. C’est donc une troisième et dernière image que je conserverai d’elle, après la petite dame en bleu du divan aux cheveux coupés courts qui lui allaient si bien, il y a quelques temps encore, et la mourante sur son lit d’hôpital aux airs tour à tour paisibles et tourmentés.  

           

    °°°                                                                                                                                                                   

    Où est-elle maintenant ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

     

    °°°

    En réalité je ne sais rien de laréalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbreou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

     

    °°° 

     

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

     

    °°°

     

    Tu es l’âme de mon âme, lui dit-il sans savoir quielle est, tu m’es plus intime à moi-même que moi, tu me connais par cœur, commeune chanson dont tu ajouterais tous les jours un couplet que je serais seulpourtant à pouvoir fredonner, à chaque aube je te retrouve enfin, mélodie etrefrain…

    °°°

    En lisant je me retrouve dans une aura. C’estpeut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon

    En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. 

    En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec MichelStrogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.  

    °°°

    À Toronto, en octobre. - On se réveille parfois d’on ne sait quel combat harassant avec quel ange ou avec quels démons, on se sentbrisé, défait: on est exactement ce qu’on devrait être à la fin d’une nuit quiaurait duré toute une vie, mais c’est le matin et l’on sait ce matin qu’on est moins que rien et que c’est avec ça qu’il faut faire – qu’il faut faire avec…

    °°°      

    Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.

    À suivre...

     

    Peinture: Mother, de Lucian Freud.

     

  • Mémoire vive (13)

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    À la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché; on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais à les regarder mieux on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

     

    °°°

     

    Votre vertu, votre quête, votre salut je n’y ai vu jusque-là que d’autres façons de piétiner les autres, et sans jamais, je m’excuse, vous excuser, sans demander pardon quand vous marchez sur d’autres mains qui prient d’autres dieux que les vôtres, sans cesser d’invoquer l’Absolu de l’Amour tout en bousculant dans le métro de vieux sages et de vieilles sagesses.

     

    °°°

     

    Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux, etc.

     

    °°°

     

    Ne te laisse pas contaminer, petit -   je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis : toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles – c’est le monde que tu ramèneras à la vie.

     

    °°°

     

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains.Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant.

    On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie sociale.

    En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’en est plutôt flattée. Mon père avait encore un honneur de ce côté -l à, monpère et nos aïeux, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais la survivance d’un respect que, trop souvent, et pour notre confusion, nous avons perdu.

     

     

    °°°

     

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, qui correspond au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en mêmetemps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre poignant qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, un roman de l’ambition naïve, du déshonneur  et du rachat.    

     

    °°°

     

    Il n’y aurait plus rien, rien ne vaudrait plus la peine, tout serait trop gâté et gâché, tout serait trop lourd, tout serait tombé trop bas,tout serait trop encombré ; on chercherait Quelqu’un mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho; on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors…

     

    °°°

     

    La mesure toute française de Léautaud est nécessaire, mais non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme  de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant, il n’y en a chez lui que pour l’Île de-France et rien pour les Patagons ou la Haute-Engadine.

     

    °°°

          

    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos ; et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller au grain.

     

           °°°

     

           À Ségovie, en février 2002. - Tout à l’heure nous avons gravi les 140 marches du donjon de l’Alcazar pour atteindre la plateforme qui donne sur les hauts plateaux de Castille. Ceux-ci, que nous avons traversés hier par les alentours d’Avila, n’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado que je suis allé saluer occultement dans sa maison à charmante cour intérieure gardée par un chat tout mité.

     

           °°°

     

           Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, justeaprès... L’heure précédant la venue au monde de Number One, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... La présentation de Number Two encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonneamie... La présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de toute expression de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri. 

     

           °°°

     

           Celui qui rêve que la ville sur la colline se trouve inondée par les eaux noires dela lune / Celle qui sait maintenant de quel balcon tombe le lait des jattes /Ceux qui ont appris la puissance de la nature en observant le grand éboulementqui a  emporté la fabrique de briquetsmulticolores, etc.

     

     

           °°°

     

    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misèredes courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré.Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus sourdement pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression reptilienne bien plus que des vices raffinés. 

     

     

           °°°

     

           La  génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq. Toutes choses que je prends avec le grain de sel de celui qui récuse le concept de génération.

     

           °°°

     

    Notre ami le théologienme dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien.

     

             °°°

     

    Un livre c’est pour moi comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

     

    °°°

     

    Les écrivains ont toujours été, pour commencer, des lecteurs du monde, mais des lecteurs actifs, des lecteurs-abeilles qui transformaient la substance de leur observation en miel nourrissant.

    Décrire et comprendre le monde qui l'entoure n'est, certes, pas la seule fonction d'un écrivain, mais à l'ère des spécialistes atomisés et du café du Commerce planétaire, cet effort peut constituer l'un des aspects les plus intéressants de son travail, qui l'installe au coeur de la cité.

    Le meilleur exemple en est sans doute Balzac, dont La comédie humaine nous  fait parcourir tous les étages de la société française du XIXe siècle, dans la foulée d'innombrables personnages. On y voit naître le journalisme et s'effondrer un spéculateur, Paris se construire et l'Ancien Régime se défaire, mais ces observations sociales sont nourries de l'intérieur par un psychologue et un poète, dont la vision d'ensemble évoque celle d'un médium qui aurait tout éprouvé dans sa propre chair. 

    Si la France deBalzac offrait un tableau relativement stable, qu'un seul homme pouvait embrasser, il en va tout autrement du monde actuel, et l'on chercherait en vain un auteur français capable d'en produire une synthèse comparable. Pour faire image, on se contentera de placer Plateforme de Michel Houellebecq, pourtant l'un des plus vifs observateurs sociaux du roman français récent, à côté des Illusions perdues avant de conclure: y a pas photo!

     

    °°°

    En mai 2002. - Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle  est allongée dans la pénombre - son air de reine mongole sous sa yourte.

