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Carnets de JLK - Page 103

  • Ceux qui gèrent les déchets

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    Celui qui lance l’Opération J’Adopte un Déchet / Celle qui adopte un préservatif abandonné sur la plage par ses parents et le ramène dans son studio sécurisé de la Cité des Muguets pour lui lire un conte rassurant / Ceux qui ramènent les crottes de chiens à leurs proprios qu’ils tancent comme il sied / Celui qui vient ramasser sa femme beurrée à la sortie de la boîte échangiste On s'éclate où il n’est pas le bienvenu à cause de son pied-bot et de son Q.I. sans pareil  / Celle qui trie les crachats de son Jules pleurétique et néanmoins docteur en psychologie entrepreneuriale / Ceux qui foutent la belle-mère acariâtre dans le dévaloir mais avec le dernier numéro de Charlie-Hebdo - pas croire qu’on est des rats et qu’elle n’aura rien à lire dans le container / Celui qui fait les boutiques de Benidorm pour garnir les vitrines de sa boutique de Trash Déco très prisée des nouveaux riches snobs russes / Celle qui se dilacère la peau des fesses dans le massif d’agaves au motif qu’elle entendait faire ça selon l’état de nature enfin tu connais Marie-Chantal aux Canaries / Ceux qui constatent que les observations de Michel Houellebecq sur la nouvelle population échangiste de Port Nature frisent aujourd’hui l’obsolète / Celui qui souligne au Caran d’Ache 2B la sentence de  Céline selon lequel « c’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur » non sans se demander s’il est juste d’en laisser si peu aux femmes avec lesquelles ça craint quand même pas mal parfois / Celle qui se sent très chien par rapport aux propos gentils que le misanthrope de Meudon réserve à ses clebs / Ceux qui ne sont au bord de la mer que pour la mer / Celui qui réécoute pour la millième fois la Supplique pour être enterré à la plage de Sète même s’il sait que Brassens repose dans un caveau tout ce qu’il  y a de bourgeois / Celle qui n’est pas d’accord avec Destouches quand il affirme que «la rue des Hommes est à sens unique» puisqu’on peut la suivre à double sens et même plus si affinités / Ceux qui font les bravaches en citant Céline selon lequel tout homme n’est « après tout que de la pourriture en suspens » et qui se retrouvent devant leur père mourant et qui craquent alors comme Destouches devant un chat crevé / Celui qui se trouve en somme monstrueux tant il est resté gentil au milieu des hyènes et des loups / Celle qui est méchante pour cela seulement (croit-on) qu’elle en bave alors qu’elle devient pire quand les autres en bavent à cause d’elle / Ceux qui croient avoir perdu leur jeunesse faute de savoir y faire alors que c’est ça justement qui la rend si sympa / Celui qui fait le compte des occasions perdues et se dit aujourd’hui tout ça de gagné / Celle qui convoque ses amants malheureux pour un goûter d’excuses / Ceux qui s’excusent de l’avoir mal descendu (l’escalier) avant de l’achever (la pianiste), etc.

     

  • Ceux qui décompensent

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    Celui qui évoque les folles soirées du Palace que tu n’as pas connu demeuré que tu es / Celle qui invoque la grande déprime des militants / Ceux qui vous disent comme ça qu’ils vont mal avec l’air de penser que vous aussi le devriez / Celui qui se fait un petit cadeau pour s’encourager ce matin dur dur / Celle qui rentabilise son sentiment de la vacuité en tournant des vidéos placebos / Ceux qui évoquent leurs galères avec une sorte de jouissance / Celui qui s’écoute se taire / Celle qui voit partout du fascisme en puissance / Ceux qui se font une soirée Paolo Conte entre amis sûrs / Celui qui cite Duras et Deleuze pour rester entre soi / Celle qui te remercie d’exister poil au nez / Ceux qui disent volontiers qu’ils relisent La Recherche pour en imposer à leurs voisins Verdurin / Celui qui occulte le passé d’épicier de son père / Celle qui revendique le passé de catin de sa mère / Ceux qui « font avec » leur particule sans préciser que c’est un recollage tardif de Dupont sans Nemours / Celui qui dit à celle qu’il drague qu’elle comprend mieux que personne son état de paumé ukrainien fauché alors que lui-même accepte son faciès chafouin d’Alsacienne coincée ce qui fait qu’on est bien parti pour une Love Story / Celle qui estime qu’elle a assez donné avec ses ex pour ne penser désormais qu’à ses ragondins / Ceux qui n’ont même pas un sourd-muet à qui parler / Celui qui se dénigre en espérant qu’on le démente mais pas moyen / Celle qui attend sa retraite pour s’éclater / Ceux qui savourent leur défaite en prétendant qu’ils sont gagnants à la fin / Celui qui vibre tellement devant un Rothko qu’on lui conseille une tisane calmante à la cafète du Musée / Celle qui avoue à son psy que le seul nom de Mélanie Klein la fait mouiller / Ceux qui mouillent encore leur boxer Calvin Klein malgré leurs dix-huit ans sonnés / Celui qui te dit qu’il a eu de la peine à entrer dans ton livre sans oser préciser qu’il n’en est jamais sorti / Celle qui demande un orthographe au romancier flapi / Ceux qui signent d’un croissant vu que la croix fait trop chrétien / Celui qui te dit que son dimanche est sacré et qui le passe à lustrer son Opel Kadett / Celle qui se fait un Skype avec son boy friend auquel elle montre enfin ses nipples / Ceux qui en ont tellement vu que les djeunes n’ont pas idée, etc.


    Peinture: Terry Rodgers




  • Ceux qui sont à la fête

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    Celui qui n'est pas jaloux de ceux qui fêtent de l'autre côté de l'hôpital / Celle qui est favorable à une extension de la notion de baptême /Ceux qui s'estiment seuls dignes de la Sainte Onction et gardent donc leur kalach dans le sanctuaire gardé par les chars marqués de croix noires / Celui qui a toujours considéré la naissance biologique comme un détail négligeable du point de vue de la théologie de colonisation / Celle qui estime que son enfance fut divine du fait de son affiliation providentielle à une famille souverainiste naturellement hostile aux actuels botellones /Ceux qui fredonnent il est né le divin machin dans leurs lits médicalisés autour desquels s'activent les petites Malgaches  de la Mission / Celui qui ne sait pas si la déesse Kâli (la très très vindicative fille de feu) est née d'une cuisse ou d'une aile ou d'un orage sur le futur bidonville / Celle qui en a sa claque de ceux qui tirent la gueule pendant les fêtes alors qu'ils en font toute l'année rien qu'à eux pour la baston / Ceux qui disent ça va être ta fête à leur neveu Bob (il y en a pas mal à Brisbane) alors que c'est juste la faute à Dylan / Celui qui est né le même jour que Notre Seigneur (et à la même heure GMT en plus, ça c'est champion) au risque d'occasionner un afflux de voeux inappropriés en cette période d'intense consommation de foie gras / Celle qui a pris conscience des inégalités sociales en constatant que les enfants des Dupuy-en-Velay touchaient des chèques en bois plus précieux que ceux des Fresse-sous-Moselle dont les dernières   installations ont été fermées il y a une quarantaine d'années malgré les prières de Monseigneur resté fidèle au Maître de forges / Ceux qui militent pour l'effacement de tout signe de toute religion y compris le point de croix à la couture et les croissants le dimanche / Celui qui a rallié la confession de sa belle-mère par simple souci de paix au foyer sans parler de l'héritage ne soyons pas mesquins  / Celle qui défend les sacrifices humains dans les pratiques sacrées pré-colombiennes histoire de rappeler aux chrétiens réunis ce Noël autour de la table des Dupasquier que les dindes qu'on vient de se taper avaient elles aussi une fonction cathartiques évidente / Ceux qui se sont retrouvés à Cuts certes moins connu que Bethléem mais à l'abri de la colonisation et sans Mur sous les fenêtres de Nanou la mère-grand gâteau / Celui qui cherche la barbe de Dieu dans le noir de sa chambre d'enfant juste histoire de la tirer mais voilà qu'il marche sur celle d'Allah au point de provoquer l'immédiate hilarité (Ah ! Ah ! Ah!) de cet éternel plaisantin de Yahweh / Celle qui n'est pas contre l'idée platonique d'un monothéisme à géopolitique variable mais lésine sur la concrétisation du plan-cadre par des incontinents de la pilosité faciale / Ceux qui vous ont dit que Dieu était une petite voix au fond de vous donc sans rapport avec le canon qui tonne à Navarone aussi entrez-vous au Colisée d'un pas serein afin d'y revoirLe Pont de la rivière Kwaï où c pas tous les jours Noël, etc.

     

  • Ceux qui font le Mur

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    Celui qui relève le progrès indéniable qu'a constitué la transition des pyramides de crânes genre Tamerlan aux pyramides de pierre genre Gizeh d'ailleurs un peu antérieures s'il ne s'abuse / Celle qui reste coincée entre deux pages du Passe-Muraille / Ceux qui ont un mur dans la tête et rien derrière / Celui dont les oreilles sont emmurées / Celle qui a posé un lapin au garde rouge qui l'attendait sur la Grande Muraille avec l'intention de lui faire sa révolution culturelle / Ceux qui se disent qu'au moins le Mur les protèges des avocats de leurs conjointes / Celui qui a fait le mur du son et s'est pris les ouïes sur les aigus / Celle qui a mis son petit doigt dans le trou de la digue afin que ses frères puissent se faire un bon polder / Ceux qui pensent que la frontière entre les confins est limite / Celui qui a vu le crime organisé passer par-dessus le Mur en classe Busy / Celle qui dénonce le mur érigé dans son ménage par sa belle-mère sioniste tendance grave /Ceux qui s'écrivent par-dessus les murs des messages classés "non pertinents" par le MOSSAD / Celui qui dit "bien entendu" même quand il n'écoute pas /  Celle qui a été accro à The Wire pendant cinq saisons alors qu'il n'y en a que quatre dans l'année des gens normaux qui le treizème mois regardent Borden / Ceux qui ont passé le Mur par le raccourci du défilé de mode / Celui qui a construit un mur autour de sa moukère en burqa avec juste une meurtrière pour la connaître selon Allah / Celle qui dans le mur de sa Vertu garde une fente pour si jamais / Ceux qui s'érigent contre toute notion de clôture au sens où l'entend Lacan dans son incontournable discours sur les  noeuds / Celui qui met sa main au feu devant le mur qui ne prend pas le mors aux dents pour autant /Celle qui peint le Diable sur la muraille dont le commentaire en araméen traditionnel est juste: fi les cornes / Ceux qui se retrouvent bien seuls au pied du mur de l'indifférence / Celui qui a sauté la première ligne de barbelés et a sauté ensuite sur une mine comme c'était la mode à Berlin avant 1989 et Cardin dans les boutiques / Celle qui a vu The Wall avec Bruce et s'est ensuite remariée avec un fan de Bryan Adams / Ceux que l'érection des murs fait débander mais au figuré vu que ces ceux sont aussi des celles, etc

  • En lisant Alice Munro

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    À propos de La Danse des ombres heureuses

        

    1. Le Cowboy des Frères Walker 

    On entre dans le monde d'Alice Munro par la porte d'une maison décatie, dans les années 30. La mère de la jeune narratrice est en train, sous la lampe, de lui coudre des habits avant la rentrée des classes, faits de vêtements à elle qu'elle a retaillés. C'est le soir et le père propose à sa fille: "Tu veux qu'on aille voir si le lac est toujours là ?"

    C'est du lac Huron qu'il s'agit, que borde la "vieille ville" de Tuppertown dont la première évocation rappelle les images de la Grande Dépression vue par le photographe Walker Evans. Nul cafard pour autant, malgré la fatigue de la mère, dans cette première nouvelle, intitulée Le Cowboy des Frères Walker, du premier recueil d'Alice Munro, La danse des ombres heureuses, dont la publication originale date de 1968 et qui fut aussitôt gratifié du prestigieux prix canadien du Gouverneur général. Le présent recueil de sept nouvelles, traduit par Geneviève Doze et paru en 2002 seulement, est à vrai dire une compilation de deux livres. Mais illico se découvre un auteur hors norme par son ton, son don d'observation reliant sans cesse le moindre détail à l'ensemble, sensible en même temps au tragique de la condition humaine et au comique de la vie. Pas étonnant qu'on ait comparé Alice Munro à Tchékhov, dont elle a l'incisive acuité du regard et la tendresse non sucrée.

    Si la déglingue économique et sociale des années 30 est immédiatement perceptible dans Le cow-boy des Frères Walker, qui n'a rien du récit genre western, la gaieté du père de la narratrice contraste aussi bien avec ses difficultés économiques. Naguère éleveur de renards argentés, il en est réduit aujourd'hui à colporter, de ferme en ferme, tout un bazar de sirops pour la toux ou de vermifuges, d'épices diverses ou d'ustensiles de toute sorte. Sa femme en conçoit de la honte. Les écoliers se moquent de ses enfants, mais sa bonne humeur a le dessus même quand, du haut d'une fenêtre de ferme hostile, on lui balance le contenu d'un pot de chambre. Dans la foulée, accompagné cette fois de ses deux enfants, il va retrouver une vieille connaissance qui lui rappellera un autre temps et une autre vie ignorée jusque-là de sa fille qui conclut ainsi: " Alors, tandis que mon frère cherche des lapins sur la route, mon père conduit et je sens sa vie remonter son cours dans cette fin d'après-midi, de plus en plus sombre et étrange, comme un paysage sous l'emprise d'un sortilège qui le rend amène, banal et familier tant que vous le regardez mais le change, dès que vous avez le dos tourné, en quelque chose que vous ne connaîtrez jamais, avec des climats de toutes sortes et des distances dépassant votre imagination"...

     

    2. La danse des ombres heureuses

    La maîtresse de piano est une vénérable institution internationale, qui mérite d'être évoquée de pair avec le club occulte des  anciens élèves d'innombrables maîtresse de piano généralement célibataires et à chignons plus ou moins stricts, à dégaines plus ou moins victoriennes jusqu'au tournant de mai 68. Je me rappelle la nôtre au nom de Gill Moll, haute et stylée demoiselle au chignon serré et aux mains ailées, sans âge à nos yeux d'enfants, à la fois exigeante et compréhensive, à tout le moins fière de produire ses élèves en redoutées Auditions. Dans le même quartier des hauts de Lausanne où elle nous recevait processionnaient, les après-midi de soleil, les enfants handicapés d'une institution spécialisée dans laquelle la même demoiselle, adepte de la théosophie et des pratiques pédagogiques de Rudolf Steiner, donnait parfois des leçons.

