UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 95

  • Soumission au peigne fin

    images-6.jpeg

     

    HOUELLEBECQ Michel. Soumission. Flammarion, 2015.

     

    -      Exergue de Huysmans, tiré d’En route.

     

    -      François est un type dont la « triste jeunesse » a été éclairée par « un ami fidèle », feu Joris-Karl Huysmans.

     

    -      Auquel,en 2007, il a consacré une énorme thèse de doctorat à la Sorbonne.

     

    -      800pages qui lui ont pris 7 ans.

     

    -      Rappelle la morne vie de fonctionnaire d’Huysmans.

     

    -      Pour François, un auteur est « d’abord un être humain ».

     

    -      Diablement original, ça…

     

    -      Après sa soutenance, il a rejoint le troupeau en espérant un poste de maître de conférences.

     

    -      Il apprécie l’"humour généreux » de Huysmans.

     

    -      Daube sur les études de lettres qui ne mènent nulle part.

     

    -      Sa vie sera plate et prévisible comme celle de Huysmans.

     

    -      N’a pas de vocation pour l’enseignement.

     

    -      Et n’aime pas les jeunes.

     

    -      Pas d’amis non plus.

     

    -      Juste quelques « copines » avec lesquelles « des actes sexuels ont lieu ».

     

    -      Nommé à Paris III Sorbonne, il continue de coucher avec ses étudiantes.

     

    -      A connu une Myriam, dont il s’est séparé.

     

    -      Puis une Aurélie et une Sandra.

     

    -      Va sur Youporn où les corps s’emboitent sur fond de « putain je jouis » et autres « oh God ».

     

    -      Travaille un jour par semaine, dur labeur du facultard.

     

    -      Son collègue Steve, qu’il n’aime pas trop, a signé une « vague thèse »sur Rimbaud et progresse en « broutant le minou » de la Présidente.

     

    -      Ladite Chantal Delouze dirige la Sorbonne.

     

    -      Steve ne parle que des nouvelles nominations et autres ragots de fac. Signale un jeune type qui a fait une thèse sur Bloy.

     

    -      À propos de celui-ci, François radote en le réduisant à un carriériste mondain.

     

    -      Ne dit pas en revanche que Bloy a déculotté Huysmans et jusque sur sa tombe,affirmant que « les tristes livres qu’il a laissés n’ont même plus leur ancien pouvoir d’ennuyer tant ils sont devenus indéchiffrables.

     

    -      En marge de Soumission, relire le Sur Huysmans de Bloy préfacé par Raoul Vaneigem. Me demande si MH en a connaissance…

     

    -      François a publié un ouvrage sur les Vertiges des néologismes  chez Huysmans et Bloy.

     

    -       François ne dit pas que Bloy considérait la religion de Huysmans comme « de bibelot » et « de bric-à-brac ».

     

    -      Ce qu’il dit d’un Bloy « constamment avide d’un succès commercial » est particulièrement idiot pour le pauvre Léon furieux.

     

    -      Ce qu’il dit ensuite sur les « catho-royalistes de gauche » qui divinisent Bloy et Bernanos n’est pas moins inepte.

     

    -      Il donne un cours sur Jean Lorrain dont le public principal est un groupuscule de Chinoises et quelques niqabées…

     

    -      Il est question de la nomination d’un certain Robert Rediger à la tête de la Sorbonne.

     

    -      Rappelle évidemment Robert Redeker, le contempteur des islamiste radicaux menacé de mort.

     

    -       Redeker « pris en otage » par MH, ensomme…

     

    -      Laprésidentielle est pour dans 3 semaines.

     

    -      En 2017, le Front national a atteint le second tour et la gauche a été reconduiteau gouvernement, avec un président socialiste dans une France massivement de droite.

     

    -      François évoque À rebours, chef-d’oeuvre de Huysmans, encensé par Maupassant.

     

    -      Il écrit dans le Journal des dix-huitiémistes.

     

    -      À propos de Myriam : « L’amour chez l’homme n’est rien d’autre que la reconnaissance pour le plaisir donné ».

     

    -      Et ceci de plus romantique encore : « Chacune de ses fellations aurait suffi à justifier la vie d’un homme ».

     

    -      Or la prénommée Myriam se repointe. 

     

    -      Qui le traite de macho. Ce qu’il assume.

     

    -      Myriam lui reconnaît « une sorte d’honnêteté anormale »…

     

    -      Ila (un peu) envie de la baiser, tout en écoutant Nick Drake. 

    -      Peu après la réélection de Hollande en 2017, Mohammed Ben Abbes a annoncé la création de la Fraternité musulmane, genre islam soft. (p.50)

     

    -      Un parti musulman soutenant mollement les Palestiniens et se montrant plutôt cool avec Israël.

     

    -      David Pujadas arbitre le débat entre Ben Abbes et Marine Le Pen. 

     

    -      Qui se montrent également fans de France…

     

    -      En marge, les identitaires font du tapage ainsi que quelques jeunes djihadistes.

     

    -      Le sentiment général, en 2022, est à un certain fatalisme : Il se passera ce qu’il se passera…

     

    -      Suit un cocktail universitaire.

     

    -      Où François rencontre Godefroy Lempereur, le spécialiste de Bloy genre droite bien peignée.

     

    -      Une fusillade éclate au loin.

     

    -      On apprend que François vit dans Chinatown, avenue de Choisy.

     

    -      Des CRS passent. Qui ont l’air de se foutre de l’éventuelle émeute. Pas concernés…

     

    -      Climat d’irréalité.

     

    -      Lempereur prophétise la guerre civile.

     

    -      Estime que l’humanisme laïc est condamné à brève échéance.

     

    -      Affirmeque l’armée française est l’une des premières du monde. 

     

    -      François pense déjà à se réfugier ailleurs.

     

    -      Le15 mai, au premier tour, le Front national enregistre 34,1 % des suffrages.

     

    -      François pense que les universitaires se croient « absolument intouchables ».

     

    -      Puis il croise Marie-Françoise Tanneur la spécialiste de Balzac.

     

    -      Dont le mari est un ancien de la DGSI (l’ancienne DST fusionnée avec les Renseignements généraux).

     

    -      LeditTanneur lui expose la situation. Selon lui les musulmans tablent sur la démographie et non sur l’économie, et vont truster l’enseignement.

     

    -      Lelendemain, François retrouve Lempereur qui lui conseille de changer de compte en banque et de se préparer à l’exode.

     

    -      À propos d’une Annelise, François décrit la « femme occidentale type », selon lui sans avenir. 

     

    -      Voit un chef-d’œuvre dans le roman En ménage de Huysmans.

     

    -      Rêve en somme d’une femme pot-au-feu.

     

    -      Evoque sa bite qui a « toujours eu de bons rapports avec Myriam ».

     

    -      Suit une scène chaude avec Myriam, qui lui apprend ensuite que ses parents vont émigrer en Israël.

     

    -      En2022, les Juifs français ne se voient plus qu’entre eux alors même que le Front national n’a plus rien d’antisémite.

     

    -      François dit ne pas s’intéresser à l’histoire.

     

    -      Myriam lui dit qu’elle aime la France. Et le fromage. Du pur Houellebecq ce genre de traits…

     

    -      Le lendemain il la renfile et lui arrache un « mon chéri, mon chéri », puis elle part en Israël. 

     

    -      Mohammed Ben Abbes annonce le résultat de ses négociations avec le PS.

     

    -      Les médias sont hypnotisés.

     

    -      MarineLe Pen convoque une manif monstre sur les Champs.

     

    -      La famille juive de Myriam est une tribu bien soudée.

     

    -      Alors que François le constate tristement : « Il n’y a pas d’Israël pour moi »…  

     

    -      Marinele Pen en appelle à une insurrection populaire.

     

    -      BenAbbes, lui, propose un débat cool sur la laïcité.

     

    -      « LaFrance, comme les autres pays d’Europe occidentale, se dirigeait depuis longtemps vers la guerre civile, c’était l’évidence ».

     

    -      Toutcela manque quand même de consistance et d’arrière-plan sociaux et politiques. 

     

    -      Le lendemain la Sorbone affiche fermé et 2 millions de personnes défilent entre les Tuileries et la Concorde.

     

    -      François pense déjà « couvre-feu » et vise, avec Huysmans, le « chemin d’une résignation partielle ».

     

    -      Le29 mai, il quitte Paris en Volkswagen Touareg.

     

    -      Onvoit ça d’ici…

     

    -      Surune aire d’autoroute, découvre une boutique de station-service explosée, dontla caissière est morte. Il enjambe le cadavre « à contrecoeur » et fauche au passage un sandwich thon-crudités et un guide Michelin.

     

    -      Puis avise deux jeunes Maghrébins également flingués. 

     

    -      Se dit que « quelque chose «  se passe en France, mais quoi ?

     

    -       Va rallier Martel et Rocamadour.

     

    -      Apprend que divers incidents ont été signalés dans l’Hexagone. Puis, dans un village du Lot, tombe par hasard sur Tanneur l’ancien de la DGSI.

     

    -      Qui ne voit pas la main des musulmans derrière les « incidents », mais plutôt les identitaire fascisants et autres jeunes djihadistes énervés.

     

    -      Tanneur pense que le véritable agenda de l’UMP et du PS, en 2022, est de fondre la France dans le giron d’une fédération européenne.

     

    -      Le 31 mai, le front républicain (UMP et socialistes) se rallie au candidat musulman, qui rafle la mise.

     

    -      FrançoisBayrou, « appuyé sur son bâton de berger », sera premier ministre de Ben Abbes.

     

    -      Tanneur trouve ce choix très futé, voyant en Bayrou le comble de la stupidité avide de pouvoir personnel.

     

    -      « Les catholiques avaient pratiquement disparu » en 2022.

     

    -      Tariq Ramadan, taxé de crypto-trotzkisme, a perdu tout crédit au profit de la mouvance « humaniste ».

     

    -      Ben Abbes prône la restauration de la famille, de la morale traditionnelle et du patriarcat.

     

    -      Les « momies progressistes » de Mai 68 vont râler, mais les médias de centre-gauche s’aligneront…

     

    -      Le vétéran espion Tanneur voit en Ben Abbes un véritable homme d’Etat, qui a une vraie vision historique à la Mitterrand. 

     

    -      François,lui, a transféré son compte en banque et ne sait pas trop que penser de tout ça. 

     

    -      Après100 pages assez plates, d’une moquerie plutôt facile, le roman devient plus amusant et plus consistant aussi… (p.150)

     

    -       Ben Abbes n’a rien à voir avec les fondamentalistes, affirme-t-il.

     

    -       Il lui parle du Moyen Âge chrétien et lui recommande de faire le voyage de Rocamadour.

     

    -       Puis il se met à lui réciter des strophes entières de Péguy.

     

    -       Selon lui le poète qui a le mieux compris le Moyen Age chrétien.

     

    -       François est « un peu » intéressé.

     

    -       Il va donc faire le pèlerinage.

     

    -       En Israël, une branche dissidente du Hamas a repris les attentats.

     

    -       Il se rend donc à Rocamadour.

     

    -       Devant la Vierge noire, il médite sur ce qui distingue le style roman, serein, du gothique plus pathétique. (p.167)

     

    -        Entretemps les élections législatives ont eu lieu à Paris.

     

    -       Il assiste encore à une lecture publique consacrée à Péguy.

     

    -       Puis se retrouve devant la Vierge chez laquelle il décèle « quelque chose de mystérieux, de sacerdotal et de royal ».

     

    -       De retour à Paris, il retrouve les problèmes quotidiens, et notamment une lettre de l’administration relative à la mort de sa mère, qui le contrarie.

     

    -       Apprend que cette « putain névrosée » est morte toute seule, et se demande ce qu’est devenu son chien.Puis il va faire un tour dans le quartier.

     

    -       Constate que les robes et les jupes ont disparu.

     

    -        Plus possible de contempler le cul des femmes.

     

    -       Mauvais point pour le nouveau régime.

     

    -       Puis il apprend que son enseignement a été supprimé et qu’il va toucher une retraite confortable.

     

    -       Retrouve la Sorbonne islamisée.

     

    -       Où il croise Steve qui va donner un cours sur Rimbaud où il insistera sur la conversion du poète à l’islam.

     

    -       Le salaire de Steve a triplé et il aura bientôt droit à deux épouses.

     

    -       Myriam s’étant éloignée à l’horizon, François a recours à deux escort girls, une Nadia la beurette et une Babeth la salope.

     

    -       Puis la compagne de son père lui annonce la mort de celui-ci.

     

    -       Il va devoir s’occuper de l’héritage.

     

    -       Apprend que la fin de vie de son paternel, dont il n’avait que foutre,  a été « sympa ».

     

    -       Suit l’état de grâce de Ben Abbes.

     

    -       Dont les réformes visent à rendre « toute sa dignité à la famille, cellule de bas de la société.

     

    -       Ben Abbes, en outre, prône un nouveau système économique, de type anti-capitaliste, imité du distributivisme cher à G.K. Chesterton et Hillary Bellocq.

     

    -       Cependant François se gratte pour des problèmes de peau.

     

    -       En janvier, il va si mal qu’il a une grosse crise de larmes.

     

    -       Puis il va faire une retraite au monastère de Ligugé, où Huysmans a séjourné jadis.

     

    -       Cela se passe moyennement vu l’interdiction de fumer en cellule.

     

    -       Il pense au côté féminin du christianisme, décrié par « cette vieille pétasse » de Nietzsche.

     

    -       Se moque d’une brochure édifiante qu’on lui a remis, de style new age.

     

    -        Quand il revient à Paris, constate que le Figaro loue le nouveau régime sous l’angle du luxe et de l’immobilier.

     

    -       Ouis il rencontre Bastien Lacoue, un ancien collègue devenu patron de la collection La Pléiade chez Gallimard.

     

    -       Lequel lui propose d’assurer l’édition de Huysmans en Pléiade.

     

    -       On l’invite ensuite à un raout à la Sorbonne, sous l’égide des Saoudiens.

     

    -       Après quoi Rediger l’invite chez lui, dans la maison où a vécu Jean Paulhan et où Dominique Aury a écrit Histoire d’O.

     

    -       Pour Rediger, le roman érotique est une bonne métaphore de la soumission de la femme à l’homme, comme l’homme devrait se soumettre à Dieu.

     

    -       Rediger est l’auteur d’une thèse sur Guénon et Nietzsche

     

    -       Rediger, qui admira la thèse de François, lui dit qu’il « le veut ».

     

    -       Se lance dans un réflexion contre l’athéisme, invoquant la croyance de Newton et même d’Einstein, au nom d’une sorte de déisme universaliste qui s’accommoderait de l’islam.

     

    -       Voit en le Coran un immense poème de louange.

     

    -       Cocasse quand on se rappelle les invectives de Redeker contre le Coran fauteur de violence…

     

    -       Evoque le « retour du religieux » comme une raison d’adhérer à l’islam modéré. Selon lui le christianisme est dépassé.

     

    -       Remet à François un ouvrage de vulgarisation sur l’islam qu’il a composé et vendu à des millions d’exemplaires.

     

    -       François aborde la question de la polygame et de l’inégalité entre les hommes.

     

    -       Rediger lui explique que Mahomet n’est pas à l’origine de la lapidation ni de l’excision, mais a prôné l’affranchissement des esclaves et l’égalité entre les hommes, étant entendu que la femme reste soumise à l’homme Quant à l’inégalité entre les hommes, elle participe de la sélection naturelle. Les plus intelligents et les plus instruits sont placés plus haut que les autres.

     

    -       Rediger et Ben Abbes préparent en somme le réarmement moral de l’Europe fondé sur le rejet de l’athéisme et de l’humanisme, la soumission de la femme et le retour au patriarcat, le rejet du mariage homosexuel, de l’avortement et du travail de la femme.

     

    -       François n’est pas sûr de ne pas être tenté par tout ça. 

     

    -       De plus en plus flagada question sexe, il se dit qu’en somme la chasteté n’est pas mal non plus.

     

    -       Puis il se rappelle les « plaisirs simples » prônés par Huysmans, genre gouter entre amis, bons cigares et bons bouquins. 

     

    -       Rediger le tente en outre en vantant la « haute valeur érotique » d’un prof d’université dont le savoir tiendra lieu de sex-appeal…

     

    -       Bref François est prêt à se convertir à l’islam comme Huysmans a fini par se convertir au catholicisme sous les ricanements véhéments de Léon Bloy – ce que MH se garde de préciser.

     

    -       Et voilà pour ce drôle de roman, typique en somme d’une drôle d’époque.

     

    -       Houellebecq islamophobe ?

     

    -       Nullement. Evidemment ironique, simplifiant à l’excès un islam acclimaté, mais pas irrévérencieux pour autant.

     

    -       Jusqu’à quel point s’identifie-il à son protagoniste ? Je n’en sais rien et m’en fiche.

     

    -       François est à la fois effrayant de veulerie et touchant, du genre loque affective et caricature de lettré exsangue. 

     

    -       Gilles Kepel, spécialiste du monde arabo-musulman, trouve le roman remarquable par sa façon de cadrer l’arrière-plan de la « fachosphère » identitaire et la « frérosphère » musulmane à variantes salafistes. Cf. son papier enthousiaste dans L'Obs du 8 janvier.

     

    -  Je trouve, pour ma part, que ces aspects sont au contraire édulcorés et mal filés du point de vue narratif.

     

    -       Le roman reste une fable peu incarnée, parfois comique et parfois pénétrant, mais finalement du second rayon houellebecquien...

     

    Unknown-2.jpeg

  • Ceux qui font assaut de pureté

     

    get-2.do.jpeg

    Celui qui demande le coussin de parole pour s’adresser aux masses / Celle qui réclame une autorité de surveillance en sorte de « traiter » les impurs / Ceux qui ont le sang pur et se sentent tout drapeau / Celui qui exige une Marseillaise pour initier chaque petit beur / Celle qui réclame le rétablissement de la peine de vie / Ceux qui sont descendus dans la rue pour se voir à la télé / Celui qui fait sienne la pensée de Simone Weil (philosophe notoirement impure du fait de sa double qualité de juive et de zélatrice du Christ) selon laquelle « la pureté est le pouvoir de contempler la souillure » / Celle qui sait d’expérience que la réalité du monde est impure / Ceux que dans la tradition de l’islam on appelle « les gens du scrupule » / Celui qui tel le soufi Abû Yazîd al-Bistâmi est sûr de ne jamais parvenir à la pureté sans cesser de s’imposer les plus intenses exercices spirituels  / Celle qui s’est réclamée de l’impur lorsqu’elle a appris que son oncle Usâma Ben Laden avait fait de la pureté une arme de destruction massive / Ceux qui se souviennent du désespoir de la belle Wafâ ‘ Dufour qui rêvait de devenir pop star aux States pendant que son oncle Usâma Ben Laden fomentait les attentats dont elle apprit la nouvelle lors d’un voyage en Suisse – « Cette nuit-là, j’eus le désir de m’envoler et de disparaître à jamais dans la stratosphère » / Celui (Albert Caraco, philosophe juif aussi méconnu que génial) dont la mère scotchait les mains afin qu’il ne se touche point en son enfance / Celle que ses frères ont cloîtrée dès ses premières menstrues / Ceux qui estiment que « tout est pur pour ceux qui sont purs » comme le dit à peu près saint Paul mais pas tout à fait si vous en croyez Augustin et ensuite c’est plutôt le contraire mais pas toujours / Celui (le soufi Abû Yazîd) qui estime que le sang menstruel des femmes les purifie alors que les hommes restent impurs même en versant le sang des autres /  Celle que le tchetniks ont violée après qu’elle a prétendu (dans un journal impur publié en Allemagne ) que les Bosniaques n’étaient que des Serbes islamisés / Ceux qui au nom de la limpieza de la sangre ont justifié les bûchers de l’Inquisition catholique / Celui (Abdelwahab Meddeb, mort à Paris le 6 novembre 2014) qui affirme que « le fantasme du pur inaugure le mal moderne » / Celle  qui rappelle à ses élèves que la nazis ont fait du juif le signifiant de l’impureté / Celui qui appelle Axe du Bien sa justification de prédateur / Celle qui estime que son argent participe d'un coeur pur / Ceux qui par dévoiement islamique voient en les « judéo-croisés » les agents actuels de la pollution universelle appelant un nettoyage divin abolissant l’humanité de l’humain / Celui qu’on pourrait dire un djihadiste du souverainisme français / Celle qui espère que Dieudonné ne donnera point de gage aux diables impurs / Ceux qui rappellent le verset coranique considérant la « mêlée » des peuples comme une donnée engageant la reconnaissance mutuelle dans la préservation des différence, à savoir : « Nous vous avons créées d’une mâle et d’une femelle et avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement » / Celui qui a constaté que plus une eau était pure et que moins elle contenait de poissons / Celle qui est restée pure et chaste sans se voiler la face / Ceux que la conviction d’être plus purs que les autres dessèche et racornit comme des caricatures de Suisses, etc.