     

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    Les mots sont comme cette lampe de poche ce matin dans le bûcher, les mots éclairent les bouts de bois dont on se chauffera, les mots font mieux voir et les mots réchauffent à la fois : voilà ce que je me dis ce matin à l’instant de me mettre à écrire à la chaude lumière de ces premiers mots…

  • Mémoire vive (12)

    Rembrandt22.jpgToute l’humanité résumée dans les autoportraits de Rembrandt.

     

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    Le plus difficile est de trouver le ton juste. Je crois que Bukowski avait trouvé le ton juste par rapport à lui-même, mais imiter Bukowski, dans le genre « lumière sur la poubelle », nous voue au kitsch, comme Bukowski donne dans le kitsch en s’imitant lui-même.  

     

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    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois assommant (mondanités, comédie sociale, etc.) mais saturé de propos très corsés, parfois abjects, souvent piquants et justes. L’envers d’une écriture souveraine. Grand seigneur méprisant dans l’intimité de la princesse : l’écrivain supérieur à l’homme. 

     

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    Nécessité de tout transformer du brut de nos vies. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin : tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas, tout en restant en bas. Romain Rolland cité par Boris Cyrulnik : « On ne lit jamais un livre, on sel it à travers les livres soit pour se découvrir, soit pour se contrôler ».

     

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    Ils craignent d’être influencés, disent-ils, ils ne sont pas dupes de ce qu’ils croient des révérences convenues, ils ne voient pas que cela les agrandirait de reconnaître la beauté pour ce qu’elle est - autant dire qu’ils ne veulent pas la voir, même celle qui est en eux.

     

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    À Sanary-sur-Mer, en mars 2001, après une visite à Boris Cyrulnik. - Belle matinée de soleil printanier au marché provençal, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Ce qui me rappelle le«haricot bien gras» de Molière.

     

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    Jean Eustache : «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.»

     

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    En lisant  L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.   

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    Le type s’est  levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où il trouvait qu’il y avait trop de jour ; un instant il a regardé à travers les fentes des persiennes le retraité  d’en face en dessus du coiffeur, qui a toujours l’air aux aguets, à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain ;il a vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps ; il a vu le coiffeur momentanément désoeuvré sur son seuil ; il a vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie ; il s’est  vu derrières ses persiennes et il s’est dit que c’était la meilleure chose qu’il pouvait faire à ce moment-là, et il est resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau.       

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    On repart chaque matin de ce lieu d’avant le lieu et de ce temps d’avant le temps, au pied de ce mur qu’on ne voit pas, avec au cœur tout l’accablement et tout le courage d’accueillir le jour qui vient et de l’aider,comme un aveugle, à traverser les heures…

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    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien»  et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait queWalser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatriqueet qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société», l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud. Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

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    C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie « multi », qui s’acoquinent avec un rejeton d’ouvrier pour lancer une revue.

    Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera «contre». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la« gauche caviar»), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises,« aimons les riches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière.

    Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un froid dans les bureaux immenses des pères, au point que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : « A bas Aragon ! »

    Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal. Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se « ressourcer », comme disent aujourd’hui les divorcées de milliardaires adeptes du développement personnel.

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    Je regarde, à la télé, ce reportage sur les animaux  abandonnés à la SPA. Le regard de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine - tout cela m’attriste et me révolte. 

     

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    En lisant La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top.

    J’apprécie ce qu’il défend quand son goût est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui-même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter.

    Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire alors qu’il y parodie Céline, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit auroman contemporain. C’est un écrivain du discours critique de tour classique,mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline,un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

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    Sur ce tram passant aux Eaux-Vives est écrit: CECI EST UN TRAM.

     

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    En fait, je tiens plus à la liberté qu’à l’amitié. En outre je tiens plus à l’intimité qu’à l’amitié. Je tiens plus à la paix intérieure qu’à l’amitié. Je tiens plus à l’accomplissement de soi qu’à l’amitié. Un crétin a parlé de mon art de la brouille, comme si je prenais plaisir à rompre ou à m’éloigner d’amis décevants. À vrai dire j’aime l’amitié, mais pas celle qui m’oblige à me trahir.

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    Ne sachant qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait - ainsi restent-ils aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être.

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    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ? 

     

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    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je les ai tous débauchés !» Et ceci de plus terrible encore: «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

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    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

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    À Paris, le 11 septembre 2001, vers 16h., après une visite à Marina Vlady. - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Number Two m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où l’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre, les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.

     

    3h.du matin. - Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateurs’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspenseet prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et pluscelui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant», ou pire :  « Nous sommes tous Américains »…

     

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    À Paris, ce 12 septembre.- Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre aux Américains. Ceux-ci, selon lui,  ne s’intéressant dans le monde qu’au pétrole, n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...

     

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    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique.

     

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    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

     

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    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

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    À Salamanque, en février 2002. - Certains jours sont plus discrets que d’autres, qui se pointent avec l’air de s’excuser. Pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant -  et les revoici dans la brume  bleutée de ce matin, comme s’ils étaient vivants…

  • Mémoire vive (11)

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    Je pense à l’ami inconnu en écrivant à l’ami connu.

     

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    À Paris, Place Clichy, en mai 2000. – Brasserie Wepler. Je lis les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et l’avenir d’un nouvel humanisme, par delà les vieux formats. Me touche illico la réflexion sur le livre considéré comme une lettre aux humains. Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette : pralines et bonbons fins, nougat et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement : il pleuvote.

     

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    On constate que le penseur de charme de la télé descend désormais dans un hôtel de charme où l’attend la bonne vieille table de charme sur laquelle il aime à rassembler ses pensées charmeuses inspirées par les humiliés et les offensés hélas privés des charmes et des retombées de sa cogitation de charme.

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    Salamalec à San-Antonio. – Au-delà de sa fameuse gaudriole langagière, Frédéric Dard avait une écriture personnelle à deux vitesses découlant d’un regard  et d’un sentiment du monde plus profond qu’il n’y paraissait.

    Il n’y a qu’en France rabelaisienne, dans le vieux beau goût partagé pour leur langue par les lettrés et le populo, au pays de Céline et de l’Almanach Vermot, que pouvait naître et prospérer San-Antonio.

