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Carnets de JLK - Page 92

  • Ceux qui planchent sur le Numéro Zéro

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    Celui qui décide que le briefing de la rédaction se fera désormais debout en regardant vers l’Ouest / Celle qui voit plus large dans le nouvel Open Space / Ceux qui qui se proclament « en phase inventive » au niveau  des accroches pipoles / Celui qui drille la stagiaire lettrée qui lui parle d’Albert Londres avant qu’il lui propose de l’interviewer à condition qu’il y ait une photo possible avec son chien / Celle qui se donne à fond dans le groupe de réflexion sur le côté nuisance des pop corns à l’entracte des multiplexes / Ceux qui relaient la rumeur selon laquelle les SMS seraient toxiques à la longue / Celui qui pour faire jeune en tant que nouveau réd en chef se choisit un jean troué Armani / Celle qui intitule son article « La rage des retraités » sans se soucier des effets collatéraux genre désabonnements des quadras / Ceux qui affirment que les jeunes ne lisent plus ni d’ailleurs eux-mêmes / Celui qui remarque tranquillement que parler de grand professionnalisme à propos du rédacteur en chef adjoint ne fait pas insulte aux typos / Celle qui couche à la rédaction pour s’imprégner de l’ambiance /Celui qui comme le recommande Pierre Bourdieu se penche sur l’Ouvrier ou le Cantonnier en sorte de les libérer de tout complexe d’infériorité avant l’entretien à thème social /  Celle qui rappelle à la nouvelle équipe des jeunes aux dents longues qu’il faut beaucoup d’humilité pour réussir un micro-trottoir / Ceux qui infiltrent les milieux réseautés par la concurrence de centre-droite / Celui qui rappelle volontiers qu’il a « bousculé les parallèles » en tant que reporter sur le terrain /  Celle qui exige une accroche en une pour le nouveau string tendance / Ceux qu’on peut dire de vieux routiers des nouvelles formules, etc.

     

     

    (Cette liste a été jetée dans les marges de Numéro Zéro, le dernier roman d’Umberto Eco,  plutôt décevant au demeurant, paru récemment chez Grasset dans une traduction (médiocre) de Jean-Noël Schifano).


    Image: Philip Seelen

  • Le voyageur désenchanté

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    Pour lire Lorenzo Pestelli
    Lorsqu'on évoque les meilleurs stylistes de la littérature voyageuse contemporaine, les noms de Bruce Chatwin ou de Nicolas Bouvier s'imposent à l'évidence, tandis que celui de Lorenzo Pestelli (1935-1977) reste le plus souvent méconnu, si l'on excepte les lecteurs romands se rappelant la découverte du Long été en 1970. Or c'est, indéniablement, un livre-somme du voyage que cette vaste chronique retraçant, dans une langue étincelante et multiforme, un périple à double visée poétique et politique qui nous conduit, entre 1965 et 1968, et de Chine au Vietnam, du Japon en Corée, puis, suivant la course du soleil et des heures du zodiaque chinois, en dix-sept étapes d'un lent retour en Occident, par Java et le Népal, le Tibet et la mer Australe.
    Profondément marqué par ce qu'un essayiste a appelé «le sanglot de l'homme blanc», désignant le sentiment de culpabilité des Occidentaux par rapport à la colonisation et à l'impérialisme, ce livre est à la fois l'exorcisme d'une conscience malheureuse et la tentative de restituer, par-delà les clichés flatteurs, une approche de la réalité transfigurée par le verbe. Si l'ouvrage porte les stigmates d'une époque (notamment la «mort américaine» embrasant le Vietnam et cristallisant la révolte des jeunes Occidentaux), il n'a pas vieilli pour l'essentiel: au contraire, ses arêtes et sa farouche beauté de diamant noir se trouvent comme aiguisées par le temps. Ainsi faut-il savoir gré aux Editions Zoé, à Jil Silberstein (lui-même voyageur-écrivain et zélateur ardent de Pestelli, qui signe ici une hyperbolique, véhémente et non moins éclairante postface) et à Jean Richard (autre «fan» dont la biobibliographie finale resitue très utilement les étapes de la vie et de l'oeuvre de l'écrivain) de ramener au jour ce livre assurément important, introduit par la préface originale, laudative et lucide, de Nicolas Bouvier.


    Rendez-vous manqué
    La distance critique que l'aîné marque, ainsi, à l'égard de la première Heure chinoise du voyage, devrait aider le lecteur à ne pas s'impatienter devant ces pages si pauvres en détails vivants sur la Chine de Mao. Naïvement enthousiaste à son arrivée («Enfin, voilà des rues qui ne sont pas capitalistes!»), le jeune voyageur, engagé comme prof de français à l'Institut des langues étrangères de Pékin, se veut d'abord tout positif («A la civilisation occidentale pourrie et décadente (...) la Chine oppose un équilibre sain, un moralisme prudent, une vision altruiste des rapports entre les hommes qui ne lui fait que trop d'honneur») avant de laisser filtrer une désillusion croissante, se fustigeant bientôt lui-même puis s'exclamant: «Si la Chine n'est plus en Chine, où faut-il la chercher?» Ce qui est
    sûr, pour le lecteur, c'est qu'il en apprend plus, en ces premières (et parfois très belles) pages, sur cet enfant du siècle remâchant son
    sentiment d'être éconduit («A la dérive dans la mer de mes trente ans»...) que sur la réalité chinoise dont ne ressort, note Bouvier, «pas un portrait, pas un dialogue».
    Mais que le lecteur persévère, car la vie, bientôt, rattrapera notre désenchanté! La vie ravagée par la guerre, à l'Heure vietnamienne, où colère et compassion se nouent en gerbe polémique avant de se moduler dans la poignante première des onze Lettres à Pénélope envoyées par un jeune Ulysse américain doutant de la légitimité de la guerre, puis la vie «entre la faim et la fin» de l'Heure japonaise, où soudain commence à grouiller la multitude humaine, qu'il s'agisse des pauvres affamés du Marché de Nishiki ou des «fantômes des heures ténébreuses» symbolisant les matinaux de la planète au travail.
    Jamais Pestelli ne sera facilement euphorique, mais son voyage va progressivement l'ouvrir et le délier, le broyer et le revivifier jusqu'à cette Heure du Cheval éclatante où il s'exclame avec un élan de bourlingueur débridé: «Je viens de traverser Java sur une locomotive!»
    «En chemin, note alors Nicolas Bouvier, la pensée est devenue plus concrète, le style plus acéré, on a égaré quelque part les derniers relents d'académisme et les pédanteries de la certitude.» Or, cette libération progressive est à la fois libération de la rhétorique au profit d'une langue plus naturellement effervescente et inventive, se pliant à la fois aux suggestions du monde extérieur, à la frise des personnages rencontrés avec tendresse ou humeur (de tel hors-caste dont il prend la voix à tel «emmerdeur américain» qu'il envoie paître à Katmandou), aux innombrables figures des mythes et des rites dénombrés d'une culture à l'autre, enfin à l'arborescence intimiste et lancinante de son propre soliloque.
    Il y a du «livre infini» dans Le long été, qui rappelle à la fois les «mobiles» de Michel Butor dans Boomerang ou Gyroscope, les explorations onirico-géographiques d'un Michaux et tous ces poèmes du voyage qui interrogent la profusion et le mystère du monde, avec un accent militant supplémentaire chez ce disciple de Nizan ou de Frantz Fanon. On peut regimber parfois devant trop de ciselure ou d'hermétisme chez l'esthète (mais quelles superbes «fusées» lyriques en éclairent la démarche si souvent assombrie par le refus de se dorer la pilule) ou le ton par trop âpre du «condamné au voyage» (Pestelli n'aura jamais la rondeur de Cingria, pas plus que Charles-Albert n'avait l'esprit de conséquence camusien de Lorenzo), mais là encore Nicolas Bouvier trouve la juste formule en parlant de «son pessimisme inconditionnel - sorte de dandysme funèbre et monteverdien - chevillé à son âme toscane.»
    Lorenzo Pestelli, Le long été. Préface de Nicolas Bouvier. Postface de Jil Silberstein. Biobibliographie de Jean Richard. Editions Zoé, 545 pp.

  • Après Shoah, au-delà de la haine

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    Le 8 janvier 1987,dans Le Matin, le sieur JLK revenait sur le film Shoah, de Claude Lanzmann, et sur la polémique qu’il suscita, notamment en Pologne. Un article et un édito qui lui valurent la menace d’une plainte en justice, finalement retirée…

     

    L’article de JLK :

     

    Il faut absolument voir Shoah, le film de Claude Lanzmann consacré au génocide du peuple juif par les nazis. Mais ne pas en tirer que les leçons qui nous arrangent...

     

    J’aimerais témoigner ici, très personnellement, de l’expérience bouleversante qu’a représenté pour moi la première vision de Shoah , au printemps de l’an dernier. Deux soirs de suite, nous sommes « descendus » à Genève, ma compagne et moi, pour assister aux neuf heures de projection du film. La question lassitude ne s’est pas posée une fraction de seconde Et depuis lors, c’est sans doute l’ouvrage cinématographique que nous aurons raconté le plus souvent à nos amis, comme s’il s’agissait d’un événement auquel nous aurions physiquement participé - comme si nous avions vécu Shoah.

     

    Pour l’essentiel, nous savions déjà ce que racontent, en témoignages alternés, les victimes rescapées et les bourreaux (filmés à leur insu par une caméra invisible) qui répondent à Claude Lanzmann. Mais jamais nous n’avions réellement intériorisé cette inimaginable réalité. 

     

    Or c’est, à mes yeux, le premier mérite de Shoah, que de faire entrer en nous ces voix, ces regards et ces visages, dont nous retiendrons longtemps certains des noms. Et cela sans pathos, sans l’appui d’une seule image « insoutenable » ni l’ombre des effets dramatiques à la manière d 'Holocauste

     

    images-7.jpegEn outre, la méthode d’investigation de Claude Lanzmann est aussi exceptionnelle qu’inédite, qui tend a cerner progressivement les faits en faisant se recouper les dépositions. Ainsi, patiemment mis en confiance par l’enquêteur (qui s’est présenté à lui comme un banal chercheur enhistoire), l’ex-SS de Treblinka, Franz Suchomel, va-t-il compléter let émoignage d’Abraham Bomba, coiffeur Juif du camp. Celui-ci, interrogé dans son échoppe, en Israël, mime les gestes avec lesquels, en toute hâte, il rasait les futurs suppliciés. Et celui-là de raconter comment, à l’autre bout de la « chaîne », il réceptionnait les cadavres à la sortie de la chambre à gaz, agglutinés «comme des pommes de terre ».

     

    Un mythe?

    D’aucuns ont proposé, à l’occasion de la triste « affaire Paschoud », enseignante lausannoise d’extrême-droite qui avait émis des doutes sur l’ampleur du génocide, de montrer Shoah dans les écoles. Ils avaient mille fois raison. Et probablement eût-il été plus éclairant — et pédagogique — d’inviter alors Mariette Paschoud à s’expliquer clairement sur ses « doutes » en la confrontant aux témoignages sans haine de Simon Srebnik ou de Filip Muller, ou encore à celui de tel haut responsable allemand des trains de la mort, au lieu de la traiter comme une pestiférée. 

     

    Questions

    Enfin il y a, je crois, un bon usage de Shoah, qui ne passe pas forcément par l’adhésion aveugle à toutes les interprétations de Claude Lanzmann. Ce n’est pas, ainsi, entamer l’immense mérite de celui-ci que de poser, à propos de son film, trois questions. 

     

    1. Les juifs furent-ils les seuls à être exterminés par les nazis ? C’est ce qu’on pourrait croire en voyant Shoah. Nous comprenons, évidemment, le point de vue exclusif du réalisateur. Mais une contribution à la connaissance aussi décisive peut-elle être sélective ? Et le massacre des tsiganes, homosexuels et autres « dégénérés» devait-il être passé ici sous complet silence ?

     

      2. L’image des Polonais que reflète Shoah correspond-elle fidèlement à la réalité ? On sait que le film a fait scandale en Pologne, dont les autorités ont protesté avec véhémence. Mais ce que le public occidental ignore, c’est qu’en dépit de sa focalisation tendancieuse, le film de Lanzmann a suscité un débat de fond, comme en témoigne Jean-Charles Szurek dans une étude substantielle ( «L’autreEurope», No 10. Août 1986.  Shoah , de la question juive à la questionpolonaise).

     

    Il en ressort, d’une part, que l’indifférence de la majorité des Polonais au sort des juifs paraît indéniable mais, d’autre part, qu’une nouvelle prise de conscience du problème s’affirme très vivement aujourd’hui, dont Lanzmann ne rend aucunement compte. 

     

     3. L’assimilation du vieil antagonisme entre juifs et chrétiens, et de l’antisémitisme païen de l’idéologie nazie, est- elle légitime ? Et le plan général du film, qui établit une relation linéaire de cause à effet entre l’apparition des ghettos et la solution finale, est-il effectivement défendable ? Ces trois questions ne visent pas, une fois encore, à minimiser la portée de Shoah, mais devraient nous inciter, au-delà de la haine, à tenter de mieux comprendre le processus « opaque et mystérieux » qui a conduit tant d’innocents à la mort.

     

    L’édito de JLK :

     

    images-5.jpegLa spirale du meurtre

     

    Du génocide perpétré par les nazis contre une partie de son peuple, le philosophe Vladimir Jankélévitch parle comme d’un « crime imprescriptible ». Le pardon, selon lui, est mort dans les camps de concentration. 

     

    Et de même Elie Wiesel ou Bernard-Henri Lévy concluent-ils au caractère « absolu » et unique de l’Holocauste. 

     

    Humainement, on peut comprendre le ressentiment à vie de ceux dont les familles ont été décimées ou qui sont descendus, eux-mêmes, dans les cercles de l’enfer hitlérien. En outre, d’un point de vue plus profond, comment ne pas reconnaître la monstruosité fondamentale et sans pareille d’une idéologie niant l’essence humaine de tout un peuple. 

     

    Cela étant, comment ne pas voir, aussi, que cette notion de crime imprescriptible établit une hiérarchie dans l’horreur qui fait peser certains martyrs plus lourd que d’autres.

     

    Et pourquoi les victimes de Lénine, de Staline et de Brejnev (car le goulag n’est pas qu’un cauchemar du passé) seraient-ellesmoins à pleurer que celles d’Hitler ? 

     

    Or, au-delà des compassions sélectives,rappelons-nous, en écoutant les témoignages de ceux qui sont revenus de l’autre bout de la nuit, dans Shoah, rappelons-nous qu’il y a une communion de tous ceux qui souffrent. 

     

    Vomir les juifs en leur imputant la mort du Christ, c’est trahir celui-ci, qui fut le premier à étendre la notion de « peuple élu » à l’humanité tout entière. Et de même que le pardon nous rend plus humains que la loi du talion, de même la considération égale de toute souffrance peut-elle seule nous garder contre la spirale du meurtre….

     

    Contrepoint, ce 22 mai 2015.

    Au lendemain de la parution de ces articles, un tract circulait dans les rues de Lausanne m’attaquant au prétexte que je minimisais le génocide du peuple juif. À lire entre les lignes : JLK crypto-antisémite. Et les auteurs du tract, un Juif d’extrême-gauche et sa femme, de me menacer d’une plainte en justice. En coulisses, je m’attachai à calmer le jeu en expliquant à ces « camarades » qu’ils se trompaient de cible, après quoi nos avocats respectifs convinrent du fait que mes papiers n’étaienten rien ce qu’on les accusait d’être. À la même époque, rencontrant le chasseur de nazis Simon Wiesenthal qui venait de publier ses mémoires, je lui demandai s’il trouvait normal qu’Elise Wiesel se fut opposé à la mention, sur le mémorial de la Shoah à New York, de l’extermination des gitans, homosexuels et autres « sous-hommes » par les nazis. Or Simon Wiesenthal me répondit que non : qu’il trouvait cet « oubli » indéfendable. Encore un crypto-antisémite ?

     

  • Panopticon poétique

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    RANSMAYR Christoph. Atlas d’un homme inquiet. Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 458p.

     

    Au bout du monde

    -     Que les histoires se racontent.

    -     Sur un bateau à destination de Rapa Nui, l'île de Pâques.

    -     Navigationmouvementée. Le Pacifique pas du tout calme.

    -     Tout de suite l’univers physique est très présent.

    -     Un homme « effroyablement maigre » parle au Voyageur.

    -     Evoque le peuple de Rapa Nui, qui a peuplé les îles de milliers de statues de pierre.

    -     Leshabitants étaient sûrs d’être seuls au monde et ne se rappellent pas leurorigine.

    -     Parle un mélange d’anglais, d’espagnol et d’une langue inconnue. L’île est assimilée, à sa découverte, au séjour d’un dieu.

    -     Lequel, Tout Puissant, se nomme Maké-Maké…

    -     Son père est anglais et sa mère Rapa Nui.

    -     Manger lui est très pénible.

    -     Les statues s’appellent moaïs.

    -     Des figures tutélaires d’un culte oublié, qui sont devenues symboles de puissance.

    -     L’homme très maigre estime que la faim a été le destin de ce peuple.

    -     Dont les habitants ont épuisé les richesses naturelles et ont fini par s’entre-dévorer. Avant d’être exploités par les Péruviens dans des mines de guano.

    -     La quête de la faim est assimilée, dit-il, à une quête du corps astral. 

    -     Le Voyageur se concentre ensuite sur la présence des sternes fuligineuses, dont l’homme très maigre dit que ce sont des oiseaux sacrés.

    -     Ils portent des noms étonnants : le puffin de la nativité, le fou masqué ou le pétrel de castro.

    -     La présence des oiseaux sera récurrente dans ce livre.

    -     Le Voyageur-poète y apparaît comme un témoin sensible. « J’étais là, telle chose m’advint ».

    -     Mélange de récit de voyage et d’évocation poétique mais sans fioritures.

     

    -     Chant de territoire. 

    -     Le Voyageur se retrouve sur la muraille de Chine enneigée.

    -     Où il avise la silhouette d’un type s’approchant.

    -     Un Mr Fox anglais de Swansea, ornithologue, qui a vécu avec Hong Kong avec sa femme chinoise et répertorie des chants de territoire des merles.

    -     Classe les chants en fonction des sections de la muraille, chaque territoire ayant samodulation.

    -     Le chant d’une grive marque l’au revoir des deux hommes. 

    -     Une atmosphère étrange et belle se dégage de cette rencontre. La merveille est partout, très ordinaire en somme et prodigue en histoires. 

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    -     Herzfeld

    -     Chaque récit commence par « Je vis »…

    -     « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant »…

    -     Cettefois on est dans l’état fédéral brésilien de Minas Gerais.

    -     On enterre le Senhor Herzfeld.

    -     Dont le Voyageur a fait la connaissance deux jours plus tôt.

    -     Le fils d’un fabricant d’aiguilles à coudre du Brandebourg, exilé à la montée du nazisme.

    -     Herzfeld a commencé à lui raconter sa vie.

    -     Puis est mort la nuit suivante.

    -     L’évocation de la mise en bière du Senhor Herzfeld, et son enterrement, forment le reste de l’histoire.

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    -     Cueilleurs d’étoiles 

    -       Le récit commence par la chute d’un serveur et de son plateau chargé de bouteilles sur une terrasse  jouxtant un café des hauts de San Diego.

    -     Le serveur se retrouve par terre alors que tous alentour scrutent le ciel.

    -     Ila buté sur le câble d’alimentation d’un télescope électronique.

    -     Tous scrutent la Comète. 

    -     Dont le passage coïncide, ce soir-là, avec une éclipse de lune.

    -     Et le serveur, aidé de quelques clients, ramasse les éclats de verre qui sont comme des débris d’étoiles.

    -     Ce pourrait être kitsch, mais non.

    -      

    -     Le pont céleste.

    -     On voit des cônes de pierre noire sur lesquels déferlent des dunes.

    -     Le Voyageur se trouve quelque part au Maroc, dans un lieu dominé par les tumulus mortuaires d’une civilisation disparue.

    -     Là encore, le lien entre un lieu fortement chargé, et le passage des humains, est exprimé avec un mélange de précision et de poésie très singulier.

     

    -     Mort à Séville.

    -     Le dimanche des Rameaux, dans les arènes de Séville, se déroule un dernier combat entre un cavalier porteur de lance et un taureau. 

    -     La suite des figures est marquée par l’hésitation du taureau et  la blessure du cheval, puis du public jaillit la demande de  grâce, d’une voix unique.

    -     L’affrontement est évoqué avec une sorte de solennité, sans un trait de jugement de la part duVoyageur.

    -     C’est très plastique et assez terrifiant.

    -     Et cela finit comme ça doit finir.

    -     Sans que rien n’en soit dit.

     

    -     Fantômes. 

    -     On passe ensuite en Islande, où le Voyageur croit voir des fantômes.

    -     Se trouve là en compagnie d’un photographe, familier des légendes islandaises,nourries par les proscrits relégués dans cet arrière-pays.

    -     Lui raconte celle, saisissante, du bandit à qui le bourreau a coupé une jambe pour l’empêcher de se sauver, et qui a appris a courir en faisant « la roue ». Une roue humaine qui terrifie les passants quand elle leur fonce dessus…

    -     Où il est question de la peur du noir et des « diables de poussière ».

    -      

    -     Extinction d’une ville.

    -     Le Voyageur se retrouve au sud de Sparte. 

    -     Ila été jeté de sa moto par il ne sait quoi.

    -     Puis remarque, dans la nuit, que les lumières de la ville de Kalamata sont éteintes.

    -     Ensuite il rejoint un café en terrasse où il découvre, à la télé, qu’un séisme vient d’avoir lieu dans la région.

    -     Quia provoqué se chute et l’extinction de la ville.

    -     Cela encore raconté sans le moindre pathos. J’étais là, telle chose m’advint. 

    -     Maisrien non plus de froidement objectif là-dedans.

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           À la lisière des terres sauvages.

    -     Dansun asile psy autrichien, une jeune femme s’apprête à faire du feu avec du papier et des copeaux invisibles.

    -     On voit la scène, très développée ensuite.

    -     Sous le regard d’une gardienne dans une cage de verre.

    -     La jeune femme entend une voix qui lui dit : « Tu ne doit pas tetuer »…

    -      

    -     Tentative d’envol.

    -     Au sud de la Nouvelle Zélande,cen terre maorie, le Voyageur observe un jeunealbatros royal en train d’essayer de s’envoler.

    -     L’occasiond’une longue et épique digression sur la vie des albatros, telle que la luiévoque un ancien chauffeur d’autocar devenu ornithologue après la mortaccidentelle de sa femme. 

    -     Formidablerécit ponctué de nouvelles diverses en provenance du monde des humains.

     

    -     Le Paon.

    -     À New Delhi, son chauffeur de taxi lui évoque l’imminente pendaison du meurtrier d’Indira Gandhi.

    -     Une certaine psychose règne, liée àl’attentat qui a provoqué le massacre de milliers de sikhs.

    -     Atmosphère de pogrom.

    -     Le Voyageur veut se rendre au Rajasthan et à Jaïpur.

    -     « Et c’est alors que je vis le paon ».

    -     Une apparition qui rappelle celle du paon de Fellini, dans Amarcord

     

    -     L’attentat.

    -     Le Voyageur se retrouve à Katmandou, dont les frondaisons des arbres sur le boulevard central, sont occupées par des milliers de renards volants.

    -     Plusieurs membres de la famille viennent d’être tués, et le nouveau roi se trouve probablement dans la limousine d’un convoi.

    -     Au moment de l’attentat auquel assiste le Voyageur, une nuée de renards volants obscurcit le ciel. 

    -      Où le Voyageur croit voir un écho significatif aux événements en cours…

     

    -     Attaque aérienne.

    -     On se trouve maintenant sur les hautes terres boliviennes.

    -     Où le Voyageur chemine avec des amis, un biologiste bavarois et sa compagne italienne.

    -     Quand surgissent des chasseurs qui volent en rase-motte au-dessus d’eux, la jeune femme leur lance en espagnol : No pasaran.

    -     Il faut préciser qu’un nouveau dictateur s’est installé en Bolivie. 

