… C plus Noël Papy, mais je pense à toi tout le tan, ici dans la mégacité aussi c joli, y a des flocons qui tombe du ciel où que mamie me dit que t’es, hier on a mangé des crêpes mais personne y sait les faire comme toi, j’m pas le nouvel ami de maman qui dit: c plus Noël et le flocon y fond : le con…
Image : Philip Seelen
Carnets de JLK - Page 96
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SMS du lendemain
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Liste de Noël
…Enfin s’il y a pas là-haut de café crème, Seigneur, si c’est non fumeurs et ni chiens ni chats, s’il y a pas de juke-box avec Gracias a la vida ou n’importe quoi de Brassens ou de Brel ou de Bashung ou de Neil Young ou de Bob Dylan ou de Lady Day ou de Ludwig Van ou d'Amadeus ou de Puccini ou de Schubert ou de Purcell ou d'Arvo Pärt, si les romans à l'Index du Grand Inquisiteur le sont toujours, si les petits carnets persos et les câlins du matins sont défendus, s’il y a pas de square ou de bar où rencontrer les poètes des cercles disparus, j'entends: Sappho ou Carson McCullers ou Flannery O'Connor ou Annie Dillard ou Emily Dickinson ou Umberto Saba ou Rainer Maria Rilke ou Dylan Thomas ou Robert Walser ou Novalis ou Verlaine ou Lorca ou Cavafy ou Juan Carlos Onetti ou Alice Munro et toute la bande qui nous a aidé à supporter ou à maudire ou à aimer le drôle de monde où te voici jeté - s’il y a pas tout ça, Iéshouah, dans ton Paradis, je te le mets sous le sapin pour plus tard...
Image : Philip Seelen -
Ceux qu'on piège
Celui qui a pris son pied sans le retirer à temps / Celle qui met le grappin sur le cavaleur / Ceux qui craquent autour du berceau / Celui qui clame aux autres camionneurs qu’être père c’est super / Celle qui l’envoie faire des courses avec la liste adéquate/ Ceux qui se sentent soudain des ailes coupées / Celui qui dispose les petits pots aux emplacements indiqués par la mère responsable / Celle qui lui dit qu’il lui faudra encore grandir / Ceux qui félicitent l’heureux père de l’heureux événement / Celui qui a renoncé au surf pour assurer le deuxième biberon / Celle qui recommande à l’heureux père de ne pas réveiller l’Enfant quand il revient du café où elle le laisser aller pour le calmer / Ceux qui dans le métro aérien laissent leur places aux mères qui allaitent / Celui qui écrit un poème sur l’Enfant qui n’en a rien à souder pour le moment / Celle qui demande à son conjoint de ne pas parler en rêvant / Ceux qui mettent du lait dans leur vin / Celui qui parle de son fils comme de sa bataille sans s’avouer vaincu / Celle qui se vexe de ce qu’il ose parler des Droits de l’homme alors qu’elle lui demande juste de penser à l’Enfant / Ceux qui paient diverses pensions aux diverses mères de leurs divers enfants qui hériteront plus tard de leurs diverses dettes / Celui qui dit ne penser qu’à l’Enfant au risque de froisser la mère sans laquelle il ne serait pas l’heureux père que tous ont félicité / Celle qui lit chez le coiffeur que Jean d’Ormesson considère sa fille comme son meilleur livre / Ceux qui ont connu Jean d’Ormesson enfant dont on sentait déjà qu’il aimerait les femmes et écrirait des livres très lus de celles-ci / Celui qui se lâche sur le divan de la psy spécialisée dans le traitement des heureux pères / Celle qui a cessé d’allaiter Marc-Aymon juste avant son entrée dans les ordres / Ceux qui ont bu l’eau du bain de l’Enfant jusqu’à la lie, etc.
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Mémoire vive (61)
Simon Leys à propos de Simenon: "La force de Simenon, c'est d'employer des moyens ordinaires pour créer des effets inoubliables. Sa langue est pauvre et nue (comme le langage de l'inconscient), ce qui fait d'ailleurs de lui le plus universellement traduisible de tous les auteurs - il ne perd rien à passer en esquimau ou en japonais. On serait bien en peine de composer une anthologie de ses meilleures pages: il n'a pas de meilleurs pages, il n'a que de meilleurs romans, dans lesquels tout se tient, sans une seule couture".
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L’intéressante question se pose, de savoir si celui qui a vécu la guerre en a vu plus que le commun des mortels ? L’idée m’en revient à la lecture d’un recueil d’entretiens avec Olivier Roy, qui pensait, entre vingt et trente ans, qu’il ne comprendrait pas leur pays sans s’être battu aux côtés des Afghans. La guerre est-elle le Réel absolu, comme on le dirait pompeusement aujourd’hui, ou n’est-elle qu’une instance extrême de la réalité confrontée à la violence et à la mort ? Olivier Roy s’en faisait une idée romantique de jeune idéaliste, puis il a vu la saleté et la trivialité de la guerre...
Pour ma part, je n’en ai humé qu’un fumet éventé, sur les hauts de Dubrovnik, en 1993, dans les ruines de maisons serbes incendiées et couvertes de tags haineux, entre lesquelles erraient quelques enfants, non loin des champs sur lesquels fumaient encore des restes d’herbe brûlées par des obus tirés le matin même des pentes surplombant les lieux. J’étais à moitié ivre, après le repas partagé avec les écrivains du P.E.N-club en leur congrès ; les deux compères journalistes allemands qui m’avaient amené là-haut me recommandaient de ne pas m’aventurer dans les prés voisins, minés à les en croire ; bref on était au bord de « la guerre » que j’avais ressentie dès notre débarquement à Dubrovnik, dans les regards des jeunes gens et dans les paroles hystériques des débats menés par les Croates - mais la « vraie » guerre est ailleurs, dont je présume que la seule réalité « absolue » est celle d’un assaut ou de tout épisode « à la vie à la mort » vécu au front...
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La question de la responsabilité de l’intellectuel a été posée l’autre jour à Régis Debray, à l’émission radiophonique romande Forum, avant un débat le même soir, à Carouge, avec Jean Ziegler. À la journaliste qui lui demandait en vertu de quelle légitimité les intellectuels s’expriment, Régis Debray a répondu, non sans démagogie, qu’en effet ceux-là n’ont guère plus de légitimité à parler que quiconque, et que lui-même se sent aujourd’hui insulté par ceux qui le rangent au nombre des intellectuels français…
Comme s’il était tellement plus que ceux-là, n’est-ce pas ? Comme s’il n’était pas, lui aussi, un intellectuel - et pourquoi s’en défendre ? Diderot n’était-il pas un intellectuel, de même que Rousseau, quand bien même ils nous parlent aujourd'hui encore en leur qualité de grands écrivains ? Or Régis Debray peut-il se dire plus qu’un écrivant ?
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Je vais m’efforcer ces prochains jours de remettre en cause les conclusions de L’Homme achevé, où Claude Frochaux prétend que tout a été dit et fait: qu’ayant liquidé Dieu et toute transcendance, nous ne pouvons plus créer rien qui nous dépasse et que nous ne pourrons désormais que ressasser et répéter sans aucune chance d’innover – ce qui est à la fois vrai à certains égards et certainement outré voire faux, mais dire alors en quoi…
Il y a en effet à prendre et à laisser dans L’Homme achevé, dont je vais m’efforcer de démêler les observations pertinentes et les conclusions péremptoires souvent hâtives, voire irrecevables.
À l’auteur qui prétend que l’homme a désormais dominé la nature, j’ai envie d’objecter que cela se tient en théorie mais pas dans les faits et que, surtout, notre espèce est loin d’avoir dominé sa propre nature, à la fois géniale et destructrice, et que de la lutte contre la régression pourraient encore découler maintes œuvres nouvelles.
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Il est peu d’essayistes contemporains en matière littéraire et politique, et pratiquement aucun en langue française, dont je me sente aujourd’hui plus proche que de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, hélas décédé en août dernier. De fait,chaque page que je lis ou relis de lui, comme ces jours les essais de L’ange et le cachalot, me captivent à la fois par leur substance, la liberté de ton de l’auteur et sa voix, plus encore par sa hauteur de vue sans condescendance et son ouverture aux cultures les plus diverses. Ainsi est-il aussi à l’aise en évoquant les œuvres de Stevenson ou de Simenon, de Michaux ou de D.H. Lawrence, de Gide ou de Victor Hugo, qu’en parlant de Confucius ou du Grand Timonier, d’Orwell confronté à l’horreur de la politique ou de Malraux le mythomane accommodant l’Histoire à sa sauce perso.
Je retrouve assez exactement, à travers les critiques formulées par Simon Leys à propos des œuvres et des postures de l’homme à la mèche rebelle et aux tics affreux, autant que dans sa reconnaissance du génie singulier de ce grand fou, tout ceque j’ai éprouvé en observant le personnage par médias interposés (son inénarrable hommage funèbre à Le Corbusier, entre tant d’autres exemples) ou en lisant La condition humaine et L’Espoir, avant les Antimémoires et le Musée imaginaire dont je suis content de constater que SimonLeys, comme souvent je l’ai pensé, n’y voit qu’un pillage de l’immense Elie Faure jamais cité par ailleurs…
S’agissant du personnage de légende qui a fait rêver peu ou prou les jeunes gens de notre génération, point aussi frelaté sans doute que son clone BHL, Simon Leys ne lui passe rien quant aux faits historiques maquillés, qu’il s’agisse de la révolution chinoise ou de la guerre d’Espagne, sans oublier la libération de Paris qui nous vaut une évocation tordante de sa rencontre avec Hemingway.
Comme l’ont avéré divers biographes sérieux, et parfois en phase sympathique avec leur sujet, le récit que fait Malraux de sa rencontre avec Mao (moins d’une demi-heure avant de se faire poliment éconduire, alors qu’il parle d’une sorte de dialogue au sommet), relève du même type d’affabulation gonflée que ses hauts faits en Espagne, que les témoignage de George Orwell ou d’Arthur Koestler ramènent à leur piètre dimension. En ce qui concerne les œuvres de Malraux, Simon Leys cite les jugemenst carabinés de grands contemporains de Malraux, à prendre évidemment avec un grain de sel.
Ainsi de Vladimir Nabokov, par ailleurs connu pour la fréquente injustice de ses jugements (un Gore Vidal a justement dégommé le prof par trop pontifiant réduisant par exemple Faulkner à du pop corn), mais dont une métaphore ferroviaire vaut la citation : «Depuis l’enfance, je me souviens d’une inscription en lettres d’or qui me fascinait : Compagnie internationale des Wagons-lits et des Grands Express européens. L’œuvre de Malraux relève de la Compagnie internationale des Grands Clichés ».
Ou Jean-Paul Sartre : « Malraux a du style. Mais ce n’est pas le bon ». Ou encore à propos de La condition humaine, déclarant à Simone de Beauvoir que la chose est « entachée de passages ridicules »et d’autres « mortellement ennuyeux ».
À la décharge de Malraux, après avoir constaté que « notre âge aura été jusqu’au bout celui de la Frime et de l’Amnésie », Simon Leys reconnaît à l’écrivain « du génie », non sans bémol cruel : « Mais le génie de quoi exactement ? On ne sait pas trop ».
Relevant enfin la fascination prodigieuse exercée par André Malraux sur tous ceux qui l’ont approché, à commencer par les femmes, - dont la première fut particulièrement malmenée quoique consentante -, Simon Leys constate que l’illustre ministre de Charles de Gaulle, pas plus dupe que d’autres (« Bah, Malraux est fou, mais il amuse le Général »), avait au moins pour lui ceci : il « pouvait être visionnaire et ridicule, héroïque et obscur – il ne fut jamais médiocre ».
Et pour conclure en semblables nuances : « Aujourd’hui, il est difficile de le relire à froid : ses écrits nous paraissent pompeux, confus, creux, obscurs et verbeux. Mais chaque fois que nous sommes remis en présence de sa personne (…) quelque chose de sa magie légendaire opère ». Parangon du modèle romantique d’une jeunesse idéaliste en mal d’action directe, Malraux reste, pour le meilleur, une « icône » historique avant la lettre, bientôt singée, pour le pire - ses tics devenant grimaces médiatiques et parodie au carré -, par un BHL dûment fessé, ailleurs, pour sa Chine fantasmée à lui, par le même intraitable SimonLeys.
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En poursuivant ma lecture des Misérables, je suis touché par le récit des premières tribulations de Jean Valjean, « criminel » par misère, condamné par une justice de classe sans pitié pour le vol d’un pain. Et dans la foulée je note ceci qui m’amuse pour l’expression régionaliste de « bonne amie » relancée par Hugo: « Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal payé. On ne lui avait jamais connu de « bonne amie » dans le pays. Il n’avait pas eu le temps d’être amoureux ».
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Même tant d’années après, la série américaine du début des années 2000, Six Feet under, m’a tout de suite intéressé par la qualité d’empathie de son observation, sa justesse de ton et son humour souvent grinçant. Cette histoire d’entrepreneurs de pompes funèbres californiens m’a rappelé l’irrésistible roman d’Evelyn Waugh, Le cher disparu, et la frise des personnages, à la fois typés et surprenants, parfois même émouvants, qui se déploie dans la filiation d’un Carver, me rappelle aussi les Short cuts que Robert Altman à tirés des nouvelles de celui-là. De surcroît, ces tranches de vie ne manquent de nous renvoyer à maints épisodes de nos propres vies…
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Plus j’avance dans la lecture des Misérables et plus je suis impressionné par la double qualité éthique et poétique de ce livre, à commencer par la saisissante introduction consacrée au « juste » évêque Bienvenu, type du vieil homme de cœur combien différent des ordinaires princes del’Eglise, et qui nous plonge ensuite au cœur de la déréliction avec le double péché de Jean Valjean, lequel trahit son hôte charitable et piétine un ado innocent avant de prendre conscience de son abjection. Grandiose passage que celui des larmes purificatrices qui lui viennent après son ignoble comportement à l’égard du petit Gervais, où l’on sent passer le souffle de Satan avec un accent à la Bernanos.
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Il y a, dans la vision de la société et des gens que module Six Feet under, c’est à savoir plus précisément Alan Ball, dont j’avais déjà aimé sa fresque d’American Beauty, quelque chose d’assez proche de l’observation sociale et psychologique d‘Alice Munro, avec une acuité non conformiste et une bienveillance comparables.
Aux Thermes d’Ovronnaz, ce dimanche 14 décembre. – Nous sommes arrivés ce midi en ces lieux de bien-être planifié, où nous allons passer une semaine entre baignades, balades, lecture et, pour moi, ce que je pourrai d’écriture. Je me trouve toujours un peu mal l’aise en ces lieux de wellness, mais nous sommes là pour faire plaisir à nos enfants qui nous ont fait ce cadeau, Lady L.s’y trouve bien et je ne vais pas faire mon difficile; il y a pire sort en ce bas monde, n’est-il pas ?
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J’ai commencé ce soir à regarder la série israélienne Hatufim, consacrée au retour au pays de deux prisonniers de guerre retenus dix-sept ans au Liban, où ils ont été coupés du monde et torturés. Cela part un peu à l’américaine, sur une cadence frénétique et avec des personnages par trop caricaturaux à mon goût (la lycéenne cynique qui n’en a rien à fiche de revoir son père, etc.) mais on sent que la chose va se nuancer et s’étoffer, ou du moins je l’espère...
Ce qui est sûr, en attendant, c’est qu’on est loin de la perception fine non convenue et de la narration très variée et constamment adéquate de Six Feet under, quimultiplie les observations grinçantes sur la société contemporaine, avec une série de grands thèmes récurrents (l’individu devant la mort, la solitude, l’évolution des mœurs, le choc des générations ou des cultures, la jobardise des intellos, etc.) qui s’incarnent par le truchement de personnages plus attachants les uns que les autres.
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Aux Sources d’Ovronnaz, ce jeudi 18 décembre.– Comme il faisait ce matin un temps exécrable, nous avons décidé de pousser une pointe jusqu’à la fondation Gianadda pour y voir la nouvelle exposition consacrée, notamment, à trois grands noms de la peinture suisse, à savoir Albert Anker, Ferdinand Hodler et Félix Vallotton.