    Le nom de celui-ci ne recueille souvent que le dédain des purs littéraires, qui ne voient dans les romans du commissaire qu’une sous-littérature, et cependant, avant même que ne fleurissent thèses et colloques, de très bons esprits avaient osé arborer, comme chaude pelisse en été, le goût le plus éhonté pour les choses peu académiques qu’il faisait subir à notre langue.

    Les collégiens que nous étions à douze ans, qui revendions à la kiosquière du coin les San-A que nous lui avions piqués la veille, se régalaient de cela d’abord : du mot tordu, qui faisait rire et envie d’en faire à son tour, au contrepet (« farce de prof pour force de frappe ») ou aux trouvailles verbales à n’en plus finir (les « arcanes souricières » de Béru), entre autres calembours à foison. Et les titres même de ses livres annonçaient déjà l’heureuse « mélimélodie » des sons et des sens gorillant locutions et sentences, tels Certains l’aiment chauve ou La Matrone des sleepings.

     

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    On ne s’y attendait pas, on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois - plus banal tu meurs -, cependant nous en aurons pleuré sur le moment : à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul ; c’est, avant le clown au cirque de la vie, l’initial étonnement et la pochette-surprise.

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    Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

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    Auguste Renoir : Les coups de pied au derrière ne font jamais de mal. Le plus drôle c’est qu’ils ne vous sont jamais appliqués pour le bon motif. Mais ils vous réveillent. Et c’est cela l’essentiel ».

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    Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

     

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    Je ne sais plus qui disait (il me semble que c’est Enesco) que jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

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    La poésie saute une idée sur deux.

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    L’ami m’ayant demandé ce qu’il représentait pour moi, je lui ai répondu qu’il était quelqu’un dont j’attends beaucoup, mais j’aurais pu lui dire bien plus. Par exemple qu’il incarne, avec tous ceux que j’aime, mon amour de la vie.

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    Ceux qui croyaient hier à l’Avenir radieux et qui te diront demain qu’avant c’était mieux.

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    À la radio, en octobre 2000. – En direct, un reporter à Gaza vient deparler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et se retrouver heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Sur quoi, trois minutes après, sous les yeux de même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et  l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif : et maintenant nous prenons des nouvelles dela Route…

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    Et toujours je reviens à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares  - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…

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    Au Café Sibérie d’Amsterdam je me dis, in petto,  que je me trouve bien partout.

     

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    Je pense sans cesse à de nouveaux personnages, et aux liaisons possibles entre eux - des personnages comme autant de problèmes humains, et de réponses incarnées.

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    Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

     

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    Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait, en somme, l’intellectuel toujours mal fichu.

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     Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

     

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     À La radio, ce 25novembre 2000, 13h.30. - Bulletin de France Info: On attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert»,+++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris +++ À part ça, RAS +++

     

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    La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez,surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

     

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    À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande ta fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui fondra mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…

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    Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.

     

    °°°

    Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant - et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font…

    °°°

    Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

    °°°

    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

     

    °°°

    Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

    Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

    Peinture: Thierry Vernet, La route de Vufflens-la-Ville. PP. LK/JLK.

  • Mémoire vive (10)

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    On voit partout ces jours des effigies de condamnés à mort rassemblés par la firme Benetton. Cette campagne publicitaire est à mes yeux d’une basse démagogie : sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute avec ce qui me semble, plus que jamais, un cynisme intolérable.

     

    °°°

     

    À Louxor, en février 2000. – À l’éveil de ces jours on ne trouve pas de mots assez légers, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin – des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…

     

    °°°

     

    Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée, nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…

     

    °°°

     

    Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…

     

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    Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites, artiste,  n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…

     

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    Celui qui te demande où tu prends le temps de lire alors qu’il perd toute sa journée à ne pas le faire / Celle qui passe son temps à faire des patiences ou à s’impatienter pour rien / Ceux qui courent après l’ombre de leur ombre stressée, etc.

     

    °°°

     

    Je ne te demanderai jamais d’être l’Autre, je me défie de toute emphase  à majuscule, je t’attends au coin du bois – qui est peut-être un désert ou ton ciel de là-bas, sans savoir ce que tu me réserves et n’attendant que d’être surpris comme au premier jour, quand ta voix bondit pour la première fois de ta nuit à la mienne.

     

    °°°

     

    Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer des jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles.

     

    °°°

     

    Heureux ceux qui se rappellent les mains de leur mère au travail, et pour les autres : heureux s’ils se rappellent les mains de leur mère au repos, sur le front de l’enfant malade ou jointes à ne rien faire.

     

    °°°

    Vous pouvez me reprocher de voir ce matin le monde trop en bleu : en réalité il l’est tellement plus que je me reproche juste ma nullité à le dire ; mais essayez donc, juste pour voir, je veux dire : pour mieux voir, de dire ce matin le bleu de votre âme, et vous m’en direz des nouvelles, du bleu pur de ce matin irradiant le gris des jours et le noir du monde.

     

    °°°

     

    BookJLK15.JPGÀ La Désirade, en avril 2000, après la trahison de Maître Jacques. – Monté à La Désirade pour y respirer, je rappelle Bernard Campiche qui me lit au téléphone la chronique de Jacques Chessex me concernant, à paraître demain dans L’Hebdo et qu’on lui a communiquée. Je craignais le pire, et c’est en effet un morceau de pure délation que cette saleté, assorti d’un appel à mon interdiction professionnelle, mais le pauvre fol s’y prend vraiment mal, traitant Le viol de l’ange de mauvais livre après l’avoir encensé. Plus pathétique encore : il me reproche de critiquer le dernier ouvrage d’Etienne Barilier, dont il a toujours dit pis que pendre alors que j’ai défendu cet écrivain pendant plus de trente ans. Bref, cela ne m’inquiète pas au fond, même si ça me blesse d’être traité avec tant de bassesse et de méchanceté crasse. Ce type, en période politique délicate, eût fait des morts. Non seulement c’est un traître, mais c’est un exécuteur potentiel.

    Cela étant je l’ai cherché : parce que je l’ai déculotté comme personne, dans L’Ambassade du papillon, en racontant à la fois notre amitié et la façon dont il l'a trahie, donc voilà la monnaie de ma pièce.