    -     Mais le pilote a vu le geste de défi de la jeune femme et fait demi-tour et canarde le trio.

    -     Se non è vero… io ci credo purtoppo.

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    -     Plage sauvage.

    -     Un vieux type au crâne rasé, sur une plage brésilienne, semble rendre un culte privé à une femme dont il tient la photographie près de lui.

    -     Et soudain son parasol s’envole.

    -     Le Voyageur va pour l’aider, mais un jeune homme sort de la forêt et secourt le vieux.

    -     Sur quoi le Voyageur lance « Amen ! Amen ! » à l’océan.

    -     Toutcela toujours étrange et vibrant de présence.

    -      

    -     Homme au bord de larivière

    -     Untype repose en maillot de bain au bord de la Traun, rivière de haute-Autriche.

    -     Quelquesenfants veillent sur son demi-sommeil, claquant des mains pour tuer les taonsqui lui tournent autour.

    -     Les taons morts sont recueillis dans des sachets de feuilles.

    -     Lorsque le type se réveille, il compte les taons et distribue des piécettes à sesgardiens du sommeil.

    -     Etrange et belle scène d’été.

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    -     Le souverain des héros.

    -     Au sommet de l’île d’Ios, dans les Cyclades, le Voyageur découvre les stèles blanches du tombeau d’Homère (92-97) et médite à propos de ce monument au « plus grand poète de l’humanité ».

    -     Il y voit un monument « à la mémoire d’un chœur de conteurs disparus »,tout en évoquant merveilleusement ce lieu que je me rappelle comme de ce jour-là après la baignade… 

     

    -     Un chemin de croix.

    -     Sur la route de Santa Fe, à bord d’une Cadillac bordeaux qu’il a louée, le Voyageur croise une procession entourant un porteur de croix, dont les pèlerins le chassent bientôt à coups de pierre.

    -     Peu après il rencontre un deputy sheriff qui lui explique que ces penitentes procèdent parfois à de véritables crucifixions, parfois fatales au crucifié volontaire,mais absolument illégales… 

     

    -     D’outre-tombe.

    -     À Mexico, le Voyageur observe une petite accordéoniste jouant sur le trottoirdans un entourage de squelettes et de têtes de mort et de cercueils en chocolatmarquant la fête du Jozr des Morts.

    -     Le voyageur se rappelle alors une jeune Indienne sur une fresque, visiblementdestinée à un sacrifice rituel à l’ancienne cruelle façon. (p.104)

    -     Chacunde ces récits se constitue en unité, cristallisé par le regard du Voyageur etplus encore par son art de l’évocation, à la fois réaliste et magique. 

    -     On pense à Werner Herzog, en moins morbide, ou à Sebald, en plus profond. 

     

    -     Déplacement de sépultures

    -     Sur l’Île de Robinson Crusoë, quatre mois après un tsunami.

    -     Un homme s’affaire à mettre de l’ordre dans les tombes dévastées par l’eau.

    -     Le Voyageur se trouve là sur les traces d’Alexandre Selkirk, le boucanier dont s’est inspiré Daniel Defoe. 

    -     Unrécit qui suggère physiquement la mêlée des vivants et des morts.

    -     L’alerte donnée par une petite fille a permis de limiter le nombre de morts en ces lieux.

     

    -     Prise accidentelle

    -     Suit le récit du sauvetage, par un pêcheur de homards furibond, du bateau à bord duquel le Voyageur se trouvait.

    -     Le pêcheur maudit le ciel à cause de sa pêche calamiteuse : Un seul homard dans 59 casiers. 

    -     Mais en arrivant au port, de rage, il remet le homard unique à l’eau…

     

    -     Dans les profondeurs 

    -     Avec d’autres whale watchers, le Voyageur observe une baleine « timide » qui a l’air de rêver au-dessous de lui, son aile reposant sur son baleineau…

    -     Ensuiteil éprouve une vraie terreur lorsque la baleine s’approche de lui. On pense àMoby Dick, au fil d’une évocation de ces immensités marines…

    -      

    -     La reine de la jungle 

    -      Il voit un veau mort dans une clairière d’herbe entourée de jungle.

    -     La chose se passe dans l’Etat fédéral brésilien de Sao Paulo.

    -      Le proprio est un Allemand émigré qui a importé des vaches du Simmental.

    -      La forêt vierge perçu comme une entité vivante que l’Allemand a combattu pendant des années.

    -      Récit de ses tribulations.

    -      Et soudaine apparition d’un anaconda de sept ou huit mètres traversant lentement la route.

    -      Telle étant la reine de la jungle.

    -      Dont un train routier lui fonçant dessus aura probablement brisé les vertèbres, quoique le serpent continue d’avancer… 

     

    -      La transmission

    -      Histoire du batelier Sang, sur le Mékong, dont le fils conduit depuis trois jours le bateau sur lequel se trouve le Voyageur.

    -      Quand il y a un danger, son père lui pose la main sur l’épaule, sans un conseil de plus.

    -      Le fils connaît chaque remous du fleuve par son nom ancien.

    -      L’histoire de Sang recoupe celle des bombardements sur le Laos, dont l’intensité à dépassé ceux de l’Europe à la fin de la guerre.

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    -      L’Adieu

    -      Sur un banc de la place du marché d’un bourg autrichien, un vieil homme, prof retraité et veuf, reste là avec une amie et fait parfois semblant de dormir.

    -      Cette fois pourtant,il peine à se réveiller, jusqu’au moment où l’on constate qu’il ne fait plus semblant du tout.

    -      À la morgue, une larme versée par le Voyageur nous fait comprendre qu’il vient de perdre son père. 

          

    -      Dans l’espace cosmique

    -      Le Voyageur se retrouve couché dans un canot à fond plat, conduit par un Maori dans une sorte de labyrinthe à ciel ouvert.

    -      Puis le canot s’échoue sur un matelas spongieux formé d’insectes morts. 

    -      On retrouve là les sensations à la fois physiques et et quasi métaphysiques évoquées par Coloane ou Sepulveda au contact de la nature sauvage.

     

    -      Drive au Pôle Nord

    -      Récit d’une tout autre tonalité, dont un joueur de golf de l’Illinois est le sujet.

    -      Natif de Riga, il a émigré aux States après la déportation de son père par les Soviétiques.

    -      Débarqué au pôle nord à bord d’un brise-glace atomique, il va tirer dix coups sous le regard interdit du Voyageur, dix balles de golf dans la neige, à proximité du drapeau russe…  

     

    -      Retour au bercail

    -      Le long d’une rivière canadienne, en Ontario, le Voyageur assiste à la remontée problématique des saumons qui vont se heurter à l’obstacle d’une cascade asséchée.

    -      Désignant la« saloperie da cascade », un pêcheur n’en fait pas moins la cueillette de quelques saumons survivants… 

     

    -      Courants contraires

    -      Au Cambodge, le Voyageur assiste au feu d’artifice sur le Mékong, à l’occasion de la fête de l’eau à Phnom Penh, avant d’évoquer les effets de la mousson sur les crues des cours d’eau et des lacs. 

    -      Cette évocation recoupe celle des massacres imputables aux Khmers rouges.

    -      Très remarquable récit là encore.

     

    -      Le travail des anges

    -      Le Voyageur se retrouve à Trebic, près de l’église Saint Martin et non loin du cimetière juif dont s’occupe le vieux Pavlik, ancien instituteur non juif.

    -      Il est là comme un gardien de mémoire, car il est question de désaffecter ce cimetière où reposentplus de 11.000 Juifs.

    -      Il est visiblement marqué par la réflexion selon laquelle les anges du Tout Puissant ont regardé passer les trains de déportés vers les camps d’extermination sans broncher.

     

    -      Dans la forêt de colonnes

    -      Devant la citerne géante de Yerebatan, en la basilique souterraine de Justinien, au milieu de la forêt des colonnes, le Voyageur observe le curieux manège d’un visiteur qui s’immerge après avoir jeté une pièce dans l’eau, qu’il entreprend ensuite deretourner.

    -      Scène étrange en ce lieu, comme beaucoup d’autres scènes de ce livre en d’autres lieux… 

     

    -      La beauté des  ténèbres

    -      Le Voyageur se décrit lui-même en train de scruter, avec ses instruments d’astronomie, la galaxiespirale de la Chevelure de Bérénice, qui a mis quelque 44 millions d’annéespour arriver du fond de l’espace à cet observatoire pseudo de Haute-Autriche.

    -      La séquence est assezvertigineuse, finalement traversée par le cri d’une chouette hulotte rappelant  que le ciel communique avec la terre…

     

    -      Tombé du ciel nocturne

    -      À Jaipur cette fois,du toit en terrasse de l’hôtel dit Le Palais des Vents, le Voyageur assiste àl’envol de milliers de cerfs-volants à l’occasion de la fin de l’hiver.

    -      Le récit de la chute d’une roussette, blessée par l’armature aiguisée d’un cerf-volant, corse le récit de manière significative, comme l’épisode des renards volants…

     

    -      Le pianiste

    -      Il y a du conte très plastique, à la japonaise, dans cet épisode faisant intervenir un très petit pianiste, assis comme un enfant à un grand piano, tandis que l’air extérieur vibre au chant des cigales.

    -      Le reste se ressent plus qu’il ne se décrit, comme souvent au fil de ces pages subtiles, à la fois réalistes et irréelles. 

    -       

    -      La chance et l’océan calme

    -      Le Voyageur, dans un quartier populaire de Valparaiso, observe un type qui lui semble un vendeur de billets de loteries au vu du collier de tickets qu’il porte autour du cou. 

    -      Or ces billets ne sont pas à vendre mais représentent la collection des billets non gagnants rassemblés par le type en question.

    -      Tout cela sur fond de réalité chilienne non détaillée au demeurant…

     

    -      Les règles du paradis

    -      Suit le plus long récit du livre, de presque vingt pages, évoquant la saga fameuse des révoltés du Bounty, alors que le Voyageur se trouve sur l’île perdue de Pitcairn où les mutins ont fini par débarquer et crever après moult tribulations.

    -      L’on en apprend plus sur l’aventure de Fletcher Christian et de ceux qui l’ont assisté, puis le Voyageur interroge certains des descendants des forbans et se balade le long des falaises à-pic del’île.

    -     Il y a là-dedans unmélange de souffle épique et de sauvagerie où les fantasmes paradisiaques  à la Rousseau en prennent un rude coup. 

    -     Tout cela très fort, toujours inattendu et intéressant, d’une expression limpide et comme nimbée d’étrangeté ou de mystère. 

    L'on est ici à mi-parcours de ce livre sans pareil.

     

    La face cachée du salut

    -      L’apparition d’un gilet de sauvetage rouge, au bord d’un champ d’épaves de l’Océan indien, prélude à l’évocation du drame qui a coûté la vie à l’équipage d’un cotre disparu. Dont l’épave seule, intacte, réapparaît ensuite. Geste rituel d’une Hindoue versant de l’eau du Gange dans l’eau où reposent les noyés.

    Le non-mort.

    -      Ensuite on se retrouve sur la Place Rouge, à Moscou, où sept couples de jeunes mariés attendent de se pointer dans le mausolée de Lénine.

    -      Diverses considérations devant la dépouille irréelle du révolutionnaire devenu dictateur.  

    -      Visiteurs au Parlement.

    -      Après la visite à la momie russe, le Voyageur observe un vieux type, pieds nus, dans la file des curieux se pressant à l’entrée du Reichstag de Berlin.

    -        Les pieds nus de l’original intriguent une petite fille et mettent en évidence, sans peser,  l’aspect étrange voire absurde de cetteprocession.

     

    Nu dans l’ombre

    -      De nombreux récits du recueil ont une connotation politique. Sans discours à ce propos.

    -      Ici, c’est un homme nu, dans la cours d’une prison psychiatrique, à l'époque de la Grèce des colonels.

    -      Le cri du type déchire et signifie, sans besoin d’autre commentaire. 

    -      Cependant la scène est minutieusement détaillée, avec quelque chose de très oppressant.   

    jaipur03.jpgUn requin dans le désert

    -      Sur une route côtière de la mer Rouge, le Voyageur remarque un arbre couvert de petits fanions, lui rappelant les drapeaux de prière tibétains. Mais la comparaison s’arrête là car ces chiffons n’ont rien de sacré.

    -      Puis on se retrouve au marché aux poissons d’Al Hudaydah, et ensuite sur les lieux d’un accident de triporteur dont le conducteur débite le requin qu’il transportait, qu'il revend aux badauds.

    -      Sang

    -      Le Voyageur se remémore son enfance en Autriche, après le massacre, par la police, d’un garçon sauvage du lieu.

    -      Ivre, le lascar avait profané un monument aux morts de la guerre, et les anciens combattants l’ont dénoncé. 

    -      Le Voyageur était alors enfant de chœur, et il évoque le drame à la manière d’un Thomas Bernhardd ans ses récits de faits divers.

    -      Les traces de sang dans l’église ont marqué la mémoire du narrateur.

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    -      Arche de lumière

    -      Le Voyageur se retrouve à Sydney où il observe l’ascension de l’arche gigantesque du HarbourBridge, par un type dont il croit qu’il va se suicider.

    -      Puis la ville est frappée par une panne d’électricité géante.

    -      Il croit voir« la phase terminale d’un chemin de vie ».

    -      Mais c’est comme uneerreur d’optique, ou comme une façon d’accommoder la vision, fréquente chez CR.   

    -      Seconde naissance

    -       À bord d’un brise-glace russe à l’arrêt sur labanquise, un pilote d’hélico convie ingénieurs et matelots à fêter sa seconde naissance après le crash de son appareil.

    -      Cela se passe vingt ans après le récit de la découverte de la Terre François-Joseph, que CR aévoquée dans Les effrois de la glace etdes ténèbres.

    -      Très belle évocation d’une ourse polaire et de ses petits (p.274)      

    -      Le dieu de glace.

    -      Le Voyageur évoque le désarroi d’un petit garçon qui voit fondre la tête d’un bonhomme de neige conservé dans un congélateur.

    -      La scène se passe devant un manoir du comté de Cork.

    -      Le père et le fils finissent par éclater de rire à la vision de la tête fondue. 

    -      On n’en saisit pas moins l’importance magique  de cette tête de neige…

    -      Le prêcheur.

    -      Se la jouant Jésus et les marchands du temple, un prêcheur invective les petits commerçants ukrainiens et caucasiens dont les cahutes envahissent la pelouse du grand stade du Dixième anniversaire, construit en mémoire du soulèvement de Varsovie.  

    -      La scène est assez emblématique, typique de la Polognes de la fin des années 80.

    -      Je me rappelle une manifestation patriotique monstre dans le même stade, pendant les années de plomb.  

    -      Un photographe.

    -      Un cantonnier en train de creuser une fouille, devant une maison bleu pâle de la ville dominicaine de Puerto Plata, est prié par une dame de la prendre en photo avec deux types.

    -      Une pancarte vient d’être posée devant la maison, annonçant l’ouverture d’un cabinet d’hypnotiseur.

    -      Le cantonnier, après avoir tenu l’appareil de photo en ses mains, se dit que peut-être sa vie auraitpu être tout autre… 

    -      Là encore, la banalitéd’une scène se charge d’étrangeté et de sens plus profond.    

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    -      Pacifico, Atlantico.

    -      Le Voyageur se retrouve à 3400 mètres d’altitude, juste au-dessous du cratère de l’Irazu, le volcan le plus dangereux du Costa Rica.

    -      Il se trouve là dans l’espoir de voir l’oiseau quetzal, mais le brouillard est au rendez-vous.

    -      Il est aussi question du pèlerinage à la Vierge noire, la Negrita.  

    -      Love in vain.

    -      Dans une clairière de la mangrove, sur la côte est de Sumatra, le Voyageur surprend une scène un peu surréaliste de karaoké sans public, dont le chanteur (aveugle) interprète un tube des Rolling Stones, 

    -       Comme à chaque fois, ce n’est jamais le pittoresque qui est recherché par le Voyageur, mais l’étrangeté, le mystère, la magie d’une situation où nature et culture ne cessent de s’interpénétrer. (p.300)

     

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     (À suivre)

     

  • Nabokov l'enchanteur

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    Flash-back sur deux livres illustrant les débuts éblouissants et l'apogée de l'immense écrivain russo-américain: «La Vénitienne» et la réédition de trois chefs-d'œuvre. Une fête de la sensibilité, de l'humour et de l'intelligence nourrie d'expérience. Retour en février 1991.

     

    Il est certains êtres qu'une grâce particulière semble avoir touchés, en cela qu'ils continuent de diffuser, malgré les pires avanies, comme une aura qui nous évoque la lumière mythique du paradis terrestre.

     

    Et tel est Vladimir Nabokov en ses premiers écrits de 1921 à1928, dont les merveilleuses bigarrures nous rappellent ce matin du monde où nous étions poulain dans une prairie lustrale. Autant dire que nous hennissons d'enthousiasme à telle lecture, tout en sachant que ce monde nous a été arraché. Et de même une nostalgie lancinante mêle-t-elle son ombre aux diaprures irisées des pages du jeune exilé qui reflètent son enfance heureuse, avant que deux fanatiques d'extrême-droite n'assassinent son père, très respectable ministre libéral, avant la Grande Guerre, avant la Révolution, avant le Déluge en somme. 

     

    De Nabokov, on se fait souvent une idée sommaire, liée à la gloire sulfureuse de Lolita ou au prodigieux numéro du vieux magicien sarcastique improvisant génialement sur le plateau d'Apostrophes en sirotant un chaste thé. Quand on saura que ledit breuvage était en fait un solide whisky planqué dans une théière, et quel'improvisateur ne faisait que lire des fiches soigneusement établies, y aura-t-il de quoi conclure à la mystification? 

     

    Nabokov7.jpgOui et non. Car s'il est vrai que celle-ci est un thème nabokovien par excellence, il n'en est pas moins certain que l'art et ses beaux reflets sont plus «réels» aux yeux de Nabokov que le tout-venant du quotidien. C'est d'ailleurs le thème de La Vénitienne, la plus importante de ces nouvelles de jeunesse, qui évoque l'amour fou d'un vilain jeune homme pour une femme à la fois réelle et figurée sur un tableau. 

     

    «L'art est un miracle permanent», écrivait en outre le jeune Nabokov dans l'un des deux brefs essais reproduits au début du recueil. 

     

     Est-ce àdire que Nabokov méprise la simple vie et lui préfère les sublimités esthétiques? Le prétendre serait ne rien voir de l'extraordinaire effort d'absorption qui prélude dans son œuvre à la transfiguration poétique. 

     

    Cynique, Nabokov? Sans doute sa superbe orgueilleuse en a-t-elle effarouché plus d'un (à commencer par Nina Berberova, qui le décrit ences premières années 'd'exil dans C'estmoi qui souligne), et les grands romans de la maturité n'ont cessé demultiplier les écrans en trompe-l'oeil. 

     

    Or c'est le premier intérêt de ces écrits de jeunesse que de nous révéler un Nabokov d'avant la légende, certes monstrueusement doué mais à la fois très émotif (la romantique évocation d'un amour de jeunesse comme amplifié en effusion cosmique par la soif de tout sentir du jeune écrivain, dans la magnifique nouvelle intitulée Bruits), très vite en possession de presque tous ses moyens mais laissant voir, par certaines failles de ses masques, des blessures inguérissables. 

     

    Sous les sarcasmes gogoliens du dandy errant de Zermatt à Berlin ou de Nice à Londres, sachons alors redécouvrir la voix d'un homme qui eut la classe de ne jamais pleurnicher après avoir tout perdu. Il est significatif que la première nouvelle russe publiée par Nabokov, en sa 22e année, raconte les tribulations d'un lutin chassé de la forêt russe par «un arpenteur insensé» et se transformant en «homme comme il faut». Lui faisant écho, l'histoire fabuleuse du dragon resurgissant dans une banlieue industrielle et devenant l'enjeu d'une absurde campagne publicitaire signale le même thème d'un désenchantement essentiel lié aux séismes de la guerre et de la Révolution.

     

    Certes Nabokov en voulait férocement aux communistes, et trois nouvelles en témoignent assez dans ces pages. Ainsi le marchand de tabac en exil d'Ici on parle russe se venge- t-il en séquestrant un agent du Guépéou dans sa baignoire, après un procès privé en bonne et due forme, tandis que le coiffeur, dans Le rasoir, hésite à trancher la gorge du «bouffon triste» quis'est pointé chez lui par hasard et en lequel on identifie Lénine. 

     

    Mais la nostalgie de Vladimir Nabokov ne se limite pas à la patrie perdue, où n'importe quel faiseur peut désormais faire figure d'écrivain national s'il se plie aux directives du pouvoir (un terrible Conte de Noël), ni non plus à une civilisation qu'il a vue se décomposer après que la deuxième tuerie du siècle l'eut chassé en Amérique. Lui qui a chanté comme personne la verdeur de l'amour se nourrit aux sources d'un exil fondamental lié à la condition humaine. Ainsi les reflets de paradis qui scintillent dans son œuvre font-ils allusion au monde enchanté de son enfance, lequel n'est lui-même que le reflet d'un matin primordial, imaginaire et donc plus-que-réel.

     

    Vladimir Nabokov. La Vénitienne et autres nouvelles. Traduction du russe de Bernard Kreise et del 'anglais de Gilles Barbedette. Gallimard, 208 p. 

     

    Le DonLolita et Pnine. Réédition de trois chefs-d'œuvre de Nabokov en collectionBiblos. Gallimard, 1040 p.

  • Mémoire vive (87)

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    À La Désirade, ce jeudi 30 avril. – De terribles nouvelles nous arrivent, jour après jour, du Népal où le séisme et ses répliques auraient fait plus de 7000 morts et des dizaines de milliers de blessés, mais qu’en dire ? Des rescapés suisses se plaignent de n’avoir pas été pris en charge assez rapidement par les services officiels de la Confédération, alors que l’ambassadeur en place et son équipe se démenaient au mieux, mais comment en juger à distance ? 

    Chaque année aligne, à côté des guerres imputables aux hommes seuls, ses catastrophes naturelles, et c’est chaque fois la même émotion, aux degrés variables selon de multiples critères, mais là encore qu’en dire; et n’est-ce pas une autre platitude que de se le demander ? 

    Dans l’immédiat, cependant, nous nous inquiétons de savoir si notre voisine Maritou, en retraite spirituelle du côté de Katmandou, est bien rentrée avant la tragédie, et si l’hôpital de Lukla, fondé par sa sœur, la célèbre guide de montagne paraplégique, a échappé à la destruction ? 

    °°°

    Critiquer les médias, quand on en a été ou qu’on en est encore tant soit peu, revient plus ou moins, prétend-on,  à « cracher dans la soupe », formule de protection qui n’interdit aucune critique d’autres milieux de la part desdits médias. 

    Le chic est d’y célébrer un Karl Kraus, grand contempteur de la fausse parole médiatique, mais en Autriche et au début du siècle, donc ça passe ; en revanche un Philippe Muray sera plus suspect, dûment taxé de réactionnaire jusqu’à sa mort, après quoi la récupération se fera, comme celle d’un Guy Debord.

    Même remarque, évidemment, à propos des milieux littéraires ou universitaires, où le ton pincé, la prétendue solidarité ou la prétendue objectivité scientifique tiennent lieu de censure ou, plus exactement, d’autocensure...

    °°°

    11156295_10206492068847349_3024960367690975455_n.jpgOn ne veut pas le voir, mais je le constate en rééditant sur la Toile, ces jours, des papiers que j’ai égrenés durant ces trois ou quatre dernières décennies dans les journaux auxquels j’ai collaboré : que les rubriques consacrées à la culture, et plus précisément à la littérature, en Suisse romande, se sont dégradées, affadies, étiolées, sous l’effet du conformisme et de l’acquiescement au culte croissant du grand nombre et de la facilité, et ce qui me frappe est la rapidité avec laquelle tout cela s’est produit. 

     La vraie critique littéraire ou la vraie chronique personnelle, argumentées et personnelles, sont pratiquement en voie de disparition au profit du papier vite bricolé et conforme à la tendance dictée par la boucle médiatique, dans une forme de plus en plus proche de la note zappée, voir du buzz. 

