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De l'affabulation

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C’est par l’affabulation que la jeune Olga attaqua le mensonge.

      

Les éteignoirs du Pôle des Lettres, et tant d’autres prétendus connaisseurs de l’oeuvre de Nemrod, l’ont traitée cent et mille fois d’affabulatrice, croyant ainsi l’abattre, alors que c’était rendre le plus bel hommage à la fantaisie imaginative, pour ne pas dire au génie d’Olga dont on sait, par ailleurs,qu’elle n’a jamais écrit elle-même – ce qui s’appelle écrire.

        

L’affabulation a d’abord revêtu, pour la jeune Olga des temps nouveaux de l’oppression menée au nom de l’Avenir Radieux, un caractère de nécessité vitale. Dès ses premières années à Lipce Reymontovskie, et grâce à la malice supérieure du vieux Boryna,mais aussi à l’inflexible mentorat du Père Venceslas, Olga aura trouvé, dans la confabulation, l’arme de résistance la mieux appropriée au mensonge institué, par force d’Etat, sous ses innombrables et délétères avatars.

        

Olga le sait pour l’avoir vu et vécu, et Jonas l’a constaté lui aussi sur le terrain bien des années après : que les gens de Lipce Reymontovskie n’ont jamais cru aux promesses de l’Avenir Radieux dont ils étaient contraints, par les commissaires idéologiques drillés dans les villes, de répéter à voix haute les contre-vérités. Cependant la plupart des villageois se contentaient de ne point moufter ou, au contraire, opposaient au discours un contre-discours, le plus souvent à usage interne.

 

Or tout autre fut la parade d’Olga dès ses douze ou treize ans, à l’école buissonnière de Boryna le conteur et de Venceslas l’oblat éclairé, tout à fait à l’insu des instructeurs obligatoires du Soviet local, et sans que ses sept frères ne s’en avisent non plus sur le moment, se contentant de voir en elle l’énergumène un peu dingo qu’ils chérissaient par ailleurs ; et ce qu’on pourrait ajouter,au risque de sauter les étapes, c’est que cette façon, par Olga, de travestir la réalité pour toucher au plus vrai – car c’est de cela qu’il s’agit, on l’a compris -, ressortit à un réflexe de défense que Rachel aura développé à sa façon, dans de tout autres circonstances, à l’imitation des conteurs hassidiques, là se trouvant sans doute la clef de l’entente immédiate qui rapprocha les deux femmes sans que le pauvre Nemrod ne s’en aperçoive.

 

L’alchimie des vraie rencontres reste à étudier finement, qui permettra de mieux saisir le pourquoi et le comment des affinités entre personnes que rien apparemment ne semblait rapprocher, comparable cependant avec cette parenté, guère plus explicable, par le philistin, que Jonas dit à fleur de peau. 

 

Ainsi de la rencontre et de l’immédiate reconnaissance réciproque de Jonas, précisément, et de Christopher, ou de la complicité non moins immédiate solidarisant Olga et Marie, ou Marie et la Maréchale, ou la Maréchale et le Monsieur belge, ou le Monsieur belge et Théo, ou encore Théo et Olga, à l’insu de Nemrod. 

 

Ledit Nemrod, en dépit d’un rhizome terrien tenace ,aura mis bien du temps, ainsi, avant de percer le sens réel de l’ironie d’Olga, qu’il a pris pour un trait de la présumée intelligence artiste dupeuple polonais ataviquement porté à l’exaltation et, pour des raisons historiques objectives (la pauvre Pologne dépecée, etc.), à l’autodérision, elle aussi caractéristique de la polonitude. De même n’a-t-il guère perçu, par la peau, la défiance instinctive de Marie envers toute forme de mensonge pieux, et moins encore la réserve tendre, sur fond d’inflexibilité acquise par expérience, qui a fait Rachel se tenir de plus en plus à l’écart des cris et des démonstrations de détresse non vécue.

 

Mais autant Olga fut, dès le premier regard, de la famille de Rachel, au corps plus ou moins défendant de Nemrod, autant elle s’est sentie en phase, sous d’autres aspects, avec Sam le scrutateur universaliste des milieux naturels, naturellement, donc, familier de la flore et de la faune des Tatras, alors qu’il y aura tout un retour amont à consentir, de la part de Nemrod, avant de laisser libre cours à son humour personnel de très vieille souche celte voire néolithique, allez savoir…         

 

Complément indispensable à la défense illustrée des affabulations d’Olga la prétendue mythomane :  La première légende d’Olga l’exilée, fuyant son pays dans les années 60 alors que l’autre Europe, autant que l’Union des soviets socialistes, jouissaient encore d’un indéniable prestige dans les milieux plus ou moins évolués des arts et de la culture du Vieux Continent récemment libéré de la « peste brune », est celle, à forte nuance romantique, d’une théâtreuse avant-gardiste fuyant la grisaille des instituts d’Etat notoirement empêtrés dans une esthétique rétrograde voire académique. Des tunnels creusés sous le Rideau de Fer lui auraient permis, la nuit, avec deux camarades aussi authentiquement révolutionnaires qu’elle, de gagner le monde dit libre par abus de langage – de fait elle commencera par agonir le monde capitaliste en se présentant comme une prolétaire des planches, impatiente de transmettre le savoir populaire dans l’esprit du grand Bertolt Brecht, etc. C’est la version gauchiste que la jeunePolonaise sert le plus volontiers dans les milieux artistico-intellectuels qu’elle approche sans tarder, visant les communautés libres de préférence pour y dérouler son sac de couchage de l’Armée rouge. La réalité est naturellement tout autre, vu qu’Olga, effectivement affiliée, en qualité de scénographe déjà pointue, à une troupe d’avant-garde en tournée festivalière, a profité d’une escale en Lorraine pour échapper aux camarades surveillants, avant de gagner les bords du Haut-Lac en stop et de requérir l’asile selon la procédure la plus régulière en qualité d’étudiante en lettres sincèrement anticommuniste. Les versions de son exil connaîtront d’autres variantes au gré de ses fréquentations et autres tribulations, sa préférée restant celle de l’agent double, descendante directe de la princesse Irina Vsievolodovna Ticonderoga (d’où ses yeux verts tirant sur le violet dans ses sursauts de démonisme érotique), grandie au pied des Beskides et fuyant la Pologne de ses ancêtres (dite parfois Christ des nations par ceux-ci) à bord de la Bugatti blindée du comte Tadzio de Moravagine, subitement victime d’un arrêt de cœur dans une auberge du Haut-Adige - reprenant alors seule le volant et croisant par hasard (le Destin, n’est-ce pas…) le chemin du jeune exilé valaque Dragomir, dans les jardins de Trieste, avant d’initier le rustre aux délices de l’amour, bref tout un kitsch apprécié des assistantes en lettres rêvant d’aventure et autres courriéristes people déjà en vogue à l’époque – et quelle douce époque était-ce avant que les vérités mensongères ne s’en viennent tout affadir et asphyxier…

 

(Extrait d'un roman en chantier)

 

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