     

  • Anne Cuneo la lutteuse

    Unknown-11.jpeg

     

    Femme de coeur et de cran, romancière très appréciée du grand public pour ses sagas scrupuleusement documentées (l'un des rares auteurs suisses à avoir dépassé les 100.000 exemplaires) Anne Cuneo nous a quittés hier à l'âge de 78 ans. 

     

    Le mélange des tribulations personnelles et des convulsions de notre époque imprègne l'oeuvre d'Anne Cuneo, principalement dans sa première partie à caractère autobiographique. Dans le sillage d'autres femmes de grand mérite, telles Alice Rivaz ou Yvette Z'Graggen, Anne Cuneo a vécu l'émancipation de la femme du triple point de vue existentiel, littéraire et politique, non sans s'imposer comme l'un des auteurs suisses les plus lus et les plus traduits du moment. 

     

    Les difficultés n'ont pas été épargnées, et dès son plus jeune âge, à celle que la mort tragique du père antifasciste (en 1945), l'exil et le cancer marqueront à travers les années, entre autres épreuves surmontées avec autant de détermination que d'énergie dans le travail tous azimuts du journalisme, de l'écriture romanesque et théatrale, mais aussi du cinéma. De façon très remarquable, elle a su déjouer à sa façon les problèmes du déracinement et de l'identité en poussant à l'extrême le particularisme helvétique du multilinguisme puisqu'elle ajouta, à sa langue maternelle, la pratique professionnelle du français, de l'allemand et de l'anglais. Journaliste de métier, figure bien connue de la télévision romande, chroniqueuse à 24 Heures de la vie alémanique et zurichoise (elle vivait dans le quartier populaire du Niederdorf), Anne Cuneo avait tiré, de sa pratique journalistique, le souci d'une écriture claire et simple, coupant court à toute ornementation littéraire pour transmettre au lecteur les éléments de son observation ou de son émotion.

     

    Le projet d'Alice Rivaz, grande dame non moins engagée de la génération précédente, d'assumer pleinement une écriture de femme sera vécu, par l'auteure de Gravé au diamant (1967), l'un de ses mémorables  premier livres, dans une intense présence au monde et sur les multiples fronts de l'écriture-exorcisme, du roman historique ou policier, entre autres.

     

    Née à Paris en 1936 dans un milieu cultivé opposé au fascisme mussolinien, passée d'Italie en Suisse après la mort de son père, Anne Cuneo a connu, dès son adolescence à Lausanne où sa mère fut obligée de la "caser" dans un internat catholique où, pauvre, elle faisait à la fois office d'élève et de servante, les conflits de classes qu'elle théorisera plus tard en bonne marxiste de ces années-là.

     

    Lorsqu'elle s'explique,en 1971, sur ce qui la pousse à écrire, Anne Cuneo se campe dans une posture à la fois défensive et intraitable,en contraste avec le ton souvent éthéré des lettres romandes dominées par les figures du prof et du pasteur.

     

    "Je me suis toujours considérée comme un reflet (un des reflets) du groupe social dans lequel je vis", affirme-t-elle alors avant de préciser: "reflet d'une situation, je ne pouvais me faire que miroir. Je ne pouvais pas écrire n'importe quoi. Il y a un ordre d'urgence. Quoi que cela me coûte, le temps presse trop pour que je chante les pommiers en fleurs, la pleine lune qui, réellement, me brûle et me tord. L'urgence ,ce sont les problèmes quotidiens".

     

    Dans La Vermine datant de la même époque où je la revois présenter les oeuvres de Chester Himes ou de Scott Fitzgerald dans un cercle d'étudiants progressistes impatients de se cultiver hors de la grisaille académique, elle parle au nom des laissés-pour compte de la nouvelle société d'abondance, de même qu'elle introduira le thème des immigrés dans le diptyque du Portrait de l'auteur en femme ordinaire (1980-82).

     

    Entretemps, son témoignage personnel "en situation" aura cristallisé, après une très attachante chronique de ses premières années lausannoises intitulé Le Temps des loups blancs,  dans Une cuillerée de bleu (1979) évoquant le cancer qui l'a frappée et sa découverte de la médecine "de classe". 

     

    Dès la fin des année 80, la romancière va se déployer dans les plus grandes largeurs de romans-enquêtes historiques très documentés, retraçant les trajectoires de personnages d'exception méconnus du grand public, tel le virginaliste Francis Tregian (dans Le Trajet d'une rivière) ou l'imprimeur Antoine Augereau dans Le maître de Garamond, un troisième "pavé" se trouvant consacré, sous le titre d'Objets de splendeur, à Shakespeare et son époque.

     

    D'inégale densité, tant sous l'aspect du contenu que de l'écriture, l'oeuvre d'Anne Cuneo témoigne, avec sincérité et batailleuse vigueur -notamment dans ses écrits les plus personnels, tel le journal d'une grossesse non désirée dans Mortelle maladie - de la condition de la femme dans lea seconde moitié du XXe siècle, et plus encore reflète une trajectoire personnelle jamais alignée.  

  • Ceux qui se citent en bas de page

    Ado66.jpg

    Celui qui estime qu’il y a trop de lettres dans le nom de Nietzsche / Celle qui citait déjà Levinas dans la cour de la maternelle / Ceux qui disent volontiers « selon mon analyse » en laissant entendre qu’ils ont derrière eux Feuerbach et Althusser / Celui qui voit en Pierre Michon l’Auteur Majuscule de la réhabilitation des humbles portés par ailleurs  sur les petites gorgées de bière du bon vieux temps / Celle qui déclare à Jean-Tertullien qu’avec lui sa vie a retrouvé ses majuscules / Ceux qui ont reçu ce Pierre Michon un soir qui a bu plus que tous les SDF invités à s’éclater / Celui qu’un écoeurement sincère (voir le rayon Sincérité au rez-de-chaussée du Bon Marché de la rue du Bac côté parfums de synthèse) saisit à chaque fois que les seuls noms de Levinas Emmanuel et d’Arendt Hannah lui sont balancés pour « élever le débat » / Celle qui lit Deguy dans son hors-bord en sorte d’oublier Debord en son orgie / Ceux qui ne citent jamais les Grands Auteurs sans préciser qu’eux-mêmes ne sont pas dupes de l’élitisme / Celui qui ne cite jamais les auteurs qu’il pille au motif que la littérature est un pot commun où personne n’a rien inventé même pas à l’époque d’Homère qu’on sait même pas s’il a existé sans parler des doutes sur Shakespeare et compagnie / Celle qui objecte à Jean-Cosme qui lui ramène toujours son Cyrulnik qu’elle demande à voir cette résilience et tout le toutim / Ceux qui ont des lettres dans leur soupe originelle / Celui qui tient Victor Segalen pour l’un des auteurs majeurs du XXe siècle sinon le plus top au motif qu’il lui a consacré plusieurs années pour sa thèse de doctorat jamais finie ni publiée ce qui prouve que l’édition actuelle est un panier de crabes / Celle qui se dit royaliste de gauche par fidélité à Ségolène / Ceux qui se citent volontiers entre eux à charge de revanche, etc.

     

    Image:Philip Seelen

  • Ceux qui se la pètent

    Pano108.jpg

     

    Celui qui parle très fort à sa future ex friquée qui vient de l’appeler de La Barbade alors qu’il trépigne dans la file d’attente d’une caisse de l’UBS et j’te raconte pas les têtes de gnous qu’ils me font tous attends mais je rêve y en a un qui veut me dépasser non mais on va où là attends que j’le piétine et j’te rappelle dès que j’aurai endossé ton chèque allez cœur cœur cœur / Celle qui de La Barbade vient d’appeler ce blaireau de Jean-Patrick qui va faire une tête comme ça quand les blafards de l’UBS lui diront tout à l’heure que son chèque est en bois / Ceux qui jonchent le parcours de Vanessa la mytho / Celui qui d’ailleurs ne sait même pas où est La Barbade donc il y a une justice / Celle qui dit à son éditrice femen qu’elle DOIT figurer sur la prochaine liste des prix sinon elle ira voir ailleurs / Ceux qui affirment sur Facebook qu’ils ne liront pas le prochain roman-tapage de Céline Lapente afin de montrer qu’ils en ont et d’ailleurs si vous aimez Pierre Michon faut faire un choix / Celui qui n’a pas lu le nouveau roman de Maria del Piante mais les passages hot hot hot parus sur les Inrocks le branchent à fond / Celle qui a fait relier la collection des Inrocks avec l’argent que sa mère lui a envoyé pour ses chats / Ceux qui découpent les pubs de Gucci et autres Armani pour se donner une ligne de conduite au niveau fringues / Celui qui réfléchit au contenu implicite des SMS que lui envoie Gavalda / Celle qui se fait appeler Cheyenne de garde / Ceux qui posent la chemise ouverte sur leur torse glabre en se proposant d’envoyer leur selfie à Arielle Dombasle et ensuite tu laisses venir / Celui qui se dit le nouveau Finkielkraut les lunettes en moins / Celle qui a lancé le jeune auteur sénégalais sans savoir où il retomberait après sa rencontre avec Delphine Tankol / Ceux qui étaient très proches de Ludivine quand elle a composé son roman femen écolo à la Duras  paru sous le titre de L’Amiante Celle qui pense déjà à L’Amiante « en cas de film » / Ceux qui ont défloqué les locaux où étaient entreposées les palettes de L’Amiante / Celui qui conseille à son auteure-culte de publier un Comment j’ai écrit L’Amiante dans Les Inrocks / Celle qui ne lit plus Les Inrocks depuis l’arrivée au pouvoir du président Houellebecq l’ancienne taupe pro-chinoise de la CIA / Ceux qui font du ramdam pendant ramadan ce qui montre un manque de respect au niveau gastro / Celui qui prétend que les terroristes se les roulent à Guantanamo Beach / Celle qui se soumet à l’imam Michel qui lui propose de le faire « à la Ben Laden » / Ceux qui se soumettent ce matin à un examen de conscience dont ils ressortent blanchis comme le paysage alentour « paré d’or blanc » ainsi que le dirait le poète romantique Marcel Lebecq, etc.       


    Image: Philip Seelen

  • Mémoire vive (73)

    Panopticon.jpg

    À la Désirade, ce dimanche 18 janvier. – Dix jours après les « événements », les médias et les politiques français associés parlent tous de « tirer les leçons » de ceux-là, et chacun y va de son train de « mesures urgentes » évidemment opposées mais sur une ligne rhétorique comparable. Ainsi découvre-t-on, à la UNE de l’hebdo de gauche Marianne, le titre Méfions-nous du bal des faux-culs, alors que la UNE de l’hebdo de droite Valeurs actuelles désigneLa Tyrannie des tartufes. Rien à voir avec Tartuffe, évidemment, qui avait deux « f » et figurait le bigot souverainiste avant la lettre…   

     

    °°°

    En octobre 1553, Michel Servet fut brûlé vif à Genève, convaincu d’hérésie par le réformateur-ayatollah Jean Calvin. Or Sébastien Castellion, autre réformateur entré en conflit avec Calvin sur la question du droit à entretenir une opinion personnelle, écrira dans son Traité des hérétiques :    « Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine,ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle »…

    °°°

    images-13.jpegDans la suite romanesque  des Misérables, Victor Hugo consacre 14 chapitres très documentés à la bataille deWaterloo, avec des pages relevant du cinéma à grand spectacle en 3D, pour aboutir à ce qui éclairera le lecteur sur l’abjection de Thénardier, repéré dans la racaille des pilleurs de cadavres.

    « Toute armée a une queue, écrit Hugo, et c’est là qu’il faut accuser. Des êtres chauve-souris, mi-partis brigands et valets, toute les espèces de vespertillo qu’engendre ce crépuscule qu’on appelle la guerre », etc.

     

    Avec le cinéma et d’autres adaptations au music-hall, cet incroyable roman fourre-tout que représente Les Misérables a été réduit à une espèce de feuilleton mélo aux figures stéréotypées, dont l’épilogue a été complètement falsifié par un Robert Hossein, comme l’a montré Guillemin en son temps. Le même intraitable démystificateur a rétabli la vérité sur la haute spiritualité du vieux rebelle passé de la droite à la gauche, souvent occultée ou tenue pour peu de chose par les esprits secs de son temps, bons cathos compris, myopes par snobisme de classe comme Châteaubriand ou pratiquant un total déni à l’instar de Sainte-Beuve…

    °°° 

    Cézanne ne s’intéressait qu’à l’Objet. Pareil pour Céline et le Van Gogh des vieux souliers-soleils. Ce que j’essaie de suggérer à un jeune ami en veine d’écriture vraie : qu’il n’y a que la Chaise. Qu’un texte se travaille comme une Chaise, quitte à monter ensuite dessus pour se montrer. Mais la Chaise d’abord : la qualité artisanale de l’objet bien fabriqué et les finitions artistes - le supplément d’âme de la Chaise.

    °°° 

    Génie du portrait, quand Victor Hugo décrit la Thénardier, « produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde ». Et plus précisément : « Quand on l’entendait parler,on disait : c’est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait : c’est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : c’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent »

    °°°

    Bacon.jpgÀ propos de l’art du portrait, le peintre Francis Bacon parle de « la flaque » d’une personne, qu’il s’efforce de saisir et de restituer, entendant par là le vrai visage-synthèse, le visage « sous le visage » ou le visage recomposé dans sa totalité de sourires et de grimaces et d’expressions. Or ce qui me gêne chez Bacon est que la grimace convulsive tire vers l’expressionnisme maniéré de « la flaque », alors que son ami-ennemi Lucian Freud manque « la flaque » par excès de réalisme et que Picasso déconstruit à outrance.  Bref, on en revient aux vrais charnels visités par l’esprit : aux portraits de Munch et de Goya, de Soutine et de Rembrandt.

    °°°

    Jules Renard en son réalisme terrien :« Si les hommes naissent égaux, le lendemain ils ne le sont plus.

    °°°

    Une scène de Soumission est censée illustrer le fait que le protagoniste a complètement perdu le contact avec la réalité la plus immédiate quand il enjambe, comme si de rien n’était,  le cadavre de la caissière de la boutique d’aire d’autoroute qui vient d’être attaquée, avant de montrer la même indifférence totale à l’égard de deux Maghrébins trucidés un peu plus loin.

    Houellebecq7.jpgCela pourrait être très fort, comme dans American Psycho de Bret Easton Ellis, quand on comprend, à d’imperceptibles indices, que la violence insensée d’une scène de massacre n’a de réalité que dans le psychisme taré de Pat Bateman, mais chez Houellebecq cela tombe à plat.

    Peut-être est-ce qu’à vouloir toujours jouer au plus fin, avec son sourire futé, le romancier manque de l’humilité et du feeling médiumnique, devant la réalité, et des moyens physiques et poétiques de la re-créer, comme Simenon y parvient à tout coup.   

     

    °°°

    images-9.jpegLe hasard m’a fait tomber, tout à l’heure, sur un florilège d’hommages à Staline réuni par la revue Commentaire en 1979, où figure notamment un texte d’Aragon publié dans les Lettres françaises en février 1953, donc un mois avant la mort du tyran que le poète appelle successivement « l’homme en qui les peuples sur la terre placent l’espoir suprême de la paix »,  le Père universel « à qui les mères serrant contre elles le tremblant avenir font appel, pour que leurs enfants vivent », « le plus grand philosophe de tous les temps » et « celui qui proclama l’homme comme le souci central des hommes ». 

    On m’objectera qu’Aragon, idiot utile du communisme, n’était pas LE véritable Aragon, d’abord et surtout poète. Ce que prouve en effet (!!!) cette ode publiée en mars 1954 dans les Cahiers du communisne :

     

    Ô Grand Staline, ô chef des peuples

    Toi qui fais naître l’homme

    Toi qui fécondes la terre

    Toi qui rajeunis les siècles

    Toi qui fait fleurir le printemps

    Toi qui fais vibrer les cordes musicales

    Toi splendeur de mon printemps, toi

    Soleil reflété par les milliers de cœurs.  

     

    °°°

    Sous la plume de Gilles Kepel, pourtant éminent connaisseur du monde arabo-musulman, je lis (sur une pleine page de L’Obs) ceci d’assez éberluant à propos de Soumission : « Pour tisser cette œuvre où le comique désopilant (sic) tutoie la tragédie (re-sic), Houellebecq a faufilé la matière textuelle disponible en ligne sur la fachosphère identitaire et les salafosphère ou frérosphère islamistes : les mots sont exacts – si la mise en scène est de fiction. C’est la fable de notre temps où Mme Le Pen caracole en tête et où Daech recrute par centaine nos adolescents sur internet ». 

    On croit rêver ! Est-il possible que nous ayons lu le même livre ? Où Gilles Kepel a-t-il trouvé, dans Soumission, la « matière textuelle » disponible en ligne sur la« fachosphère » et la « salafosphère » ? 

    Il est vrai que le protagoniste se branle un peu en surfant sur Youporn, mais à part ça ? Où sont les salafistes connectés et les identitaires dans les observations directes du romancier ? 