    À ce nivellement correspond l’effondrement des jugements fiables, au bénéfice d’opinions de moins en moins fondées, relevant du on-dit et relayées par les réseaux sociaux devenus le haut-lieu du caquetage.  

    °°°

    Ce 1e mai. - On a dit beaucoup de bien du film TaxiTéhéran, du réalisateur iranien Jafar Panahi, qui a même décroché l’ Ours d’or au festival de Berlin, mais c’est avec une perplexité partagée que nous sommes sortis ce soir du cinéma, avec Julie, tant ce faux documentaire relève du second degré voire du message codé. 

    Certains commentateurs se sont pâmés devant la réalisation, alors qu’elle me semble relever d’un minimalisme juste bon à flatter les cinéphiles, à cela s’ajoutant la représentation du cinéaste par lui-même, genre mise en abîme, à la limite de la complaisance. 

    On veut bien que ce traitement « par défaut » d’une situation soumise à un totalitarisme larvé relève d’une ruse subtile, et notamment en exposant les interdits pesant sur le cinéma iranien par le truchement d’une crâne petite fille qui se met à filmer le filmeur en rappelant à celui-ci les conditions auxquelles doit se soumettre un film « commercialisable » en Iran, mais nous n’en sommes pas moins restés sur notre faim, faute de substance en rapport avec ce que vivent les Iraniens, dont un autre film tourné il y a quelques années de manière clandestine, par une jeune réalisatrice, dans un taxi de Téhéran ( !), rendait compte de façon plus explicite et percutante. 

    Mais bon : il semble qu’on ait célébré le réalisateur en danger plus que son ouvrage, et le fait que les censeurs du cinéma iranien y trouvent un caractère encore trop subversif en dit plus long que le film lui-même… 

    °°°

    Recyclant un entretien avec Jacques Mercanton, je tombe d’accord avec ce qu’il me disait sur la « culture de masse », relevant selon lui de l’impossibilité même. De fait, je le crois aussi, il ne peut y avoir que de la sous-culture ou que de l’inculture de masse, toute masse ne pouvant que diluer les particularités d’une culture de qualité. C’est valable, me semble-t-il, autant pour les régimes totalitaires que pour la société de consommation.

    °°°

    David-James-Poissant.jpgLa critique américaine a situé les nouvelles du jeune David James Poissant dans la filiation de Raymond Carver et de Tchekhov, mais je demandais à voir, et le fait est que les meilleures des onze nouvelles du recueil intitulé Le Paradis des animaux méritent autant d’attention que d’éloges, même si le rapprochement avec les deux auteurs (surtout Tchekhov) se discute. 

    Ce qui est sûr, au demeurant, c’est que ce jeune auteur a son univers propre, avec ses personnages cabossés et une manière bien à lui, âpre et chaleureuse à la fois, de filtrer les émotions et de peser où ça fait mal

    En outre il y a, là-dedans une charge symbolique et une intensité poétique assez rares chez les auteurs de cette génération. L’observation rappelle en effet celle d’un Carver ou d’un John Cheever, ou encore, du point de vue des relations entre pères et fils, aux premières nouvelles de Bret Esaton Ellis traduites sous le titre de Zombies. 

    Quant à Tchekhov, on l’invoque désormais dès qu’un auteur fait preuve d’empathie ou qu’une atmosphère se nimbe de mélancolie bluesy. Carver a été dit le « Tchekhov américain », et l’on a remis ça pour Alice Munro…

    °°°

    Unknown-1.jpegC’est un bonheur immédiat et sans mélange que nous vaut la lecture du Saint-Loup de Philippe Berthier, relevant de l’approche littéraire la plus généreuse et la plus pénétrante, appuyée par d’innombrables citations opportunes, entre autres mises en rapport, d’un personnage majeur de la Recherche proustienne dont on apprend illico, par l’auteur, qu’il a été positivement « oublié » par les auteurs du récent Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, à savoir Jean-Paul et Raphaël Enthoven, qui ne lui accordent pas une entrée…

     

    À l’opposé de certains proustologues ou proustolâtres, qui n’en finissent pas de chipoter sur l’identification ou la non-identification du Narrateur et de Marcel (cité trois fois par ce prénom dans le texte), Philippe Berthier prend tranquillement le parti de dire que Marcel le Proust et Marcel le Narrateur lui parlent de la même voix - même si le Narrateur est la cristallisation de trente-six Marcel divers et même changeants à travers le temps - et qu’autant que les deux avatars de l’écrivain et de la personne, le touche le personnage de Saint-Loup composé, lui-même, de plusieurs « modèles » et se transformant radicalement du début de la Recherche au Temps retrouvé.   

    Dans un long passage mémorable du Temps retrouvé, le Narrareur se livre à une méditation très révélatrice sur les rapports entretenus par le romancier avec la « vie réelle » et avec les personnages qu’il « tire » de celle-ci, au gré d’opérations « transformistes » dont la seule justification finale est l’œuvre, sans considération de ce que pourront ressentir les personnes « épinglées » comme des papillons ou victimes de ce qu’ils taxeront peut-être de méchanceté ou de plus profonde cruauté – plusieurs amis de Proust ont ainsi poussé de hauts cris ou l’ont fui à jamais... 

    En ce qui concerne Saint-Loup, le personnage a été inspiré à Proust par divers de ses amis, mais l’important n’est pas tant là, car Robert occupe une place tout à fait singulière et privilégiée, dans le cercle des proches de Marcel, incarnant à la fois un mentor, tout au moins au début de leurs relations, un objet de fascination sociale et esthétique, mais aussi une sorte d’ami unique qui ne deviendra jamais vraiment un amant :l’incarnation de la beauté et de la noblesse, de la France chevaleresque et du courage, de la séduction sous l’aspect d’un « homme à femmes » et de la complexité quand Marcel découvrira les nouvelles mœurs (jamais avouées) deson ami. 

    L’amitié selon Proust : c’est un des thèmes abordés par l’auteur, et avec toutes les nuances et la lucidité requises ; et l’homosexualité, bien entendu, avec une compréhension de ce qui échappait complètement au pauvre Gide : à savoir que le déni de Marcel, qui s’offusque bruyamment de ce qu’on puisse le taxer de pédérastie, autant que la morgue avec laquelle Saint-Loup répond à Marcel quand celui-ci le sonde à ce propos, jurant que ce ne sont pas « des choses dont il a le moindre souci », ne procèdent ni de la peur conformiste du jugement bourgeois, ni non plus du refus de tout simple coming out, mais du refus orgueilleux d’être classé et réduit à cela, soumis à cette détermination stricte et au sempiternel jugement moral ou social, sans parler de la vision proustienne des homosexualités, aussi complexe, paradoxale voire délirante que la vision des juifs selon Céline…

    °°°

    Ce que je ne supporte pas, et de moins en moins, ce sont les généralités : « Moi je n’ai rien contre les étrangers,mais… » ; « enfin les Juifs, tu sais quand même… » ;  « d’ailleurs les homos, faut les comprendre, pourtant… » ; « et de toute façon, on est bien d’accord, les femmes… » ; « mais tu ne vas pas nier que les Grecs et le travail… » 

    °°°

    S’agissant des séries télévisées, il est intéressant, par delà les situations standard, les clichés et les redites, de relever ici ou là tel trait original ou telle trouvaille, ou, comme dans Breaking bad, le développement d’un grand thème (le mal commis au nom du bien) tel qu’il pourrait être traité dans un roman.

    °°° 

    Philippe-Sollers-photo-Sophie-Zhang-artpress-fevrier14.jpgEn (re)lisant Femmes de Philippe Sollers, je me dis que ce n’est pas vraiment un roman mais une espèce de chronique-essai avec quelque chose du plaidoyer pro domo de quelqu’un qui n’a de cesse de se situer au-dessus des autres et de tout, affichant cyniquement son je m’en foutisme et s’en félicitant à tel point que rien ne devrait pouvoir l’atteindre. 

    Posture décidément trop confortable à mon goût, sans parler des développements sur les femmes et l’établissement fatal, n’est-ce pas, d’un matriarcat mondial, qui me semble relever du délire, voire de la fumisterie.

    °°°

    On a pu croire, à un moment donné, que le sociologisme, en matière de littérature (dans le sillage de Pierre Bourdieu) représentait l’expression par excellence de l’esprit philistin en matière de critique littéraire, et le fait est que cette forme de positivisme pachydermique, consistant à faire découvrir autant de couteaux à autant de poules dans la basse-cour du royaume des Lettres, n’a pas fini de nous mettre en joie par ses façons d’arpenter le Champ à la manière de Bouvard et Pécuchet.         

    Mais comment ne pas s’incliner, plus bas encore, devant les recherches exquises et combien enrichissantes pour ses sectateurs subventionées, menées au nom de la génétique littéraire, apothéose de la bricole et de la broutille.

    JedemTierchen sein Plaisirchen, remarquait jadis notre sage Grossmutter ;jawohl : à chaque bestiole sa babiole ; et c’est donc avec indugence qu’il s’agit de considérer les chercheurs de nos facs de lettres et autres pôles de compétence adonnés à la classification scientifique des encres et papiers utilisés par tel auteur (ou telle auteure ou autrice) et à la description non moins méticuleuse de chaque étape et de chaque état de chaque chantier et de chaque campagne d’écriture ponctués d’autant de séquences suspensives (absorption de telle tisane  ou décompensation sur Youporn) de l’écrivant (à distinguer de l’écriveur) dont sera rappelé la marque des bretelles ou des jarretelles au moment de l’ascèse de création…   

    °°°

    Ceci de Philippe Sollers, dans Femmes, qui me semble crânement filé : « Il y a un syndrome de l’écrivain comme il y en a eu un du prêtre…Très différent de celui de la vedette du show-business… Plus essentiel, viscéral, osseux… Portant sur le nerf de base, sur la fabrique tissée du revers… En compétition directe avecle four matriciel…Aucune mère ne s’y trompe…Pas plus celle de Sophocle qu’une autre…Toutes les oeuvres importantes sont des traces de cette lutte acharnée…Pour parvenir à l’air libre, naître, sortir loin au-delà de la naissance physique ; parler quand même par de la la parole injectée…Montrer qu’on n’est pas né comme ça, pour faire nombre, qu’on ne meurt pas dans l’arithmétique dictée…Que ça se sache au moins, le crime d’exister ; que ça se marque et remarque… Pour un bout de temps…Pour l’éternité »… »

    Mais oui, mais oui, et ça a beau suinter son freudisme, on se dit : et s’il y avait du vrai « quand même » ? Cependant on s’interroge aussitôt sur la « fabrique tissée du revers », et le « crime d’exister » fait sourire les tribus d’hier sur les îles et d’aujourd’hui dans les campagnes acculturées - enfin quoi, littérature quand tu nous étreins…

    °°°       

    2706627136.jpgIl y a les livres possibles, et ils sont légion, mais plus rares sont les livres vrais.        

    Or Le silence des chysanthèmes du compère Bertrand Redonnet représente, à mes yeux, le type même du livre à la fois nécessaire et vrai, mais non moins décalé, au meilleur sens du terme, ou disons : décentré par rapport au vortex médiatico-littéraire, d’une vérité qu’on pourrait dire hors du temps et de partout en dépit de son ancrage très précis dans une époque (entre les années 50 et nos jours) et une terre particulière (les âpres campagnes de l’Ouest français ouvertes sur l’océan) que le jeune Bertrand a connu en tant que petit prolo de ferme.

    « Redonnet tout le monde s’en fout », clame la 4de couverture par manière d’anti-publicité ressentimentale, et l’on pourrait dire aussi pour consoler l’auteur, que de Jules Renard, de Louis Guilloux, de Raymond Guérin ou de Fred Deux, auxquels il est plus ou moins apparenté, « tout le monde » n’a guère plus à foutre. 

    Or je lis ceci qui sonne immédiatement vrai à mes portugaises vaudoises : « Mes paradis perdus sont tous habités par le sifflement effarouché des merles, les pinsons et leurs nids de lichen, les mésanges acrobates, les crêpes sucrées de février, les alexandrins romantiques des leçons de récitation et le triangle des grands oiseaux sauvages, sublimes bohémiens du déclin des jours qui traversaient le ciel de novembre à l’heuremême où, dans les cours de ferme, un couteau rutilant tranchant l’artère d’un gros goret ». 

    Ou je lis cela qui remue ma prime adolescence :« J’étais le pâtre de l’été et le silence des champs et le bleu du ciel sur lequel tournoyaient les cossardes, séduisaient mon âme d’enfant. Une âme de solitaire, ou plutôt une âme de sauvage qui se plaisait à louer la solitude tant je me délectais déjà des strophes de Lamartine et de Musset, faisant miens leurs chants sublimatoires de la lune et de la nature et tout enclin à vivre les mélancolies jouissives de l’esseulé ».

    Et cela encore : « Au pays de mes enfances, monde d’avant le faux monde, des couvrailles aux métives, le paysan était un jardinier dont les bras ne creusaient la terre que pour la survie de son clan, tapi dans deux pièces chauffées par le bois, par lui chaque hiver prélevé sur ses bois. Le pain contre le blé, le vin contre la vigne et l’eau au fond du puits ».

    Et cela aussi : «Moi, j’aimais mon monde. C’était un monde où il manquait tellement de choses que tous les rêves y étaient permis. Il suffisait d’ouvrir des portes et des livres, d’écouter les arbres lutter avec le vent, de marcher pieds nus dans la rivière, de savoir jouer avec la lumière des champs et la pénombre des bois. Il suffisait d’avoir le goût du jeu. Un jeu qui ne s’achetait pas encore dans les vitrines surchargées d’inutilités,un jeu dont la qualité s’inventait et qui ne se mesurait pas à l’aune du porte-monnaie ».

    Et ce n’est que le début du récit d’un rejeton mal coifféd’une grande fratrie paysanne sans le sol, mère révoltée mais confiante en l’école laïque et dotée d’une voix de chanteuse de cabaret, père aux abonnés absents que le fils réinventera à sa façon, De Gaulle à la radio sur l’Algérie, meule de foin à laquelle le garçon fout le feu pour marquer sa présence, et le salut par l’instituteur et les livres, le savoir qui libère et la vie rugueuse qui s’ensuivra…

    Unknown-8 2.jpegSacré Redonnet ! Bien sûr qu’on se fout de toi, mais je te revaudrai ça vu que ton livre, là, je ne vais pas le lâcher de si tôt…

     

    °°°

    Je me tiens, depuis quelque temps, au seuil du Purgatoire de Dante. Non pas que j’hésite ou que je regimbe : c’est juste que j’attends d’être prêt. L’Enfer n’a été qu’une étape, et la pire, mais c’est souvent à ces visions dites « dantesques » qu’on en reste, comme le remarque d’ailleurs Victor Hugo, qui voit surtout le Dante justicier : «  Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on était bien de l’enfer, mais on n’est plus du ciel ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poëme devient heureux, il ennuie ». 

    Or je voudrais faire le pari contraire : que Dante n’a fait que passer, et qu’à présent il s’agit de se dépasser…  

     

    °°°      

    Unknown.jpegAyant découvert la richesse et les qualités, tout à fait insoupçonnées, du point de vue de l’art de la narration ou du dialogue, des meilleures séries télévisées, de The Wire à Breaking bad, ou de Borgen à Six feet under, en passant par Luther, les Soprano ou Twin Peaks, c’est en pays de connaissance que je me suis retrouvé à la lecture de Belleville Shanghai Express , dernier roman de Philippe Lafitte, qui emprunte à l’esthétique et à la stylisation du genre sans cesser de faire de la (bonne) littérature, en professionnel du scénario et en écrivain à part entière. 

    Evoquant le travail du protagoniste, un jeune photographe « métis » de père vietnamien et de mère française, l’on apprend que ce Vincent, autodidacte, a quelque chose d’intense et de fiévreux et que c’est un réfractaire. « Quelqu’un qui s’est déjà frotté au réel » et qui a « une dimension sociale » dans sa pratique. Ce qu’on pourrait dire, aussi, du travail de Philippe Lafitte. 

    À son cinquième roman, tous différents les uns des autres et pourtant marqués par une patte commune et plus encore par un regard, à la fois aigu et décalé, d’une plasticité sensuelle lisse mais d’une frémissante sensibilité, Philippe Lafitte, mieux que ne l’a fait un Djian dans ses sitcoms, construit le « pilote » de ce qui pourrait faire une série française combinant l’atmosphère « asiatique » des abords de Ménilmontant et l’atmosphère « occidentale » de la mégapole chinoise. 

    Personnage représentatif du youngster flottant entre deux cultures, ses potes (Jef et Karim) et sa grand-mère malade nostalgique de Saïgon, sa mère Marie-Paule et son oncle tenancier du restau Chez Qiang proche de la station de métro Couronnes, Vincent se la joue Cartier-Bresson en cadrant choses de la vie et gens qui passent,  jusqu’au jour où ELLE lui apparaît.  

    Or Line, fille de Monsieur Li, lui-même issu des campagnes chinoises et parvenu au top de la respectabilité locale en qualité d’homme d’affaires, est en principe soumise aux règles de son paternel et, plus sournoises, de son cousin voyou mafieux sur les bords. On vise donc le schéma Roméo et Juliette sur fond de rivalités asiates et de préjugés sociaux, mais tout l’art de Philippe Lafitte est d’enchaîner les plans sans peser, avec la grâce féline de la jeune femme se rêvant top model et tombant, à Shanghai, surun os.  

    C’est fin et bien filé, avec de belles lumières dans les mots et les images composées de Paris ou de Shanghai; les situations ont quelque chose de« téléphoné » mais c’est en somme le genre qui veut ça, et l’écriture, les dialogues, la découpe des séquences, le crayonné des portraits : tout fonctionne...      

    °°°       

    Toujours dans le genre série, on passe du meilleur au pire avec ce sous-produit de daube molle que représente la pathétique suite de saisons réunies sous le titre d’After par la jeune Texane Anna Todd, qui est à Barbra Cartland ce que la lavasse de fast food est à la guimauve britiche. 

    Le feuilleton en question, évoquant les relations de Tessa, étudiante fadasse en mal d’encanaillement  et d’un mauvais garçon de pacotille, le craquant Hardin, a été testé sur le smartphone d’Anna, aussitôt boosté sur la Toile (plus d’un milliard de téléchargements sur le site Wattpad) et recyclé sous forme de pavé broché aux bons soins du grand éditeur américain Simon & Schuster, dans la nouvelle catégorie des sex-sellers -Anna étant en train de plancher sur le casting du film à venir.

    Ce qui m’a tout de même éberlué, dans la présentation très complaisante qui a été faite d’After dans les colonnes de 24 Heures, c’est l’absence totale d’aucun recul critique impliquant le contenu du livre, dont le seul fait qu’il « cartonne » plus que Michel Houellebecq était relevé. 

    Mais je tenais à en savoir plus, estimant, comme Philippe Muray, que ces phénomènes d’inculture grégaire ont quelque chose de significatif, et je me suis donc procuré la chose pour vérifier ce qu’annonçait de toute évidence la simple photo de la pauvre Anna : à savoir l’expression même de la plus insondable stupidité.

    Tout de même une chose m’a fasciné dans la vie de Tessa,et c’est sa façon de tout planifier, du choix des panties qu’elle portera demain à la couleur du vernis à ongles prévu pour le surlendemain.  Je n’ai donc perdu ni mon argent ni mon temps... 

    Question sexe, les ligues de vertu américaines auront été rassurées de constater que Tessa ne dispose un condom sur le hardon de Hardin qu’au-delà de la 400e page de la première saison, au cours d’une scène riche en adjectifs tumescents et autres superlatifs extatiques. Et c’est ainsi qu’Allah débande…        

    °°°      

    talk4w.pngA la Désirade, ce dimanche 17 mai. – En recopiant/collant, sur la Toile, les petites chroniques que j’ai égrenées dans Le Matin entre octobre et novembre 1987,au fil du tour du monde que j’ai eu la chance de faire dans le sillage de l’Orchestre de la Suisse Romande, je constate que j’avais oublié maints détails de nos pérégrinations, que ces notes m’ont permis de ressusciter. C’est ainsique j’ai pour ainsi dire revécu divers épisodes effacés de ce voyage, que mespauvres mots ont fixé dans des conditions souvent compliquées par le décalage horaire ou nos constants déplacement, sans compter les obligations de présence liées à la tournée. Du moins suis-je assez content, à relire ces notes dictées au téléphone (nous ne disposions pas encore de liaisons Internet) à notre chèreArlette ou à quelque autre secrétaire de veille nocturne, de leur trouver un certain ton personnel et une tenue passable.

    °°°      

    BookJLK8.JPGDans une lettre détaillée qu’elle m’envoie après sa lecture du Viol de l’ange, mon occulte amie Giovanna B., jamais rencontrée que sur Facebook mais qui m’a déjà envoyé d’excellents biscuits milanais en 3D, me gratifie d’une vraie recension, à la fois sensible et intelligente, précise et sans complaisance (elle a eu quelque peine à traverser les premiers fourrés de ma selva oscura) où elle série d’excellentes observations touchant à la construction arborescente du roman et à ses personnages, au drame rapprochant les protagonistes et au journal du tueur, au crescendo de l’émotion et aux échappées de la troisièmes partie, sans compter divers aspects de la thématique (le viol et le suicide, l’homosexualité et les rencontres salvatrices) qui m’ont remis en mémoire de nombreuses séquence du livre que j’avais oubliées. Or ce qui me touche particulièrement est que Gio s’implique personnellement dans cette lecture et fait ainsi revivre ce livre ailleurs que dans mon oublieuse mémoire… 

    °°°         

    Christoph Ransmayr dans le préambule de La montagne volante :« Depuis que la plupart des poètes ont pris congé de la langue versifiée et recourent, à la place des vers, à des rythmes libres et à une phrase flottante articulée en strophes, le malentendu s’est fait jour ici et là, qui veut que tout texte constitué de phrases flottantes, donc de lignes d’inégales longueur, relève de la poésie. C’est faux. La phrase flottante – ou mieux : la phrase volante – est libre et n’appartient pas seulement auxpoètes. »

    Or Christoph Ransmayr est bel et bien un poète, qui fait ensuite voler ses phrases sur 350 pages envoûtantes :

     

    « Je mourus

    à 6840 mètres au-dessus du niveau de la mer

    le quatre mai de l’année du Cheval.

    Le lieu de ma mort

    se situait au pied d’une aiguille rocheuse caparaçonnée

    de glace où j’avais survécu une nuit à couvert du vent.

    La température à l’heure de ma mort

    était de moins trente degrés Celsius

    et je vis la vapeur

    de mon dernier souffle se cristalliser

    et disparaître en fumée dans la crépuscule du matin. »

  • Ceux qui vident leur sac

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    Celui qui a trop à dire de peur que ça se sache / Celle qui se retient de parler au répondeur cancanier / Ceux qui en ont gros sur le sac de patates / Celui qui va TOUT DIRE dans son roman ça c’est sûr et le monde en tremble déjà touche du bois mon pauvre toi / Celle qui avait un pied humain dans son sac Vuitton et ça n’a pas passé à la douane de Narita / Ceux qui ont fourré toutes leurs emmerdes dans le même sac dont le poids a été jugé excessif par le syndicat des porteurs / Celui qui se planque dans le vide-poche / Celle qui se retrouve dans le vide-ordures de l’immeuble C8 de la Cité des Bosquets au motif qu’elle a dépassé la date de préemption en sa qualité de barquette d’asperges oubliée dans le congèle des intellos du 17e/ Celui qui n’a rien à dire à l’inspecteur Barnaby qui d’ailleurs ne comprend pas le suédois / Celle qui va se lâcher à l’interrogatoire du sergent Troy qui l’a chopée la main dans le sac / Ceux qui se disent frères de sac et de corde à sauter / Celui qui a entendu dire que les Japonais ne révèlent que le 17% de ce qu’ils savent et je précise : les journalistes japonais, et encore : le 83% des journalistes japonais /  Celle qui ne mettra dans son sac vide que le dernier roman de Marc Levy qui ne pèse pas lourd comme on sait / Ceux qui ont le cœur lourd et pas de sac de couchage/ Celui qui retrouve son dentier dans le sac de l’aspirateur performant / Celle qui a échappé au sac de Rome piégé par le beau maffioso à ce qu’ont révélé les médias / Ceux qui ont désamorcé l’imbécile qui faisait le sac dans le parc Monceau   / Celui qui est prié de faire son sac dans l’heure après qu’il a transgressé la règle de l’Entreprise où chacun garde ce qu’il en sait pour soi / Celle qui observe en souriant sardoniquement la mise à sac du squat des skaters qu’elle a toujours snobés en sa qualité de rouleuse de patins / Ceux qui ont tout dit au Padre Muto qui afini par cafter à Radio-Vatican qui en a fait un buzz d’enfer, etc. 