     

    À La Désirade, suite du feuilleton. -  Comme nous le craignions un peu, L’Ambassade du papillon est réduit, par d’aucuns, à un règlement de comptes avec Jacques Chessex, alors que nos querelles n’en occupent que quelques pages. La grise vestale du littérairement correct, Isabelle Rüf dans Le Temps, y voit un livre de haine, alors que tout le monde me parle de l’amitié et de l’amour qui le traversent ; et L’Hebdo remet ça ce matin en consacrant cinq pages tapageuse à m’enfoncer plus ou moins. Dans la foulée, j’apprends que la conclusion de la chronique de Maître Jacques atteignait un tel degré de diffamation que la rédaction a dû la couper. Mais le pompon, c’est la rumeur selon laquelle j’aurais écrit moi-même le magnifique papier d’Eric Bruno paru dans 24 Heures, en usant d’un pseudo. Un cher confrère a même enquêté auprès de notre chef de rubrique à ce propos. Or c’est tout à fait de ces gens-là d’imaginer, chez les autres, la complète malhonnêteté intellectuelle qui est la leur.

    Tout à l’heure, cependant, j’ai eu la bonne surprise d’être appelé au téléphone par Jean Ziegler, inquiet à mon propos, et que j’ai rassuré aussitôt. Il a lu mon livre et l’a beaucoup aimé, estimant tout à fait imbécile la réaction de Chessex. Une fois de plus je suis touché par sa réaction d’homme de cœur.

     

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    On fera son possible en sorte de résister, les enfants, on se sent chaque matin plus proche de céder, ça faut bien l’avouer, les vioques, à chaque éveil c’est plus lourd et plus lancinant, cependant quelque chose nous retient au bord du bord, ou quelqu’un – vous peut-être les enfants ? Quelqu’un qui nous retiendrait à nous et à vous…

     

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    Celui qui cherche la vraie couleur des mots / Celle qui remonte le cours des années sans cesser de sourire / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant, etc.

     

    Peinture: La route de Daillens, huile sur panneau.

  • Mémoire vive (9)

     

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    La touche de Svjatoslav Richter, si nette et si délicate, si physique et si métaphysique, si pleine et si retenue, dans le mouvement lent de cette sonate posthume de Schubert que j’écouterais des centaines de fois sans m’en lasser jamais.

     

    °°°

     

    En lisant le Journal littéraire de Paul Léautaud, je suis impressionné, une fois de plus, par la richesse des observations qui y ont été consignées pendant  plus de cinquante ans, et par le parfait équilibre tenu entre la substance ressaisie et son expression.

    J’ai lu ce matin les pages dans lesquelles le bonhomme évoque Proust à propos d’une revue consacrée à celui-ci, et sans qu’il en connaisse rien, de son propre aveu, que quelques extraits donnés à cette occasion, auxquels il ne comprend d’ailleurs à peu près rien non plus.

    Léautaud prétend qu’un écrivain ne devrait pas lire ses confrères afin de rester plus lui-même, mais c’est là tout ce qui nous sépare. Je crois au contraire qu’un écrivain doit tout lire et tout filtrer en s’efforçant de trouver sa propre voix.

     

    °°°

     

    L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le cristal de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côtés ont les chemins.

     

    °°°

    L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaieté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes.

    L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a déjà pleuré, elle pleure et elle pleurera.

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce 28 mars 1999. – Ce jour des Rameaux, je ressens une profonde tristesse à l’idée que les uns et les autres se réclament de Dieu pour se massacrer les uns les autres. Cette idée que Dieu participe au combat, que Dieu prend parti, que Dieu bénit les guerriers, m’est complètement étrangère, ou disons que je vois en elle une figure de l’idolâtrie qui ne mérite pas plus de considération ni de respect que l’idolâtrie du Dollar ou de la Force.

     

    °°°

    La leçon de Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue : renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore : à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots. Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

     

    °°°

    Il ya en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

     

    °°°

    Ma conviction profonde qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

     

    °°°

    Je me réveille  à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées etlà-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté : je vous donnerai ce qui m’aété donné les yeux fermés.

     

    °°°

    Au Café des Abattoirs, en janvier 2000. – À la fenêtre ce camion portant l’inscription : Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face : L’Art de la viande. À la table d’à côté,cette femme seule et péremptoire, qui dit comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. Elle, en tout cas, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

     

    °°°

    Tout faire, désormais, pour échapper à la confusuion des sentiments.

     

    °°°

    Celui qui revit tôt l’aube / Celle qui émerge de la nuit comme d’une eau dormante / Ceux qui font fête au jour malgré les journaux / celui qui ouvre ce livre où c’est écrit : « tout ce que j’ai aimé a disparu » / Celle qui fait le ménage en se rappelant la sentence d’Alexandre Vialatte : « L’homme est poussière, d’où l’importance du plumeau », etc.

     

    °°°

    Ne te plains pas du bruit que font les bruyants : il y a partout une chambre qui attend ton silence comme une musique pure lui offrant toute ta présence entre ses quatre murs de ciel.

     

    À suivre…

     

  • Le Prix Rod à Antoine Jaquier

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    À propos d'Ils sont tous morts d'Antoine Jaquier. Prix Edouard Rod 2014. Remise du prix ce 20 septembre à Ropraz.
     