Or je me réjouissais de me replonger dans les couleurs et les visions de Vallotton et plus encore d’Hodler, sans penser que l’exposition serait d’une telle qualité, avec pareille quantité de réelles merveilles. Des Hodler et des Vallotton jamais vus, quelques Anker touchants chipés à Blocher, mais aussi des choses plus anciennes et non moins étonnantes (de Böcklin et Füssli) ou de grands artistes moins connus que le trio fameux (Cuno Amiet, Giovanni Giacometti, Segantini ou « notre » Bocion), toutes issues d’une prodigieuse collection encore ignorée du public, rassemblée par un seul mécène du nom de Bruno Stefanini à l’enseigne de sa Fondation pour l’art, la culture et l’histoire.
À la lecture du catalogue de l’expo, j’ai découvert le non moins sidérant personnage de ce nonagénaire fils d’ouvrier italien devenu l’égal des plus grands collectionneurs helvétiques à la Oskar Reinart, qui a consacré sa fortune de ponte de l’immobilier à l’acquisition de tableaux et de sculptures (plus de 8000 pièces, avec une attention particulière à la genèse des oeuvres et à leur évolution dans le temps), d’objets d’intérêt historique de toute sorte (une fameuse collection d’arbalètes, un cristal géant de 15 millions d’années, et le château de Grandson…) entre autres pièces rassemblées dans le bon vieil esprit de la « défense spirituelle » helvétique.
Réellement anachronique – et cela me ravit au moment où la bourgeoisie snob ne jure que par un fumiste cynique à la Jeff Koons -, Bruno Stefanini relève de la race des « sauveteurs », dont la collection dépasse l’intérêt personnel lucratif pour constituer un legs commun à venir. Peu soucieux de publicité ou de gloriole, il a rassemblé ce qui représentera « la plus vaste collection d’œuvres d’art et d’objets historique jamais réunie dans notre pays », dont l’inventaire reste à parachever. Or ce qui frappe, dans l’immédiat, c’est la qualité particulière des œuvres présentées ces jours chez Gianadda, qui signale un vrai regard.
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Jean Clair : « Le silence a disparu. La musique aussi. Dans les boutiques, les restaurants et les taxis, l’agression sonore ne cesse plus. Pulsation répétitive, vulgaire, violente, grésillements et stridences d’un moteur dont les pistons ne faibliraient jamais ».
Tout à fait ça, et pourtant je sais, moi, où trouver du silence encore, et des clairières. Tout n’est pas foutu : mais non…
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Au profond Aujourd'hui
Un maître livre pour 2015, du plus stimulant des penseurs actuels du multimonde: Tu dois changer ta vie, de Peter Sloterdijk.
« Tu dois changer ta vie ! » La voix que Rilke entendit au Louvre émanant d’un torse antique s’est détachée aujourd’hui de son origine. En l’espace d’un siècle elle s’est amplifiée, mieux, elle est devenue l’impératif absolu qui résonne autour du globe. C’est indéniable : l’unique préoccupation dans le monde actuel est la compréhension croissante du fait que cela ne peut pas continuer ainsi. Et c’est la verticalité, opposée à l’horizontalité de la circulation matérialiste du système capitaliste, qui est le véritable défi. Pour sortir de la crise, l’homme doit se grandir. Seulement en haut, il n’y a aucun dieu, aucune métaphysique qui peut nous aider.
Nous devons nous sauver nous-mêmes en devenant, par des exercices d’ascèse, par l’entraînement assidu des muscles du cerveau et du corps, par des disciplines artistiques que nous nous imposons, davantage maîtres de notre destin. La visée est un développement spirituel et personnel, afin d’inaugurer un nouveau cycle de comportements responsables. Pour survivre dignement, l’élaboration d’un système d’immunologie s’impose de plus en plus : un bouclier de protection pour l’individu, l’humanité, la terre et l’environnement technique. L’être humain est appelé à se débarrasser des fatalités et résignations réductrices, en se formant par lui-même, pour un autre mode d’existence. Tu dois changer ta vie propose, à travers la lecture de textes, un panorama des exercices requis pour être un homme et
le rester. Bienvenue dans le fitness center de la pensée du maître Peter Sloterdijk qui fait passer la pilule du dur labeur de l’exercice permanent (la rigueur) par l’invention abondante et jubilatoire des concepts. Une réponse à la crise : au lieu d’attendre un miracle (divin), il faut que chacun,l’individu, le collectif, s’efforce de changer sa vie. Seul un exercice permanent peut (r)établir la dignité humaine.
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Visions de Robert Indermaur
1.
Ce qui m’a frappé d’emblée chez Robert Indermaur est sa vision. Cela me semble l’essentiel chez lui, dont le regard touche à la fois au fantastique social le plus aigu et à une poésie plastique me rappelant à la fois Goya, Varlin et Fellini. Il y a chez lui, comme chez ce dernier, de l’illustrateur, au meilleur sens du terme.
Sa remarquable virtuosité pourrait ramener son expression, en surface, aux dimensions de la (meilleure) bande dessinée, mais un élément plus fondamental, une force plus ,sourde, l’émanation d’un sentiment du monde cohérent et profond habitent ses visions et les irradient, pour ainsi dire, entre à-pics vertigineux et scènes de la vie ordinaire. Une espèce de panique hante les représentations de People’s Park, dont les foules hagardes se hâtent on ne sait vers quoi, semblant errer ou se rencontrant au bord de quels gouffres – très hautes falaises de très hauts buildings de la très grande ville-monde -, puis s’apaisent et s’humanisent dès lors que le regard de l’Artiste s’en rapproche et les détaille. De la masse se détachent alors des gens, qui ont autant de visages.
D’un autre point de vue, qu’on pourrait dire moral, ou même affectif, me frappe alors, précisément par le détail, l’humanité du regard de RobertI ndermaur, frotté de tendresse. Rien chez lui de morbide ou d’un parti catastrophiste poussant tout au noir, comme si souvent aujourd’hui à grand renfort d’images apocalyptiques. S’il y a de la catastrophe dans les visions de Robert Indermaur, c’est que la catastrophe est bel est bien une composante majeure du XXe siècle et des lendemains du 11 septembre 2001, mais l’Apocalypse est autre chose.
Le parc humain de Robert Indermaur relève à la fois de l’inventaire et du Magic Circus, où son imagination visuelle proliférante le dispute à une sorte de remémoration réaliste, onirique et poétique qui appelle, de notre part, un montage personnel.
Le cadrage et le montage, autant que les accessoires, les masques et tout un décorum où les jeux de la couleur sont également décisifs, ajoutent ce qu’on pourrait dire le climat d’étrangeté, proche parfois de l’angoisse, et la tonalité tout à fait particulière, tour à tour lyrique et comique, des visions de Robert Indermaur, leur mélange d’effroi et de féerie ressaisissant le mélange d’horreur et de splendeur de notre drôle de monde.
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Ceux qui vivant verront
Celui qui se demande ce qu’il y a sous l’Apparence et qui s’entend répondre par Monsieur Paul : « Rien peut-être. Peut-être tout ». / Celle qui joint les deux bouts de ses mains ouvertes / Ceux qui mettront une vie à tenter de s’exprimer un peu mieux / Celui qui aime le œuvres réalisant « de la nuit qui rôde, de la nuit qui tâtonne » / Celle qui ouvrant sa fenêtre voit « les plus beaux Poussin, les plus beaux Monet du monde » / Ceux qui devant la nature restent baba / Celui qui ne travaille que par plaisir ou plus exactement n’a de plaisir qu’à travailler / Celles qu’encouragent (noter le mot rage) les fins de non recevoir / Ceux qui en prennent leur parti pris / Celui qui trouve au concept de subversion un tour obsolète voire ringard à proportion de son acclimatation hypocrite par les milieux de la politique culturelle / Celle qui refuse de se rendre à la Biennale des néoplastes déprimés / Ceux qui se disent désorientés genre Obama au hammam des Inuits / Celui qui exerce sa virtuosité dans le discours vague à conclusions imprécises / Celle qui se réclame des Lumières dans l’ombre de son père pasteur / Ceux qui ne citent pas leurs sources aux nostalgiques de Vichy / Celui qui laisse un message sur le répondeur de Dieu branché Cloud / Celle qui aime raser les nouvelle nonnes en sifflotant / Ceux qui fantasment sur Miss Météo même quand il pleut dans leur cave à charbon / Celui qui défie Dieu le fisc / Celle qui est revenue à elle après s’être (vainement) offerte à Lui / Ceux qui ont frappé à la bonne porte et sont entrés sans problème comme quoi tout arrive même aux témoins de Genova / Celui qui se fait cuisiner vegan facile par la police locale / Celle qui n’a pas moufté devant le Mufti / Ceux qui votent pour une rallonge de vie low cost / Celui qui se sentant ressusciter fait le mort / Celle qui se la joue fille facile en pleine partie de croquet/ Ceux qui sur le divan révèlent leur complexe des dupes
(Cette liste a été établie dans les marges du recueil de notes de Paul Cézanne intitulé « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai », paru en 2003 à La Martinière)
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Dune
…De toute évidence il s’agit là d’une planète aux mystères insondables, dont la recherche des trésors cachés nécessitera des préliminaires et du doigté, en aucun cas ne vous laissez abuser par ses dehors de plaine languide : nous sommes en présence d’une Nature éruptive, éminemment sensible aux fluences lunaires non moins qu’imprévisible en ses sautes d'humeurs fluides…
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Malraux allumé, BHL fessé
À propos de deux articles du très regretté Simon Leys, sur Malraux et sur Bernard-Henri Lévy.
Il est peu d’essayistes contemporains en matière littéraire et politique, et pratiquement aucun en langue française, dont je me sente aujourd’hui plus proche que de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, hélas décédé en août dernier.
De fait, chaque page que je lis ou relis de lui, comme ces jours les essais de L’ange et le cachalot, me captivent à la fois par leur substance, la liberté de ton de l’auteur et sa voix, plus encore par sa hauteur de vue sans condescendance et son ouverture aux cultures les plus diverses. Ainsi est-il aussi à l’aise en évoquant les œuvres de Stevenson ou de Simenon, de Michaux ou de D.H. Lawrence, de Gide ou de Victor Hugo, qu’en parlant de Confucius ou du Grand Timonier, d’Orwell confronté à l’horreur de la politique ou de Malraux le mythomane accommodant l’Histoire à sa sauce perso.
Je retrouve assez exactement, à travers les critiques formulées par Simon Leys à propos des œuvres et des postures de l’homme à la mèche rebelle et aux tics affreux, autant que dans sa reconnaissance du génie singulier de ce grand fou, tout ce que j’ai éprouvé en observant le personnage par médias interposés (son inénarrable hommage funèbre à Le Corbusier, entre tant d’autres exemples) ou en lisant La Condition humaine et L’Espoir, avant les Antimémoires et le Musée imaginaire dont je suis content de constater que Simon Leys, comme souvent je l’ai pensé, n’y voit qu’un pillage de l’immense Elie Faure jamais cité par ailleurs
S’agissant du personnage de légende qui a fait rêver peu ou prou les jeunes gens de notre génération, point aussi frelaté sans doute que son clone BHL, Simon Leys ne lui passe rien quant aux faits historiques maquillés, qu’il s’agisse de la révolution chinoise ou de la guerre d’Espagne, sans oublier la libération de Paris qui nous vaut une évocation tordante de sa rencontre avec Hemingway.
Comme l’ont avéré divers biographes sérieux, et parfois en phase sympathique avec leur sujet, le récit que fait Malraux de sa rencontre avec Mao (moins d’une demi-heure avant de se faire poliment éconduire, alors qu’il parle d’une sorte de long dialogue au sommet), relève du même type d’affabulation gonflée que ses hauts faits en Espagne, que les témoignage de George Orwell ou d’Arthur Koestler ramènent à leur piètre dimension.
En ce qui concerne les œuvres de Malraux, Simon Leys cite les jugements carabinés de grands contemporains de Malraux, à prendre évidemment avec un grain de sel.
Ainsi de Vladimir Nabokov, par ailleurs connu pour la fréquente injustice de ses jugements (un Gore Vidal a justement dégommé le prof par trop pontifiant réduisant par exemple Faulknerà du pop corn), mais dont une métaphore ferroviaire vaut la citation :«Depuis l’enfance, je me souviens d’une inscription en lettres d’or qui me fascinait : Compagnie internationaledes Wagons-lits et des Grands Express européens. L’œuvre de Malraux relève de la Compagnie internationale des Grands Clichés »...
Ou Jean-Paul Sartre :« Malraux a du style. Mais ce n’est pas le bon ». Ou encore à propos de La condition humaine, déclarant à Simone de Beauvoir que la chose est « entachée de passages ridicules » et d’autres « mortellement ennuyeux ».
À la décharge de Malraux, après avoir constaté que « notre âge aura été jusqu’au bout celui de la Frime et de l’Amnésie », Simon Leys reconnaît à l’écrivain « du génie », non san bémol cruel : « Mais le génie de quoi exactement ? On ne sait pas trop ».
Relevant enfin la fascination prodigieuse exercée par André Malraux sur tous ceux qui l’ont approché, à commencer par les femmes, - dont la première fut particulièrement malmenée quoique consentante -, Simon Leys constate que l’illustre ministre de Charles de Gaulle, pas plus dupe que d’autres (« Bah, Malraux est fou, mais il amuse le Général »), avait au moins pour lui ceci : il « pouvait être visionnaire et ridicule, héroïque et obscur – il ne fut jamais médiocre ».
Et pour conclure en semblables nuances : « Aujourd’hui, il est difficile de le relire à froid : ses écrits nous paraissent pompeux, confus, creux, obscurs et verbeux. Mais chaque fois que nous sommes remis en présence de sa persionne (…) quelque chose de sa magie légendaire opère ».
Parangon du modèle romantique d’une jeunesse idéaliste en mal d’action directe, Malraux reste, pour le meilleur, une « icône » historique avant la lettre, bientôt singée, pour le pire - ses tics devenant grimaces médiatiques et parodie au carré -, par un BHL dûment fessé, ailleurs, pour sa Chine fantasmée à lui, par le même admirable non moins qu'intraitable Simon Leys.
Simon Leys. L’ange et le cachalot. Seuil, 1998. Réédité en poche.
Simon Leys contre BHL : dans les Ecrits sur la Chine, Une excursion en Haute Platitude. Bouquins, Robert Laffont, 2012.