    Or nous retrouvons très précisément, dans La Danse des ombres heureuses d'Alice Munro, deuxième nouvelle du recueil éponyme, cette confrontation, poussée à son extrémité avec une délicatesse de chaque mot, des mères plus ou moins accablées et des élèves plus ou moins enthousiastes d'une demoiselle Marsalles, et des enfant "pas comme les autres" qu'elle a invités pour la première fois, au jour de la fameuse audition qu'elle s'obstine à maintenir au calendrier en dépit de son vieillissement. L'attention extrême que la nouvelliste  porte à chaque détail physique ou psychologique - ici dans les réactions des mères accompagnant leurs mômes chez la vieille fille un peu clochette mais si bonne (elle a préparé pour chaque élève un cadeau de l'espèce la plus surannée, genre livres édifiants ou instructifs...), et leur vague effroi à l'arrivée des "petits crétins",  autant que dans la candeur de Miss Marsalle  semblant une créature angélique à peu près hors du temps - le temps du morceau de piano intitulé La Danse des ombres heureuses joué par une adolescente à l'air un "peu spécial" -, et l'inscription du récit dans le décor social merveilleusement suggéré lui aussi de la bourgade de province, vont de pair avec le sentiment plus intime et plus profond lié au temps qui passe, donnant plus de relief aux personnages très finement dessinés, avec quel humour délicieusement peste aussi, et quelle tendresse... 

     

    3. La Carte postale

    L'ironie du sort a plus d'un tour dans son sac, pourrait-on se dire en lisant la troisième nouvelle de ce premier recueil, si l'ironie avait un sac et si ce qu'on appelle "le sort" n'était pas, souvent, que le fait du hasard ou le fruit de la stupidité, de la négligence ou de la suffisance aveugle - chacun en jugera à l'évocation pimentée des relations entretenues par un gros type vieillissant (quoique pas mal conservé) au prénom de Clare, nettement plus âgé que la protagoniste, brave vendeuse au double prénom de Helen Louise (que sa mère s'obstine à prononcer alors qu'elle s'est défaite résolument de Louise), laquelle Helen consent à ce que Clare dispose de temps à autre de son corps (jusqu'à lui mordre les cheveux) en attendant que le décès de sa mère (à lui, donc) leur permette de se marier en dépit d'un léger décalage de rang social.

    Bien entendu, la carte postale que reçoit Helen de Clare, en voyage en Floride comme chaque année (et chaque année sans elle) est censée lui prouver que son prétendant (il l'a demandée en mariage une première fois mais elle l'a remballé à l'époque) pense à elle même s'il n'a rien à lui raconter de spécial, mais ce qu'on appelle le sort montre parfois de l'ironie - et c'est cette fois le cas dans la vie d'Helen quand celle-ci apprend que Clare vient de se marier en Floride. Or on pourrait en conclure que c'est "bien fait pour elle" ou que "c'est la vie", mais la nouvelliste a elle aussi plus d'un tour dans son sac...

    Si l'extrême sensibilité d'Alice Munro n'est jamais débridée ni méchante, alors que tout ce qu'elle voit et perçoit (à savoir tout ce qui est visible et perceptible sous les faux-semblants) pourrait l'y porter, jamais elle ne lénifie pour autant ni ne se contente de platitudes, justement, du genre "c'est la vie". De fait, c'est le détail, souvent incongru, et révélateur ô combien du plus trompeur "ordinaire" de la vie, précisément, qui l'intéresse et rend chacune de ses pages aussi surprenante et captivante alors qu'elle ne semble parler que du tout-venant quotidien, des choses et des gens comme ils sont - comme nous sommes tous alors que le temps passe...

    Lorsque Helen, folle de rage jalouse, va hurler nuitamment sous les fenêtres de celui (déjà presque chauve) qui a disposé de son corps sans qu'elle le considère tout à fait comme son amant, pas un instant on n'aurait l'idée de rire, ni de pleurer non plus, et plus que "c'est la vie" on se dit que "telle est la vérité" en pensant un peu à "ces gens-là" que chante Brel et auxquels, finalement, il n'est pas sûr que nous ne ressemblions pas un peu, n'est-ce pas...  

     

    Munro17.jpg4. Images

    L'amour filial est parfois un mélange d'attachement réel et d'autre chose de plus ou moins avouable, pas loin de l'effroi voire même de la haine, et c'est ce qui apparaît comme dans un éclair dans la scène "outdoors" la plus frappante de cette nouvelle à l'improbable titre d' Images, où l'on voit une adolescente assez farouche terrifiée, à distance, après l'apparition d'un homme aux airs agressifs, une hache à la main, par ce qu'elle croit l'attaque imminente du type contre son père en train de relever des pièges à rats musqués le long de la rivière: "L'homme s'est glissé entre les buissons, rejoignant mon père. Et à aucun moment n'ai-je imaginé, ni même espéré, autre chose que le pire"...

    Or rien n'indique, dans cette nouvelle aux accents faulknériens, aucune animosité réelle entre le père et sa fille, mais l'ambiance est à la dure, et si la scène de la confrontation entre les deux hommes tourne court, les relations liant les personnages évoqués restent marqués par la rudesse des conditions de vie, avec deux personnages particulièrement saillants à cet égard: la très envahissante Mary McQuade, type de soignante à tout faire qui a l'art de se rendre indispensable pour mieux régenter un peu tout le monde, et le sauvage Joe Phippen qui vit comme un loup dans un terrier puant après l'incendie de sa maison.

    Une bonne nouvelle a le plus souvent au moins deux "étages", comme les fusées à courte ou moyenne portée, ou disons deux "lignes", deux "motifs" qui s'entrecroisent ou s'imbriquent - à quoi Alice Munro ajoute souvent une sorte de "basse continue" liée au flux ou au reflux du temps.

    Ainsi, dans Images, du premier "motif" consacré à l'évocation truculente du personnage de Mary, figure centrale d'un tableau épico-familial qui se développera beaucoup plus amplement des années plus tard (notamment dans le recueil  Du côté de Castle Rock), se détache bientôt celui de la "fugue" en boucle du père et de la fille le long de la rivière, qui va faire apparaître tout le paysage environnant. Bien entendu, cette "construction" ne se voit aucunement au fil d'un récit bien fluide, mais la nouvelliste n'agence pas moins son récit avec un souci constant de lier le détail et l'ensemble et de les ressaisir dans une sorte d'orbe temporel impliquant la mémoire du lecteur...

     

     

    Munro27.jpg5. Quelque chose que j'avais l'intention de te dire

     

    La plus remarquable des sept nouvelles de ce premier recueil traduit (tirée du troisième livre d'Alice Munro, paru en 1974) est aussi la plus incisive et sourdement douloureuse, qui traite de la jalousie, travestie en sollicitude, et du mensonge calomnieux que la prénommée Ette improvise , à l'attention de son aînée plus belle et désirée qu'elle-même, prénommée Char, pour éloigner celle-ci de son premier amour de jeunesse. Il en va donc d'une secrète trahison faite "pour le bien" de Char, mais on verra qu'il n'est pas sûr que le mensonge de la jeune soeur n'ait pas été une bonne chose pour Char. "On ne sait jamais", dit-on en ces cas...

    Ce qui est sûr, c'est que Char, à l'approche de la vingtaine, à l'été 1918, était la fille qu'on remarque pour sa beauté à l'"harmonie dédaigneuse", la classant dans la même catégorie "à part" que son premier soupirant Blaikie Noble, né coiffé et dégageant un charme insolent, insupportable à la jeune Ette.

    À vrai dire c'est de soeurs ayant passé la cinquantaine qu'il s'agit en l'occurrence puisque plus de trente ans se sont écoulés depuis "les faits", à savoir par exemple l'épisode nocturne à la faveur duquel Ette a surpris sa soeur et son boy friend très étroitement enlacés sous un lilas - le visage de Char montrant une expression d'abandon qui, le temps d'un regard affolé, saisit sa soeur puînée: "De cette manière, Ette avait acquis une connaissance accrue, elle savait à quoi ressemblait Char quand elle était dépossédée d'elle-même, quand elle abdiquait". Or cette façon de conclure à l'"abdication", s'agissant d'une jeune amoureuse, en dit long sur le caractère d'Ette, du genre à ne "rien laisser passer", considérée comme une "terreur" dans sa boutique de couturière et restée à jamais "sur ses gardes".

    Alice Munro n'est pas du genre à dorer la pilule, pas plus qu'elle ne force le trait ou qu'elle ne pousse au noir comme c'est le cas, parfois, d'une Patricia Highsmith ou, en crescendo dans ses récits de plus en plus désespérés, du grand Tchékhov auquel on la compare souvent. Moins mélancolique que celui-ci, la nouvelliste décrit en outre ici un monde - le Canada des années 1915-1940 - évidemment peu comparable, socialement et culturellement parlant, avec  la Russie de la fin du XIXe siècle.

     

    Très finement nuancés et détaillés, dans une atmosphère évoquant en filigrane "ce qui aurait pu être et n'a pas été", les portraits contrastés d'Ette et de Char, d'Arthur qui est devenu l'époux "attentionné" de celle-ci, ou de Blaikie le fils à papa un peu déclassé trente ans plus tard, nous touchent également sous le regard songeusement souriant de la nouvelliste qui a passé dans sa vie, en ces années, le cap d'un divorce... 

     

    6. La vallée de l'Ottawa

    Céline (l'écrivain, donc, l'irascible Louis-Ferdinand) affirmait que le roman de notre temps se réduisait en somme à la "lettre à la petite cousine", avec un mépris sous-entendant que ses seuls livres à lui  étaient dignes d'intérêt. Or en lisant cette nouvelle évoquant le premier essai, par sa narratrice, de parler de sa mère, je me disais qu'un tel récit relève tout à fait de ce que Céline qualifie de "lettre à la petite cousine", comme on pourrait le dire aussi d'une bonne partie des livres de Balzac, qui méprisait Stendhal, ou de Proust, qui méprisait Balzac.

    Il faut se méfier du mépris des écrivains, qui s'en tiennent souvent à la règle exclusive du "mon verbe contre le tien", plus que des petites cousines, des tantes et de nos aïeux terriens de la vallée de l'Ottawa ou de l'Oberland bernois.

    Les liens de famille intéressent beaucoup la nouvelliste, descendante de migrants écossais ou irlandais plus ou moins snobs ou crève-la-faim - comme on le verra dans divers récits ultérieurs -, et son intérêt nous intéresse, comme il a intéressé des nombreux auteurs de toutes langues, proportionné à l'intérêt que nous portons à nos propres liens familiaux. Ainsi l'effort que fait la narratrice de "ressusciter" sa mère, nous intéresse autant par ce qu'elle dit de celle-ci, en ses jeunes années ou diminuée par la maladie de Parkinson, que par la frise de personnages  que sa remémoration fait apparaître dans cette vallée de l'Ottawa qui n'a de "vallée" que l'appellation, révélant à mesure d'autres temps et d'autres moeurs que chacun rapporte à ses propres souvenirs - d'où la très large résonnance de ces nouvelles traduites en de nombreuses langues.

    Ainsi l'évocation des rudes paysans de ces régions m'a-t-elle rappelé une certaine Rose de Pinsec, vieille montagnarde valaisanne qui, lorsqu'on lui demandait si la télévision ne lui manquait pas sur son alpage, répondait simplement: "Pas besoin". Et les portraits des tantes Lena ou Dodie, entre autres petites cousines, n'en finiront pas de rappeler à chaque lecteur moult présences de naguère ou de jadis. Que vivent donc les "petites cousines", et que les écrivains s'opiniâtrent à nous en parler comme ça leur chante - pourvu que "ça chante..." 

    7. Le Matériau

    La première page de la dernière des sept nouvelles du premier recueil d'Alice Munro vaut la peine d'être citée en entier: "Je ne me tiens pas au courant de ce qu'écrit Hugo. Il m' arrive de voir son nom, à la bibliothèque, sur la couverture de quelque revue littéraire que je n'ouvre pas; il y a bien douze ans que je n'ai pas ouvert de revue littéraire, Dieu merci. Ou bien que je lise dans un journal, ou que je voie sur une affiche - ce peut être également à la bibliothèque, ou dans une librairie - l'annonce d'un colloque à l'université, auquel Hugo serait amené par avion pour débattre de l'état du roman aujourd'hui, de la nouvelle contemporaine, nu nouveau nationalisme dans notre littérature. Ensuite, je me demande: les gens  vont-ils vraiment y aller, des gens qui pourraient être en train de nager, de boire ou de se promener, vont-ils vraiment se déplacer jusqu'au campus, chercher la salle et s'asseoir sagement pour écouter ces hommes vaniteux et pinailleurs ? Des hommes bouffis, dogmatiques, débraillés, voilà comme je les vois, dorlotés par la vie universitaire, la vie littéraire, les femmes. Les gens vont aller les écouter déclarer que cela ne vaut plus la peine de lire tel ou tel auteur, et qu'il faut lire tel autre; les entendre rejeter, glorifier, discuter, glousser et choquer. Les gens, dis-je, mais il s'agit des femmes, des femmes  d'un certain âge comme moi, vives et frémissantes, espérant poser des questions intelligentes et ne pas se ridiculiser; des jeunes filles aux cheveux soyeux, noyées dans l'adoration, souhaitant accrocher le regard de l'un des hommes sur l'estrade. Les jeunes filles, les femmes aussi, tombent amoureuses d'hommes de cette espèce, s'imaginant qu'ils détiennent un pouvoir.

    Les épouses des hommes sur l'estrade ne font pas partie de cet auditoire. Elles sont en train de faire le marché, de mettre de l'ordre ou de prendre un verre. Leurs vies tournent autour de la nourriture, du désordre, des maisons, des voitures et de l'argent. Il faut qu'elles pensent à faire poser les pneus-neige, aller la banque, rendre les bouteilles de bière, parce que leurs maris sont si brillants, si talentueux, si incapables qu'il faut en prendre soin pour l'amour des paroles qu'ils vont proférer. Les femmes de l'auditoire sont mariées à des ingénieurs, à des médecins, à des hommes d'affaires. Je les connais, ce sont mes amies. Certaines d'entre elles se sont tournées vers la littérature de façon frivole, il est  vrai, mais la plupart viennent modestement, avec un immense espoir passager. Elles encaissent le mépris des hommes sur l'estrade comme si elles le méritaient; elles sont à demi convaincues de le mériter effectivement, à cause de leurs maisons, de leurs chaussures coûteuses et de leurs maris qui lisent Arthur Hailey".

    Pour un public francophone, on dirait plutôt que les maris philistins de ces femmes lisent Gérard de Villiers ou Sulitzer, mais peu importe. Ce qui importe, en revanche, est la suite à double fond (peut-être même triple ou quadruple fond) de la nouvelle où il sera question à la fois des motifs d'un divorce et de la rivalité entre gens de lettres, de la connaissance et de la méconnaissance réciproques scellant une relation conjugale, du point de vue d'une femme sur son ex et de la façon pour un écrivain de se servir du matériau de sa vie privée pour en faire des histoires apparemment objectives (Alice Munro en sait un bout à ce propos...) ou encore de ce que nous pouvons apprendre d'un proche par le truchement de ses écrits, notamment.

    On en a un peu soupé des écrivains-profs ou des écrivains-journalistes qui ne semblent capables  de parler que de leur milieu, mais tout dépend évidemment de ce qu'un auteur fait de ce "matériau", qu'il s'agisse de Nabokov observant son professeur Pnine ou de J.M. Coetzee racontant les faits et gestes d'Elizabeth Costello. Pareil en ce qui concerne Alice Munro, qui peut nous faire comprendre l'incompatibilité foncière de deux personnages en décrivant leurs attitudes respectives devant la problème d'une pompe à eau défectueuse qui risque de noyer l'appartement de la voisine du dessous...