    C’est au contraire cette matière« textuelle » autant que factuelle (Marine Le Pen n’y apparaît qu’en bref débat télévisé et Daech semble avoir disparu en 2022) qu’on espérait en effet que le romancier brassât, mais Gilles Kepel semble se faire son roman à lui, non sans tirer sa dernière cartouche sur l’ambulance de l’Université française…    

     

  • Ceux qui regardent l'Avenir

     Cyborg.jpg

     

    Celui qui voit un myosotis (ein Vergissmeinnicht, ne-m’oubliez-pas dans la langue de Wolfgang von Goethe et d’Adolf Hitler) au bout du tunnel / Celle qui dit « lendemains me voilà ! » en misant tout sur son prochain lifting / Ceux qui se programment en mode le-futur-est-mon-affaire / Celui qui a affirmé que le XXIe siècle serait métaphysique sans se prononcer sur la suite / Celle qui affirme que Dieu est une banque où il suffit de puiser pour effacer la Dette / Ceux qui lisent La Fabrique d’absolu de Karel Capek où l’on voit que la foi fait carburer le nucléaire et inversement si ça se trouve / Celle qui se reconnaît dans la pin-up de La Guerre des salamandres autre contre-utopie du même Tchèque (prononcer Tchapek) à redécouvrir ces jours de fièvre absolutiste  / Ceux qui estiment que dans toute Révolution il y a du mal pour ton bien / Celle qui sort de sa Mercedes blindée pour prêcher la pauvreté dans les rues de Kinshasha / Ceux qui prêchent l’Amour sur le territoire des adeptes de l’Espérance et v’là que déboulent le gang de la Charité avec  ses lance-flamme du Saint-Esprit / Celui qui est devenu évangéliste après son apprentissage à la Banque du Vatican hélas mal vue au Congo depuis l’affaire Dutroux / Celle qui écrit des poèmes abscons destinés à la postérité en attendant mieux / Ceux qui lisent l’avenir de leurs  amis Facebook contre rétribution sur Paypal / Celui qui pense que sans discrétion (sur Facebook et dans les files d’attente de la poste) il n’est pas de commerce d’avenir ni de durée durable / Celle qui défend ce Dieu qui a envoyé  son Fils unique (on ne crucifie pas les jumeaux même albinos) au charbon en sorte d’en faire jaillir La Lumière / Ceux qui s’agenouillent tous en même temps et en divers pays à l’exception des femmes qui n’ont pas plus de genoux que les serpents comme c’est  d’ailleurs marqué dans la Bible / Celle qu’on dit intermittente de la foi au motif qu’elle ne prie que d’une main depuis que l’autre s’est fait choper par la machine-outils de l'imprimerie des soeurs de Saint-Paul de Lubumbashi / Ceux qui se projettent dans le futur antérieur où tout était plus-que-parfait affirment-ils par ouï-dire à la douche du club de badminton souverainiste, etc.        

     

  • Mémoire vive(72)

    images-7.jpeg

     

    Dans le préambule de ses Interventions datant de 1998, donc publiées en même temps que Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq remarquait que les « réflexions théoriques » constituent « un matériau romanesque aussi bon qu’un autre, et meilleur que beaucoup d’autres ». Et d’ajouter : « Il en est de même des discussions, des entretiens, des débats. Il en est encore plus évidemment de même de la critique littéraire,artistique ou musicale ». 

     

    Ce que Proust, Thomas Mann ou Wikiewicz eussent sans doute contresigné. Et cela encore : « Tout devrait enfin pouvoir se transformer en un livre unique, que l’on écrirait jusqu’aux approches de la mort ; ça me paraît une manière de vivre raisonnable, heureuse, et peut-être même envisageable en pratique – à peu de chose près. Enfin de conclure sur cette observation beaucoup plus discutable à mes yeux, notamment en pensant aux Misérables et  à L’Homme qui rit de Victor Hugo : « La seule chose en réalité qui me paraisse vraiment difficile à intégrer dans un roman, c’est la poésie. Je ne dis pas que ce soit impossible, je dis que ça me paraît très difficile. Il y a la poésie, il y a la vie ; entre deux il y a des ressemblances, sans plus. »  

     

    Sur quoi je me rappelle l’irradiante poésie de la Recherche du temps perdu ou du Voyage au bout de la nuit, des romans d‘Audiberti ou de Torugo, en cherchant la moindre trace de génie lyrique dans ces « vers » de l’incontournable (sic) Configuration du dernier rivage du même Houellebecq:

     

    « Quand on ne bande plus, tout perd peu à peu de son importance ;

    Tout devient peu à peu optionnel.

     

    Demeure un vide orné, empuanti de plaies et de souffrances

     

    Qui afflige le corps. Le monde est d’un seul coup plus réel ». 

     

    Je veux bien qu’on puisse faire de la poésie avec le matériau le plus trivial, voire le plus trash, comme l’ont prouvé un Bukowski et tant d’autres dans la filiation enragée des contempteurs du bel canto verbal, mais fait-on mieux ici que chercher à épater le bourgeois ou le petit con en écrivant comme ça, dans Mémoires d’une bite :

     

    «J’ai connu bien des aventures / Des préservatifs usagés / J’ai même visité la nature, / Et je l’ai trouvé mal rangée » ? 

     

    Michel Houellebecq poète ? Dans ses romans peut-être, mais dans ses poèmes de bric et de brocante ? 

     

    °°°

    Houellebecq est-il sincère quand il sanglote sur le manque d’affection qu’il a ressenti en son enfance ? Je n’en doute pas, même s’il en remet dans Ennemis publics, le numéro de duettistes victimaires qu’il joue avec Bernard-Henri Lévy, autre « maudit » de luxe. 

     

    Et Philippe Sollers, est-il sincère quand il dit qu’il « craque » en découvrant la « poignante confidence » du mal aimé ? Je l’ai cru en ma douce naïveté, mais à relire la page en question j’y perçois le cynisme souriant du ponte parisien invoquant en ricanant son (très)improbable  « tempérament social » pour justifier un Goncourt qu’il n’aura probablement  jamais et qu’il souhaite donc à son rival en notoriété locale, car « le malheur doit être récompensé, le bonheur puni ».  

     

    Reste que je ne sais si je dois préférer la sentimentalité ostentatoire du premier au sarcasme du second…

     

    °°°

     

    Unknown-5.jpegJacques Julliard dans Marianne  : « Soumission, de Michel Houellebecq, n’est pas un pamphlet contre l’islam, mais une charge meurtrière contre les intellectuels à la française. Autrement dit les compagnons de route des idées dominantes ».

     

    Question subsidiaire : l’excellent Jacques Julliard n’est-il pas un compagnon de route du christianisme de gauche, et ne sommes-nous pas tous des compagnons de route de telle ou telle « idée dominante » ?

     

     Ce qui est sûr, c’est que mon éditorialiste français préféré propose ici, sous le titre de Figures du collabo, une interprétation de Soumission qui m’a d’abord intéressé avant de me paraître de plus en plus discutable.

     

    En sous-titre de son papier on lit ceci : « L’intellectuel ne serait-il pas celui qui, tout en invoquant Voltaire, se soumet aux dictatures et à la raison dominante ? C’est ce que laisse à penser le dernier roman de Michel Houellebecq ». 

     

    Ainsi « l’intellectuel » François, protagoniste de Soumission, prof de lettres spécialiste de l’oeuvre de Husymans, auteur d’une thèse monumentale consacrée à celui-ci – dont nous ne saurons à peu près rien du contenu – et chargé de cours à la Sorbonne à raison d’un jour de travail par semaine pour un public de quelques jeunes filles accrochées à leur téléphone portable, serait-il le parangon de l’ « intello » français contemporain, égocentrique à l’extrême et complètement coupé des réalités, vieillissant et ne survivant que d’une érection l’autre, ne croyant plus en rien mais trouvant assez accommodant le tableau qu’un certain Rediger lui fait de l’islam (le Coran « ce poème », etc.) alors que la Sorbonne vient de se faire racheter par l’Arabie saoudite et que l’arrivée au gouvernement d’un parti musulman (allié au PS et à l’UMP) préside à la réforme de l’enseignement. 

          

    À en croire Jacques Julliard, la « charge meurtrière » ne viserait donc pas l’islam (contrairement à ceux qui ont taxé le roman d’islamophobe, ce qu’il n’est en rien), mais « les intellectuels à la française » qui, à travers le XXe, se sont soumis aux idéologies dominantes du fascisme ou du communisme, soit directement comme les idéologues d’extrême-droite (RobertBrasillach et Lucien Rebatet en tête) ou les staliniens ( Aragon et son ode fameuse à Staline), soit plus mollement comme autant d’ « idiots utiles »,de Jouhandeau se faisant promener en Allemagne à Sartre chantant les louanges de Fidel Castro.

     

    La soumission des écrivains à tel pouvoir ou telle idéologie est une histoire vieille comme Confucius, auquel le Grand Timonier cherchait encore des poux dans les années 60 alors qu’une fraction de l’intelligentsia parisienne bêlait JE SUIS MAO, mais réduire les « intellos » français à des larbins de tel ou tel bord est à la fois injuste et dangereux, nous ramenant une fois de plus à un manichéisme vite réapparu au lendemain des événements récents.

     

    Et Michel Houellebecq là-dedans ? Justement, il incarne le type de l’écrivain peu récupérable, taxé de « libertaire sympathique » par les uns (Julliard précisément) et de réactionnaire par d’autres, dans les rangs d’une hypothétique nouvelle droite intellectuelle. 

     

    Or Soumission est-il  la « charge »  salubre de ce « combattant de la liberté » que voudrait voir Jacques Julliard en Houellebecq ? En ce qui me concerne, j’aurai trouvé beaucoup plus d’observations claires et « décapantes », comme on dit aujourd’hui, dans La carte et le territoire, sur la France contemporaine, que dans ce dernier roman dégageant mal le relief social actuel et, s’agissant d’une projection de ladite réalité en 2022, ne marquant aucune conjecture intéressante sur la transformation du monde à venir. Plus précisément, pour évoquer le nœud géo-politique du livre, le personnage de l’ancien agent des services secrets français avec lequel s’entretient le protagoniste  me semble une pâle caricature, et la France des banlieues, la France réelle du nord et du sud, la démographie française de demain, entre autres composantes d’un roman supposé parler d’un pays déliquescent, se détachent à peine d’un flou même pas artistique. L’humour pince-sans-rire de l’auteur, assez démagogique ici quand il évoque le monde académique, met évidemment les rieurs de son côté, mais encore ?  

     

    ROULET73.JPGJ’ai lu ces jours pas mal de pages de George Orwell, socialiste sincère aussi sincèrement opposé au fascisme qu’au stalinisme, et je lis à présent Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, dont la voix d’opposant algérien non moins sincère s’est fait entendre après la tragédie des 7 et 9 janvier derniers, comme d’autres voix (rares)d’intellectuels arabo-musulmans. Enfin, dans une chronique publiée par Libération, le philosophe Abdennour Bidar, auteur d’une éclatante Lettre au monde musulman, a détaillé ses raisons de ne pas prendre trop au sérieux Soumission, résultant selon lui d’une mauvaise connaissance de l’islam et jetant des prédictions farfelues.

     

    Pour conclure y a-t-il donc, cher Jacques Julliard, tant de « collabos » dans la littérature et l’intelligentsia françaises contemporaines ? Et la littérature, pour l’essentiel, a-t-elle vraiment des comptes à rendre à la Juste Position idéologique ou politique ? 

     

    Comme l’a rappelé maintes fois le chrétien de gauche Henri Guillemin, qui avait lui aussi ses partis pris, Voltaire, dont tout le monde s’est réclamé ces derniers temps, des souverainistes aux républicains, fut à la fois un esprit libre et un lécheur de bottes, un ennemi de l’obscurantisme calotin et un laudateur de l’esclavagisme – même un sale délateur quand il s’est agi de traiter Rousseau d’« immigré ».  

     

    Tout cela pour recommander la lecture de Soumission, du dernier livre de Jacques Julliard consacré à Simone Weil, la relecture du Candide de Voltaire et de la cinquième Rêverie d’un promenenur solitaire qui nous rappelle que la nature est belle et que les montagnes se gravissent par toutes leurs faces…

  • Mémoire vive (71)

     

    Désirade5.jpg

    À La Désirade, ce jeudi 15 janvier. – Après une dernière étape sans encombre, agrémentée par la lecture du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, nous faisant renouer avec la grande littérature européenne, nous avons retrouvé nos pénates avec reconnaissance. De fait, quel lieu mieux accordé à notre vie que celui-ci ? Pourtant nous ne souscrivons pas vraiment à la pantouflarde pensée de Jules Renard, selon lequel le voyage serait embêtant du fait qu’il oblige à se déplacer, ou alors ce serait renier ingratement les 7000 bornes que nous avons parcourues l’an dernier à travers la France, l’Espagne et le Portugal, y faisant des quantités d’observations et de découvertes que nous n’aurions pas assimilée de la même façon en restant plantés devant la télé, comme Lady L. aura vécu la Thaïlande et le Cambodge, et moi le Dorsoduro de Venise, plus récemment, en nous déplaçant bel et bien.   

     

    °°°   

    Ramuz2.jpgÀ propos de la défiance que Samuel Belet, le personnage de Ramuz, manifeste envers la rhétorique politique et l’idéologie révolutionnaire, j’ai retrouvé le passage du roman rapportant les discours enflammés de son ami Duborgel, et  sa réticence de terrien toute pareille, d’ailleurs, à celle de Ramuz.

     

    Il y a d’abord ceci, marquant un premier recul de Duborgel par rapport à son compère vaudois qu’il ne sent pas assez engagé :«Tout ça était venu de ces discussions politiques qu’il continuait à avoir chez le marchand de vin. J’étais effrayé de l’entendre. Confraternité des peuples, indignité des gouvernants, suppression des frontières : il n’y avait pas de mots qui lui parussent trop gros. Ca ronflait terriblement, mais c’était le creux du tambour »... 

     

    Quand Duborgel demande à Samuel s’il est de son avis, Belet lui répond : « Pas tant ». 

     

    Duborgel l’ardent : « Qu’est-ce que nous attendons ? N’avons-nous pas la force pour nous ? Ne sommes-nous pas mille contre un ? La réponse est facile : nous n’osons pas, voilà tout. Chacun de nos gestes est dirigé contre nous-mêmes ; nous sommes nos pires ennemis. Seulement attendez un peu (alors il posait la main sur sur son cœur et il étendait le bras droit), le jour viendra bientôt où chacun d’entre nous sera appelé à montrer de quoi il est capable ; nous passerons des paroles aux actes, et l’aspect du monde changera. Travailleurs,opprimés, pensez à vous-mêmes, tâchez de prendre conscience de vos droits :quand vous y serez arrivés, vous n’aurez plus qu’un geste à faire pour mettre en fuite l’exploiteur. »

     

    Et Samuel de poursuivre son récit :« Les applaudissement éclataient. Tout le monde applaudissait, même ceux qui étaient loin de partager ses idées. C’est un goût qu’on a à Paris. On aime l’éloquence pour elle-même. On ne s’inquiète pas du contenu des phrases, si elles sont bien faites. »

    Et parlant de son ami Duborgel :« Il ne supportait plus la contrtadiction. Il s’irritait de voir que je ne le suivais pas dans ses raisonnemsnts, mais ils étaient trop compliqués pour moi, et puis je les trouvais un peu vides. J’ai le goût des bases, moi. Quand on construit un mur, j’aime qu’il soit d’abord bien enfoncé en terre, bien assis sur ses fondations ».

     

    Voilà précisément l’écrivain Ramuz face au « bon français » de l’Académie. On l’a dit lourd voire « traduit del’allemand ». L’excellent Jean Dutourd n’a rien vu de « ses bases » et l’a réduit aux dimensions d’une sorte de provincial pataud, alors que les « bases » de Ramuz, bien plus que paysannes au sens régionaliste, sont d’une humanité fondamentale mieux comprise par Henry Miller ou Dino Buzzati que par le docte académicien, et Céline, fondateur d’une langue, a vu en lui un auteur selon sa sensibilité musicienne et sa tripe. 

    °°°

    Olivier.JPGÀ propos de la récente consécration de Ramuz par la Pléiade et du « chantier » à millions qui a mobilisé une armada de spécialistes universitaires plus ou moins auto-proclamés, et surpayés, pour l’établissement de l’édition critique, l’ami JMO se demande si ce pactole n’aurait pas pu être mieux employé vu que les Oeuvres complètes, achevées chez Slatkine après l’édition de La Pléiade, semblent destinées essentiellement à des lettrés ferrés tant elles sont plombées par un appareil critique envahissant et souvent illisible en son jargon pseudo-scientifique – nous nous en sommes fait des lectures hilarantes avec mon vieil ami Alfred Berchtold, imaginant le pauvre Ramuz confronté à ce déploiement de cuistrerie digne des femmes savantes ou des sorbonnicoles de Rabelais.

     Tout ça pour un Ramuz qu’on ne lit d’ailleurs plus, à en croire le même JMO. Mais le lit-on moins que « de notre temps » ? Je me souviens d'être arrivé au bac sans que notre prof, le cher Georges Anex, nous en fasse lire une seule ligne, et je ne crois pas que nos filles en aient été plus régalées par leurs enseignants. Telle étant la vérité : que les profs de nos régions sauf exceptions rares (le Tunisien Rafik Ben Salah, et peut-être JMO et sa moitié...), ne lisent plus Ramuz sauf obligation et ne savent pas le faire aimer comme j’ai eu le bonheur d’apprendre à l’aimer avec un vrai ramuzien du nom de Moreillon, en mes douze ans de collégien saisi par la « peinture » de ces mots…

     

    Bref, ma conviction reste qu’aucun chenapan amateur de rap, ni aucune Lolita crochée à Facebook, ne viendront à Ramuz par La Pléiade ou par l’édition-parpaing de Slatkine, mais bien plutôt par communication de ferveur ou par conseil d’ami, comme mon poulain camerounais Max Lobe  a croché à Aline, puis à Jean-Luc, puis à La Grande peur dans la montagne, n’y trouvant ni la misogynie ni la lourdeur qu’on reproche à l’auteur incomparable de Jean-Luc persécuté et de Circonstancesde la vie, de Vie de Samuel Belet et des essais magistraux rassemblés dans La pensée remonte les fleuves, entre autres romans plus encombrés de poésie métaphysique, après le virage décisif d’Adieu à beaucoup de personnages,  où Ramuz fait de plus en plus « du Ramuz » et « creuse » au ravissement, bien entendu,  des belles âmes de la paroisse littéraire romande qui n’aiment rien tant qu’on « creuse » pendant qu’elles scrutent le ciel profond…

    °°°

    La lecture « en croix » des journaux accumulés pendant notre absence, ou des magazines que j’ai ramenés (Marianne,L’ObsLe Canard et Valeurs actuelles pour me faire une idée de ce qui se dit de CHARLIE à gauche et à l’extrême droite) me vaut une sorte de debriefing,comme on dit par les temps qui courent.

    À la UNE de l’édition de 24 Heures du 12 janvier, sur fond de place de la République noire de monde, se détache le titre qui doit forcément faire date : UNE MARCHE POUR L’Histoire. Quant au titre de l’édito (d’ailleurs excellent) du compèreThierry Meyer, rédacteur en chef, De cette communion inouïe créer de l’espoir en agissant, il laisse un peu songeur même après quelques jours, tant la « communion inouïe » s’est vite fissurée, notamment sous les attaques de la droite dure désignant les musulmans de France comme le nouvel « ennemi intérieur » et présentant l’islam sous les traits d’une résurgence du fascisme.  

    °°°

    Jules Renard en son Journal :« Poëte nouveau. Retenez bien ce nom, car on n’en parlera plus ».  

    Ce qui me rappelle tant de  révélations passées aux oubliettes des saisons littéraires se suivant comme les clients du bordel de Brel.