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Ceux qui sont du métier
Celui qui relit de l'Annie Ernaux pour donner la touche éthique à son roman socialement orienté / Celle qui dit qu'elle écrit comme Colette sans préciser laquelle / Ceux qui se rappellent que Gide n'avait pas vendu cent exemplaires des Nourritures terrestres après une année et en tirent un regain de courage / Celui qui affirme que son écriture est une dure lutte entre la méfiance et la confiance sans préciser que parfois c'est le contraire / Celle qui confie à Michel Drucker qu'après avoir été en crise elle est maintenant à un tournant / Ceux qui prétendent que c'est leurs personnages qui commandent même quand ça la fout mal / Celui qui a déjà trouvé le sujet de son premier roman mais pas encore le verbe ni le complément / Celle qui se sent proche d’entrer en « ascèse de création » / Ceux qui préparent leur « nouvelle campagne d’écriture » / Celui qui n’a pas de cancer à raconter mais une cousine castratrice et des collègues jaloux au Lycée Malraux / Celle qui ayant lu le dernier Gavalda s’exclame : « Et pourquoi pas moi ?! » / Ceux qui se lancent dans une intrigue échangiste avec les nouveaux voisins qu’ils développeront à quatre mains sur le papier genre sit com / Celui qui affirme que les concepts de fond et de forme sont obsolètes et ne jure plus que par le signifiant et le signifié dans les bars à cul où il trouve son inspiration postmoderne / Celle à qui sa mère a interdit de faire allusion à son père dans son roman trash sauf si elle change les prénoms / Ceux qui ont passé du syndrome de la feuille blanche à celui de la feuille morte /Celui qui a déjà prévu toutes ses réponses à François Busnel / Celle qui a trop à dire pour ne pas alerter son entourage de la Cité des Bleuets / Ceux qui estiment qu’un roman sera la meilleure relance de leur succès au karaoké et un plus au niveau de leur estime de soi / Celui qui a rodé son sujet en atelier et va le creuser à Capri / Celle qui a fait l’acquisition d’un IMac à écran 27 pouces pour que son roman explose / Ceux qui croient à la réincarnation du roman animalier / Celui qui est à la masse depuis que sa protagoniste Maud-Adrienne n’en fait qu’à sa tête / Celle qui se dit « sur la ligne » de Christine Angot en plus femen / Ceux qui ont fondé une assoce de jeunes romancières et romanciers afin d’échanger à tous point de vue et de faire front contre la critique établie des plus de 27 ans / Celui qui a lu tout Balzac et en reste au Chef-d’œuvre inconnu / Celle qui se cherche un agent performant / Ceux qui seront de la Grande Offensive de septembre / Celui qui estime qu’avec un roman de 2666 pages il peut faire aussi bien sinon mieux que Roberto Bolano ce Latino surestimé en Allemagne / Celle qui va river son clou à Jean-Patrick ça c’est sûr / Ceux qui considèrent que le public ne mérite pas leur deuxième roman au vu du piètre accueil qu’il a réservé au premier / Celui qui a passé du roman à la nouvelle sans renoncer au Goncourt à long terme / Celle qui a intitulé Le Mystère d’Angkor son mélo minimaliste « à la Duras » qui se passe entièrement dans une chambre d’hôtel de Vesoul dont le seul ornement est un vieux chromo des fameux temples visiblement découpé dans un illustré des années 1920-30 avant d’être mis sous verre par quelque main inconnue – là gisant le mystère à la Modiano / Ceux qui évitent de surligner le sous-texte de leur roman fonctionnant sur le non-dit du pulsionnel, etc. -
Marie et le gâte-sauce
À propos de Marie Heurtin, film de Jean-Pierre Améris de la meilleure intention et d'évidente qualité. Mais encore ?
Ma première impression, en sortant l’autre soir de la projection de Marie Heurtin, était d’avoir vu un beau film pur et doux abordant, avec grand soin de véracité documentaire autant que d’organisation esthétique, l’histoire assez exemplaire de la prise en charge sacrificielle, par une religieuse gravement atteinte dans sa propre santé, d’une jeune sauvageonne doublement affligée de surdité complète et de cécité, dont les parents ne savaient trop que faire pour son développement, jusqu’au moment où une certaine sœur Marguerite, attachée à une institution religieuse accueillant les enfants sourds et muets, parvienne à convaincre la mère supérieure, d’abord opposée à cela, de s’en occuper personnellement.
Comment ne pas être touché par une telle histoire ? Comment ne pas s’incliner devant une réalisation aussi probe d’apparence, d’une pureté quasi janséniste, sans une once de la critique systématique qui doit aujourd’hui frapper toute évocation d’une institution catholique ? Comment ne pas louer une œuvre d’aussi bonne intention ne montrant que de belles personnes ?
Or, à me rappeler ce film dont j’ai bientôt constaté qu’il ne m’avait guère marqué en profondeur, j’en suis venu à me demander ce qui, tout de même, m’avait manqué là-dedans ?
Comment dire ? Peut-être quelque chose de physique en premier lieu ? Peut-être un manque de chair ? Peut-être un manque d’odeur, de fruit et de bête, comme on dit ? Ou peut-être un manque de défauts ? Peut-être un manque de folie ? Peut-être trop bien repassées ces jolies blouses bleues des pensionnaires des Filles de la Sagesse ? Peut-être top bien peigné tout ça ?
Je n’aime guère, s’agissant d’un ouvrage de si bonne intention, dans lequel le réalisateur et les interprètes ont sûrement mis le meilleur d’eux-même, jouer le gâte-sauce.
Mais tout de même : m'a manqué de ressentir vraiment, en premier lieu, la terrifiante condition de Marie enfermée dans son cachot de nuit et de silence. M'a manqué, dans l’évolution de son apprentissage, même décrit avec application (la longue et un peu fastidieuse relation de son acquisition du premier mot-concept de couteau), autant que dans les réactions de sœur Marguerite et des autres pensionnaires, de ressentir vraiment les hauts et les bas vécus durant ces années par Marie et son entourage, tout le rugueux, le réel chancelant, les suprises (aucune surprise réelle dans tout le film), bref le souffle de la vie dans ce tableau par trop cadré et par trop parfait…
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Au-delà des stéréotypes
Eléments de réflexion sur la première saison de Broadchurch. Sur les zones sensibles des amitiés adolescentes ou immatures, de la pédophilie, du bouc émissaire et des pulsions non prévues par le Règlement...
Resongeant à la conclusion non verrouillée, dans le sens du moralement correct, de Broadchurch, je me dis que la réflexion finale du flic, à propos du meurtrier finalement découvert (un homme au-dessus de tout soupçon qui a étranglé un ado pour ainsi dire « par amour »), autant que l’ensemble des composantes psychologiques et sociales de l’histoire, dénotent un niveau d’observation et de compréhension qui méritent le respect.
Le noyau du drame relève en somme de ce qu’on appelait les amitiés particulières, à l’époque semblant aujourd’hui antédiluvienne d’un Roger Peyrefitte, qui font aujourd’hui figure à la fois vieillote et paradoxalement plus suspecte que naguère.
Un garçon ado peut-il serrer un autre ado garçon dans ses bras, comme peut-être l’y pousserait un élan affectif pas forcément sexuel ? Un père peut-il serrer dans ses bras son fils sans passer pour un homo, comme illico certains critiques l’ont pointé dans le magnifique Père et fils d’Alexandre Sokourov ? Le même père est-il forcément un pervers s’il éprouve le besoin de serrer dans ses bras le meilleur pote de son fils de 11 ans ? Ces questions, aujourd’hui plus qu’hier, contrairement à ce que l’on croit, sont sous étroite surveillance sociale, et pour des raisons qu’on peut justifier ou discuter.
À la fin de Broadchurch, on comprend qu’un ado s’est senti trahi par son meilleur ami qui lui a dit en avoir « trouvé un autre », sans savoir évidemment qui était l’autre. On ne saura rien du détail de cette amitié, possiblement dénuée de toute connotation sexuelle, mais là n’est même pas l’important; d’ailleurs les voies de l’affectivité et de la sensualité, surtout à l’adolescence, sont souvent imprévisibles voire impénétrables.
Ce qu’on découvre immédiatement, en revanche, c’est le fol empressement avec lequel Tom, apprenant la mort de Danny, détruit tous leurs messages informatiques entachés de haine-amour. Ensuite, où ça se corse évidemment, c’est que l’ « autre » est le père de Tom lui-même, qui s’est attaché à Danny au point de le payer pour le serrer dans ses bras, probablement sans plus. Joe, ledit père, jurera ainsi ses grands dieux de n’avoir pas « touché » Danny, juste serré dans ses bras. N’empêche que tout bascule au moment où Danny, qui s’est prêté un moment au jeu, en a marre de cette situation et se cabre, affolant alors l’adulte qui l’étrangle en somme « par passion».
Ce qui m’intéresse là-dedans est la réflexion collective (producteurs, scénaristes, réalisateurs) qui aboutit à la présentation de ce drame, finalement très riche en composantes contradictoires, aboutissant à un constat nuancée du capitaine Alex Harry, lequel conclut sans moraliser une seconde en pointant les zones obscures, voire insondables, de la nature humaine.
Au cours de son enquête, il a vu une partie de la communauté (les mecs « qui en ont », notamment) se déchaîner contre un vieil homme jadis condamné pour abus sexuel. Tout de suite, sans rien en savoir, celui-ci est assimilé à des actes pédophiles. Or la vérité est que cet homme avait une liaison avec une élève de pas tout à fait seize ans, et qu’il a payé « pour l’exemple ». Cette fois, il fera le bouc émissaire idéal dans la crise mimétique du bled, mais son suicide ne sera pris comme un aveu que par les imbéciles.
Ceux qui méprisent les séries télévisées (comme cela m’est arrivé) pour leur vision stéréotypée de la réalité, feraient bien d’y aller voir de plus près. À cet égard, Broadchurch me semble un bon indicateur du niveau de compréhension et d’expression de multiples aspects de nos sociétés évoluées, rompant avec les simplifications primaires en dépit d’indéniables stéréotypes, dont témoigne un genre discrédité par nombre de gardiens du temple de la Culture.
On l'a vu en version plutôt documentaire dans The Wire, comme on le voit dans The Bridge ou Broadchurch : le genre peut aussi être intelligent et sensible et porter un vrai débat social ou moral au-delà des simplifications de la narration ou des "scènes à faire".
Dans Broadchurch, l’un de ces stéréotypes caractérisant les séries ou le genre policier, devenu tel par répétition, est le soupçon porté sur tous les membres d’une communauté à la suite d’un crime. C’est la base même de la dynamique portant le récit de La vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker, dont la culture personnelle est visiblement imbibée de références romanesques ou télévisuelles liées à cette mouvance « populaire »…
D'aucuns ont dédaigné le récit de Joël Dicker en le classant clone de polar américain, sans l'ouvrir. Le phénoménal succès du livre ne prouve rien aux yeux des censeurs, et sans doute relève-t-il d'un certain emballement hors de proportion, mais là encore il faut y aller voir de plus près quitte à ne plus prendre le public pour un ramassis d'idiotes et de crétins...
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Next stop Karloff
À propos des séries, fauteuses (parfois) de bon cinéma...
J’ai longtemps nourri le préjugé le plus négatif à l’encontre des séries télévisées, non sans me repaître des épisodes vus et revus de Columbo, entre autre scies franco-allemandes à la Julie Lescaut, Navarro et autres Derrick ou Un cas pour deux, cinématographiquement nulles mais parfois intéressantes du point de vue sociologique, ou bonnement divertissantes.
Cependant les conseils de Michael Frei chez Karloff, à Lausanne, véritable caverne d’Ali-Baba de la vidéo tous genres confondus jusqu'aux raretés et aux chefs-d'oeuvre, m’ont incité à réviser complètement mon jugement.
Grand connaisseur du cinéma en tous ses états, le tenancier de Karloff m’a d’abord fait découvrir l’intégrale des saisons de The Wire, très remarquable plongée socio-politique dans les multiples milieux de la ville de Baltimore, avec un regard à la foix acéré et chaleureux qui m’a rappelé celui de Jean-Stéphane Bron dans Cleveland contre Wall Street.
Ensuite j’ai enchaîné avec Treme, éclairant les retombées socio-économiques et les dégats humains collatéraux d’après l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, la non moins passionnante suite de Borgen, scrutant cette fois la société danoise en focalisant le récit sur la vie intime chahutée par la politique d’une Premier ministre d'envergure, après quoi ce fut True Detective et ses ciels aussi noirs que ceux de The Killing, pour suivre enfin avec l’intégrale des Soprano, merveille d’humour à froid et peinture savoureuse de la Mafia de Newark en version petite-bourgeoise genre thriller-spaghettis.
Dans tous les cas de ce qui constitue, sûrement, le dessus du panier du genre, j’ai été saisi par la qualité de scénario et de dialogue de ces séries, leur dimension critique en matière de société ou de politique, l’excellence de leur réalisation et de leur interprétation. Or Michael Frei m’avait bien indiqué le début de cette évolution réellement créatrice, avec les épisodes de Twin Peaks marqués par la patte de David Lynch, plus proches du meilleur cinéma que des séries standardisées que j’ai toujours fuies, entre Urgences et Les Experts ou pire…
Dans la foulée, ressortant l'autre jour de chez Karloff, c’est avec l’intégrale des enquêtes très britiches de l'inspecteur Barnaby et les séries The Bridge et Broadchurch, entre autres films d’auteurs (James Ivory pour ma bonne amie et Senso de Visconti pour myself) que nous sommes remontés à notre alpe au bord du ciel tels de fringants baudets cinéphages.
Or il ne m’a pas fallu trois jours pour avaler les sept épisodes de Broadchurch, tout à fait dans la ligne de Twin peaks, mais à l’anglaise, dans le climat côtier du Dorset. Et là encore : surprise. Question filmage en décors naturels, la série se tient mieux plastiquement que le Mr Turner de Mike Leigh. Si le canevas dramatique ressemble fort à celui de Twin Peaks, le développement de l’observation est différent, incluant notamment le rôle de l’ordinateur et des réseaux sociaux dans les relations humaines.
Après la mort d’un jeune garçon retrouvé au pied des falaises marines, les enquêteurs (un couple aussi intéressant qu’apparemment revêche) font passer un peu tout le monde sur la sellette et c’est l’occasion d’un portrait de groupe remarquable. On y retrouve, comme dans Borgen et The Killing, une critique virulente mais nuancées des médias, notamment en marge d’un véritable lynchage poussant un vieil homme au suicide après d’injustes accusations de pédophilie.
Enfin, le dénouement, très inattendu, évite complètement les poncifs relatifs au « monstre » mal-aimé-de-sa-mère-ou-abusé-par-son-père-donc-forcément-pédo, pour inciter à une réflexion moins confortable et sûrement mieux accordée à l’insondable nature humaine.
Bien entendu, maints ingrédients de la narration relèvent du standard, avec ce que le genre véhicule de téléphoné ou de répétitif. Cela étant, alors même qu'on observe, dans le cinéma actuel, un nivellement de la créativité qui va vers l'esthétique du téléfilm, certaines séries témoignent au contraire de qualités qu'on pourrait dire, sans exagérer, d'un véritable cinéma d'auteur...
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Sokourov le contemplatif
Alexandre Sokourov en traversée. 10 DVD.
Alexandre Sokourov est sans doute le plus pur poète des auteurs de cinéma contemporains, dont l’œuvre nous fait entrer dans un espace et un temps particuliers, comme lorsqu’on entre dans l’univers de Proust. Il y faut d’ailleurs la même patience et la même attention, car les films de Sokourov, à commencer par le Journal de guerre en cinq parties intitulé Voix spirituelles, qui amorcera cette lecture de dix films, se déploie en 340 minutes et ne compte à peu près aucune « action ». Pour qui est attentif et sensible, chaque film de Sokourov se révèle cependant d’une densité et d’une richesse sans pareilles, tant du point de vue de la perception de ses multiples thèmes que dans la modulation polyphonique de son expression.
Poète, Alexandre Sokourov l’est à la fois en musicien de cinéma et en peintre de cinéma : la bande-son est chez lui aussi importante que l’image plan par plan, et la « musique » continue de ceux-ci est simultanément une sorte de suite picturale dont l’extraordinaire beauté, d’une limpidité toute naturelle, se trouve atteinte – et c’est le grand paradoxe de cette écriture – par les moyens techniques les plus raffinés, où l’image filtrée sublime tout effet comme l’image proustienne la plus sophistiquée sublime le maniérisme. Voix spirituelles en est une première illustration remarquable.
Le film date de 1995. Il résulte d’un reportage, tourné en vidéo en 1994, sur la situation des soldats garde-frontières se trouvant sur la frontière du Tadjikistan pour résister aux talibans. Ce conflit « para-afghan » était alors ignoré du public russe, dont l’attention se concentrait sur la Tchétchénie. Les soldats russes ne sont pas, ici, en situation de force impérialiste, mais ils défendent les frontières d’un nouvel Etat indépendant sans moyens. Cela doit être souligné, car Sokourov ne nous éclaire en rien, dans le film, sur les circonstances exactes de la mission des soldats qu’il observe. On pense au Désert des Tartares en assistant à leur longue attente et à leurs errances au bout de nulle partir, dans ces montagnes arides où l’ennemi n’est jamais vu - la seule opération violente se trouvant éludée. La plupart des soldats présents sont très jeunes. Les appelés ne pensent qu’à rentrer chez eux. Avec la grande tendresse qui le caractérise, Sokourov les regarde, les montre en train de ne rien faire, montre leurs visages, montre leurs regards, montre leurs bottes dépareillées, montre leur matériel misérable, saisit des bribes de conversation, regarde une tortue bousculer deux fusils, regarde un criquet poussiéreux escalader un éboulis, regarde les regards troublés par la romance d'une chanteuse passant à la radio, regarde ces garçons écrire des lettres qui mettront trois mois à arriver à destination, regarde les gestes d’amitié de ces types qui partagent tout quelque temps et ne se reverront plus jamais, regarde les cultures abandonnées à cause de la guerre, regarde un petit rapace, entend un mitrailleur mitrailler Dieu sait quoi, regarde ces énormes machins que sont les avions militaires hors d'âge, regarde ce drôle de monde des hommes et recommande chacun à la protection des anges.