    La narratrice de cette nouvelle, qui travaille pour un éditeur et a épousé un ingénieur peu porté sur le roman après avoir divorcé de l'écrivain Hugo, relève à propos de celui-ci: "Cet homme était un mystère pour moi. Longtemps après qu'il fut devenu mon amant, puis mon mari, il est resté, reste encore mystérieux"...

    La conclusion de la nouvelle, qui ravirait un René Girard en ce qu'elle illustre, incidemment bien sûr, le dépassement d'une mauvaise rivalité mimétique, est finalement un hommage ironique à la vertu d'exorcisme de la littérature. On ne saurait mieux, par ailleurs, montrer les risques encourus par celles et ceux qui fréquentent de trop près ces drôles d'animaux que sont les écrivains... 

     

     

     

     

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    Alice Munro. La Danse des ombres heureuses. Traduit de l'anglais par Geneviève Doze. Rivages poche, 2004

     

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  • Ceux qui ont un Projet

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    Celui qui a eu la première Vision mais n'a pas déposé de brevet / Celle qui a mis au monde le prétendu Créateur / Ceux qui plus tard ont forgé le concept et le mot de Genèse ou d'Entête / Celui qui se rappelle l'Avant en amont du Quaternaire / Celle qui milite pour le droit de vote aux spermatos catholiques romains certifiés espagnols / Ceux qui se sont pressés aux portes des studios genre spermatos chez Madame de Lovule la voyante / Celui qui la même année a lu Le Temps retrouvé et vu Blade Runner / Celle qui voit le Cervin en rose et le Futur en prose / Ceux qui ont un grain (de sénevé) garanti bio / Celui qui s'est vu aller dans le mur et y a fait son trou / Celle qui a croisé la piste de Lynch au bout de la dune / Ceux dont le Projet a été conçu par plusieurs dieux avant le choix du scénar de ce Yahweh bien vu des producs / Celui qui est naturellement polythéiste et par contamination familiale chrétien de gauche ou de droite selon les jours et les fluctuations du nasdaq / Celle qui dit au talmudiste renfrogné que ça lui passera avant que ça la reprenne / Ceux qui ont bossé des siècles avant de se cuiter à Venice avec l'équipe de Ridley Scott et de signer de guerre lasse / Celui qui tenait à son Projet en trois temps imité de l'ancien  malgré le côté daté de la Commedia du Toscan barbant / Celle qui est entrée dans le film par une faille du mur de planque /   Ceux qui respectent les constructeurs et se méfient donc des pharmaciens juste intermédiaires mais certes moins arrogants que les critiques de cinéma parisiens ou zurichois / Celui qui n'a pas marché à l'épate deGravity ce sous-produit / Celle qui estime que la critique génétique est inopérante à la base en ce qui la concerne vu qu'elle écrit avec le sang de ses couilles / Ceux qui donnent raison aux créationnistes vu qu'il faut bien qu'un dinosaure naisse quelque part même à titre posthume / Celui qui envoie une lettre de cachet sous l'effet de l'esprit de vin / Celle qui aime bien les gens cool du type de l'intendant dans Timon d'Athènes ou de Philinte dans Le Misanthrope / Ceux qui te taxent d'artiste de la brouille alors que tu te défends juste des raseurs de leur sorte / Celui qui réunit le matériau d'un éventuel chef-d'oeuvre qu'on retrouvera après sa mort dans sa malle vide / Celle qui trouve qu'il y a trop de sexisme hétéro chez ce William Shakespeare à part quoi ses culottes de laine la grattent ce matin à l'entrepet / Ceux qui voient le Projet comme une feuille blanche sur laquelle tout reste à écrire selon l'image appropriée de John Locke cité dans Le Paradis des célibataires et le Tartare des jeunes filles de Melville, etc.  


  • Ceux qu'on affame

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    Celui qui constate que les affamés ont de grands yeux « étonnés de tant souffrir » / Celle qui entend dire qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les cinq secondes et compte le tas que ça va faire entre la bûche de Noël et la bombe glacée de Nouvel An / Ceux qui traitent les indignés de rabat-joie sûrement communistes ou pédérastes / Celui qui affirme que Jean Ziegler est un agent posthume de Khadafi payé par la NATO / Celle qui lit Destruction massive à l’insu de son paternel nabab de l’immobilier suisse romand / Ceux qui se sentent impuissants mais donneront la pièce au SDF du quartier des Oiseaux /  Celle qui a choisi un parfum d’ambiance santal à diffusion lente pour se rappeler l’Inde et sa spiritualité sensuelle / Ceux qui te disent comme ça que si les Africains manquent de grain c’est qu’ils baisent comme des lapins / Celui qui dénonce les Seigneurs de la Faim de la firme Cargill & Co / Celle qui a vu de ses yeux la ruine de la production avicole au Cameroun consécutive à la re-colonisation économique / Ceux qui estiment que les affamés n’ont qu’à se manger la main / Celui qui se demande s’il aura assez de foie gras pour son Record de Gavage du réveillon / Celle qui apprend que sur les 2 milliards de diarrhées recensées chaque année 2,2 millions ont mortelles mais là il lui faut encore pendre les boules du sapin / Ceux qui se font une bouffe avec Peter Brabeck-Letmathe le boss de Nestlé qui admet qu’avec les biocarburants nous envoyons dans la pauvreté la plus extrême des millions d’êtres humains, Celui qui remarque que parler d’être humains à propos de ces squelettes ambulants frise l’optimisme / Celle qui te crie dessus d’arrêter de dire ces horreurs alors que le Petit pionce dans sa crèche et que ça nous gâte la fête / Ceux qui estiment que parler famine fait d’avance vomir alors revenons aux nouvelles du canton / Celui qui ose dire à la table des Du Pontet de Sous-Garde que les corps des affamés constitueront bientôt un matériau de choix à recycler dans l’industrie familiale de biocarburant / Celle qui faisait rire le gros Claudel en se disant solidaire des humiliés et des offensés / Ceux qui se rappellent ces choses qui font prier écrites par l’ambassadeur champenois Claudel Paul / Celui qui marmonne que produire des agrocarburants avec des aliments est criminel sans être entendu vu le brouhaha (ah ah) de la salle des pas perdus du Palais Fédéral où vibrionnent les lobbyistes prédateurs / Celle qui noue la gerbe en gerbant dans le sac à main de la femme de Ziegler / Ceux qui peinent à fixer le nouveau porte-skis sur leur 4x4 Cherokee à consommation défoulée, etc.

    Image : Philip Seelen     

    (Liste jetée en marge de la lecture continue de Destruction massive de Jean Ziegler, paru aux éditions du Seuil.)

  • Amorosa dolorosa

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    Sept séquences d'une lecture  de Fiasco FM, de Flynn Maria Bergmann.

     

    1. Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots:  d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances.   

    Cela commence d'ailleurs comme une balade bluesy se réclamant d'emblée d'Al Green et de Leonard Cohen, mais plus que les mélodies évoquées j'y associai d'abord des images, et me suis alors rappelé cette soirée passée chez des amis avec  Jérôme Lindon, l'éditeur de Marguerite Duras, qui nous avait raconté comment celle-ci, feuilletant les images, précisément, d'un ancien album de photos de ses années en Indochine, s'était mise  composer L'Amant.

    Dans Fiasco FM, la première image que je me rappelle est celle, pas exactement explicite au demeurant, d'un restau aux vitres floutées par la neige, au plan de laquelle succède un plan de soleil jaune kimono sous lequel apparaît un petit parapluie rose - avec l'accent porté sur ces objets qui prennent de l'importance quand quelqu'un nous manque...

    D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise, dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.

    Cela peut tenir la page en une seule coulée, comme dans cette longue phrase dont un seul point ne se voit pas: "Chaque soir je bois deux tasse de thé vert au jasmin parfois accompagnées de dattes ou de biscuits croquants et je pense très fort à toi comme si tu vivais encore là ma sublime Egyptienne, et chaque matin je lave ma petite tasse bleue et la tienne aussi, le reflet derrière tes yeux une barque irrésistible étendue sous les jambes de ma table, l'écho de ta bouche dessiné  sur une enveloppe clouée à côté de la porte d'entrée, ton nombril un écrin dans lequel j'ai disposé les douze carnets que tu m'as ramené de Berlin, tes narines deux sucres d'or que je glisse délicatement dans cette eau brûlante. Plus tard dans la journée, j'avale des choses un peu plus corsées, sans verre, mais avec infiniment de regrets".

    Scully.jpgVoilà pour la troisième page de Fiasco FM. Or il ne faut douter de rien pour déposer douze carnets dans un nombril ou comparer des narines à deux sucres d'or, mais l'amour ne doute de rien quand le chagrin lui scie  le coeur et lui électrise les sens: le monde alors lui devient à la fois plus que réel (le surréalisme est autre chose) et porte son expression au délire mêlé de constats surexacts: "Je commence à palper fébrilement toutes les poches de mon coeur, de mon corps, et de mon manteau bleu marine pour mettre la main sur le stylo qui putain de merde devrait bien se trouver quelque part"...

    Le mélange du très concret et du flottant qui divague, du très ingénu et du trivial, ou la soudaine fureur qui remplit toute la page de six lignes à typographie géante ("Lève toi ! Lève-toi! Lève-toi ! Ressuscite ! petit cactus de l'amour !"), la référence à des musiques ou des films partagés (Sailor et Lula pour une image de la jouissance réduite au plan d'une main de femme ouverte come une fleur sexuelle), ou le film qu'on se repasse à l'envers, le souvenir revenu du voyage en Romanie qu'on n'aura pas fait comme prévu cet été de merde - tout ça se constituant  en roman sous forme de lettera amorosa non moins que dolorosa mais sans glycérine fournie par l'accessoiriste - juste avec les mots justes , comme dans la version pédé du même fiasco, dans Fou de Vincent d'Hervé Guibert, ou, version déprime schubertisée, dans Le poids du monde de Peter Handke.

    Fiasco FM joue d'ailleurs à tout moment avec les références d'époque et de culture, mais pas pour l'épate: parce que les livres et les disques, entre autre, sont aussi des objets transitionnels, sans que la psy n'y soit pour rien dans ce poème; mais on baigne bel et bien, c'est pourtant vrai, dans ce magma sensible de mots et ces détails, les ongles de Deleuze ou les scies de Neil Young, les râpes de Tom Waits - toutes choses qui apaisent et relancent à la fois la douleur comme la brosse à dents qui n'a plus de sourire à quoi s'accrocher...   

    (Lecture à suivre)

     

    Flynn01.jpgFlynno2.jpgFlynn Maria Bergman. Fiasco FM. art & fiction, 2013

    Peintures: Foster et Sean Scully.

  • Piercings

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    2. Le type du poème au prénom de Flynn (à ne pas confondre tout à fait avec l'auteur) n'a plus une seule photo de son Egyptienne mais il a la tête et les couilles pleines d'images qui ne sont pas que des fantasmes. Une comptine (sept fois "P'tite culotte", suivies d'une fois "Ouvre-moi ta porte") est plus qu'un fantasme du seul fait de sa mise en forme même minimaliste. Le fantasme manque la plupart du temps de forme. C'est le limite du porno (je parle du porno hard, cela va sans dire, et pas du soft porno faux-cul) qui branle son monde à coups de tautologies. La poésie est autre chose.

    Le langage est un fourmillement de signes qui en disent bien plus qu'on ne croit pour peu qu'on le considère attentivement. Ainsi de la fonction particulière des parenthèses vues ici comme "deux petits bras courbés s'élevant vers le ciel" ou de "minuscules hanches formant le plus beau des nids", avec tout ce que ce qu'elles peuvent ajouter par façon de post scriptum incorporé. Mais on y pensera sans en faire un plat, sous peine de maniérisme ou de préciosité chichi.

    Flynn se dit poète mais je l'entends autrement qu'avec les ciseleurs de poésie poétique à pages pleines de blanc et ça de prétention. La poésie est une forme et d'une précision possiblement extrême et jusque sous des apparences mauvais genre style Bukowski ou William Cliff, et la p'tite culotte dont l'élastique claquait avant d'ouvrir sa porte comme au méchant loup, s'inscrit dans la poésie de Flynn comme un piercing sur la peau de la page, mais ce n'est qu'un tout petit début d'humour jaune alors que la poésie en veut plus évidemment: du corps et du souffle et de l'epos même minuscule (le haïku n'est pas autre chose) comme quand Bijou Bijou est partie avec l'eau du bain en oubliant sa brosse à dents et que ses joujous ne font plus rimer toy avec joy.

    Et bien sûr il faut, pour passer du poème au roman, là aussi minimaliste, un certain mimétisme triangulaire, sinon tintin pour la story d'amour qui n'est rien sans la griffe de la jalousie.

    "Je vous imagine", écrit alors Flynn en se figurant son rival en train de lire du Derrida sur un pouf tandis que la pharaonne s'occupe de farine - et du coup la rêverie s'amorce pour le lecteur.

    Ce qui passe ici par les mots est essentiellement de la mélancolie, mais sans trace de pathos. "Il y a deux siècles tu écrivais a thing of beauty is a joy for ever", note le poète à propos d'un pote disparu, se demandant ce que dirait aujourd'hui ce John. Or nous avons tous de jeunes morts à interroger et des éléments de réponse du genre du "petit poème très bel et très beau" qu'Anna confie à Jean-Paul à la fin de Pierrot le fou, autre citation à valeur de piercing.

    Et c'est ainsi qu'Allah est punk... 

     

    (À suivre...)

     

    Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM,  chez art& fiction, 128p. 

  • Les vieux ados

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    3. L'époque est aux ados prolongés plus ou moins à perpète, qui se reconnaissent plus ou moins à leurs jeans et à leurs bleus au coeur ou aux musiques qui n'en finissent pas de tourner en boucle depuis les sixties. Or il y a encore de l'enfance dans cette adolescence prolongée aux rites tribaux et aux fétichismes persistants, de l'enfance chaste comme on la trouve chez Flynn qui voit une de ses plus belles nuits d'amour dans une étreinte évoquant celle de "deux gamins sous une tente qui aimeraient chuchoter jusqu'à l'aube en construisant le monde, mais qui s'endorment bien avant tant ils sont épuisés par un bonheur qui n'en demandait pas tant".

    Les enfants aiment gravement, qui ne voient pas encore les nuances du tableau ni ne sont en mesure de relativiser leur peine, et les mots de cet âge reviennent au poète, quitte pour lui à en corser la candeur sinon à jouer l'ingénuité . "Tous ces textes que j'écris", avoue Flynn, "je les écrits pour que tu te dises merde le salaud, il m'aimait vraiment, mais aussi un peu égoïstement"...

    Ensuite la conscience et l'épreuve du temps nous feront passer de la comptine à la ballade ou au blues - aux récits de la mélancolie et aux imaginations, et c'est là par exemple qu'on se figure ce que la vie aurait pu être sans ce fiasco, l'enfant qu'on aurait peut-être eu ensemble ou va savoir: ce chalet "boîte à musique ornée d'une ballerine virevoltant à l'intérieur d'un monde de velours".  