     

    Image: Philip Seelen

  • Avec notre bon souvenir...

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    Unknown-6.jpeghaiku02.jpgimages-8.jpegAlikGriffin_Santa_Monica_Pier_HDR_s.jpgLe 22 novembre 1987, le sieur JLK tirait le bilan du tour du monde de l'Orchestre de la Suisse romande qu'il avait eu l'heur d'accompagner, plus de vingt jours durant, du Japon en Californie, en chroniqueur musicalement à peu près inculte du Matin. 

    L'invitation de l'OSR relevait de l'expérience humaine et du témoignage, sur la vie d'un orchestre et son premier retour au Japon, tout au souvenir du grand Ansermet, plus que du rapport mélomaniaque ou de la claque publicitaire...  

    C’est une belle aventure qui s’est achevée jeudi dernier avec le retour de l’Orchestre de la Suisse romande en ses pénates. Or s’impose, en premier lieu, de dire l’immense mérite de tous les artisans de cette réussite, du maestro Armin Jordan aux garçons d’orchestre, en passant par les organisateurs, Ron Golan en tête, qui ont surmonté moult difficultés considérables, pour finir avec les musiciens de l’orchestre, parfois soumis à de très rudes efforts physiques, et qui n’en ont jamais laissé rien paraître, ou presque.

    Qu’on n’imagine pas, à cet égard, que ce premier tour du monde de l’OSR fut tous les jours une partie de plaisir pour la plupart des membres de l’orchestre. Si tous n’auront pas subi, avec la même intensité, les redoutables effets du « jet lag », du moins les fatigues liées aux interminables déplacements furent-elles largement partagées. À quoi s’ajoutent les conditions parfois défavorables,  tenant à la qualité du public public ou à l’acoustique des salles dans lesquelles tel ou tel concert se sera déroulé, aux Etats-Unis notamment. 

    olivier-rivaux-par-Alcala.jpgLes plus résistants, dans la foulée, n’auront certes pas manqué de consacrer le peu de temps que leur laissait ce marathon (dix-sept concerts en une vingtaine de jours) a la découverte d’un peu de Japon ou d’un soupçon de Californie. Mais il en est d’autres qui se sont sentis réduits à l’état de «bêtes de concerts», frustrés de l’enrichissement qu’aurait pu signifier un tel voyage dans des conditions moins soumises aux lois de la rentabilité... 

    Au demeurant, le fait même de la tournée est généralement apprécié, qui représente l’occasion, pour les musiciens, d’apprendre à mieux se connaître et de jouer ensemble dans des conditions plus stimulantes qu’à l’ordinaire. Dans cette perspective, l’observateur non initié que je suis aura pu évaluer l’importance, pour l’orchestre, de l’acoustique de chaque salle et de la qualité du public.  

    IMG_8959_HDR_11x18_Tom Ginn_ps2_sm.jpgNul hasard, ainsi, que les meilleurs concerts de la tournée aient été le premier de la série japonaise, à Matsudo, devant un parterre de lycéennes enthousiastes, et les deux derniers à Tokyo, dans d’admirables salles bondées d’un public rappelant le chef jusqu’à sept ou huit fois. 

    Cela étant, à l’exception du concert un peu terne de Torrance, dans une salle sonnant médiocrement et garnie d’un public quasiment grossier, jamais je n’aurai ressenti, pour ma part, le moindre sentiment de lassitude routinière,et moins que jamais à l’écoute du énième Boléro, magnifiquement enlevé pour la, clôture du dernier concert de San Francisco. 

    Privilège exceptionnel, soit dit en passant, que celui du Béotien côtoyant quotidiennement la tribu protéiforme de l’orchestre et découvrant, au-delà des particularités et des différences, le même amour de la musique et le même sérieux, enfin le même respect amical pour le sachem Armin Jordan. 

    Kremer_Argerich_230880103.jpgEt quelle fête, aussi, que d’entrer progressivement dans la substance vive de la musique en détaillant, un peu mieux chaque soir, l’étoffe sonore de telle partie des cordes ou la rutilance de telle sonnerie de cuivres, tel éblouissant dialogue du piano de Martha Argerich et du basson de Roger Birnstingl, ou tel formidable soulèvement d’ensemble de tous les registres soudain empoignés comme une pâte fluide et vigoureuse à la fois, enfin quelle leçon que d’assister au work in progress du chef avouant, sans fausse modestie, son insatisfaction (pour la symphonie de Brahms par exemple) ou ses doutes...

    Inoubliable souvenir de l’émotion nous prenant à la gorge dès la première mesure du concerto de Sibelius où retentit la voix lancinante, fragile et fougueuse à la fois, du violon de Gidon Kremer. 

    Souvenir d’une fin de soirée passée dans une cave à jazz du quartier chinois de San Francisco, avec le hautboïste Bernard Schenkel. 

    Souvenir d’une journée merveilleuse en compagnie des violonistes Monique Westphal et Hans Reichenbach, à revisiter pour la deuxième fois le fabuleux Musée Norton Simon de Pasadena. 

    downtown-san-francisco-ariane-moshayedi.jpgSouvenir d’une nuit à refaire le monde et à comparer les mérites de l’Europe et de l’Amérique, avec l’ami Kevin Brady et sa dulcinée, avant le lever du soleil sur le Pacifique. 

     

    Et tant d’autres bons et beaux moments, qu’il vaudrait mieux dire en musique... 

    jordan_armin.jpgLe bilan du Maestro

    Il est, sans doute, de plus grandes stars de la baguette que lui. Mais yen a-t-il beaucoup qui, dans leur orchestre, suscitent autant de fraternelle estime qu’Armin Jordan? 

    Un Ansermet ou un Sawallisch ont assurément marqué les musiciens de l’OSR. Cependant, Armin Jordan incarne actuellement l’homme qu’il faut à l’Orchestre de la Suisse romande, avec sa sensibilité tout en finesse, sa psychologie, son exigence, son engagement personnel très impressionnant et ses vertus de medium et de catalyseur. 

    « Je ne suis pas une vedette qui sesoucie d’abord de sa carrière. Ce qui m’importe avant tout, c’est de travailler le plus possible avec le même orchestre, car je crois que c’est ainsi qu’on peut vraiment progresser. Ce qui me gêne actuellement, c’est que qu’avec la multiplication des moyens de communication on dispose de références qui fondent de véritables préjugés musicaux. On croit qu’il faut jouer Brahms comme ceci, parce que telle est la perfection. Et pour la même raison, les orchestres se mettent tous à jouer de la même façon. 

    En ce qui me concerne, ce n’est pas tant de l’interprétation que je me soucie que de la sonorité de l’orchestre. Le son d’un orchestre, c’est en somme sa « voix » propre, la signature de sa personnalité. Et c’est ce que je me suis efforcé de travailler particulièrement pour cette tournée. Plus qu’une affaire de prestige ou de renommée, la tournée m’apparaît comme l’occasion d’un bilan. »

    Après le dernier concert de San Francisco, mardi dernier, Armin Jordan s’est fait acclamer, debout, par ses musiciens. De son côté, il tient à leur rendre hommage pour la qualité de leurs prestations. 

    « J’ai la chance d’avoir bénéficié du rajeunissement considérable de l’orchestre, ces dernières années. A l’heure qu’il est, nous avons une équipe remarquable de jeunes solistes dont l’enthousiasme est stimulant. Le métier de musicien d’orchestre a un aspect très physique qu’on oublie parfois. D’où l’usure inévitable. Mais je crois que nous pouvons être contents de l’état actuel de l’OSR, sans tomber dans l’autosatisfaction. »

     

    (La suite de ces chroniques a paru dans Le Matin, entre le 16 octobre et le 22 novembre 1987).

  • Mémoire des invisibles

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    Dans Les invisibles, paru en 1992, Alexandre Soljenitsyne, mémorialiste providentiel des martyrs du communisme achève de raconter la guerre secrète qui aboutit à la publication de L'archipel du goulag. Une chronique souvent poignante, aux figures inoubliables.

     

     

    Les convulsions du postcommunisme tendent à faire oublier, aux têtes de linottes occidentales, ce que fut le régime politique et social le plus désastreux du siècle, que d'aucuns se prennent déjà à regretter. Or, les mémoires se rafraîchiront à la lecture du nouveau livre formidablement tonique d'Alexandre Soljenitsyne, où l'on assiste au combat souterrain de héros anonymes tous voués à la défense de la même cause: faire connaître au monde la vérité sur le goulag et en finir avec Léviathan. 

     

    Si l'ouvrage relève d'abord du témoignage historique, c'est souvent avec l'intensité d'un thriller qu'il nous captive. Nous y rencontrons de magnifiques personnages, surtout féminins, qui nous revigorent par la fougue et le désintéressement de leur engagement. Des lendemains de la mort de Staline à la nouvelle glaciation du sinistre Brejnev, nous revivons, au jour le jour, le combat d'un écrivain contraint de planquer à mesure tous ses papiers et de multiplier ses ruses de Sioux pour survivre. 

     

    De fait, celui qui a résolu de rendre voix aux millions de victimes muettes du goulag a mis au point une stratégie qui implique plus d'une centaine de personnes éparpillées aux quatre coins de Moscou et des steppes, jusqu'en Estonie, en Autriche, aux Etats- Unis, en Suède et à Paris. Ainsi a-t-il pu réunir, et préserver de la destruction, les archives de son immense mémorial-réquisitoire. L'archipel du goulag nous fut-il parvenu sans cette prodigieuse organisation clandestine? Rien n'est moins sûr! Et comment ne pas penser que la face de l'Histoire en eût été changée?

     

    Nous savions déjà, pour avoir lu Le chêne et le veau (Seuil, 1975),qu'Alexandre Soljenitsyne a mené son combat souterrain en véritable chef de guerre. Mais des visages et des noms manquaient encore à tous ceux qui l'ont aidé et dont il ne pouvait parler tant que cela représentait un danger pour eux. Ecrit, à chaud durant l'exil zurichois de l'écrivain (le manuscrit est daté de 1974-1975), le livre bouillonne de lave existentielle. 

     

    Aussitôt y apparaissent de vrais personnages de romans, tel Nikolaï Ivanovitch Zoubov qui avait 22 ans à la Révolution, a passé par les camps et montre des talents exceptionnels pour la conspiration. Ainsi fabrique-t-il des caissettes à double fond dont Soljenitysne se servira pendant des années pour planquer les minuscules feuillets de ses manuscrits. D'abord très isolé, luttant contre le cancer puis en butte aux déboires de son premier mariage (sa femme conçoit une véritable phobie jalouse à l'égard de L'archipel), Soljenitsyne trouve peu à peu des soutiens auprès d'anciens zeks qui s'enthousiasment pour ses premiers écrits, parfois imprudemment. Ainsi l'engouement insouciant de l'un d'eux provoque-t-il, en 1965, une première descente dramatique du KGB. Mais le réseau de la «Cause» est déjà solidement ramifié, jusqu'en Estonie où, deux hivers durant (65-66 et 66- 67) Soljenitsyne va travailler d'arrache-pied, produisant jusqu'à vingt-cinq pages par jour du manuscrit de L'archipel...

     

     

    Répartis par cercles concentriques et s'ignorant les uns les autres, les membres du réseau clandestin ont pour point commun le même dévouement et le même courage: «Tous ne pensaient qu'à une chose: casser la gueule au pouvoir en place.» Les plus belles figures du mouvement sont des femmes. Telle Elizaveta Denissovna Vioronianskaia, dite Queen Elisabeth, ou encore Kiou, qui vit dans un antre putride à la Dostoïevski et dont l'imprudence (elle note tout dans son journal) lui vaudra une horrible fin — sans doute a-t-elle été «suicidée» par le KGB —, provoquant la publication en catastrophe de L'archipel du goulag. Telle aussi Lioucha Tchoukovskaïa, inappréciable chef de réseau et Paganini de la dactylographie, mais se chamaillant avec l'écrivain qu'elle estime prendre des positions trop droitières dans «Août 14». Telle encore Natalia Stoliarova, fille de déporté et de terroriste (sa mère a fomenté un attentat contre Stolypine), qui se dévoue sans compter et dont l'écrivain cite une lettre bouleversante. 

     

    Une ferveur partagée 

     

    Telle enfin la bienfaisante Alia, de vingt ans la cadette de l'écrivain et qui va s'identifier à son œuvre avant de devenir sa seconde épouse. Et tant d'autres figures, des Estoniens que Soljenitsyne chérit particulièrement, aux étrangers qui à Paris (Nikita Struve), à Zurich (l'avocat Fritz Heeb) ou à Vienne (la traductrice Lisa Markstein) assurent sa base logistique, ou à ces «gamins de Russie» qui se vouent à la diffusion de L'archipel du goulag en URSS, sous le manteau. 

     

    Sans doute est-ce parce qu'il est croyant que Soljenitsyne accentue le côté miraculeux de sa victoire. Mais aussi, l'on relèvera comme une sorte de faiblesse étrange dans le comportementdu KGB à son égard. Lui-même remarque d'ailleurs qu'avec lui «ils ont toujours été comme paralysés, ils ont toujours manqué de jugeote et de célérité dans les réactions les plus simples, les plus élémentaires». 

     

    Notons enfin, pour ceux qui se sont fait de Soljenitsyne l'image d'une espèce d'ayatollah revêche, que son témoignage, d'une constante équité, nous touche au contraire par sa grande humanité. Généralissime menant sa bataille avec un soin sourcilleux du moindre détail (mais il en allait d'une mission surhumaine et de la vie de ceux qui l'aidaient!), Alexandre Soljenitsyne n'en apparaît pas moins ici, pourl'essentiel, comme un homme qui, autant que ses «invisibles», fait honneur à notre pauvre espèce et nous rend confiance. . . „ 

     

    Alexandre Soljenitsyne. Les invisibles. Traduit du russe par Anne Kichilov. Fayard, 307p.

  • Borgeaud l'oiseleur

     

    topelement.jpgEn 1997 paraissait, sous le titre alléchant de Mille Feuilles, le premier de quatre tomes réunissant les proses éparses (sur la vie, Paris, peintres, romanciers, hauts lieux et riches heures) de l'écrivain, décédé en décembre 1998. 

     «  L’ écriture est un art d'oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l'infini», écrivait Charles-Albert Cingria, dont on pourrait reprendre la belle définition pour qualifier la démarche de Georges Borgeaud, lequel fut son compère occasionnel et représente assurément son plus évident héritier littéraire. Tous deux partagent en effet, en catholiques gourmands, le goût et l'art du grappillage heureux dans les vignes du monde, tous deux sont de merveilleux causeurs que nourrissent indifféremment les plus simples choses dela vie ou les livres, les oeuvres d'art, le génie des lieux ou les minutes heureuses de notre déambulation terrestre. 

    L'œuvre de Cingria fut peut-être plus foncièrement originale que celle de Georges Borgeaud, apte à ravir en revanche un plus large éventail de lecteurs. Ceux-ci connaissent évidemment ces «classiques» que figurent Le Préau (Gallimard, 1952), La Vaisselle des Evêques(Gallimard,1959) ou Le Voyage à l'Etranger (Grasset, 1974), relevant de la fiction autobiographique, mais peut-être est-ce ailleurs que le meilleur de l'art de la digression propre à Borgeaud aura cristallisé: dans les chroniques d'Italiques (L'Age d'Homme, 1969) ou dans Le Soleil sur Aubiac (Grasset, 1986), et enfin dans la kyrielle de textes éparpillés de journaux en revues que la Bibliothèque des Arts, par les soins de Martine Daulte, a entrepris de réunir en quatre volumes dont le premier vient de paraître. 

    images-21.jpegParlant de lui-même dans le Dictionnaire de Jérôme Garcin, où les auteurs étaient appelés à consigner leur propre bilan posthume, Georges Borgeaud notait ceci de bien significatif: «Il avait taillé la flûte dont il jouait dans le concert littéraire dans un roseau des marais de la mémoire d'où il tirait la substance de ses partitions et de ses thèmes parmi lesquels les plus obstinés: l'éloge de la solitude et du silence, de l'indépendance absolue, du vagabondage de l'esprit et du corps.» Et de se comparer au merle «dont le jabot ne contient que de brèves, mélancoliques et répétitives variations sur un ton mineur où l'amour, bien entendu, trouve ses notes mais aussi les accents de la peur, dela colère, de la protestation et les roulades de la moquerie et du rire». 

    Le chant et l'effusion 

    AVT_Georges-Borgeaud_7564.jpegC'est encore d'oiseaux qu'il est question dans la préface de Frédéric Wandelère, collectionneur d'appeaux comme l'est aussi l'écrivain,qui rappelle que le protagoniste du Préau s'appelle Passereau et souligne la récurrence du thème dans ces chroniques, de merles en buses et jusqu'au crapaud-flûte que le contemplatif du Lot écoute la nuit dans son pigeonnier.

     

    À Paris, c'est un merle qui annonce dès février le printempsà Borgeaud dans les frondaisons du cimetière de Montparnasse qu'il voit, de sesfenêtres, s'étendre sous la lune comme «une ville sainte de livre d'heures», etle préfacier note alors: «Le merle est un de ces autres passereaux, qui chanteinvisible au-dessus des tombes et se tait quand le regard, porté par desjumelles, le touche. Il marque un de ces moments d'effusion silencieuse quifont tout le prix de ces textes.» Ceux-ci sont très variés et constituent, avecles beaux (parfois très beaux) dessins de Pierre Boncompain, non seulement un recueil des écrits que Borgeaud a publiés en un peu moins de vingt ans (de 1950à 1969) à diverses enseignes (N.R.F., Gazette de Lausanne, NouvellesLittéraires, etc.), mais une sorte de florilège du goût et de chronique nonchalante ponctuée de pointes admirables. 

     

    Comme toute une famille sensible rassemblée par Jean Paulhan, Georges Borgeaud était capable d'élever le genre du libre propos (sur quelque sujet que ce fût: les escargots, les emballages, les anges, la lumière de Vermeer ou la passion des étudiants d'Urbino pour Brigitte Bardot) à un niveau qui nous les conserve jusqu'aujourd'hui en parfait état de fraîcheur. La culture n'est jamais ici brillance extérieure mais élément d'un tout vivant, sédimentation d'expériences et de sentiments éprouvés, mille-feuilles du cœur et de l'âme. Cingria, lui encore, disait qu'«observer c'est aimer»... 

    Ramuz.jpgOr Borgeaud aime beaucoup en détaillant ce qui requiert sa curiosité sous sa loupe d'enfant demeuré: sa visite à «un certain» Ramuz, le dortoir de collège catholique qu'il revisite pour évoquer la crainte romande du bonheur des corps, la balade inspirée (par quelques fioles partagées avec Jacques Chessex) qu'il restitue dans L'Embouchure aux buses, ses belles approches de peintres (Soulages et de Staël, en particulier), ou ses méditations plus personnelles, composent un ensemble frémissant d'intelligence sensible et d'alacrité cocasse, truffé de ces adjectifs inattendus ou de ces trouvailles (ces poules qui traversent le blé en herbe «comme des sampans»...) auxquels on reconnaît l'art de l'oiseleur.J

    Georges Borgeaud. Mille Feuilles, tome I. Textes réunispar Martine Daulte. Préface de Frédéric Wandelère. Dessins de PierreBoncompain. La Bibliothèques des Arts, 284 p.

  • Les fruits d'or de l'âge

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    En automne 1995, Nathalie Sarraute, avant son entrée dans La Pléiade, alerte encore malgré ses 95 ans, et comme adoucie, évoquait un Ici où la fausse parole se dissout dans une sorte de sourire entendu.

     

    Il faut lire Nathalie Sarraute en fermant un peu les yeux,comme pour discerner ces motifs incorporés dans les images à trois dimensions qu'on découvre soudain avec un mélange de surprise enfantine et de légervertige. 

     

    Plus exactement, c'est avec son oreille intérieure qu'il faut accommoder en l'occurrence, pour mieux entendre et mieux «situer» les multiples voix qui murmurent, s'appellent et se répondent dans cette nouvelle chambre pleine d'échos de la vaste maison Sarraute.

     

    Dans Enfance, il ya quelques années, Nathalie Sarraute avait grappillé, au fond de sa mémoire, tout un semis de «petits bouts de quelque chose d'encore vivant». Or un peu de temps a passé encore et voilà qu'Ici nul n'a plus même d'âge ni de souvenirs biographiques, comme si l'on avait rejoint l'œuf primordial qui serait à la fois germe de pure présence ou bulle de verbe à sa source, voire encore vaisseau spatial. 

     

    images-11.jpegLe trou noir 

     

    Avant la reprise du chuchotis chamailleux qui tisse la trame vocale de tout son théâtre, c'est tout de même par l'espèce de trou noir de la mémoire défaillante que Nathalie Sarraute nous fait guigner. 

     

    Même si le vertige du mot qui manque ou du nom qu'on cherche (je l'ai sur la langue, tenez) se vit à tout âge, l'on sent Ici que cette perte se charge d'un autre sens et comme accepté, dans cette espèce de brume fatale que forme «l'haleine de l'absence irréparable, de la disparition». 

     

    Or plutôt qu'un reniflement d'apitoiement sur soi, c'est quelque chose d'allègre qui se perçoit à l'évocation de cet Ici tout vibrant de présence où ne signifie plus «rien d'autre qu'exister». 

     

    Ici devrait «rester pur de toute parole», mais il va de soi que cela grenouille encore «un max» de tous les côtés où se perpétue le mouvement brownien des mots agités comme des «lutins curieux, excités, impatients», mots-emblèmes portés comme de petits drapeaux ou mots-banderilles qu'on fiche dans le cuir de l'autre aux arènes de la controverse, mots-pulsion ou mots-gestion, mots-devoir ou mots-savoir à n'en plus pouvoir tant qu'à la fin ils «vous pompent l'air». 

     

    Formules-clôtures Ici serait en somme le lieu d'un regard circulaire à la fois paisible et sérieux,sur la petite chaise peinarde au bord du gouffre aux deux infinis. Mais bientôt ce serait reparti pour démêler ce qui «se construit sous les mots», de nouveau l'on se sentirait le besoin de démanteler les obstacles du malentendu ou du malécouté, et toutes ces formules-clôtures dont le «bourdonnement continu produit comme un assoupissement», toutes ces expressions sonnant le creux et construisant autour de nous une façon de réalité virtuelle, toute cette fausse parole usantet abusant des mots-drame (ce mot Malheur dont tant se servent aujourd'hui pour conforter leur image de grands humanitaires) dans le bruit du siècle. Tout cela que Sarraute détaillait déjà dans Les Fruits d'or, délectable gorillage de la moutonnerie culturelle et littéraire.

     

    Ici ne serait plus enfin que «ce petit creux d'où déborde, se répand une délicate, apaisante,rassurante gaieté», non du tout lieu d'euphorie ou d'évasion mais de conscience aiguisée en pointe de diamant d'âme pure et dans le ciel il y aurait l'étincelante écharpe de mots du père Pascal, vous savez, «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie», que traînerait un joli bimoteur, et vous essaieriez de vous rappeler les couleurs, les saveurs de la vie en cherchant vos mots... 

     

    sarraute-n1.gifNathalie Sarraute: Ici, Gallimard, 182 pages.

  • De si chers compères

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    En 1996 paraissait une suite à la trilogie mémorable de Gerhard Meier. A l'écoute de la «grande résonance» de la vie, le merveilleux écrivain de Niederbipp développait, avec Terre des Vents, une nouvelle fugue à variations où deux amis se parlent par-delà la mort. Gerhard Meier, quant à lui, est décédé le 22 juin 2008. 

