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Carnets de JLK - Page 106

  • Ceux qui ne pensent qu'à ça

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    Celui que la lumière des sous-bois attire irrépressiblement / Celle qui aime être prise de boisson mais sans être vraiment bourrée / Ceux qu'insupporte l'idée de passer un jour sans écrire un poème ou une sentence genre Sénèque avant le mélancolique dénouement des veines ouvertes dans l'eau chaude / Celui qui a souvent pensé partir mais en est toujours revenu avant / Celle qui devient neige quand il neige et volcan quand tu sais y faire / Ceux qui ne pensent à leurs enfants que pour qu'ils leur en fassent qui pensent à en faire d'autres genre Ancien Testament et autres écrits tribaux assez déprimants / Celui qui refuse à jouer l'animal de compagnie de sa mère américaine ou juive ou napolitaine ou bantoue / Celle que hante le désir d'un nouveau chapeau ou (selon la génération) d'un boy friend maori au dos rituellement tatoué / Ceux qui répondent à l'appel de l'inconnu sans lui demander son orientation sexuelle selon les Accords de Kyoto / Celui qui regarde le pétard de sa fille Marie-Clotilde et se demande s'il doit regretter qu'elle n'ait plus trois ans / Celle qui a vu le zob de son père aux douches du tennis et l'appelle la péniche  sans penser à mal ni à contre-courant du canal / Ceux qui citent volontiers Lacan pour montrer à quel point ils sont au-dessus de chat / Celui qui se concentre sur sa forme à coup de pompes / Celle qui offre un fouet à neuf queues à son fils dont son nouveau patron -  un Monsieur Jupien - lui a fait une liste d'outils indispensables à l'exercice de sa profession dans une maison / Ceux qui se sont réalisés dans l'ornement esthétique SM sur porcelaine / Celui qui les préfère avec un fond de teint crème qui les fasse sans âge / Celle qui s'est fait tartir vingt ans auprès de celui qui a demandé un jour sa main avec la politesse de son milieu instruit et libéré / Ceux qui avaient disparu vingt ans durant avant de partir pour de bon / Celui qui ne porte jamais deux cravates à la fois en dépit de ses pulsions folâtres / Celle qui a pris conscience cette nuit que son oreiller était plein de plumes d'oiseaux qui n'auront jamais dormi en volant / Ceux qui voient loin dans l'avenir sans distinguer précisément ce qu'il y a au bout tout là-bas / Celui qui a toujours eu l'impression qu'un gardien en uniforme olive tournait la tête vers eux quand il risquait une main sur l'épaule d'albâtre (enfin genre albâtre) de son épouse légitime née Bouvier des Tranchées / Celle qui n'a jamais trouvé de magazine olé olé sous les pyjamas de son père / Ceux qui ne tendent qu'à biaiser quand on leur demande ce qu'ils ont fait dans l'ascenseur arrêté si longtemps / Celui qui boit des Cocas allégés sans craindre de baiser niveau zéro / Celle qui s'est fait tout enlever pour ne plus y penser / Ceux qui vont au jardin zoologique afin de voir les beaux animaux avant de rentrer chez eux pour faire ce que ceux-là font sans y penser, etc.  

     

    Peinture: Pierre Bonnard.  

  • Mon buzz de 2012

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    Le 30 juillet 2012, voici ce que j'écrivais, après lecture des épreuves du livre que m'avait envoyées Bernard de Fallois, à propos du formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, qui parut le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. Un an après, le livre  a été vendu à 650.000 exemplaires dans sa seule version française, et 33 traductions de l'ouvrage sont en cours. La version allemande a été vendue à 70.000 exemplaires en deux semaines et les versions espagnole et italienne font également un tabac. Pour ceux qui, jaloux ou snobs, pensent que ce succès est essentiellement une affaire de marketing, l'on peut  rappeler que ce roman, initialement plébiscité par le public et le libraires, a été couronné par le Grand Prix du roman de l'Académie française et par le Prix Goncourt des lycéens.

     

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Pour autant, la publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus.

     

     

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     

     

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  

     

    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrez un roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une telle maîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, va certainement étonnenr tout le monde".

    Dicker8.gifJoël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.   

     

     

  • Sortilèges de Monsieur Chien

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    À propos du deuxième roman de Jacques Tallote, traversée magique des hantises de l'époque.

    Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes.
    D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce deuxième roman de Jacques Tallope, après Alberg (Table Ronde 2010, Prix Marcel Aymé ) frappe immédiatement le lecteur par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée.

    Que s'est-il passé durant les quatre heures semblant coupées du "film" de ce jour durant lequel Livia Sorgue, 19 ans et séchant un peu sur un travail consacré à la guerre froide, s'est trouvée probablement agressée sur une dune, après y avoir entendu des plaintes suspectes, avant de reprendre ses esprits dans sa chambre, sans autre souvenir ? Telle est l'angoissante interrogation que Livia partage avec Luca, dans la vie duquel elle est pour ainsi dire tombée du ciel - il l'attendait d'ailleurs -, et avec lequel elle est entrée en immédiate complicité.
    Installé dans une espèce de loft en campagne où il travaille la matière et les formes, Luca, diplômé en philo, a viré dans les arts plastiques où il poursuit une recherche personnelle exigeante. C'est là aussi qu'il a accueilli Nils, de deux ans son cadet, qui fuit un père aux penchants morbidement destructeurs après la désertion, aux alentours de ses sept ans, d'une mère Norvégienne retournée dans le froid partager la vie d'un musicien de black metal, avant de crever comme une bête blessée le long d'une autoroute. Pour compléter le quatuor de cet été-là, paraît encore Susan, fine Anglaise de dix-sept immédiatement attirante aux yeux de Nils et bientôt attirée par celui-ci.
    Lorsque Luca et Livia reviennent sur les lieux du traumatisme vécu par celle-ci, nul signe visible n'atteste la réalité du drame, pas plus qu'on ne saura ce qui est réellement arrivé à Susan au même endroit où, vingt-cinq ans plus tôt, une autre jeune femme encore a été agressée. Ce qui est noté, dans le cas de Livia et de Susan, c'est que la figure de Monsieur Chien fait signe puisque c'est là, aussi, que Nils a trouvé son animal fétiche, genre caniche de plastique noir à tête dévissable...

    Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d'un certain Blacky à la destinée funeste - mais on se gardera de dévoiler le détail de l'histoire.
    Au reste ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences: "Toute énigme est l'indice d'une réalité plus vaste"...
    Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de "cataclysme et fin de siècle", et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l'ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa "phobie de l'au-delà", de sa détestation de toute beauté - véritable "saboteur des merveilles".

    En exergue de son roman, Jacques Tallote cite le Docteur Miracle que sera toujours G.K. Chesterton pour ceux qui vont jusqu'à douter du bleu du ciel: "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d'émerveillement".
    Une autre sentence, mais de l'auteur lui-même, éclaire également son propos : "Les naufrages permettent de tester la solidité de l'humour". À quoi l'on pourrait ajouter: la résistance d'osier souple des amours juvéniles...

    Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et parole de toujours. À un moment donné, Livia et son amie Louise, passionnée par les cétacés, évoquent la possibilité, à l'imitation des baleines, d'une "langue faite de pressentiments, d'intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur". Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier à découvrir.

    Jaques Tallote. Monsieur Chien. L'Age d'Homme, collection Contemporains, 168p.

  • Ceux qui se croient purs

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    Celui qui prétend détenir le Sceau  / Celle qui taxe sa fille de 37 ans de Mae West / Ceux qui ouvrent le courrier de leur jeune fille au pair punky / Celui qui te rappelle que roncaner  n'est pas français sans cesser de te réclamer ceci et cela / Celle qui surveille les écarts de langage de sa mère que sa maladie porte au relâchement au dam de sa voisine de chambre anciennement professeure de grammaire et qui a donc fait l'Université, elle / Ceux qui sont tâtillons à t'agacer comme du gratta-cul / Celui qui estime que sa jeune conjointe devrait prendre des cours pour couper les carottes et les cheveux en quatre selon les règles de l'art à la française / Celle qui estime que sa fille unique devrait rédiger ses SMS dans une langue non moins pure de scories / Ceux qui édictent les lois du bien-parler genre laitue cuite refroidie / Celui qui se dit un pur produit de l'Internet en cela qu'il réalise ses fantasmes par procuration et sans autre dépense que le matos de base et les abonnements connexes / Celle qui fait rougir l'abbé Crampon en lui confessant tout ce qu'elle ne fait pas avec Tom sans lui épargner les moindre détails / Ceux qui estiment que la manuélisation sexuelle fait partie de l'hygiène non-dite des fils légitimes chez les Du Pont de Sous-Garde (branche aînée) et que l'affaire des filles reste l'affaire des mères / Celui dont les déclarations sentimentales ont la pureté des messages publicitaires / Celle qui se voudrait un pur esprit en tant qu'abonnée aux revues Gestion de l'affect et Jardins intuitifs / Ceux qui postent des images de leurs organes  sur Facebook en proclamant que "tout est pur à ceux qui sont purs" / Celui qui a déclaré la guerre à l'Unique au nom des couleurs de l'arc-en-ciel / Celle qui estime que l'obsession de la puretée morale est proportionnée à celle de l'accumulation du capital de la famille Du Pontet de Sous-Garde et alliés / Ceux que toute obsession rend suspicieux jusqu'à l'obsession alors qu'il y a tant de choses à faire dans le monde au seuil de l'été indien / Celui qui ne consent à la pureté qu'à proportion de l'adaptation plastique de celle-ci à sa nature foncièrement bohème voire bordélique sous divers aspects / Celle qui préfère les tours et détours aux lignes droites qui d'ailleurs n'existent pas dans la nature / Ceux qui préfèrent les pieds nus de leur belle-mère prenant de l'âge aux propos lénifiants des gériâtres qui positivent, etc. 

    Peinture: Robert Indermaur.        

