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Mémoire des ruines

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Comment Olga dépasse certaine angoisse viscérale.       

Le premier quart d’heure de chaque jour que vit Olga est plombé, avant l’aube, par une désespérance englobant toutes les sphères de la réalité en tant que telle, jusqu’aux élémentaires particules que nous sommes. Le sentiment dominant de ce moment de noir absolu revient à dire que rien ne vaut plus la peine, que tout est fichu d’avance : qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ainsi que le serinent les écrits du camarade Nitchevo, après quoi le vif lui revient et plus rien ne l’en fera démordre dès l’arrivée de la lumière.  

La nature de ce mauvais quart d’heure est composite, moins liée qu’on ne pourrait croire à l’état du monde ou à la décrépitude indéniable qui atteint la sexa malgré l’exercice de la barre et son recours à divers cocktails de plantes médicinales, qu’à une conscience plus vertigineuse du néant de toute chose. 

Olga s’est toujours défendu de prendre sur elle les misères mondiales et plus encore d’affecter l’air miné de celles et ceux qui feignent, en public ou sur Facebook, d’être touchés personnellement par le sort des victimes de tel ou tel conflit stratégiquement entretenu pour telle ou telle raison non avouée (le pétrole, etc.), entre autres séismes forcément injustes impliquant l’aveugle fatalité. Ce n’est pas cynisme de sa part, mais plutôt claire conscience d’un état de fait contre lequel elle, pas plus queThéo, ne peut quoi que ce soit.

Elle vient de penser à Théo parce que lui seul, dans son proche entourage, partage avec elle la mémoire des ruines.

Elle se rappelle l’azur translucide de ce jour-là, se reflétant dans les eaux denses du Haut-Lac à la surface duquel se découpaient aussi les sombres créneaux des monts de l’autre rive, lorsque, peu après leur rencontre fortuite à la proue du grand bateau blanc dont elle venait de humer la chaude odeur d’huile des machines, Théo, se penchant vers elle pour abriter, de ses deux grandes mains d’artiste, les siennes en train d’essayer d’allumer une cigarette malgré le vent du large, lui avait dit comme ça, contre toute attente et comme s’ils étaient complices, alors qu’ils se connaissaient à peine du Maldoror et de l’arrière-boutique de la Maréchale, que toute cette splendeur lustrale était faite pour aiguiser, voire exacerber ce qu’on pouvait dire, ou plutôt ce qu’elle et lui pouvaient dire, avait-il précisé de sa voix grave marquée par son traînant accent anglo-batave, la mémoire des ruines.

L’expression un peu lettreuse avait fait sourire Olga, qui se dit alors qu’un Nemrod eût pu la formuler, même n’ayant pas vraiment connu les ruines, tandis que Théo s’était bel et bien trouvé, et à deux reprises, d’abord à Amsterdam puis à Londres, perdu dans les décombres exhalant l’âcre odeur de brûlé, comme elle-même, sa main dans celle du vieux Boryna, avait vu, de ses yeux vu, la Grande Place de la capitale polonaise réduite à un champ de gravats dont les plus hauts vestiges de murs n’excédaient pas sa taille d’enfant de trois ans. 

Cependant l’accablement pesant sur Olga au moment de l’éveil, avant l’aube, ne relève pas de ces couches-là de la plus ou moins claire conscience, mais d’une sensation plus récente, physique et plus encore, comparable à une sorte de trou noir existentiel provoquant en elle un irrépressible vertige.

C’est en elle, c’est une faille en elle qui fonde assurément son extrême et noire lucidité, et cela fait sa vulnérabilité à chaque éveil, qui se retourne ensuite en force à mesure que la lumière rétablit les nuances et détails de tout ce qui constitue ce qu’on appelle « la vie ». 

La remontée qui s’ensuit marque ce qui pourrait se dire son retour de jeune âge de tous les jours, qui la fait s’entendre avec Cécile et Chloé aussi bien qu’avec Marie ou la Maréchale, ou tout aussi gaiement saluer les oiseaux et les jolis coiffeurs.

(Extrait d'un  roman en chantier)

Peinture: Lucian Freud

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