     

    °°°

    En revenant une fois de plus aux inépuisables Choses vues de Victor Hugo, toujours instructives quand on voyage autour de sa chambre sans se déplacer, je note que « le membre sexuel du morse est un os », que « le premier guillotiné s’appelait Léotaud » et que « l’haleine des baleines est fétide, à tel point qu’elle incommode les navires près desquelles un baleine passe », la chose tenant « à des millions de parasites qui rongent intérieurement la gueule de ces monstrueuses bêtes et qui y font des ulcères dont l’infection se répand au dehors ». Ce qui rivalise d’enseignement positif avec le fait que « les sauvages de la Nouvelle-Zélande appellent les Françaisles Oui-Oui » et que « la lettre R manque à l’alphabet des Chinois » au motif qu’ elle leur est presque impossible à prononcer ».

             
    Houellebecq44.jpgÀ La Désirade, ce vendredi 16 janvier.– 
    J’ai achevé, tôt ce matin, la lecture de Soumission de Michel Houellenecq, sur une impression meilleure qu’à mi-parcours et cependant mitigée, comme si ce livre restait d’une importance secondaire, voire anodine par rapport aux événements récents. Le  talent pince-sansrire de l’auteur y est sans doute, et en crescendo après une première partie parfois ennuyeuse, mais l’enjeu de cette fable conjecturale reste limité, me semble-t-il, en somme, terriblement littéraire dans son développement, coupé de la réalité et d’autant plus que celle-ci postule un avenir relevant plus de la fantasmagorie que de l’extrapolation crédible,voire éclairante. Comme il s’agit d’une fable, on ne demandera pas à la chose d’être sociologiquement plausible, comme l’était l’uchronie de Philip Roth, dans Le complot contre l’Amérique, mais le gros défaut du livre est tout de même qu’on ne sent absolument pas, dans une France qui reste celle de Coppé et de Vals, ou de Bayrou que le protagoniste conchie plus qu’aucun autre, ce qu’on pourrait dire l’épaisseur de l’Histoire.

     

    Sans entrailles physiques, résigné à n’être plus qu’un has been intellectuel,   juste frémissant du bout du zob (et encore, si peu) et confinant ses autres raisons de ne pas se suicider entre fumée et gastro bas de gamme, le protagoniste François  cite Huysmans, Léon Bloy (dont il ne dit que des sottises), Nietzsche (qu’il qualifie de « vieille pétasse »), l’excellent Chesterton (pour sa doctrine économique) ou René Guénon (le contempteur de la décadence occidentale rallié à l’islam) mais comme en effleurant chaque thème, ramenant tout finalement à une sorte  d’éloge de l’islam soft couvant les élites intellectuelles mâles (François aura sa chaire surpayée dans la Sorbonne saoudite et trois mousmées au moins) et ramenant les femmes à leur juste place, en cuisine ou à la nursery. 

     

    Et pour dire quoi tout ça ? Qu’en 2022 la France mahométane se portera mieux qu’en se disant massivement CHARLIE,aujourd’hui, pour ne pas voir la réalité réelle ?  J’ai beau me dire que « tout ça » relève du deuxième degré et de la rêverie conjecturale, et qu’on ne saurait identifier l’écrivain à son pleutre cynique sanglotant sur lui-même et enjambant les cadavres (deux Maghrébins flingués, sa mère ou son père) sans la moindre compassion, mais tout de même…

     

  • Mémoire vive (70)

     Houellebecq01.jpg 

    Michel Houellebecq dans Soumission : « Les études universitaires  dans le domaine des lettres ne conduisent comme on sait à peu près à rien, sinon pour les étudiants les plus doués à une carrière d’enseignement universiraire dans le domaine des lettres – on a en somme la situation plutôt cocasse d’un système n’ayant d’autre objectif que sa propre reproduction, assorti d’un taux d’échec supérieur à 95%. »

    Ce qu’on pourrait prendre pour du cynisme. Mais je suis ravi, émargeant au « déchet supérieur » recyclé dans la catégorie des chroniqueurs littéraires bénéficiant du service de presse  des livres de Michel Houellebecq, sauf ce dernier payé 22 euros (ce sera le double en francs suisses) de relever encore ceci de pas mal vu : « Une jeune fille postulant à un emploi de vendeuse chez Céline ou chez Hermès devra naturellement, et en tout premier lieu, soigner sa présentation ; mais une licence ou un mastère de lettres modernes peuvent constituer un atout secondaire garantissant à l’employeur, à défaut de compétences utilisables, une certaine agilité intellectuelle laissant présager la possibilité d’une évolution de carrière – la littérature, en outre, étant depuis toujours assortie d’une connotation positive dans le domaine de l’industrie du luxe. »

    Sur la lancée, on salue la réussite de l’écrivain-gigolo François-Marie Banier ajoutant, à la fortune colossale de Madame Loréal, le prestige du « poète »…

     

    °°°

    Dans sa Vie de Samuel Belet, Ramuz a ressaisi un élément fondamental des rapports liant (ou distinguant) les Suisses romands des Français ou plus exactement des Parisiens, qu’on pourrait dire la défiance envers le trop beau parler et la rhétorique. Ainsi du mouvement de recul de Samuel, sympathisant naturel du peuple et des communards, quand il entend ceux-là se griser de trop belles paroles et se dire que « cela n’est pas pour nous », ou quelque chose dans ce goût-là – il faudra que je retrouve la page…

    °°°

    Basquiat09.jpg« En somme tu ne t’es jamais intéressé à l’argent », me disait l’autre jour Don Ramon, affirmant qu’au contraire l’argent avait beaucoup compté pour lui, dans la vie, ce que je n’aurais pas l’idée de lui reprocher le moins du monde vu qu’il ne s’agit aucunement, dans son cas, de rapacité ou de profit acquis sur le dos des autres, mais du travail d’un constructeur et de ses investissements légitimes.

    En ce qui me concerne, je suis beaucoup trop indolent, en ces matières-là du moins - ambition, plan de carrière et tutti quanti – pour m’en soucier. Lorsque je vivais seul, ma négligence absolue dans ce domaine m’avait valu une fantastique collection de Commandements de Payer et d’Avis de Saisie, dont certains portaient sur des sommes à deux zéros.Travaillant autant, en free lance pendant une première douzaine d’années, qu’un journaliste encarté, je gagnais le tiers d’un salaire ordinaire et m’en suis bien porté avant de rencontrer en 1982, en la personne de ma bonne amie, un ministre des Finances plus scrupuleux. Depuis lors, Lady L. s’est occupée de tout et conduit même  notre calèche pour me laisser nous lire des poèmes et autres polars à haute voix…

    Dicker10.jpgÀ maintes reprises, Don Ramon est revenu à la charge en s’impatientant de me voir écrire enfin un best-seller, mais là encore il est tombé sur un os.  Et pourquoi donc ? Qu’aurais-je à fiche de me donner cette peine ? Tu me vois aligner des poncifs à la Marc Musso ou à la Guillaume Levy, qui font juste leur job comme je fais le mien ? Alors lui de me balancer Joël Dicker, qu’il a lu d’une traite tout en reconnaissant que ce n’est pas de la grande littérature selon lui, comparable aux deux Garcia, Marquez et Lorca. Quant à moi je défends La vérité selon Harry Quebert, que j’ai d’ailleurs lu avant tout le monde sur tapuscrit au temps où Bernard de Fallois prenait ses avis, et me réjouis de la success story de l’auteur, auquel je souhaite de faire aussi bien sinon mieux la prochaine fois malgré le poids de l’argent et de la célébrité. Mais être riche : quelle barbe et surtout quelles complications, même avec Lady L. s’occupant de tout...  

     

    À Carcassonne, ce mardi 13 janvier. – Une fois de plus, le faux médiéval plaqué sur le vrai vieux bourg muraillé de Carcassonne me fait grimacer, comme toute forme de kitsch. Mais le pire n’est pas là, vu qu’il y a encore là-haut une petite place charmante avec trois terrasses et une fontaine à l’effigie de je ne sais quel poète local , où l’on nous sert du vrai café : le pire est plutôt, bien vu par Houellebecq, dans la disparition des bistrots et autres zincs de province partout ailleurs où tout devient Logis Rural classé et musée de la Sympathique Charrue sacrifiée à la mondialisation.  

     

    Regarder la télé à Carcassonne, « lieu cathare » forcément « magique », c’est aussi apprendre que Nabilla Benattia, célébrité d’un quart d’heure jetée  au trou en novembre dernier pour tentative d’homicide volontaire (enfin quelque chose de vrai dans sa pauvre vie…) cumulait plus d’un million de followers sur Twitter avant sa disgrâce, « plus que François Hollande » - et c’est ainsi, comme aurait conclu Alexandre Vialatte, qu’Allah est grand.

    °°°  

    Les cent premières pages de Soumission ne sont pas, me semble-t-il, du meilleur Houellebecq. L’auteur a l’air aussi flagada que son protagoniste, qui peine à faire passer sa passion du « généreux » Huysmans ; et les autres personnages sonnent un peu creux, à peine esquissés (tel le thésard spécialiste de Léon Bloy) ou (les femmes) manquant de chair. Mais on me dit sur Facebook que « ça décolle » dès la page 101, donc on s’accroche.

     

    À Valence, ce mercredi 14 janvier.– Entre la tonitruante autoroute du Sud et un agreste ruisseau, le Novotel de cette dernière étape de notre retour ressemble à ses homologues de Montpellier et de Toulouse, avec la même déco sobre chic et les mêmes prix cassés hors saison, le tiers d’une nuit dans un **** de haute Engadine. Moi qui ai toujours froid dans les cubes de glace à l’américaine genre Hilton ou Sheraton, je souscris au choix de Dulcinée surtout soucieuse du confort de Snoopy, et puis une nuit par-ci, par-là dans une crèche stéréotypée (partout le même tableau minimaliste genre sous-conceptuel en litho de série) n’est pas vraiment le martyre pour peu que la connexion fonctionne et que le breakfast soit aussi fastueux que le prétend la pub de la Chaîne. N’empêche : le faux luxe, pas plus que le vrai d’ailleurs, ne me feront jamais oublier le vrai confort bohème des hôtels sans étoiles du Quartier latin ou de Greenwich Village, de Cortone en Toscane ou de Séville en Andalousie… 

    °°°

    Au temps de Cohn-Bendit, ils  furent tous priés de se sentir juifs allemands, puis vint le temps d’être tous Américains contre Ben Laden, et les voici tous CHARLIE, donc tous à genoux devant l’Unique à dégaine  juste un peu différente selon le cas : avec ou sans papillotes, barbe ou tonsure, laïcité brandie ou fils-de-marie, et caetera.  

    °°°

    Kamel Daoud dans L’Obs de cette semaine : «Comment devient-on djihadiste ? Comment cet enfant avec lequel je jouais a-t-il pu tomber dans l’intégrisme ? J’en connais. J’ai vu des proches, des amis, des parents basculer. Qui finance ? Qui propage ces idées ? En Algérie, on reçoit par satellite 30 chaînes francophones et plus de 1200 chaînes religieuses financées par l’Arabie saoudite, les pays du Golfe,l’Iran, le Liban. Des chaînes qui visent prioritairement les mères des zones rurales, celles qui accouchent et élèvent les générations futures. On inonde de propagande les écoles. Alors qu’un roman coûte 6 ou 7 euros, les livres religieux se vendent à peine quelques centimes. Voilà qui donne du sens à mon combat. On le voit, c’est avant tout un combat d’idées et donc de livres, un combat de crayons. Il faut écrire et faire des livres ».  

  • Ceux qui carburent à la foi

     

    Neil5.jpg

    Celui dont le foie l’a perdu / Celle qui avait une foi qui déplaçait les montagnes à l’époque où celles-ci pesaient un max / Ceux qui font fi de la foi des filous / Celui dont la Mercedes rappelle que Dieu lui l'a cédée en leasing / Celle qui se dit croyante mais pas crépitante / Ceux qui parient à la fois pour l’atome et la lévitation assistée / Celui qui demande à Thomas de lui montrer ses tatouages sinon j’te crois pas / Celle qui ne croit qu’à Nazar de Nazarée le maître de la parabole à douze chaînes / Ceux qui réclament la suppression de leur dette avec l’air d’y croire / Celui qui dit que tout est affaire de foie gras / Celle qui n’a pas cru Rocco Siffredi quand il lui  a promis La révélation / Ceux qui croient même ce qu’on ne leur dit pas / Celui qui a la science infuse et la foi confuse/ Celle qui commence tous ses contes édifiants par « il était une foi » / Ceux qui croient que Boko Haram est le nom d’un clown / Celui qui ne croit pas qu’on puisse être incroyant devant l’incroyable Mystère de la Croix de Bois Croix de fer sinon que tu vas en Enfer / Celle qui dit « mafi » au lieu de ma foi sans que le pasteur n’y puisse mais / Ceux qui ont la foi du chardon niais / Celui qui estime qu’à la fin Sisyphe est heureux vu qu’il peut se payer L’étranger en livre de poche / Celle qui s’achète un insecticide après que le pasteur a signalé des agnostiques dans le quartier / Ceux qui pensent « mais non » quand on leur annonce un messie / Celui qui pense qu’il y a quand même « quelque chose en haut » sinon comment expliquer qu’en bas tout soit si beau / Celle qui donne un coup de coude à son conjoint quand le curé parle des voisins en chaire / Ceux dont le cœur est intelligence et l’esprit bonté, etc.      


    (Cette liste voudrait incidemment inciter à la lecture de La Fabrique d'absolu de Karel Capek, fable géniale "à ne pas croire" récemment rééditée à La Baconnière)

  • Mémoire vive (69)

     

    Unknown-9.jpeg

     

    À La Casona, ce dimanche 11 janvier. – S’agit-il d’un raz-de-marée de solidarité, ou d’un accès collectif de jobardise, d’un élan unanimiste visant à la défense sincère de la liberté d’expression, ou d’un emballement médiatico-politique ;  d’une poussée de colère légitime contre l’obscurantisme et la terreur, ou d’un phénomène passager de grégarisme ; d’une saine réaction contre l’horreur ou d’un peu tout ça, qui a rassemblé aujourd’hui plusieurs milllions de Français, à Paris et dans les grandes villes  de France ?

    La vision de ce premier rang de politiciens de tout acabit, parmi lesquels Benjamin Netanyahou et son ennemi palestinien Mahmout Abbas,  se la jouant CHARLIE sur la même ligne, m’est tout de suite apparue comme une mascarade, mais les litanies incantatoires de la télé française psalmodiaient l’Unité de la Nation et la France redevenue centre du monde, avec des odes au Chef de l’Etat et de la police d’une obscénité caricaturale - c’est le cas de dire, et les sceptique ne pouvaient que se sentir des traîtres à la « patrie ». Or, les braves gens n’auront pas manqué de compatir à la peine des proches des victimes, dont les policiers abattus par les tueurs, mais cette récupération si soudaine m’a semblé présager du plus mauvaise usage de cette tragédie, outrageusement comparée au 11 septembre par d’aucuns…       

    °°°  

    Dernière vision parfaitement en phase avec la délirante loghorrée de ces derniers jours : six confrères et sœurs de la téloche espagnole, faiseurs d’opinions et autres spécialistes d’on ne sait quoi,  réunis autour d’une table : tous parlant en même  temps des événements de la semaine, de plus en plus fort et de plus en plus fébrilement, pour ne former finalement qu’une bouillie sonore – véritable charivari de jactance que notre Hermana Grande, stoïquement habituée au genre, appelle Le Poulailler… 

     

    À Saint-Jean-de-Luz, ce lundi 12 janvier. – Notre cher père aurait eu cent ans aujourd’hui. Or, me rappelant notre début de relation plus personnelle, confinant à l’amitié, nouée lors de notre séjour en Catalogne, en mai 1981, puis notre virée en Toscane, avant notre dernière journée avec toute la smala l’accompagnant du matin au soir jusqu’à son dernier souffle, jeme dis, trente-deux ans plus tard, que jamais il ne m’a vraiment quitté , au contraire, me restant comme une partie de moi que je préfère peut-être à toute autre, filtrant ce qu’il y avait en lui de foncièrement bon.

    La douceur et la bonté sont assurément les qualités humaines qui me sont les plus chères, et notre père les incarnait à sa façon.  D’où cela lui venait-il ? Etait-il essentiellement bon, ou l’est-il devenu par dégoût de la violence et de la vilenie, comme le donnent à penser les pages qu’il a rédigée à mon intention ? L’homme avait été blessé en son enfance, comme je l’ai été à ma façon. Ensuite il a beaucoup « pris sur lui », de la génération d’entre les deux guerres où le peuple et la classe moyenne, dans notre pays, peinaient à trouver un emploi quand ils n’étaient pas contraints à l’exil. Nos aïeux, de souche paysanne, ont suivi la filière internationale de l’hôtellerie. Nous ne serions pas là si nos grand-père, le Romand et l’Alémanique, ne s’étaient pas rencontrés en Egypte au début du siècle passé. Mon père eût aimé « faire architecte », mais les études coûtaient cher et son père, avant lui, était du genre résigné. Moi qui n’en ai jamais fait qu’à ma tête, je n’en ai aucun mérite, mais l’important est ailleurs : c’est ce legs de bonté.

    °°°

    Dès notre arrivée à Saint-Jean-de-Luz, j’ai foncé à la librairie pour y acheter Soumission, dont j’ai entamé la lecture ce soir même en souriant illico à l’évocation assez carabinée des facultards, dont certains cuistres méchants m’en ont rappelé d’autres. Détail particulier : ce prof de littérature, spécialiste de Léon Bloy, dont le souci principal et toute conversation ramènent aux bruits de couloirs, rivalités et nominations,  ragots d’alcôves et autres rumeurs des coulisses de la Sorbonne. C’est évidemment exagéré, mais la réalité n’exagère pas moins dans la République des pions, qui est aussi une Internationale documentée par Roberto Bolano dans La Partie des critique de 2666.

    °°°

    En cas d’intoxication mentale, liée aux effets délétères de la logorrhée idéologique tous azimuts, le recours à la poésie s’impose. Ainsi, le cœur brandi,  ces jours, des foules faisant assaut de vertu suave, appelle l’écho de Michaux :  

    « Ce cœur ne s’entend plus avec les cœurs ce cœur

    ne reconnaît plus personne dans la foule des

    cœurs

    Des cœurs sont pleins de cris, de bruits,

    de drapeaux

    Ce cœur n’est pas à l’aise avec ces cœurs

    Ce cœur se cache loin de ces cœurs

    Ce cœur ne se plaît pas avec ces cœurs ».   

        

    °°°

    L’effervescence de ce dimanche de masse me rappelle la crise mimétique décrite par René Girard, avant le repérage de quel bouc émissaire ?

     

    °°°

    À la télé, une journaliste aux ordres affirme gravement, tout en célébrant la grandeur retrouvée du pauvre François Hollande, déclaré soudain « homme d’Etat reconnu du monde entier », qu’il va s’agir maintenant de repérer et de « traiter » les non-CHARLIE. Du type boulotte de choc, Marie-Chantal de l’idiotie utile léchant les bottes du Pouvoir, cette dame au nom à particule préfigure, à l’instant même de célébrer l’Unité nationale, la traque des esprits libres assez prévisible dès ce soir.