  • Ceux qui culpabilisent

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    Celui qui se tait longuement pour mieux reprocher à son épouse pourtant à son affaire durant l'année de ne pas l'avoir réveillé à l'heure un matin de Noël  / Celle qui se sent coupable de reprocher à sa fille de quinze ans de s'allumer un nouveau joint /   Ceux qui vous regardent avec une infinie lassitude quand vous vous risquez à leur demander de déplacer leur 'tain de voiture de votre place de parc / Celui qui n'ose reprocher son "alcoolisme secret" à sa mère vu qu'elle le partage avec trois autres dames influentes du Parti / Celle qui perçoit un reproche dans la moindre observation qu'on lui fait sur sa cuisine pourtant strictement dans la ligne de la tradition alsacienne / Ceux qui se disent toujours désolés de ceci ou de cela comme si l'Entreprise leur demandait d'être des nettoyeurs parfaits / Celui qui craint d'avoir blessé sa cousine Paule en soupirant quand elle lui a annoncé l'union ouverte de son fils aîné Pipo avec son ex-gendre Popi / Celle qui a parfois l'impression que Dieu veut la punir de sa mammectomie à motif purement esthétique / Ceux qui ressentent de l'abattement en constatant que leur corps est moins fiable au niveau des connexions cérébrales que leur Mac Pro / Celui qui dit "fais-moi signe quand tu auras décidé de grandir" à sa mère repliée sur le balcon de la maison de retraite avec un couteau à longue lame / Celle qui accable sa mère adoptive de reproches au motif qu'elle ne l'a pas assez mise en garde contre la cruauté particulière des beaux garçons /Ceux qui s'excusent auprès de leur fille adoptive qui leur répète qu'ils ne sont pas ses parents tout en continuant de faire l'amour pour leur seul plaisir /Celui qui a appris à désamorcer tout réquisitoire féminin à l'approche des règles de sa conjointe ou de leurs filles votant déjà selon la loi belge / Celle qui dit à son père paraplégique qu'elle l'aime "grand jusqu'à la lune" pour lui faire oublier qu'elle l'a oublié ces derniers mois / Ceux qui ne se sentent aucunement coupables de la Shoah vu que leurs parents n'étaient même pas nés à l'époque / Celui qui n'a jamais eu honte de peloter les joues des enfants au jardin public où tous les jours il va faire pisser son pitbull Roudoudou dont ils tirent la queue sans plus de gêne ni de risque / Celle qui ose s'acheter des fringues chez Bennetton en dépit du regard lourd de sa mère écolo tendance éthique punitive / Ceux qui prennent tout sur eux comme s'ils étaient les co-créateurs de ce monde assez mal foutu dans l'ensemble alors qu'ils ont juste de quoi nouer les deux bouts dans leur pavillon en banlieue, etc.     

     

    Kasischke.jpg(Cette liste a été rédigée dans les marges d'Esprit d'hiver, magnifique dernier roman de Laura Kasischke, très probablement l'une des plus belles lecture à faire en cette fin d'année. Portrait merveilleusement nuancé d'une femme américaine en prise aux démons de la culpabilité, ce roman a paru, comme les précédentes traductions françaises de l'auteure, chez Christian Bourgois. La traductrice, Aurélie Tronchet, n'a pas à se sentir coupable plus que le lecteur ni la lectrice (!), bien au contraire...)               

     

     

  • Ceux qui ont plusieurs voix

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    Celui qui est ténor extra ou basson selon l'humeur / Celle qui est mezzo sur scène et colorature au lit /Ceux qui modulent en fonction de la jauge de la salle de bain / Celui qui se casse la voix et les pieds des autres genre Patrick Bruel en tournée belge / Celle qui se trouve en Rossini comme dans un champ d'oiseaux / Ceux qui donnent autant de la voix que de fil à retordre / Celui qui retrouve les aigus durant ses épisodes d'énervements financiers / Celle qui prend sa voix de garage  pour tancer son fils par trop téméraire trottinettiste / Opéra02.jpgCeux qui entendent des voix durant leur monté au ciel après quoi tout se tait quand Jupiter tonne / Celui qui a eu ses périodes Dalida et Janet Baker mais successivement / Celle qui est sensible au vibrato sexuel de la voix de Johnny Cash sans oser l'avouer à son psy aphone / Ceux qui ont l'oreille absolue mais pas de voix assortie dans le matos génétique / Celui qu'insupporte la voix doucereuse de l'abbé Crampon / Celle dont la voie a semblé tracée dès son contre-ut à la maternité des Bosquets / Ceux qui du dictionnaire préfèrent la "voix" rose / Celui qui se rappelle la voix enregistrée de Bergson comme blanchie par la technologie sommaire de l'époque / Celle qui fuit naturellement les voix aigres / Ceux qui n'ont pas voix au chapitre de l'évêché de Vesoul / Opera04.jpgCelui qui se rappelle avoir interviewé Teresa Berganza en chaussettes d'intérieur style laine des Andes mais sans le bonnet à pattes / Celle qui fond quand elle entend Romeo l'apprenti mécano roucouler sous la fenêtre de son castel en banlieue / Ceux que tannent les voix de l'opéra chinois et pareil pour le kabuki / Celui qui pouffe lorsque Brünhilde vocalise dans son étole de bison / Celle qui affirme qu'ont sent le franc-maçon quand Saratoustra prend sa grosse voix / Ceux auxquels certaines dames prêtent imaginairement des verges d'or au jugé de leur voix d'airain et de leur nez saillant / Celui qui se nommait Chaliapine à son corps de garde défendant / Celle qui prend sa toute petite voix pour demander à son père la permission de sortir en boîte / Ceux qui ont la voix gainée de soie comme les mains invisibles des banquiers sans visages / Celui qui prend une voix docte genre Philippe Sollers parlant de Nietzsche (prononcer Nitch, comme le nain Atchoum) devant un parterre de dames que réjouit la perspective du Buffet offert par France Culture / Celle que la mue de son fils Alban réjouit au motif que les Petits Chanteurs à la Croix de Bois le lui rendront bientôt / Ceux qui avaient des voix d'anges alors qu'ils rêvaient déjà à leur première Harley-Davidson, etc.         

  • Ceux qui parlent tout seuls

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    Celui qui a vu toutes les portes se refermer / Celle qui semble rejetée tacitement / Ceux qui restent interdits devant l’arrachage des arbres du Grand Parc aux fins de projet immobilier financé par les Russes / Celui qui voit ce qui se passe réellement et en conçoit une douleur non moins réelle / Celle dont l’innocente ritournelle est devenue litanie démente / Ceux qui ne retrouvent plus la paix qu’ils ont connue durant la guerre / Celui qui ne supporte plus l’euphorie battante de sa compagne Petula / Celle que leurs poèmes à l’eau de rose sur Internet fait gerber / Celle qui a vu ses fils partir à la guerre économique et en revenir battants ou battus ce qui revient au même à ses yeux / Ceux que le mépris des instruits paralyse / Celui qui aime son travail dont plus personne ne veut sauf quelques-uns qui auront peut-être des enfants amateurs de menuiserie ancienne va savoir / Celle qui n’admet pas l’inattention des hyperactifs / Ceux qui parlent comme des dératés / Celui qui parle à ses chiens Wilie et Sam qui lui répondent d’un même regard responsable et doux / Celle qui s’évade dans les films d’animaux / Ceux qui reprochent aux échos de leur répéter ce qu’ils leur ont dit sans la moindre touche perso / Celui qui se sent si désarmé qu’il pourrait se flinguer / Celle qui découvre qu’elle a été abandonnée par ceux qui l’ont adoptée / Ceux qui n’ont pas renoncé à leur devoir social en dépit de leurs droits bafoués / Celui qui a grandi tandis que ses succédaient sous ses fenêtres un garage en faillite puis un discount de matelas puis un Burger King puis un Multiplex dont les lumières du parking l’empêchent de dormir / Celle qui n’a plus besoin de mots après une bouteille / Ceux qui s’entendent le mieux en parlant fort les fenêtres ouvertes / Celui qui découvre sa première arme dans le miroir de la salle de bain de sa mère célibataire / Celle qui sait pourquoi son fils l’a abandonné et prend donc tout sur elle / Ceux qui évoquent les Coréens et les Chinois pour défendre leur Projet municipal pharaonique / Celui qu’on appelle le métrosexuel de l’Entreprise et qui ne parle à personne qu’aux ascenseurs / Celle qui n’agit dans l’Entreprise qu’en agissante assidue / Ceux qui se considèrent comme des chefs de meute et mordent à l’avenant / Celui qui reste celui qui gagne en martelant les parois intérieures du container dans lequel il a élu domicile après l’effondrement de l’Entreprise / Celle qui a tout perdu sauf le soutien du regard bleu acier de son Barbie Mec / Ceux qui suivent les rails désaffectés d’une voie de garage du Trans/Europe/Expresse en chantonnant des airs italiens , etc.

     Peinture: Pierre Lamalattie

     

  • Opinions sur rue

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    Variations cingriesques (12)

    On trouve, à l'entame de trois feuillets inédits de Charles-Albert Cingria, cette remarque qui me semble essentielle pour le bon usage de ses Propos: "Il y a cet insupportable genre aujourd'hui d'allouer au transitoire - à ce que Platon appelait ce qui est de l'opinion par opposition à ce qui est du connaître - le caractère du définitif".

    Cette distinction entre le point de vue momentané et la connaissance fondée paraît plus importante encore aujourd'hui qu'au temps de Charles-Albert, tant la foison des opinions et leur répercussion tendent aujourd'hui au chaos du n'importe quoi, à l'opposé de tout effort de connaissance. Dire son opinion pour se donner l'impression d'exister...

    Gustave Thibon, que Cingria considérait comme un "tout grand bonhomme", professait la même défiance envers l'expression des opinions: "Gabriel Marcel dit que pour connaître la valeur profonde d'un homme, le dernière chose dont il faut s'enquérir ce sont ses opinions".

    Ceci noté pour relativiser les affirmations souvent péremptoires de Charles-Albert, ou pour inciter le lecteur à les prendre avec un grain de sel.

    On lit par exemple ceci sur un autre feuillet inédit tiré d'un cahier d'écolier: "Je crois que le plus émouvant français est actuellement, comme il l'a toujours été, celui des prospectus pharmaceutiques". Or cette opinion caractérisée est à vrai dire plus qu'une boutade ou qu'un propos en l'air si l'on se rappelle le sérieux avec lequel le poète considère l'aspect usuel de la langue; et puis il fut un temps où la réclame pour onguents ou potions - de la Griffe du Diable à la Musculine Bichon - avait plus de poésie qu'en nos temps de plate technicité. "Ce langage est émouvant parce qu'il est beau et beau parce qu'il est persuasif. La persuasion qui vaut presque la foi déclenche un Niagara de certitude fraîche que peut-être l'équivalent du plus haut lyrisme, un lyrisme qui nous inonde torrentiellement"...

    Plus que l'opinion lancée, c'est évidemment sa formulation qui compte en l'occurrence, qui nous vaut ce "Niagara de certitude fraîche" relevant, bien plus que du jugement: de l'enluminure.

    "Il faut se garder, écrivait Jacques Chardonne, de prendre les écrivains au sérieux", ce qui se discute évidemment, et cela encore: "Il n'y a que l'écrivain qui ait le droit d'écrire n'importe quoi, de publier mille sottises, de se tromper toute sa vie", concluant que "le style n'est pas l'intelligence". À prendre comme une opinion de Chardonne, recevable en cela que nous pouvons très bien aimer un écrivain sans partager ses opinions voire ses idées.

    Cependant est-ce à dire que l'opinion n'ait aucune importance et que l'écrivain, comme l'affirme Chardonne le désabusé, peut écrire n'importe quoi pourvu que ce soit avec style ? Sûrement pas ! Mais encore s'agit-il de distinguer, une fois de plus, ce qui procède du contingent ou du passager, voire de l'ironie, et ce qui ressortit à la pensée ou au sentiment profond de l'auteur. 