Dans Le rêve d’un soldat, court métrage qui fait pendant aux quatre épisodes « guerriers » du journal, un jeune soldat voit, en rêve, un ange représenté en peinture par je ne sais quel réaliste russe, sous la forme d’une jeune fille aux yeux bandés, assise, l’air accablé, sur un brancard porté par deux adolescents hagards. Cette dernière image, comme saturée de non-dit tragique, renvoie à la sublime première partie du film, constituant une ouverture musicale en trois mouvements.
On voit d’abord un paysage d’hiver schubertien, une forêt au bord d’un lac gelé, sur fond de montagnes, tandis que Sokourov lui-même évoque la vie d’un type mal fichu, nabot maladif et peu avenant, marqué par une vie de perpétuels déplacements et par toutes les vicissitudes de la vie, du nom de Mozart. Nous entendons un mouvement du Concerto pour piano no 19 et le paysage se transforme imperceptiblement, la forêt s’approchant et la lumière verdissant sous une lance fine de lumière, puis des oiseaux blancs apparaissent, et Messiaen succède à Mozart, dont Sokourov dit que la musique, comme surgie de nulle part, fait penser à un instrument qui s’accorde, puis un feu lointain apparaît dans le paysage, puis ce sont les accords de la 7e Symphonie de Beethoven qui semblent sortir de ceux de Messiaen, et la voix de Sokourov revient à Mozart qu’il nous prie, comme s'il nous écrivait une lettre personnelle, d’écouter attentivement avant de lire une lettre de la mère de Mozart, souffrant à Paris, à son mari resté à Vienne, peu avant sa mort, et une lettre de Mozart à un ami où il lui raconte les derniers jours de sa mère, reprise par le Seigneur qui en « avait besoin »…
Or que vient faire ce préambule élégiaque avant les quatre parties suivantes du Journal de guerre, toutes situées sur les hautes terres perdues des confins de l’ancien Empire soviétique ? Chacun trouvera sa réponse…
Alexandre Sokourov, Spiritual Voices. 2DVD. Facets Video. Toutes zones. Sous-titres français, anglais, allemand, italien, espagnol. -
Turner voyant solaire
En même temps qu’une nouvelle exposition à la Tate Gallery (Late Turner – painting set free), le film que lui a consacré Mike Leigh, non sans quelques beaux moments, pèche par simplification et grand renfort de clichés. Après la très mémorable mise en perspective de Turner et ses peintres, au Grand Palais, le réalisateur et son interprète principal font dans l’esthétique de téléfilm, à la fois lisse et mal léchée…
Le nom de Turner, immédiatement évocateur de toiles incandescentes où flamboient, en fusions polychromes, des paysages de mer ou de montagne, de terres éthérées ou de ciels irréels, est déjà fort connu en nos contrées et très cher à beaucoup d’amateurs de paysages alpins ou de peinture « explosée » annonçant Monet et l’art non figuratif du XXe siècle. Une importante exposition au Grand Palais, il y a quelques années, sous le titre de Turner et sespeintres, avait largement illusrré les liens du grand peintre anglais avec les maîtres anciens, autant qu’avec ses contemporains. Ces jours en outre, on découvre le film que Mike Leigh a tiré des dernières années de la vie de Turner, auquel Timothy Spall prête la dégaine d’un ours mal léché s’exprimant, le plus souvent, par éructations, voire en crachant sur sa toile pour y ajouter de la matière brute…
Avant d’être un précurseur indéniable, précédant le Monet des Nymphéas, les impressionnistes et l’abstraction lyrique américaine, Turner fut l’un des derniers maîtres européens très nourri d’autres maîtres anciens (de Titien à Poussin ou de Rembrandt à Claude Gellée dit Le Lorrain, son préféré) autant qu’il était attentif à l’art anglais et européen de son temps.
Formé,dès l’âge de quatorze ans, aux préceptes de l’art et au métier dans les ateliers de la Royal Academy de Londres, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) concilia très tôt une conscience vive de l’importance de la tradition, et la préservation de sa vision artistique personnelle. Celle-ci supposait une autonomie financière dont Turner, fils de petites gens, ne disposait pas. L’époque n’étant plus aux grands mécénats de l’Eglise, de l’Etat ou des princes, le jeune artiste compensa son éducation sommaire et son manque d’appuis sociaux par un travail effréné qui lui valut la reconnaissance de la Royal Academy, attachée à la méritocratie, relayée par une exploitation commerciale adéquate de son métier.
« Il avait la passion de l’art (…) et il avait la passion beaucoup plus commune de l’argent », note un biographe. Et David Solkin, maître d’œuvre du catalogue de l’exposition du Grand Palais, de préciser : « La clé du succès économique de Turner résidait dans son empressement et sa capacité à produire un éventail étonnamment vaste de biens artistiques de grande qualité ». Ces données « triviales», liées au marché artistique de l’époque et à la furieuse concurrence qui y régnait, sont d’autant plus intéressantes qu’elles révèlent un Turner à multiples faces, immensément ambitieux et non moins attaché au perfectionnement de son métier, curieux du travail des autres (il pleure en découvrant le tableau d’un rival qu’il craint de ne pouvoir égaler) et aspirant à égaler les plus grands : il voudra par testament que son legs à la National Gallery permette à ses plus beaux tableaux d’être accrochés près de ceux de Claude Lorrain...
Captivante par ses rapprochements, l’exposition Turner et ses peintres montrait autant les admirations du maître anglais que l’affirmation de sa propre vision. L’exercice était passionnant, prouvant à quel point un paysage, loin d’être la seule représentation de la nature, est à la fois pensée et point de vue. Des Italiens classiques aux Flamands « quotidiens », des Français néoclassiques aux Suisses romantiques, Turner enjambe les frontières et les siècles en quête de « sa » vision. Celle-ci tend à se dépouiller de toute « littérature » pour aller vers le chant pur de la couleur et des énergies formelles, mais tirer Turner vers « nous » est peut-êtreexcessif. Le maître ancien était plein lui aussi d’une frémissante jeunesse, comme en témoignent ses merveilleuses aquarelles sans âge, et le pur voyant n’existerait pas sans la double patience de la pensée et de l’art.
Une réduction sans souffle
Pour qui a les yeux pleins de Turner, autant de sa fabuleuse collection d’aquarelles que de ses toiles immenses, de plus en plus dégagées des « sujets » historiques ou mythologiques et de plus en plus dévolues à la peinture-peinture dont un Rothko ou un Music seront les derniers grands « musiciens », le passage de l’art pictural au cinéma, ou plus précisément au film de Mike Leigh consacré à M. Turner, m’évoque le transit de la vision poétique à ce qu’on pourrait dire une sorte de voyeurisme « médiatique ».
Réaliste au premier degré, flatteur quant à l’image et terriblement schématique dans son approche des êtres et des œuvres, le film démarre plutôt bien, avec une évocation sympathique des relations liant Turner fils et son paternel barbier l’aidant volontiers à l’atelier. Dès la première séquence d’avant le générique, à renfort de filtres propices au sfumato, la « turnerisation » de l’image donne le ton que d’innombrables panoramiques vont relancer au fil du film, sans surprise à part quelques paysages saisissants en eux-mêmes : falaises blanches tombant à pic dans le noir magma marin ou hautes terres semées de lacs blêmes. D’emblée aussi, le parti pris de forcer sur le côté brut de décoffrage du protagoniste (et de son père pas moins plantigrade), flanqué d’une servante à la fois soumise et vaguement sournoise, ramène l’artiste de génie aux dimensions d’un ronchon chipotant sur le prix du pigment chez son marchand de couleurs italien (forcément voleur) ou se faisant houspiller comme le dernier des nuls par la maritorne en charge de ses deux filles. Mais ce rustre à gueule de chien a aussi une âme et un cœur : ainsi reconnaît-il l’air de La mort de Didon de Purcell quand la fille d’un comte de sa connaissance l’esquisse au piano, et le voilà qui pleure au bordel où l’accueille une jeune beauté qui a l’âge de sa fille abandonnée…
Cela pour quelques traits anecdotiques, auxquels s’ajoute, pour le meilleur, la rencontre tardive du peintre vieillissant et d’une veuve Booth sensible et bonne, qui l’accueille et le protège. Le meilleur du film est peut-être à chercher, d’ailleurs, dans cette dimension d’humanité à la Dickens, où la bonté prime sur l’intelligence ou le brillant social.
S’il « turnerise » son image à l’excès, avec apparitions réelles de navires ou de locomotives qui fumeront ensuite sur la toile Mike Leigh tend par ailleurs à aligner les poncifs véristes, évoquant quelque téléfilm reproduisant les clichés d’un Hogarth. De son travail effectif de grand imagier commercialisant ses gravures pour subsister, de ses relations professionnelles ou sociales, de l’expérience qu’il a acquise au cours de ses voyages en Europe, presque rien ne subsiste ici que des scènes caricaturales, avec ses amis peintres ou dans le salon des Ruskin, dont le pauvre John est réduit au format d’un fils à papa phraseur. Une seule allusion à son approche géniale de la couleur, alimentée par toutes les sources de l’expérience et de la connaissance, se réduit ici à la rencontre d’une physicienne pratiquant une expérience de spectrographie à laquelle le bon public ne comprendra rien. Bien entendu, l’on n’aurait pas la cuistrerie de regretter le fait que Mike Leigh n’éclaire en rien la démarche picturale de Turner, mais réduire la vision poético-spirituelle de celui-ci au final « le soleil est Dieu », précédant l’expiration de l’artiste, est tout de même un peu court.
Bref, ce Mr. Turner est à voir comme une sorte d’évocation, à la fois superficielle et parfois sympathique, d’une œuvre juste effleurée par l’œil et par la story émincée, mais hélas jamais plus profondément. Cela ne mange pas de pain, comme on dit, mais ça ne nourrit guère non plus…
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Ceux qui résistent au pire
Celui qui reprend le train-train en marche / Celle qui se met au chinois pour ne pas se noyer dans la masse / Ceux qui chaque jour font plus ample connaissance avec eux-mêmes et c’est un monde / Celui qui ne se baigne jamais dans la même eau vu que maman saumon lui a appris les bons plans / Celle qui la boucle quand elle entend telle ou tel se déclarer rebelle à l’émission Tous différents / Ceux qui n’ont connu Simone Weil que par les silences ponctuant ses écrits par ailleurs peu bavards / Celui qui se demande à quoi ressemblera celle qu’on appelle la Lolita du hard porno dans deux ou trois ans / Celle qui a vieilli entre le début et la fin du tournage pour des motifs de production foireuse / Ceux qui ne se sont pas senti vieillir vu qu’ils sont morts juste avant / Celui que certains adverbes ne finissent pas d’interloquer/ Celle qui se demande ce qu’il y avait avant le langage en tout cas elle ne se le rappelle que par les pieds / Ceux dont la vie circule autant que les personnages de Marc Levy mais sans plus / Celui qui ne sait pas ce qu’il perd en ne lisant pas les romans d’aérogare ni moi non plus d’ailleurs /Celle qui va faire une thèse sur Guillaume Musso pour montrer ce que c’est nul et tout ça / Ceux qui reprochent aux moines de fuir la réalité alors qu’il serait si simple de brancher la wi-fi sur le couvent de style roman cité par le Routard / Celui qui ne sait plus comment redescendre de sa colonne de stylite vu qu’il a perdu la clef USB / Celle qui reste sensible à la Fantaisie jusque dans les situations les plus terre à terre qu’elle déclare volontiers « ciel à ciel » / Ceux qui ont la nostalgie des beaux gestes de leur tante Asphodèle dite aussi la diva des divans / Celui qui se rappelle les sampans de son enfance / Celle qui change de chapeau comme d’opinion donc pas souvent au prix où est l’opinion au jour d’aujourd’hui / Ceux qui sont attentifs à ce qui se passe sur le théâtre des opérations dont il y a toujours un coup de pub à tirer genre BHL assistant au nettoyage de Gaza à la télé du Sheraton / Celui qui reproche encore à Debord d’avoir forcé sur le Dubonnet / Celle qui se lâche sur le divan du Monsieur à tête de nœud / Ceux qui demandent à l’éminente critique littéraire à jupon gris et mine assortie de tout leur dire à propos du dernier roman paru chez Minuit après quoi tout le monde se sent plus digne d’exister ça c’est sûr Aglaé / Celui qui sent comme un froid chaque fois qu’il entend chevroter l’éminente critique littéraire à jupon gris et mine assortie à la fameuse émission Restons entre nous de la chaîne confidentielle / Celle qu’on appelle l’évaporée en dépit de ses pieds sur terre qui sentent le vieux/ Ceux qui ont plus de respect pour certains djihadistes que pour certaines hyènes médiatiques / Celui qui se douche à l’eau de pluie après le débat télévisé qui-nous-concerne-tous / Celle qui parie pour la Qualité avec un grand cul /Ceux qui disent qu’il n’y a plus rien pour qu’on remarque qu’il y a quand même eux / Celui qui a trente millions d’amis sur Facebook mais qu’un seul fox à qui il peut tout dire allez viens Snoopy on va faire un tour en forêt / Celle qui se demande où se tapit l’âme du théologien qui vient d’affirmer à la télé que les chiens n’ont pas le sens du sacré / Ceux qui se mettent à l’écoute du chien genre 78 tours de La Voix de son maître reproduisant les abois énervés du Führer / Celui et celle qui ont eu la sacrée chance de partager pendant 13 ans la vie du scottish Fellow dont l’âme se repaît présentement de saucisses virtuelles / Celle qui déborde d’optimisme sans le montrer à celles qui « positivent » faute de mieux / Ceux qui ne se sentent pas coupables de ne pas culpabiliser / Celui qui relit Un petit bout de femme de Kafka dont un ami lui a dit une fois (au Jardin des Plantes de Paris, en été 74, alors que l’okapi pissait gravement sous le soleil martelant) que cette insupportable personne représentait le Dieu jaloux de l’AncienTestament dont nul ne dit plus qu’il avait à l’origine une épouse attentive qu’il a trop fait chier / Celle qui appelle Bon Dieu l’inventeur du trou noir / Ceux qui trouvent la vie tellement intéressante qu’ils en redemandent quitte à en baver un max un jour sur deux et parfois plus selon les conditions de la météo ou de la configuration géo-stratégique, etc.