    C'est, au sens le plus strict, une œuvre extraordinaire que celle de Gerhard Meier, en cela que sa vocation essentielle paraît de sortir de l'ordinaire à un moment donné pour s'affirmer dans sa lumière d'éternité. 

    S'arracher de l'ordinaire à l'état d'éclaireur, au sens propre là encore, quand on a passé un tiers de sa vie dans une fabrique de lampes, ne signifie pas forcément jeter mille feux d'esbroufe, bien au contraire: amorcée la cinquantaine passée, l'œuvre de Gerhard Meier apparaît comme l'expression naturelle d'un profond besoin d'écrire vrai. 

    Sans artifices, mais non sans grand art aussitôt placé, l'écrivain a cristallisé ce qu'il avait à dire par le truchement de mémorables évocations de balades et autres conversations auxquelles s'adonnent deux amis à la vie à la mort: les fameux Baur et Bindschädler, Dupond- Dupont philosophes qu'on pourrait dire aussi des Bouvard et Pécuchet romantiques, dont les entretiens se sont amorcés au cimetière d'Amrain avec L'Ile des Morts, ont continué dans Borodino et se sont achevés avec, à la fin de La Ballade de la Neige, la mort de Baur qu'on imaginait marquer la conclusion du cycle. 

    Or, voici que celui-ci se prolonge, pour le bonheur du lecteur, avec le retour de Bindschädler au «centre du monde» d'Amrain, localité du pied du Jura qu'on est libre d'identifier à Niederbipp, au cimetière duquel le narrateur vient d'abord revisiter la tombe de son ami Baur avant que de faire escale chez sa veuve Catherine, «légèrement vieillie mais embellie», entre autres digressions et pèlerinages oniriques. 

    Au regard superficiel, le monde qu'illustre Gerhard Meier peut évoquer une Suisse vaguement archaïque que d'aucuns trouveront même réactionnaire, pas moins hostile aux idéologies du progrès et au blabla intellectuel que ne l'était Robert Walser dans ses considérations de franc-tireur. 

    La rêverie lyrique de Terre des Vents rappelle d'ailleurs les conversations de Walser et Carl Seelig au long de leurs promenades, et le terme musical de ballade désigne mieux encore le genre de ce livre ouvert aux vents du temps et des grands espaces, que sous-tend une basse rythmique à la manière de L'Ecclésiaste.

    En ces temps de déshumanisation mondiale, l'extraordinaire apport de Gerhard Meier ressortit simplement à la transmutation du plus ordinaire, dans une sorte de coulée musicale limpide, lumineuse et tonique à la fois. De fait, nulle morosité dans cette suite d'élégies entrecoupées de digressions plus mordantes: qu'il parle des arbres à la frémissante présence tutélaire, mais que menacent les pluies acides, d'un jeune suicidé dans son cercueil «souriant comme lorsqu'on a fait une bêtise», du cidre frais qui paraît être «de la lumière d'automne liquide» ou de telle horloge simulant «quelque chose comme le temps de l'univers» pendant qu'au-dessus d'une île mythique brillent «des étoiles ranimées par un vent venant du cosmos», l'écrivain ne cesse de vivifier et d'agrandir les motifs de son timbre-poste provincial aux dimensions d'un plus ample territoire sensible et spirituel, reflet de ce monde intérieur «où tout est intact alors que le monde réel ne cesse de se dégrader».

    Gerhard Meier. Terre des Vents. Traduit de l'allemand par Anne Lavanchy. Editions Zoé, 125 pages.La trilogie Baur et Bindschädler est disponible en un volume, également chez Zoé.

     

     

  • Au Luxembourg ce matin

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    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…

    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…

    Tout à côté m’intrigue la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer, reproduisant en bois, et au format, une Silver Ghost, conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov dont le projet déclaré est de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des plantes grimpantes à fleurs, des lierres véhéments, des verdures de toute sorte vont ainsi proliférer sur la carène de bois de la Rolls qu’un jardinier diligent prendra soin d’arroser tous les matins. Pour ma part je souris en relevant le nom du menuisier qui a réalisé l’objet : un certain Boulanger…

    Luco6.jpgLe Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout frais Occidental glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...

    Luco3.jpgEnsuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…



    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.

    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…

    Luco34.jpgEt voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

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  • Un sage aux yeux mi-clos

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    En octobre 1989 paraissaient les chroniques journalistiques de Marcel Aymé. Où l’indépendance d’esprit de cet écrivain célèbre, et largement méconnu, fait florès…

    Plus de trente ans après sa mort, on redécouvre l'œuvre deMarcel Aymé (1902-1967), récemment entré dans La Pléiade, mais toujours considéré, par beaucoup, comme un aimable conteur pour enfants, dont les titres de gloire se borneraient à quelques romans popularisés par le cinéma, tels La jument verte ou Le chemin des écoliers

    Reste donc à prendre la vraie mesure de ce grand écrivain non aligné, dont la pensée droite et généreuse a passé pour suspecte. Or, lisez plutôt Du côté de Marianne pour vous convaincre de la foncière honnêteté intellectuelle et des qualités de cœur de ce sage sceptique.

    La publication de chroniques journalistiques en volume est toujours un test. De fait, reprendre des écrits liés à une certaine actualité risque d'en accuser la part circonstancielle, sinon anecdotique. Du moins certains auteurs font-ils exception, et Marcel Aymé est assurément de ceux-là. 

    Comme nous l'apprend Michel Lecureur,son commentateur le plus pertinent, c'est grâce à Emmanuel Berl , qui s'était délecté à la lecture de La jument verte,que Marcel Aymé commença de collaborer à l'hebdomadaire Marianne, lancé en 1932 par les Gallimard pour tenter d'égaler lescsuccès de Gringoire ou de Candide.

    Aymé.jpgMarcel Aymé était-il le meilleur représentant de cette mouvance républicaine et «de gauche» que prétendait illustrer le nouvel hebdo ?Sûrement pas: Marcel Aymé n'était pas «de gauche», il était insituable. 

    Terrien d'origine (un peu comme Ramuz), il se méfia toujoursdes engouements idéologiques et des pouvoirs établis, au point de ferraillertous azimuts: contre les pontes de la justice française, contre les jobards duterrorisme intellectuel, contre Hitler et contre Staline. 

    Lorsqu'un président de la République attitré lui offrit la rosette d'honneur, Marcel Aymé proposa à l'éminence en question de «se la carrer dans le train». Tel fut le style du bonhomme...

    Attention, péril...

    Mais l'important est tout ailleurs. L'important, c'est ce que dit Marcel Aymé. En 1933, par exemple. Sous le couvert d'un frotteur de parquets qui fréquente tous les milieux, le voici qui fait s'exprimer la France bourgeoise, aristocratique, puis plébéienne. Or à l'entendre, seules les filles des «maisons» sentent venir le péril hitlérien. Bon. 

    De la même façon, il règle leur compte, dans Vive la race!, aux foldingues du racisme aryen imbécile, bien avant que ne s'expriment les messieurs Sartre et Aragon... 

    Marcel Aymé, messieurs les intellectuels «concernés», souffrait de voir de jeunes Français crever famine et pointer au chômage, commel'insupportait la justice des salopards blanchissant les parents tortionnaireset chargeant une Violette Nozières. 

    Ici, nous le voyons poser son diagnostic, sans concession. Ala même époque, vous ne disiez mot... 

    Au demeurant, Marcel Aymé ne jouait pas les incendiaires. Les yeux ouverts, mais à la fois mi-clos, il distillait tranquillement sa vérité de quidam. Sage entre tous, il savait que l'Etat n'est qu'une piètre défense quand le citoyen se bat contre cela même que les bureaux ont sécrété. 

    A l'image d'un Alexandre Vialatte, il prenait toujours parti pour l'individu, contre l'institution. A l'époque de la crise, il avait observé les pieds de la France, fort endoloris. Plus tard, il eut le souci de subordonner son sens de la cocasserie et de l'impertinence à des vues résolument optimistes. 

    Bien entendu, Marcel Aymé ne croyait que modérément à la perfectibilité humaine. Ses chroniques n'en ont que plus de réjouissante lucidité. Nous les lisons d'un pied attentif, d'un cœur aimant, d'une âme furieusement reconnaissante. 

    Aymé2 (kuffer v1).jpgMarcel Aymé, Du côté de chez Marianne, Gallimard,1989.

  • Le grand air du redilemele

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    Après L'amant qui a fait entrer le chic littéraire parisien dans les grandes surfaces, la diva Marguerite, Duras en Castafiore, remettait ça devant son miroir, en mai 1991. Poses et tics àl'envi. Reflets de reflets. Garçon, un pastiche!

    En cas d'article sur le livre recommencé, montrer que l'enfant a pleuré. Que très fort elle a pleuré l'enfant qui n'avait pas de nom dans le premier livre, et que très fort aussi, l'enfant, elle a joui dans la chambre ouverte avec le Chinois. 

    Très fort que l'article dise que le Chinois à la main chinoise (la main magnifique qui a la grâce d'un oiseau mort) a lui aussi pleuré de ses yeux fermés comme dans les films (en cas de film montrer les yeux fermés), juste avant de prendre l'enfant dans la chambre dont le premier livre faisait sentir (très fort) que la ville était si proche qu'on entendait son frôlement contre les persiennes comme si des gens traversaient la chambre. 

    Mais d'abord l'article sur le livre recommencé devrait montrer quelques images du livre sans rendre compte du récit que seule la voix du livre (du livre recommencé et de l'autre), la voix aveugle, la voix sans visage, la voix silencieuse serait jamais à même de moduler. 

    Alors l'article dirait Sadec en Indochine. Dirait 1930. Il dirait Mékong l'article. Il dirait Madame française et le lecteur (en cas de lecteur) saurait très fort que ce serait la mère de l'enfant. Il dirait Paulo l'article, le petit frère différent que l'enfant aime plus que tout, Paulo battu par son grand frère que l'enfant détesterait au point de le faire mourir (très fort) dans ses livres, plus tard. Puis il dirait Morris Léon Bollée l'article et le lecteur reconnaîtrait (de l'autre livre) l'auto du Chinois grande comme une chambre de Grand Hôtel et l'article dirait aussi (très fort) la magie de ce pays indécis, de ce pays d'enfance, de ces Flandres tropicales à peine délivrées de la mer. 

    Enfin en cas d'article sur l'article, il faudrait qu'il montre fort, l'article sur l'article, ce que l'auteur (très fort) a voulu montrer en montrant avec le livre recommencé ce qu'il y a de plus fort dans l'autre livre: tout l'ouvert du désir et de la douleur. 

    Et l'article devrait pleurer. Il se mettrait à rire l'article. Et l'article sur l'article dirait: je vous aime tellement que j'ai envie de vous quitter. Alors la caméra (en cas de film) se braquerait sur la fin de l'article sur le livre recommencé et dirait: ça ressemble à une douleur.

    Et l'article sur l'article au bord de pleurer (on voit l'enfant quitter le Chinois après avoir pleuré et joui comme le Chinois a pleuré et joui du plus fort de ses forces) sangloterait à son tour: une douleur, oui, et elle ferait mal. 

    Et l'auteur du livre et du livre recommencé et du film et de l'article sur le film (en cas de film) écrirait en riant et elle pleure: souvent les douleurs elles font mal... 

    Marguerite Duras, L'amant de la Chine du Nord. Gallimard, 237 pages.

     

    (Ce pastiche a paru dans le quotidien 24 Heures en mai 1991)

  • Styron sauvé des ténèbres

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    Fin  1994 paraissait la traduction d’Un matin en Virginie de William Styron. Les résonances personnelles de la guerre, les relations entre Noirs et Blancs et la mort de la mère constituaient les thèmes de ce beau livre. Retour sur une rencontre mémorable à Paris. William Styron est décédé en 2006.

     

    Guéri de la terrible dépression dont il a détaillé les atteintes dans Face aux ténèbres(Gallimard, 1990), William Styron nous revientavec trois récits à caractère autobiographique dont les épisodes, tantôt poignants et tantôt cocasses, s'inscrivent sur fond de crise économique (rappelons que l'auteur est né en 1925) et de guerre. 

     

    Relevant de la musique de chambre en regard des symphonies romanesques qui ont établi la célébrité mondiale de l'écrivain, telles La Proie des Flammes et Le Choix de Sophie (réunis dans la collection Biblos, Gallimard 1993), ce recueil en est d'autant plus attachant, avec des moments d'une intense poésie et un nouvel éclairage très personnel sur le jeune Styron.

    —  Ces récits sont présentés comme autobiographiques. Cependant le protagoniste y apparaît sous un autre nom que le vôtre. Pourquoi cela? 

    —  Aucune de ces histoires n'est purement autobiographique. Disons qu'il s'y trouve un tiers d'événements réellement advenus et deux tiers inventés, qui ne sont pas moins «vrais» pour autant. S'il est exact que j'ai été dans les marines, je ne me suis jamais trouvé sur un bateau au large de la côte japonaise, et l'officier qui raconte son histoire detravesti russe est un symbole du «macho» guerrier. Ma mère est effectivementmorte à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle a étudié la musique à Vienne et rencontré Gustav Mahler, mais les péripéties de cette matinée emblématique sont imaginaires. Quant au personnage du père, autodidacte cultivé, socialiste et antifasciste, il ressemble bel et bien au mien. 

    —  A-t-il eu la même réaction violente contre Dieu face aux souffrances de votre mère? 

    —   Non, cet épisode est inventé, bien que mon père fût un sceptique, comme je le suis moi aussi. Cela étant, je puis dire que j'ai éprouvé personnellement cette sorte de révolte à la manière de Job, contre un Dieu sans miséricorde, lorsque je me suis trouvé au fond de la dépression, dont la souffrance est particulièrement atroce. 

     

    —  Avez-vouséprouvé le sentiment, à l'armée, d'être un zéro? 

     

    —  Sans doute, mais ce que j'ai tenté d'exprimer fait surtout référence à la machine de guerre, par rapport à laquelle les états d'âme des jeunes gens ne pèsent rien. L'approche du danger donne en effet une nouvelle profondeur à la vie, et l'on ne sent pas du tout, alors, un zéro...

    —  Que pensez-vous des guerres actuelles? On a parlé récemment de «guerre propre»... 

    —   Même si toute guerre me semble mauvaise, je crois que la dernière guerre «propre» que les hommes aient livrée était la Seconde Guerre mondiale. Pour ma part, je n'ai eu aucune hésitation à propos de la justification de cette guerre contre le fascisme à l'état pur des Allemands et des Japonais. En Corée, j'ai eu plus demal à distinguer le bien du mal. Quant au Vietnam, c'est nous qui étions du côté du mal. Plus on va, d'ailleurs, on le voit dans les Balkans, et plus la ligne de démarcation entre bien et mal paraît difficile à discerner. 

    —  Que représente l'enfance à vos yeux? 

    —  Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours uneprécieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence,et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grand richesse. 

    —  Les relations assez fraternelles qu'entretiennent le vieux Noir et la familleblanche, dans Shadroch, sont-elles typiques des années de la grande dépression?

    —  Il va de soi que je ne cherche pas à idéaliser les relations entre Blancs et Noirs. Mais je voulais montrer que, dans certaines circonstances, subsiste un certain sens humain fondamental et une forme de solidarité. Celle-ci se manifestait notamment entre gens plongés dans la même pauvreté, même si les Blancs miséreux sont souvent les plus racistes. Ce que je voulais aussi montrer, dans cette histoire, c'est que même après l'abolition de l'esclavage a subsisté une autre forme d'asservissement, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs.  

    —  Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant au Etats-Unis que dans les pays islamistes? 

    —  Je pense que c'est un des phénomènes les plus dangereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme chrétien américain ont la même mentalité que les ayatollahs, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir. Il faut rester très vigilant, même si la défaite récente d'un Oliver North, entre autres signes, pondère notre inquiétude.

    —  Pensez-vous, à propos de l'affaire Rushdie, qu'un écrivain puisse tout dire? 

    —  Je pense que l'écrivain a le droit d'écrire ce que bon lui semble. Evidemment, c'est le point de vue d'un écrivain travaillant en régime démocratique, mais philosophiquement, et par principe, je défends le droit de tout dire, jusqu'au blasphème. 

    —  Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre œuvre? 

    —  Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l'oppression, quelles qu'elles soient. En exergue au Choix de Sophie, j'ai citéces mots du Lazare de Malraux qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'ailleurs: «Je cherche, écrit Malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité.» 

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    —  S'il vous était donné de vous réincarner sous quelque forme animale, laquelle choisiriez-vous?

    —  J'aimerais renaître sous la forme d'un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j'étais jeune... 

     

    La lancinante musique de vivre

    Une vie ne devient destin que dans une perspective globale où les joies et les souffrances de l'individu se lestent de sens valable pour chacun. Ainsi passe-t-on, en littérature, de l'anecdote datée et localisée au mythe durable à rayonnement universel. 

    C'est dans cette optique que les trois récits en crescendo d'Un Matin en Virginie dépassent le banal souvenir de jeunesse pour toucher au symbole poétique de haute volée. 

    Le drame de la guerre et l'humour de la vie se combinent dans Z comme Zéro, où le lieutenant de 20 ans Paul Amhurst, au large d'Okinawa, en 1945, se trouve partagé entre son orgueil belliqueux de marine drillé («c'est une guerre formidable», se répète-t-il selon la méthode Coué), et sa nostalgie du pays et des chères chamailleries de ses parents. 

    Dans Shadrach, nous retrouvons le même personnage à 10 ans, dans son village natal du Sud profond, où il assiste au retour d'un vieux nègre décidé àse faire enterrer dans le jardin de ses anciens maîtres, au milieu des siens. Dans une lumière faulknérienne, ce récit évoque merveilleusement ce moment purifiant où les races et les âges se dissolvent dans une sorte de communion amicale. 

    Enfin, ce sont les parfums épicés de l'adolescence, mais aussi le premier arrachement que William Styron condense dans Un Matin en Virginie, poignante remémoration de l'agonie de la mère dont les adieux en musique se fondent dans l'innocente et pittoresque rumeur d'une épicerie de province, tandis que, par-delà les océans, se prépare une autre tragédie...

    William Styron. Un Matin de Virginie, traduit de l'anglais par Maurice Rambaud.Editions Gallimard, coll. Du Monde Entier, 167 p.

     

    (Cet entretien a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 26 novembre 1994)

  • Portrait de femme fumant sa clope

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    L’on ne dira pas qu’il y a de la femme-enfant chez Léa, mais de l’enfance et de l’adolescence, d’une incorruptible fraîcheur au dam de tous les jeux de masques et de rôles auxquels elle se prête sans les prendre jamais trop au sérieux, sauf quand le vrai sérieux s’impose de soi.

           Léa solitaire fumant sa clope : tel est le plus beau dessin qu’ait réussi Théo durant les relevailles d’après la naissance de Chloé, dans la relative insouciance d’une embellie printanière en leur ancienne demeure de l’arrière-pays, comme si sa nouvelle vie, ou plus exactement ses trois nouvelles vies, plus Théo et son énergie plombée d’angoisses, valait ce jour-là cette sèche de répit.

           On note alors que, pas plus qu’elle n’est capable de mentir, Léa ne semble disposée à laisser tomber cette sale habitude de fumer, tout au moins un jour sur deux, comme il en va de nombreuses décisions prises par elle tel jour et qu’elle contredit le lendemain, sans la moindre difficulté ni la moindre apparence d’incohérence ou d’irrésolution, alors même que ce balancement des points de vue la rend tellement autre que les autres et tellement attachante – ce qui devrait se voir aussi sur le portrait.

           Tels sont en effet les natifs du signe des Dioscures, qui oscillent à tout moment entre leurs deux pôles et n’en finissent pas d’hésiter, voire de tergiverser, dont certains cependant, et c’est vrai pour Léa, tirent de leur double nature un entendement plus ondoyant des nuances de la réalité.

           Léa tient sa clope, sur le plus beau des dessins de Théo à notre connaissance, comme s’il en était d’un crayon ou d’un diapason de musicien, et tout le dessin semble fait d’un seul trait comme il en irait d’un seul trait de pinceau chinois, mais ce n’est pas tout à fait exact, et peu importe d’ailleurs : c’est un dessin d’une ligne parfaite dont l’épure va jusqu’à figurer, par du vide, le coin de meuble sur lequel Léa est accoudée, pesant à peine de tout son corps détendu et paraissant allégé dans sa posture à la fois nonchalante et ferme, rêveuse et la cibiche réduite à un trait oblique qu’on pourrait prendre, sur la main de Léa, pour un anneau d’alliance qu’à vrai dire elle n’a jamais porté, pas plus que Théo.    

           Dans une autre époque on eût peut-être parlé de main de maître  au vu de ce dessin, mais les temps qui courent exaltent plutôt le bâclé et le graffiti, le pseudo brut ou le pseudo déjanté dont Théo s’est toujours fait le contempteur véhément. En revanche il est plus que probable que ce dessin sans âge eût comblé l’empereur de la fable chinoise et Théo, du vivant de Gulley Jimson, aurait sans doute reçu bon compliment de son premier mentor.

           Telle était en tout cas, à l’épure, la Léa quadra d’après les premiers pas de Chloé, à laquelle il faut ajouter désormais ce qu’on pourrait dire le bronze de la sexa.

           Or un dessin, si parfait fût-il, n’est que l’approche d’un portrait appelant les couleurs, et c’est donc à d’autres révélations des vérités de la chair  qu’aspirent à présent les mains de Théo.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

  • Ceux qui sont en réunion

     

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    Celui qui se fait porter pâle par son nègre / Celle qui te fait remarquer qu’on ne dit plus nègre mais employé de surface littéraire /Ceux qui réseautent leurs utilités en termes de parts de marché noir / Celui qui t’attend quelque part dans la série Labyrinthe sans préciser dans quelle saison ni dans quelle boutique Saveurs & Senteurs du vieux Carcassonne / Celle qui te surprend en conférence alors que tu te prétendais en réu /Ceux qui sont en déplacement dans le même lit mais pas avec le « contact japonais » annoncé aux conjoints respectifs / Celui qui appelle l’Apocalypse « le vrai truc » / Celle qui se demande s’il n’y avait pas une couille dans l’ADN de son ex noiche / Ceux qui ne sont plus les mêmes depuis le bug de l’an 2000 / Celui qui ne se contente pas de McNuggets vu qu’il prétend (Mac le Marin en est témoin) valoir mieux que ça / Celle qui encourage son psy à lire Après l’orgie pour le préparer à ce qui va suivre / Ceux qui se disent du côté des abeilles qui en font un buzz / Celui qui est à côté de ses pompes même pas cirées pour la réu des cadres libérés / Celle qui attend Celui qui n’attendra pas une éternité même s’il ne s’est pas mouillé en marchant sur les eaux contre toute attente / Ceux qu’on taxe d’oiseaux blessés au vu de leurs poèmes effectivement graves / Celui qui se prétend en interview avec Alexandre Jardin qui prétend avoir des choses révolutionnaires à dire mais ni ceci ni cela n’est vraiment sûr d’ailleurs c’est l’époque qui veut ça comme l’affirme Anna Todd dans la 3esaison d’After dont il n’y a que les jaloux pour dire que c’est de la daube molle ça c’est sûr / Celle qui a stocké 200 packs d’eau de Vichy (les Célestins) dans son bunker souterrain sécurisé « en cas de pépin » / Ceux qui ont demandé à leur secrétaire (Nancy, Kelly ou Kevin selon les goûts) de les réveiller en cas de fin du monde vu qu’il ne faut pas manquer ça au dire du mage Attila Attali, etc.

    Peinture: Terry Rodgers

  • Sabres de coton

     

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    En 1990 paraissait un roman à clefs de Julia Kristeva, intitulé Les Samouraïs. Des guerriers de pacotille, selon le gâte-sauce JLK, qui n’a guère changé d’avis un quart de siècle plus tard…

     

    Au dernier défilé parisien du chic intello, Julia Kristeva — portant long — n'a pas craint de rompre avec sa ligne habituelle de théoricienne hyperferrée, pour esquisser un grand pas vers le peuple. Dans lesillage pailleté de l'homme de sa vie (dont nul n'ignore qu'il n'est autre que le sémillant Philippe Sollers), la voici passer, aussi bien, du discours sur le discours le plus sophistiqué à la forme romanesque la plus conventionnelle, que disons-nous, la plus bourgeoise qui soit! 