    "Quelle douleur l'amour !

                                             j'ai vu un tas de types se réduire comme des mouches d'hiver, comme des flacons fêlés, comme des chewing-gums mâchés", s'exclamait Edoardo Sanguinetti dans ses Postkarten dont je me suis rappelé les collages d'une conception formelle assez proche de celle de Fiasco FM, à quarante ans d'intervalle ou encore évoquant d'autres cristallisations poétiques ou musicales (on pense au Dylan desChronicles ou au Gainsbourg d'Initials B.B.), avec des trouvailles à chaque page. Signé Flynn: "C'était juste une clé, et pendant quelques semaines la serrure de ma porte a cru que, mais non"...

    On se rappelle aussi la litanie hyperréaliste de Je mange un oeuf de Nicolas Pages, ici en bien plus tendre et inventif, ou les piécettes quotidiennes  de Marius Daniel Popescu, mais Flynn Maria Bergmann a sa propre musique nonpareille et ses rythmes, ses métaphores et ses obscurités ludiques, sa façon rien qu'à lui de se glisser, furet du bois joli, d'un plan de son film à l'autre...  

     

    Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM, art & fiction.

  • Amours maudites

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    4. C'est une belle vieille  histoire que celle de l'amour malheureux en littérature, qui éclot souvent un livre à la main. Ainsi de Francesca et de Paolo, les deux amants surpris en train de lire ensemble par Gianciotto, le frère de Paolo et fiancé légitime de Francesca, qui les poignarde et les fait accéder du même coup au rang de figures légendaires de l'amour maudit,

     

    Dante les évoque dans une sorte de blues du cinquième Chant de L'Enfer, dans saCommedia, et voilà ce que ça donne en traduction peu musicale :

      « Je parlerais à ces deux qui vont ensemble […]

    / Il n’est pire douleur que se souvenir /

    Du temps heureux dans la misère […]

    / Nous lisions un jour par plaisir /

    De Lancelot et comment amour le saisit : /

    Nous étions seuls et sans aucun soupçon. /

    Plus d’une fois nous fit lever les yeux cette lecture, /

    Et pâlir le visage : /

    Mais seul fut un point qui nous vainquit. /

    Quand nous lûmes le rire désiré /

    Être baisé par un tel amant, /

    Lui qui jamais de moi ne sera séparé, /

    Me baisa la bouche tout tremblant […]"

     

    Or Flynn raconte, pour sa part, que, la dernière fois qu'ils se sont vus, elle et lui, ils avaient regardé ensemble, un film tiré d'un livre qu'elle avait adoré - plus précisément Villa Amaliade Pascal Quignard -, et c'est avec la même flèche au coeur qu'il se remémore cette fin de soirée et le pressentiment qui lui était venu, par ce qu'il avait capté du film, de ce qui leur arriverait, quitte à imaginer, après le désastre, qu'une autre histoire eût été possible. Mais cela aurait-il donné un livre ?

    En bon catho de son temps, Dante case les beaux amants en enfer, mais avec une tristesse qui  indique assez qu'il est de tout coeur avec eux, comme on trouvera, dans d'autres cercles plus cuisants encore, certains des amis du poète dont son propre mentor de jeunesse.

    On n'en est plus à ces dramaturgies codées par la théologie: la scène de crime est éclatée en milliards de fragments dont aucune société n'est plus le réceptacle comme il en fut de la Commedia récitée par coeur par des porchers toscans: Flynn en est juste à regretter de n'avoir pas été deux à voir à Berne, à l'expo de la plasticienne Tracey Emin le coeur de néon portant une inscription qui sur le moment n'aurait d'ailleurs pas fait tilt chez sa belle Egytienne: You forgot to kiss my soul...

    Il n'y a pas d'amour heureux, chante le poète qui sait que ce n'est pas vrai, ou plutôt que cet amour-là n'existe pas - et que nous fait à nous le tournoyant char d'or du Paradis de Dante quand ce que nous désirions était juste de passer la nuit ou la vie ensemble ?

    En attendant un conditionnel exorcise une fois encore le fiasco: "Tu serais assise face à la fenêtre, ton éternel thé à la menthe devant toi. Ton visage serait songeur, le stylo entre tes doigts faisant des pirouettes sur les pages d'un petit carnet beige au papier quadrillé, et le crépuscule du trapèze sur le rebord de la table. Le serveur t'admirerait depuis le comptoir, essayant de calquer le rythme de ses gestes sur celui de tes pensées mais tes phrases courraient plus vite que le cliquetis des soucoupes de café et l'empilement des verres les uns dans les autres. C'est à cet instant que je serais passé devant la fenêtre de ce bar, d'un pas pressé et sans te voir, avec l'envie furieuse de te photocopier quelques poèmes de Pessoa et l'arrière-goût de l'écume avant qu'il ne soit trop tard"...   

     

    Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM, art & fiction, 2013.

  • Roman-photo

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    5. Le genre, et surtout le langage du photo-roman, exigent prompte réhabilitation ou tout au moins revisite, puisque là aussi, il faudrait dire là d'abord, gît la moderne modulation de l'amour en sa phase la plus pure, où la sténo-dactylo riche et le garagiste pauvre dictent le scénar.

    Flynn est à la fois auteur et personnage, chose rare dans le genre. Mais le plasticien mal rasé et tout à fait ingénu (n'est-ce pas...) peut entrer en ligne de compte pour peu que  la belle prof de lettres y aille recta de sa cruauté fatale.

    "Rouge est la vie,  blanche est la mort, rose est l'amour avec un zeste de noir et du gris tout autour", écrit-il. Ce qui passe plus ou moins bien dans le gris/blanc laiteux du fumetto où le sang est forcément plus noir que le rouge de la vie. Mais voilà: le cinéma de Flynn renvoie, assez naturellement, à celui de Fellini et bien sûr au Sheik blanc, pastiche insurpassable du roman-photo à l'italienne, traduit parfois par Courrier du coeur.  

    Flynn12.gifCelui-ci est au coeur aussi de Fiasco FM, littéralement truffé de petits messages et autres déclarations godiches de toute sorte. On peut être punk et resté nunuche comme une lectrice de Duras et de Confidences : le romantisme a ses raisons qu'Alberto Sordi justifie d'un baiser plein de lèvres quand la jeune mariée, lectrice précisément du roman-photo Le Sheik blanc, se pointe à Cinecittà pour voir l'idole qui répond, croit-elle, personnellement à ses lettres. On trouve le même genre de situation dans Miss Lonelyhearts de Nathanael West, où celle qui répond au courrier du coeur d'un journal se trouve être un teigneux littérateur féru de Dostoïevski.

    Flynn écrit: "Aplaudissements ! Je crois t'apercevoir dans le rétroviseur de ma voiture. Deux secondes plus tard je lève les yeux pour vérifier mais c'est un énorme camion noir qui défile dans le miroir, puis un autre, comme si c'était l'écho du premier". 

    Flynn13.jpgApplaudissements à tout rompre, aussi, à la fin du Sheik blanc de Fellini: quand la jeune mariée, de retour à Rome de Cinecittà, humiliée par le sordide Sordi en turban et décidée à en finir avec la vie au lieu de rejoindre son niais de mari tout neuf, se jette solennellement dans le Tibre, dont les eaux à cet endroit ont à peine plus de profondeur que celles d'un seau...

    Tel étant le tragi-comique du roman-photo, qui prête à sourire plus qu'à rire, si cher à nos plus chers souvenirs de fiascos...

     

    Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM, art & fiction, 128p.

  • La vie au détail

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    6. Le type réellement attentif au détail ne peut que souffrir de la vie et j'ajoute aussitôt pour être juste: et en jouir. Et quand je dis le type j'entends évidemment Dulcinée dans le même panier. Cependant on remarquera qu'un type ne voit pas forcément les très longs ongles de Gilles Deleuze du même oeil que Dulcinée, qui pense caresse et câlins conformément au penchant de son sexe - même un homo ne peut craindre d'être caressé ou câliné par un Deleuze. Bref.

    De son côté Flynn remarque ce détail à propos du fameux Abécédaire du philosophe: "À la lettre J pour joie, Deleuze ponctue ses idées de petits toussotements par-ci par-là et ce sont des bruits que j'entends vraiment, t'imaginant mourir à l'extrémité d'une jouissance jubilatoire et journalière".

    On connaît la vieille théorie  de la guerre des sexes, enfin vieille: fin du XIXe, avec les discours exacerbés d'un Otto Weininger, d'un Strindberg ou d'un Kretschmar, sans compter les bonzes de l'église psy. Quant  à moi ma méthode serait plutôt: tout dans le détail et pas trop de cinéma, surtout pas d'abstraction lyrique ! Le type serait censé se montrer physiquement sadique et psychiquement maso, tandis que Dulcinée oscillerait non moins forcément entre le fais-moi mal physique et la tyrannie mentale, pour finir en Waterloo morne plaine de draps trempés de foutre et de larmes ?

    Or je dis, moi: non merci, sans pour autant me laisser pousser les ongles genre esclave chrétien dans le cachot romain. La vie est trop bien et des filles y en a plein et parfois rien qu'une qui reste à la maison si qu'on est gentil. Moi, quand je lui ferais de si beaux poèmes et qu'elle m'enverrait foutre, je n'écrirais plus (momentanément) pour elle, histoire de l'attiser comme Albertine quand Marcel fait semblant de bouder, adressant alors ma Littérature à l'ensemble des humains qui ont besoin - c'est connu -  d'un peu de sentiment, y compris "la masse"...

    Tennessee Williams l'écrit, ça aussi c'est connu: "Si tu élimines tous mes démons, l'ange en moi risque de mourir aussi". Et moi je dis: bien dit Tennessee, dont le nom m'évoque à la fois de grands espaces à stations d'essence rouges sur fond bleu noir, pas mal de souvenirs de rock et Marlon Brando luisant de lumière sexuelle, mais tout ça c'est du passé...

    Tandis qu'à l'instant Flynn écrit: "Il pleut des cordes aujourd'hui. Tant mieux. Ainsi je pourrai me pendre à l'une d'elles lorsqu'elle passera devant ma fenêtre, et si jamais elle se casse cela ne sera pas trop grave puisque je m'écraserai au sol trois secondes plus tard, une vraie bouillie. Je te laisse, la pluie est en train de faiblir".

    Bon, le type qui se pend à la pluie: mon oeil. Mais la pluie qui est "en train de faiblir", ça c'est bien.

    Au total on dira que le poète, les poètes, la poésie, même Baudelaire (surtout Baudelaire ?) exagèrent pas mal et en font des tonnes pour laisser filtrer quelques détails qui valent l'os, selon l'expression vernaculaire. Rimbaud par exemple: "La main d'un maître anime le clavecin des prés"...

     

    Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM. Art & fiction, 128p. 2013.      

  • Tout doit disparaître

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    7. Il faut enfin que tout le poétique de la poésie disparaisse: du balai !

              TOUT DOIT DISPARAÎTRE ! est-il d'ailleurs écrit au fronton du grand magase Au Bon Marché, et c'est le dernier jour !

              Il y a du givre ce matin sur les oiseaux de pierre du Square Boucicaut, mais la chaleur d'un grand crème au coin de la rue de Sèvres va t'aider, Flynn, à finir tes stances.

              Hier soir en regardant un docu sur Hölderlin tu as noté ce détail: que dans le dico des frères Grimm en 32 volumes il y a 80 pages consacrée aux dents. D'où tu as conclu que le sourire resterait bien après l'affliction provoquée par l'attentat de Volgograd, et c'est alors que tu t'es rappelé les dits de Monelle.

              Ce que Monelle dit est aussi dans l'esprit zen du Bon Marché: à savoir que tout ce qui est écrit doit disparaître, pour que ne reste que le dit.

              Les dits de Monelle le petit trottin sont plus inspirés que ceux des poètes poétiques et des philosophiques zombies de la télé si sûrs de ce qu'ils gravent sur leur quotidienne épitaphe: que la vanité des vanités fut leur vie.

              Les dite de Flyn resteront, quant à eux, à titre de paroles en l'air comme celles de Little Nemo ou de Bécassine,laquelle eût aimé qu'on le lui envoie dire: "Au propre comme au figuré tu étais belle comme un savon".

              Monelle s'es mise aujourd'hui sur son 31, string rose aux doigts d'aurore pailletée d'or sans âge repérable qu'au Carbone 2014 des lendemains qui chantent, pour dire en gros ceciquine sera pas écrit

              D'abord à Flynn qui écrit qu'"il y a un poème entre nous qui aimerait fuir mais qui ne sait où et encore moins comment s'écrire", Monelle répond donc: "Que chaque noirceur soit traversée par la blancheur future", et Flynn soupire devant son auto rouge désertée par sa passagère.

              Mais faut pas croire que Monelle laissera le soupirant à cette humeur de soupirail, qui dit encore: "Regarde toute chose sous l'aspect du moment", et encore: "Que toute extase soit mourante en toi, que toute volupté désire mourir".

              Flynn le pirate, qui est sensible au détail des choses en piécette, sera particulièrement touché, disent les journaux du soir, par cet autre dit de Monelle. "Aie la contemplation atomistique de l'univers", et cela aussi devrait le brancher ce matin à ciel de traîne. "Tiens toute chose incertaine pour vivante, toute chose certaine pour morte".

              Ainsi Flynn repique-t-il, en face du Lutétia encore adorné de fioritures destives, pour l'estoc final qu'il note sur un ticket de parking où l'attend la Packard rouge: "Demande à la poussière"...

              Cependant il n'est point encore temps. Faut encore qu'il essaie deux trois recours pour amadouer la fugueuse, genre cultivé chaste: "Un jour je t'emmènerai dans un film d'Ozu, pas seulement parce que ses images sont des peintures et ses peintures des haïkus, mais surtout parce que ses oeuvres immortalisent la complexité de la condition humaine d'une façon si simple et universelle qu'elles se rapprochent de l'intelligence du vide".

              À quoi Monelle, qui en a vu d'autres, de rétorquer: "Contente-toi de toute apparence. Mais quitte l'apparence, et ne te retourne pas"...

              Flynn07.jpgMais Flynn s'obstine et cite maintenant Cioran, l'ascète (mon oeil) se gorgeant de chocolat sur son divan dont notre naïf poète est persuadé qu'il savait parler aux femmes, concluant cependant ceci qui tient mieux la route: "C'est peut-être ça, être un gentleman, dire simplementla vérité".

              Et Monelle de la ramener encore. "Ne crains point de te contredire: il n'y a point de contradiction dans le moment", ce qui rassure Flynn qui aime lui aussi le chocolat et la discipline artiste, Kathleen Ferrier et G Love..

              En gros ce que dit Monelle est donc qu'il faut se laver de tout ça, à commencer par la vanité de l'écrit. Et quitte àpousser un peu le bouchon de champagne à Minuit ("Ne te connais pas toi-même"), de conclure poétiquement au sens de la poésie non homologuée: "Les paroles sont des paroles tandis qu'elle sont parlées"...