Image JLK: Le quai des Zattere, à Venise, au soleil levant. -
Ceux qui restent confiants
Celui qui ne voit partout que simulacre ou presque / Celle qui constate la dévastation d’un peu tout sans lâcher son tricot / Ceux qui en reviennent aux Misérables pour faire un bout de chemin avec l’évêque Bienvenu ce bon type / Celui qui n’en peut plus de dire qu’il n’en peut mais / Celle qui te dit que tout est foutu sans préciser sur quoi le funiculaire arrive et voilà qu’elle remonte la pente / Ceux qui ont échappé au tsunami mais pas à la télé / Celui qui change la déco de sa hutte pour être invité à l’émission La maison des exclus / Celle qu’on prend au sérieux parce que Soral le gauchiste ne la fait pas rire / Ceux qui chantent a cappella pour cause de grève des instrumentistes / Celui qui déclare tes listes tirées par les cheveux en sorte de te culpabiliser de n’être point chauve à son instar / Celle qui déclare sur Facebook qu’on l’attend sur Meetic et que cette fois c’est du concret / Ceux qui estiment les joytoys de Jeff Koons moins juteux à long terme que les aquarelles d’Hitler au niveau investissement / Celui dont l’enfance a été bercée par les messages cryptés de Radio-Londres genre J’aime les femmes en bleu je répète J’aime les femmes en bleu / Celle qui lit l’Evangile en croix / Ceux qui sont fiers en découvrant la Paradeplatz de Zurich-City au motif qu’ils y ont bâti au Monopoly des immeubles qui leur rapportent encore au jour d’aujourd’hui / Celui qui a eu l’enfance privilégiée de ceux dont les parents ne s’occupent pas sans cesser depayer les pots cassés, eh, eh / Celle qui a complètement intégré la révolution freudienne et couche désormais avec son ombre en laissant la lumière allumée / Ceux qui ont sur leur table de nuit le zob de Jeff Koons en polystirène expansé qui se dresse quand on lui parle affaires / Celle qui trouve ludique tout ce que tu trouves merdique / Ceux qui vous reprochent votre manque d’écoute dans les conversations de tea-room du séminaire australien de Sophie Calle / Celui qui reste optimiste au fond si tu cherches bien /Celle qui reste indignée malgré tous ceux qui jouent à l’être / Ceux qui sentant venir l’hiver nucléaire s’envoient des smileys,etc.
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Ceux qui tournent la page
Celui qui fort de son titre de Président de la Confédération helvétique responsable du Département militaire fédéral affirme à Pékin qu’il faut maintenant tirer un trait sur cette affaire de Tiananmen qui regarde les Chinois avec lesquels il faut se donner la main pour des affaires win-win / Celle qui te regarde de travers quand tu lui fais observer que son « grand Bond en avant » a été marqué par une famine durant laquelle quarante millions de personnes périrent / Ceux qui sont bien payés pour oublier / Celui qui revient sans cesse sur ce qui cloche dans le monde mais on sait ce que sont les bipolaires aujourd’hui donc il faudrait qu'il consulte celui-là / Celle qui constate que la frénésie de consommation a remplacé la frénésie de contestation et se demande ce qui a changé pour le paysan des plaines ou des hauts plateaux / Ceux qui choquent leurs amis libéraux de centre gauche ou droite en mettant les dictateurs léninistes et les potentats fascistes dans le même sac / Celui qui rappelle à ses étudiants de Canberra que le pouvoir chinois faisant obstruction à la réception du prix Nobel de la paix 2010 attribué à Liu Xiaobo avait un antécédent historique lorsque les nazis empêchèrent Carl von Ossietzky de se rendre à Oslo en 1935 / Celle qui subit le harcèlement de son dentiste arménien lui rappelant que la Shoah n’est qu’un écran de fumée visant à faire oublier son génocide à lui / Ceux qui parlent Travail de Mémoire non sans préférences sélectives / Celui qui t’a reproché de n’être pas maoïste en 1972 sur le même ton qu’il t’aurait reproché de n’être pas fasciste en 1936 / Celle qui citant Alain Badiou rappelle qu’«il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler » après quoi elle reprend un peu de ragout de Tibétain macéré dans son potage à la Mao additionné de piment Pol Pot / Ceux qui ne se rappellent pas bien la différence entre la Garde blanche et les Khmers rouges ou les Escadrons noirs vu qu’ils sont daltoniens et qu’ils estiment avec le camarade populiste suisse Ueli Maurer que c’est le moment de tourner la page et de penser à l’Avenir en termes de win-win, etc.
(Cette liste a été jetée dans les marges du Studio de l’inutilité de Simon Leys (Flammarion,2014), et plus précisément en lisant les essais intitulés Anatomie d’une dictature post-totalitaire, sur la Chine actuelle, et Le génocide cambodgien)
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Mémoire vive (60)
Guido Ceronetti dans Le silence du corps :« La caresse vient comme le vent, elle ouvre un volet, mais elle n’entre pas si la fenêtre est fermée ».
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À La Désirade, ce dimanche 23 novembre 2014. – En retrouvant ma bonne amie, notre maison au bord du ciel et ma table de travail, je me dis, après Venise, que je suis au top du privilège en dépit de mes difficultés de souffle et de circulation me rappelant que j’ai l’âge de mon père en sa dernière année de vie. Céline aussi avait 67 ans quand il a rendu les armes, après une existence évidemment mille fois plus éreintante que la mienne, où il a brûlé sa grande carcasse et ses cartouches sur tous les fronts de la guerre et de la médecine, des livres et de l’hygiénisme idéologique mal barré. J’aurai fait douze ans de plus que mon pauvre frère, personnage de roman, du pur Simenon. Notre Grossvater de Lucerne a été le record de la famille : il faudra que je vérifie le chiffre exact, mais pas loin de 90. Aucune précision de ce côté dans le cahier noir de ma mère. Mais nous avons tout ça quelque part dans notre capharnaüm, que j’ai d’ailleurs décidé de mettre en ordre ces prochains jours. Ce qu’attendant je note que Cendrars est mort à 74 ans, comme Maître Jacques, Cingria à 71 ans, Bouvier à 68 ans et Czapski à 97 ans…
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Guido Ceronetti, citant Joubert : « Le pathétique outré est pour les hommes une source funeste d’endurcissements », et d’enchaîner :« Depuis deux cents ans de folles images de la souffrance sont lancées par tous les moyens sur les foules afin de déchaîner leur capacité d’en produire de pires. Les guerres et les révolutions de ce siècle sont en grande partie l’effet de « tableaux » de la souffrance humaine capables d’exciter l’inhumanité la plus complète. Une photographie vue un matin dans le journal peut faire surgir du néant un chef fanatique de tueurs ».
Exactement ce qui se passe avec les images abjectes de décapitations dont se repaissent ces jours certains yeux avides.
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Ce lundi 24 novembre. – Je me trouvais dans ma soupente de la Calcina, la semaine dernière à Venise, lorsque le compère Philippe Dubath m’a appelé pour me dire qu’il aimerait faire mon portrait pour la DER de 24 Heures, et j’ai plus ou moins fait l’étonné alors que le responsable de la rubrique culturelle me l’avait promis, sans que je ne lui demande rien d’ailleurs ; même que je lui avais dit de ne surtout pas se sentir mal à l’aise du fait que le journal n’ait pas consacré une ligne à la publication de L’échappée belle, livre évidemment très littéraire et d’un genre peu vendeur ; et d’ailleurs ce serait sûrement le dernier recueil de mes carnets à paraître de mon vivant, à présent je n’avais plus envie que de fiction ou d’essais sans implication trop intime, mais Jean insistait quand même et je n’allais pas faire le difficile, donc nous avons pris rendez-vous avec l’ami Dubath de retour d’Afrique qui avait surtout envie de me faire parler de la vie qui va et des temps qui courent.
Or, comme nous nous étions déjà livrés à cet exercice, dont il avait tiré une page très généreuse à mon départ en retraite, notre rencontre de cet après-midi aux Trois-Couronnes de Vevey n’a été que la suite de notre conversation, lancée par des questions précises liées à ma condition de présumé retraité, à notre façon d’assumer notre liberté avec Lady L., à ce que représente toujours pour moi la lecture et l’écriture, assez loin de la vie littéraire tout ça (et tant mieux) et plutôt en phase avec la vie actuelle, Venise et les enfants, notre grand voyage de l’an dernier et les aléas de l'existence.
Philippe revenait lui-même de Tanzanie où il s’est livré à sa passion d’imagier de la nature, je lui ai dit combien je me sens ces temps en phase avec le titre du livre de Théodore Monod, Révérence à la vie, dans lequel j’avais noté ce que je tenais à lui dire, j’ai tâché de ne pas être trop sentencieux et assez nuancé dans mes réponse à des questions délicates (où en es-tu de ta vie, es-tu optimiste quant au devenir du monde, crois-tu en Dieu, penses-tu à la mort ?, etc), puis je l’ai emmené à la ruelle du Lac jeter un œil sur ma cambuse veveysane où il a pensé que ce serait bien que mon portrait photographique soit réalisé avec le fauteuil Chesterfield de cuir vert que j’ai ramassé un soir dans la rue…
Au cours de la conversation, mon confrère m’a demandé pourquoi, somme toute, j’écrivais, si c’était pour la gloire ? À quoi je lui ai répondu que pas du tout, avant de me reprendre pour préciser que, bien sûr, tout écrivain rêve d’être lu, et si possible de plus de trois pelés. Je lui ai dit aussi que j’étais très content pour un Joël Dicker de son phénoménal succès, que je n’ai jamais recherché pour ma part - sinon j’aurais fait d’autres livres ; je lui ai dit que je me sentais tout à fait étranger à l’actuelle mentalité Star Ac, faite de compétition à tout crin, mais à présent que j’y repense je me dis que la gloire, pour moi, ce serait, au lieu de « cartonner » le temps d’une ou deux saisons, d’être lu avec attention et reconnaissance par quelques lecteurs, dans dix ou cent ans, comme nous cultivons la mémoire de tel ou tel auteur peut-être méconnu de son vivant mais qui survit alors que tant de gloires d’un jour sont oubliées – tout cela très relatif évidemment, et je m’en balance à vrai dire – ma joie d’écrire fait seule foi pour moi.
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Jules Renard : « Il faut écrire comme on parle, si on parle bien ».
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L’image du serpent qui se mord la queue me semble la plus appropriée à l’actuelle montée aux extrêmes de la violence, marquée par la folie meurtrière des jeunes djihadistes débarquant en Syrie d’un peu partout et dont les motivations relèvent, de toute évidence, du mimétisme violent plus que de l’engagement politique ou religieux. La religion qui rend fou à bon dos. Dans son dossier de cette semaine, l’hebdomadaire Marianne accrédite pour ainsi dire, notamment par la voix de Jean-François Kahn, la théorie selon laquelle les monothéismes sont fauteurs de guerre. Il y a naturellement de ça, c’est la face sombre des monothéismes et Jean Soler l’a bien montré dans La violence monothéiste, mais il y a aussi leur face claire.
Or lisant Le Califat du sang d’AlexandreAdler, je vois bien que la dérive des extrémistes, qui se massacrent d’ailleurs entre eux, n’a pas plus à voir avec l’islam (quoique…) que les purges staliniennes n’avaient à voir avec la théorie marxiste (quoique…) même si les justifications des uns et des autres se réclament de la même« pureté » et se retrouvent dans la même fuite en avant dopée par le goût du sang et l’appât du fric.
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Gregorio Marañon dans Soledad y Libertad : «Aucun de nos remèdes, à nous pauvres médecins, n’a le pouvoir merveilleux d’une main de femme qui se pose sur un front douloureux ».
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Ce jeudi 27 novembre. – Je me demandais comment Philippe Dubath allait reconstruire notre longues conversation de l’autre jour, et c’est avec soulagement que j’ai découvert la DER de 24 Heures ce matin, avec un portrait photographique de Chantal Dervey qui me fait un peu vieux chien grave (ma bonne amie va encore soupirer), mais j’assume, et un texte amical mais sans lèche, joliment évocateur de la vie que nous menons, Lady L. et moi, à cela s’ajoutant un sourire en passant à nos « filles merveilleuses ». J’aime bien, pour garder un peu de distance, que Dubath relève ma « vraie fausse modestie », et ne suis pas fâché que divers thèmes « profonds » aient passé à l’as, comme on dit. Ce qui est sûr, c’est que je m’y reconnais dans les grandes largeurs et que je suis reconnaissant à mon confrère d’avoir si bien rendu le ton de notre échange.
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A la question de Philippe Dubath me demandant si je croyais en Dieu, j’ai répondu que ce qui m’importe n’est pas d’y répondre mais de savoir si Dieu croit en moi ; et ce n’était pas une boutade. Or répondre à une telle question m’est absolument impossible en termes conventionnels, à moi qui ne me reconnais pas plus athée que croyant au sens où on l’entend à l’ordinaire. J’ai bien évoqué l’ « Esprit universel » auquel se réfère un Théodore Monod, mais cette expression, trop vague à mon sens, ne rend pas le son à la fois intime et cosmique de ce que j’entends au fond par « Dieu », que je pourrais dire la partie de moi qui ressuscite tous les matins et me fait croire qu’il y a en la vie quelque chose de divin. Or ce n’est pas tant par orgueil que je refuse de me dire croyant, donc du bon bord, ou athée, donc de l’autre non moins bon bord, mais par simple honnêteté.
À La Désirade, ce samedi 29 novembre. – Le paysage est ces jours, en fin de journée, d’une indescriptible beauté. Ce soir encore la mer de brouillard coupe littéralement« le monde » en deux. Et jamais l’expression n’a été aussi juste : la mer de brouillard.
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Jules Renard : « La poésie m’a sauvé de l’infecte maladie de la rosserie ».
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Celles qui se sentent seules
Celui qui relit parfois le cahier noir où sa mère a épanché sa douleur / Celle qui a trouvé la vie bien dure après sa mort / Ceux qui disent : tu verras quand je serai plus là / Celui qui reçoit un SMS de sa cousine qui lui dit que la vie lui va bien / Celle qui a trop de tendresse en elle pour n’être pas mélancolique à ses heures / Ceux qui estiment que la mélancolie est contre-productive dans une société qui gagne / Celui qui ne pense à elle que lorsqu’il s’oublie / Celle qui enrage de n’être point reconnue à la supérette / Ceux qui vont à selle à l’insu de celles qui vont à Sceaux / Celui qui va voir celle qui soupire à l’hosto/ Celle qui demande à Monsieur Duflon : monsieur Duflon serons-nous sage ce soir ? / Ceux qui attendent les résultats des exas / Celui qui angoisse à l’idée que son fils ne lui ramène pas de bons résultats de l’hosto / Celle qui n’a jamais pris « c’te affaire » très au sérieux sauf au moment ou l’Fernand la soulevait de terre / Ceux qui répandent le bruit selon lequel les Suisses mangeraient du chat et du chien en sorte de maintenir l’équilibre budgétaire et tout ça / Celui qui a toujours été ému par le reflet des femmes seules dans le grand miroir du Café de la Paix / Celle qui se rappelle au bon souvenir du postier muet / Ceux qui pensent toujours à Maman au moment de le faire et ensuite plus tellement / Celui qu’on dit le Tony Soprano des cantons de l’Est /Celle qui aimait bien le côté fils de garagiste d’Eddy Mitchell mais elle est hélas décédée / Ceux qui ont de l’humour à revendre sans en faire commerce / Celui qui a deux sœurs et donc deux beaux-frères mais pas forcément la meilleure entente entre les belles-mères respectives quoique ça dépend / Celle qui eût aimé se faire enterrer les pieds devant mais la famille a finalement opté pour l’urne placée à côté de ses trophées de championne de ping-pong / Ceux qui n’écoutent même pas celles qui se taisent, etc.
Peinture: Robert Indermaur
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Portrait de JLK
Un homme qui ne s'arrêtera jamais d'écrire
par Philippe Dubath
On s’engage dans la rue du Lac à Vevey, côté Hôtel de Ville, on emprunte brièvement une venelle presque napolitaine qui mène sur le quai, on pousse une porte à gauche, on gravit quelques étages sans ascenseur, on se croit dans le vieux Paris. Jean-Louis Kuffer sort sa clé et nous voilà dans ce qu’il appelle sa chambre cambuse.
C’est l’un des mondes du journaliste et écrivain dont les lecteurs de 24 heures ont apprécié les fines chroniques littéraires et culturelles pendant des décennies. Ici, il cajole et redécouvre des milliers de livres qu’il aime: «La Collection Blanche de Gallimard, toute une bibliothèque anglo-américaine, une paroi de philosophie et spiritualité, un rayon important de journaux intimes et autres carnets de voyage, les Œuvres complètes numérotées de Ramuz chez Mermod.»