    On pourrait croire, au premier regard de surface, à en survoler les vingt premières pages, que ce livre se borne à une espèce de chronique, brute de décoffrage, relative au milieu "djeune" plombé par le désoeuvrement et la dope, genre témoignage - un de plus.   Et puis, à y regarder de plus près, à tendre l'oreille aussi à la musicalité et au rythme de la phrase d'Antoine Jaquier, plus encore à capter l'émotion qui filtre entre les lignes et les séquences du "film" romanesque qui se met bel et bien en place, modulé dans le temps à la fois court et plein de péripéties, parfois dramatiques,  de deux ou trois ans (1987 à 1989) revisités des années plus tard par le narrateur parlant du ciel, c'est bel et bien dans un vrai roman que nous nous retrouvons, avec son décor (entre les villages urbanisés de l'arrière-pays lausannois et la capitale) et ses personnages, dans une atmosphère plus proche du nouveau cinéma romand (je pense à Garçon stupide de Lionel Baier ou au tout récent Left Foot Right Foot de Germinal Roaux) que de la littérature de nos régions, à quelques exceptions près.   Ainsi parut en 1975, à Lausanne, aux éditions L'Âge d'Homme, un récit-journal sans nom d'auteur (le scribe de la chose, Claude Muret, estimant devoir garder l'anonymat), intitulé Mao-cosmique et constituant la chronique d'une communauté, de fameuse mémoire, qui éclata à la suite du suicide d'un de ses membres. Plus marqué du point de vue de l'idéologie politique, ce livre a valeur de témoignage irremplaçable sur le climat intellectuel, moral et affectif du début des années 70 où Antoine Jaquier faisait ses premiers pas dans notre drôle de monde. L'époque était aussi aux premières overdoses, mais le sida était encore loin.Pour Jack, le narrateur d'Ils sont tous morts, les drogues dites douces, puis les plus dures, sont immédiatement présentes dans son récit, qu'on pourrait dire d'abord relevant de l'obsession mentale, puis de l'urgence physique. Dès les premiers chapitres, cependant, le lecteur perçoit l'ambivalence du garçon, déjà très lancé dans sa trajectoire de paumé borderline, en dépit de ses dix-sept ans, entre un frère carrément junkie (et sidéen) et une mère qui "fait avec", mais non moins tourmenté par sa mésestime de soi, se récriant quand un présentateur de télé y va de son discours lénifiant sur les drogues douces, et découvrant la réalité de l'héroïne sans euphorie - sale salope qu'il s'impatiente pourtant d'"essayer"...Si le titre du roman d'Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, constitue l'horizon du récit de Jack, celui-ci ne débouche sur aucune conclusion "morale" explicite, ni non plus sur aucune forme de cynisme. Lorsque Tchékhov décrivait les faits et gestes de voleurs de chevaux, il ne se sentait pas le devoir de conclure qu'il est mal de voler des chevaux. Les bons socialistes le lui reprochaient, qui reprocheraient peut-être aujourd'hui à Antoine Jaquier de ne pas dire explicitement qu'il n'est pas bien de se camer ou de braquer une banque de nos campagnes (ce que fait Jack pour se payer un grand voyage avec sa bande de Pieds nickelés entraînés par un malfrat) ou de fréquenter un type du genre de Bob, son pote raciste, nazillon et homophobe, détestant même "certains animaux"... Seulement voilà, se justifie Jack: "Qui a dit qu'on choisissait ses amis ? Un foutu menteur en tout cas. Les miens sont dérangés dans leur tête, mais je peux les compter sur les doigts de ma main. De toute manière, il n'y a pas de service après-vente, alors je fais avec".Les amitiés, à la fois lucides (voire méfiantes) et loyales, plus que les amours de Jack, constituent d'ailleurs  le fragile fil rouge affectif qui traverse ce récit dont l'échappée finale, en Thaïlande, marquera aussi le déclin et la déroute, morts à l'appui.Avec le recul des années, Antoine Jaquier est parvenu à reconstituer, sans les caricaturer, les traits et les faits et gestes  de Jack et ses amis - Stéphane et Manu, Tony l'ancien braqueur et  Chloé la belle qu'on se partage et qui rêve plutôt d'une nouvelle vie à l'autre bout du monde, Bob qui rêvait d'échapper à la pesanteur, et plus dure sera sa chute - , dans un roman lesté de gravité qui se paie le luxe, ici et là, de deux ou trois alexandrins bien balancés. La "littérature", au sens conventionnel, est cependant moins le souci de l'auteur d'Ils sont tous mort que la perception nuancée, dure et hypersensible à la fois, d'une réalité ressaisie en vérité. Autant dire qu'on aurait tort de chipoter sur des détails de forme, ici et là. L'essentiel est en effet ailleurs.Ainsi, à sa toute fin, qu'il imagine celle d'un samouraï prenant son ultime décision "en l'espace de sept respirations", Jack contemple-t-il dans le miroir son corps nu, malingre et tatoué: "Les dessins m'apparaissent plus beaux que jamais. Je sais enfin pourquoi je les ai faits: quitte à n'être que poussière, autant la décorer"...
    Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L'Âge d'Homme, 276p

    Le Prix Edouard-Rod sera remis au lauréat 
    samedi 20 septembre à 11h à la Fondation de L'Estrée, à Ropraz.
    Un vin d'honneur sera servi à l'issue de la cérémonie.
    Vous êtes cordialement invités à cette remise du Prix Edouard Rod 2014.

  • Mémoire vive (8)

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    Gens qui nous ennuient : les battants et les corsetés, les égomanes et les obséquieux, les affligés pour rien mais aussi ceux qui positivent. Longue liste à suivre…

     

    °°°

     

    Le type qui fait monter le volume de la sono, dans une soirée, à chaque fois que la conversation devient intéressante.

     

    °°°

    Ces auteurs (un Georges Haldas ou un Paul Nizon) qui se plaisent à décrier le roman, simplement parce que le genre ne leur convient pas. À l’inverse, ces romanciers qui font la moue devant tout ce qui n’est pas roman, comme si celui-ci monopolisait tout l’art d’écrire. Tout cela très relatif en somme, pour ne pas dire vain.

     

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    L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas ni ne rit pour rien.

     

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    C’est le rôle des médiums que sont les romanciers de descendre dans les enfers et de parcourir, de bas en haut, tous les étages investis par l’humaine engeance.

     

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    Je me régale à la lecture des Miettes de mémoire de mon cher Henri Ronse, dont chaque pointe sensibilise autant de souvenirs personnels que je note aussitôt :

     

    La femme-enfant que j’ai rencontrée dans le train, qui m’a suivi et avec laquelle j’ai dormi tout habillé, en automne 1970.

     

    Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.

     

    Mes soirées avec le Marquis, autre enfant perdu, depuis vingt-cinq ans.

     

    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.

     

    Mon premier amour impossible, à dix ans.

     

    La table cosmopolite de la Pensione Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de Musique, à la fin des années soixante.