     

    °°°

    L’amorce de notre retour s’est bien passée, sur les autoroutes, à la lecture de Lumière morte de Michael Connelly, où le cher Hyeronimus Bosch, en première personne, se trouve en butte au Patriot Act d’après le 11 septembre, dans une histoire de terrorisme qui en cache une autre. L’autre jour, un ineffable penseur des médias osait parler de « notre 11 septembre » à propos des événements du 7 et 8 janvier derniers, mais de là à imaginer que CHARLIE fonde un nouvel Axe du Bien…   

    °°°

    L’hommage d’un écrivain à un pair m’a toujours ému, et je colle ainsi, sur un banc du quai faisant front au même océan que celui du Bordelais, un bon point à Philippe Sollers écrivant ceci en date du 25 août 2005 : « Quoi qu’il en soit, La Possibilité d’une île reste le meilleur roman de la rentrée, et voici un argument sentimental en faveur de l’auteur.

    « Dans une curieuse déclaration, intitulée Mourir, Houellebecq fait cette poignante confidence. « Lorsque j’étais bébé, mamère ne m’a pas suffisammentbercé, caressé, cajolé ; elle n’a simplement pas été suffisamment tendre ; c’est tout et ça expolique le reste, et l’intégralité de ma personnalité à peu près, ses zones les plus douloureuses en tout cas. Aujourd’hui encore,lorsqu’une femnme refuse de me toucher, de me caresser, j’en éprouve une souffrance atroce, intolérable ; c’est un déchirement, un effondrement, c’est si effrayant que j’ai toujours préféré, plutôt que de prendre le risque, renoncer à toute tebtative de séduction… Je le sais maintenant : jusqu’à mamort, je resterai un tout petit enfant abandonné, hurlant de peur et de froid, affamé de caresses ».

    Et Sollers de conclure, non sans une pointe de son cynisme railleur d’enfant gâté ou « à peu près » : « Quand je lis ça, que voulez-vous, je craque. Houellebecq a de l’argent, soit, mais l’argent ne fait pas le bonheur. J’ai un tempérament social : le malheur doit être récompensé, et le bonheur puni. Le Goncourt, donc, ou au moins le Femina s’il y a encore des entrailles de compassion en ce monde »…  

    Le mauvais esprit relèvera naturellement que le « bonheur puni » est celui que Sollers lui-même ne cessait de célébrer dans ses derniers livres. Mais les jurés des divers prix d’automne ne l’écoutèrent pas plus, cette année-là (à la fin de laquelle il publia Une vie divine, très belle célébration de Nietzsche) qu’ils ne consentirent à distinguer La possibilité d’une île du tout-venant saisonnier...

  • Spiritisme

    Panopticon802.jpg

     

    …Bon, je m’excuse, Madame Olga, mais le truc mystique, jusque-là, c’est vrai que je demandais à voir, même que je me méfiais, d’ailleurs c’est pour ça que je suis resté un peu loin de la table, quand elle a commencé de tourner, mais là je reconnais, j’y crois pas, surtout je LE reconnais, Madame Olga, vous pouvez pas savoir ce que ça me fait, mais à présent c’est comment que ça se passe, Madame Olga, comment je fais pour lui dire que je kiffe tout ce qu’il a fait, surtout Les Misérables avec Depardieu – eh là mais ça va pas, ça ferait encore 100 euros pour lui dire juste ça ?

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui corrigent le tir

    850514555.jpg

     

    Celui qui affirme que Michel Houellebecq est le plus grand écrivain français vivant / Celle qui compare L’Homme qui rit de Victor Hugo et Soumission de Michel Houellebecq avant de s’interroger sur la dérive du concept de grand écrivain / Ceux qui infèrent du succès mondial de Houellebecq pour en conclure que c’est du Marc Levy pour intellos mal barrés / Celui qui pense que le problème de peau de Michel Houellebecq en dit plus long que ses déclarations sur Sat1 la chaîne allemande non cryptée / Celle qui voit bel et bien une vision dans les vues de Soumission / Ceux qui concluant que ce roman « fait débat » en inviteront l’auteur ce soir même sur leur plateau en prime time et Jessica tu lui poses les questions-qui-dérangent / Celui qui ayant lu et apprécié Houellebecq économiste de Bernard Maris voit un peu mieux les apports critiques et poético-existentiels de cette œuvre autant que ses limites / Celle qui trouve les propos de Houellebecq sur la peinture un peu philistins sur les bords / Ceux qui savent  que Léon Bloy était mille fois plus intéressant et génial (et siphonné mystique) que ce qu’en dit le protagoniste de Soumission / Celui qui voit en Houellebecq un « homme du ressentiment » tel que l’a décrit Friedrich Nietzsche le philosophe allemand traité de « vieille pétasse » par le protagoniste de Soumission / Celle qui se demande à quoi correspond le goût vestimentaire réellement« à chier » de l’auteur de Plateforme / Ceux qui ont connu Houellebecq à l’époque où on disait qu’il se branlait trente fois par jour mais ce devait être une légende urbaine qu’il avait lui-même répandue va savoir / Celui qui réflexion faite estime insuffisante l’observation de Jacques Julliard (dans l’hebdo Marianne) selon quoi Soumission pointerait la tendance« collabo » des lettrés français /Celle qui a toujours trouvé que l’expression d’auteur-culte relevait de l’imbécillité publicitaire et médiatique /Ceux qui préfèrent les qualités de l’homme aux défauts de l’écrivain ou inversement selon l’humeur / Celui qui lit attentivement Ultima necat le journal intime de Philippe Muray qui avait lui aussi des qualités de lucidité (bonne lecture de René Girard) mais ne parvint jamais (son tourment) à incarner ses idées-force dans un roman qui tînt la route / Celle qui a toujours considéré avec ironie le culte voué à certains auteurs plus ou moins maudits et autres joueurs de tennis plus ou moins vernis / Ceux qui sont tout à fait capables de lire Houellebecq et Quignard et Camus (Albert, pas Renaud le médiocre à gants jaunes) ou Muray ou Küng (dont le rejet ternit la mémoire de Jean Paul II) ou Kamel Daoud (Meursault contre-enquête) ou Abdelwahab Meddeb (Contre-prêches), avec la même attention non exclusive et anti-dogmatique, et donc Peter Sloterdijk (Tu dois changer ta vie) et ThéodoreMonod (Révérence à la vie) aussi bien que Les misérables de Victor Hugo (les pages sublimes sur les petites nonnes cloîtrées et l’adoration perpétuelle des sœurs du Petit-Picpus) et les approches critiques d’Hugo (et de Hans Küng) par Henri Guillemin ou Berezina de Sylvain Tesson ou Marquises de Blaise Hofmann – et là c’est reparti pour Ne me quitte pas, etc.   

     

    (Cette liste, établie en marge de la lecture de Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, se veut un plaidoyer pour une pratique panoptique poético-critique de la lecture)  

     

    Image: Philip Seelen

     

  • Ceux qui ne servent à rien

     

    10940550_10205903073722839_1567480709363900098_n.jpg

     

    Celui qu'on a laissé avec sa chaise roulante sur l'aire des Alouettes au motif que l'Etat-Providence n'est pas que pour les immigrés / Celle qui s'est toujours intéressée aux statistiques / Ceux qui enregistrent les bulletins météo les plus optimistes pour garder le moral / Celui qu’on a renvoyé pour excès de zèle au travail risquant de déstabiliser le groupe / Celle qui n’a jamais servi de Barbie à ses sœurs lettrées / Ceux qui instrumentalisent l’amalgame / Celui qui a appris chamelier et se retrouve chef de rang au Ben Ali Palace de Sousse / Celle qui a servi de punching-ball aux fils de Ben Laden/ Ceux qui te remercient d’exister comme si tu avais le choix / Celui qui te rappelle que même Prix Nobel tu as une vie privée qui intéresse les tabloïds sinon la démocratie c du pipeau / Celle qui dit qu’il faudrait « tous les fusiller » en précisant qu’il ne faudrait pas pour autant « jeter la télé avec l’eau du bain » / Ceux qui remettent la pendule à Zorro / Celui qui a été si vite remplacé qu’il ne s’est pas senti partir / Celle qui regarde encore une série américaine alors qu’elle est six pieds sous terre / Ceux qui constatent qu’il n’y a rien à jeter du cadavre dans le placard / Celui qui avait un projet d’avenir dans le passé récent / Celle qui supllie son aérostier prussien : ô Wotan suspends ton vol / Ceux qui introduisent la clause du petit besoin  dans l’ordre du jour des nettoyeuses sans papiers / Celui qui jette son dévolu au panier percé / Celle qui  s’est toujours senti de trop  dans la famille des sept garçons utiles /Ceux qu’on met à la place du mort et plus si affinités / Celle qui estime que l’argent est un pont entre le présent et l’avenir et qu’avec ça on peut voir venir / Ceux qui se dépassent dans la courbe de Peter, etc.    

     

    Image: Philip Seelen

  • Kundera signifiant

    images-8.jpeg

    Diverses choses qu’on peut retenir de la lecture de La Fête de l’insignifiance de Milan Kundera. Comme une apostille…

     

    Pourquoi le camarade Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline en littérature et en politique, a-t-il choisi, en 1946, de rebaptiser la ville prussienne de Königsberg, où vint au monde le philosophe Emmanuel Kant, du nom de Kaliningrad ? Comment expliquer que l’homme le plus puissant au monde, en cette fin de guerre, décide de mettre en vue le nom de Mikhaïl Kalinin,  le plus nul de ses séides, naguère son adversaire déclaré,  qui venait d’ailleurs de défunter alors que sa veuve revenait du goulag ?

     

    À cette question hystérico-politique d’apparence peut-être secondaire, l’un des personnages de La Fête de l’intransigeance, prénommé Charles, répond en affirmant que Staline entendait ainsi honorer, par tendresse inavouée mais certaine, la mémoire d’un pauvre bougre tyrannisé par sa vessie qui, plus d’une fois, se pissa dessus faute d’oser quitter les lieux où le Maître du Kremlin racontait quelque interminable blague.

     

    Le prénommé Charles, intermittent du spectacle recyclé dans la préparation de cocktails mondains, est l’un des personnages que Milan Kundera fait dialoguer dans ce roman qu’on pourrait dire une conversation théâtralisée à la Diderot (auteur que le romancier ci-devant tchèque prise autant que Rabelais), qui se poursuit avec quelques autres protagonistes-marionnettes  prénommés Alain, Ramon, D’Ardelo et Caliban, notamment.  

     

    Si je parle de marionnettes, alors même que Charles envisage d’écrire une pièce de ce genre mineur à partir d’un épisode comique de la vie de Staline rapporté dans ses Mémoires par Nikita Krouchtchev, c’est que Milan Kundera lui-même, tire les ficelles de son récit comme en retrait, à la fois distant et présent, ironique et sympathisant, sur le même mode (mais disons : en mineur) que dans l’inoubliable Livre du rire et de l’oubli, dans la célébrissime (et surfaite à mon goût) Insoutenable légèreté de l’être, ou dans L’Immortalité constituant le dernier des grands romans de Kundera dont le premier, La Plaisanterie, relève du chef-d’œuvre.

     

    Milan Kundera est une espèce de penseur-en-romans, comme on pourrait dire de PhilippeS ollers qu’il est un lecteur-causeur-en-romans, à cela près que le premier a, plus que le second, le sens de l’espace romanesque et l’aptitude à se projeter en de multiples personnages autonomes – ce qui n’est guère le cas à vrai dire dans La Fête de l’insignifiance.

    De fait, le casting de ce dernier roman est mince, mais tout de même plus fourni que celui du Médium de Sollers, qui a d’autres qualités en revanche, à commencer par l’éclat du style.

     

    Quant  à l’insignifiance annoncée, elle est, pourrait-on dire, à double face, procédant d’une ambiguïté fondamentale qui a toujours été le propre de Kundera, ou je dirais plutôt : une profonde ambivalence, caractéristique de  celui qui a toujours refusé le manichéisme ou la position d’un littérateur idéologiquement engagé.

     

    Milan Kundera est un « traître » à la patrie communiste, mais jamais il n’a été ce qu’on peut dire un dissident. Le véritable procès de la calamiteuse religion communiste, fauteuse de 100 millions de morts entre la Russie et laChine, sans compter les divers satellites, reste à faire, comme le rappelle le philosophe allemand Peter Sloterdijk, mais l’insignifiance consiste à noyer ce poisson-là comme, en 1997, le relevait aussi un Cornelius Castoriadis, socialiste non aligné pointant le social-fascisme de Lénine.

     

    Milan Kundera est plus cool que le furieuxCastoriadis. Son point de vue sur l’insignifiance est double. D’une part, et ce n’est pas d’hier, il n’a de cesse de railler la dérision d’une culture purement grégaire, qui fait s’allonger les files d’attente à la porte des musées, comme ici au Luxembourg où l’on attend de se pâmer devant « les Chagall ». Mais d’autre part, l’ « insignifiance » de la vie ordinaire et du commun des mortels  continue de susciter son intérêt et sa sympathie de romancier. Ainsi s’intéresse-t-il par exemple au nombril...

     

    Qu’est-ceà dire ? C’est une observation de son personnage  prénommé Alain, qui constate qu’après les jambes, les fesses, ou les seins de la femme, le nombril devient un pôle de la séduction féminine. Au préalable, Alain a constaté que son propre nombril d’ado de dix ans a suscité un regard appuyé de sa mère, lors de leur dernière rencontre. Plus loin, il sera question d’Eve, l’Eve de la Bible, dont il est notoire qu’elle n’a point de nombril. De quoi nourrir la gamberge du lecteur…

     

    Au cœur de La Fête de l’insignifiance, une scène très significative du génie kundérien raconte comment une femme, en passe de se jeter à l’eau avec son embryon, est menacée d’être sauvée par un jeune homme dont elle provoque la noyade en se sauvant elle-même.

     

    Ainsi, l’ironie non sentimentale de Kundera n’en finit-elle pas de nous confronter aux paradoxes de la vie même. Schopenhauer a beau conclure qu’il vaudrait mieux ne pas naître: Alain, que sa mère ne désirait pas, est quand même venu au monde et s’en trouve bien, quitte à s’en excuser…

     

    De la même façon, le prénommé Ramon, qui n’aime guère son ancien collègue D’Ardelo, se sent-il soudain un regain de sympathie à son égard en apprenant que le pauvre est cancéreux. Or ledit D’Ardelo vient justement d’apprendre, par son médecin, qu’il échappera finalement au cancer. Mais ne risque-ton pas de devenir insignifiant si l’on ne peut annoncer qu’on « va mal » ou qu’on a le cancer ou mieux : le sida -  LA maladie ?     

     

    Le roman de Milan Kundera, léger comme une rêverie de vieil homme (l’écrivain a tout de même passé le cap des 84 ans), peut sembler un peu désabusé, genre foutez-moi-la-paix, sans rien conclure sur le monde dans lequel nous vivons, qu’il a déja jugé au demeurant. Par rapport à l’Oeuvre définitif, on le prendra comme une apostille…

     

    Mais aussi merde : que les youngsters lisent donc La Plaisanterie ! Qu’ils lisent Risibles amours, premières nouvelles de l’écrivain qui avait alors leur âge, ou qu’ils lisent Le livre dur ire et de l’oubli, fondant la narration dialectique relancée dans ce dernier livre tellement au-dessus, d’ailleurs, de l’insignifiance actuelle…

     

    Milan Kundera. La Fête de l’insignifiance. Gallimard,141p.    

     

  • Le test Houellebecq

     

    images-11.jpeg

    À propos de Soumission et de son interprétation.

    Soumission n’est pas plus un pamphlet contre l’islam qu’une apologie de celui-ci. Comme l’ont bien vu et écrit Laurent Nunez et Jacques Julliard, dans leurs analyses de Marianne, ce roman est bien plutôt le portrait d’un intellectuel un peu flagada, « collabo » par veulerie, idiot utile comme il en prolifère…

     

    Lire Houellebecq comme il faut ne va pas de soi. C’est en tout cas ce que je me répète en annotant un petit essai admirable de Bernard Maris, assassiné la semaine passée avec ses camarades de Charlie-Hebdo, intitulé Houellebecq économiste. J’y reviendrai car il me semble indispensable  de recentrer notre lecture du plus pénétrant des observateurs de notre monde, parmi les écrivains français actuels, dont Bernard Maris illustre l’originalité de la réflexion en revenant sur les thèmes essentiels de son œuvre et leur modulation.

     

    Dans l’immédiat, le texte de Jacques Julliard intitulé Figures du collabo, paru cette semaine dans Marianne, est à lire et à méditer.

     

    Jacques Julliard situe le protagoniste de Soumission dans le droit fil des intellectuels séduits par telle ou telle idéologie, des gens de lettres plus ou moins « collabos » (tels  Céline ou Rebatet, mais aussi Chardonne ou Jouhandeau) aux « compagnons de route » du communisme, d’Aragon à Sartre, entre tant d’autres de moindre format.

     

    Houellebecq écrit :«  Tant d’intellectuels au cours du XXe siècle avaient soutenu Staline, Mao ou Pol Pot, sans que cela leur soit jamais vraiment reproché. L’intellectuel en France n’avait pas à être responsable, ce n’était pas dans sa nature ». 

     

    De fait,si vous reprochez à un Philippe Sollers de parler aujourd’hui de Mao comme d’un des plus grands criminels de tous les temps, après l’avoir encensé, vous commettrez une faute de goût, n’est-ce pas ? 

     

    Mais où se situe Michel Houellebecq par rapport à son personnage ? La question se pose évidemment, dans la mesure où jamais le romancier ne « dénonce » le protagoniste de Soumission.

     

    Jacques Julliard : « Cette question n’a strictement aucun intérêt, sauf pour les vigilants à l’âme de flics, à l’affût d’un éventuel « dérapage ». Il m’importe peu de savoir ce que l’individu Houellebecq pense ou ne pense pas de notre société. Il me suffit qu’il m’aide à la décrire et même à la décrypter ». 

     

    Avant de conclure en des termes auxquels je souscris absolument : « Le roman de Houellebecq est un puissant discriminant : il se pourrait que, dans le futur immédiat, il contribue à remodeler la géographie des passions intellectuelles dans la société française. Les réactions de chacun à la lecture de ce livre en disent long sur sa sensibilité propre : il y a désormais, en matière politique, un test Houellebecq ».

     

    Et j'ajouterai pour ma part: pas qu'en matière politique, car Michel Houellebecq, comme le rappelle Bernard Maris, est  essentiellement un écrivain et que la Littérature, avec une grande aile, est interpellée au premier chef par le test Soumission...  