Grâce à ces quelques mètres carrés haut perchés où il vient de temps en temps travailler, c’est-à-dire penser, réfléchir, noter, écrire, trier les livres qu’il transmet à un libraire de la vallée de Joux, Kuffer a redécouvert le charme de Vevey. «Une ville comme je les aime, avec une ambiance, une vie, ce que je ne ressens pas dans d’autres villes de Suisse où je me surprends à avoir froid.»
Le deuxième monde de Kuffer, jeune retraité, c’est son chalet du vallon de Villard où il poursuit une existence de curiosité, d’écriture, de lecture, et de complicité avec Lucienne, son épouse depuis trente-deux ans. «Un mois avant de la rencontrer, jamais je n’aurais pensé pouvoir cohabiter avec quelqu’un. Et là, nous avons eu deux filles merveilleuses, nous vivons ici, nous partons en voyage, dans une sérénité que j’apprécie chaque jour. Et puis, quel bonheur de vivre dans ce vallon depuis bientôt vingt ans. Se lever le matin et voir ce paysage, c’est un privilège!»
«Je me sens plus jeune que quand j’avais 20 ans. De plus en plus disponible au monde»
L’endroit serait idéal pour vivre une retraite tranquille à écouter le chant des oiseaux et à lire devant le feu de cheminée. Mais Jean-Louis Kuffer est un homme actif qui vit au présent. «Je me sens plus jeune que quand j’avais 20 ans. De plus en plus disponible et ouvert au monde, de plus en plus sensible à la beauté de la nature, des gens, des enfants, de la vie.» Il ne se perd pas pour autant dans l’euphorie: «Ce serait de la complaisance à l’égard du monde, de la folie religieuse, des pouvoirs tyranniques, des atteintes graves à la nature.»
Le troisième monde de Kuffer, c’est… le monde, justement. Il voyage. Il regarde. Il observe. Il rentre de dix jours à Venise où il a logé dans une pension discrète pour passer pas mal d’heures à écrire son prochain livre – titre prévu: La vie des gens – alors que le dernier – L’échappée libre, sorti au printemps à l’Age d’Homme – est encore tout frais. Il écrit depuis toujours, il écrira toujours. Mais pourquoi, pour la gloire? «Pas du tout. Quoique je sois un peu hypocrite en disant cela. S’ils ne pensaient pas à une gloire possible, ceux qui écrivent garderaient leurs œuvres pour eux, ne publieraient rien!»
Pas de retraite pour l'écriture
Mais alors, pourquoi avoir écrit autant de livres, autant d’articles dans les journaux, et continuer encore? «S’il y avait une retraite pour l’écriture, si c’était fini comme ça, tout à coup, pour une raison d’âge, ce serait terrible. J’écris parce que j’aime écrire. J’avais expliqué lors du dernier Salon du livre qu’écrire m’est aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain. Ça vaut la peine de vivre, ça vaut la peine de transmettre.»
Il n’est pas près de s’arrêter, l’écrivain qui se définit comme un homme en retrait, mais pas à la retraite. Car, après un temps de méfiance, il s’est mis à apprécier Facebook, les blogs, Internet en général, et même Skype qui lui a permis de dialoguer récemment avec Lucienne qui se trouvait au Cambodge. «Tous ces instruments offrent un fabuleux accès à la communication. Il faut quand même se protéger. Un couteau peut servir à couper du pain ou à tuer le voisin. Mais j’ai un ami chinois à Florence que je n’ai jamais vu; un autre, en France, un érudit que je voyais comme un savant âgé, mais dont je viens d’apprendre qu’il a 15 ans!»
Blog à succès
Quand il évoque son blog, où l’on peut se régaler de récits de voyage et de découvertes de livres, Kuffer dit avec une vraie fausse modestie souriante: «Mon blog a reçu 26 872 visites en octobre 2014, soit entre 866 et 1040 visiteurs par jour. On y découvre 4169 articles. Ce qui n’a aucune importance.»
L’important est ailleurs, dans les détails de la vie. Tiens, celui-ci, ramené par Kuffer de Venise: «J’y ai beaucoup entendu les gens chanter dans la rue, spontanément. Des jeunes surtout. J’étais heureux de saisir ainsi leur voix, leur réjouissance, leur gratitude envers la vie. On ne chante plus assez. Moi, je chante.»
(LA DER de 24 heures, le 27 novembre 2014)
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Mémoire vive (59)
Le Tasse : « De la mer le limon a recouvert le lit / Le sol fertilisé est devenu culture / On croirait voir l’Egypte en ce coin de nature / Qui n’était que rivage au navigant hardi ».
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Venise, à La Calcina, ce samedi 22 novembre.- Il est six heures du matin, le jour se lève et je pense à mon séjour prenant fin aujourd’hui, marqué par ma redécouverte émerveillée de Venise et durant lequel j’ai beaucoup vu, bien écrit conme je me le proposais et pas mal lu aussi, dont le formidable Révérence à la vie du cher vieux Théodore Monod, dont la pensée filtrera dans La Vie des gens, mon roman en chantier, par le truchement de Sam le naturaliste réfractaire, mentor de Jonas.
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Ces jours à Venise ont constitué une expérience et une suite d’exercices très vivifiants, en rupture complète avec les clichés masquant la réalité réelle de cette ville. Je ne m’y attendais pas. Surprise intégrale; et surprise d’abord à constater que ce qu’on taxe ici justement de clichés, d’un ton forcément supérieur, résiste à leur usage par le tourisme de masse. La vision du pont du Rialto ou de la place Saint-Marc, entre deux vagues de Japonais et de Russes (ou de Suisses allemands ou de Chinois) reste toujours aussi saisissante. Surprise ensuite décuplée, puis centuplée les jours passant, en s’éloignant des foules et des monuments léchés, du Dorsoduro (avec le campo Santa Margherita, merveilleuse place de village bruissante de présences estudiantines et populaires) au dédale de Canareggio où Corto Maltese a traversé murs et jardins suspendus ; et pour les îles ce sera les prochaine fois vu que ma résolution solennelle est prise à l’instant : quatre fois à Venise par an, chaque saison la sienne, et la prochaine au printemps donc avec Lady L.
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Nel Gazettino di stamattina : « A Vicenza nasce il campus per picccoli geni incompresi. Au Nordest on estime qu’il y a environ 2000 petits génies. Or à l’école, on les prend souvent pour des incapables ou des inadaptés. Ainsi un« Talent gate » a-t-il été conçu par la Région afin d’accueillir lesenfants au génie précoce ».
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De bons guides m’ont aidé à diriger mes pas dans le dédale de Venise, sans que je ne les suive à la lettre. Mais le Dictionnaire amoureux de Philippe Sollers me fut la plus foisonnante mine. À première lecture, sans être encore sur les lieux, son tour hyper-subjectif, jusqu’à citer des pages entières de ses romans au fil de certains articles (Amour, pour commencer, ou Fondation Guggenheim), me paraissait unpeu gonflé de narcissisme, et puis j’ai changé d’avis en constant que le MOI deSollers est aussi un TOI et un ELLES ou un EUX, réverbérant en somme, dans une totalité joyeuse et partagée, l’exultation du poète (je dis bien poète, et bien moins homme de lettres qu’un Henri de Régnier) à la redécouverte constante de la vraie merveille et à l’exclusion du faux. La page que Sollers cite d’un de ses romans, où il visite la collection Guggenheim avec une jouvencelle, m’a donné envie de m’incliner à mon tour sur la pierre de mémoire des 14 chiennes et chiens de Peggy et, question goût, je suis pleinement d’accord avec lui qu’il y plus de vitalité novatrice subsistante dans La Tempête de Giorgione que dans toutes les œuvres réunies par la milliardaire, même si tel Kandinsky ou tel Magritte, tel Chirico ou tel Victor Brauner sortent de la convention d’époque. Sollers s’exalte devant un Picasso qu’il y a là : pas moi. Et le grand Bacon (qu’il ne cite pas) est du second rayon, et les sirènes kitsch de Leonor Fini (qu’il trouve médiocres) le sont en effet. Mais le Dictionnaire ne dit rien des minimalistes et autres productions d’une plus récente avant-garde, qui me semblent à moi la pire vieillerie. Dire que Giorgione est plus actuel( comme on pourrait le dire de Lascaux ou d’Altamira) que Cy Twombly ou je ne sais quel carré blanc sur fond blanc, n’est pas du tout un paradoxe :c’est l’évidence. Enfin il y a donc l’arrière-jardin de Peggy où trois ados prennent le soleil en feuilletant un livre et, là-bas, les deux pierres mortuaires de la Patronne et de ses beloved babies. Donc merci Sollers.
Auquel fait écho Dominique Fernandez à la fin de sa préface à l’indispensable Guide historique et culturel de Venisede Giovanni Scarabello et Paolo Morachiello (Larousse 1988), qui écrit si justement que « plus que la décadence économique, plus que les eaux saumâtres des grandes marées, plus que les corruptices émanations de pétrole, c’est notre propre goût de l’échec et du funèbre qui hâte le déclin de Venise. Partez avec d’autres images dans la tête que celles de Visconti, et vous verrez que Venise n’est pas aussi moribonde qu’on le dit. C’est la ville d’Iralie où les gens marchent le plus vite dans la rue. Par les jours de brouillard, on entend leurs pas résonner sur le dallage avant de distinguer leur silhouette. Les cloches, les sirènes des bateaux, les cornes de brume jouent une musique qui n’est nullement lugubre, mais témoigne au contraire d’une solide, saine et contagieuse envie de vivre ».
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C’est exactement ça que j’ai ressenti. Quoique descendu par hasard (la loterie de Booking.com) à La Calcina, pension à l’anglaise des Zattere qui fut le refuge de John Ruskin et le rendez-vous d’une flopée de lettrés, jusqu’à Borges et Kundera, je me fichais pas mal de ces grandes références avant de découvrir ce havre de parfaite gentillesse sans apprêts, face aux eaux pleines de bateaux vrombissant de l’aube à la nuit et tout près de tout, du Dorsoduro à l’Accademia, de la Dogana ou de la Salute.
Et puisil y a le Routard, le bon vieux-jeune Routard sur lequel il est de bon ton, dans la foulée de Michel Houellebecq, d’ironiser ou de cracher. C’est entendu : c’est bobo et parfois convenu dans le non convenu, mais c’est plein aussi de choses épatantes à voir ou à savoir. La note sur La Calcina m’a appris illico que John Ruskin y avait composé ses Pierres de Venise et donné les numéros des vaporetti pour y débarquer. Mais surtout je lui dois d’avoir découvert les piattini de l’Osteria alla Bifora (campo Santa Margherita), ou l’idée d’aller revoir le Portrait d’unjeune homme de Lorenzo Lotto, à l’Accademia, salle 7…
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Bonne nouvelle pour les maniaques pédophiles de Padoue, ce matin dans le Gazettino : « Bientôt, les adultes ne pourront plus entrer, dans le parc de l’Arcello à Padoue, sans être accompagnés par des enfants ». Et cet autre écho réconfortant du Vatican, où le remarquable Francesco s’en prend virulemment aux sacrements faisant l’objet de tout un négoce, entre messes payées et bénédictions : « Un prete attaccato ai soldi e un prete che maltratta la gente ».
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Nel Pendolino, stasera. – Dans le train du retour, je me repasse L’évangile selon saint Matthieu de Pasolini, dont le Christ est lemême personnage pur et dur, intransigeant envers les hypocrites et lespharisiens, que l’excellent Franceso, décidément digne de son prénom. Dans les compléments du DVD, le témoignage d’Enrique Irazoqui, le jeune interprète catalan de Jésus, cinquante ans après le tournage du film, donne un relief humain renouvelé à ce film d’une incomparable densité physique (ces visages, ces corps, ces clous enfoncés dans la chair, ce cri !) en irradiant bonnement de reconnaissance amicale. En passant ce matin sur la place dédiée à Jean XXIII,j e me suis rappelé que le film aussi rendait hommage à ce pontife incarnant l’opposé du pharisaïsme ; et toute une chrétienté de bonne foi, y compris ecclésiatique reconnut d’ailleurs l’inspiration profondément évangélique de l’ouvrage.
Guido Ceronetti, dans L’ Occhio del Barbagianni, recueil de 134 fragments qui vient de paraître chez Adelphi : « 106. Ricordi il film di De Sica del 1943, I bambinici guardano ? Oggi sono quasi tutti. E dietro di loro « i vecchici guardano », straripano, implorano, vinti dai morbi, dalle fatiche… Non illudiamoci che si possa esser una pietà capace di contenere tutti quegli sguardi »…
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Mémoire vive (58)
Philippe Sollers dans son Dictionnaire amoureux de Venise, à propos des Zattere où je me trouve ce matin tôt l'aube: "Le quai, très large, a été construit à la suite d'un décret du 8 février 1516. En 1640, l'ordre a été donné de décharger là tout le bois. Comme les troncs descendaient par flottage (zattera), charriés par le courant du Piave depuis les forêts du Cadore, jusqu'à Venise, le long quai a été nommé "Zattere". Il va de la pointe de la Douane jusqu'à la gare maritime. Un voyageur un peu expérimenté sait que c'est le plus bel endroit de l'univers".
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Venezia, sulle Zattere, stamattina del 21 novembre, alle 7:30. - "Encore une journée divine !" s'exclame la vieille peau du vieux Sam se sortant de sa vieille poubelle, et la sphère orange sort là-bas du toit d'un palazzo, entre Saint Marc et le Rédempteur, tandis qu'il cloche partout à toute volée. À la station Santo Spirito du vaporetto, la balle orange a rebondi dans un reflet que je retrouve ensuite dans une flaque, par delà laquelle une jeune fille en noir ondule sur place en son taï-chi, qui me rappelle aussitôt Lady L. et ses filles à leur cérémonial du mercredi soir. Miss you Lady Mine, would be cool to be two but we'll come back soon my Bijou. Et voici donc le plus bel endroit de l'univers où affluent les fidèles et leurs cierges bientôt plantés ensemble tandis qu'une main de prêtre, juste visible au portillon du confessionnal, exprime le calme de celui qui en vu d'autres et tient les clés du pardon. Comme une pancarte ordonne NO FLASH, mon image sera floue. Tant pis: je capte. Et la lumière des cierges me suffira pour les jeunes gens qu'il y a là, style Maveric mon occulte ami des Vosges en ses candides seize ans. Quoi de plus neuf ce matin que cette vieille nef à voiles arrimée au quai de la Dogana ? Le médium Joyaux, alias Sollers, a mille fois raison: c'est ici que le neuf commence. "La plupart de mes livres, qui ne sont ni d'un "historien" ni d'un "esthète", ni d'un "écrivain à court de sujet",et encore moins d'un adepte du tourisme, des expositions, des congrès internationaux et du dispositif industriel d'exploitation, le disent.En réalité, on s'en apercevra un jour, le nouveau est là".
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Le nouveau est où je suis: telle est la bonne nouvelle et pas seulement pour Sollers alias Joyaux, car il va de soi que Venise est partout, sauf qu'à Venise c'est partout Venise. À mon retour à La Calcina m'attendent les nouvelles du jour. La UNE du Monde exhibe un jeune fou de Dieu français qui ne fera pas de vieux os en dépit de son air crâne, tandis que Le Figaro nous révèle que Rossignol relance le débat sur la fessée. Pasticcio del mondo cane. Autres News sur L'Independent et le New York Times, et le Corriere della sera brasse plus que jamais les affaire de la Casta et autres projets de Sciopero Generale. Donc c'est le moment d'aller ciseler quelques phrases dans son atelier sous les toits. Le long des quatre étages de la cage d'escalier défilent peintures et gravures, et surtout, sous verres, une quinzaine de UNES du Corriere des temps de Dino Buzzati, aquarellées pour l'éternité. Là était déjà le neuf et cet après-midi j'irai m'incliner sur les quatorze tombes des chiens et chiennes de Peggy Guggenheim: HERE LIE MY BELOVED BABIES. Et c'est ainsi que Snoopy retourne à son roman...