    "Je sais bien que je dirai le contraire tout à l'heure", s'exclame Charles-Albert à propos d'une opinion qu'il vient de formuler, pour ajouter aussitôt: "Oui, mais tout à l'heure est tout à l'heure, et ce n'est pas maintenant".

    Reste cependant à dire aussi l'idée qu'il y a là-dessous, ou la "base d'airain", la permanence de chair et d'être qu'il y a sous le flux des opinions.

    L'oeuvre de Charles-Albert Cingria ne tient pas ensemble que par le style et le brio baroque d'une langue aux incessantes surprises: elle est aussi fondue en unité par une sentiment de l'être, non pas un concept ontologique abstrait à la manière allemande (Dasein und so weiter) mais un composé charnel et poétique, poreux et polyphonique de "l'être qui se reconnaît"...

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p

     

  • Ceux qui font l'opinion

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    Celui qui rédige son édito hebdomadaire avec l'intention manifeste de déranger son lectorat de centre-gauche obsédé par la gastro alors qu'une social-démocratie saine doit opter selon lui pour le développement durable forcément bio / Celle qui dans sa rubrique du Temps décide de ce qui est faisable ou non en termes de dressing code visant prioritairement les cheffes de projet libérées et les cadres supérieurs disposant de quelque argent / Ceux qui prônent la différence à tous les niveaux qui fait pièce à toute idée malsaine d'égalité entre les sexes mais aussi de salaires enfin quoi / Celui qui invoque les lois du marché comme d'autres l'immaculée conception ou la justice du Très-Haut / Celle qui fait remarquer à son futur gendre Kevin qu'avec les idées qu'il a professées au brunch de la famille Du Perron (de la branche aînée) il ne va pas monter comme on l'espérait de lui - donc maintenant on réfléchit / Ceux qui changent d'opinion au gré des sondages et du taux d'humidité / Celui qui reproche leur embourgeoisement aux investisseurs lésinant sur les accords avec la Chine pour motifs humanitaires et autres aléas mineurs / Celle qui défait son tricot mais reste sur ses positions quant à la fiabilité de l'horoscope / Ceux qui ont mis au point un logiciel de repérage des opinions inappropriées en matière politique et sociale donc forcément économique et religieuse mais aussi privée voire intime genre Patrice Bonnier qui se dit sur Facebook plus performant en management que la nouvelle responsable du marketing dont l'orientation sexuelle différente et l'origine malgache n'a de toute façon pas à être révélée sous peine de déroger aux règles tacites d'Ernst & Young / Celui qui n'a jamais imposé son opinion à ses fils et héritiers vu qu'ils pensent comme lui / Celle qui a toujours raison depuis qu'elle a gagné au Loto / Ceux qui occupent les plus hauts placés des lits du dortoir et en retirent un aplomb particulier quant à l'expression des idées générales et même particulières, etc.  

  • Ceux qui sont à pitbulls

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    Celui qui a des dents de murène sous sa moustache de postier convivial  / Celle qui a appelés ses Poutine et Raspoutine /Ceux qui les soûlent à la Budweiser à leur corps défendant / Celui qui pense que le chien dressé s'élève à hauteur d'homme / Celle qui se sent sexuellement protégée par son Rottweiler Gilda / Ceux qui aiment le roman Demain les chiens de Clifford Simak / Celui qui achète un body à son fox Peppermint / Celle qui met des boulons dans les boulettes qu'elle balance au barzoï  de ses voisins Bantous  /Celui qui compte sur sa puce pour tracer sa Shi tzu nympho /Celle qui compte sur son bichon Lula pour la brancher sur un Sailor qui assure / Ceux qu'on invite à l'émission protestante  Tous frères avec leur épagneul breton Jean-Baptiste / Celui qui constate que son dogue Moloch salive quand il voit passer la chienne des Pavlov /Celle qui déclare à la radio que les chats sont naturellement de droite tandis que les chiens ça dépend du milieu / Ceux qui sont contre l'acclimatation des toucans / Celui qui craint la duplicité typiquement féminine des bichons maltais / Celle qui n'a pas épousé Gaston de la Mire pour ses chiens mais qui les a gardés après leur divorce  /Ceux qui aboient au téléphone mais ne dorment pas dans le même panier /Celui qui dope sa levrette au tabasco / Celle qui passe ses soirées dans un aspace sans chiens qu'elle appelle le grand monde par dérision / Ceux qui sont dressés à rattraper le temps perdu / Celui a recueilli Satan dns une gadoue / Celle qui explique à la famille circonspecte qu'en tout état de cause Satan est propre depuis son adoption / Ceux qui ont béni Satan quand à la sortie de la paroisse il a sauvé la levrette du pasteur de la noyade, etc.     

     

  • Ceux qui prennent le large

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    Celui qui se retrouve au café Greco de Rome où l'absence de sa femme suicidée à Majorque lui pèse un peu / Celle qui a trouvé les couleurs des Baléares par trop excessives voire offensantes /Ceux qui se tirent dessus faute de pouvoir s'expliquer autrement / Celui qui remarque que l'irascible  chasseur de l'hôtel  n'a point de fusil mais un tisonnier à la main /Celle qui se rappelle les odeurs pourries de sa Malaisie natale en s'attardant le long des canaux de Venise / Ceux qui se trouvent toujours de nouvelles femmes en dépit de leur peu de charme / Celui que la tragédie égyptienne ramène à la lecture de L'Immeuble Yacoubian / Celle qui garde un souvenir mitigé de sa première rencontre avec Ramadan le beau parleur affilié aux Frères musulmans /  Ceux qui ont décidé à Munich d'ouvrir une galerie des pires peintres du moment susceptibles de les faire connaître à Berlin / Celui qui a pris son premier vaporetto sous la neige en compagnie de son ami nietzschéen de l'époque / Celle qui préfère Venise en février au motif que les Allemands sont alors en Thaïlande / Ceux qui ne sont pas assezs snobs pour dire qu'à l'Accademia ils préfèrent Les Courtisanes de Carpaccio à La Tempête de Giorgione / Celui qui marche autour de sa valise en gare de Varsovie genre l'espion qui venait du froid / Celle qui aime le rouge de loge de théâtre des sièges du café Florianska de Cracovie où Slawek lui a fait la première des trois déclarations transposées en plans-séquences dans son film culte / Ceux qui ont toujours trouvé la Suisse trop étroite pour y dormir / Celui qui se rappelle les deux femmes sculptées porteuses de lanternes dont la lumière éclairait les parois de l'hôtel Gritti où il était trop fauché pour loger durant  la semaine de la sortie de La mort à Venise mais le gondolier borgne avait passé par là après lui avoir indiqué la plaque de céramique bleue rappelant le séjour de Ruskin en ces mêmes lieux  / Celle qui parlait à voix basse avec Patricia Highsmith au café Florian si sublimement évoqué par Thierry Vernet sur la grande toile en possession de la veuve de Nicolas Bouvier qui ne la cédera que sous la menace et encore / Ceux dont les Clark's rendent le silence de la place Saint-Marc plus moelleux, etc.

     

    (Cette liste a été notée dans les marges du roman éponyme que Patricia Highsmith me dit un jour son préféré) 

     

  • Locarno popu pointu

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    La 66e édition, pilotée par Carlo Chatrian, s'est inscrite dans la lignée de Maire et Père. Le glamour était au rendez-vous, et le public en croissante affluence.

    "Le Festival de Locarno vit actuellement en état de grâce", déclarait Marco Solari en 2011, et le glamoureux président à  sourire hollywoodien pourrait remettre ça cette année. Dix jours durant en effet, après un bref début sous les trombes, le rendez-vous helvétique le plus populaire des amateurs de cinéma a drainé plus de 162.000 spectateurs et perpétué son image de forum de culture à la fois populaire et pointu.

    Locarno04.jpgLe nouveau directeur artistique  Carlo Chatrian, déjà connu des festivaliers pour ses mémorables rétrospectives, a comblé les cinéphiles en leur proposant cette année l'intégrale des films de George Cukor et en gratifiant un autre grand créateur, Werner Herzog, d'un Léopard d'honneur. Alors que dix de ses films (dont plusieurs docus saisissants) étaient présentés, le cinéaste-aventurier allemand a marqué la Piazza de sa forte présence, autant que le mythique Christopher Lee cassé sur sa canne, la toujours sublime Faye Dunaway ou la non moins craquante Jacqueline Bisset, sans oublier Anna Karina et Victoria Abril...

           

    Locarno37.jpgLa Suisse très présente

    Déjouant les craintes des réalisateurs suisses francophones de se voir "oubliés" par un Italien succédant au Français Père et au Suisse Maire, Carlo Chatrian a réservé une place de choix au cinéma romand en invitant Lionel Baier et Jean-Stéphane Bron sur la Piazza Grande. Le premier a fait rire celle-ci, tandis que L'Expérience Blocher y prolongeait la paranoïa sécuritaire du milliardaire nationaliste confit d'autosatisfaction dans sa berline-bunker.Locarno55.jpg Autre choix généreux de Chatrian:  celui d'intégrer le film très attendu (et très apprécié par le  public)  du Vaudois Yves Yersin, Tableau noir, dans le concours international où l'on a découvert aussi le shakespearien Mary Queen of Scots du Lucernois Thomas Imbach, tourné au château de Chillon. Pour compléter cet aperçu du nouveau cinéma suisse, la très active agence Swiss Films  présentait en outre une douzaine de réalisations récentes, tel Sâdhu, belle approche d'un sage indien, le magnifique Karma Shadub de Ramon Giger, évoquant ses relations délicates avec son célèbre paternel dans une optique proche d'Argerich, non moins attachant portrait de l'illustre pianiste par sa fille Stephanie.     

     

    Locarno69.jpgPalmarès controversé

    Après un Frédéric Maire et un Olivier Père partageant le goût du cinéma de genre, notamment américain, Carlo Chatrian a rappelé qu'il existe encore un peu (!) de  cinéma au pays du Cavaliere, en programmant notamment le superbe dernier film de Bruno Oliviero, La variabile umana,  sur la Piazza où l'acteur et réalisateur Sergio Castellito a reçu son Léopard à la carrière. Sans que le directeur artistique y fût évidemment pour rien, le palmarès du festival a été marqué, enfin, par une forte présence latine. Contre tous pronostics public ou journalistiques, le léopard d'or a récompensé un film déjanté du Catalan Albert Serra, l'enfant terrible (et terriblement prétentieux) du nouveau cinéma espagnol: Historia de la meva mort, évoquant les derniers jours de Casanova le libertin des Lumières confronté aux miasmes romantiques de Dracula.    

    D'une tout autre teneur émotionnelle, le récit autobiographique du Portugais Joaquim Pinto, témoignant de ses tribulations de sidéen survivant dans E agora ? Lembra-me, a vu le bon accueil du public confirmé par le prix spécial du jury. Même remarque pour le prix d'interprétation féminine à Brie Larson, et les mentions spéciales à Short Term 12 de Destin Cretton, dont l'aperçu des désarrois d'une jeunesse mal dans sa vie a beaucoup ému.