    Avec Les samouraïs, Julia Kristeva eût aimé brosser, à fresque, la saga des aventuriers de l'arche intellectuelle perdue de ce temps. N'y était- elle pas habilitée, pour avoir côtoyé ces gourous de la pensée contemporaine que furent Lacan et Barthes, Derrida et Foucault, Althusser et Lévi- Strauss, tous reconnaissables en ces pages en dépit de leurs pseudonymes.

    Des années soixante à nos jours, via Mai 68 et un voyage d'intellectuels parisiens en Chine populaire, l'évocation d'un cercle échangiste et de quelques désastres personnels, l'auteur s'est donc efforcé de ressaisir la dérive de toute une génération.

    Hélas, on est loin du compte, faute de chair et de substance aussi. 

    Car une chose est de disserter sur les «idéalités signifiantes» ou le «génotexte», et tout autre chose d'insuffler vie à une telle frise de personnages. Si la figure d'Olga, double évident de Julia Knsteva, ou celle d'Hervé Sinteuil (Sollers), des proches très BCBG de celui-ci ou encore d'Armand Bréhal (Barthes, touchante vieille fille dont le périple chinois ne manque pas de sel) ont un semblant de présence, on en devine la raison: c'est que Julia Kristeva s'intéresse prioritairement, dans ce livre, à sa très chère personne et à ceux qui l'entourent.

    7._I_le_de_Re_Philippe_Sollers_et_Julia_Kristeva.jpgAu reste, le couple à la fois volage et gentiment complice que forment Olga et Sinteuil dégage un indéniable charme, et cette fraîcheur insolente qui empreint la meilleure partie du livre. Enfin le lecteur sera tout remué de voir notre froide sémanalyste craquer positivement à l'idée de mettre au monde un bambichon producteur de phonèmes. 

     

    Signe des temps... 

    Là-dessus, les autres personnages du roman souffrent d'une inconsistance piteuse — des samouraïs aux sabres de coton- qui n'a d'égale que l'anémie de la chronique de ces vingt ans. Non sans candeur douteuse, Julia Kristeva ne craint pas, en outre, de réécrire l'Histoire à l'avantage de son clan. Voici par exemple le rôle qu'elle prête à Sollers en Mai 68: «Les contacts de Sinteuil avec la CGT laissaient prévoir le déclenchement d'un grand mouvement ouvrier.» Il y a de quoi se tordre de rire quand on sait l'audience infime qu'avait alors le poupin sophiste du côté de Billancourt…

    Ou bien voici le couple providentiel invité en Chine, en1974, et persuadé que les dirigeants ont besoin de lui pour se faire mieux comprendre du monde, «car un message qui n'est pas passé par Paris n'est pasencore un message, du moins je le pense - et eux aussi». On se trémousse d'hilarité devant tant de nombrilisme ingénu. 

    Reste que, tout de même, l'auteure nous intéresse à proportion de sa sincérité, même suffisante ou niaise. 

    À l'image de tant d'autres écervelés à cervelles hypertrophiées, Julia Kristeva, brillante intellectuelle s'imaginant pouvoir prendre le monde au filet d'un savoir trop arrogant, s'est fait elle-même rattraper par la vie. Mais peut-être ne le sait-elle pas encore, elle qui écrit que «Paris est une ville où personne d'intéressant ne pleure»? 

    Julia Kristeva, Les samouraïs. Editions Fayard, 460 p.


    (Ce texte a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 29 mars 1990)

  • Héraut de la liberté

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    Fin 1989 paraissait un remarquable recueil d’entretiens avec l’écrivain-président tchèque Vaclav Havel. Datant de 1986, ces entretiens jettent une lumière nouvelle, voire décalée sur les avatars d'une histoire à la fois personnelle et nationale. 25 ans plus tard, cette mise en abîme est plus troublante encore...  

    Le nom du dramaturge tchèque Vaclav Havel était déjà célèbre avant que les événements de la folle année 1989 ne le fassent entrer dans l'Histoire. Paradoxe: l'intéressé s'en serait bien passé! De fait, Havel n'a rien d'un homme de pouvoir. Bien plutôt, c'est un écrivain d'extrême sensibilité qui, pour défendre la dignité humaine et la liberté de s'exprimer, a été amené à faire œuvre civique. 

    images-3.jpegVoici quelques semaines, paraissaient deux livres: un recueil de ses Essais politiques, chez Calmann-Lévy, déjà présenté en ces colonnes; et un passionnant Interrogatoire à distance, où le lecteur découvrira l'exceptionnelle élévation d'esprit du nouveau président de la République tchécoslovaque, dont on espère que sa fonction ne piégera pas l'écrivain trop longtemps...

    «Je suis un homme très peu sûr de soi, déclare Vaclav Havel au journaliste pragois Karel Hvizdala, je suis presque névrosé, je panique,j'ai souvent peur — pour cela, il suffit que le téléphone se mette à sonner - je doute de moi, et, comme si j'étais masochiste, je ne cesse de me culpabiliser et de me maudire. En même temps, on me considère (parfois à raison) comme un homme sûr de lui et de ce qu'il fait, admirablement équilibré,judicieux, persévérant, pragmatique et défendant avec réalisme ses opinions.» 

    Puis, répondant à son interlocuteur qui l'interroge sur son avenir (l'entretien date de 1986), Havel ajoute ces mots, qui prennent aujourd'hui un relief tout particulier: «Je serai encore agacé par les espoirs, inopportuns ou absurdes, que d'autres mettront en moi, et par les rôlesdont je devrai m'acquitter en tant que leur représentant ou comme bon samaritain. Je me révolterai encore, en revendiquant mon droit au calme, et, pourtant, j'accomplirai mon devoir et j'en serai heureux...»

     

    Très éclairant

    52ec2618-29a8-11e1-a54d-991c2b10b58a.jpgPar la suite, Vaclav Havel fut de nouveau emprisonné de longs mois après avoir célébré le vingtième anniversaire de la mort de Jan Palach, puis son «droit au calme» a subi de suprêmes assauts, dès lors que la nation désignait l'écrivain pour «représentant» et «bon samaritain» providentiel.

    À présent, la lecture de cet Interrogatoire à distance contribue notablement à éclairer l'homme Havel, et à expliquer son rayonnement. Jusque-là, nous avions, certes, apprécié les qualités de son œuvre dramatique, qui se place au premier rang du théâtre européen, et son rôle dans la genèse et le développement du mouvement lié à laCharte 77 nous était également connu. 

    Mais voici que, plus substantiellement,Vaclav Havel s'explique sur ses origines (issu de là bourgeoisie cultivée pragoise, il a connu d'emblée la situation du marginal en tant que présumé «ennemi du peuple») et son apprentissage artistique, sur les tenants du Printemps de Prague et les aboutissants d'une résistance durement réprimée, sur ses relations avec Dubcek ou sa polémique avec Milan Kundera, entre autres considérations plus essentielles liées à la destinée humaine. 

    Unknown-2.jpegOù Havel se situe-t-il exactement, sur le plan politique? Son interlocuteur voudrait l'entendre prendre parti pour tel ou tel système,mais Havel se refuse aux simplifications, pour mieux aller au fond des choses. Ce qui l'intéresse, en effet, ce n'est pas tant un modèle social idéal ou un «truc» stratégique, que la crise fondamentale de l'homme contemporain, d'ailleurs illustrée par son théâtre. 

    Comment requalifier le sens de notre vie? Comment rendre aux activités humaines — à commencer par le travail — leur valeur gratifiante? 

    Les communistes prétendaient faire mieux que les capitalistes: ils ont fait pire. Cependant, la position de Vaclav Havel se situe par-delà l'alternative communisme- capitalisme ou gauche-droite. Sans doute n'a-t-il jamais été communiste, mais son exigence met en cause la course au profit de l'Occident autant que la mise sous tutelle de l'individu par l'Etat. Contre tous les «mégamécanismes», Vaclav Havel défend l'individu. Ne votons plus pour des partis, mais pour des hommes, conseille-t- il. 

    001b.jpgContre l'uniformisation et les privilèges abusifs, il en appelle à la responsabilité individuelle et au désintéressement. Belles paroles que tout ça? On pourrait le penser d'un politicien démagogue, mais pas de cet écrivain qui a payé le droit de penser autrement au prix fort: des années de prison et l'opprobre de ceux qui, finalement, l'ont élu sous la pression populaire. 

    Idéaliste, Havel ne l'est pas sans assise concrète. Inversement, son combat acharné est soutenu par une conviction d'ordre spirituel. «Je crois depuis toujours qu'il y a un mystère de la vie, dit-ilencore à Hvizdala, que les choses ont un sens, que l'Univers obéit à un ordre —qu'il n'est donc pas un simple amas de hasards improbables. Dans ma propre vie,j'aspire à quelque chose qui me dépasse, qui va au- delà de l'horizon de monexistence, et je pense que tout ce que je fais touche d'une façon ou d'uneautre à l'éternité.» 

    Puisse alors ce bon génie de la cité triompher, au pays de Kafka, des fonctionnaires sans visage. 

    Vaclav Havel, Interrogatoire à distance - Entretiens de Vaclav Havel avec Karel Hvizdala.Traduit du tchèque par Jan Rubes. Editions de L'Aube, collection Regardscroisés, 173 p.

     

    (Cet article a paru dans le quotidien 24 heures en date du 4 janvier 1990)

  • Contre les éteignoirs

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    En novembre 1989, Etienne Barilier sortait de sa réserve de garçon très posé d'apparence avec un pamphlet  visant la paroisse littéraire romande, intitulé Soyons médiocres ! 25 ans après,  ceux qui « freinent à la montée » sévissent toujours, mais c’est ailleurs que ça se passe désormais…

    C'est l'événement de la rentrée romande: Etienne Barilier publie trois livres coup sur coup: Une Atlantide, roman exceptionnel par sa substance et sa mise en forme; Un monde irréel, recueil de chroniques où s'exerce la lucidité pénétrante de l'écrivain devant son téléviseur; et Soyons médiocres!, pamphlet fustigeant l'autosatisfaction confinée et stérile du milieu littéraire romand. 

    Au regard de surface, il semble que tout «baigne» dans le Paysage littéraire romand. Nul besoin de monter à Paris pour trouver des éditeurs de qualité. Jamais ceux-ci n'ont tant publié. Au demeurant, la coédition nous vaut quelques gloires métropolitaines.On a même vu — pense te voir! — certains de nos auteurs chez Pivot. Et ne dit-on pas qu'on les potasse jusqu'à Saint- Pierre-et-Miquelon, voire Tokyo?

    Bref, de quoi pavoiser, aux yeux de certains. 

    Pour d'autres, dont Etienne Barilier, ce tableau idyllique est illusoire. En fait, le rayonnement de la littérature romande reste confiné. Considérés d'outre-Sarine ou de Paris, seuls quelques noms surnagent dans un brouet anonyme. 

    D'ailleurs, force est de constater l'insignifiance de nombreux livres publiés dans nos contrées, notamment ce dernier automne! Quant au climat régnant dans le giron intercantonal de nos lettres, il est bonnement asphyxiant. Or, ce qui est curieux, c'est que cette insignifiance et cette morosité sont entretenues par ceux-là mêmes qui, les premiers, devraient s'enthousiasmer pour la littérature.

    Au lieu de quoi le Milieu littéraire romand  n'a pas son pareil pour étouffer toute velléité d'ambition et d'ouverture au monde. Mot d'ordre de la paroisse enquestion: ne pas déranger l'ordonnance du Temple sacré! Bornez vos extases aux plaquettes les plus minces, en faisant comme si de rien n'était dès qu'un livre rompt avec l'évanescence de rigueur! Et gare à celui, auteur ou éditeur, qui en ferait trop!

    Morts vivants

    A noter, là-dessus, que l'état d'esprit fustigé par Barilier, dans Soyons médiocres! ne se borne pas au milieu littéraire. Plus d'un demi-siècle après Besoin de grandeur, Barilier relance la protestation de Ramuz contre cette «médiocrité honnête où on s'enferme à double tour sitôt qu'on y a eu accès, où on s'isole», dans une perspective, qui englobe nos choix à venir de citoyens suisses en Europe. 

    Cela qu'éclaire cette autre formule de Ramuz: «Ce n'est pas notre petitesse qui fait notre passivité, c'est au contraire notre passivité qui fait notre petitesse.»

    Etienne Barilier, pour sa part,  se montre d'emblée féroce: «Toute ressemblance avec les morts vivants qui nous, entourent est ici le fruit d'une intention délibérée.» 

    Pour autant, l'écrivain ne s'en prend pas à des individus, quoique s'amusant à brosser quelques portraits types de notables (et identifiables) éteignoirs. Le milieu littéraire romand n'existe pas, et pourtant Barilier l'a rencontré. C'est une ambiance plus qu'une société visible, un ensemble de réflexes oscillant entre la modestie frileuse («on est comme on est») et une prétention non moins pendable (écrire-en- Suisse-romande est un sacerdoce absolu). 

    Dans cet univers étriqué, tout défaut est acclimaté en vertu locale: «Ce qui est indéfini devient infini,le vague devient l'illimité, l'asexué, l'angélique; l'évanescent, l'immatériel; l'informe, le père de toute forme.» 

    Pour le milieu littéraire romand, Ramuz n'est pas un grand écrivain: c'est un Grand Arbre; un phénomène de la nature qui laisse muet. Bonne façon de ne jamais discuter ce qu'a dit Ramuz. 

    Plus significative encore: la façon dont le milieu littéraire romand  vénère à genoux l'arbuste Crisiroud, poète rare et souffrant qui n'écrivait que par spasmes sporadiques, sous l'effet d'une manière de Grâce. 

    Sans rabaisser Edmond-Henri Crisinel et Gustave Roud, qui du moins ont vécu le drame qu'on sait, Barilier vise ceux qui, très hypocritement, sussurent autour de leurs œuvres en sacralisant jusqu'à leur impuissance créatrice. Si l'écriture est Grâce, elle ne peut être que rarissime: bel alibi pour les stériles, qui manquent de tout élan créateur durable!

    Prêtres et vestales

    En sainte secte avérée, le milieu littéraire  compte ses personnages représentatifs. Sarment Rugueux, le lettré constipé, se ferait arracher la langue plutôt que de s'enthousiasmer pour un livre. Augré Demamémoire, en sa qualité de grise éminence critique, noie tout jugement personnel dans la sauce de sempiternelles comparaisons. Auguste Anguste, le prof de lettres qui vit «en littérature» comme le moine en religion, réserve ses trémolos respectueux aux auteurs momifiés. Ou voici le blême Oasis Dennui, poète vaguement frotté de mystique, dont chaque plaquette est célébrée à proportion inverse de son évanescence. Ou voilà Tourière Delâme, qui décide, avec d'aigres soupirs, de ce qui est admissible en le sanctuaire dont elle est la vestale, rebaptisé Centre de rumination des langueurs romandes par l'impertinent... 

    Du vent, de l'air!

    Sous les dehors incisifs et souvent hilarants du pamphlet, Etienne Barilier ne se livre pas pour autant à un règlement de comptes stérile. Tout au contraire, il en appelle à plus de générosité et plus d'ouverture sur le monde. Nos écrivains n'ont-ils plus rien à dire à la société qui les entoure? Ce qui est sûr, c'est que le milieu littéraire romand semble congeler d'avance tout débat, en se complaisant dans son cocon de formalisme. Loin de relancer les chamailleries entre clans et chapelles, Barilier plaide pour une écriture plus engagée, non du tout au sens borné des catéchismes politiques, mais à l'enseigne du «besoin de vivre», ici et maintenant, qui s'apparie au «besoin de grandeur» de Ramuz. 

    Au moment ou de grands vents nouveaux soufflent sur l'Europe, son interpellation nous paraît aussi nécessaire que stimulante. . 

    3466784.image.jpegEtienne Barilier. Soyons médiocres! Editions L’Âge d'Homme, 1989, 108 p.

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  • L'indomptable Berberova

     

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    Après un accès tardif à la célébrité, l'exilée russe Nina Berberova s'éteignait  à Philadelphie le 26 septembre 1993, à l'âge de 92 ans. Elle laisse une œuvre très intéressante, quoique inférieure au battage médiatique qu'elle suscita…

     

    En un temps où il suffisait, ou presque, de faire une bonne prestation sur le plateau d'Apostrophes pour être consacré grand écrivain, le nom de Nina Berberova s'auréola de gloire aux yeux du grand public ignorant le plus souvent ceux du grand poète Khodassiévitch (son amant), d'IvanBounine (premier Nobel russe de littérature), du génial Zamiatine ou de l'éclatante Marina Tsvetaeva, contemporains de la star d'un jour dont les talents surclassent assurément de beaucoup le sien.

    nina_berberova.jpgPersonnage fort intéressant, au demeurant, que Nina Berberova. Témoin précieux (mais parfois peu fiable) de toute une époque, et, plus précisément, des tribulations de l'émigration russe depuis les années vingt, elle laisse, notamment, une très volumineuse autobiographie à travers le siècle, de son enfance pétersbourgeoise à l'exil américain, en passant par ses années parisiennes, intitulée C'est moi qui souligne et publiée à l'enseigne d'Actes-Sud en 1990.

     

    Quant à en faire un grand écrivain comme s'y employa Hubert Nyssen, son éditeur en langue française, cela nous semble excessif. De fait, on ne saurait la placer à la même hauteur qu'un Andréi Biély ou qu'un Vladimir Nabokov, qu'elle a rencontrés et dont elle parle d'ailleurs avec feu, ni non plus sur le même rang de quelques autres qu'elle rabaisse trop facilement. 

     

    On s'y tromperait en effet à n'écouter qu'elle, tant Berberova s'y entend pour arranger son personnage et distribuer bons et mauvais points en fonction de critères souvent passionnels. Cela souligné, après tant de médiatiques pâmoisons relancées par un film tiré par Claude Miller  de L'accompagnatrice, restent du moins le témoignage substantiel et profus que nous venons de citer,et cet autre document de première main que constitue sa relation quotidienne de L'affaire Kravtchenko, honteux épisode de l'histoire intellectuelle française d'après-guerre. 

     

    A côté d'une biographie de la baronne Boudberg, romanesque agent double qui fut la maîtresse de Gorki, Nina Berberova laisse encore une série de très courts romans doux-acides qui évoquent, dans un climat expressionniste «à la Dostoïevski» qu'adoucit une certaine mélancolie «à la Tchékhov», les tribulations de personnages déracinés comme elle, en butte à la pauvreté et aux passions véhémentes ou malheureuses (Le roseau révolté), à la déréliction marginale (Le laquais et la putain), à la solitude exacerbée par l'envie (L'accompagnatrice) ou au poids du monde, qu'on ressent particulièrement dans l'émouvant De cape et de larmes

     

    «J'avais une secrète intuition qu'au-delà de la réalité et des événements il y avait l'image, la mélodie», remarque la narratrice de ce beau récit. «Comme si, dans les années les plus obscures, les plus bestiales de mon existence, la beauté et la poésie du monde m'avaient fait un clin d'oeil en passant comme un éclair.» 

     

    Peut-être est-ce ce «clin d'œil», précisément, qui a donné à Nina Berberova la force de surmonter, avec une énergie indomptable, les difficultés et les épreuves, dont on perçoit les échos d'autant plus touchants qu'ils sont dépouillés jusqu'à l'os, dans son Cahier noirrédigé entre 1939 et 1950 ?

     

    En février1941, à Paris, elle note ainsi: «A l'approche des époques de famine et de froid, les allumettes brûlent difficilement. Je l'avais déjà remarqué en 1920. C'est là le présage d'une grande misère.» 

     

    Et en décembre: «Si seulement je pouvais m'empêcher de trembler en regardant une carte de la Russie, mais je n'y arrive pas...»

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    (Cet hommage a paru dans les colonnes de 24 Heures en date du 28 septembre 1993)

  • Au royaume de ce monde

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    Deuxième livre traduit en français du poète antillais Derek Walcott, couronné par le Nobel 1992, Heureux le voyageur est un périple à travers les lieux magiques ou souillés, les cultures et les siècles, en quête d’une émotion partout pareille. Flash-back en 1993.

     

    Ces messieurs les académiciens de Stockholm ont fait un beau cadeau aux lecteurs de langue française (notamment) en leur révélant soudain, l'an dernier, le nom et l'oeuvre du poète antillais Derek Walcott.

    Si invraisemblable que cela paraisse, l'œuvre de ce chantre admirable des Caraïbes, qu'il faut considérer en outre comme l'un des plus grands auteurs lyriques en langue anglaise, ne faisait, au moment où le Nobel la couronna, l'objet d'aucune traduction française. Coup de chance particulièrement bienvenu pour une maison d'édition alsacienne à peu près inconnue elle aussi, à l'enseigne de Circé: la consécration mondiale de Walcott coïncida pour ainsi dire avec la parution d'un premier recueil (superbement) traduit de l'anglais par Claire Malroux, intitulé Le royaume du fruit-étoile et présenté en version bilingue. 

    Or, un an plustard, c'est la même courageuse petite maison, par les soins de la même traductrice, qui publie Heureux le voyageur, paru en anglais à New York en 1982 sous le titre The fortunate Traveller

    Qu'il ait fallu attendre dix ans, et le Nobel surtout, pour que s'accomplisse la traduction d'un tel livre, dont les chants nous semblent fuser à mille coudées au-dessus de l'évanescente poésie française contemporaine, est évidemment significatif. Pour notre part en tout cas, nous ne voyons guère, parmi les poètes contemporains de l'Hexagone, un tel exemple de synthèse entre la perception sensuelle la plus immédiate et la plus «musicale» du monde (les images si plastique et si fraîches que Walcott trouve pour parler de la mer et de ses archipels, comme des lieux de partout, font songer à la fois à la tradition populaire et aux poètes de la Grèce antique ou de Rome, d'Homère à Virgile) et la réflexion la plus pénétrante sur l'homme par référence à l'Histoire et à son devenir parmi «les foyers de crise du globe».

    «La poésie est comme la sueur de la perfection», écrit Derek Walcott, «mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d'une statue». Ainsi pourrait-on relever, comme autant de perles de rosée, les images lustrales qui étincèlent de page en page, quand «l'asphalte a des reflets de chapeau de soie» ou qu'un pétrolier tire «l'horizon derrière lui d'une bave argentée de limace».

    Du Nord impérial en déclin au Sud ultramarin, et des States à la vieille Europe, le poète convoque les mythes contemporains et immémoriaux, évoque l'enfance candide sous les Tropiques d'une vieille Européenne alcoolo (la romancière Jean Rhys) ou la pureté résurrectionnelle du matin de Pâques, imagine un scénario de cinéma pour «L'homme qui aimait les îles» (avec James Coburn et son «sourire blanc»), dialogue avec Ovide, conclut enfin sur une allégorie ailée où «tous les peuples d'oiseaux» se liguent pour soulever ensemble «le filet immense des ombres de cette terre»... 

    Dédié au poète russe Joseph Brodsky, ce livre évoque les grandes filiations de T.S. Eliot et de Whitman, d'Auden ou parfois d'un Perse, d'un Cendrars. Mais les multiples fils d'or qui relient Walcott au Livre universel sont à la fois des fibres qui le rattachent à tout lecteur d'aujourd'hui, quelle que soit sa langue ou sa race, dans l'évidence mystérieuse du chant humain. 

    Derek Walcott, Heureux le voyageur. Traduit del'anglais par Claire Malroux. Editions Circé, 170 p.