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Venises à la folie
(Dialogue schizo)
Moi l'autre: - Tu me pinces, ou je rêve ?Moi l'un: - Tu ne rêves pas, camarade: tu en pinces juste pour Venise, c'est comme ça.Moi l'autre: - T'as vu tout à l'heure qui a passé ?Moi l'un: - J'ai vu et nous n'allons pas en faire état. Il n'est là pour personne que pour son prochain livre, donc on lui fout la paix...Moi l'autre: - Quand même, ça fait bizarre: on venait de lire ses pages sur les bateaux, et le voilà qui sort de la page...Moi l'un: - Tout à l'heure il aura un nouveau nom sur sa liste: ALTAÏR. C'est quoi d'après toi ? En tout cas les matelots avaient l'air de rebelles genre Ukraine...Moi l'autre: - Faudra qu'on suive. Lui, le dernier qu'il signale dans ces eaux-là est le Chaliapine, Odessa. Faut qu'on vérifie les pavillons...Moi l'un: - En attendant faut reconnaître: son Dictionnaire amoureux de Venise est le top du top.Moi l'autre: Tu le trouvais pourtant trop subjectif et m'as-tu vu, non ?Moi l'un: - Oui, mais non, j'avais faux: c'est un livre d'amoureux. D'ailleurs t'as lu ce qu'il écrit sur tout ce que nous observons depuis une semaine: tout est juste, tout est vrai, tout est ressenti, tout est fin, tout est sûr.Moi l'autre: - C'est vrai que c'est un putain d'écrivain...Moi l'un: - Tu l'as vu passer: concentré à mort sur son truc. On l'aime ou pas mais il est là: il est parfait.Moi l'autre: - On a beaucoup aimé, toi et moi, Discours parfait. Et ses Fugues sont à l'avenant. C'est aussi un putain de musicien de la langue. Mais pourquoi tu crois qu'on le déteste tellement ?Moi l'un: Là c'est une autre et longue histoire. Pour le moment on essaie de capter tout ça.Moi l'autre: - T'as vu que Jean des Tessons nous attend à la case Carpaccio.Moi l'un: - Et Lambert qui nous envoie le chiot de Goya ! T'as vu la chienne de tout à l'heure sur les Zattere ? On aurait dit une Figure de Méditation...Moi l'autre: - Demain les chiens, Damon Runyon, à relire. Et les bichons des putes de Carpaccio...Moi l'un: - Le premier papier de JLK sur Les Courtisanes de Michel Bernard, en 1969. À Venise déjà, et ce con attend 2014 pour y revenir. Tu te souviens du papier fielleux qu'il avait commis contre le Venises de Paul Morand. La honte. Le petit crevé supportait pas que le vieux birbe vomisse sur les paumés de la Route destination Katmandou. D'après lui les hippies sonnaient l'engloutissement de l'Occident. Et le pauvre JLK avait les cheveux jusque-là...Moi l'autre: - Ensuite il a rencontré Paul Morand chez René Creux, avec Denise Voïta...Moi l'un:- Ah, t'as vu que Michel Voïta lit Proust un de ces soirs. On y va ?Moi l'autre: - Sûr qu'on ira... Et ensuite JLK se met à lire Paul Morand sul serio.Moi l'un: - Et là, c'est toute une société et toute une langue, dont notre Auteur de tout à l'heure est l'héritier direct.Moi l'autre: - Le dernier ?Moi l'un: - Pas le dire comme ça, même s'il y a du vrai. Disons le dernier d'un certain consensus. Quand notre Auteur, jeune, publie son premier roman, Aragon et Mauriac font chorus pour l'accueillir. C'est un signe non ?Moi l'autre: - Tu trouves pas qu'il y a quand même un terrible jobard chez lui ? Et toute la bande de Tel Quel, quand ils vont lécher les bottes de Mao ?Moi l'un: - Oui, il y a de tout ça. Mais tu te rappelles JLK en Pologne, quand il disait aux Polonais écrasés d'avoir confiance en les lendemains qui chantent vu que c'était pour bientôt. En 1966, il avait 19 ans le con. Et le père de Slawek ne l'a pas baffé pour autant...Moi l'autre: - Et cet horrible facho de Lucien Rebatet, chez lequel il se pointe par provocation en 1972, qui lui dit que lui, s'il avait vingt ans aujourd'hui, il serait maoïste...Moi l'un: - Oui, tout ça est intéressant vu de loin. Et tu te rappelles Fabienne Verdier évoquant les maîtres calligraphes aux mains coupées par les gardes rouges. T'as entendu beaucoup de protestations dans le VIe arrondissement ?Moi l'autre: - Passons. T'as vu que JLK a mis Simon Leys, l'auteur honni des Les habits neufs du président Mao, dans son roman, sous le pseudo du Monsieur Belge ?Moi l'un: - Ce qu'il appelle probablement la licence poétique. Et le traducteur de Confucius l'a mérité vu que c'est, en matière de littéraure et d'honnêteté intellectuelle, un type d'une totale intégrité, avec des antennes infaillibles. Il parle de Stevenson, d'Orwell, de Cervantès, de Victor Hugo, de Simenon, de Tchouang-tseu, ou de Michaux, comme personne. Un vrai Belge.Moi l'autre: - Et v'là le soleil de la Giudecca qui décline sur le denier Opus de Fleur Jaeggy...Moi l'un: - T'as visé la librairie de la Toletta ? Tout à fait le genre du Shadow Cabinet des Fruits d'or, dans le roman de JLK, comme la librairie de Trieste dans L'Ami barbare de JMO. Un lieu d'immunité. Premier titre en vitrine: une bio de Dieter Bonhoeffer, notre héros. Décapité par Hitler, c'est quand même pas rien. Et Fleur qui téléphone il y a deux semaines à JlK: "Bonjour, c'est Fleur. Puis-je vous dédicacer mon dernier livre, Votre adresse s'il vous plaît ?". Mais La Poste a de le peine. Donc hier on achète Sono il fratello di XX. A cura di Adelphi, evidentemente.Moi l'autre: - Mi piace l'inizio. In francese forse ?Moi l'un: - J'essaie: "Je suis le frère de XX. je suis l'enfant dont elle parlait une fois. Et je suis l'écrivain dont elle n'a jamais parlé. Elle n'a fait qu'allusion à ça. Elle a fait allusion à mon cahier noir. Elle a écrit sur moi. Elle a même raconté des conversations à la maison. En famille. Mais comment je pouvais savoir qu'on avait une espionne à notre table. Que c'était une espionne dans notre maison. Et c'était ma soeur. Sept ans de pus que moi. Elle observait ma mère, donc notre mère, mon père, pas un autre, et moi. Mais je ne me doutais pas du fait que ma soeur nous observait, tous tant que nous étions. Après quoi elle allait cafter par là autour. Une fois, quand j'avais huit ans, la nonna m'a demandé ce que je voulais faire quand je serais grand. Je lui ai répondu que je voudrais mourir. Que quand je serais grand je voudrais mourir. Et vite. Et je crois que cette réponse a beaucoup plu à ma soeur. Elle et moi ne nous sommes connus que plus tard. Plus ou moins quand j'avais huit ans"...Moi l'autre: - Dis donc c'est fortiche. Elle part fort, la Fleur.Moi l'un: - Et dire qu'elle vit à Milano. Tu crois qu'on peut vivre à Milano ?Moi l'autre: - J'en sais rien: ce que je connais de Milano n'est que son cimetière ,et encore: sur le papier...Moi l'un: - Naturalmente, mi rammenti Buzzati. Nessun ne ha parlato così... -
Mémoire vive (57)
Thierry Vernet dans ses carnets inédits: "Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques coeurs utiles (et cela enfant déjà pour "m'en tirer" !). La machine à laver a de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais".
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Venezia, giovedì 20 novembre 2014. - Mi sveglio col peso del mondo sul cuore. Poi si alza la luce del mondo. Je pense à cette femme condamée là-bas à mort pour rien. On m'a demandé de signer une pétition et j'ai signé sans aucune illusion. Je lis Révérence à la vie du marcheur du désert Théodore Monod qui faisait la grève de la fin contre le nucléaire, sachant qu'il combattait des moulins à vent, et pourtant. Et pourtant tâchons de résister. Un message de Max le Bantou me dit ce matin qu'il ne mérite pas ce que j'ai écrit d'élogieux sur lui. Au téléphone un soir, Théodore Monod m'a dit comme ça que l'avenir de la Création appartenait probablement aux insectes, peut-être aux céphalopodes, évoquant l'évolution de la mémoire chez les pieuvres. Mais j'aime bien aussi sa citation du sage soufi malien Tierno Bokar qui disait que "les meilleures des créatures seront parmi celles qui s'élèvent dans l'amour, la charité et l'estime du prochain". Dans un quart d'heure je vais descendre de quatre étages et me taper un petit déje de prince au milieu d'un monde de mendiants. Ce qu'attendant je recopie ces fortes paroles du défunt Théodore: "L'homme doit seulement découvrir qu'i est solidaire de tout le reste. C'est en éprouvant cette solidarité avec les autres êtres vivants que nous nous approcherons de l'Esprit univrsel. Celui qui cueille une fleur dérange une étoile, écrivait un poète anglais. Il n'y a que les poètes pour écrire des choses pareilles". Le même Monod disait qu'on a tort de juger l'islam à partir des faits et gestes des fondamentalistes arabes, citant un autre soufi arrivant àla porte du Paradis où il se demande de quel droit il en foulera l'herbe,et le portier de lui répondre: "Une nuit d'hiver, à Bagdad, il faisait très froid, et tu as recueilli une petite chatte perdue et tu l'as réchauffée dans ton manteau".
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Thierry Vernet: "Nous vivons, en ce temps, sousla théoctatie de l'argent; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux".
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Je n'y avais pas pensé mais le personnage de Théo, l'artiste amstellodamois de mon roman en chantier, doit quelque chose à la fois à Thierry et au vieux Monod. Ces huguenots chrétiens, mécréants au sens conventionnel des bien-pensants, sont de mon Shadow Cabinet, autant qu'Annie Dillard et qu'Alice Munro mes frangines occultes. J'essaie, dans La vie des gens, d'évoquer la quête d'immunité de quelques personnages non résignés au pire. Contre la fausse parole omniprésente, j'essaie de dire ce qui pourra toujours l'être, à la lumière d'un amour non sentimental. Le corps massacré du poète Pier Paolo Pasolini a été retrouvé un matin de novembre de l'an 1975, donc il y aura bientôt quarante ans de ça, et ce matin je lisais un de ses poèmes, qui lui survit.
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Pier Paolo Pasolini: "Essi sempre umili / essi sempre deboli / essi sempre timidi / essi sempre infimi /essi sempre colpevoli / essi sempre suditi / essi sempre piccoli". Eppoi: "Ils amèneront des enfants et le pain et le fromage dans les papiers d'emballage du Lundi de Pâques".
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Mémoire vive (56)
Venezia, Campo Santo Stefano, martedì 18 novembre.- Les putains de pigeons n'en finissaient pas de me harceler, ce matin, sur la terrasse ventée où je recopiais à la main les trente premières pages de mon roman, quand les jungle bells de mon Samsung Galaxy III et son écran à l'effigie de Lady L. m'ont annoncé un appel de Max le Bantou en partance de Geneva Airport destination Montréal où il est invité d'honneur du Salon du Livre aux côtés de Miss Pancol, excuse du peu partenaire ! Or ça m'a fait très plaisir d'entendre la voix de mon poulain alors que j'avais justement, sur ma table, La Trinité bantoue que je m'étais promis de relire ces jours. Le Maxou voulait un dernier conseil de son vieux parrain avant de débarquer chez nos cousins Ricains francophones, et je me suis contenté de lui dire de rester juste comme sa mère le lui a appris, et quand il m'a dit que, prié de choisir un livre seoln son coeur pour en parler à une table ronde du Salon, ce serait Aline de Ramuz, je n'ai pas été autrement surpris. Ce vrai petit chef-d'oeuvre, inconnu de la plupart des lecteurs de France et même de Navarre, est en effet le premier livre que j'ai conseillé à Max Lobe après que nous avons fait connaissance, non par chauvinisme romand mais parce que c'est une pure tragédie de toujours et de partout au même titre que la Douce de Dostoïevski ou la Mouchette de Bernanos, après quoi Maxou m'a filé le formidable film sénégalais tiré par Djibril Diop Mambéty de La visite de la vieille dame de Dürrenmatt, et ce fut ainsi le début d'une suite d'échanges vivifiants entre nous, scellant une belle et bonne amitié jamais empêchée par les quarante ans d'écart de nos âges. De sa génération, et sûrement du fait qu'il porte plusieurs lourds fardeaux en lui en dépit de sa dégaine de lutin toujours malicieux, Max est le jeune écrivain actuel, en francophonie, qui m'intéresse le plus, à la fois par sa façon très sérieuse (quoique très légère en apparence) de prendre en compte la vie des gens et par son travail de conteur et de musicien de la langue ou plus exactement: des langues qu'il triture et recompose. Ses livres ne sont pas de ceux qui en jettent pour la galerie: ils disent le vrai en douceur, mais aussi en douleur.
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En reprenant la lecture de La Trinité bantoue, dont le titre fait allusion à trois instances divines de la cuture camerounaise (le Créateur Nzambé, Elômlombi le dieu des esprits qui plânent sur nos âmes, et les Bankôko figurant nos ancêtres), je me suis rappelé les deux témoignages également révélateurs du prêtre ami de Pasolini et de l'interprète de Jésus, quarante ans après le tournage de L'Evangile selon Matteo, à propos des rapports très particuliers entretenus par l'écrivain-cinéaste avec la religion chrétienne, le Christ ou l'Eglise. Pour son ami prêtre, il est impensable que Pasolini soit réellement mécréant, contrairement à ce qu'il a dit aux journalistes. Or Pasolini le lui a dit clairement aussi: que les journalistes ne devraient pas poser certaines questions. De la même façon, il semble impensable que le jeune Catalan engagé par Pasolini pour incarner le Christ, militant anti-franquiste de 19 ans qui n'avait aucune envie de jouer cette comédie, ait vécu cette expérience sans y engager de son âme. À vrai dire, tous les visages apparaissant dans le Vangolo secondo Matteo semblent touchés par la grâce, à l'opposé diamétral des romances hollywoodiennes avec Jésus blonds aux aisselles épilées.
Je ne crois pas que Max le Bantou ait vu le film de Pasolini, mais ce que je vois,dans un contexte social et culturel complètement différent, c'est que son attention aux gens, sous couvert d'enjouement, est bien plus engagée en réalité que la comédie démagogique de tant de nos contemporains se la jouant amis-amis des damnés de la terre. C'est affaire à la fois d'honnêteté et de bonté, je crois.
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À fines-fines touches,mais j'y reviendrai bien plus en détail, Max Lobe décrit, dans La Trinité bantoue, les tribulations d'un jeune Camerounais à Genève, dipômé de ceci et cela mais chômeur, partageant la vie d'un jeune étudiant sans le sou quoique de bonne famille grisonne, et bientôt confronté à la grave maladie de sa mère qui va venir en Suisse se faire soigner. Tout cela paraît d'une banalité complète, et pourtant ce petit roman va plus profond et durement, dans la plaie actuelle, que maints "témoignages accablants". Sans forcer le ton, comme son premier roman (39, rue de Berne) l'évitait juste, le Bantou a entrepris de dire ce qui est comme c'est, avec honnêteté, bonté et colère. Il faut lire et relire son évocation d'une salle d'attente d'office de chômage, au moment où un paumé, sortant de chez sa conseillère, pète les plombs et le miroir qu'il y a là, qui n'a fait que lui renvoyer son image.
Lorsque Max m'a rejoint à l'aéroport de Geneve, il y a deux ans de ça, pour nous embarquer à destination de Lubumbasi, où nous allions représenter la Suisse (yes, sir), sa mère venait de l'appeler pour s'assurer qu'il avait emporté La Parole. Et Max de rigoler. Et, dans La Trinité bantoue, de faire dire à son protagoniste: "Nzambé n'a fait qu'ébaucher l'homme. C'est ici là sur terre que chacun se créé lui-même"...