     

    La folle de Cordoue, me poursuivant à Séville.

     

    Le vieux philosophe espagnol Alonso Diez, aux Escaliers du Marché, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles dans sa soupente.

     

    La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a bien quarante ans de ça.

     

    Un crépuscule à Derborence, Colorado.

     

    Les tables aux têtes de porcs alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon rose, cette année-là à Sorrente.

     

    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.

     

    L’odeur de sperme des escargots dans les haies de l’asile des aveugles de Rovéréaz, juste après la pluie.

     

    Le ruisseau Danube dansles prairies de Souabe, adolescent comme nous, en été 1961 - l’été du suicide d’Hemingway et de la mort de Céline.

     

    °°°

     

    BookJLK8.JPGÀ La Désirade, le 13 avril 1998. -  Ce message de Jacques Chessex sur mon répondeur : « C’est Jacques, à Ropraz. Je voulais te dire que je relis complètement ton roman, Je suis persuadé d’avoir affaire à une grande chose. C’est un livre fondateur, c’est un livre non seulement de départ, parce que le départ tu l’as pris il y a de nombreuses années, mais de départ à l’intérieur d’une œuvre. C’est une sorte de plaque tournante. Tout est repensé, et l’avenir proche et lointain le prouvera. C’est un livre d’une fécondité, d’une richesse exceptionnelles et je pense vraiment très rare, et tellement rare que c’en est insupportable. J’ai eu de nombreuses émotions romanesques ces dernières années, mais c’est extrêmement rare qu’elles soient aussi fortes qu’à la lecture du Viol de l’ange . »

     

    °°°

     

    Très saisi par la (re)lecture de Mallarmé, dans ses Divagations. Quelque chose là-dedans de puissamment érotique dont je n’avais pas le souvenir. Et surtout m’épate l’énergie de la cristallisation. Là vraiment le summum de la transmutation poétique telle que je la comprends : fulgurance et cristal.

     

    °°°

     

    Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.

     

    °°°

    Rien envie de lire ces jours. Commence le dernier livre d’Antonin. M’embête. Commence une nouvelle de Walter Vogt. M’embête. Reprends le Pasticcio de Gadda. M’y perds. Et pas tellement envie d’écrire non plus. À peine quelques bonnes lettres. Sinon, je songe à la peine des gens. Ma mère seule à l’hôpital : cela la vraie réalité.

     

    °°°

    Cette espèce de silence gêné qui accueille une vérité malséante.

     

    °°°

     

    Francis Bacon :« Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence. »

     

    °°°

     

    Hannah Arendt se plaint de « ces gens qui ont oublié ce que c’est que rire ; que les choses puissent être drôles ne leur traverse jamais l’esprit : des animauxsérieux ».

    Et ceci encore de décisif : « Le vice principal de toute société égalisatrice est l’Envie. Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité. Qui ne possède pas cette hideuse habitude se voit immédiatement accusé d’arrogance, comme si, en ne se comparant pas, on se plaçait d’autorité au sommet. »

     

    °°°

     

    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils auraient voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et ont cessé d’apprendre. Penser à cequ’ils ont risqué ou pas. Penser à ce qu’ils ont osé ou pas. Penser à ce qu’ils pensent…

     

    °°°

     

    Le 2 octobre 1998. – Rencontre de Michel Butor À l’écart, sa belle maison de pierre des hauts d’Annemasse, face aux Aravis. Très aimable accueil en pantoufles, et très gentils propos sur Le viol de l’ange qu’il a lu entièrement et dit un très bon livre, intéressant et bien construit, qui lui paraît en outre « très chaste »…

     

    °°°

     

    Nous vieillissons, ma bonne amie et moi, comme des Rembrandt. Nous épaississons et nous dorons, dehors et dedans, surtout dedans. Nous serons, je le crois, de bons vieillards cuits à point, à la croûte agréable et à la douce mie.

     

    °°°

     

    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi.

     

    °°°

     

    Calella, en octobre. - En reprenant ma lecture des Miettes demémoire de notre ami Henri Ronse, je note encore ces souvenirs personnels :

     

    Les raisins que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

     

    Le premier corps réellement étreint (toute une nuit).

     

    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous scrutions à la jumelle, où se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.

     

    Le besoin de se perdre : dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans l’alcool.

     

    Ceux qui restent froids : révélation pour moi, et début de la prudence.

     

    Ma mère marchant d’un bon pas dans la rue et moi séchant un cours sur une terrasse : la fourmi, la cigale.

     

    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit : chips, chips, chips, hourrah !

     

    °°° 

     

    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.


    À suivre…

     

  • Mémoire vive (7)

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    Ce 23 novembre 1996. – Il y a quatorze ans de ça, jour pour jour, et par une aube froide et belle comme celle de ce matin, je traversais la campagne en compagnie de mon beauf afin d’aller accueillir Number One en ce bas monde, la même Number One qui est en train de regarder Gone with the Wind à la télé, pour la énième fois. Le souriceau violet s’est transformé en jeune fille en fleurs, son père écoute Eighteen till I die de Bryan Adams, coqueluche des ados, et voilà la vie…

     

    °°°

     

    Good conversation yesterday night with my old friend G.J. who told me about his first sexual experience, at the age of 12, when another guy, having more money than he had, let him meet a young prostitute round the station of Montparnasse. He told me that he remebered quite well the face of the girl, coming from Britain. Other remembrance : some holidays in London, a bit later, when he met another young girl whose kisses à la fraise he never forgot.

     

    °°°

     

    Très intéressé par ce que dit Gilles Deleuze de la langue qui se forge au sein de la langue et se constitue en style. À propos de Céline, notamment : du Voyage au bout de le nuit àGuignol’s Band, Céline se débarrasse peu à peu de la syntaxe ordinaire pour aller vers la musique – le pur jazz verbal à rythme tagadam.

     

    °°°

     

    En relisant un texte que mon père avait écrit à mon intention, en 1981, sur son enfance et sa jeunesse, je suis frappé par la douleur non exprimée qu’il y a entre les lignes, et j’essaie d’imaginer, pour tant de gens coincés par leur éducation, ce qu’à été la vie. Mais a-t-on fait tant de progrès aujourd’hui ? Les décoincés sont-ils réellement plus heureux que leurs aïeux. Je me le demande.