              Alors Flynn de murmurer sans l'écrire: "Je suis un loup qui cherche une clairière. Tu es la route qui y mène. Notre amour est la voiture de laquelle je suis tombé alors que d'autres phares la dépassaient", ce genre de choses.

              Et Monelle: "J'ai pitié de toi, j'ai pitié de toi, mon aimé. Cependant je rentrerai dans la nuit; car il est nécessaire que tu me perdes, avant de me retrouver. Et si tu me retrouves, je t'échapperai encore. Car je suis celle qui est seule".

              Ce qui donne, à Flynn Maria, la force ultime de conclure au dam des oiseaux de pierre: "Lui, il est déjà mort. Le désert sur ses genoux, ses tibias décapités par l'amour, une lune rouge brodée à ses paupières qui aurait voulu chanter les vertèbres de la mer au sud de Napoli et tutti frutti à gogo.Les magnifiques masques de folie shakespearienne, les papillons de glace de Nietzsche,le saxophone de Coltrane,les étoiles d'Hollywood, les caresses de maman,tout ça n'était pas assez. Demande à la poussière, ou ne demande pas, mais exige tout de l'amour, toujours, tout"...

     

    (À La Désirade, ce 31 décembre 2013).

     

    Flynn01.jpgFlynno2.jpgFlynn Maria Bergmann, Fiasco FM. Art & fiction, 2013, 128p.

    Marcel Schwob. Le livre de Monelle. Allia, 1993. 

     

  • Rédemption

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    Le premier roman de Slobodan Despot, Le Miel, paraît chez Gallimard sous le signe du dépassement de toute haine, scellé par l'expérience de la tragédie.

     

    Dans son magistral essai intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, le grand philosophe français René Girard, snobé par une bonne partie de l'intelligentsia de son pays, montre comment le meilleur du roman européen, de Cervantès à Proust, en passant par Stendhal et Dostoïevski, se trouve marqué au sceau d'une commune rédemption liée au dépassement des feux de l'envie et des passions mimétiques.

     

    Or lisant, en cette veille de Noël, le premier roman de Slobodan Despot, intitulé Le miel et rebrassant le magma chaotique de le guerre en ex-Yougoslavie, je me suis senti gagné progressivement par une profonde émotion découlant de la grande beauté du livre, sur fond de pacification intérieure et par le miracle, aussi, d'une mise en forme relevant d'un art lumineux. 

    Ma lecture aurait pu, à tout moment, se trouver parasitée par de multiples souvenirs personnels, favorables ou défavorables à l'auteur, que je connais depuis une vingtaine d'années, dont j'ai partagé diverses passions à l'enseigne des éditions L'Age d'Homme, avec lesquelles j'ai rompu pendant quinze ans, en partie à cause des positions nationalistes serbes que Slobodan défendait. 

     

    Or pas un instant la figure du jeune propagandiste de la cause serbe ne s'est interposée au fil de ma lecture de son premier roman, dont l'enjeu est tout autre que celui d'une interprétation romanesque partisane de la seule tragédie balkanique. Il en va en effet de la ressaisie des destinées humaines marquées par les enchaînements et les enchevêtrements de l'Histoire, autant que par les intrigues à jamais impures de la Politique, à la lumière de la Conscience humaine incarnée ici par deux magnfiques personnages: Vera la naturopathe et Nikola le vieil apiculteur. 

     

    Tous deux, par des voies différentes, semblent avoir passé de l'autre côté des apparences, ou s'être hissés sur une crête où les faits et les événements prennent une autre signification que dans les opinions et les médias. Ce ne sont pas deux anges désincarnés pour autant: ce sont deux êtres bons, ou plus exactement bonifiés par la vie. Telle étant en effet la bonne nouvelle: que chacun peut se trouver, comme le miel, bonifié par la vie. Il en va de données naturelles et de culture, de matière travaillée par la douleur et de spiritualité.

     

    Le Miel de Slobodan Despot se lit comme une espèce de film très construit et très fluide à la fois, avec des enchâssements de narration très maîtrisés. Une scène centrale est extraordinaire, qui décrit le saisissement du vieil apiculteur assistant, du haut de la montagne où il a sa cabane et ses ruches, à la fuite en débandade des siens, en pleine Krajna serbe, devant l'armée bien organisée de leurs anciens "frères" croates. Tout à coup, Slobodan l'ex-idéologue pur et dur, devient un poète serbe. Par sa plume, on vit ce que vit le vieux Nikola, qui rappelle le vieil Ikonnikov de Vassili Grossman, témoin muet de la folie des hommes. Et tout son roman, bref, tendu, sensible, admirablement agencé, s'organise avec le même mélange d'autorité virile et de porosité féminine, dont Vera figure l'incarnation.

     

    C'est par le truchement de Vera  que se livre le récit central de Veselin K., dit Vesko leTeigneux, fils cadet du vieil apiculteur, du genre Serbe criard et un peu veule, qui a vécu un peu en marge des événements tout en ressentant l'humiliation des siens, et qui tout de même portera secours à son vieux père isolé dans sa montagne dévastée. Qui plus est, le récit recueilli par Vera l'est en tierce main puisque celui qui écrit, pas tout à fait Slobodan Despot lui-même au demeurant, est un Serbe vivant en Suisse et lui aussi témoin plus ou moins honteux.  Or, avec la distance du temps passé, ce décentrage des récits rend à merveille le sentiment d'éloignement "épique" de la narration, alors même que le verre grossissant de la poésie en actualise la moindre action... comme chez Homère.

     

    Bien entendu, je ne compare en rien Slobodan Despot, écrivain débutant, à Homère ou Dostoïevski, mais je relève ce fait littéraire essentiel que constitue la transposition par effet de mûrissement et, plus profondément, de pardon.

    Il est certain que Slobodan Despot à des choses à se pardonner, comme les chefs de guerre et les journalistes occidentaux (j'en ai été à un très moindre titre), les Européens et les Américains, les donneurs de leçons pro-croates ou pro-serbes, les popes serbes entretenant la vindicte ou les doux franciscains croates mitraillette au flanc, entre tant d'autres. 

    Avec le temps, cependant, et avec la pensée, avec le coeur et avec l'aveu de chacun, tout peu changer. Bonifier comme le miel. D'aucuns, cela ne fait pas un pli, jetteront encore la pierre à Slobodan Despot pour ce qu'il a été et sera encore pendant des siècles de haine sans répit. Pour ma part, je ne vois que son livre qui est, dans ses limites, un geste de rédemption - un objet cristallisant la bonté.  

     

    Despot01.jpgSlobodan Despot. Le Miel. Gallimard, 128p. En vente début janvier.              

  • Ceux qui fêtent Noël

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    Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou hors-saison / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est empruntée à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.


  • Ceux qui brassent de l'air

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    Celui que le ventilateur fait rêver de Malaisie à l'époque des Anglais / Celle qui sent un courant d'air dès que ce grand con l'ouvre / Ceux qui s'agitent dans les gréements du navire en cale sèche / Celui qui entonne une chanson d'atrocité pour la fille du corsaire / Celle qui exige un peu de sincérité de la part du cheval masqué / Ceux qui s'accrochent à ta tunique de loup / Celui qui freine l'andante pour entendre la brise dans l'unique bouleau / Celle qui barre la vague de ses rames plombées / Ceux qui régurgitent leur écume sentimentale au micro de Macha la noctuelle / Celui qui est passé maître en ligatures de tresses de Gitanes / Celle qui arrache le foie du charbonnier par trop porté sur le calva / Ceux qui esquivent la volute de séduction diabolique / Celui qui exhibe son relief laborieux de culturiste wallon / Celle qu'on appelle la hallebardière matinale Dieu sait mêmepas pourquoi c'est dire / Ceux qui en sont encore à flipper pour des dauphines natatoires /   Celui qui pratique la brasse coulée dans sa baignoire sabot / Celle qui en pince pour le fils bien alluré du saleur d'anchois / Celle qui estime que seul l'argent permet à l'humble de le rester sans perdre le nord / Ceux qui relativisent la prise en compte des soupières dans les sondages relatifs à la popularité du Président De la Gomme / Celui qui de la maison du curé reconnaît les yeux fermés l'odeur chaude de beignets et de caleçons à l'étendage / Celle qui perçoit la musique des parfums par l'oreille de sa tapisserie nasale / Ceux qui fêteront Noël à Pâques vu que tous les téléskis ne mènent pas à la crèche / Celui qui a pris la sortie Bethléem pour tomber sur un Mur / Celle qui alarme ses amis par ses longs silences genre Dieu de l'église boudiste / Celle qui croit savoir pourquoi Joseph s'est fait la malle mais sachons nous méfier de la jalousie féminine / Ceux qui clament à table qu'il est hyper-important de se rappeler qu'un enfant meurt toutes les cinq secondes avant de remarquer sans le dire que la dinde est un peu grasse cette année - mais on leur a promis un dessert bio alors ça va, etc.      


    Peinture (détail): Robert Indermaur.      

  • Ceux qui parlent aux oiseaux

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    Celui qui parle couramment rossignol mais seulement la nuit et sans témoins / Celle qui enseigne l'espéranto à son mainate / Ceux qui se prennent pour des aigles alors qu'ils volent juste bas au niveau du Conseil d'administration / Celui qui compare Nabila tantôt à une oie et tantôt à une bécasse au mépris de la beauté et de la dignité de ces estimables volatiles / Ceux qui ont deux ailes au cul au titre de fondateurs de la firme Glloq / Celui qui avait un ticket avec la merlette qui a finalement cédé au marlou/ Celle qui laisse ses colibris en liberté dans sa loge d'artiste qui s'en ressent au niveau de la propreté / Ceux qui disposent à la fois de becs et de plumes genre Sergent-Major et s'en remettent au Général Dourakine pour la calligraphie dite à la ronde / Celui qui recueille l'oiseau mazouté au titre de la compréhension entre espèces en voie de disparition / Celle dont le faible pour les pélicans interpelle son psy qui va opérer un transfert / Ceux qui ont la dégaine de gerfauts s'arrachant au charnier natal sans avoir un alexandrin propre où se poser / Celui qui met en garde la sittelle torchepot contre la pensée unique /Celle que les pies du quartier ont adoptée comme l'une des leurs / Ceux qui constatent que la colombe de la paix vient d'avaler une couleuvre de plus /Celui qui entreprend d'exposer le problème de la sirène mathématique aux étourneaux de sa classe de maths spé qui l'interrogent ensuite sur les fonctions thêta à deux variables indépendantes/ Celle qui le prend pour elle quand Monsieur Meier annonce qu'au souper du bureau il y aura de la dinde / Ceux qui militent pour la décriminalisation des linottes / Celui qui affirme que le tarin des aulnes a le nez qui voque / Celle qui se pare d'un plumage d'éclipse pendant la mue des rémiges / Ceux qui prétendent que les oiseaux sont des cons mais moi je dis: çui qui dit c çui qui l'est...

  • Ceux qui restent curieux

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    Celui qui estime qu'un retour de voyage n'est qu'une occasion de repartir fût-ce par l'imagination / Celle qui aime bien se reposer ou simplement: se poser / Ceux pour qui le nom de Nevers aujourd'hui sonne autrement qu'hier / Celui  qui n’en revient pas d’être encore amoureux à l'âge de sa compagne / Celle qui laisse agir son lâcher-prise / Ceux qui savent désormais qu'un petit cheval basque est un potttok  / Celui qui admet à présent que le flamenco peut taper grave sur les nerfs / Celle qui raconte à son neveu Poulou son pèlerinage à San-Tiagou / Ceux qui passent tous ses caprices au chien qui a vu Grenade / Celui qui faisait du Taï-tchi dans le parc Rimbaud / Celle qui s’épanche assez indiscrètement dans le confessionnal de Coïmbra / Ceux qui s’épouillent mutuellement sous les sacs de sucre de la gare de triage de Barcelone / Celui qu’éberlue l’érudition de la jeune aveugle en matière de fado / Ceux qui broient du noir dans l’assemblée régionale des chevaux de retour / Celui qui se demande de quel bord il est à chaque fois qu’il en change / Celle qui estime que l’orgasme féminin constitue la preuve de l’existence d’un Dieu lesbien ou alors elle comprend plus rien / Ceux qui reviennent de Panama coiffés de leur béret basque / Celui qui remarque que les oiseaux ce matin jouent du Messiaen / Celle qui a fort apprécié la conversation de ce Monsieur Coelho sur les Ramblas où elle a fini par lui avouer qu’elle aussi écrivait à ses heures / Ceux qui te disent qu'ils ont fait la Mezquita de Cordoue avec l'air de s'y connaître dans le bâtiment / Celui pour qui le Dimanche Soir est sacré vu qu’il faut alors se préparer à une Semaine de Travail genre Dieu créa le monde / Celle qui a développé une forme d’humour très particulière depuis l’ablation de sa rate / Ceux qui s’intéressent à la Dette portugaise comme un signe de l'infériorité de certaines mentalités pourtant reconnues par l'Allemagne / Celui qui affirme après leur rencontre à Lanzarote que Patrick Juvet (le chanteur suisse) gagne à être connu même sans forcément partager sa passion des peluches / Celle qui estime que la paella reflète l'âme espagnole de même que le boudin noir plus au nord / Ceux qui se vantent d’avoir leurs entrées chez Julio Iglesias sans s’aviser de cela que peut-être vous n’en avez rien à souder, etc.


  • Tours et détours

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    001.jpgDialogue schizo

     

    Sur les notions de vacances, de profit et de tourisme, évoquées au 21e étage de la Twin Tower West des Dunes, à Benidorm...

     

    Moi l'autre: - Alors ces vacances, bien profité ?

    Moi l'un: - Tu me dis un mot obscène de plus, genre touriste, et je te balance du haut de cette tour de rêve...  

    Moi l'autre: - Tu nies l'évidence ? Tu te la joue bourgeois-bohème- qui-n'assume-pas ?

    Moi l'un: - Absolument pas: je module. D'abord parce que le terme de vacance, synonyme de vide, ne nous ressemble pas, et pas plus à Lady L. qu'à nous deux.  Ensuite du fait que cette idée qu'il faut profiter à tout prix me fait gerber. Ce souci d'en avoir "pour son argent" est à mes yeux le comble de l'abrutissement.   

    Moi l'autre: - Tu nies l'importance du rapport qualité-prix ?

    033.jpgMoi l'un: - Pas du tout: j'en suis au contraire très soucieux, mais  il y a une façon de faire passer l'argent avant la chose qui me rend cette obsession suspecte. Le rapport qualité-prix: c'est la justesse, d'abord, d'une relation équilibrée. Une boutique, comme il en pullule à Benidorm, qui vend tout à 1 euro, c'est déjà la rupture de cet équilibre. J'ai horreur de ça autant que du prix d'une chambre surestimé ou d'un repas de merde correspondant au goût de chiotte de touristes incultes.     

    Moi l'autre: - Tu fais passer la culture par la table ?

    014.jpgMoi l'un: - Et comment ! D'ailleurs je t'ai vu te régaler l'autre jour au Puig Campana avec nos amis de La Fuente: une paella qui en soit une, à un prix honnête. Tu sais que je ne suis ni fou de table et moins encore connaisseur, mais un bon repas est le premier signe d'une culture de qualité, et je l'apprécierais de la même façon dans n'importe quelle maison d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud. Rien à voir avec le luxe. D'ailleurs celui-ci nous indiffère...  