  • Ceux qui s'accusent

    J_accuse.jpg

     

    Ceux qui désignent les musulmans de France comme le nouvel ennemi intérieur et en Suisse faut se méfier sauf des rois du pétrole qui font tourner nos palaces ça c’est clair / Celle qui invoque Voltaire pour lui faire dire que le nouvel infâme n’est pas Français AOC / Ceux qui citent le J’accuse de Zola sans l’avoir jamais lu plus que ceux qui se sont réjouis à l’époque de son exil et de sa mort d’origine possiblement criminelle / Celui qui est typiquemenet Français de souche genre Sarkozy ou Valls comme leurs noms l’indiquent /Celle qui recommande le renvoi des Roms en Roumanie à commencer par leurs chiens / Ceux qui disent la France aux Français  y compris les Français del’étranger qui ont un compte en Suisse / Celui qui écrit (Edwy Plenel) que « sous toutes les latitudes, le sort fait aux minorités dit l’état moral d’une société »/ Celle qui estime qu’à force de peindre le diable sur la muraille on l’en fait descendre / Ceux qui (avec Emile Zola) estiment que l’antisémitisme et l’islamophobie procèdent du même « poison caché qui nous fait délirer tous » / Celui dont le NON se distingue résolument du NON de Renaud Camus / Celle qui bien calée dans sa BMW se dit de la France debout / Ceux qui se rappellent l’appel de la Lettre à la jeunesse d’Aimé Césaire déclarant : « Ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux - le crime est au bout » / Celui qui comme Marcel Proust (rêveur du début du XXe siècle) en appelait à une France éveillée /Celle qui (avec Claude Guéant) affirme haut et fort (sur la plateforme Haut etfort où elle tient un blog haut en estime de soi et fort en gueule) que« toutes les civilisations ne se valent pas » / Ceux qui sont pour la déchéance nationale des économiquement trop faibles pour réfléchir / Celui qui accuse les imams des banlieues de ne pas souscrire à l’Opus Dei / Celle qui voit un infiltré en la personne du nouveau pape latino / Ceux qui (avec Nicolas Sarkozy) pensent qu’il faut aider les Africains et autres peuples retardés à grandir mais ça prendra du temps comme avec les handicapés / Celui qui écrivait (Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme) que l’aventure coloniale a fini par déciviliser le colonisateur et ensauvager l’Europe / Celui qui (encore ce Sarkozy) a reconnu qu’Aimé Césaire (enfin mort) avait fait honneur à la France en réclamant l’égalité des droits mais ça reste à relativiser a précisé Claude Guéant et Sarko a salué ce bon sens / Celle qui est pour le vote des étrangers en Suisse sur la base de cours particuliers et seulement s’ils savent par cœur Sur nos monts quand le soleil et Ô monts indépendants dans les quatre langues nationales / Ceux qui ne trouvent pas que la foule sentimentale étanche leur soif d’idéal / Celui qui (avec Michel Foucault) redoute le racisme interne « de la purification permanente qui sera l’une des ambitions fondamentales de la normalisation sociale » / Celle qui rappelle qu’être Suisse se mérite surtout quand ne l’est pas de naissance mais on peut quand on veut sans faire de vagues / Ceux qui estiment qu'en Suisse  la barque est pleine malgré les milliers d’appartements vides hélas trop chers pour des migrants faut pas rêver, etc.

    med_252_det.jpg        

  • Mémoire vive (68)

     

    10924699_10205766913678923_2178674773839338493_n.jpg

     

    Deux siècles avant Internet, Goethe notait ceci dans ses Maximes et réflexions que je viens de pêcher sur e-Books, comme s’il pressentait la mondialisation de l’indiscrétion :  «Je regarde comme le plus grand mal  de notre siècle, qui ne laisse rien mûrir, cette avidité avec laquelle on dévore à l’instant tout ce qui paraît. On mange son blé en herbe. Rien ne peut assouvir cet appétit famélique qui ne met en réserve pour l’avenir. N’avons-nous pas des journaux pour toutes les heures du jour ? Un habile homme en pourrait encore intercaler un ou plusieurs. Par là tout ce que chacun fait, entreprend, compose, même ce qu’il projette, est traîné sous les yeux du public. Personne ne peut éprouver une joie, une peine,qui ne serve au passe-tenps des autres. Et ainsi chaque nouvelle court de maison en maison, de ville en ville, de royaume en royaume, et enfin d’un epartie du monde à une autre, avec une effrayante rapidité ». 

    °°°

    Après trois jours de montée aux extrêmes de l’émotion- gesticulation répercutée par les médias et les réseaux sociaux, où le meilleur et le pire des sentiments humains se sont bousculés dans ce que René Girard appelle une crise mimétique, tout le monde reste plus ou moins abasourdi et en somme désorienté à proportion des multiples directions indiquées par les uns et les autres, dont la plupart ne visent qu’à une sorte de promotion d’idées et de résolutions qui se dissoudront aussi vite qu’elles se sont formées.

     

    À La Casona, ce samedi 10 janvier.– Sur la route de retour d’une virée au village portuaire de Llardes, suspendu à la pente comme à Positano ou dans les Cinque Terre, je nous ai lu la nouvelle de Patricia Highsmith, tirée de Catastropheset intitulée Panique aux Jade Towers, évoquant l’invasion d’une résidence de luxe, en plein Manhattan, par des cafards rappelant les oiseaux de Hitchcock. Or, tout en lisant ce récit traversé par le sarcasme de l’amie avérée des animaux qui a signé Le rat de Venise, je me suis rappelé ma visite à Aurigeno, en 1989, où, constatant l’absence de télé dans la petite maison de pierre, je m’étais entendu répondre, par celle qui venait de publier le plus noir et pessimiste de ses recueils, qu’elle craignait trop la vue du sang pour disposer chez elle d’un petit écran… 

     

    °°°

    10376755_10205843778520496_6324485720768578317_n.jpgPendant que ces dames allaient se royaumer avec Snoopy sur les falaises herbeuses à bufones, l’autre après-midi, je me suis attardé une fois de plus à l’inspection de La Casona, vaste demeure asturienne entièrement rénovée et transformée en maison d’hôte, que je pourrais dire l’œuvre de la vie de ma frangine et de son jules - ou le chef-d’œuvre dans le langage des compagnons artisans-, qui surclasse tout ce que j’en ai vu (de loin) dans les émissions spécialisées, d’un confort extrême mais sans ostentation de luxe tapageur, avec mention spéciale pour le goût sans faille de l’agencement mobilier et de la déco (pas une once de kitsch ou de chiqué) conçus par Doña Hermana Grande…

     

    Si j’étais un peu cuistre - ce dont le Seigneur m’a préservé dans sa grâce agissante -, je pourrais me demander comment un simple prolo des Asturies et une modeste jardinière d’enfants sont parvenus, sans diplômes académiques reconnus -, à concevoir La Casona et ses constructions attenantes (le cenador et les magnifiques villas locatives d’en dessous), mais il n’y a là ni mystère ni miracle, juste : ambition légitime et travail et gain d’expérience faisant avec les années d’un ouvrier l’équivalent d’un ingénieur puis d’un bâtisseur aux allées et venues trasatlantiques, suivi partout et défendu quand il le fallait (en Suisse xénophobe, qu’il traite à vrai dire moins sévèrement aujourd’hui que le mariage homo à l’espagnole ou les menées aventuristes de Podemos) par notre sœur aînée à la main ferme dans un gant de velours, dévouée en apparence non sans gouverner en parfaite parité, avec une option spéciale sur le choix des tableaux et des rideaux...

     

    °°°

    Dans la soirée d'aujourd’hui, Don Ramon m’a raconté ses premières tribulations à Caracas quand, à  cheval et flanqué d’un garde du corps, il allait jeter les bases d’une vaste urbanisation ; ses démêlés avec les syndicats; la violence et la corruption devenues monnaies dominantes aujourd’hui. Et l’écoutant, je repensais à ses amis rencontrés hier, souvent émigrés eux aussi et revenus au pays ; à tout ce savoir-faire accumulé, à toute cette vraie culture humaine revivifiée par le voyage et les difficultés; et demain nous recommencerons de nous engueuler, je m’en réjouis, quand il dégommera les Arabes et que je le contrerai pour le principe en humaniste pourri que je suis, qu’il vomira les pédés et que je les défendrai, qu’il célébrera la grandeur espagnole de la Conquista et que je lui balancerai les objections évangéliques de Las  Casas à la Controverse de Valladolid où de grands catholiques niaient aux Indiens toute dignité humaine.

     

    °°° 

    images-18.jpegEt nous voici, réunis encore en fin de soirée, devant la téloche espagnole. Dernière vision parfaitement en phase avec la délirante logorrhée crescendo de ces derniers jours : six confrères et sœurs, faiseurs d’opinions et autres spécialistes d’on ne sait quoi  réunis autour d’une table : tous parlant en même  temps des événements de la semaine, de plus en plus fort et de plus en plus fébrilement, pour ne former finalement qu’une bouillie sonore – véritable débauche  de jactance que notre Hermana Grande, stoïquement habituée au genre, appelle bonnement Le Poulailler…  



  • Ceux qui ne sont pas sûrs

    Indermaur133.jpg

     

    Celui qui affirme que rien ne sera désormais comme avant le 7 janvier comme on l’a dit au mois de mai d’une année antérieure et au printemps dans un autre pays mais ces choses-là s’oublient tandis que cette fois on est sûr / Celle qui a dit plus jamais ça quand Ben Ali  a dégagé et l’a répété quand Ghannouchi s’est planté mais sait-on jamais / Ceux qui sont sûrs (sans l’avoir lu) que Soumission de Michel Houellebecq fait le lit du Front national au contraire de ceux qui pensent (sans l’avoir lu non plus) que ce roman sert le potage aux Frères musulmans / Celui qui voyant tout ça de son cabanon brésilien pense aux millions d’enfants des rues qui ont d’autres soucis que d’être CHARLIE / Celle qui est sûre qu’on va ressusciter mais sans préciser comment et où vu que le pasteur et l’imam du quartier sont pas encore tombés d'accord / Ceux qui affirment tout et son contraire en sorte de se conformer à l’impression générale / Celui qui dit à sa nouvelle épouse que la soumission s’impose comme c’est marqué dans le Livre / Celle qui cite le Coran sans s’en douter / Ceux qui affirment que Moïse n’a jamais existé historiquement (les dernières recherches en cryptographie le prouvent) mais que ça ne change rien à ce que proclament les Dix Commandements même si le premier ne relevait que de la morale d’une seule tribu autorisée à taper sur les autres / Celui qui a écrit que le massacre perpétré par le Norvégien dont on a oublié le nom était le fait d’un artiste alors que celui des frères Kaouchi selon lui manque de style / Celle qui est sûre que l’auteur de ces listes est payé par la branche palestinienne du Mossad / Ceux qui ne sont sûrs de rien vus qu’ils sont manipulés par les médias que l’ombre du doute ne touche pourtant point / Celle qui estime qu’une autre lecture doit être faite de la trajectoire des frères Kaouchi ces grands incompris que son Groupe de Parole aurait écoutés ça c’est sûr/ Ceux qui ont cru comme les eaux du Gange dans lesquelles les croyants se lavent le cul, etc.



    Peinture: Robert Indermaur.

  • Mémoire vive (67)

    images-22.jpeg

    La Casona, ce mercredi 7 janvier. – L’ambiance était au lendemain d’hier plutôt indolent, cette fin de matinée, lorsque nous avons appris au téléphone, par le frère de Lady L., que la rédaction de Charlie-Hebdo venait d’être attaquée par un commando d’islamistes qui avait massacré une douzaine de journalistes en pleine conférence matinale, dont Wolinski et Cabu ; et lorsque j’ai entendu le nom de Cabu j’ai fondu en larmes comme lorsque, une autre fin de matinée, ma nièce m’a annoncé la mort de mon frère. 

    Or Cabu, que je n’avais rencontré qu’une fois après la sortie d’un de ses livres, sur sa Russie je crois, ne m’était rien de personnel, en dépit de la bonne heure assez complice que nous avions passée ensemble, mais le contraste si choquant de cette mort brutale, sûrement affreuse par sa violence, et du bonhomme à face lunaire  si gentiment malicieux que je me rappelais, avec le retour mental immédiat de tout ce que  le nom de Charlie-Hebdo, de Cabu, de Wolinski, donc de Cavanna et des anars du Canard, brassant la même culture de l’insolence bravache et de la résistance à tous les pouvoirs, qui fut l’air même de notre jeunesse, ne pouvait que nous bouleverser avant même que d’en savoir plus  - comme si des tueurs, surgissant soudain dans une classe, s’en étaient pris aux loustics des derniers rangs qu’ils auraient égorgés ou mitraillés. 

    Tristesse immense, partagée par ma bonne amie, avec laquelle nous sommes immédiatement allés aux nouvelles sur la Toile…

    °°°


    On attrape tous les jours des bribes de nouvelles plus atroces les unes que les autres, et ces derniers temps nous en auront particulièrement régalés, de décapitations en massacres divers, mais ce qui s’est passé aujourd’hui à Paris nous aura touchés différemment, quasi personnellement d’abord, et propageant ensuite une véritable onde de choc au fil des heures alors même que les suites policières de l’attentat de ce matin prenaient une tournure de chasse à l’homme à travers les rues de Paris, suivie pour ainsi dire en temps réel sur Internet et à la télé. 

    °°°

    images-20.jpeg

    Dès ce soir en outre, une espèce de slogan, assorti d’un logo de deuil, proclamant un JE SUIS CHARLIE immédiatement repris par des centaines, puis  des milliers d’internautes, a concrétisé cette émotion collective manifestée par d’innombrables réactions en France et dans le monde. 

    Nous avions beau nous trouver à plus de 1000 kilomètres de Paris : ce soir il nous semblait être à la table de Philippe Val, l’ancien rédacteur en chef de Charlie-Hebdo pleurant à la télé  l’impertinente équipe sacrifiée sur l’autel du fanatisme, alors même que tournaient en boucle les images de la journée, et notamment la séquence de l’abjecte exécutuon à bout portant d’un pauvre Ahmed en uniforme de la police française…       

    Unknown-9.jpegPour ma part, cependant, non du tout pour me désolidariser de qui que ce soit ni me placer non plus au-dessus de la mêlée, je me suis refusé d’emblée, instinctivement, à l’identification du fameux JE SUIS CHARLIE, qui m’a tout de suite paru de ces incantations collectives  tournant bientôt à l’émotion  de masse conditionnée…

    °°°

    Le hasard de mes lectures actuelles m’a fait tomber, dans le recueil de Philippe Sollers intitulé Littérature et politique,  sur une chronique datant de 2006 et traitant de Mahomet, des anciennes tribulations de Charlie-Hebdo et, plus surprenant, de l’image du prophète dans la Divine comédie, que je me suis fait un devoir de recopier et de diffuser sur la Toile:  « ll faut s'y faire: Mahomet est désormais la grande vedette du spectacle mondial. Je m'efforce de prendre la situation au sérieux, puisqu'elle est très sérieuse,mais je dois faire état d'une certaine fatigue devant la misère de son ascension au sommet. 

    Philippe-Sollers-photo-Sophie-Zhang-artpress-fevrier14.jpg"Bien entendu, je me range résolument du côté de la liberté d'expression, ma solidarité avec Charlie-Hebdo et Le Canard enchaîné est totale, même si les caricatures ne sont pas ma forme d'art préféré. Que ces inoffensives plaisanteries, très XIXe siècle, puissent susciter d'intenses mouvements de foules, des incendies, des affrontements, des morts, voilà qui est plus pathologiquement inquiétant, à supposer que le monde où nous vivons soit tout simplement de plus en plus malade. Il l'est, et il vous le crie. Là-dessus, festival d'hypocrisie générale qui, si mes renseignements sont exacts, fait lever les maigres bras épuisés de Voltaire au ciel. On évite de se souvenir qu'il a dédié, à l'époque, sa pièce Mahomet au pape Benoît XIV, lequel l'a remercié très courtoisement en lui envoyant sa bénédiction apostolique éclairée. Vous êtes sûr ? Mais oui. Je note d'ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n'est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c'est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée "du menton jusqu'au trou qui pète" (c'est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même "le sac qui fait la merde avec ce qu'on avale"). Il s'ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d'être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. 

    "Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d'un sadisme effrayant et, compte tenu de l'oecuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l'Index, voire d'expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu'on le brûle solennellement me paraît inévitable.  

    "Mais ce poète italien fanatique n'est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l'hypothèse infecte d'une probable épilepsie de Mahomet. L'athée Nietzsche va encore plus loin: « Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d'action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon) ». Il ose même comparer Mahomet à saint Paul: « Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d'idées, d'enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu'est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L'invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux: la foi en l'immortalité, c'est-à-dire la doctrine du Jugement ».

    "On comprend ici que la question dépasse largement celle des caricatures possibles. C'est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu'on continue à diffuser  L'Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples. »

     

    °°°

    Unknown-12.jpegAu cœur de la nuit, alors que les commentaires les plus contradictoires, voire les plus délirants se répandent sur la Toile avec leur lot d’arrière-pensées idéologiques et de haine tripale tous azimuts, je pense aux deux tueurs traqués comme des bêtes, dont les faciès de brutes ont déjà fait le tour du monde, après leur prompte identification sur des indices signalant leur excessive assurance ou leur affolement, fuyant mais comme s’ils devaient être pris, et dont je ne serais pas étonné qu’ils se piègent eux-mêmes dans je ne sais quelle trappe, avec la mort au but, la kalachnikov au poing et la bénédiction des fous furieux de l’islam se caricaturant lui-même.

     

    °°°

    De Raoul Vaneigem, dont Philippe Sollers commente son essai Pour l’abolition de la société marchande, pour une société vivante, je relève ce soir ceci d’actuel :« Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne passe détruire avec lui. Seule la puissance imaginative, privilégiée par un absolu parti pris de la vie, réussira à proscrire à jamais le parti de la mort, dont l’arrogance fascine les résignés ».

    Reste à préciser ce qu’on entend par « création », qui ne saurait se réduire au tout-culturel de pacotillefaisant florès sur le Marché ; et ce qu’on entend par « puissance imaginative », alors que le slogan fameux de Mai 68 prônant L’imagination au pouvoir relève aujourd’hui de la guenille; reste aussi à dépasser l’opposition binairesimpliste de l’ « absolu parti pris de la vie » et du« parti de la mort », autres formules-valises dans lesquelles chacunpeut fourrer ce qui le conforte…

     

    La Casona, ce jeudi 8 janvier. – "La libertad asesinada", lit-on ce matin en titre  dans El Mundo qui consacre toute sa UNE au massacre d’hier en reprenant le logo JE SUIS CHARLIE en surtitre; et l’immédiate inquiétude, portant sur  l’activation de la xénophobie en Europe, filtre en bonne logique espagnole. Me frappe en outre l’image de UNE, représentant l’exécution du policier gisant à terre par l’un de tueurs. Dans un édito bien charpenté sur « la liberté assassinée », Felipe Sahagûn resitue très précisément Charlie-Hebdo dans son contexte, rappelle l’incendie de 2011 suite à la parution de Sharia Hebdo et plaide pour la défense inconditionnelle de la liberté de pensée et d’expression, jusqu’au blasphème, en rappelant en outre les interventions françaises en Syrie et au Sahel contre les terroristes. Or ce qui m’impressionne, amorcé dès hier, et confirmé ce matin par les cinq premières pages du Mundo, est le véritable séisme public qu’a provoqué l’attentat que d’aucuns, sur la Toile et dans les médias français, comparent déjà au 11 septembre - ce qui me semble évidemment délirant.

     

    °°°

    À la télé du soir, alors que se poursuit la traque des tueurs de Charlie, je relève quelque chose que je n’aime pas sur lesvisages de certains officants de la messe médiatique : comme une espèce dejubilation.   

     

    À La Casona, ce vendredi 9 janvier.- Revenant d’une grande balade dans les landes marines surplombant l'océan, aux alentours de la farouche côte de San Martin, je retrouve, sur un de mes carnets, cette citation qui tranche heureusement avec les nouvelles terribles que nous avons apprises à notre retour. Il s’agit d’un  fragment des dictées de  Simenon, dans On dit que j’ai soixante-quinze ans, datant du 22 mars 1978 :«Le début du printemps est une saison intermédiaire où tout, autour denous, change avec une sage lenteur qui parfois nous impatiente. Il y a trois jours, Teresa cueillait, dans un talus voisin, sa première violette. Et, après l’avoir contemplée, la mangeait consciencieusement. C’est un rite. Chaque année elle mange ainsi la première violette aperçue mais elle ne continue pas par lasuite, se contenant de les regarder ». 