    Locarno13.jpgQuant au Tableau noir du Vaudois Yves Yersin, il a eu droit aussi à quatre mentions et autres prix, après un accueil extrêmement chaleureux des non spécialistes en salle. Le prix du public à Gabrielle, de la Québecoise Louis Archambault, autre émouvante plongée dans le monde des handicapés, rappelle enfin que le goût des gens, à Locarno, a droit de cité autant que celui des spécialistes...  

     

     

  • En mémoire de Mrozek

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    L’écrivain et dessinateur polonais Slawomir Mrozek s’est éteint le 15 août à Nice, à l’âge de 83 ans. Se sachant gravement malade, il avait choisi la Riviera française, il y a plus de dix ans de ça, pour y vivre ses dernières années, après un long exil en Europe occidentale puis au Mexique. De Laurent Terzieff, à Antoine Bourseiller ou Roger Blin, en France, et au Théâtre Kléber-Méleau de Lausanne, grâce à la fidèle passion de Philippe Mentha, son oeuvre de dramaturge-satiriste avait été bien défendue dans l'aire francophone. Ses Oeuvres complètes en français ont paru aux éditions Noir sur Blanc, à Lausanne et Paris. 

     

    Mrozek03.jpgNé le 29 juin 1930 à Borzecin, près de Cracovie, Slawomir Mrozek avait commencé par donner des dessins satiriques dans quelques journaux d’opposition dès l’âge de vingt ans. Il avait entrepris une série d’études, entre Beaux-Arts et Littératures ou Langues orientales, qu’il n’avait jamais menées à bien. Non qu'il fût un dilettante frivole. Mais à cette époque, dans ce pays, c’est le seul moyen d‘échapper à l’armée et à l’idéologie soviétique. Entrée en littérature avec de brèves nouvelles, le jeune Mrozek se fit connaître en Pologne par ses fables absurdes et caustiques,bien dans la tradition du cabaret polonais d'opposition - notamment à Cracovie. Il fut un temps, en Pologne où l’on disait : « C’est du Mrozek », comme nous disons : « C’est du Kafka ». Par la suite, il comprit ce que le théâtre lui offrait un  espace de résistance dans toute l’Europe de l’Est. Son oeuvre dramatique a été jouée dans le monde entier. 

     

     

    Une rencontre avec Slawomir Mrozek, en avril 2003.

    Slawomir Mrozek n'a rien à dire. Ce n'est pas moi qui ai la muflerie de le constater: c'est lui qui l'affirme avec un demi-sourire qui indique une éventuelle nuance. Trois quarts d'heure après un entretien qui eût fort bien pu se passer dans un agréable silence ponctué de chants d'oiseaux et de vrombissements d'avions...

    Le maître polonais du «théâtre de l'absurde et de l'humour sur fond de désespoir», comme l'étiquettent volontiers les dictionnaires, ne joue pas de coquetterie en s'excusant de ne pas se prêter plus complaisamment au jeu standardisé de l'interview: il demeure fidèle à une ligne constante de son cheminement humain et de son oeuvre, qui l'a fait refuser (puis subvertir, au théâtre et dans ses nouvelles) la fausse parole de l'idéologie ou des conventions vides de sens, entre autres jeux de marionnettes. De cet exilé au long cours revenu à Cracovie où il vit désormais, il me semblait intéressant de recueillir, en premier lieu, l'impression que lui fait actuellement son pays.

    Or sa première «esquive» dit à la fois son scrupule de ne pas donner dans les généralités et son souci de préciser sa position personnelle, liée à une expérience effectivement différente de celle de ses pairs restés au pays ou de ses concitoyens.«De l'état actuel de la Pologne, explique Slawomir Mrozek, je ne suis pas habilité à parler. J'ai vécu trente-trois ans en Italie, en France et au Mexique, et je suis rentré à demi-étranger. Pas plus que je ne suis tenté de revenir sur un passé qui m'a écoeuré et poussé à partir, je ne puis parler du présent ou des dernières décennies décisives pour la Pologne, de la fin des années 1970 à nos jours. En ce qui concerne ma situation personnelle, disons que je suis rentré chez moi à l'âge où il est bon d'y rester. J'ai eu la chance d'être très bien accueilli par mes compatriotes.»

    Cet accueil, il faut le préciser, n'est que la conséquence d'une relation forte nouée dès la première pièce de Mrozek, La police (1954), avec le public polonais. Faisant partie de ces auteurs qui ont résolu de s'exprimer parce qu'ils estiment leur patrie en danger, Slawomir Mrozek a lutté contre la dictature communiste en humoriste venu au théâtre par la satire (textes courts et dessins), avant de brasser plus large et plus profond, comme en témoignent au moins deux chefs-d'oeuvre du théâtre contemporain, Tango et Les émigrés. Complètement interdite entre 1968 et 1972, et souvent en butte à des tracasseries proportionnées à sa popularité (on autorisait par exemple ses pièces, tout en annonçant au public une carence de billets), l'oeuvre de Mrozek ne saurait être limitée à sa dimension politique.«Il n'y a que durant ce que les Occidentaux ont appelé l'«état de guerre» que j'ai publié, dans la revue Kultura (éditée à Paris mais constituant un phare de l'intelligentsia polonaise), des textes explicitement politiques. Même si je me sentais le devoir d'intervenir, cette forme de réaction ne me plaisait pas. Réagir contre la violence par des cris d'indignation ne m'a jamais paru suffisant ni intéressant.»De fait, tant les nouvelles que le théâtre de Slawomir Mrozek «travaillent» la substance du langage et des situations humaines avec une puissance révélatrice qui va bien au-delà du discours politicien ou journalistique.

    Son humour est celui d'un formidable médium de la comédie humaine, qui ne lutte pas pour un «isme» contre un autre. Issu de la génération Staline, dont il a magnifiquement incarné les affres dans Le portrait (notamment avec le personnage du stalinien délateur torturé par le remords), Slawomir Mrozek considère, aujourd'hui, que l'acte décisif de sa vie d'homme et d'écrivain a été celui de quitter son pays. «Cela m'a sauvé. Je suis sûr que si je n'avais pas émigré et que j'avais vécu ces trente-trois années sous la dictature, j'en serais sorti déformé...»

    Les OEuvres complètes de Slawomir Mrozek sont publiées aux Editions Noir sur Blanc. Certains recueils de nouvelles importants, comme L'Eléphant, Les Porte-plume ou La Vie est difficile, ont paru chez Albin Michel.

     

     

  • Basil Da Cunha le voyou poète

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    Encensé à Cannes ce printemps, le Lausannois d'origine portugaise Basil Da Cunha revient à Locarno avec Après la nuit, tout en siégeant dans le jury des léopards de demain. L'étoffe d'un "grand"...

    Basil Da Cunha est un drôle de Suisse: pas de quoi rassurer Christoph Blocher dans sa berline-bunker. Avec sa dégaine de colosse punky, le lascar de 27 ans, fils d'artiste lausannoise et de prof d'université portugais, n'est d'ailleurs pas plus rassurant selon les bons vieux codes du cinéma helvétique. L'ancien videur de boîtes lausannoises a certes passé par la Haute école de cinéma de Genève, dont certains "intervenants" l'ont marqué et remarqué, à commencer par Pedro Costa, grand monsieur du cinéma portugais indépendant. Mais sa façon de travailler, avec très peu d'argent et des "comédiens" issus d'un bidonville, bouscule toutes les conventions. Or le produit fini qu'il propose, malgré une grande part d'improvisation, saisit par sa force expressive et sa cohérence artistique.    

    Dès ses premiers courts métrages, la patte  de Basil Da Cuha tranchait d'ailleurs sur les films d'école souvent si cérébraux.  Dans À côté, datant de 2009, son portrait d'un ouvrier bossant sur un chantier de nuit à Genève, troublé par la pulpeuse présence d'une belle voisine, crevait aussitôt l'écran par sa pleine pâte humaine et la poésie des images. Même constat pour Nuvem, le poisson-lune (2011) filmé dans le bidonville de Riboleira, près de Lisbonne, retrouvé en 2012 dans Les vivants pleurent aussi et, aujourd'hui, dans son premier long métrage tourné en trois mois sur un canevas dicté par la vie de ses "potes" Cap-verdiens.

    En trois ans, le jeune cinéaste s'est en effet acquis la confiance de cette communauté où il dit se sentir plus en sécurité que dans certaines rues de Lausanne, malgré les braqueurs et autres tueurs qu'il y  côtoie. Ses tournages ont ainsi été marqués par diverses descentes de police visant ses "acteurs", entre autres embrouilles personnelles. Son engagement physique est donc total, mais non moins remarquable son oeil de cinéaste, non moins vives sa  sensibilité et sa sensualité, qui  pallient la fragilité de ses films en matière de scénario.   

     

    Sous les dehors d'un film noir parlé en créole Après la nuit raconte l'histoire du Rasta Sombra qui, à sa sortie de prison, est immédiatement confronté à un chef de bande dressant les autres contre lui. Aussi "différente que l'était Nuvem, qu'on retrouve ici en complice lunaire, Sombra cherche à échapper à l'engrenage de la violence lié à ses dettes de dealer. Malgré la complicité d'un enfant, la présence de son iguane et les conseils d'un sage exorciste, Sombra sera massacré en bord de mer par celui-là même qu'il a refusé d'exécuter.

    Déjouant les poncifs du genre, Basil Da Cunha construit un fascinant labyrinthe nocturne dont le lyrisme des couleurs rappelle Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa. Ses personnages ont en outre gagné en densité, mais nous perdons pas mal de la substance du dialogue par un sous-titrage très imparfait. N'empêche: il y a là, en puissance, l'univers visuel et le souffle d'un grand cinéaste à venir.       

    Locarno59.jpgComme on s'en doute, le cinéma selon Basil de Cunha reste, sinon marginal, en tout cas hors norme et lié à une expérience-limite.

    Mais son approche du monde tel qu'il est peut être un bel exemple pour les réalisateurs de la nouvelle génération. Comme c'est au titre de juré des Léopards de demain, la section des courts métrages suisses et internationaux, que le réalisateur se trouvait aussi à Locarno, j'ai profité de lui demander des nouvelles, précisément, de cette édition suisse 2013, après la volée assez désastreuse de l'an dernier. 

    Sans entrer dans le détail pour l'ensemble de la sélection, Basil Da Cunha relève du moins les qualités d'A iucata, du Tessinois Michele Pennetta, évoquant le monde des courses de chevaux clandestines en Sicile. Pour le reste, refusant l'optimisme  "jeuniste" de commande, il déplore que les gens de son âge aient si peu de choses à dire...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Les passions de Mary

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    Thomas Imbach revisite l'Histoire. Avec Mary Queen of Scots, le réalisateur lucernois propose un film historique aigu d'esprit et de forme flamboyante.