    Moi l'autre: - Tu ne craches pourtant pas sur le confort...

    Moi l'un: - Il me suffit d'une table. Tu as vu combien nous étions coincés à Grenade, dans cet hôtel de charme charmeur du quartier si pittoresque de l'Albayzin, sans table dans la chambre. Pire que la prison !  

    059.jpgMoi l'autre: - Avec vue, pourtant sur l'Alhambra...

    Moi l'un: - Je me fous de l'Alhambra, et de la Mezquita de Cordoue, et de tous les hauts-lieux culturels si la culture de base, incluant une table sur laquelle écrire tranquillement dans sa chambre, n'est pas respectée. Mais note qu'un défaut est toujours bon à prendre: c'est ainsi que, pendant que Lady L. subissait elle-même un coup de blues dans cet hôtel au lit surélevé comme le monument à Christophe Colomb dans la cathédrale de Séville, nous avons eu l'occasion d'écrire dans un café popu de la plaza d'à côté où passait, à la télé, un docu sur la chasse au crocodile. Pas grave: il y avait une table...

    Moi l'autre: - Et Benidorm là-dedans ?

    Moi l'un: - C'est comme Dieu et ce voyage que nous poursuivons quarante jours: faut prendre Benidorm sans se laisser piéger par le cliché et en distinguer les multiples aspects comme d'une grande ville actuelle et, plus généralement, comme de l'actuel monde mondialisé  

    Moi l'autre: - C'était intéressant, ce que Ramon nous a raconté hier soir..

    067.jpgMoi l'un: - Hyper-intéressant d'apprendre, par notre Asturien préféré, qui a lui-même parcouru tous les degrés de l'échelle sociale, et qui a roulé sa bosse de par le monde et acquis une expérience humaine et professionnelle plus conséquente que maints diplômé intellos à grandes prétentions, que l'un des nababs de Benidorm est un ancien cordonnier qui a acquis des terrains et su en faire quelque chose avec des gens du pays avant que le bled de pêcheurs du coin ne devienne une espèce de Miami ou de Rio à l'espagnole     

    Moi l'autre: - En fait c'est ça qui nous a le plus intéressés dans ce voyage, avec les paysages et la forme des robinets: ce sont les gens, à commencer par nos hôtes de La Noiselée en Bourgogne, du compère Beaupère à Noirmoutier, ceux de La Casona ou de la Vila Duparchy de Luso, les Trindade de Carvoeiro ou les Williams de l'hacienda andalouse, entre autres. Bonnes et braves gens partout...

    Moi l'un: - Evidemment: à commencer par nous. Nicolas Bouvier le dit d'ailleurs dès le début de L'Usage du monde: que le voyage est autant ce qu'il fait de nous que ce que nous faisons de lui, et les gens ne sont pas les figurants affublés de costumes typiques d'un film pittoresque, mais les gens qu'il y a là: toi et moi, Lady L. qui a presque tout pris sur elle de la préparation de nos détours avec Booking et sa tablette, nos mères qui nous accompagnaient à tout moment à titre posthume, nos filles et nos proches et amis par SMS, nos hôtes à chaque étape, et Lady Munro sur la route...  

    Munro01.jpgMoi l'autre: - C'est vrai que c'est un monde à elle seule que Lady Munro et ses nouvelles, et que nous avons vécu cette lecture pleine de gens comme un voyage dans le voyage.  

    Moi l'un: - Alice Munro, tu en es d'accord, est notre découverte de l'année. Cette bonne femme est un sismologue des sentiments et des situations personnelles, sociales, familiales ou historiques, comme il n'y en a pas deux.    

    Moi l'autre: - Je suis, pour une fois, complètement d'accord avec toi. Cette femme est à la fois une fée et un ours. On l'a comparée à Tchékhov et à Carver, mais c'est tout à fait autre chose.

    Moi l'un: - C'est absolument autre chose. C'est l'écrivain qui rend le plus subtilement, avec plus de détachement et de tendresse englobante que Proust, notre rapport avec le temps ou plus exactement: les temps successifs, alternés ou imbriqués de nos vies.     

    Moi l'autre: - Alice Munro est en somme incomparable...

    Moi l'un: - Bah, tu sais bien que la comparaison est toujours une paresse ou un piège. Ce qui n'empêche qu'à tout moment elle nous fait comparer les situations vécues à celle que nous vivons...

    Moi l'autre: - Jamais je n'ai rien lu de si fin et de si juste sur les vies bousculées par les séparations et les recompositions dans les générations successives d'après la guerre...

    Moi l'un: - Ses nouvelles sont le plus étonnant aperçu de la vie des femmes dans le monde actuel, sans trace de féminisme au premier degré ou d'idéologie quelconque, mais elle fait varier tous les points de vue et le récit de la tyrannie qu'un nourrisson exerce sur sa mère, racontée par l'enfant lui-même, est aussi génial que celui de la sainte femme confrontée à un meurtre, dans L'amour d'une honnête femme, qui me semble un pur chef-d'oeuvre du point de vue littéraire et je dirai sans affectation: poétique.       

    Moi l'autre: - Donc on a pas mal voyagé, aussi, en Ontario, du côté du Lac Huron et sur l'île de Vancouver. Et le voyage va continuer...

    Moi l'un: - Pour le moment il faut encore parler des robinets et des chasse d'eau en France, au Portugal et en Espagne. Cela aussi ressortit à la culture.

    Moi l'autre: - C'est vrai que l'état des lieux a passablement changé, par exemple à Séville, depuis 1975 où nous y avons zoné pour la première fois...

    Moi l'un: - Rien pour autant des chiottes d'aires d'autoroutes française à l'européenne genre combi d'inox sinistre, uniformisées de Malmö à Biarritz. La chasse d'eau portugaise montre autant de dignité que l'espagnole...

    011.jpgMoi l'autre: - En outre j'ai été impressionné par le bel usage du bois dans la maison espagnole, aux Asturies autant qu'en Andalousie. Rien du bois classe moyenne genre Ikea. Du vrai bois massif de vraie grande forêt.  Au fil du voyage, les forêts nous ont d'ailleurs impressionné autant que les gens: les forêts domaniales de Touraine, les forêts des hauts de Bayonne, les forêts de Bucaçao ou les oliveraies d'Andalousie. Et puis il faudra parler aussi, plus tard, des parcs naturels d'Espagne, qui montrent un nouveau souci en matière de conservation des patrimoines biosphériques.

    Moi l'un: - Les Ibères ont des leçons à donner aux Européens, encore, dans le respect non seulement de la table mais aussi de la maison, des jardins et des douceurs. La maison de tradition basque, comme l'asturienne, et même pas mal de maisons en Algarve, valent moult maisons plus ou moins nordiques de carton-plâtre. Et la pâtisserie de sud surclasse celle du nord, Finlande comprise...

    Moi l'autre: - Pour la nomenclature et les détails variés, Lady L. fournira son rapport documenté.   

    Moi l'un: - Enfin nous nous garderons d'oublier le statut du chien.

    Moi l'autre: - De fait, notre voyage en a dépendu pour le choix de chaque auberge, acceptant ou non le corniaud ou la levrette titrée.

    Moi l'un: - Snoopy a fait craquer tout le monde, mais ce n'état pas gagné.

    Moi l'autre: - On sent évidemment la prévention des Espagnols, qui ont édicté des lois pour éloigner les chiens errants des établissements publics. Mais on voit plus de clebs dans les rues d'Algarve ou d'Andalousie qu'à Blois ou à Berne...   

    Moi l'un: - Don Ramon n'a pas manqué de nous recommander de ne pas traiter Snoopy comme un enfant, à sa manière un peu sentencieuse, mais ça va tellement de soi qu'on passe à un autre sujet. Ah mais, tu as vu, là-bas, à la fenêtre, ce rocher en pleine mer: on dirait La Désirade...

     

     

  • Ceux qui lisent El Mundo

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    Celui qui va direct aux pages sportives du Paìs / Celle qui est déçue par la météo du jour et le fait remarquer à son conjoint Ernesto qui rouspète à son tour / Ceux qui constatent que l’édito du journal auquel ils sont abonnés depuis 1963 confirme une fois de plus leur désaccord avec la nouvelle ligne d’icelui et décident de rédiger une lettre de lecteurs cosignée au niveau du couple / Celui qui allume le feu avec l’édito du Diario de Noticias / Celle qui s’intéresse essentiellement aux pages conso et déco et les découpe et les colle dans un Cahier Pratique qu’elle compulse quand elle se fait chier à Torremolinos / Ceux que la dérive de l’info vers la conso a ramené à la lecture des Classiques genre Quevedo / Celui qui affirme que la lecture matinale du journal lui tient lieu de rencontre avec l’Humain et sa compagne Juana précise: le Trop Humain, mais leurs voisins de palier les de La Flores Pedro et Maria ne pigent pas l’allusion à Nietzsche (philosophe allemand) ce qui ne les empêchent pas tous quatre de partager de bons moments à la canasta dans le condominium de Bagur / Celle qui a trouvé un job au Centre de jeu excessif où elle tombe amoureuse d’un addict au trictrac / Ceux qui fuient la prétendue réalité dans le prétendu virtuel mais se retrouvent plus volontiers au café El Negre / Celui qui attaque le testament de sa tante afrikaner dont le journal a célébré les gains au casino à la grand époque de Rika Zaraï / Celle que son veuvage a rendu plus cupide que le défunt / Ceux qui ont compris très tôt à quoi correspondaient les postures de gauche de leurs camarades des beaux quartiers de Murcia / Celui qui affirme que ce que le journal appelle sa génération est un abus de langage / Celle qui des jumeaux Alonso a choisi le militant trotskyste futur avocat d’affaires alors que sa sœur se rabattait sur l’apolitique aujourd’hui au chômage / Ceux qui se reconnaissent dans la rue puis se ravisent en se rappelant qu’ils se sont insultés trente ans plus tôt à Grenade et qu’aucun ne s’est excusé à l’autre et inversement s’entend / Celui qui a préféré reprendre la fabrique de chaussures de son père plutôt que de céder au chantage affectivo-politique de son ex Maria actuellement syndicaliste au plus haut niveau et remariée à un homo notoire ce qu’elle ignore ou feint d’ignorer on ne sait jamais avec elle / Celle qui te dit à l'hostal d'Almarìa qu’il faudrait que tu la relances avec un message subliminal dans le regard affirmant le contraire que tu reçois 5 sur 5 et qui t’arrange vu que les intellectuelles languides n’ont jamais été ton fort et qu’elle sent un peu la nonne transie / Ceux qui se lèvent tôt pour jouer une rôle dans l’économie mondiale / Celui qui fait des patiences dans son coin pendant que Mario Soares parle à la télé à l’indifférence manifeste des plantes vertes / Celle qui n’a jamais aimé l’ambiance des réus du Parti avec toute cette fumée et ces mec agressifs / Ceux qui te trouvent politiquement suspect mais n’osent pas te le dire vu que tu peux leur être socialement utile / Celui qui rappelle à tout moment qu’il était en Afrique du Sud en 1975 ce qui en impose de moins en moins aux jeunes camarades nés en 1985 et suivantes / Celle qui a croisé le futur prix Nobel J.M. Coetzee dans une supérette du quartier de Tokai où il lui a ramassé un paquet de chips tombé de son caddie / Ceux qui se disaient racistes à dix-sept ans mais dans un sens punk enfin tu vois ce qui mène aux botellones / Celui qui se promet de faire aujourd’hui un grand tour sur le sable de la grève perlée pour se laver de la lectures des tabloïds / Celle qui prépare une soupe à la courge dans la maison bien chauffée de Cabo de Gata  / Ceux qui lisent les journaux avec attention et sans sauter la page des morts, etc.

  • À Séville, naguère ou jadis...

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    Notes d'un premier voyage, en 1975...

     

    Croquis à la volée.- À Séville, premier confort inouï: l'hostal dont le patron est à la fois concierge, chasseur et sommelier. L'on y pénètre par un long escalier de céramique au sommet duquel se trouve une porte vitrée toujours close. Lorsqu'on a sonné, c'est d'abord un remuement lointain de chaises ou de bouteilles, puis se distingue le flapflap d'une paire de savates et l'écran de verre à lunules se remplit d'une silhouette impressionnante, s'entrouvre et laisse apparaître un faciès qui en a vu d'autres, comme on dit.

     

    Sévilla7.jpgDans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.

     

    L'oeil qui s'entrouvre à l'aube, qu'on apelle ici la madrugada, est un oeil blanc dont on ne sait si ce sont les rêves de la nuit passée ou les bruits de la ville inconnue qui lui donnent ce blanc d'amnésie. Pas une pensée, pas un mot lui venant à l'esprit pour le détourner de cette espèce de tableau intimiste qu'est la chambre par la fenêtre de laquelle la vue se porte d'une corde à lessive au muret d'une terrasse ne laissant apparaître, de la femme qui étend son linge, que deux bras nus et un immense chignon qu'un mouvement plus vif, de temps à autre, fait osciller comme un chapeau ou comme un nid d'oiseau.L'oeil ne comprend rien mais il épouse, déjà, et le vert écaillé du petit mur lui rappelle alors quelque chose. Il lui remémore un monde clair où les formes parlent, où les couleurs font comme des taches de musique, où voir et contempler n'ont plus de frontière qui les séparent, où le dehors et le dedans s'appellent et se répondent.

     

    Séville1.jpgCe qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.

     

    Non loin de la place d'Espagne, dans un jardin, la nuit, devant une grande vasque. Au ciel, une lune verte. Dans un arbre, des pommes, vertes aussi, mais d'un vert qui se devine à peine. Sur un banc ces deux-là se murmurant des tendresses. Et sur les moires de la pièce d'eau, ce petit canard d'émail qui suit un moment la courbe de l'anneau puis, fantaisie soudaine, vire en silence dans le rayon de lune.

     

    L'obscurité retentit d'appels, des quais du Guadalquivir aux frondaisons des jardins de Murillo. Là-bas, autour d'un petit kiosque illuminé où se vendent des amandes grillées et des glaces à plusieurs parfums, ondulent des jeunes filles probablement vierges qu'on dirait vêtues d'abat-jour que l'air du soir fait bomber.

     

    Qui appellent-elles, les cigales égarées sur la place déserte ? Le trille impatient des sifflets des agents occupés à évacuer les jardins leur donnera-t-il l'espoir de rencontrer enfin l'âme soeur ?