    °°° 

    (Soir) - Les amateurs de séries télévisées ultra-violentes en auront eu pour leur content aujourd’hui, avec deux épisodes sanglants qui se sont soldés par la mort à fracas de trois démons djihadistes et de leurs victimes, policiers ou otages du troisième larron semant la terreur dans une épicerie juive. Comme on pouvait s’y attendre, le dernier assaut de l’armada policière cernant les frères Kouachi a signé la mort de ceux-ci, les armes à la main, mais, quasiment au même moment, la libération des otages juifs retenus par un « frère » des deux terroristes, a été plus dramatique et meurtrier pour quatre innocents.  

    images-19.jpegAvant l’excellent souper rituel de notre Hermana Grande, nous avons suivi les journaux télévisés français et espagnols,où revenaient en boucle, comme au lendemain du 11 septembre, les images de l’attentat et de la folle traque, et comme un malaise m’a peu à peu submergé,mêlé de dégoût et de chagrin, de révolte et d’agacement de plus en plus aigu,notamment en voyant l’espèce d’excitation trouble qui semblait posséderlittéralement certaines et certains, sur le petit écran, où l’apparition d’unsous-titre, LA FRANCE AU CENTRE DU MONDE, m’a fait réagir avec autant de perplexité qu’au premier JE SUIS CHARLIE…     

     

  • Ceux qui (ne) font (pas) l'amalgame

     Unknown-9.jpeg

     

    Celui qui te fait observer que ton JE NE SUIS PAS CHARLIE de la première heure a été repris par Le Pen et te demande donc de te re-positionner sinon votre amitié sur Facebook en restera là / Celle qui te dit que tu fais de l’amalgame quand tu lui rappelles gentiment (sur la même ligne que le pontife latino qui l’a aussi rappelé poliment l’autre soir dans l’avion des Philippines) que la Sainte Eglise a elle aussi un lourd passé d’inquisition sanglante  / images-12.jpegCeux qui seraient tenté de dire que c’est quand même quelque part la faute au Coran sauf qu’ils n’ont pas eu le temps de le lire avec tous les romans de Pancol parus ces derniers temps / Celui qui a connu des musulmans avec qui tu peux discuter mais maintenant ils sont tous dans les cités où même la police n’ose pas entrer alors restons prudents Marie-France / images-14.jpegCelle qui baisse les yeux devant le minaret de Saïd du haut duquel il la domine à en croire Michel Houellebecq / Ceux qui au cocktail des Lemercier enjoignent haut et fort le Grand Mufti de se désolidariser des  déprédations commises dans un quartier français / images-13.jpegCelui qui a été emprisonné par le leader palestinien Mahmoud Abbas (présent au bal des charlots)  au motif qu’il voyait de l’érotisme dans la vie du Prophète et qu’il a cafté sur Internet / Celle qui se pointe à la porte de Michel Houellebecq (millionnaire connu de l’avenue de Choisy) pour lui dire qu’elle est à la fois CHARLIE et marieuse prête à lui vendre ses filles s’il promet de les fouetter / Ceux qui découvrent en y arrivant que les vierges du Paradis sont des putains de lycéennes violées par les frères de Boko-Haram / Celui qui comprend mal qu’un Dieu sans visage puisse mal prendre une caricature même sur papier de chiottes / Cell e qui pleure ceux qui ne sont plus CHARLIE / Ceux qui ont dessiné le nouveau pull Benetton en pur shetland à l’effigie de CHARLIE et cible dans le dos pour les snipers d'une autre orientation religieuse,etc.     images.png

  • Mémoire vive (66)

    10550941_10205738351164878_6685225144887328173_n.jpg

     

    À Saint-Jean-de-Luz, ce lundi 5 janvier. – Six heures du matin. J’entends le souffle de l’océan dans la nuit noire et je resonge à La Boule noire de Simenon que je lisais dans la voiture, hier en route, au-dessus de Bilbao dont la vision des usines et des immenses locatifs coincés entre deux replis de montagne me rappelle à tout coup  le Voyage aux enfers du XXe siècle de Buzzati - ce « roman de l’homme », selon l’expression de Simenon lui-même, tellement appropriée à cette œuvre qui ramasse la vie des gens avec tant d’implacable et de fraternelle justesse.

    Comme dans Le témoignage de l’enfant de chœur, que je nous avais lu en remontant du Tessin, en août dernier, ce roman « américain » reprend un thème essentiel de l’écrivain, lié à sa propre enfance et à ses relations douloureuses avec sa mère, sur fond de déclassement social plus lancinant en l’occurrence.

     

    images-8.jpegDans la foulée, je nous ai lu les six pages consacrées, par l’édition du week-end de Libération, au nouveau roman de Michel Houellebecq, avec un grand papier de présentation de Philippe Lançon, plutôt admiratif, un contrepoint de Laurent Joffrin soulignant l’équivoque du « message » politique du livre et son utilisation possible par l’extrême-droite, et, à mes yeux la plus intéressante : une mise au point de l’essayiste-philosophe Abdennour Bidar (auteur de L’islam sans soumission…) qui montre la méconnaissance et l’incompréhension, par Houellebecq, de cet islam qu’il caricature et projette dans un avenir social et politique inimaginable en France. Autant dire que je brûle de m’en faire une idée personnelle précise.

     

    °°°

     

    Abdennour Bidar à propos de Soumission : «Le livre de Houellebecq témoigne de la crise en miroir de deux civilisations qui passent leur temps à s’accuser parce qu’elles ne se souviennent plus de leur fondement partagé, qui est l’affirmation de la liberté humaine – chacune renvoyant à l’autre l’image insupportable d’une trahison de ce fondement… que l’islam trahit lorsqu’il dégénère dans le préjugé de la soumission, et que l’Occident trahit lorsqu’il ne produit qu’une liberté mal distribuée, sans transcendance, et vaine… »

     

    °°°

    10924699_10205766913678923_2178674773839338493_n.jpgAprès nos retrouvailles à La Casona de Andrin,suivies d’une balade le long des corniches herbeuses surplombant l’océan – on qualifie justement ces régions de Suisse atlantique - , la soirée s’est passée en petit clan, avec trois jolis enfants turbulents à souhait, comme le sera, avec dix fois plus de monde,  la journée de demain toute dévolue à la célébration, à Oviedo, des 80 ans de notre cher Abuelito, rescapé d’une récente chute dans l’escalier et dont je complète mentalement le portrait que j’ai brossé de lui depuis trois semaines, lui donnant tour à tour la mine d’un migrant farouche de trente ans, d’un demeuré hydrocéphale, d’un chenoque aux traits noyés dans le médium de glacis et enfin, ayant nettoyé ma toile à la térébenthine et tout repris à zéro à l’acryl, d’un personnage  plus proche de l’original ou à peu près, moyennant quelques retouches dans la prunelle et sur le fil des lèvres. 

    Mais diantre quelle galère qu’un portrait qui raconte vraiment l’histoire de la personne, ou tente d’en rendre quelques traits vraiment personnels ! Du moins la fille et le fils de Don Ramon ont-ils reconnu leur paternel, que je ne confronterai que demain à son effigie ; à retoucher donc cette nuit sur la base de quelques indices photographiques complémentaires…

    °°°

    Jean Clair, qui vitupère les titres jouant trop facilement sur les mots, serait comblé par la livraison de Libé consacrée à Houellebecq : La position du soumissionnaire en UNE, suivie de Houellebecq et le Coran ascendant.

     

    La Casona, ce mardi 6 janvier.– Si j’avais disposé d’une caméra multifonctions à sous-titrage linguistique intégré, je me serais fait, de cette journée passée à Oviedo dans une auberge des hauts entourée de villas-castels gardés par d’énormes chiens-ours, un film hispano-fellinien à valeur de reportage où j’aurais rebrassé, dans la potée asturienne fondamentale et ses multiples ajouts tirés de la terre ou de la mer, et bien arrosés, les figures plus ou moins hautes en couleurs d’une espèce de chronique recoupant celle de notre octogénaire fêté. 

    Sa fille s’est promis de raconter un jour la saga de cet ouvrier fils de petites gens des Asturies, débarqué en Suisse dans les années 60 et qui, par son travail et son intelligence, avec l’inconditionnel appui de notre Hermana Grande, aura gravi pas mal d’échelons professionnels et sociaux comme pas mal de ses compères ici présents, jusqu’a diriger des travaux sur nos autoroutes, participer à des constructions plus titanesques au Venezuela, construire en Catalogne et construire encore en ses Asturies natales, comme tant d’autres fils et filles de ce pays partis au loin et revenus. 

    À table, je me trouvais à côté d’une grande belle femme de nos âges, l’une des meilleures amies du couple, passée elle aussi par la Suisse et le Venezuela où elle et son José ont fondé une entreprise actuellement engagée, avec leurs fils, dans de méga-travaux à Caracas et au Costa-Rica ; et la plantureuse beauté de me montrer, sur son i-Phone (oui, nos anciens saisonniers espagnols ont maintenant des i-Phones, mais où va-t-on ?), les tableaux qu’elle brosse entre deux voyage, dont une nature morte à la Morandi.  

    Voilà ce que j’aurais capté sur ce film où l’on aurait vu, aussi, une autre grande nature morte offerte à son oncle par le prénommé Juan Carlos, jeune retraité mal rasé exposant ses dernières œuvres dans un bar de la capitale asturienne, et tant et tant d’autres images d’un seul jour…    

    Or songeant ce soir à mon roman en chantier, me rappelant Lady L. captant force images numériques de tout ce monde, puisjetant un œil à mon blog, un autre à Facebook, sirotant un dernier verre avecDon Ramon, je me dis que, décidément, la vie est trop généreuse pour ne pas lui dire, ce soir encore, muchas gracias…

     

    10891686_10205724034046959_8817275373651242962_n.jpg

  • Mémoire vive

    DSCN5019.JPG

     

     

     

    Au miroir de mémoire

    le soleil des instants

    rallume le papier d'Arménie:

    douce douleur de combustion

    soudain fulgurante.

    Ensuite,

    lueurs du revenir

    de loin en loin.

    Dans la nuit d'oubli,

    les failles,

    ces mains agitées,

    ces voix éparses dans le vent d'oubli.

    Revenir alors

    va de l'avant.

    Mémoire vive.

    Prodigue passé,

    présence à venir.

     

     

    Image: peinture de Pieter Defesche, photo Philip Seelen.

  • Une maison pour Monsieur Naipaul

    Naipaul13.jpg

    On retrouve le grand écrivain, en ombre chinoise, dans Le dernier mot, remarquable nouveau roman de Hanif Kureishi. Cela très au-dessus de la platitude du roman français actuel... 

     

    L’oeuvre de V.S. Naipaul, consacrée par le Prix Nobel de littérature 2001, est sans doute l’une des plus intéressantes de ce tournant de siècle et de millénaire, constituant une ample et pénétrante lecture du monde actuel soumis au changement et au métissage des cultures, et nous donnant à la fois des outils pour continuer à notre tour ce déchiffrement.

     

    Naipaul est le grand écrivain contemporain du déracinement et de la recherche d’une maison. De son premier chef-d’oeuvre, Une maison pour M. Biswas (1961), à L’Enigme de l’arrivée (1987), cette autre merveille qu’on pourrait dire proustienne par le type d’immersion que nous vaut sa lecture et par la somptuosité liquide de son écriture, Naipaul n’a cessé de traiter ce thème, qui ne se réduit aucunement à la quête d’un établissement “bourgeois”, mais correspond à l’aspiration de tout individu à la dignité personnelle et à son insertion dans la société de ses semblables. “Chacun d’entre nous possède une chose, en dehors de lui-même”, affirme Naipaul, “qui lui donne une idée de son propre statut. On ne peut pas supposer que ceux qui vivent dans la misère ne possèdent aucune espèce de dignité intrinsèque et se laisseront donc berner par n’importe quelle propagande révolutionnaire”.

     

    Un thème corollaire de Naipaul est sa lutte contre ce qu’il appelle le “retour à la brousse”. La critique du colonialisme va de pair, chez lui, avec la remise en cause de toute forme de régression. Elevé dans une région de grand brassage de races et de cultures (rappelons qu’il est né en 1932 à Trinidad, dans les Antilles anglaises), jeune immigré solitaire et complexé, Naipaul a partagé longtemps, tout en étudiant à Oxford puis en se lançant dans une carrière de journaliste et d’écrivain, la condition des “personnes déplacées”. Contre un certain romantisme tiers-mondiste, Naipaul a développé sa propre vision sans se contenter de rester dans sa tour d’ivoire. C’est ainsi qu’il s’est fait, après ses premiers romans, collecteur de témoignages dans une suite de récits-enquêtes où il relate (L’Inde sans espoir, 1968) sa rencontre avec l’Inde de ses origines et, rappelle, en passant, les séquelles des six siècles d’impérialisme musulman qui ont anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais. De la même façon, le romancier a exploré (dans cet autre “noeud” significatif de son oeuvre que représente A la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Comme un Tchékhov faisant le voyage de Sakkhaline pour enquêter sur la situation des bagnards russes, Naipaul a accompli en outre un immense travail d’investigation sur le terrain afin d’observer les conséquences du fondamentalisme musulman dans les pays d’Orient non arabes, et ce par deux fois, à plus de quinze ans d’intervalle, dans Crépuscule sur l’Islam (1981) et Jusqu’au bout de la foi (1998).

     

    Si l’oeuvre de Naipaul est souvent considérée comme dérangeante, c’est d’abord parce que son auteur a toujours montré la réalité telle qu’il la voyait, sans jamais chercher à dorer la pilule. “Il y a dix ans à Trinidad”, remarque-t-il, si l’on disait à une personne d’origine africaine qu’elle était noire, elle était mortellement offensée”. Or l’écrivain ne s’embarrasse pas de précautions oratoires “politiquement correctes”. Il y verrait non seulement un mensonge mais également une forme de mépris. Evoquant la façon dont certains Occidentaux exaltent “l’Inde resplendissante”, il assimile cette attitude à l’“ultime soubresaut de la hideuse vanité impérialiste”. De la même façon, à ceux qui continuent de magnifier une Afrique où il ne font que passer en touristes ou en esthètes, il reproche d’alimenter “une des fonctions fondamentales de l’Afrique: rester une colonie perpétuelle, une petit île au trésor, un espace de jeu pour des gens qui veulent une culture-jouet, une industrie-jouet, un développement-jouet”. Quand on lui reproche de désigner la régression de certaines communautés, il répond en outre: “La condescendance se trouve chez ceux qui ne remarquent rien. Il faut être atrocement libéral pour ne pas être bouleversé par la détresse humaine. Quand on a vu la déchéance à un tel degré, on ne peut plus être le même”. Et revenant sur son Crépuscule sur l’Islam; voyage au pays des croyants, il constate enfin: “J’ai mieux compris la capacité humaine à se mentir et à se leurrer. J’ai perçu la tragédie de ces gens qui sont si mal équipés pour le XXe siècle, qui demeurent à des années-lumière du moment où ils pourront fabriquer les outils qu’ils ont fini par apprécier”.

     

    Est-ce à dire que sa vision se réduise à celle d’un “renégat” occidentalisé à outrance, et l’image d’un Naipaul méprisant les “barbares” est-elle fondée ? La vérité est évidemment beaucoup plus nuancée. L’image négative de l’écrivain procède d’ailleurs plus des attitudes de l’homme public, qui refuse que les médias le traitent “comme un joueur de cricket” et ne ménage ses critiques ni au monde littéraire ni aux clercs confinés, qu’à ses livres. Le vrai Naipaul n’a certes rien d’avenant au sens conventionnel, qui s’est blindé pour survivre. On le dit caractériel et même impossible, mais qu’en pensent ceux qui l’ont réellement approché ? C’est ce que nous découvrons à la lecture du récent recueil d’entretiens de Sir Vidia avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, et qui inclut son émouvante et très éclairante profession de foi de à Stockholm.

     

    Pour compléter le portrait qui s’en dégage, avec ses aspects désobligeants ou plus attachants, il faut lire enfin le tout dernier livre de V.S. Naipaul, revenu au roman et à son “moi indien”. De fait, La moitié d’un vie (Plon, 2002), module par la fiction l’une des dernières boucles du grand roman d’apprentissage que figure toute l’oeuvre. Le protagoniste, double romanesque de l’auteur, a fui le sous-continent indien pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années 50, où il mène une vie tumultueuse avant de trouve la rédemption affective auprès d’une femme, un peu comme Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne et en réinvestissant la “maison” de ses ancêtres.

     

    V.S.Naipaul est considéré, par les Britanniques, comme leur meilleur auteur vivant. Lui-même se défend pourtant d’être un maître à penser. Lorsqu’il affirme que “le style est essentiellement une affaire de réflexion”, il se distingue radicalement de l’idéologue qui plaquerait sa grille d’interprétation sur une réalité donnée. Au contraire, c’est par absorption, comme par osmose et transmutation, du fait noté à sa décantation pensée, et de la pensée à la musique de la langue, que le “style” de Naipaul “réfléchit”, dans un effort constant de décentrage. L’écrivain dit avoir toujours essayé de “voir comment les autres nous voient”. Or, la lecture de Naipaul nous aide non seulement à mieux voir le monde qui nous entoure, avec le regard nettoyé de l’étranger, mais également à mieux nous voir nous-mêmes.

     

    V.S. Naipaul. Une maison pour Monsieur Biswas. Gallimard. L'Imaginaire, 579p.Le premier chef-d'oeuvrede jeunesse.

    V.S. Naipaul. L'énigme de l'arrivée. Bourgois, 444p. Le chef-d'oeuvre de la maturité.

    V.S. Naipaul. Dis-moi qui tuer. Albin Michel, 280p. Un fabuleux recueil de nouvelles.

    V.S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326p.

    V.S. Naipaul. La moitié d’une vie. Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux. Plon, “Feux croisés”, 2002, 232p.

    V.S. Naipaul. Comment je suis devenu écrivain. Traduit de l’anglais par Philippe Delamare. 10/18, 2002, 96p.

    À lire aussi: V.S. Naipaul, Entre père et fils. Grasset, 485p. Une correspondance très éclairante...

     

     

    Hanif Kuresihi, Le Dernier mot. Christian Bourgois, 2014. 

  • Irrécupérables

    Je ne suis pas CHARLIE, mais je me réjouis de voir ses survivants résister à l'infamie... 

    Charlie13.jpgCharlie10.jpgCharlie14.jpgCharlie15.jpgCharlie16.jpg

    Charlie12.jpg

     

     

  • Mémoire vive (65)

     

     Andrin15.jpg

    Victor Hugo sur le voyage, dans Les Misérables: "Voir mille objets pour la première et pour la dernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond ! Voyager, c'est naître et mourir à chaque instant".

     

    °°°

    Il y a dans les romans de Victor Hugo, comme dans le Voyage de Céline, des formules à valeur de sentences, à n'en plus finir. Par exemple ceci: "Les réalités de l'âme, pour n'être point visibles, n'en sont pas moins des réalités". Ou cela: "On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marée; pour le coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soulève l'âme comme l'océan". Ou cela encore à propos du galérien Jean Valjean devenu M. Madeleine le maire respecté de tous: "Il y a un spectacle plus grand que la mer, c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est l'intérieur de l'âme. Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu'à propos d'un seul honme, ne fût-ce qu'à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive".