     

    °°°

     

    Le provincialisme se nourrit de ragots et se complaît dans l’immobilisme. Le provincialisme a le mouvement et les confrontations en horreur. Le provincialisme préfère le ricanement à l’humour et se passionne pour l’insignifiance. À tout cela qu’il faut résister.

     

    °°°

     

    On apprend ce matin, par les médias, qu’une adolescente d’Evolène, violée par ses deux oncles, est publiquement accusée, par l’avocat de ceux-ci, de les avoir allumés et de n’être qu’une traînée. Mais vraiment, quelle créature hideuse que l’homme sur ses ergots, et combien la réalité dépasse toutes mes imaginations. Ah mais, autant la débauche ordinaire m’inspire d’indulgence, autant le viol me répugne !

     

    °°°

     

    Suis-je assez conséquent dans ma ressaisie de la réalité ? Ne suis-je pas trop léger dans ma façon detraiter une matière aussi sensible et tragique que celle du Viol de l’ange ? Je me fie beaucoup au pouvoir des mots et à ma capacité d’évocation, mais une langue trop riche ne risque-t-elle pas de noyer les faits ?

     

    °°°

     

    La Guadeloupe, enfévrier 1997.– C’est un pays assez étrange, à la fois attirant et revêche, qui tient en même temps du jardin originel et du chantier laissé à vau-l’eau, où la nature paraît à la fois nourricière et instable, généreuse et violente, et dont les gens sont beaucoup moins ouverts et joyeux que je ne me le figurais. J’en garderai ainsi l’image de ces cabanes à la Faulkner perdues dans les collines, devant lesquelles une femme ou un homme seuls semblent perdus dans je ne sais quelle âpre rêverie.

     

    °°°

     

    Je n’arrive pas à peindre en ces lieux, mais je me remplis de couleurs. Le nuancier des bleus est le plus riche et le plus mouvant sous ces latitudes, toujours lié à des rapports imprévus, au gré de véhéments contrastes. Ainsi du turquoise et du noir soudain cisaillés par des flèches de rose ou de blanc laiteux précipité en coulées huileuses ; ou de ces visions africaines de champs jaunes sous le ciel rouge, avec les taches rousses des vaches seules ou la pointe vermillon d’une crête de coq sur une clôture,  jusqu’à la mer étale entre les haies : une ligne bleu pervenche mais où l’on sait qu’il y a des requins.

     

     

    °°°

     

    À Montréal, en avril1997.– En me baladant par les rues mal famées, que je préfère aux cénacles littéraire mais où traînent beaucoup de pauvres hères et de jeunes à la dérive, je ne cesse de penser à ma situation de privilégié, moi qui suis aimé, qui aime et qui fais ce que j’aime.

     

    °°°

     

    Bacon regarde attentivement le pape de Velasquez, dont il tire un pontife à sa façon, qu’il réduit à un cri. Celui-ci était déjà en puissance dans le pape de Velasquez, mais sous un masque, ou plus exactement dans les traits du masque devenus coulures sur la face du pape de Bacon.

     

    °°°

     

    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe comme ça : on ne sait comment. Parfois même, certains jours, on meurt physiquement ou psychiquement, disons : à l’essai.

    Aujourd’hui je me suis senti perdu, à un moment donné, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.

     

    °°°

     

    Ravissante image que celle de Number One, assise en robe longue devant le chalet de Nermont et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis quelque temps.

     

    °°°

     

    Ce 1erseptembre 1997. – Niaiserie complète des médias, ce matin, à propos de la mort de Lady Di. Le pompon à 24heures : « Nous sommes tous responsables ».

    Et quoi encore, Ducon ?

     

    °°°

     

    Ce 30 septembre, surlendemain de la mort de mon frère aîné. - On ne s’yattendait pas, mais c’est comme une amputation. On n’avait pas vécu bien proches,on vivait à vrai dire sur des planètes séparées, et pourtant, soudain tout se passe comme si le silence de celui qui s’en est allé faisait affluer des torrents de paroles et d’image.

    Je me rappelle à l’instant les mots de Thomas Wolfe à propos de la méconnaissance qui sépare le père du fils et les frères entre eux, mais comment ne pas vivre aussi, à ce moment-là, cette autre évidence profonde des liens du sang ?

     

    « Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

    Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul? »

    (Thomas Wolfe, Look homeward, Angel)

  • Mémoire vive (6)

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    À Vienne, en mars 1995. – Ce matin je vais tranquillement prendre mon Frühstück, et voici qu’il y a là, à une table, un horrible vieux  aux deux mains coupées, flanqué d’une horrible vieille aux yeux enfoncés  à coups de marteau sous son front buté. Or je pense aussitôt : bourreau, et non pas victime. À cause du visage. Et de la voix. Et des affreux moignons brandis. Visage horrible de criminel de guerre ou de bureaucrate sadique. Et voix cruelle, tout de suite hystérique (tout desuite voix d’Hitler) à l’instant où le personnage se met à houspiller un hôte qui n’a pas fermé la porte ainsi qu’il convient. « Das zieht ! » a sifflé le monstre, et sa conjointe de renchérir aussitôt :« Das zieht ! Das zieht ! ».

    Ou bien ai-je tout faux ? Après tout, ce pourrait être un ancien ouvrier mutilé par une machine, et qui souffre de rhumatismes ?

     

    °°°

     

    Dino Buzzati : « Vite, vas-y dans la nuit et le gouffre ! Mais au nomde Dieu, ne réfléchis pas, ne te laisse pas prendre par le sommeil ! Demain nous arriverons peut-être ! »

     

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    Très frappé par ce que dit Henry Miller à propos de la peinture, qui lui a rendu la joie de vivre. Or la perspective de peindre en toute liberté, ces jours prochains, ne laisse de me ravir. L’écriture ne m’a jamais été un bonheur simple. Il en va tout autrement de la peinture, par laquelle s’établit un rapport sensible, voire sensuel, à la fois psychique et physique, très intense, avec le monde.