    Une belle équipe, emmenée par le fringant quinqua Thomas Imbach, présentait jeudi le deuxième long métrage de ce réalisateur considéré, par Carlo Chatrian, comme l'un des plus intéressants de la nouvelle génération. Egalement présentes sur scène: Camille Rutherford, qui incarne la reine d'Ecosse avec beaucoup de finesse et de fougue mêlées, et la réalisatrice Andrea Staka (Léopard d'or en 2006 avec Das Fraulein ) et productrice du film à l'enseigne d'Okofilm qu'elle co-dirige avec Imbach. Autre trait d'originalité: que cette coproduction franco-suisse soit parlée alternativement en anglais et en français, sur fond de décors en partie lémaniques, des intérieurs du château de  Chillon aux roides pentes de l'ubac savoyard...

    La saga shakespearienne de Marie Stuart, reine d'Ecosse mais héritière légitime des deux couronnes, qui a vécu une partie de sa vie en France avant de rallier l'Ecosse où ses amours l'ont déchirée entre catholicisme et protestantisme, relève de l'imbroglio. Pour simplifier celui-ci, Thomas Imbach s'est inspiré d'un roman de Stefan Zweig et, avec beaucoup d'astuce, a imaginé un conteur-marionnettiste (Mehdi Dehbi) qui "mime" les péripéties du drame en faisant parler les deux figures de Mary et d'Elizabeth, reine d'Angleterre de fait quoique moins légitime que sa "cousine". D'un bout à l'autre du film, la correspondance des deux femmes module un récit plus intimiste. Et pour le reste: flamboyant cinéma "historique" aux scènes stylisée (la production n'est pas richissime...), morceaux de bravoure épiques, magnifique images mêlant  côtes écossaises et landes vaudoises, bande son et musique non moins dégagées des poncifs du genre.

    L'essentiel du drame  se joue enfin entre les murs et les personnages du premier plan: en cadrages serrés, marqués par les chocs entre passions personnelles et luttes politiques ou religieuses, alliances et trahisons. La force du film tient à la galerie de portraits qu'il dégage autour de Mary (la très remarquable Camille Rutherford), de Lord Darnley (Aneurin Barnard) au comte de Bothwell (Sean Biggerstaff), notamment.     

    Locarno56.jpgBref, après quatre premiers films prospectant les multiples aspects de la réalité humaine, de la passion romantique selon  Lenz (2006) à l'autofiction de Day is done, (2011), en passant par I was a swiss banker, (2007) Thomas Imbach poursuit une oeuvre se jouant des genres et des formes à l'enseigne d'un vrai cinéma d'auteur.

     

      

     

     

     

     

  • Un Suisse parfait

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    Avec L'Expérience Blocher, film parfait, Jean-Stéphane Bron, à la place du mort, filme et laisse parler le milliardaire au-dessus de tout soupçon, collectionneur d'art au goût parfait et parfait tribun populiste rêvant d'un pays fermé aux étrangers pauvres ou délinquants...

     

    La première image frappante de L'Expérience Blocher est d'un clôture, qui revient à la fin du film où le fils de pasteur paysan devenu chef d'entreprise multinationale et leader du premier parti de Suisse, dévoile ce qu'on pourrait dire son jardin secret, dûment verrouillé lui aussi. Entretemps, dans sa berline luxueuse mais pas trop, Christophe Blocher aura fait, une fois de plus, l'apologie d'une Suisse débarrassée des moutons noirs étrangers, avant de fixer la caméra d'un air satisfait, sous le regard non moins satisfait de son épouse légitime. Deux heures durant, nous suivons donc l'homme politique suisse le plus adulé et le plus détesté au fil de sa dernière campagne électorale, sillonnant le pays en ne cessant de dicter ses ordres par téléphone à un certain Livio. L'air souvent débonnaire, voire rigolard, avec l'espèce de sourire un peu simiesque de celui qui se félicite d'un bon tour qu'il vient de jouer, le personnage dégage une certaine jovialité, sans aucune chaleur pour autant. Quant à sa femme, plus stylée que lui, c'est le parfait glaçon.

    En contrepoint, la voix chaude de Jean-Stéphane Bron, alternant une sorte de carnet de bord off et la chronique détaillée de l'irrésistible ascension du fils de pasteur passé d'un apprentissage d'agriculteur aux plus hautes sphères de l'industrie suisse mondialisée, structure le portrait d'un homme à la silhouette finale de Commandeur seul, égocentrique à l'extrême, gagné par le ressentiment et plombé par l'âge quoique n'en finissant pas de parader pour la galerie dans sa villa-musée ou son château où il se la joue prince du moyen âge...

     

    Le parti pris de "cadrer" Christoph Blocher au plus près, non sans  avoir gagné sa confiance prudente, relevait pour Jean-Stéphane Bron d'un pari certainement risqué que les adversaires de Blocher lui ont reproché avant même d'avoir vu le film. Quoique fît le cinéaste, celui-ci ne pouvait que servir la publicité du vieux renard. Or, sur la base du film, les mêmes auront beau jeu de clamer que le film ne dénonce pas assez les méfaits du tribun nationaliste, humanisant au contraire celui-ci comme, naguère, on reprocha au réalisateur de La Chute d'humaniser Hitler sous les traits de Bruno Ganz.

    Locarno55.jpgSeulement voilà: le propos de Jean-Stéphane Bron est tout autre que de dénoncer: il tient essentiellement à montrer, et d'abord que Blocher n'est en rien comparable à Hitler. En cinéaste sachant faire signifier un cadrage, il montre par exemple Christoph Blocher, au col du Gothard, encadré d'agents de sécurité, faisant un discours aux pierres ! On verra bien entendu, sur les plans suivants, le public fervent du tribun, comme on le retrouvera au long de son périple électoral. Mais les images parlent, autant que le rappel des faits évoquant la trajectoire économico-politique du bonhomme, entre bonnes affaires avec l'Afrique du Sud de l'apartheid et juteux contrats avec la Chine totalitaire. Rappelant clairement les étapes de la carrière du self made man, Jean-Stéphane Bron n'accumule pas les données documentaires comme dans Le génie helvétique ou le formidable Cleveland contre Wall Street, mais construit le portrait de Blocher en déjouant son refus de "casser le morceau", groupé sur ses secrets d'homme d'action sans états d'âme, dans son décor à transformations tissé de clichés illustrant son pouvoir et sa réussite. Du confort de sa berline à sa piscine privée où il nage seul, des murs de sa villa où s'alignent les plus belles toiles de Hodler ou d'Anker - renvoyant à une idylle paysagère ou paysanne aussi mythique que l'insurpassable label suisse vanté aux Chinois -, au château où il invite ses amis qu'il régale d'un petit concert choral auquel il prête sa voix, les images, alternant avec celles bien étales du lac ou bien ronflantes du Rhin, composent un portrait finalement assez effrayant d'autosatisfaction propre-en-ordre, loin des gens et de la vie.

    Locarno05.jpgL'expérience Blocher est, cinématographiquement, une oeuvre parfaite, ou plus exactement: parfaitement appropriée à son objet. En ce qui me concerne, autant par amitié personnelle que par estime pour Jean-Stéphane Bron, j'espère que celui-ci dépassera cette parfaite maîtrise pour dire plus amplement l'imperfection du monde, comme il n'a dailleurs cessé de le faire dès ses débuts. Or chacun de ses films marque une avancée, et ce dernier ouvrage est un bel acte de citoyen démocrate et d'artisan-artiste. Autant dire que tout est à attendre, et du meilleur, de l'expérience Bron à venir...  

     

     

  • Friture sur Les Grandes ondes

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    À Locarno, la première édition de Carlo Chatrian fait florès avec une Piazza bondée et des salles combles, une rétrospective Cukor de haut vol et une kyrielle de découvertes.  En attendant L'Expérience Blocher de Bron, Lionel Baier fait de l'oeil au public.

    Joli moment d'émotion dimanche soir, sur la scène de la Piazza Grande, lorsque le Vaudois Lionel Baier, posant son micro par terre, s'est relevé pour appeler de toute sa voix  lancée aux étoiles: "Jacqueline, la projection va commencer !".

    Locarno41.jpgBelle façon, pour l'ancien projectionniste du cinéma d'Aubonne, devenu prof à l'ECAL et réalisateur des plus doués de la nouvelle génération du cinéma suisse, de rendre hommage à Jacqueline Veuve qui a "marrainé" ses premiers pas de cinéaste. Deux jours plus tôt et sur la même scène, la même complicité entre générations était manifestée par la toujours très belle Faye Dunaway félicitant le nouveau directeur artistique Carlo Chatrian de faire, à Locarno, une si bonne place au jeune cinéma.  

    Quant au dernier film de Lionel Baier, Les grandes ondes (à l'ouest), il a fait se gondoler, gentiment, le public de la Piazza Grande, visiblement sensible à cette satire rappelant assez, par son esprit, l'humour d'un Alain Tanner ou d'un Michel Soutter.

    Lionel Baier est une encyclopédie de cinéma sur pattes, qui a le grand mérite, en artiste plus personnel, de dire et répéter sa reconnaissance aux "anciens", dont un Claude Goretta, entre autres clins d'yeux et citations tous azimuts. Les "grandes ondes" de son nouveau film sont celles de la SSR en 1974, dont le patron Roulet (un Jean-Stéphane Bron barbu et coincé dans son costard), aux ordres d'un conseiller fédéral blochérien avant la lettre, décide d'envoyer une équipe de télé au Portugal pour illustrer l'excellence résolument positive de l'aide suisse à ce pays méritant d'être aidé, n'est-ce pas...

    Locarno40.jpgC'est parti sur le ton doux-acide de Comme des voleurs, où Baier n'avait pas encore assez de subventions pour se payer un "combi" VW. Cette fois on passe, après Un autre homme jouant également sur la satire des médias, au grand format tenant mieux l'écran géant de la Piazza en dépit de dialogues manquant illico de naturel, en bonne tradition romande, et de gags d'une légèreté relative... La mise en place de la comédie et sa première partie, avecLocarno44.jpg l'équipe  du reportage (Valérie Donzelli en journaliste affirmant sa féminité, Michel Vuillermoz au lourd passé de grand reporter luttant contre l'amnésie après un "pépin" au Vietnam, et Patrick Lapp en ingénieur du son de pus tendre composition ) sillonnant les routes du Portugal, est un peu lente voire laborieuse. Du moins est-elle marquée, après visite de stations d'épurations et autres relevés de bienfaits helvétiques (l'eau tiède amenée dans un collège par voie de robinets mélangeurs), par l'apparition du jeune Pelé, 18 ans et une passion folle pour les films de Pagnol, qui vivra la Révolution des oeillets avec le joli trio, dès le 24 avril. L'évocation de ladite révolution, avec poings brandis  et culs nuls évocateurs de folles orgies (!), fait gentiment sourire, mais s'inscrit en somme dans l'esthétique "vintage" des Tanner-Soutter-Reusser-Moraz. Bref, Lionel Baier cligne de l'oeil au public comme son combi VW, ou certaine Coccinelle de fameuse mémoire, mais ceux qui croient en son grand talent savent qu'il peut mieux faire...