     

    Andrin17.jpgÀ Toulouse, ce dimanche 4 janvier. - En nous baladant hier dans les rues et par les places de la Ville rose, j'ai ressenti le confort supérieur de ce qu'on peut dire simplement la civilisation. C'était samedi et la place du Capitole était pleine de bonnes gens, les librairies étaient pleines aussi alors qu'il est de bon ton de dire que plus personne ne lit, les terrasses étaient pleines également et le bord de la Garonne accueillait autant de gens aimables qui semblaient prendre le temps de songer tandis que les pigeons faisaient leur job. Je me suis alors rappelé la première fois que j'ai passé, trop vite, à Toulouse, invité à un salon du livre par Marc Trillard, où j'avais fait la connaissance de quelques écrivains de premier ordre, dont Lambert Schlechter le poète-(im)moraliste luxembourgeois à la Ceronetti, Patrick Roegiers le râleur de grand style et François Emmanuel le médium des sentiments délicats - illustrant tous deux  le génie belge, et je me rappelle Daniel de Roulet tôt levé en costume de coureur à pied, filant sur ses longues pattes de gazelle gauchiste pour ses vingt bornes matutinales...  

    °°°

    Sur la route du pays basque où nous crécherons ce soir, je nous ai lu les cinq ou six pleines pages de Libé consacrée au prochain roman de Michel Houellebecq, à paraître après-demain. Excellente introduction de Philippe Lançon, édito un peu convenu de Claire Devarrieux, éclairage politique de Laurent Joffrin et bémol d'un philosophe arabe qui sous-entend que le romancier connaît mal l'islam, mais tout cela reste assez en surface, me semble-t-il, et se tortille un peu entre le oui-oui et le mais-quand-même. Bref, on s'impatiente d'en juger sur pièce...

    °°°

    Victor Hugo en son portrait de la soeur Simplice: "Personne n'eût pu dire l'âge de la soeur Simplice; elle n'avait jamais été jeune et semblait ne jamais devoir jamais être vieille. C'était une personne - nous n'osons dire une femme - douce, austère, de bonne compagnie, froide, et qui n'avait jamais menti. Elle était si douce qu'elle paraissait fragile; plus solide d'ailleurs que le granit. Elle touchait aux malheureux  avec decharmants doigts fins et purs. Il y avait pour ainsi dire du silence dans sa parole; elle parlait juste le nécessaire, et elle avait un son dedevoix qui eût à la fois édifié un confessionnal et enchanté un salon".

    °°°

    Andrin18.jpgMichel Houellebecq a bien vu, dans La Carte et le territoire,  la France provinciale plus ou moins dénaturée que nous avons traversée l'an dernier de part en part, notamment mortifiés par la disparition des cafés et autres zincs de bourgs et de villages, mais nous aimons retrouver, de loin en loin, les vestiges de la France de Rabelais, ou ce qu'il reste de culture point trop culturelle, au sens des administrations et des pions de la République, de Montpellier à Toulouse et dans les propos de Michel Foucault au micro de Jacques Chancel que nous écoutons dans notre Jazz japonise hybrid... 

    °°°

    Samsung 131.jpgJean Clair à propos du voyage en France: "Les Français sont devenus assez indifférents à la beauté de leurs payages et assez grossiers de leur palais pour qu'on les soupçonne de n'avoir inventé le TGV que pour ne plus rien voir des premiers et pour mortifier le second. Voyager est devenu une purge, qu'il faut opérer au plus vite".  

    Quant à nous, ayant rallié Saint-Jean-de-Luz, nous nous régalons de la meilleure cuisine basque au restau La Boïna, seuls étrangers de la vespérale compagnie...

    °°°

    Pacifiante parole de Charles Du Bos au soir venu: "Nous sommes en perplexité, mais pas désespérés".  

     

  • Mémoire vive (64)

    Locarno30.png

    Julien Green en son Journal: "Le secret, c'est d'écrire n'importe quoi, parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes". 

    °°° 

    À Montpellier, ce vendredi 2 janvier 2014.- Nous avons quitté La Désirade sous la neige, ce matin, pour descendre la vallée du Rhône en (bonne) compagnie (au micro de Jacques Chancel) d'Elisabeth Badinter, excellente dans sa récusation polémique mais point exclusive de l'instinct maternel, Raymond Aron dont la lucidité de pessimiste actif nous manque aujourd'hui, puis de Jean Clair, dont je nous ai lu quelques pages toniques de son Journal atrabilaire, et enfin de Patricia Highsmith avec une nouvelle évoquant l'exclusion progressive d'un type par ses amis, qui finissent par le tuer en le poussant à boire et en l'humiliant. Une fois de plus, je suis impressionné par  l'empathie qu'on pourrait dire vengeresse de cette implacable observatrice de la cruauté ordinaire, que je retrouve ce soir dans son premier roman, point encore lu jusque-là, mais vu au cinéma puisque Hitchcock a tourné L'Inconnu du Nord-Express. Or tout était déjà là, chez la jeune romancière, de son regard prodigieusemenet pénétrant et de son imagination panique, sous l'enseigne du plus pur mimétisme selon René Girard. L'amitié amoureuse qui porte Bruno, le fils à maman désoeuvré et pervers, à proposer à Guy le plan de deux meurtres croisés à tournures de "crimes parfaits", parce que sans mobiles repérables, relève en effet de la relation fondamentale décryptée par Girard, mais rien pour autant de systématique ou de démonstratif dans l'intrigue et les personnages de la future créatrice de Tom Ripley, qui ne sera pas moins "tordu" que les deux voyageurs...

    °°°

    Victor Hugo dans l'intro de son Shakespeare : "Il y a des hommes océans en effet. Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l'écume, ces merveilleux levers d'astres répercutés dans o nne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l'innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l'abîme; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas,ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l'horizon, ce bleu profond de l'eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l'assainissement de l'univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait; ces colères et ces apaisements, ce tout dans un, cet inattendu dans l'immuable, ce vaste prodige  de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l'immensité éternellement émue, cet infini, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s'appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange,vous avez Shakespeare, et c'est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l'océan".

    °°°

    Un nouvel ami fragile, rencontré naguère sur la Toile, souvent ensuite sur Facebook, et se pointant soudain en 3D au restau du Novotel, me touche par sa présence et son étrange, émouvant strabisme.  Changement de mode et de fréquence parfois redoutable, mais en l'occurrence on renoue illico de bonnes ondes, déjà perçues par son écriture, sienne en diable et diablement prometteuse, du côté de Brautigan. Magie hasardeuse, et parfois merveilleuse, de ce passage du virtuel au plus-que-réel...  

    °°°

    Bombe01.jpgAh mais j'oubliais: qu'une partie de notre route s'est passée aussi à lire le dernier petit roman de Christophe Bataille, intitulé L'expérience et qui nous a fait une très forte impression en dépit de sa brièveté et de son caractère hyper-elliptique, dont il tire d'ailleurs sa poésie paradoxale et son impact émotionnel. En évoquant une réalité déjà largement documentée - dont il cite d'ailleurs la biblographie en fin de volume -, liée aux premiers essais nucléaires français dans le Sahara, en avril 1961, l'auteur de L'élimination (écrit avec Rithy Panh en 2012, à propos du génocide cambodgien, se met ici dans la peau d'un des jeunes "irradiés de la République", au fil d'une espèce de récit diachronique alternant les notes sur levif d'un ancien carnet et les ajouts plus récents, multipliant les points de vue et les sources. Le point de fuite du livre, on pourrait dire: le trou noir, rappelle la fin terrifiante du film En quatrième vitesse, suggérant la déflagration nucléaire dans sa dimension cosmique, tenant à la fois de l'expérience indicible et dela traversée du miroir ou d'un "au bout de la nuit" physique et métaphysique à la fois. En 85 pages, Christophe Bataille est parvenu, par la concentration-déflagration des mots, à restituer le sentiment profond lié à ce qu'on pourrait dire, au-delà du bien et du mal moralement ou théologiquement répertoriés, le péché mortel définitif.      

    °°°

    Bombe02.jpgChristophe Bataille, dans L'Expérience: "Ce que j'ai vu n'est pas la mort;ni la fin de la vie; ni même la perte d'un pauvre cobaye, les yeux ouverts, chèvre, homme, lapin. Mais qu'ai-je vu ? Etait-ce un passage ? Certainement pas un essai. Il n'y a pas d'essai nucléaire. Il n'y a pas d'essai d'extermination. Il ya l'extermination. Au premier mort, nous sommes tous morts. Cêst unepensée presque insoutenable: si l'idée même de la bombe est en nous, alors l'extermination a commencé. Ce qui a eu lieu ce jour d'avril n'a pas de nom. Peut-être ai-je simplement vu ce qui ne peut être vu: l'homme vidé par sa bombe. Ce qui a eu lieu fut innommable et vaste, peut-être faut-il l'appeler ainsi, alors, le passage à rien".    

     

    Samsung 817.jpgÀ Montpellier, ce samedi 3 janvier. - Encore un peu rétamé, ce matin, par l'alcool d'hier, après ma longue soirée prolongée avec le compère Alban, je me réjouis de retrouver, avec Lady L., notre cher petit gang du nyctalope Jeanda et de sa radieuse compagne aux yeux en joie, flanqués de leurs deux adorables ados. C'est avec eux quatre que nous avons fermé la boucle de notre dernière grande virée de l'an passé, et nous retrouver est un bonheur sans mélange, entre croissants du matin et cadeaux de fin ou de début d'année, nouvelles des mois passés et promesses de se revoir avant la fin du monde - mais déjà nous voici repartis sur la route de Carcassonne et Toulouse, où je nous lis une nouvelle d'un Russe déjanté, Sigismund Krzyzanowski, dernière trouvaille de Jeanda, récit d'un joueur d'échec qui se fait prendre au jeu au sens propre et mortel, devenu pièce de la partie qu'il joue à la vie à la mort...   

     

    °°°

    Jean Clair à propos du journal dit intime et souvent extime: "Le suicide, comme le plus court chemin de soi à soi. Un journal, comme mise à distance de soi à soi".  

    À Toulouse, ce dimanche 4 janvier. - Lorsque je l'ai rencontrée en 1989, à Aurigeno, et que je lui ai demandé ce qui, selon elle, poussait l'homme au crime, Patricia Highsmith ma répondu sans hésiter: l'humiliation. Lors de la même rencontre, fatiguée de parler d'elle et s'apercevant que je connaissais Simenon, elle m'a soumis à un interrogatoire serré dont les réponses ont en partie nourri, quelques semaines plus tard, une double page consacrée par elle à Simenon dans le journal Libération. Or nous faisant la lecture, entre Montpellier et Toulouse, de La boule noire de Simenon, roman de la série "dure" et, plus précisément, de l'époque américaine, de ce que le romancier appelait ses "romans de l'homme", j'y ai trouvé un véritable concentrée des thèmes de cet incomparable médium de la condition humaine, dans ce roman d'une extraordinaire densité psychologique, très nourri de la souffrance personnelle de l'écrivain dans son rapport avec sa mère, et débrouillant merveilleusement les relations complexes d'un "petit homme", venu de tout en bas, avec le milieu bourgeois snob auquel il aimerait se trouver intégré, symbolisé par le country club de cette petite ville du Connecticut. Comme dans Le Bourgmestre de Furnes, l'un des rares romans balzaciens de Simenon, qui évoque l'ascension sociale d'un personnage jamais adapté à la "haute" qu'il rejoint, le personnage de La Boule noire pourrait basculer d'un moment à l'autre dans ces états de fuite, de rejet violent ou même de criminalité qui marquent,chez beaucoup de personnages de Simenon, ce qu'il appelle lui-même le "passage de la ligne". Après son humiliation, le protagoniste est tenté de "tous les tuer", puis il devient une sorte d'ennemi de classe des nantis qui ont refusé de l'accueillir, avant de se trouver confronté, apès la mort misérable de sa mère, kleptomane et pocharde perdue, à son enfance désastreuse, et de rebondir finalement contre toute attente, non du tout pour un happy end mais dans une sorte d'acquiescement pacifique préludant en somme à la dernière philosophie du vieil écrivain des Dictées à Teresa...  

    °°°

    Jean Clair à propos de L'enfance fantôme: "Les souffrances, les peurs, les humiliations subies dans l'enfance, on les retrouve parfois comme une vieille blessure, avec un pouvoir intact de faire mal. Sur le coup, quand on les avait éprouvées, anesthésié par le choc, on n'avait rien senti, tout entier mobilisé pour survivre à ces années noires. Mais longtemps après, des décennies plus tard, parfois dans l'opulence et tout souci disparu, la douleur que l'on croyait éteinte se réveille, aussi vive que dans le passé, plus mordante encore d'insister, comme un membre fantôme qui vous dévore alors qu'il n'est plus là, comme si le mal ne vous avait jamais quitté et qu'il n'avait servi à rien de vieillir". 

     

    Jean Clair. Journal atrabilaire. Folio, 2006.

    Christophe Bataille. L'expérience. Grasset, 2015.

    Sigismund Krzyzanowski. Fantôme. Verdier, 2012.

     

  • Dante est Charlie

    Mahomet01.jpg

    À propos de Mahomet, star médiatique virtuelle et suppôt de Satan selon les versets de La Divine Comédie de Dante...  

    "ll faut s'y faire: Mahomet est désormais la grande vedette du spectacle mondial. Je m'efforce de prendre la situation au sérieux, puisqu'elle est très sérieuse, mais je dois faire état d'une certaine fatigue devant la misère de son ascension au sommet. Bien entendu, je me range résolument du côté de la liberté d'expression, ma solidarité avec Charlie-Hebdo et Le Canard enchaîné est totale, même si les caricatures ne sont pas ma forme d'art préféré. Que ces inoffensives plaisanteries, très XIXe siècle, puissent susciter d'intenses mouvements de foules, des incendies, des affrontemens, des morst, voilà qui est plus pathologiquement inquiétant, à supposer que le monde où nous vivons soit tout simplement de plus en plus malade. Il l'est, et il vous le crie. Là-dessus, festival d'hypocrisie générale qui, si mes renseignements sont exacts, fait lever les maigres bras épuisés de Voltaire au ciel. On vite de se souvenir qu'il a dédié, à l'époque, sa pièce Mahomet au pape Benoît XIV, lequel l'a remercié très courtoisement en lui envoyant sa bénédictio apostolique éclairée. Vous êtes sûr ? Mais oui. Je note d'ailleurs que le pape actuel,Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n'est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c'est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de scisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée "dumenton jusqu'au trou qui pète" (c'est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même "le sac qui fait la merde avec ce qu'on avale"). Il s'ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d'être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d'un sadisme effrayant et,compte tenu de l'oecuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l'Index, voire d'expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu'on le brûle solennellement me paraît inévitable. Mais ce poète italien fanatique n'est pas le seul à caricaturer honetusement le Prophète.Dostoïevski, déjà, émettait l'hypothèse infecte d'une probable épilepsie de Mahomet. L'athée Nietzsche va encore plus loin: "Les quatre grands hommesqui, dans tous les temps, furent lesplus assoiffésd'action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon)". Il ose même comparer Mahoet à saint Paul: "vec saint Paul, leprêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d'idées, d'enseigements, de symbolesqui tyrannisent les foules,qui forment les troupeaux.Qu'est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L'invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux: la foi en l'immortalité,c'est-à-dire la doctrine du Jugement".

    On comprend ici que la question dépasse largement celle des caricatures possibles. C'est toute la culture occdentale qui doit être revue, scrutée, épurée,rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu'on continue àdiffuser  L'Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples."

    Sollers02.jpgExtrait de Littérature et politique, de Philippe Sollers. Flammarion, 2014. 807p. 

    L'article Mahomet date du 26 février 2006.

  • Je ne suis pas Charlie

    Charlie7.jpg(Dialogue schizo)

     

    Moi l'autre: - Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas s'identifier à Charlie ?

    Moi l'un: - Parce que c'est une incantation vide et momentanée, et que je n'aime pas ça.

    Moi l'autre: - Le même truc que le Santo subito à la mort de Jean Polski ?

    Moi l'un: - Je dirais plutôt: le même réflexe de solidarité factice qu'au soir du 11 septembre, notre confrère du Monde affirmant que nous étions tous Américains.

    Moi l'autre: - C'est pourtant un vrai symbole. J'entends que Charlie-Hebdo est le symbole par excellence d'une presse libre à la française, comme le Canard enchaîné. Et le frapper revenait à frapper la liberté d'expression en tant que telle.

    Moi l'un: - Tout juste, et je ne fais aucune restriction sur le droit de s'exprimer de ces deux journaux qui sont d'ailleurs du pur fonds de culture de notre génération. Nous nous sentons plus proches du Canard que de Charlie-Hebdo ou d'Hara-Kiri, mais là n'est pas la question.D'ailleurs ce que certains taxent de provocations, chez Charlie, remonte à une vieille tradition française parfois bien plu virulente, de Sade à Voltaire ou de Léon Bloy le catho à Lucien Rebatet le facho...

    Moi l'autre: - C'est l'emballement médiatique qui te défrise ?

    Moi l'un: - Disons qu'assez instinctivement, je me méfie de ces formules relevant du slogan style: Nous sommes tous des juifs allemands...

    Moi l'autre : - C'était pourtant impressionnant de voir ces foules se lever comme un seul pour s'opposer à ce massacre.

    Moi l'un: - Oui, et là non plus je n'ai pas envie de chipoter: cet immense élan est sûrement généreux et salubre, contre l'idéologie de mort des tueurs et de leurs commanditaires réels ou virtuels, mais si l'on s'identifie aux victimes par le coeur, ce n'est pas avec des gesticulations qu'on résistera aux

    Moi l'autre: - Tu avais pourtant l'air bouleversé quand tu as appris la mort de Cabu...

    Moi l'un: - Et comment ! Tu te rappelles sa gentillesse quand on l'a rencontré. Sa finesse d'analyse à propos de l'URSS, du Japon ou des Palestiniens. Son mélange de douceur et de malice, contrastant avec la netteté et la justesse implacable de son trait. Il m'a fait penser à Reiser et à Desproges, ces autres tendres vaches. Ceci dit l'horreur de sa mort ne pèse pas plus, sauf pour ses proches et ses amis, que celle du flic inconnu exécuté à terre ou des centaines de journalistes tombés ces dernières années sur le terrain.

    Moi l'autre: - Inversement, tu as vu le délire de ressentiment et de vengeance suscité par l'attentat, affluant en tweets anonymes...

    Moi l'un: - Rien de neuf évidemment, mais ces manifestations de haine, ou la recommandation prévisible d'Al-Jazeera de ne pas sacraliser Charlie-Hebdo, me dérangent moins que la prétendue unanimité des politiciens de tous bords impatients de récupérer des voix.

    Moi l'autre: - On aurait plutôt envie, alors, de se taire.

    Moi l'un: - Disons qu'il y a urgence de ne pas donner raison, en rien, aux tueurs. La montée aux extrêmes n'a jamais rien résolu, et l'horreur de cet acte demande plus qu'une identification de surface sans lendemain. Hier d'aucuns se disaient Indignés, en écho au cher Stéphane Hess, mais être Stéphane Hessel ou Abdelwahab Meddeb, être Cabu ou Cavanna, être Ahmed ou Aminata, être Michel Houellebecq ou Edwy Plenel - être vraiment soi-même, le plus libre possible quand encore les circonstances le permettent, ne saurait se résumer à une incantation...