    (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 29 novembre 1993)

     

  • Celles qui calment le jeu

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    Celui qui s’apaise rien qu’en pensant à elle / Celle qui est naturellement bienveillante à quelques exceptions près liées au fait que telle ou tel ne lui revient pas ma foi c’est humain / Ceux qui pratiquent l’altruisme sélectif et contre remboursement / Celui qui a rencontré Laure et Béatrice et Dulcinée mais pas en même temps / Celle qui le fait encore même ne le faisant plus / Ceux que leur compassion conforte quelque part / Celui qui a renoncé à la femme-potiche au profit de la femme-fétiche / Celle qui se réjouit de faire les à-fonds annonçant la floraison des narcisses / Ceux qui se demandent ce que foutent les hirondelles quand le printemps se fait attendre /Celui qui aime bien le côté terre-à-terre des bonnes femmes y compris Mère Teresa ou la Vierge Marie les jours de lessive / Celle qui assume sa différence de ménagère au foyer et même à la maison / Ceux qui se souviennent (même s’ils n’y étaient pas) que Thérèse d’Avila bombardée sainte plus tard exigeait de ses novices qu’elles récurassent réfectoire et dortoirs par manière d’initiation mystique / Celui qui n’a qu’une femme dans sa vie mais devinez laquelle / Celle qui lévite sans lâcher la laisse de sa chienne Lassie connue pour sa fidélité à la télé / Ceux qui voient en la femme l’éternel retour du Big Bang / Celui qui prétend que Béatrice Dalle peut aussi te valoir le paradis via le purgatoire / Celle qui ne s’en laisse pas conter à la canasta quand Béa triche /  Ceux qui estiment qu’une joint venture spirituelle entre la notion bouddhiste de bienveillance et le vecteur d’altruisme modélisé par les neurosciences optimise un bilan top gagnant à finaliser avant le prochain sommet de Davos / Celui qui ne pense pas que Matthieu Ricard et son ami Alexandre Jollien soient prêts à un plan paintball/  Celui qui est bienveillant par dandysme moral / Celle qu’on appelle quand l'oncle Beppo remonte sur l’arbre à vociférer « Io voglio una donna ! » / Ceux qui ont en eux un Gandhi enfoui mais à présent faut creuser les amis / Celui qui aime son prochain comme lui-même et plus si affinités à la prochaine / Celle qui te soulage de tes soucis et de tes six sous / Celles qui sont tellement bonnes qu’on en mangerait,etc.

  • Günter Grass en Cassandre

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    Cette année-là, le grand écrivain allemand jouait plus que jamais  les empêcheurs de ronronner. L’Appel du crapaud, sa dernière fable romanesque faisait écho, sous forme satirique, aux retrouvailles germano-polonaises et autres bouleversements contemporains. Rencontre à Paris, en septembre 1992.

    Günter Grass a l'âge de la retraite, mais l'auteur du tonitruant Tambour n'est pas du genre à s'empantoufler. Jamais, à vrai dire, sauf au temps de ses pérégrinations politiques dans la foulée de Willy Brandt, il n'avait traité un thème aussi «à chaud» que dans son dernier roman, L'appel du crapaud, qui paraît aujourd'hui même. Au cœur de ce livre acide et tendre, noir et drôle, bouillonnant de lave historique en fusion: les retrouvailles germano-polonaises et ce qu'elles impliquent de tractations économiques et de drames humains. Né à Dantzig en 1927, jeté sur les routes de l'exil dans la double honte de la défaite et de l'infamie nazie, Grass a vécu dans sa chair la déchirure qu'il raconte. LA question de la réconciliation l'a hanté. Et son corollaire: par où commencer? Quant à LA réponse qu'il a imaginée, elle est digne de ce visionnaire. Ainsi l'Adam et l'Eve vieillissants de «L'appel du crapaud», la Polonaise Alexandra et l'Allemand Alexander, tous deux natifs de Gdansk/Dantzig, imaginent-ils, pour inaugurer la réconciliation, de fonder une Société germano-polonaise des cimetières visant au rapatriement des personnes déplacées en terre natale. Bel idéal, mais bientôt dévoyé. A grand renfort de marks écrabouilleurs et de joint-ventures obscènes, ce tourisme posthume (une espèce de Club Med du cimetière de concentration) connaît un développement fulgurant, qui tourne à la recolonisation larvée, au dam de ses fondateurs. Le lecteur appréciera la fable...

    Quant à Günter Grass, que nous avons interrogé lors de son bref séjour parisien, il nous a prouvé une fois de plus que rien de ce qui arrive dans le monde ne lui est décidément étranger. 

      — Comment percevez-vous climat actuel en Allemagne?

       Tout est maintenant perturbé par les séquelles de la réunification, dont le processus n'est qu'une suite de stupidités. Le Mur est certes abattu, mais un nouveau clivage, social, sépare l'Allemagne. De plus, le fédéralisme en a pris un coup: le pouvoir central de Bonn s'est renforcé, dont les mauvaises décisions sont d'autant plus fâcheuses. Et puis on constate à quel point, depuis les explosions racistes et xénophobes dans les nouveaux Länder, les néo-nazis ouest-allemands, qui paraissaient jusque-là sous contrôle, ont su profiter de la situation. Enfin, je déplore un autre phénomène, qui ne concerne pas que l'Allemagne mais aussi la France, et c'est la tentative de liquider le contre-pouvoir de gauche, avec la complicité autodestructrice de la gauche elle- même. Je crains qu'on ne le regrette avant longtemps, car les partis bourgeois ne sont pas en mesure de venir à bout de l'extrême droite, comme l'Histoire l'a déjà montré. Ce qui m'inquiète particulièrement, c'est que l'extrême droite ne draine plus seulement les vieux nostalgiques, comme naguère, mais attire désormais de jeunes intellectuels ou pseudo-intellectuels cyniques. Autre chose me désole: qu'un certain nombre de politiciens des partis bourgeois tentent d'utiliser le spectre de l'extrême droite de manière purement opportuniste. Par exemple, le ministre de la Défense actuel, qui est aussi secrétaire général de la CDU, a été le premier à monter en épingle le thème de l'asile dans sa campagne électorale, d'une manière tout émotionnelle. Celui qui veut attaquer l'extrémisme de droite, en Allemagne, devrait viser le sommet plutôt que la base: c'est là que se situent les responsables.

    — Quelle solution préconisez- vous en ce qui concerne les requérants d'asile?

    — Je suis totalement opposé à la modification de la loi, parce que celle-ci est un acquis estimable de la Constitution allemande. D'ailleurs, ladite modification ne changerait rien au problème. Je pense que l'Allemagne doit décider si elle est un pays d'accueil, oui ou non. Le seul problème est de fixer des quotas, comme cela se fait au Canada ou en Australie. Ce qu'il faut bien se dire, c'est que nous devrons apprendre, dans toute l'Europe, comment vivre avec les gens du tiers monde et les personnes déplacées de partout. Veut-on moins de réfugiés? Alors agissons sur place, en Inde, au Pakistan ou en Afrique noire, multiplions par dix notre aide ridicule au tiers monde, enfin travaillons dans la concertation et non comme l'Europe actuelle, qui traite ces problèmes; d'une manière différenciée et totalement chaotique.

        Qu'avez-vous pensé de l'attitude de l'Allemagne dans la genèse de la désintégration de la Yougoslavie?

         J'ai pensé qu'il était faux que l'Allemagne fasse le premier pas dans; la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie. Je crois que là aussi il devait y avoir concertation entre les pays européens, qui auraient dû reconnaître tous ensemble, par la suite, la Bosnie. La deuxième erreur fut que le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Genscher, un homme certainement méritant, s'est comporté de manière irresponsable en se retirant au moment le plus difficile et en abandonnant son office à un débutant. Cela dit, le comportement des pays ouest-européens dans l'affaire yougoslave relève du scandale. Il prouve que l'Europe n'existe que sur le papier. L'Europe: n'a montré aucune cohérence dans sa politique extérieure, incapable ne fût-ce que de faire respecter un boycott... .      

          La politique a pris beaucoup de place dans votre vie. Que vous a-t-elle apporté en tant qu'écrivain?    

       Par le travail politique direct, ou mes déplacements liés à des campagnes électorales, j'ai appris à connaître les provinces allemandes. Je suis allé dans des régions où les écrivains mettent rarement le nez. Je me suis familiarisé avec des phénomènes sociaux et politiques qui se développent à la base. Pour un écrivain, il est aussi important d'entendre parler les gens. Dans «L'appel du crapaud», j'essaie d'ailleurs de rendre, à travers la langue des personnages, le choc des cultures et la nuance des mentalités. 

         Cette sensibilité aux événements contemporains est-elle répandue chez vos confrères?

         Je crois qu'une bonne partie de la littérature germanique est actuellement secouée par les changements de ces trois dernières années. C'est un processus encore imperceptible en Europe, même en France, où les écrivains ne semblent pas avoir réalisé que des bouleversements étaient survenus dans leur propre pays! L'un des signes de ce chambardement tient au fait que le centre de l'Europe s'est déplacé à l'Est, de Paris vers Prague. On a trop longtemps oublié qu'il existait un champ de culture, de Cracovie à Dresde ou de Prague à Budapest, d'une grande fécondité. On va le redécouvrir.Ce n'est pas un hasard si deux de mes personnages parlent un allemand à coucher dehors, mais à la fois enrichi, rendu plus plastique et plus sensuel, doucement violé par la langue polonaise. Ce métissage est prolongé, d'une autre façon, par le personnage de Chatter- jee, Bengali buveur de bière et grand amateur de Kipling qui entreprend de promouvoir l'usage du cyclo-pousse dans les villes de l'Est (solution économique) et de l'Ouest (solution écologique), et dont l'entreprise florissante investit les ex-chantiers Lénine chers à Solidarnosc. Ainsi deux utopies se rejoignent- elles, tandis que coasse mon sympathique crapaud de malheur...

    Günter Grass. L'appel du crapaud. Traduit de l'allemand par Jean Amsler, Editions du Seuil, 1992,252 pages.

     

  • Mémoire vive (86)

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    Evoquant le tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs del’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui me rappelle la Grèce sous le ciel des Cyclades, telle exactement que nous l’avons connue en nos jeunes années : « À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans surl’île d’Ios ou sur quelque bande côtiètre de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    Or je viens de recycler ce que nous aurons ressenti, nous aussi, sur l’ile d’Ios, à la fin des années 60, dans mon roman en chantier où je prête ce souvenir à Léa, cependant transposé en Crète : 

    « En Crète, à l'époque, on peut se baigner nu dans les criques, en évitant les lieux visibles des villageoises en noir ou des pêcheurs et plus encore: de quelque pope passant là-haut, mais Léa et Théo n'en feront pas une affirmation de liberté pour autant et le nudisme collectif leur disconvient comme tout ce qui leur semble grégaire ou forcé.

    Cependant l'eau tôt le matin y est si pure que le premier bain se fait volontiers à poil, avant que la grande chaleur de midi ne les pousse à se replier dans une caverne fraîche sentant la pierre acide, et lire alors, à l'ombre claire, quelque bon livre en format de poche est un bonheur relevé par le goût des figues de barbarie qu'on a cueillies en passant dans le jardin de la vieille Maria.

    Un parfum à la tomate rappellera à Léa cette félicité ultramarine d'après l'époque des colonels, ou l'Italie des marchés, les couleurs de Bali ou la Souabe des gazons forestiers traversés par le jeune Danube, les petits lacs danois fleurant la fougère, les effluves floraux des jardins de Seebüll et tout ce qu'on peut dire lustral et vert ».

    °°°   

    images-13.jpegChaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule « J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissmeent nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et  c’est le monde magnfié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court detennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiérieux où je me tenais caché »,  « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath,le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amource d’une nouvelle histoire inouïe...

     

    1941565_10206467175545032_552232758446146429_o.jpgMais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres,  se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans unegrotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre millemètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya », etc.  

    °°°     

    Il y a, dans l’Atlas d’un homme inquiet, une qualité de rêverie sans pareille aujourd’hui, et qui va tout à fait dans le sens de ce que je recherche avec mon roman, par des chemins évidemment différents. Plus que Sebald, Ransmayr a le sens de la narration et du mythe, avec une porosité dans la perception et une poésie expressive sans limite. Ransmayr est plus poète et plus philosophe, mais aussi plus reporter et plus mondialement documenté que Sebald, Thomas Bernhard ou Peter Handke. De ce club germanique, plus particulièrement ,il me semble l’auteur le  plus complet.  

    °°°

    À l’éveil me viennent des idées claires et nettes, qui sont comme des messages d’extrême lucidité à noter (même mentalement) aussitôt. Ainsi m’arrive, ce matin , la pensée selon laquelle je ne supporte pas la malhonnêteté, à commencer par la malhonnêteté intellectuelle. 

    Je ne sais trop à quoi cela tient, mais c’est comme ça. Cela me revient à propos de mon litige avec quelqu’un, que j’ai bousculé récemment à cause de ce qui me paraît, chez lui, de la complaisance opportuniste. Quitte à lui paraître un vieil emmerdeur, dangereux en outre par sa façon de tout balancer dans ses carnets publiés, je m’en tiens à ma position que j’estime relevant de l’honnêteté. 

    Ceci dit je ne veux pas jouer au plus pur, je me sais parfois blessant et je ferai un peu plus attention, désomais, dans l’implication ad personam des gens ; mais si le quelqu’un en question me rejette pour quelques mots un peu vifs à son égard, après tant de bons et loyaux services de ma part,  tant pis pour lui.   

    °°°

    L’époque est à la prolifération du bavaradge et de l’indiscrétion, qui incite à la plus attentive protection de la sphère privée et de l’intimité. Ceci n’excluant pas qu’on s’expose, sur les réseaux sociaux et autres blogs, avec autant de franchise, quand elle s’impose, que de réserves’il le faut.  

    °°°

    Proust2.jpgMarcel Proust dans Le temps retrouvé : « Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes,leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort car dans le ridicule l’écrivain voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation. Aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il est méchant : quand il s’agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent ».

     

    °°° 

    D’un autre point de vue il y a, chez l’écrivain le plus ardent, une méchanceté particulière comparable à celle du plus ardent chrétien.

     

    Unknown-3 2.jpegÀ La Désirade, ce lundi 13 avril. – Chose tout à fait inattendue : la rédaction de 24 heures me téléphone pour me demander de rendre hommage à GünterGrass qui vient de défunter alors même que je me demandais l’autre jour quand il avait quitté ce bas monde. 

     

    Cela m’ennuyait un peu d’avoir à travailler par ce beau soleil, mais j’ai accepté en me disant que cela me permettrait de faire le point sur cet auteur, et d’autant plus que j’avais exhumé, il y a deux semaines de ça, l’entretien que nous avons eu en 1991 à Paris à propos du roman que l’écrivain venait de publier, L’Appel du crapaud, évoquant la réunification des deux Allemagnes. J’ai donc passé la fin de la matinée à rafraîchir ma documentation, et j’ai livré mes papiers avant six heures, comme promis.  

    Ma consoeur Florence,  visiblement satisfaite de mon travail, a cru me réjouir en m’annonçant que cette page serait reprise par La Tribune de Genève, ce qui ne me vaudra évidemment pas un dinar de plus alors que ce journal, qui a repris tant de mes textes quand ça l’arrangeait, n’a pas consacré une seule ligne à L’échappée libre, excusable évidemment du fait qu’il ne dispose plus d’un seul chroniqueur littéraire digne de ce nom dans ses rangs. 

    Voilà où nous en sommes d’ailleurs en Suisse romande, où le moindre livre était accueilli, il y a trente ou quarante ans, par une quinzaine de recensions, bonnes ou moins bonnes mais régulières et attentives, alors que de nos jours la vraie critique littéraire, qui ne soit pas à la remorque de la mode ou de la pub, se réduit à peau de chagrin, entre un hebdo encore un peu substantiel et quelques passables émissions de radio, mais quasiment rien à la télé sauf pour des événements, et de moins en moins de chroniques personnelles et fiables, pratiquant de bonne foi l’éloge ou le décri, alors que, fleurons fanés d’une grisaille traditionnelle en nos contrées où l’on affecte de défendre la seule Vraie Littérature selon les codes de la paroisse académique locale, les bas-bleus du Temps n’en finissent plus de manier l’éteignoir en bonne tradition calviniste mortifère - la mère supérieure de cette chapelle se faisant un pieux devoir de boycotter tous mes livres depuis quinze ans...

    Or notre pays est créatif à de multiples égards, et notre littérature survit en dépit d’une relève sporadique – le jeune cinéma est autrement entreprenant -, et les librairies ne désemplissent pas plus que les théâtres ou les salles de concert. Mais l’incuriosité, la paresse et le manque de générosité des supposés professionnels, sans parler des jalousies tétanisantes du milieu littéraire,  aboutissent à cette incompétence satisfaite et cette clinquante médiocrité réduisant le livre à un produit supposé « cartonner ». 

    °°° 

    Cavallo.jpgDans son Contre Venise, Régis Debray pose à l’homme de goût pour nous assener qu’aimer Venise est faire preuve, précisément, de mauvais goût. Ce qu’il prouve surtout, c’est qu’il n’a rien vu, rien senti, rien flairé, rien écouté, rien aimé de Venise et de sVénitiens. Sa détestation de Venise n’est pas plus intéressante, en tout cas, que la fascination conditionnée des touristes qu’il conchie comme s’ils étaient tous des veaux. En outre dire qu’on est « plutôt Naples » que Venise relève d’une autre forme de jobardise à la française, qui veut qu’on soit« plutôt Montaigne » que Pascal, ou le contraire, plutôt « Rousseau que Voltaire », en attendant que tous, comme un seul, se disent CHARLIE…

    En ce que me concerne, je ne me reconnais ni Charlie ni Venise plus que Sienne ou Séville, même si j’ai passé en novembre dernier dix jours parfaits en la Sérénissime et malgré l'absence de celle avec qui voyager a été un bonheur de Buicourt en pays de Bray à Camperduin le long des polders, ou de Rome à Carvoeiro. 

    Bien entendu, Régis Debray a raison de décrier les masques factices d’un mythe et les postures de commande liées à une espèce de show permanent, mais il y a de la vie à Venise et le génie diffus mais persistant d’un lieu à nul autre pareil, fût-ce à l’écart du Rialto et de la place Saint-Marc, il y a Venise et les Vénitiens, mais aussi nos frères humains en visite et dont l’émerveillement n’est pas que d’imitation servile - et vivement qu’on se fasse le voyage de Venise à Rimini et d’Urbino à Amalfi via Roma et Napoli…

     

    °°°

    Reprenant hier Bouvard et Pécuchet, je m’esclaffe en retombant sur certaines pages réellement hilarantes, qui me font penser que suis vraiment tombé pile en comparant MichelOnfray à ces deux jobards. De fait, la façon du « philosophe » de sepâmer devant tel végétal manifestant la volonté de puissance de la nature , ou tel mystère lié à la migration desanguillles, est tout à fait comparable à l’élan des compères découvrant les merveilles du potager et s’exclamant : «Tiens des carottes ! Ah, deschoux ! » 

    °°°

    J’ai décidé ces jours de ne plus procéder, sur Facebook, à aucune notification personnelle. Que les gens viennent si ça leur chante, sinon tant pis : je vais cesser de les héler…

    J'ai l'air de faire des manières, mais il y a longtemps que je m'interroge sur les mécanismes de la relation virtuelle, tenant un blog depuis dix ans après avoir pratiqué les forumslittéraires de Hotmail. En ce qui concerne Facebook, que je croyais d'abord réservé aux ados, et que François Bon m'avait recommandé, j'y ai trouvé un assez formidable lieu d'expression et d'échanges, avec des gens de toute sorte dont certains sont devenus de vrais amis - quand il ne l'étaient déjà auparavant. Cela étant, et notamment en laissant mon profil absolument ouvert à tous, j'ai de plus en plus conscience du côté superficiel, à coups de clics et de like, de ce forum aux allures fréquentes de fous-y-tout et n'importe quoi, qui dilue complètement toute attention vraie et tout échange réel. 

    Dans le même méli-mélo, les notifications deviennent, me semble-t-il, des appels du pied de plus en plus mécaniques voire intrusifs. En fait, on ne devrait signaler un texte qu' à deux ou trois personnes supposées y trouver un réel intérêt, mais celles-là sont le plus souvent attentives, alors à quoi bon? 

    Bref, je ne voudrais pas en faire un plat, même s'il y a un roman à écrire sur cette nouvelle forme de communication et ses formidables malentendus, mais je pense que cela mérite réflexion...

     

    °°° 

    101321268_o.jpgÀ La Désirade, ce vendredi 24 avril. – Les dernières nouvelles du monde sont affreuses, l’Europe du nord se comporte en parvenue d’une hypocrisie abjecte, feignant de s’alarmer de ce qui se passe sur les côtes italiennes ou grecques non sans continuer de faire la leçon aux Européens du sud sans manifester la moindre solidarité réelle; et qui sait ce que nous préparent les populistes suisses, jouant sur le même égoïsme et le repli frileux ?  

    Mais quel bonheur , en ces journées de printemps, de retrouver nos jeunes gens ! Avant-hier c’était notre belle blonde de retour de Thaïlande où elle s’est octroyée dix jours de béatitude avec son jules en prépa de thèse humanitaire à Bangkok, et voici notre jolie noiraude revenant à son tour avec son barbudo de leur voyage de noces au Costa Rica, où ils se sont délassés sous le regard plus ou moins allumé des paresseux. 

     

    Et faut-il en avoir honte ? Que non pas : juste reconnaissance. Gracias a la vida.

     

    Il fait ces jours, à La Désirade, un temps de redoux printanier et de relance florale intense, sur fond d’immensités bleutées ; hier, le temps d’un instant, le passage d’un aigle en vol rasant m’a valu une pointe d’angoisse alors que le sieur Snoopy vaguait un peu dans l’alpage voisin, mais non : fausse alerte, le rapace n’aura pas emporté notre petit chasseur qui, lui n’épargnerait pas le moindre mulot...

    °°°         

    Désirade777.jpgLes beaux jours s’y prêtant et me bonne amie se trouvant aux States auprès de sa famille américaine, je dépoussière nos bibliothèques sans cesser de penser au trésor anéanti de Lambert Schlechter, dont les images de l’antre à bouquins soudain ravagé par les flammes et l’eau m’ont réellement bouleversé, sans même penser à la valeur particulières des ouvrages qu’a rassemblés ce fou de livres collectionneur et bibliophile. 

     

    Un effroi plus élémentaire, à vrai dire physique, m’a saisi, que ne peuvent concevoir ceux qui n’ont pas ressenti cette étrange contiguïté d’une bibliothèque et d’un corps, qui échappe à toute évaluation chiffrée. 

     

    Or cela pèse-t-il ? Nos chers bouquins pèsent-ils du moindre poids au moment où des centaines, des milliers de migrants sans défense se noient ou périssent brûlés dans des barcasses affrêtées par des mafieux sans scrupules au bénéfice de réseaux protégés par les plus hautes instances ? Et le bonheur de nos enfants, ou le nôtre, n’ont-ils pas quelque chose d’indécent par rapport à l’effondrement et à la dévastation des pays dont le calamiteux BHL se plaint de ne plus les trouver « si jolis » ?

             

    Par manière de solidarité, quelque peu dérisoire et sans penser du tout à dorloter ma bonne conscience, je ferai l’envoi ces prochains jours de quelques livres bien choisis à Lambert, pour lui rendre le printemps moins lourd. Tiens, voilà le volume de La Pléiade consacré aux philosophes taoïstes, qu’il mérite bien plus que moi après ses mémorables Lettres à Chen Fou. Coïncidence : ce dernier livre a paru à l’Escampette où avait été publié mon anthologie des écrits de Charles-Albert Cingria, dont le stock est parti en fumée il y a quelques années. Or il m’en reste deux exemplaires : j’en envoie donc un au poète sinistré…




  • Camus ressuscité

     

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    On découvrait avec émerveillement, en 1994,  le roman inachevé d'Albert Camus. Bien tardive, chichement introduite et cependant réjouissante: la publication du Premier homme révélait le premier jet, souvent magnifique, de ce qui devait constituer «l'éducation sentimentale» du grand écrivain.

    Lorsque nous avons appris que les Editions Gallimard allaient publier, trente-quatre ans après, qu'on en eut retrouvé le manuscrit dans la sacoche de l'écrivain, le texte du roman inachevé sur lequel AlbertCamus travaillait quand la mort le faucha, nous imaginions un brouillon dont l'intérêt mineur justifiait en somme qu'on en ait différé la publication. 

    le-premier-homme.jpgOr, Le premier homme est beaucoup plus qu'une vague esquisse: c'est un premier jet représentant déjà quelque 250 pages imprimées, organiquement structurées et contenant d'admirables évocations des années d'enfance de l'écrivain, d'une saveur et d'une truculence le disputant à de superbes envolées lyriques ou sensuelles, et des confessions intimes d'une poignante qualité d'émotion. 