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  • Ceux qui se prennent de bec

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    Celui qui entre deux claques pique un bec à Rebecca / Celle qui répond du tac au tacle / Ceux qui ont toujours de la vaisselle neuve / Celui qui dit à la diva qu'il lui voit les os sous son bronzage à claire-voie et la gifle part / Celle qui dompte les gigolos de ses seuls regards de fer barbelé / Ceux qui se lancent des anathèmes comme à la belle époque des prophètes et de leurs meufs / Celui qui a réponse à tout-à-l'égout / Celle qui persifle et signe / Ceux qui se séduisent en se griffant / Celui qui se fait une manucure de sommeil / Celle qui fait péniche à part depuis que le mariner Lulo a viré debord / Ceux qui se la jouent Zabou Taylor et Richie Burton /   Celui qui pète plus haut que son culte / Celle qui n'avouera même pas son âge au fossoyeur / Ceux qui ont la sérénité des vieux amants / Celui qui n’a plus de jambes mais qui joue au Scrabble comme pas deux / Celle dont la fille benjamine a l’air d’avoir du retard à l’allumage mais qui répète qu’il n’y a pas le feu en aidant son enfant à bûcher sur ses travaux de physique quantique et d’épistémologie transversale / Celui  a plusieurs pères de rechange et trouve ça moins stressant finalement / Celui qui trouverait du bon même chez les Belges / Celle qui a toujours trouvé ses seins trop menus et qui n’en a pas moins fait carrière dans la police montée / Ceux qui résistent à tout sauf à la tentation de se quereller pour le bonheur de se recoller et ainsi de suite / Celui qui travaille à temps perdu / Celle qui s’engage à arrêter de fumer à la place de son fils pompier / Ceux qui ont le réflexe de ne jamais réfléchir / Celui qui ne s’est jamais habitué aux animaux domestiques de sa prochaine ex / Celle qui ne se doute pas qu’elle cite Nietzsche (un Allemand souffreteux) lorsqu’elle affirme que le singe est trop bon pour que l’homme en descende / Ceux qui se tuent pour ne pas savoir ce qui les attend / Celui qui se résigne à la honte d’avoir un beau-fils social-démocrate à la tessinoise / Celle qui s’est faite à l’idée de partager la couche d’un richissime avocat d’affaires à l’haleine fétide et vue sur le Monte Generoso /  Ceux qui disent bien connaître l’œuvre de Marcel Proust quoique pas personnellement, etc.

     

    Image : Philip Seelen

  • L'étoile dansante

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    Première merveille découverte à Locarno: Karma shadub, de Ramon Giger, déjà lauréat du Grand Prix  au Festival Visions du réel de Nyon. D'une beauté et d'une humanité rarissimes...

     "Voilà du sublime", me suis-je dit en assistant ce matin à la projection du nouveau film du jeune (né en 1982) réalisateur Ramon Giger, fils du grand musicien Paul Giger. Le titre de l'ouvrage en question, Karma Shadub, signifie "l'étoile dansante" en langue tibétaine, constituant également l'intitulé d'une pièce de musique écrite pour son fils par le musicien. Le film s'ouvre sur la conclusion d'un grand concert donné en la cathédrale de Saint-Gall, dans une apothéose chorale évoquant la musique sacrée d'Arvo Pärt. Or Paul Giger avait demandé à Ramon de consacrer un film au concert en question, qui allait poser immédiatement, au jeune réalisateur, une question de fond sur la relation à ce père, à la fois célèbre dans le monde entier et qui, après une enfance idéale, lui échappa de plus en plus. La séparation d'avec la mère, des voyages incessants, une vie consacrée à la musique auront contribué à creuser le fossé entre père et fils, qui se retrouvent ici, dès le début du film, comme "un mur en face de l'autre", ou presque. Mais ce "presque" est la faille dans laquelle Ramon va frayer, avec une honnêteté totale, le chemin vers cet inconnu que reste à ses yeux son père à maints égards.

     

    Locarno17.jpgD'emblée, la question de la confiance est posée au fils par le père. Il a besoin de fait, de croire que son père croit en lui autant que lui l'admire. Mais cette confiance, il le sait, ne sera acquise qu'en construisant son film tout en recomposant l'histoire de leur relation, où la mère jouera aussi un  rôle déterminant. De fait, après la séparation des conjoints, Ramon a toujours vécu avec sa mère, qui se dit fondamentalement "inadaptée" et a souffert de voire ses propre "forces" épuisées par la présence de son artiste de conjoint. Tout cela qui pourrait se réduire, évidemment, à un récit de vie de plus traitant des relations père-fils, comme les réalisateurs romands Lionel Baier et Jacob Berger les ont déjà abordées, alors que l'ouvrage de Ramon Giger me semble, tant par son contenu émotionnel que par sa forme, conduire plus loin et plus haut: dans la fusion artistique d'un magnifique poème d'amour dont chaque plan signifie et se déploie en beauté plastique et musicale à la fois, sur la base d'une sorte de journal intime suivant la double ligne d'une vie et de la préparation du concert.

    Locarno20.gifPlus que l'histoire des difficultés relationnelles rencontrées par Paul et Ramon, sur fond de première idylle enfantine, Karma Shadub évoque les multiples aspects, que nous avons tous vécus, de la relation entre parents et enfants, conjoints partageant de grands idéaux (c'est par Paul qu'Ursina est venu à la musique, et leur culture "libertaire" est commune, que relance d'ailleurs Ramon) ou se disputant dans les aléas de la vie quotidienne. Or le grand art de Ramon Giger tient à filtrer et à rendre leur place à tous ces éléments de la vie partagée. Chronique kaléidoscopique recomposée au fil d'un montage admirable de fluidité et de sensibilité purement cinématographique (tout le non-dit suggéré par le seul enchaînement des plans), Karma Shadub intègre les composantes concrètes d'une vie (la nature omniprésente, les maisons revisitées, le concert en train de se préparer avec les danseurs, etc.) et tous les mouvements de la relation en train de s'éprouver (doutes réitérés, hésitations, coups de gueule, retours en douceur) entre les protagonistes. Une grande tendresse imprègne, enfin, ce film développant les mêmes qualité d'observation et d'écoute que Die ruhige Jacke, premier ouvrage de Ramon Giger déjà remarqué à Visions du réel en 2010, posant déjà la question fondamentale de la communication difficile, en complicité avec un autiste, Bref, c'est avec un sentiment de profonde reconnaissance qu'on sort de la projection de Karma Shadub, à voir absolument et sans doute à revoir, à discuter et à méditer.

     

    Festival de Locarno. Reprise au Rialto 1, le 10 août à 23h.

  • Commedia pazza

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    En bonne tradition comique italienne, par et avec l'acteur-réalisateur Sergio Castellitto, gratifié d'un Léopard d'or à la carrière, "notre" festival a démarré dans la meilleure humeur, avant les trombes du soir sur la Piazza Grande...

     

    Après l'ère du Français Père naturellement francophile et porté sur le cinéma américain ou "de genre", la première programmation du nouveau directeur artistique du Festival de Locarno, l'Italien Carlo Chatrian, fait un peu plus de place à la cinématographie italienne, quand bien même celle-ci ne serait plus des "grandes années"...

    Premier signe: l'hommage à Sergio Castellitto, acteur et réalisateur dont une comédie assez carabinée, datant de 2010, était à voir au jour d'ouverture de la manifestation, intitulée La Bellezza del somaro.

    Sous des dehors passablement déjantés voire parfois "jetés", avec des mouvements de caméra frisant la parodie des "anti-dogmatiques" de Dogma, cette comédie n'en épate pas moins par la vivacité de sa satire d'époque, son remarquable tonus et l'excellence de ses acteurs, Sergio Castellitto en tête, à quoi s'ajoute la présence récurrente (et combien apaisante) de l'âne éponyme sur fond de sublimes paysages toscans.

     

    Un architecte progressiste (incarné par le réalisateur, dont l'abattage comique est impressionnant) passe le cap de la cinquantaine avec l'angoisse au ventre au côté de sa belle et intelligente conjointe (Laura Monte, tout à fait épatante elle aussi), aussi conventionnelle que lui en son esprit résolument "ouvert" de lacanienne à l'écoute de toute nouveauté "dérangeante",  sauf celle qui la dérangerait en effet.

    Or voici qui dérange le couple: que leur fille mineure Rosa, après avoir largué son nigaud de Luca, genre post-punk très adonné à la fumette, leur amène, pour le week-end convivial en leur résidence secondaire des hauts plateaux siennois, un Armando plus que septuagénaire !    

     

    Contrastant absolument avec le couple et ses amis bobos tous plus ou moins barjos, le vieil homme au très beau visage, serein et parfaitement "normal", fait figure de révélateur entres les "adultes" aux énervements puérils et les ados en manque de réelle attention, aux regards trop lucides.

    Superbement épinglés, les personnages de La Bellezza del somaro constituent une frise qui prolonge en somme, aujourd'hui,  celle des Nos plus belles années. De la journaliste hargneuse ressassant ses slogans révolutionnaires, à la gouvernante régentant ses patrons, en passant par la psy qui encaisse le retour du refoulé de ses patients-copains  ou la petite amie en manque de sexe de l'architecte, le jeune motard au python câlin ou le petit Black super-intégré, il y a là toute une société non seulement italienne mais occidentale... 

    Au milieu de ceux-là, comme un ange à cheveux blancs  passé par là, le septuagénaire très doux et non moins ferme dans son visible rejet du délire ambiant, donne au film son mélange de tendresse amusée et de stoïque placidité, semblables à celles de l'âne...      

     

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  • Habitus du verbe

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    Variations cingriesques (11)

     S'il n'était ni ferré linguiste (le positivisme scientifique lui était étranger) ni philosophe à patente, Charles-Albert n'aura cessé, dans son effort constant de définition et de redéfinition, de moduler une réflexion sur la langue, les sources et l'usage de celle-ci, son évolution et ses multiples aspects relativement aux territoires et aux gens, qui s'est constituée en pensée autour d'une notion pour lui fondamentale qu'il appelle l'habitus.

    À propos de son petit pamphlet, Rudolph Mahrer remarque justement que "sa critique de l'artificialité de l'espéranto portera contre toute forme de langue rompant le lien qui la lie à son peuple". C'est ainsi que Cingria peut s'en prendre virulemment à certain speaker de la radio française (à Radio-Toulouse en l'occurrence) qui se force à certain accent "voulu français", pour ne pas dire "voulu parisien", comme la façon en reste aujourd'hui très répandue en Suisse romande et en Belgique au dam de tout accent local, par uniformité de chic pourrait-on dire.