     


    Séville est la ville de tous les reflets, mais chaque reflet semble garder le souvenir infrangible de son image, laquelle naît au foyer d'une infinité d'autres images; et par l'oeil d'une espèce de kaléidoscope apparaît finalement une vision seule, comme le blanc étincelant des venelles du Barrio de Santa Cruz fait la somme de toutes les couleurs de la faïence des corridors, des patios et des fleurs aux murs.Mais Séville n'est pas qu'un décor. C'est aussi un personnage. Et de nouveau, mille personnages en un, avec ce nom de femme qui les résume, et celui du Guadalquivir lui faisant écho, dont les lentes boues dorées se traînent encore vers la mer.Séville8.jpg

     

    Il y a là comme une folie en suspension, qui se perçoit à la fin des tièdes après-midi printanières, ou plus tard dans la soirée - cela dépend des concentrations d'énergies - quand l'on entend soudain des cris lointains, derrière les arènes ou dans quelque rue avoisinante, on ne sait pas très bien; et c'est comme l'exultation de choeurs invisibles, comme la fusée soudaine d'appels incompréhensibles - comme la clameur que le génie des lieux déclenche tout au fond de nous, résonnant longtemps encore par la suite dans notre âme troublée.

     

    Seville9.jpgPar la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, le Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible...

     

  • Ceux qui regardent la mer

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    Celui qui n'est là que pour elle / Celle qui pense à ceux de la pirogue / Ceux qui ont survécu à la pirogue / Celui qui se sent au finis terrae de sa vie d'avant / Celle qui pense parfois à la vie d'après / Ceux qui entrevoient toujours l'enfer du décor / Celui qui estime que trop de confort abrutit et dort par conséquent par terre dans le cinq étoiles qu'a réservé pour lui l'Entreprise fière de son entregent auprès des investisseurs chinois / Celle qui estime que trop d'inconfort nuit à la bonne conclusion des contrats multinationaux / Ceux qui tombent d'accord sur le fait que le luxe fait partie des dégâts collatéraux de la richesse même involontaire / Celui qui perd toute envie de "profiter" quand on le lui recommande plutôt deux fois qu'une / 014.jpgCelle qui a dévasté le coeur sensible du jeune Américain / Ceux qui on vu le jeune Américain hésiter au bord de la falaise avant de s'allumer sagement un cône / Celle qui a préféré le Lusitanien bagarreur à l'étudiant romantique natif de Venice California / Ceux qui vont se royaumer dans l'arrière-pays de l'Alentejo dont les paysans pauvres étaient naguère taxés de communisme à la moindre revendication par les proprios latifundiaires /  Celui qui s'est entiché de l'Anglaise aux dents de jument dont les économies lui ont permis de monter son petit négoce d'articles de pêche dans les ruelles du port de Carvoeiro /  Celle qui sermonne les jeunes gens portés sur les botellones / Ceux qui préfèrent ramasser des cadavres de bouteilles que des noyées blondes / Celui qui voit toujours le beau côtés des choses même frelatées par le tourisme de masse  / Celle qui se taille un joli succès au karaoké des résidents bavarois d'Albufeira et environs / Ceux qui vont pousser tout à l'heure jusqu'à Odeceixe pour voir si l'eau de la mer y est plus verte, etc.      

  • Chemin faisant (77)

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    Sainte rocaille. - Nous aurons donc "fait" las catedralas, comme nous avons "fait" los bufones. Les unes et les autres, également classés monuments naturels nationaux, constituent un must touristique côtier, avec une préférence aux cathédrales de pierre, par rapport aux bouffées d'écume, n'était-ce qu'à considérer les parkings et les aménagements bétonnés et autres marchands de pacotille pour celles-là.

    Chemins72.jpgMais que sont donc Las catedralas ? Ce sont des roches trouées et sculptées par l'eau, le sable, le vent et le temps. La main humaine n'y est pour rien. D'aucuns y voient le job de Dieu, mais ça se discute. Ce qui importe est d'ailleurs le résultat, espectacular assurément: à savoir les cavités voûtées, les pilastres semblant posés sur le sable doucement consentant, des esquisses de portiques rappelant un peu Gaudì et des arches ornées tout de même inférieures, artistement parlant, à celles d'un facteur Cheval, ce visionnaire à brouette.   

    Du tragi-comique. - Au fil de ses pérégrinations sur le Chemin de Compostelle, l'académicien dromomane Jean-Christophe Rufin qualifie de "tragédie contemporaine" le phénomène économique et culturel du tourisme de masse. En ce qui me concerne, j'y vois à la fois une comédie, qui n'a pas encore trouvé ses dignes chantres, à l'exception d'un Houellebecq. Goya s'est fait le contempteur véhément et génial des désastres de la guerre, mais pour le tourisme de masse, c'est peut-être Reiser qui en a été le premier illustrateur. On voit la nuance du tragique au comique...

    À l'étape de las catedralas, une ravissante Joselita, visiblement en instance de mariage, folâtrant sous les arches en se prêtant au rite de la photographie, faisait virevolter sa robe virginalement blanche d'organdi ou de satin à traîne de tulle soyeux serpentant dans le sable. Or il est probable que Reiser l'eût épargnée, mais le comique y était...

     

    Otros monumentos. - Si l'encombrement des parcs souterrains de la sainte cité ne nous en dissuade pas, nous irons tout à l'heure "faire" la messe de Saint Jacques, avec moult véritables pèlerins et pèlerines dont nous ne sommes point. Ce qui ne nous empêche pas de rêver, solidairement avec le peuple espagnol et toutes les nations du monde menacés par La Dette et bénéficiant d'une nature inventive, à d'autres monuments naturels à classer.

    Qu'on pense aux magnifiques forêts d'eucalyptus ou aux marées successivement montantes et descendantes de la côte: après les bufones et les catedralas, il y a là un potentiel marketing d'avenir. De même la lluva  - rien que le mot fait saliver-, la pluie de novembre cantabrienne, asturienne voire galicienne est-elle à classer monument naturel avec ses variantes de subtiles bruines pénétrantes ou de trombes aussi tonitruantes que féroces.

    Rien de naturel en revanche dans l'obstination du radiateur gris militaire de notre chambre de la belle maison de pierre sévère et de bois grave de l'hôtel Trabadelo, sur les hauts de Vegadeo, à rester aussi glacial que le regard du Grand Inquisiteur. J'ai noté "militaire" et je me rappelle alors la sentence du pertinent Clémenceau déclarant que le seul terme de "militaire" incite à la défiance, tant il est vrai que la justice militaire n'est pas la justice, ni la musique militaire n'est de la musique, et qu'un radiateur gris militaire a vocation de rester froid...       

     

  • Le Chemin et ses détours

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    Notes en chemin (83)

     

    Pèlerin "malgré lui". - Depuis notre escale à Saint-Jean Pied-de-Port, et bien plus encore en ces régions de Cantabrie et d'Asturies, notre route n'en finit pas de recouper la voie, marquée par la fameuse coquille de Saint-Jacques, des pèlerins de Compostelle, à vrai dire rares en cette saison. Dans une bouquinerie visiblement marquée par l'indépendantisme basque, à Saint-Jean, la librairie, férue d'anarchisme et qui venait d'assister à un concert de Paco Ibanez à Camo, m'a fait comprendre que jamais, pour sa part, elle ne ferait Le Chemin, désormais programmé par des Tours Operators et drainant des troupeaux de marcheurs pour ainsi dire conditionnés.

    Chemins70.jpgOr cette prévention était celle, aussi, de l'écrivain Jean-Christophe Rufin, avant qu'il ne se mette en route et se fasse rattraper, à l'étape d'Oviedo, par une spiritualité dont il se défiait jusque-là. Du récit limpide et réaliste qu'il a tiré de son périple, dont l'énorme succès l'a étonné, il a tiré une nouvelle version, illustrée par son ami le photographe québécois Marc Vachon, dont nous pouvons mieux apprécier l'apport sur les lieux mêmes.   

    021.jpg019.jpgSantillana del mar. - En passant par le  bourg de Cantabrie que Jean-Paul Sartre qualifie de "plus beau village d'Europe", dans La nausée, Jean-Christophe Rufin n'a pas été plus charmé que nous, qui n'y avons vu qu'une espèce de village-musée aux magnifiques maisons médiévales réduites, faute de vie locale (à part l'exploitation touristique) à l'état de clinquant décor de film historique. "Santillana del mar m'a retenu dix minutes, écrit l'académicien pèlerin, le temps de boire un jus d'orange dans le patio d'un restaurant. Aucune des serveuses que j'interrogeais ne connaissait le village. Elles venaient toutes d'ailleurs, recrutées pour la saison estivale".

    Et de déplorer, alors, une "tragédie moderne qui se nomme le tourisme de masse", que nous avons déjouée, pour notre part, en nous pointant en ces lieux un 20 novembre, pour trouver le vide sans âme d'un village àpeu près désert au lieu du trop-plein. Pas de quoi nous donner la nausée, mais rien pour se réjouir non plus...  

     

    012.jpgCulture terrienne. - Demain nous serons à Oviedo, départ du Camino primitivo dont Jean-Chrisophe Rufin dit qu'il a marqué un tournant décisif dans ce qui est bel et bien devenu pour lui une quête spirituelle, mais en attendant nous aurons fait encore deux étapes dignes d'être recommandées: la première dans une très bonne auberge de pierre et de bois, à Puertas de Vidiago, non loin des falaises à bufones, à l'enseigne de la Casa Poli dont la table réalise la perfection de l'art culinaire paysan à la mode asturienne, associant grande qualité et raisonnable dépense. Enfin, un crochet par le Musée ethnographique de Porrua, à peine écarté du Chemin, nous a permis de découvrir les reliefs émouvants d'une culture paysanne pauvre dont les instruments aratoires, outils d'artisans et autres objets usuels de la vie quotidienne se trouvent mis en valeur dans un ensemble de maisons simples et belles dont la première est un typique horreo, genre grenier sur pattes tout semblable à nos mazots valaisans. Or, décrivant précisément ces constructions séculaires, contrastant avec "la prétention sophistiquée et qu'on espère éphémère des lotissements qui défigurent la côte", Jean-Christophe Rufin relève également la spiritualité qui émane des sanctuaires préromans de la région, témoignages d'un christianisme humblement vécu: "Quelque chose d'âpre, de primitif et en même temps d'une grande noblesse m'a tout de suite frappé dans les Asturies"...   007.jpg

    014.jpg017.jpg016.jpg

     

    Jean-Christophe Rufin. Immortelle randonnée - Compostellemalgré moi. Edition illustrée par le photographe Marc Vachon. Gallimard, 232p.      



  • Avenue de l'Océan

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    DU VOYAGE. - C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

     

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

    Il va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de  Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception  (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

    Avant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert,ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François  vivant la peinture comme je la vis.  Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel:  simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

     

    012.jpgMa bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau - et rien de semblable ne se passe jamais entre nous, ou presque, en musique -, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

     

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.                

               

             

    VISIONS DE THIERRY VERNET. - «La vue c'est la vie», disait Thierry Vernet peu avant que la maladie ne l'arrache, en 1993, au monde visible, alors qu'il consignait, dans un minuscule carnet, et de mémoire, à deux ou trois jours de distance (bonne façon de faire la nique à la mort), des visages de gens rencontrés dans la rue ou le métro parisien, dont la frise des portraits saisit par sa fulgurante acuité. C'est à la même époque, aussi que notre ami, tout à fait conscient de sa fin prochaine, peignit certaines de ses toiles les plus jubilatoires.

     

    Me reviennent alors les mots de cette lettre de jeunesse de Thierry, datant de l'été 1953. Il se trouvait alors en Yougoslavie en attendant que Nicolas Bouvier le rejoigne à Belgrade pour se lancer avec lui, en Topolino, dans le grand voyage de L'Usage du monde, et voici ce qu'il écrivait aux siens depuis Zagreb: «Je suis de plus en plus assuré sur mes pattes. Le boulot marche. L'aquarelle se trouve. Je vais au bout. Le fin du fin n'est-il pas de voisiner l'extrême limite, de se balader sur les crêtes, d'aller aux frontières où la peinture n'est presque plus de la peinture, où les formes en sont à leur dernier point de tension ?»

     

    Et quelques lignes plus loin, il ajoutait: «N'ayez point de crainte, mes chemises ont été lavées pour trente dinars par une femme de métier. Je porte beaucoup mes calosses de bain, c'est plus simple. Le budget est bien équilibré, malgré le petit déjeuner de hier! Dans un mois, je retrouverai le cher Nick, dans un mois et un jour, au Majestic. Disons vers 19 heures, sept heures du soir...»

    VernetD.JPGLe jeune lascar disait tout de son art en écrivant qu'il allait «jusqu'au bout». À l'apprécier dans son accomplissement, son oeuvre, pure de tout chiqué, est en effet d'un réel risque-tout de la forme et de la couleur, prêt à toutes les audaces pour exprimer sa vision réelle jusqu'à «l'extrême limite», mais non du tout pour épater la galerie. La fulgurance de son regard n'excluait pas un respect serein de ce qui est (les calosses, le budget «bien équilibré», la figuration du ciselé du feuillage ou le détail cocasse, etc.) et un sens quasiment organique de la composition.

     

    De fait il  ne se payait pas de mots lorsqu'il disait «se balader sur les crêtes», «voisiner l'extrême limite» et pousser jusqu'«aux frontières»: le trait de ses dessins exprime (avec des élisions et des «bonds» qui évoquent parfois Matisse et parfois les «extrêmes» de Tal Coat, tout en restant strictement personnel) cette danse de plus en plus légère et de plus en plus libre qui capte l'essentiel de la chose vue (bouquet de fleur, futaie, paysage) pour y ajouter le travail profond d'un regard reconstructeur.

     

    Vernet8.JPGL'oeuvre de Thierry Vernet est à la fois d'un lyrisme allègre (le peintre citait volontiers les Psaumes de la célébration reconnaissante) et d'une sourde mélancolie. «C'est une peinture spirituelle que celle de ce Suisse de Paris, note l'écrivain Jan Laurens Siesling. J'y discerne sans mal une confiance infinie en la beauté de la vie, jusqu'à la candeur, corroborée par une abondance de bonne humeur, d'humour.»           Celui-ci ne sacrifiait qu'incidemment à l'anecdote dans les croquis les plus innocents du passant, pour rejoindre la vie (tel chat attrapé d'un geste rond dans sa pose péremptoire de penseur baudelairien) que l'artiste savait en pleine conscience une «drôle de vie». Sans jamais toucher au tragique (tout différent en cela de son ami Josef Czapski), Thierry Vernet ne portait pas moins en lui les nuances pénombreuses de l'existence, qui se retrouvent dans l'aspect «plombé» de certains paysages ou dans la «morsure» de certains traits. Sa mélancolie retentit d'ailleurs, aussi, dans certaines de ses aquarelles où la vue retient la vie au bord de la nuit fatale aux couleurs.

     

    Flora08.JPGLA VIE ET L'ART. - Un peu plus d'une année après la mort de Floristella, et quinze ans après celle de Thierry, la présence de ces deux amis nous reste à la fois vive et dispersée entre leurs nombreux tableaux ornant les murs de la Désirade et ceux de nos filles, et ce qui nous reste en mémoire de nos moments de partage, une salade niçoise dans la cuisine de Belleville et la balade qui suivit aux Buttes-Chaumont, le vert des mêmes jardins dans les toiles de Thierry, le Christ orange de Floristella et le merveilleux chat blanc que nous avons vu aux Envierges et qui survit auprès de nous comme un ange tutélaire sur la toile qu'elle nous a offerte, ou les petits opéras de la cour de l'Hôtel de Ville dont Thierry concevait les décors, les coquelicots en Toscane de Floristella, la magie nocturne du port de la Spezia ressaisie par Thierry, et tant de moments, comme autant  de visions fugaces ou de minutes heureuses.  Qu'est-ce qui était de la vie ou de la vie dans cette double relation au double sens de l'affectivité et de la consonance artiste ?L'idée de le distinguer ne nous vient même pas, tant la présence réelle des oeuvres de nos amis pallie leur absence.  