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Dans son pamphlet contre Venise, Régis Debray prétend qu'en cette ville pleine d'églises et de cloches il n'y a plus aucune trace de vraie religion. Je ne sais pas. En trois jours seulement, malgré les masques et les processions un peu hagardes de sectateurs du matérialisme le plus décervelé, aux lieux d'afflux, j'ai vu quand même, sur les places, dans les cafés et le long des ruelles, quantité de visages. Ceux de L'Evangile selon saint Matthieu de Pasolini semblent d'une pureté parfaite, mais rien à voir avec l'esthétique sulpicienne. Pasolini avait en lui cette lumière et il a reflété la beauté du visage humain.Mais Le Christ de dix-neuf ans était un militant anti-fasciste athée pur et dur. Pasolini se disait lui-même agnostique. Sa mère (incarnant la vierge vieille) était une enseignante pas vraiment bigote. Parm les apôtres figuraient un certain Giorgio Agamben et un certain Enzo Siciliano. Elsa Morante la rebelle a choisi la musique inoubliable de ce film.Tout ça n'est pas très catholique mais Dieu et Nzambé apprécieront si l'Evangile dit vrai...
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Ceux qui tombent le masque
Celui qui n'a qu'un masque de chair et pour plus très longtemps en termes d'années-lumière / Celle qui a mangé son masque de laitues avec le reste du mascarpone / Ceux qui ont rencontré l'âme soeur au carnaval de Venise et son frère au Tyrol mais pas la même année / Celui qui durant le tournage de La mort à Venise conduisait le corbillard de secours au cas où / Celle qui apprend que le modèle du Tadzio de La mort à Venise était un liftier de l'hôtel Baur au Lac de Zurich dont le vieillissant Thomas Mann s'était entiché à l'insu de sa Frau Doktor qui pensait surtout à l'époque aux obligations vestimentaires d'une épouse de Nobel de littérature / Ceux qui n'ont pas vu venir la mort à Venise ni ailleurs d'aillleurs / Celui qui milite pour l'élargissement des trottoirs de son bourg en sorte de faciliter les rencontres entre générations / Celle qui demande à Jean-Patrick de ne rien lui "celer" au point que ce garçon de bon sens se demande ce que ça cache / Ceux qui ont démasqué le pervers au bonnet de nuit bleu clair à pompon louche / Celle qui porte un masque en tête de gondole au goûter d'anniversaire d'Amélie Nothomb / Ceux qui demandent un rabais au gondolier demi-sang / Celui qui prétend que la Venise du Nord seule pouvait être propice à l'éclosion du génie de Spinoza sinon ça se saurait / Celle que Régis Debray appelle "ma dulcinée" dans son pamphlet contre Venise et qui y est revenue à l'insu du vieux raseur pour un gondolier qui assure / Ceux qui ont la peau à fleur de masque et des os dessous qui crameront comme tout le reste destiné à se trouver recueilli dans une urne sur le piano de famille qui lui ne prend pas une ride, etc.
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Mémoire vive (55)
Alla Calcina delle Zattere, Venezia, lunedì 19 novembre 2014. - Dappertutto quelle maschere ! Mi sveglio col sentimento amaro del vuoto senza viso di quelle maschere nella Città deserta, senza più alcun popolo suo. Masques de rien ni personne. Mille boutiques de masques sans âme. La Merveille est partout mais gangrenée, aux lieux d'afflux, par ce kitsch odieux, les visages de vrais Vénitiens chassés de la scène dans les coulisses ou les arrière-cours où sèche encore un peu de linge, passé le premier Sottoportego - surpris le saint silence de telle petite corte della Pelle...
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En fin de matinée dominicale, hier, les immenses salles de l'Accademia étaient à peu près vides, dont les jeunes gardiens semblaient s'ennuyer gravement. Pour ma part, j'aurais pu me réjouir de me retrouver seul devant La Tempête, et seul ensuite ou presque en compagnie de La Vecchia portant son billet de passage estampillé Col tempo, seul avec la fringant jeune homme rêveur de Giorgione me faisant si fort penser aux personnages de Rembrandt, autant que la mère à l'enfant me fixant de l'autre bout de la nuit des siècles (1476-77) mais non: j'étais un peu triste de voir si peu de gens là autour, et personne devant les beautés saintes de Bellini.
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Le dernier gadget faisant fureur dans la grouillante foule agglutinée sur le pont du Rialto est une espèce de double tringle à laquelle fixer son smartphone pour se filmer soi-même avec un quasi mètre de recul, permettant à chacun d'y aller de sa séquence de célébrité sous-titrée moi et le Rialto. Pas besoin de développer: tout est dans le selfie.
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Salvatore Settis dans Se Venezia muore: "Pour une personne établie à Venise, il faut compter 600 visiteurs volatils. Cette disproportion dévastatrice a l'effet d'une bombe, qui altère profondément la démographie et l'économie. La ville est désormais dominée par une monocuture du tourisme qui exile les habitants de Venise et soumet ceux qui restent à la seule fonction de servir. Venise ne semble plus capable que de générer des bed & breakfast, des restaurants et des hôtels, entre autres agences immobilières, et de vendre des produits "typiques" (verroterie et masques),allestire Carnevali fasulli e darsi, malinconico belletto, un air de fête perpétuelle". Non, ce n'est pas un Philippe Muray mal embouché qui dénonce ici l'hyperfestif creux et la chute libre du nombre de vrais Vénitiens à Venise (depus 1971 passés dans le centre historique de 108.426 à 56.684 en juin 2014, come après la peste de 1630), mais un archéologue historien de l'art présidant le Conseil scientifique du Louvre. Son livre vient de paraître chez Einaudi.
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Tornando ieri sera alle Zattere, son entrato nella grande chiesa dei Gesuati (Santa Maria del Rosario) dont le plafond est un insondable ciel de Tiepolo. Le jeune officiant psalmodait dans un micro surpuissant. Quelques vieilles dames lui répondaient en chevrotant: "Quando gelida è la terra e indurito il cuore / Tu ci doni il tuo corpo e rinnovi col tuo amore".
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Après l'office, à la table du restau des Nobili alle Zattere, j'ai noté les dates de naissance de tous les personnages actuellement au casting de mon roman La vie des gens, douze pour le moment, du vieux Sam (né en 1920 et défunté en 1990 après le départ de Jonas pour Cracovie) à la fine Clotilde née en 1987 après Chloé (1985) et Cécile (1983),et l'idée m'est venue de situer ici, au Dorsoduro, la première rencontre de Théo (né en 1940 à Amsterdam) et de Christopher encore ado puisque le fils de Lady Light est né en 1980 sur les parapets de Brooklyn Heights...
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Philippe Sollers: "Rien de plus faux, parodique et grimaçant que le carnaval moderne de Venise. C'est un truc d'écran pour couturiers et sponsors divers. Du bruit, de la laideur, de l'outrance, des masques sur des masques, des contorsions pour la caméra, aucun érotisme, bien entendu. Excusez-moi, je suis absent, je reste à l'écart".
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Mémoire vive (54)
Thierry Vernet: "Votre société s'ingénie à rendre le désespoir attrayant".
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Venezia, alla Calcina, domenica 16 novembre. - Aux pluies cinglantes de la nuit secouée par le vent de mer, aux rafales fouettant les vitres de crachin salé, a succédé ce matin le parfait azur orangé se la jouant mine de rien, après la pluie le beau temps comme disait la Comtesse et tant pis pour le concert baroque d'hier soir à San Vidal auquel on a renoncé crainte de se faire arracher le pébroque par la folle tempête.
Folie de Venise: voilà ce que je n'ai cessé de me dire et de me répéter hier en me baladant à n'en plus finir d'un campo l'autre par les venelles écartées et les enfilades de fines ruelles en corniches le long des canaux de plus en plus étroits et, d'un pont l'autre, retrouvant ici la trouée de lumière du Grand Canal, faisant station à la Carità puis retrouvant sans moufter la meute de San Marco, et direct ensuite dans le dédale inverse de ce rêve éveillé aux couleurs doucement pourries, suavement fanées et n'en finissant pas de ne pas sombrer avec tout le reste, miracolo davvero, pazzo, pazzia, pazzamente n'ammorato.
Ou plus exactement contre-folie, faudrait-il dire pour suivre - retour à la case Sollers -, l'un des thèmes développés dans Médium, d'une folie devenue ordinaire par contamination du n'importe quoi et de l'insignifiance, du plus banal et du plus vulgaire genre carnaval de tous les jours. Ce qui se dit en un mot: aliénation. Dostoïevski et Nietzsche l'avaient pressenti, et Witkiewicz le précise avant Orwell: que l'homme nouveau sera fou de ne l'être plus assez. À quoi s'oppose donc la douce folie à l'ancienne, ou plutôt alors contre-folie, de cette ville construite sur l'eau contre toute raison raisonnable, mais tenant déjà sa quinzaine de siècles à peu près entre incendies, inondations, pestes et pillages, comme partout. Venise comme nulle part, sérénissime mon oeil et c'est pourtant vrai: délire réalisé pour combien de temps va savoir, indéniable contre-folie en attendant. Anche si raccomanda la prima colazione à La Calcina, avec vue rasante sur les eaux encore furieuses...
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La toile de Thierry Vernet intitulée Au café Florian est elle aussi une figure de rêve éveillé. J'y étais hier, à côté d'un jeune couple de Russes. Sûrs sûrement de ne pas rêver: ils étaient à Venise et pourront le dire et le répéter à leur retour: qu'ils ont "fait" Venise. Mais on leur sourit autant qu'aux trente Chinois hilares se serrant dans la même gondole sans ôter rien de sa morgue apparente au gondolier se gondolant sûrement en douce - cazzi gialli... Notre ami le peintre était pourtant tout qu'un baroque en son élégie rêveuse. Or il y a place à Venise pour tous et pas seulement pour l'arrogant Casanova ou pour Monsieur Joyaux.
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Philippe Sollers encore se la jouant judoka: "La folie est un poison que vous avalez à toute heure. Pour le combattre, il faut l'identifier,se couler en lui, s'immerger dans toutes ses ruses, ses sinuosités, ses charmes, ses séductions, ses morsures. Surtout ne jamais être contre. Du poison ? Encore ! De la bêtise, de l'ignorance, de l'entêtement, de la calomnie, du mauvais gout ? Encore ! Encore ! Pas de contre-poison efficace sans overdose de poison. C'est la nouvelle alchimie".
Fellini l'avait compris avant Sollers: c'est par une sorte d'homéopathie souriante qu'on fera le mieux pièce à la connerie ambiante, qui est aussi en chacun de nous, la vulgarité en chaque concierge siégeant dans notre loge, la folie ordinaire et tout le toutim. Je reproche cependant à Sollers de se placer au-dessus de tous, au centre du monde, au pinacle de la France qui n'en finirait pas de donner le ton au monde, ce qu se discute même si la France (et sa langue) nous est chair. Mais l'écrivain se protège et il a raison, aussi. Et puis c'est un merveilleux passeur et un prosateur comme pas deux. À côté de la sienne, la prose grise du pauvre Régis Debray ne peut que répéter: que c'est triste Venise, et je laisse sa nostalgie des catacombes littéraires où elle mérite de croupir: aux Piombi jouxtant le pont des Soupirs...
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Thierry Vernet: "Aux gens normaux le miracle est interdit". Ou ceci pour la route: "Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d'autant et probablement plus de sa laideur".
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Mémoire vive (53)
Venezia, alla Calcina, ce samedi 15 novembre 2014.- Cattiva prima notte a Venezia, ma non ci vedo alcun segno negativo. Le résultat probable de pas mal de stress ces derniers jours, des médiocres raviolis d'hier soir (en élégante forme de corolles compliquées mais pâteux et baignés de sauce lourdement salée) que j'ai arrosés d'à peine deux verres de Brunello. D'ailleurs l'insomnie m'a donné l'occasion de faire un tour, à quatre heures du matin, par les marges voyageuse de Jean Prod'hom, en lequel j'ai découvert un arpenteur singulier des lieux les plus divers, de nos hauteurs préalpines aux quatre horizons. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour, comme on dit.
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Thierry Vernet dans ses Carnets: "En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l'éclairage". Or ça vaut particulèrement à Venise, dont le décor ne serait que de carton théâtral au seul éclairage électrique, alors que la lumière change tout, comme l'a vu Cendrars et comme je le vois ce matin gris luminescent.
Le Cendrars de Bourlinguer: "Je ne souffle mot Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l'eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l'eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot".
À La Calcina, le parquet lustré et la marche de marbre qui nous fait descendre dans la chambre, le lit étroit à montant de vieux bois et le miroir ovale doivent dater du temps du petit Marcel, qui y est venu après John Ruskin dont on voit la blanche barbe en remontant les quatre volées d'étroites marches de l'escalier du Souvenir; j'ai feuilleté hier soir le très volumineux press-book de la maison, mais de tout cela, de toutes ces Références, je me fiche pas mal ce matin de me retrouver à Venise comme pour la première fois. Cependant à cela aussi je sais que je reviendrai. On ne va pas etre snob au point de cracher sur tout ce qui rappelle la Culture. D'ailleurs un grand panneau rouge à lettres d'or le rappelle, devant la Salute où j'ai passé tout à l'heure, par ces fortes paroles de Sa Sainteté polaque Jean-Paul II, santo subito: "La cultura è ciò per cui l'uomo, in quanto uomo, diventa sempre più uomo".
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C'est donc le premier jour de mon retour à Venise plus de vingt ans après notre bref passage sur le chemin de Dubrovnik où se tenait le mémorable congrès du P.E.N-Club (mémorable parce que les Croates y avaient fomenté l'exclusion de la section serbe, à quoi le Président hongrois Györgi Konrad s'opposa fermement), et ce matin, au bout du quai des Zattere, je me suis rappelé la note de Philipe Sollers dans son Guide amoureux de Venise, qui affirme que ce lieu, en face de la Giudecca et du Redentore, à la pointe de la Salute représente "le plus bel endroit du monde". On connait Sollers,qui a tendance à proclamer que le lieu où il se trouve est forcément le centre du monde, et d'ailleurs son Guide amoureux ramène très souvent à son cher lui-meme et à son oeuvre, laquelle me réjouit de plus en plus, au demeurant, par la fluidité, les micassures et les reflets de soleil liquide dans le ciel de ses pages à la fois nacissiques et ouvertes au monde - à ce qu'il appelle le "multivers"...
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Philippe Sollers dans le très épatant et tres exaspérant Médium, écrit à Venise pas loin d'où je crèche: "L'univers, ou le multivers,infiniment grand ou petit, se rit de vous, de vos prétentions, de votre idiotie. Il est mort de rire, l'univers, en considérant vore dimension d'insecte". Et ceci d'assez tonique aussi: "De toute façon, Dieu, s'il existe, semble considérer de très loin ce bordel".
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Quant à moi, non moins infime insecte que le putain de moustique que j'ai fini par éclaffer cette nuit, j'ai fini hier, dans le Pendolino, les trente pages du premier des sept chapitres de mon roman intitulé La vie des gens, dont le thème est en somme la quête d'immunité d'un fils de grand littérateur se payant de mots et qui exorcise, plus précisément, la tristesse d'enfance venue des mots qui font mal...
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Philippe Sollers: "J'ai traversé mille fois le pont de l'Umiltà, le quai des Incurabili, celui du Santo Spirito. Je ne compte plus les cafés bus au soleil contre le miroitement de l'eau et son battement régulier sous les planches. Le Linea d'ombra a disparu, Aldo aussi. Gianni, La Calcina et La Riviera sont là. Chaque jour, matin et soir, la messe est dite aux Gesuati, Santa Maria del Rosario. Passant ou passante, allume ici un cierge pour moi. Je suis Incurable, mais peut-être que le Saint-Esprit me protge. L'Humilité devait me faire pardonner mes erreurs. Et comme l'a dit bien meilleur que moi, en s'avançant sur le devant de la scène, pour signifier la fin du récit:" Let your indulgence set me free"...