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Mémoire vive (11)

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Je pense à l’ami inconnu en écrivant à l’ami connu.

 

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À Paris, Place Clichy, en mai 2000. – Brasserie Wepler. Je lis les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et l’avenir d’un nouvel humanisme, par delà les vieux formats. Me touche illico la réflexion sur le livre considéré comme une lettre aux humains. Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette : pralines et bonbons fins, nougat et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement : il pleuvote.

 

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On constate que le penseur de charme de la télé descend désormais dans un hôtel de charme où l’attend la bonne vieille table de charme sur laquelle il aime à rassembler ses pensées charmeuses inspirées par les humiliés et les offensés hélas privés des charmes et des retombées de sa cogitation de charme.

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Salamalec à San-Antonio. – Au-delà de sa fameuse gaudriole langagière, Frédéric Dard avait une écriture personnelle à deux vitesses découlant d’un regard  et d’un sentiment du monde plus profond qu’il n’y paraissait.

Il n’y a qu’en France rabelaisienne, dans le vieux beau goût partagé pour leur langue par les lettrés et le populo, au pays de Céline et de l’Almanach Vermot, que pouvait naître et prospérer San-Antonio.

Le nom de celui-ci ne recueille souvent que le dédain des purs littéraires, qui ne voient dans les romans du commissaire qu’une sous-littérature, et cependant, avant même que ne fleurissent thèses et colloques, de très bons esprits avaient osé arborer, comme chaude pelisse en été, le goût le plus éhonté pour les choses peu académiques qu’il faisait subir à notre langue.

Les collégiens que nous étions à douze ans, qui revendions à la kiosquière du coin les San-A que nous lui avions piqués la veille, se régalaient de cela d’abord : du mot tordu, qui faisait rire et envie d’en faire à son tour, au contrepet (« farce de prof pour force de frappe ») ou aux trouvailles verbales à n’en plus finir (les « arcanes souricières » de Béru), entre autres calembours à foison. Et les titres même de ses livres annonçaient déjà l’heureuse « mélimélodie » des sons et des sens gorillant locutions et sentences, tels Certains l’aiment chauve ou La Matrone des sleepings.

 

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On ne s’y attendait pas, on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois - plus banal tu meurs -, cependant nous en aurons pleuré sur le moment : à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul ; c’est, avant le clown au cirque de la vie, l’initial étonnement et la pochette-surprise.

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Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

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Auguste Renoir : Les coups de pied au derrière ne font jamais de mal. Le plus drôle c’est qu’ils ne vous sont jamais appliqués pour le bon motif. Mais ils vous réveillent. Et c’est cela l’essentiel ».

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Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

 

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Je ne sais plus qui disait (il me semble que c’est Enesco) que jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

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La poésie saute une idée sur deux.

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L’ami m’ayant demandé ce qu’il représentait pour moi, je lui ai répondu qu’il était quelqu’un dont j’attends beaucoup, mais j’aurais pu lui dire bien plus. Par exemple qu’il incarne, avec tous ceux que j’aime, mon amour de la vie.

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Ceux qui croyaient hier à l’Avenir radieux et qui te diront demain qu’avant c’était mieux.

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À la radio, en octobre 2000. – En direct, un reporter à Gaza vient deparler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et se retrouver heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Sur quoi, trois minutes après, sous les yeux de même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et  l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif : et maintenant nous prenons des nouvelles dela Route…

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Et toujours je reviens à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares  - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…

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Au Café Sibérie d’Amsterdam je me dis, in petto,  que je me trouve bien partout.

 

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Je pense sans cesse à de nouveaux personnages, et aux liaisons possibles entre eux - des personnages comme autant de problèmes humains, et de réponses incarnées.

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Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

 

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Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait, en somme, l’intellectuel toujours mal fichu.

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 Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

 

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 À La radio, ce 25novembre 2000, 13h.30. - Bulletin de France Info: On attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert»,+++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris +++ À part ça, RAS +++

 

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La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez,surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

 

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À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande ta fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui fondra mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…

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Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.

 

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Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant - et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font…

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Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

 

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Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

 

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Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

 

 

Peinture: Thierry Vernet, La route de Vufflens-la-Ville. PP. LK/JLK.

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