    Celui qui se plaint en se levant  / Celle qui se couche après usage / Ceux qu’on subventionne pour que la culture soit réellement inactive, etc.

     

    (Ces pages sont extraites de L'échappée libre, à paraître au début de l'an prochain aux éditions L'Age d'Homme)

    Images: ce matin dans les dunes de Cap Ferret, peintures de Floristella Stephani et Thierry Vernet.

  • Ceux qui sortent du rang

    030.jpg023.jpg016.jpgCelui qu’on n’attrapera plus / Celle qui fuit les accroupissement et les médias convenants / Ceux qui se retrouvent à l’air libre / Celui qu’on ne trouvera même pas ailleurs / Celle qui campe sur ses oppositions / Ceux qui voyagent léger / Celui qui ne pèse même pas son salaire / Celle qui ne se paie même pas de mots / Ceux qui se fondent dans le lointain / Celle qui se laisse emmener par son tamanoir vers la rivière aux garçons masqués / Ceux qui s'esquivent sous le vent debout / Celui qui est à Venise le jour et la nuit dans le noir moustiers / Celle qui préfère un Cimarosa bien frappé à l’apéro à un pavé de Sartre en entremets / Ceux qui visaient Marseille et se retrouvent à Tanger où le Désert porte conseil / Celui qui sonde les cœurs et compte les coups / Celle qui coupe son avocat en deux et déguste ses crevettes en fixant le juge Milon ce faux-cul  / Ceux qui cherchent des crosses à la fille des Brosses / Celui qui sera le premier linguiste de sa famille de fourreurs / Celle qui extrapole dans les chiffres rouges avec ses ongles noirs comme l’âme de son père usurier / Ceux qui lâchent la lamproie pour la pénombre / Celui qui se trahit en se taisant devant la Tenture de l'Apocalpyse / Celle qui écoute le taiseux qui la baise et la paie et lui fait pour la réchauffer du café chicorée / Ceux que la mélancolie rattrape dans les allés des consulats du Brésil ou de Colombie – c’est à choix / Celui qui lit en braille les partitions de Frescobaldi dont certains passages le font sourire sur ce banc le long du Cher / Celle qui danse le long du canal pollué / Ceux qui filent du mauvais cocon / Celui qui voyage au bout de la nuit genre Easy Jet à Nouvel An / Celle qui ira très loin mais sans toi qui restes là à lireLoin d'elle d'Alice Minro / Ceux qui feront leur chemin de croix de bois croix de fer si je mens tu vas en enfer/ Celui qui se met le doigt dans l’œil du cyclone / Celle qui a toujours eu un tour d’avance en retard / Ceux qui se tirent des flûtes au sel / Celui qui se réfugie dans l’opéra de la bouffe / Celle qui lévite mais que retient au sol sa petite chienne encore tributaire de l’attraction terrestre faute d’exercice spirituels mais ça peut changer avec la méthode Coué / Ceux qui ne voient aucune échappatoire au fait d’être nés un jour et d’avoir à rendre leur tablier un autre jour et de se trouver pour le moment en butte aux fluctuations de prix du Panier de la Ménagère, and so on / Celui qui trouve jusification de sa conduite dans la Tenture de l'Apocalyse de Jean de Bruges / Celle qui t'a fait découvrir le château d'Angers et son trésor tissé évoquant les travaux typiquement féminins sur canevas flamingants/ Ceux qui partagent le cidre brut de la cantine L'Atmosphère à Noirmoutier où l'andouille à la pomme cuite en fait oublier d'autres, etc.

    Images JLK: L'Atmosphère, crêperie à Noirmoutier. Plage des Sableaux. Le double ciel de Vendée. La tapisserie de l'Apocalypse à Angers.

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  • Camus centenaire d'avenir

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    Génie multiforme et probité de l’homme, qu'on se gardera de sanctifier pour autant: son oeuvre conserve toute vigueur et fraîcheur au seuil de sa centième année posthume, l'écrivain , Prix Nobel de littérature en 1957, étant né le 7 novembre 1913 à Mondovi.

    Le 4 janvier 1960, Albert Camus trouvait la mort sur une route de France dans la voiture de sport de son ami Michel Gallimard, à l’âge de 47 ans. Mort exemplaire, si l’on ose dire, pour cet « écrivain de l’absurde » que d’aucuns réduisent aujourd’hui à tel « philosophe pour classes terminales ». Mort d’une « icône » du XXe siècle, style James Dean de la plume, dont l’œuvre se trouve le plus souvent réduite à quelques titres « phares », comme on dit aujourd’hui, à savoir deux romans, L’Etranger et La Peste, et deux essais, Le mythe de Sisyphe et L’Homme révolté. La photo de l’intellectuel en imper, la sèche au bec genre Humphrey Bogart, achève de fixer le cliché…
    Et le vrai Camus là-dedans ? On peut aujourd’hui le redécouvrir en perspective cavalière et sur 6000 pages environ de papier bible, quitte à commencer par la fin…
    C’est en effet dans le dernier des quatre volumes de La Pléiade que se trouve Le Premier homme, roman autobiographique inachevé publié en 1994 par la fille de Camus, qui annonce un renouveau de l’œuvre tragiquement interrompue. Avec un souffle puissant, le romancier y sonde son origine (le père mort en 1914, la mère sourde en figure vénérée, la déchirure entre Algérie natale et France « patrie de sa langue ») et lance un nouveau cycle de sa production, par delà le sentiment initial de l’absurde et les postures successives de l’homme révolté : contre le nazisme et le communisme, pour une Algérie dépassant les « noces sanglantes du terrorisme et de la répression», pour un monde restituant sa dignité à chacun.
    Albert Camus « conscience de son temps » ? La formule ronfle, elle réduit l’écrivain au rôle d’un moraliste alors qu’il est aussi artiste et poète solaire, mais la conférence mémorable qu’il prononce à Stockholm où lui est remis le prix Nobel, le 14 septembre 1957, intitulée L’Artiste et son temps, désigne une responsabilité que toute l’œuvre illustre dans tous les genres du roman et du théâtre, de l’essai et de la chronique journalistique. Hostile à la fois à « l’art pour l’art » et à la «littérature engagée» au sens de la propagande, Camus, en quête passionnée du «mot juste» plaide pour un art enraciné dans la vie. Le « devoir » de l’artiste n’exclut pas son bonheur d’homme incarné : « Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’un e, ni aux autres», écrit-il ainsi.
    De la beauté du monde, dans la flamboyante Postérité du soleil, accompagnant des photographies de la Lausannoise Henriette Grindat (parue à L’Aire en 1986, à l’enseigne de L’Aire/Engelberts), l’auteur des Noces, à la fois si sensuelles et si lucides face à la mort, se fait le chantre avec la même intensité qu’il défendra, en 1956, sa « trêve civile en Algérie », restée sans écho. Jamais « idiot utile » des puissants, Camus, adversaire de la peine de mort, défendra les collabos qui en furent menacés, après avoir fait lui-même acte réel de résistance.
    Albert Camus conjugue l’émerveillement d’être au monde et la conscience tragique du mal, la clarté de l’expression et la part plus obscure des sentiments et des intuitions. Dans La chute, roman dostoïevskien moins connu que L’Etranger ou La Peste, mais d’une pénétration spirituelle non moins  lancinante, Camus brosse le portrait d’un héros de notre temps en belle conscience jouissant de sa lucidité stérile.
    « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est d’abord un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui ». Or toute l’œuvre d’Albert Camus, traversée par cette tension, s’oriente progressivement vers cet assentiment « pour le meilleur »…
    Albert Camus. Œuvres complètes. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 4 vol. Viennent de paraître : les vol. III (L’Homme révolté, La chute, Les Justes, etc.) et IV (Réflexions sur la guillotine, Discours de Suède, Chroniques algériennes, Le premier homme, etc.).
    À  écouter : L’Etranger, lu par Michael Lonsdale. Gallimard, 3Cd dans la collection Ecoutez/Lire.

     

  • Gérer le retour

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    Notes en chemin (64)

     

    Gérer l'aurore. - L'aurore n'avait pas ce matin des doigts de rose mais un front d'orange et des irradiations de monocle enflammé quand le dernier soleil de notre séjour à ras la mer là-bas a surgi du bleu-noir d'à l'Est de Sète; et ce n'était pas un arrachement qu'on éprouvait sur sa chair mais une espèce de joie sauvage de voir tout recommencer une nouvelle fois comme quand la nuit des temps s'est fendue de son premier oeuf d'or...

    Sur quoi nous avons, Terriens de rien, rangé nos affaires, le jour étant venu du retour de la Mer et du Vent; mais loin de nous le désenchantement, loin de nous l'accablement à l'idée de rentrer: loin de nous tout autre sentiment que de reconnaissance, tout à l'ardeur de ce premier dard vers le Mont Saint-Clair...

     

    Duteurtre03.jpgGérer l'hiver. - Et clair aussi nous a paru sur la route que nous remontions vers le Nord, tandis que le ciel se noircissait, ce livre étincelant d'humour caustique, de l'allègre quinqua Benoît Duteurtre ferraillant joyeusement tous azimuts dans ses réjouissantes Polémiques, contre toutes les jobardises de notre époque, et plus précisément contre les lamentations et autres auto-flagellations d'une France par trop déprimée et se délectant de sa morosité. Remonter vers le froid tout en lisant, à haute voix, le chapitre savoureux dans lequel l'auteur détaille ce Drame national que devient l'Hiver dans les médias français, "comme si les frimas s'apparentaient à des attaques de missiles", parlant de "naufragés de la route" à la première vague de froid et cherchant bientôt les "responsables" de ce scandale météorologique, nous aura requinqués à proportion de l'aggravation même du temps...

    Or la température s'abaissait en effet le long de notre route, mais nous gérions notre humeur à renfort de calissons d'Aix et d'autres chapitres de ces épatantes Polémiques visant aussi bien le culte du vélo que ceux de la poussette et du foot, le "retour à Dieu" des nouveaux dévots et la misère littéraire française incarnée par Christine Angot, entre autres éloges réjouissants de Claude Monet, du cannabis non frelaté, de Michel Houellebecq ou du "passéisme" si stupidement décrié au profit de n'importe simulacre de nouveauté.

     

    Gérer l'humour. - Dans le sillage du Marcel Aymé persifleur anti-snobs et de bon sens, auteur de ce pamphlet toujours pertinent que représente Le  Confort intellectuel; et  proche aussi d'un Philippe Muray dans son combat contre la nouvelle langue de bois du conformisme se la jouant rebelle, Benoît Duteurtre incarne par excellence ce mélange de bonhomie moliéresque et d'irrévérence voltairienne  qui caractérise l'esprit français le plus vivace. Le temps d'une traversée des merveilleux paysages de la Provence et de la Drôme, nous nous sommes régalés, ma bonne amie et moi, à la lecture de cette suite d'essais revigorants dont je ne manquerai pas, revenu à notre alpage, de détailler plus avant les qualités de lucidité et de joviale résistance aux idées reçues...

     

    Duteurtre04.jpgBenoît Duteurtre. Polémiques. Fayard, 2013.

  • Musée des nuits

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    Notes en chemin (63)

    Le corps parlé. -

    Les murs du vieux Montpellier ont la clarté des épures, aux dalles lisses et fluides sous le pas, et la nuit y ajoute de plus nettes résonances qui jouent du dehors au dedans. Or nous étions dans le hall Buren du Musée Fabre, en cette nuit justement des musées d'Europe, quand ont retenti les premiers gestes des corps faisant écho au Songe de Cory, première séquence dansée par les huit compagnons filles et garçons sourds ou entendant de Singulier Pluriel, que suivraient en d'autres lieux de la même maison le Songede Johanna, le Songe de Stef, le Songe d'Isa et les Murmures d'Outrenoir.
    Une autre nuit, sous un ciel plus au nord, j'ai cru comprendre pour la première fois ce qu'est peut-être la danse, qui fait dire au corps tout ce qu'il tait entre les mouvements, et le peindredans l'espace, l'écrire en silence à mélodies liées, le dérober en le montrant, le faire parler sans mot pipé et décliner mille sentiments sans peser, comme ça, suspendus dans l'espace et nous prenant au corps et au coeur - et c'était Trisha Brown et sa compagnie, cette fois-là; et maintenant c'était la CompagnieSingulier Pluriel de Montpellier se coulant ensemble dans les mêmes mouvements de vagues liquides en gestes tendres ou soudain brisés, amants ou adversaires, aériens ou rampés, comme murmurés aux oreilles des murs blancs et des gens regardés par autant d'yeux cernés de noir...

    972069_10201216377158354_1204260014_n.jpgDouce conspiration. - Dans le dernier livre de mon ami Jeanda, compagnon de Johanna la danseuse, il est question de deux types très différents l'un de l'autre en apparence et ressemblants par quelques détails (même semblant de détachement et même capacité d'écoute, même joie de converser et même rage ravalée), qui se rencontrent au coin d'un bar en conspirateurs - qu'on suppose dangers pour la société. Or cette même nuit ils se retrouvèrent dans la galeriedu Griffon du musée Fabre, à Montpellier, profitant de l'anonymat de la dense foule pour se remettre, l'un à l'autre et l'autre à l'un, deux livres assortis de deux sourires masqués. Au jeune grand maigre à tête de corbeau, le vieil hibou à plumes argentées remit ainsi La Nuit, roman déjanté s'il en fut, d'un certain Jaccaud, tandis que l'ombrageux corbac filait, à son compère, un recueil de non moins sombres histoires intitulé L'élève de Joyce, d'un certain Jancar. Telle étant la secrète fraternité de cette nuit-là, et tel le complot particulier...

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    Nuances du noir
    . - Quant à nous autres, compagnons et compagnes amateurs de choses belles, et leurs beaux enfants, nous nous sommes enfin retrouvés dans l'Outrenoir de Soulages, tout au sommet des marches marmoréennes du Musée Fabre, par le dédale de laques et de flaques noires levées et figées, griffées, léchées, parfois giflées d'une claque de bleus électriques ou de rouges fauves, tantôt en panneaux à reliefs, entailles ou plaques tectoniques à entrechocs; et l'oeil filait, prenait la tangente, se défilait, se vrillait la prunelle à l'entonnoir, se blessait l'iris au brut de la lave refroidie du volcan, patinait sur les dalles, s'épilait au rasoir effilé, enfin dansait entre les stèles avec les corps retrouvant la parole sans autres mots pour dire la vie adonnée, cette nuit-là, à quel rêve...



    Jeandaniel Dupuy, alias Emile Dajan. Zoneapolis. Appendices, 2013.
    Frédéric Jaccaud. La Nuit. Gallimard, 2013.
    Drago Jancar. L'élève de Joyce, Livre de poche, Biblio.