    Or ce n'est pas pour autant le folklore des accents particuliers que Cingria regrette (lui-même n'accuse d'ailleurs aucun accent suisse ou français sur les enregistrements que nous avons de lui), mais l'uniformisation du ton qui  efface toute couleur et toute émanation pour ainsi dire organique d'une voix du Sud ou du Nord et des génies propres à chaque lieu en vertu de chaque habitus, impliquant avec la modulation de la voix une façon spécifique de peindre son portail ou d'entretenir son jardin(et d'en parler), et avec le parler modifié la modification perceptible lorsqu'on passe de Saint-Gingolph (Suisse) à Saint-Gngolph (France) sur un parcours de moins de trois centsmètres...

    Charles-Albert était extraordinairement sensible au passage des frontières et non moins capable d'en exprimer les moindres signes. Se déplaçant le plus souvent en bicyclette hors des villes, et ne cessant d'observer les "premiers plans" des bords de routes, il savait saisir  les nuances marquées non tant par les lignes de démarcation politiques, que par le transit d'un habitus à l'autre. Or celui-ci dépendait certes, souvent, du passage d'un pays à l'autre, mais bien plus de la façon de parler du pêcheur vaudois et de son vis-à-vis savoyard, à l'écoute desquels il n'avait pas son pareil sans donner pour autant dans la niaiserie régionaliste. C'est que le terroir chez lui n'est pas, non plus, folklorique, mais tellurique et légendaire; et que sous le parler roman subsiste l'airain du latin...  

     Il lui arrivait certes de théoriser, mais jamais longtemps sans dériver dans le concret imagé. Ainsi, dans une Note verbale datant de 1934, parue dans la N.R.F., entame-t-il un discours aussitôt persifleur, dont l'argument tout à fait sensé se mêle de fantaisie expressive.

    "C'est ennuyeux d'écrire", note-t-il, "parce que les nationalismes de XIXe siècle ont bordélisé les langues". Et de distinguer un "autrefois" où une langue était naturellement parlée, comme le latin,  "sur une vaste étendue de peuples et de terres et de mers" avec beaucoup de variétés où nul, "sinon par plus ou moins de conformité à une langue fixe d'en dessous, ne s'autorisait à situer ici ou là une authenticité plus grande", et une actualité de nations redécoupée dont chaque "centre" politique imposerait son authenticité linguistique à ses périphéries.

    On sait, évidemment la réalité historique royale et centralisée à Paris de la France, qui autorise plus qu'ailleurs l'affirmation d'une "langue royale", sans pour autant souscrire à une "authenticité plus grande" que définirait l'Académie. Là non plus, cependant, Charles-Albert ne défend pas le folklore des patoisants ou des régionalismes littéraires, mais le lien plus profond de chaque peuple à sa langue et par exemple, s'agissant de Suisse romande, à ce qu'il appelle son fonds lotharingien. Inventeur d'une langue, comme Rimbaud l'est à sa façon, Ramuz n'est en rien le représentant d'un "foutu baragouin" que dénigreront les critiques parisiens défenseurs du "bien parler", mais un sourcier de la langue française au même titre qu'un Céline, qui ne l'admirait pas pour d'autres motifs.

     "Il est absurde", écrit encore Cingria, "de dire que le français dans des régions qui dépassent la France est moins authentique que dans la France même. Il s'est simplement passé ceci que dans le territoire débordant, le français est resté en contact avec le parler roman (parler vulgate) alors que dans le territoire nation le français repart avec un cartésianisme et un faux diamant de capitale que jamais les petits pays ou pays de gens n'adopteront. C'est là la grande différence. Faisant appel à l'histoire disons que ce qui est pays est lotharingien et que ce qui est capitale est francien. Ramuz est lotharingien"...

    Tout cela que Charles-Albert précisera cent et mille fois sur le terrain et en présence d'êtres de chair et de verbe vibrant. "C'est splendide, à vrai dire, d'entendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif cet instrument étourdissant qu'est un être"...  

     

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p.

  • Hoï !

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    Supplément au Guide du Routard à propos d’Appenzell, du salut que s’adressent ses gens, de ses peintres et de ses verts toscans
    Si les Tchèques de Prague se saluent d’un sonore ahoj !, comme on l’a vu dans L’As de pique de Milos Forman, en Appenzell c’est simplement hoï ! qu’on se lance en se croisant ; et lorsque vous êtes avec quelqu’un qui connaît tout le monde, ce qui est banal puisque tout le monde se connaît en Appenzell, la chose devient assez comique, voire burlesque.
    J’étais hier soir avec Toni, natif des lieux et connaissant donc tout le monde, qui m’emmenait au pas de charge aux quatre coins de son bourg pour m’en raconter l’essentiel, et tous les trois pas : hoï, hoï, hoï, à se croire dans un film japonais…
    Or de cela, le Guide du Routard ne pipe mot. Ni du fait qu’il y a des peintres en Appenzell. Ni rien à propos des joyeux compères du jass en Appenzell.
    Je m’étais installé à l’Auberge du Pigeon (zur Taube), sur le conseil du Routard, excellente maison en effet tout en haut de la Hirschengasse (la rue du Cerf), lorsque j’avisai, à la vitrine de la boutique voisine, au bas d’une immense maison de bois vert pâle, une toile qui me disait quelque chose, et tout aussitôt la signature confirma mon sentiment : Carl Liner.
    69017b9d65f903f73b56ad7055ba7247.jpgab2e8dcd03f32537ee6f72675f946817.jpgCarl Walter Liner (1914-1997), fils de Liner Carl August (1871-1946), un réaliste remarquable du début du XXe siècle, est un peintre qui a vécu les métamorphoses naturelles de la figuration à l’abstraction lyrique, pas loin d’un Nicolas de Staël. Longtemps installé à Paris, il est revenu en pays où il fait figure de maître, dont la belle cote sur le marché se vérifie. e906ec56b59425559c31f160dff62869.jpgL’exposition actuelle de ses grands formats, au Musée Liner d’Appenzell, immense espace ultramoderne dont le Routard ne dit mot, illustre cette œuvre majestueuse dont je préfère, pour ma part, les petites formes et notamment les aquarelles les plus jetées ou les paysages stylisés, comme celui de la vitrine de Toni.
    De fait, c'est ce paysage de Carl Liner qui m’a fait entrer chez Toni, dans la maison vert pâle, où j’ai découvert ensuite une véritable caverne d’Ali-Baba à la manière helvétique.
    Toni a lui aussi la folie de peindre. Or dès que j’eus mis le nez dans son antre, il m’a ouvert ses portefeuilles où, tout de suite, j’ai flairé la papatte. Toni est à la fois un naïf et un peintre d’instinct, qui touche parfois à la forme pure et à la beauté dans certaines peintures fulgurantes. Sans relever tout à fait de l’art brut, comme Adolf Wölffli qui fut encagé pendant des années dans ces régions proches, l’art de Toni ressemble à sa maison : c’est le capharnaüm helvète dans toute sa gloire, avec mille tableaux de lui et de cent autres, une collection de baromètres géants et d’accordéons, un extraordinaire buffet du XVIIe hérité de son grand-père qui vaut le quart de sa maison, laquelle compte vingt-cinq pièces dans lesquelles il a entassé des kyrielles de Vierges et de Jésus de bois, un tuba géant et un tire-pipes miniature, des épées et des fusils, enfin un monde d’images et d’objets que prolonge le monde de sa conversation d’homme libre et farouche, dont la culture est vécue et plus vivante que celle de tant de gardiens du nouveau temple.
    La passion de peindre lui a sauvé la vie, m’explique Toni qui ne se sent lui-même qu’en travaillant sans se soucier de plaire ou de déplaire. S’il est content d’avoir vendu, la veille, le superbe Liner de sa vitrine à un client connaisseur, et s’il est lucide sur la situation de l’artiste dans la société pompe-à-fric de notre drôle d’époque, le lascar n’est pas aigri ni fatigué à aucun égard, qui affiche une espèce de foi candide en la capacité créatrice de l’homme.
    Toni sait très bien distinguer la bonne peinture du kitsch pour touristes, qu’il ne juge pas pour autant. Or on le constate, dans cette région qui a un riche passé de peinture populaire et dont l’artisanat reflète aussi le goût raffiné: que la beauté semble reconnue des gens mieux qu’ailleurs, que ce soit par la nature ou par les œuvres. Aussi, ces gens qu’on dit les plus arriérés de la Suisse, en matière politique, me sont apparus bien plus ouverts et originaux que ne le prétendent les lieux communs repris par le Routard. Race de nains de jardins repliés sur eux-mêmes : allez donc y voir…
    7e781b5c4a383b9aea1a743cd9b306e2.jpgdfaecd3a7861bb509601b7ae06822017.jpgToute cette après-midi, j’ai repris les chemins empruntés par Robert Walser et Carl Seelig autour du Säntis, écoqués dans les mémorables Promenades avec Robert Walser (Rivages) grisé par les verts indicibles de ces hautes terres, rappelant l’Irlande ou la Toscane, avec quelque chose d’unique dans le ton du pays. Dans ce même pays cohabitent le culte de la tradition et l’esprit d’aventure, le souci de l’ordre qui fait prescrire au randonneur de ne pas baigner son chien dans l’abreuvoir du bétail, en même temps qu’on laisse le bétail en liberté sur les terrasses à touristes. Nature et culture sont ainsi mêlées, avec une sorte de malice collective, d’intelligence et de gouaille débonnaire qui culmine dans les tonitruantes parties de jass (jeu de cartes pratiqué ici d’une manière toute spéciale), évoquant une société encore tenue ensemble à beaucoup d'égards. N’idéalisons pas, mais allez y voir…

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  • La fronde des nuls

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    Première polémique débile avant l'ouverture du Festival de Locarno: L'Expérience de Blocher, de Jean-Stéphane Bron, "censuré" avant d'être vu ! Notre confrère Patrick Chuard lève le lièvre dans les colonnes de 24Heures...

    Une semaine avant la projection du nouveau film de Jean-Stéphane Bron, L'expérience Blocher, certains socialistes suisses poussent de hauts cris au motif que des fonds publics aient été consacrés à un long métrage dont le personnage central est le tribun nationaliste Christoph Blocher, milliardaire populiste, grand manitou du parti UDC et ancien ministre fulminant toujours tous azimuts - en pur démocrate au demeurant. (*) 

    Sous prétexte que la moitié du budget de L'Expérience Blocher (soit 260.000 francs) a été financé par l'Office fédéral de la culture, quelques élus de gauche s'insurgent contre cette "publicité" faite à Christoph Blocher "aux frais de la République", comme l'assène le politologue socialiste François Cherix qui jure de ne pas aller voir ce film !

    Moins stupidement borné, le socialiste genevois Carlo Sommaruga déclare au contraire: "On peut aimer ou détester Blocher, mais le fait est qu'il a profondément marqué notre paysage politique ces dernières décennies. Ce personnage, qui a eu un une incroyable force politique avant sa chute pathétique, est un bon sujet. J'irai voir le film avec curiosité".