     

    En 1960, Albert Camus entamait sa quarante-septième année. Mondialement consacré par le Nobel (qu'il n'avait brigué d'aucune manière, soit dit en passant), il n'en confia pas moins à l'époque, à un ami, que son «œuvre véritable restait à faire». Au premier rang de ses préoccupations du moment, parallèlement aux événements d'Algérie et à la tournée des Possédés (laquelle l'amena à Lausanne en octobre 1959), figurait la composition de ce Premier homme qu'il appelait lui- même son «éducation sentimentale» et où il comptait mêler leroman de son propre apprentissage à la saga algérienne.

     

    «Recherche d'un père»

    Très autobiographique dans la partie qui nous reste, le roman esquissé contient deux parties (sur les trois qu'annoncent certains plans), respectivement intitulées Recherche d'un père et Le fils. 

    Dans la première partie, quarante ans après la mort de son père au champ d'honneur, Jacques Cormery se rend en pèlerinage sur sa tombe et décide soudain d'en savoir  plus sur ce jeune homme qui l'a engendré un an avant de tomber (à moins de trente ans) dans les premiers mois de la Grande Guerre, loin de Mondovi où il gérait un petit domaine.

    Là-dessus, plus que son père, c'est sa propre enfance que Jacques retrouve à Alger auprès de sa mère et de son oncle Ernest: tout un monde marqué par la pauvreté et le statut particulier des Algériens français sans mémoire collective, à la fois en porte-à-faux et nourris à deux sources.

    Se déploient alors, sur l'arrière-fond dramatique d'un présent où se multiplient les attentats, les chapitres de la superbe première partie relevant d'une sorte d'Amarcord nord-africain. Y apparaissent les figures de la mère tout humble et silencieuse, à «l'amour muet» de laquelle Camus rend le plus bel hommage, et de la grand-mère despotique («La grand-mère, tyran, mais elle servait debout à la table», note l'auteur sur un feuillet annexe); le très pittoresque oncle Ernest sourd et ne sachant que cent mots mais emmenant son neveu sur son dos à la nage ou dans ses épiques parties de chasse; le très fraternel Monsieur Bernard, instituteur aidant ses garçons pauvres les plus zélés à décrocher des bourses d'études; ou enfin, plus flou, le père mythique qui n'a légué à son fils que l'horreur de la peine capitale après qu'il eut assisté à l'exécution d'un criminel. 

    Si la première partie se déroule au fil de longs retours amont, la suivante reprend le cours naturel du temps, dès le départ de Jacques au lycée, premier pont-levis jeté de la «forteresse de la la pauvreté» sur l'«autre monde». Brassant la «poésie profonde de l'école» et les premiers émois amoureux de l'adolescent, la prise de conscience de son état de fils d'émigrés «obscur à soi-même» et l'avidité existentielle de ce «révolté contre l'état mortel du monde» baignant avec volupté dans «l'adorable vie», fou de football et de lecture aussi, ces chapitres réunis sous le titre Le fils s'interrompent soudain sur un paragraphe auquel la mort de Camus donne un relief particulièrement émouvant, Jacques y étant comparé à «une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d'un coup»... 

    Quoique le texte nous frustre parfois par ses lacunes et son arrêt final, il nous laisse imaginer, par son élan et ses beautés, le grand livre dont la mort de l'écrivain nous a privés. La découverte de ces pages comme jaillies des grands fonds psychiques en amples coulées (on a évoqué Faulkner à leur propos, mais c'est plutôt les vertigineuses plongées dans la mémoire d'un Thomas Wolfe qu'elles rappellent) et en évocations merveilleusement vivantes, nous tient lieu de vivifiante consolation... 

    Albert Camus, Le premier homme. Gallimard. Cahiers Albert Camus No 7, 331 pages.

     

     

    quote-ceux-que-j-aime-rien-ni-moi-meme-ni-surtout-pas-eux-memes-ne-fera-jamais-que-je-cesse-de-les-albert-camus-194314.jpgEntre tergiversations et lacunes

    Après lecture du Premier homme, la première question qui se pose est de savoir pourquoi un texte d'un tel intérêt — et non seulement pour les férus camusiens — ne se trouve révélé au public que trente-quatre ansaprès la disparition de l'écrivain? Découvert dans la sacoche qu'Albert Camus tenait près de lui dans la Facel-Vega de Michel Gallimard au moment de sa mort accidentelle, le 4 janvier 1960, le texte s'est trouvé, depuis lors, aux mains de la veuve du défunt, puis de son héritière. 

     

    À l'origine, cependant, la décision de ne pas publier ce document fut prise conjointement par RobertGallimard et Roger Grenier, proches amis de Camus, qui craignaient que l'arrière-plan algérien de l'ouvrage n'exacerbe les passions de l'époque. Or, même tenant compte de la violente polémique visant Camus dans les années 60, les connotations politiques du Premier homme paraissent bien ténues et ne justifient guère trente ans de placard! Par ailleurs, la lisibilité des 144 pages manuscrites, parfois chargées d'ajouts et de mots raturés, aurait constitué l'autre obstacle à cette publication. Ces explications, obtenues chezGallimard, laissent pourtant perplexe. 

     

    Enfin, si l'on sait gré à Catherine Gallimard d'avoirconsacré deux ans à établir le texte disponible aujourd'hui, l'on regrette que celui-ci ne soit ni préfacé ni mis en perspective d'aucune façon. Faute de notes explicatives, le lecteur non initié ne comprendra pas bien la raison de la publication, en fin de volume, de la merveilleuse lettre de Louis Germain à son «gentil petit bonhomme» gratifié du Nobel, alors qu'il eût été facile depréciser le lien entre ce personnage clé des débuts de Camus dans la vie et le Monsieur Bernard du Premier homme.

    De même, les initiales J.G., figurant en tête d'unchapitre, et désignant Jean Grenier, autre mentor de Camus, ne sont guère mieuxexplicitées. Dommage pour la mémoire de Camus et cette apparence de coup éditorial...


    (Ce texte a paru en date du 12 avril 1994 dans le quotidien 24 Heures)

  • Un témoignage d'humanité

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    Tandis que son dernier roman, Le trajet d'une rivière, se trouvait plébiscité par les lecteurs, Anne Cuneo évoquait, au tournant de 1994, sa position d'écrivain dans notre pays. Elle est décédée le 25 février 2015.

    La Suisse demeure, en dépit de certaines tensions, un carrefour-échangeur de cultures et, fût-il à revivifier, un foyer de fédéralisme. Or il est des auteurs, dans ce pays, qui incarnent particulièrement ce brassage et cette recomposition. Ainsi d'Anne Cuneo, aussi bien connue des téléspectateurs romands pour la correspondance qu'elle assure à Zurich que par ses lecteurs des deux rives dela Sarine et par les amateurs de théâtre ou de cinéma qui ont vu ses pièces ou ses films.

    Et de fait, à côté de récits autobiographiques marqués par son origine italienne et le besoin impérieux d'accorder le métier de vivre et le métier d'écrire («Gravé au diamant», «Mortelle maladie»,«Portrait de l'auteur en femme ordinaire») ou la cruelle épreuve du cancer(«Une cuillerée de bleu»), Anne Cuneo n'a cessé de pratiquer le décentrage. 

    De migrations en dérives tous azimuts (à Paris avec «Passage des panoramas», à Cuba dans «Hôtel Vénus», à Londres pour «Station Victoria», en Tchécoslovaquie dans «Prague aux doigts de feu»), l'auteur atteint, avec «Le trajet d'unerivière», une sorte de plénitude rayonnante où le destin d'un beau personnage cristallise ce qu'on peut déclarer un idéal européen, sans démagogie opportune.

    Est-ce à dire que, de Marx dont la militante de gauche se réclamait en ses écrits de jeunesse, aux musiciens du siècle de Shakespeare dont Francis Tregian, son héros, se fit le collectionneur-copiste éclairé, le trajet d'Anne Cuneo l'ait conduite loin des contingences terrestres? Bien au contraire: c'est sans doute dans ce dernier livre qu'Anne Cuneo nous paraît infuser le plus de vie à sespersonnages et à ses idéaux. 

    —  Ecrire en Suisse revêt-il pour vous un sens particulier?  

    images-12.jpeg—  Je ne ferai pas le plaisir aux chauvins d'affirmer que je ne puis écrire qu'en Suisse... et sans doute aurais-je écrit autre chose si j'avais vécu à Milan,Londres ou Paris. Mais, par rapport à Paris, justement, j'aimerais dire qu'écrire en Suisse aujourd'hui, avec les éditeurs que nous avons et les auteurs qui se manifestent, est plus stimulant que ce ne le serait à Paris, où la littérature me semble accuser un terrible appauvrissement. Bien entendu, comme tout le monde, j'ai apporté mes premiers manuscrits à Paris, où j'ai été reçue avec une morgue incroyable. Dès mon premier livre, qui a été mieux vendu par Rencontre qu'il ne l'aurait été par un éditeur parisien, je me suis rendu compte que je serais mieux défendue en Suisse romande qu'à Paris, et d'autant plus qu'à l'époque commençaient de s'affirmer des éditeurs qui allaient fonder la réalité de la littérature romande. Ce que je regrette évidemment, c'est que les livres publiés en Suisse française ont de la peine à passer la frontière, tandis que ceux de nos confrères alémaniques font naturellement leur chemin en Allemagne. Ce qui conduit au paradoxe que je suis connue en Allemagne, par mes livres traduits, alors qu'en France je suis une parfaite inconnue. 

     — Votre origine italienne marque-t-elle encore votre relation avec laSuisse? Et comment avez-vous vécu le multilinguisme?

      — A vrai dire, je ne ressens aucune distance: je suis immergée dans la réalité qui m'entoure. Cependant, une distance subsiste, liée au fait d'un passé distinct. Si j'ai entendu, dans mon adolescence, les mêmes phrases qu'ont dû subir tous les immigrés italiens sur«les Spaghettis», dont on se demandait s'ils avaient une salle de bains, j'ai le souvenir de m'être parfaitement intégrée. A l'université, à Lausanne, le sentiment de différence terrible que je ressentais était lié au fait que je n'avais pas d'argent. J'étais contrainte de demander à mes camarades de prendre des doubles des cours du début de la journée parce que moi, de dix heures dusoir à deux heures du matin, j'allais répondre au 111 ou relever des télex. Quant à la langue, j'en ai résolu le problème avant d'écrire sérieusement. A la demi-licence, le professeur Gilbert Guisan m'a fait remarquer qu'en dépit d'une certaine maladresse de mon expression il ne s'était jamais aperçu que j'étais de langue étrangère, concluant que c'était très positif. Du coup, cela m'a donné des ailes: je crois bien que j'ai commencé d'écrire des poèmes dès le lendemain!

    – Et vos rapports avec la Suisse alémanique ?

     — Je crois qu'il y a en Suisse alémanique une attente beaucoup plus grande à l'égard des écrivains que ce n'est le cas en Suisse romande, et je présume que l'action d'un Max Frisch y est pour beaucoup. Un exemple personnel: le 20 décembre dernier, la radio alémanique me téléphone pour me demander un texte dans le cadre d'une action en faveur des Bosniaques, suite à la plainte des écrivains de Sarajevo accusant les Européens de les oublier. J'ai donc donné un poème qui a été diffusé sur les ondes et repris, ensuite, par les plus grands journaux. Depuis lors, tout le monde m'en parle, et jusqu'à des gens qui ignorent complètement mes livres. Or c'est cela même que le public, ici, attend des écrivains. Ceux-ci s'expriment très régulièrement dans les médias et participent au débat public. Un Hugo Loetscher ou un Franz Hohler sont sollicités à tout bout de champ et très écoutés.

    — Il y a vingt ans de cela, vous envisagiez le rôle de l'écrivain comme celui d'un témoin. Qu'en est-il aujourd'hui? 

    —   Si le témoignage a changé de forme, le fond demeure. Je crois que je n'ai jamais traité qu'un seul thème, découlant de la même vision de la dignité humaine: la tolérance humaniste. Mon éducation italienne est décisive en ce sens. Mon enfance a baigné dans une atmosphère marquée par l'esprit de résistance manifesté par mon père contre le fascisme. Ce n'était pas un engagement abstrait mais une question

    de survie — au sens aussi de la survie de l'esprit. Les nazis avaient brûlé les livre?: mon père était totalement imprégné par l'horreur de ce péché mortel. Et les poètes qu'on nous faisait lire à l'école, les livres de Levi, Vïttorini ou Zurlini qui dénonçaient l'imbécillité de la guerre, l'opéra où l'on m'emmenait parce qu'il parlait d'une histoire de Lombards à la première croisade, qui visait évidemment les nazis, tout cela ne pouvait que façonner l'idée que j'allais me faire du sens de l'art.

    —  La Suisse a-t-elle, selon vous, un rôle particulier à jouer à l'heure qu'il est? 

    —  Cela me semble tout à fait évident, mais alors il s'agit de retrouver ce qui fait sa particularité, qui paraît complètement échapper aux nationalistes les plus ardents. Ceux qui se complaisent dans le fameux «Y en a point comme nous», avec cette naïveté supplémentaire de croire que ce pays est à l'abri de tout, ne prennent pas suffisamment au sérieux l'idée que la Suisse peut être en effet un modèle. L'Europe sera possible dans la mesure où la Suisse a été capable de faire cohabiter un Appenzellois et un Zurichois ou un Genevois. Or ce n'est pas dans le repli frileux, mais dans l'exercice du fédéralisme et de la fraternité que ce modèle peut se trouver revitalisé. □

    Anne Cuneo: Le trajet d'une rivière, Bernard Campiche éditeur, 599 pages.

     

    Dixit Anne Cuneo:  « En Suisse, il y a un endroit où j'ai besoin de me ressourcer: c'est, à Lausanne,le bord du lac entre Ouchy et Pully. C'est le lieu que j'aime. C'est le lieu qui m'a faite. Cet attachement est lié à mon arrivée en Suisse et à un premier coup de foudre ».

  • Ceux qui ne disent pas tout

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    Celui qui s’est juré de casser le morceau mais plus tard vu qu’il est décalé / Celle qui en sait plus que ce qu’elle ignore exprès/ Ceux qui ne veulent pas en entendre parler sauf contre remboursement / Celui qui parle à demi-mot quoique voyant double / Celle qui en rajoute toujours pour qu’on ne lui en demande pas plus / Ceux qui ne diront tout que devant une salade d’avocats / Celui qui en dit plus long entre les lignes qu’en large /Celle qui se demande ce que cache tout ce qui se montre / Ceux qui cultivent l’aporie en serre tiède / Celui qui a un cheveu sur la langue de bœuf aux câpres et ça c’est la barbe / Celle qui se demande où tu vas chercher tes listes alors qu’elle a un double de la clef de la cave à brouillard / Ceux qui se vexent de ne pas être sur cette liste alors qu’il suffit d’un petit chèque et c’est réglé / Celui qui dirait bien tout s’il en savait le quart / Celle qui a tout dit au matou m’as-tu-vu / Ceux qui prétendent que Philippe Muray en a trop dit comme il a trop fumé aussi et c’est de ça qu’il est mort vous savez / Celui qui applique le charity business à sa pratique des installations lucratives en milieu humide dont il rétrocède le 10% des bénefs au commerce bio/ Celle qui a fait fortune dans l’Arte povera genre brindilles authentiques et galets d’origine  / Ceux qui se disent aussi humbles que les peuples opprimés sinon plus / Celui qui se demande si à tout prendre Naomi Klein n’est pas lesbienne / Celle qui a fait toute une théorie sur l’  « imposture contemplative et délectative » de l’art bourgeois genre Rembrandt et autres / Ceux qui aiment les petites plaquettes des petits poètes publiés par de petits éditeurs à grand prix / Celui qui estime souhaitable qu’un ministère spécial soit institué pour la défense des poètes maudits en quête d’emploi protégé / Celle qui prend un air important pour dire qu’il est important de défendre la poésie en tant qu’actant social révélateur de fractures / Ceux qui pensent avoir tout dit en rappelant que la Culture impacte l’idée d’une idée gratuite qui gagne / Celui qui se dit en quête d’une friche industrielle où sa compagne de vie chorégraphe pourrait développer leur recherche commune / Celle qui dans son groupe de libraires indépendantes défend After d’Anna Todd au titre de libérateur d’énergie égalitaires avec supplément sensuel sous contrôle / Ceux qui affirment que nous vivons dans une époque formidable sans préciser laquelle / Celui qui optimise le concept de désarroi social en tant que moteur expressif des ateliers d’écriture en banlieue / Celle qui ne va plus à la messe vu que le Groupe Expression de la paroisse s’explose à la même heure / Ceux qui vous prennent ouvertement pour des cons et le disent et vous prient de ne pas vous en formaliser question de fair-play, etc.    

  • Un clown pascalien

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    En mars 1994, Eugène Ionesco tirait sa dernière révérence sur la piste du Magic Circus   de la vie. On le rattachait au «théâtre de l'absurde», mais le grand dramaturge-moraliste défiait, à vrai dire, toute classification.

    C’est un anticonformiste déguisé en académicien, un monument clignant de l'œil, un vieux gamin cousu d'angoisse métaphysique, un jongleur de mots des bords de l'abîme, un rêveur apparemment délirant mais dont le «nonsense» ne visait qu'à démanteler la mécanique des discours creux et à mettre en évidence l'insondable étrangeté de l'existence, qui vient de disparaître en la personne d'Eugène Ionesco, mort hier à Paris à l'âge de 82 ans.

    Figure majeure du théâtre de l'après- guerre, Ionesco, né en1912 à Slatina de père roumain et de mère française émigrés à Paris, avait faits es études supérieures en Roumanie mais revint s'installer en France dès 1938.Ses premières pièces, La cantatrice chauve et La leçon, furent respectivement crées à Paris en 1950 et 1951, et lui valurent d'emblée la réprobation des bien-pensants. «Je ne crois pas que M. Ionesco ait quelquechose à dire, écrivait alors un Jean-Jacques Gautier, ponte de la critique parisienne. Je crois que M. Ionesco est un plaisantin, un mystificateur donc un fumiste.» 

    C'était ne pas voir, sous l'apparente loufoquerie des dialogues, la mise en jeu grinçante de la dégradation des rapports entre les êtres. Inspirée à l'auteur par la lecture des réparties de la méthode de langue Assimil, La cantatrice chauve, antipièce dans laquelle il n'est pas plus trace de diva qu'il n'y a de Godot dans la pièce de Beckett, met en scène deux couples, un capitaine de pompiers et une bonne dont la logique des propos dérive progressivement dans la folie, sans pour autant que le jeu ne sombre dans la gratuité.C'est que ce fol entretien, comme celui de La leçon, renvoie le spectateur à une sorte de vision hallucinée de tout ce qui se dit «dans le vide» à l'enseigne des «relations sociales» et autres «profonds échanges». 

    Confiées à la sauvegarde exclusive de Nicolas Bataille, ces deux pièces n'ont cessé de figurer, depuis 1955, à l'affiche du Théâtre de laHuchette pour le plaisir inoxydable de l'étudiant et du touriste de partout. 

    images-2.jpegDans les pièces suivantes — Jacques ou la soumission en 1950, Victimes du devoir en 1952, Amédée ou comment s'en débarrasser en 1953 — les thèmes de la prolifération des objets et de la pétrification de l'être vivant, de la culpabilité imaginaire, de la vaine agitation, de l'abrutissement imbécile, de l'ennui, de l'angoisse devant le temps qui passe ou le vide qui se creuse, de la fuite dans la violence conjugale ou guerrière, allaient conduire l'auteur des paradoxes «absurdistes» à une forme de théâtre plus «métaphysique». 

    Dans l'intervalle cependant, en 1960, Rhinocéros marque la charge la plus directe de l'auteur contre toute forme de massification totalitaire.

     

    eugene ionesco-2087664.pngEn porte-à-faux

    D'abord apparenté à l'avant-garde, aux côtés d'Adamov et de Beckett, Ionesco fut brocardé par la droite avant de susciter la réprobation croissante de la gauche. C'est que plus son oeuvre se développait, depuis Les chaises (1951), poignant dialogue d'un vieux couple confronté à la solitude et à la fin du monde, jusqu'à Macbett (1972) ou Ce formidable bordel(1973), plus elle devait se trouveren porte-à-faux par rapport à un certain théâtre engagé de l'époque, nourri de Brecht mal digéré. 

     

    En réponse à ses premiers détracteurs, Ionesco répliqua par une savoureuse moliérade intitulée L'impromptu de l'Alma (1955), où des docteurs en théâtrologie de tous bords, et tous nommés Bartholomeus, lui font gravement la leçon...

    Poète et moraliste, Ionesco disait rêver ses pièces auxquelles il ne prêtait un sens éventuel qu'après coup. Etranger à toute idéologie, il règne sur un monde dont les masques burlesques dissimulent un fonds tragique. Dans Tueur sans gages (1957), c'est à une incarnation du Mal gratuit assez terrifiante qu'il confronte le spectateur. Avec Jeux de massacre (1970), la même poignante interrogation sur le Mal et la mort se poursuit. Mais c'est probablement avec «Le roi se meurt»(1962), évoquant l'inéluctable arrachement de tout homme à ce bas monde, qu'Ionesco a touché au sommet de son inspiration et de son art théâtral. 

    L'homme sans masque

    Entré dans la prestigieuse Pléiade de son vivant (fait unique pour un homme de théâtre), Ionesco l'iconoclaste d'avant 68 fut taxé de «trahison» quand il passa l'habit vert... rejoint plus tard par son contempteur Jean-Jacques Gautier. Quand il s'en prit, dans les années 80, à la «dictature» des metteurs en scène coupables selon lui de tout réduire à la sophistication formelle ou aux chichis intellectualistes, puis quand il multiplia les assauts contre le communisme, d'aucuns conclurent au gâtisme définitif. 

    Or c'était faire trop peu de cas de l'indépendance d'esprit qu'aura toujours manifesté cet humaniste non aligné, qui n'a cessé parallèlement de poursuivre, en marge de son œuvre théâtrale, une réflexion à la fois émouvante et tonique, mordante et chaleureuse, au fil des pages de son Journal en miettes ou, plus récemment, de La quête intermittente d'où nous tirons ces quelques lignes: «C'est donc si mal que ça, si grave que ça de mourir? Oh, vous tous, vous tous, vous qui riez, gesticulez, vous n'en avez pas pour bien longtemps, non plus, vous non plus. Rajeunir à l'Eternité. Rajeunir dans l'Eternité. Rodi, ma petite fille, ma femme, je t'aime»... 

     

    Sur lui-même :  «Je suis comme un coureur de fond, arrivé,essoufflé au bout de sa course.» (1933)

     

    «Je souffre de vivre. Vouloir tant vivre, c'est une névrose;je m'accroche à ma névrose, je me suis habitué, j'aime ma névrose.» 

     

    Sur la condition humaine : «On naît pour mourir, on meurt pour être.» ( 1993) 

     

    «Il y a l'angoisse qui est notre condition fondamentale etqui vient du fait que la vie n'est pas faite pour l'homme qui, de sa naissanceà sa mort, oscille entre la peur de vivre et la peur de mourir.» 

     

    «Deux choses sont inacceptables: d'être né et ensuite demourir.»

     

     

    «Ce n'est pas une certaine société qui me paraît dérisoire.C'est l'homme.» 

     

    Sur son œuvre :«Je ris toujours de la pesanteur philosophique dont on charge mon théâtre. On parle à son propos de théâtre de l 'absurde. Il est surtout une image denon-sens, du dérisoire. Irréalité du réel, illusion évanescente: c'est ce que j'essaie de dire.» 

     

    Sur les messages :«Tout ce que j'ai à dire, c'est que je n'ai rien à dire. Mais je voudrais bien dire quelque chose. Aspirer à prononcer des paroles et des mots, c'est peut-être déjà une manière de prière, de résistance au vide.»