     

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    À Nermont, en juillet1995.– J’aimerais entreprendre ces jours un roman portant sur la réalité contemporaine, et par conséquent aussi sur la pseudo-réalité médiatique et le simulacre sous tous ses aspects. Or tout serait possible dans ce roman virtuel.Tout ce qui peut être dit pourrait l’être. Mais tout, aussi, pourrait rester non-dit de ce qui devrait l’être. Tout serait exprimé qui pourrait l’être, par conséquent tout pourrait y être exprimé dans les limites des moyens d’expression classiques ou postmodernes, page blanche non comprise. Tout serait donc possible dans ce roman, à titre virtuel. Il y aurait là comme une recherche phénoménologique des éléments significatifs de la nouvelle réalité. Le principe moteur du roman serait la liberté de tout dire, et sa tonalité dominante une sorte d’humour panique.

     

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    Ily a, chez Antonio Lobo Antunes, tout ce qu’on peut attendre d’un grand écrivain. À savoir qu’il a le souffle lyrique d’un poète et la précision à tous égards d’un romancier, à la fois la vision large de l’Histoire en marche et de la société en transformation, et celle plus intime du peintre de mœurs et du médecin des âmes. En d’autre stermes, Antunes remplit tous les espaces qui séparent, selon l’expression de Dürrenmatt, le cendrier et l’étoile ; et je ne vois guère, aujourd’hui, d’auteur qui me donne, autant que lui, l’impression de capter et de restituer le monde qui nous entoure avec autant de pénétration sensible et de puissance.

     

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    À Nermont, ce 30 décembre 1995. – Après l’amour l’après-midi, j’ai pensé que sans L. ma vie n’aurait jamais connu la vraie poésie. C’est avec elle seulement que j’aurai touché à la plénitude physique, ou plus exactement : métaphysique, non du tout au sens de la seule satisfaction sexuelle, mais pour cette espèce de chute d’anges au fond de l’espace-temps, au sens de l’unité suprême devinée sinon atteinte, au sens de l’effusion et de la fusion – au sens d’une intimité tendre et vertigineuse à la fois.

     

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    Au téléphone, le vieux Théodore Monod me dit qu’il voit l’ère diabolique commencer le 6 août 1945, caractérisé par le fait que, désormais, les armes humaines sont en mesure de contaminer les générations à venir, signe selon lui de leur caractère démoniaque.

     

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    À Cologne, en mars1996.– Le ciel s’est couvert et le soir vient. Je me trouve, juste avant de reprendre le train pour Düsseldrorf, assis sur un banc donnant sur l’arrière du dôme, lequel forme comme une puissante carène de navire hérissés de clochetons aux dentelles se découpant sur le gris du ciel. Mais ce qui me frappe le plus, à l’instant, c’est la résonance qui s’établit entre le grand arbre noir aux magnifiques entrelacs de ramures qu’il y a là, et l’édifice devant lequel il se dresse, lui opposant sa propre évidence. Tout à l’heure m’a transi le grand froid de l’intérieur du dôme, et voici que la mince lumière des cierges éclairant un morceau de vitrail dans la muraille grise me touche comme un certain vers tout humble de Verlaine évoquant l’or d’un brin de paille…

     

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    Corot à la veille de sa mort : « J’aperçois des choses que je n’ai jamais vues. Il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. »

     

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    L’ambiance de l’époque est à une sorte de torpeur agitée et de parlote hagarde. Castoriadis parle, fort justement, de la montée de l’insignifiance. Les métaphores de la prison sans grilles et de l’hospice occidental, forgées respectivement par Dürrenmatt et Limonov, sont elles aussi pertinentes. Reste du moins, pour le romancier, à filtrer ces observations par le truchement de personnages et de situations adéquats.

     

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    L’intimité est un cercle magique qui doit être préservé contre toute intrusion. Il n’y ade réelle continuité entre ceux qui s’aiment que s’il y a don et abandon, confiance claire et protection mutuelle d’un secret qu’il n’est jamais besoinde formuler – d’ailleurs est-il même formulable ?

     

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    Le travail est un effort d’élucidation, tandis que la paresse consent aux ténèbres et à la confusion Le travail est tension, quand la paresse est flasque ; le vrai travail est source de joie créatrice, tandis que la paresse est délectation morose. Plus encore : la paresse est corrosive, il y a en elle un pouvoir délétère et même destructeur. La paresse ne se contente pas de ne pas faire, elle défait.

     

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    Les idées viennent en écrivant. Très peu de bonnes choses découlent de la seule cogitation. Le roman est une masse virtuelle de langage à travailler comme une sculpture.

     

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    À Nermont, en août 1995. – Très bel orage ce soir avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Sur quoi, comme après l’amour dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.

     

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    Toujours et encore impressionné, à la lecture de Simenon, par la saisissante profusion des observations qu’il a emmagasinées, et dans les milieux les plus divers. Aussi, la qualité morale de ses romans m’en impose. Il n’y a jamais là-dedans rien de vil, contrairement à tant de romans de gare ou d'aérogare qui visent bas et flattent les pires instincts, à commencer par ceux de l’immonde Gérard de Villiers,Tout au contraire il y a, chez Simenon, un fonds de fraternité et de noblesse qui dépasse, et de loin, le phénomène qu’on a dit, de l’éponge ou de la machine à fabriquer du roman. Gide avait raison : en matière romanesque, c’estl’un des plus forts. Et le fait de la simplicité de son écriture ne me dérange pas, bien au contraire. Avec si peu de mots, dire autant du tréfonds humain est incomparable. Simenon n’est peut-être pas un grand écrivain du point de vue de l’invention d’un style, encore que ça se discute, mais quel prodigieux capteur de sensations et d’émotions que ce médium sans pareil.

     

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    Au fil d’une conversation avec Christian Bourgois, j'apprends qu’il est désormais impossible de vendre, aux Etats-Unis, un livre d’un auteur blanc traitant de personnages noirs. Cela ne se fait pas : ce n’est pas conforme à la political correctness…

     

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    Il n’y a que la prière qui rassemble, et c’est cela mon Dieu, même ne priant pas.

     

     

    À suivre…