    Locarno11.jpgOr ce qui sidère, dans ce début de polémique absolument imbécile, c'est que le film de Jean-Stéphane Bron soit illico assimilé, par les bien-pensants, à un acte de propagande. Comme si le réalisateur lausannois, dès ses débuts, notamment avec son percutant court-métrage sur le thème des fiches (Connu de nos services), puis avec Le Génie helvétique, magistrale plongée documentaire dans les coulisses du palais fédéral, et ensuite avec Cleveland contre Wall-street , docu-fiction exemplaire sur la crise des subprimes à Detroit, n'avait pas prouvé son indépendance d'esprit et son intelligence démocratique pure de tout didactisme partisan.

    Est-ce un acte anti-démocratique que de documenter la trajectoire personnelle et la mouvance idéologico-politique d'un personnage et d'un parti des plus influents dans notre pays ? C'est exactement le contraire qui est vrai, et d'autant plus que les réalisateurs de la génération de Jean-Stéphane Bron (dont un Michael Steiner, qui a magnifiquement décrit la chute de la maison Swissair dans son Grounding) ne sont en rien des idéologues partisans mais des observateurs aigus de la réalité contemporaine.          

    Fernand Melgar est aussi de ceux-là qui, l'an dernier, suscita la polémique à Locarno avec son film Vol spécial, consacré aux circonstances inhumaines des renvois de requérants d'asile déboutés, et qualifié outrageusement de "film fasciste" par le président du jury Paulo Branco. Du moins celui-ci avait-il vu le film avant de balancer son jugement de censeur stalinien. Dans le cas de L'expérience Blocher, les protestations anticipées de politiciens qui n'ont pas encore vu le film ne feront que ridiculiser ceux-ci en attendant la projection de mardi prochain sur la Piazza Grande. ..   

     (*) Etant entendu que la "pure démocratie" sert d'alibi aux démagogues assoiffés de pouvoir de tous bords...

  • Evviva Locarno 2013 !

     

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             La 66e édition du  Festival international du film s'ouvre mercredi 7 août, pour refléter les nouvelles réalisation du cinéma mondial, jusqu'au 17 août. Un nouveau directeur artistique, Carlo Chatrian, prend la succession des précédents compères Maire et Père, aux côtés du Président Marco Solari. La rétrospective sera consacrée à George Cukor, et Werner Herzog y recevra un Léopard d'honneur.  La présence suisse y est réaffirmée avec, notamment, trois nouveaux films très attendus de réalisateurs romands: Yves Yersin, en compétition et, sur la Piazza Grande, Lionel Baier et Jean-Stéphane Bron. Pour le glamour: Nathalie Baye et Victoria Abril seront de la fête.  

    Dix-huit des vingt films en compétition internationale à Locarno seront des premières mondiales. Les producteurs de Feuchtgebiete (Zones humides) ont choisi le festival du film tessinois pour montrer au public l'adaptation cinématographique du roman de Charlotte Roche. Avec la Suissesse Carla Juri dans le rôle principal, l'adaptation du best-seller allemand est bien placée dans la course au Léopard d'or.

    Resserrer les liens du festival tessinois avec son voisin du sud fait partie des objectifs fixés par le nouveau directeur, lui-même italien. Ainsi, pour la première fois depuis de nombreuses années un film italien sera à découvrir en première mondiale sur la Piazza Grande: La variabile umana de Bruno Oliviero.

    Le cinéma américain est en revanche moins représenté que lors de précédentes éditions. Au moins deux productions américaines seront tout de même projetées à Locarno: Wrong Cops de Quentin Dupieux et We're de Millers, avec Jennifer Aniston.

    Trois films suisses sont par ailleurs en compétition internationale pour le léopard d'or: Mary, Queen of Scots de Thomas Imbach. Tableau Noir d'Yves Yersin et Sangue de Pippo Delbono.

    Le jury international sera dirigé par le réalisateur philippin Lav Diaz. Le festival débutera le 7 août prochain par la projection du film islandais Two  Guns. La Piazza Grande dispose de l'un des plus grands écrans à ciel ouvert du monde et peut accueillir jusqu'à 8000 spectateurs.

     

     Locarn03.jpgGeorge Cukor en rétrospective

    Après Ernst Lubitsch (2010), Vicente Minelli (2011) et Otto Preminger (2012), la Rétrospective 2013, organisée en collaboration avec la Cinémathèque suisse, le Musée national du Cinéma de Turin et la Film Society of Lincoln Center de New York, sera dédiée au réalisateur américain George Cukor (1899-1983).

    Le maître de la comédie hollywoodienne, lauréat d’un Oscar pour My Fair Lady (1964), a signé une cinquantaine de films et dirigé quelques-unes des plus grandes actrices du cinéma classique,telles  Greta Garbo (Le roman de Marguerite Gautier, 1936), Judy Garland (Une étoile est née, 1954), Marilyn Monroe (Le Milliardaire, 1960), Sophia Loren (La diablesse en collant rose, 1960), Jane Fonda (Les liaisons coupables, 1962 ; L’oiseau bleu, 1976) et Katharine Hepburn (Holiday, 1938 ; Indiscrétions, 1940 ; Madame porte la culotte, 1949).

    Locarno02.jpgLe Festival proposera l’œuvre du réalisateur dans son intégralité et les films seront présentés dans les meilleures copies disponibles tout au long des onze jours de la manifestation. Les projections seront accompagnées de débats sur le cinéma de George Cukor, animés par des réalisateurs, des acteurs et des critiques invités à Locarno. Le public du Festival pourra aussi assister à une table ronde sur l’œuvre du réalisateur animée par Roberto Turigliatto, qui a été chargé de la Rétrospective.

     

    Locarno04.jpgCarlo Chatrian, directeur artistique du Festival del film Locarno, déclare : « Depuis quelques années, le Festival poursuit un parcours de relecture du cinéma classique américain, en montrant comment un univers pourtant bien connu peut encore nous apprendre beaucoup de choses sur notre présent. Après les rétrospectives consacrées aux réalisateurs européens ayant débarqué en Amérique ou aux cinéastes ayant regardé l’Europe depuis l’Amérique, il m’a semblé opportun de conclure ce voyage au cœur du septième art avec un des exemples les plus purs de la maestria “hollywoodienne”. George Cukor n’est seulement un grand directeur d’actrices, ni l’architecte incomparable de nombreuses comédies ; c’est le cinéaste qui a le mieux interprété l’essence d’un cinéma qui, s’arrêtant à la surface des choses, réussit à faire surgir la profondeur de l’être et qui, en tout divertissant le spectateur, en exalte l’intelligence » .

    Léopard d'honneur à Werner Herzog

    Locarno06.jpgLe même Carlo Chatrian se dit «heureux de pouvoir accueillir à Locarno un réalisateur qui incarne autant l’esprit du Festival : au cours de sa longue carrière, Herzog a su passer de la fiction au documentaire, de productions à petits budgets à des films avec de grandes stars sans rien perdre de son identité. Si un prix n’est pas qu’une reconnaissance mais aussi un signal pour le futur, je pense que Werner Herzog est la personne la plus adaptée à tracer la route que le Festival veut emprunter. Une route qui pense le cinéma comme un acte qui implique et bouleverse les personnes qui le font et qui le voient. Un acte qui demande une ferme volonté tout autant qu’une prise de position précise. Celles-là même qui ont poussé Herzog à quitter son village des montagnes de Bavière pour parcourir les routes du monde et traduire en images et en son les expériences vécues, partagées, imaginées.»

    Outre la présentation d’une sélection d’œuvres représentatives de sa filmographie et la cérémonie de remise de prix sur la Piazza Grande, Werner Herzog participera à une conversation ouverte au public du Festival, modérée par Grazia Paganelli, auteur d’une monographie sur le réalisateur.

    Werner Herzog, une des figures les plus importantes du cinéma allemand et international connaît le succès dès son premier long métrage, Signes de vie (Lebenszeichen, Ours d’argent du Meilleur premier long métrage à Berlin en 1968). Avec Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972), il commence à travailler avec son ami/ennemi Klaus Kinski, protagoniste, entre autres, de Fitzcarraldo (1982, Prix de la mise en scène au Festival de Cannes) et Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu: Phantom der Nacht, 1979). Herzog s’impose aussi dans le cinéma documentaire, en consacrant à Klaus Kinski le portrait Ennemis intimes (Mein liebster Feind – Klaus Kinski, 1999), et en tournant des œuvres à succès comme Grizzly Man (2005) ou Rencontres au bout du monde (Encounters at the End of the World, 2007), nommé aux Oscars.

     

    Les dix films présentés à l’occasion du Pardo d’onore Swisscom à Werner Herzog sont : Les nains aussi ont commencé petits (Auch Zwerge haben klein angefangen, 1970), Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972), L’énigme de Kaspar Hauser (Jeder für sich und Gott gegen alle, 1974), Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu: Phantom der Nacht, 1979), Fitzcarraldo (1982), Le pays où rêvent les fourmis vertes (Wo die grünen Ameisen träumen, 1984), The White Diamond (2004), Grizzly Man (2005), The Wild Blue Yonder (2005), Dans l’oeil d’un tueur (My Son, My Son, What Have Ye Done, 2009).

    Le Léopard d’honneur a déjà été remis à de grands maîtres tels Bernardo Bertolucci, Ken Loach, Paul Verhoeven, Jean-Luc Godard, Abbas Kiarostami, Alain Tanner et Abel Ferrara.

     

    Cinéma Suisse

    Huit longs métrages et deux courts métrages suisses fêtent leur première mondiale au festival de Locarno. Avec la comédie Les grandes ondes de Lionel Baier et le documentaire de Jean-Stéphane Bron sur Christoph Blocher, deux films grand public sont au programme sur la Piazza Grande.

     

    Avec trois films, le cinéma suisse est fortement représenté dans la compétition principale du 66e Festival del film Locarno, sa présence dans la compétition secondaire des «Cinéastes du présent» étant un peu moins importante.

    Pour la compétition principale, le festival a sélectionné le nouveau long métrage de fiction Mary, Queen Of Scots de Thomas Imbach et le documentaire Tableau noir d’Yves Yersin sur l’école des Vieux-Prés, ainsi que la coproduction helvético-italienne Sangue, un film d’inspiration autobiographique de l’auteur et réalisateur italien Pippo Delbono.

    L’harmonie, du Franco-Suisse Blaise Harrison est le seul film suisse à concourir dans la compétition «Cinéastes du présent». Mais ce ne sont pas moins de quatre films helvétiques qui sont programmés hors compétition dans cette section, dont les nouveaux films de Lorenz Merz, Cherry Pie, et de Benny Jaberg, The Green Serpent.

    Locarno05.jpgLes nouveaux films de deux cinéastes suisses romands, dont la première est attendue avec impatience, sont également projetés sur la Piazza Grande : Les grandes ondes (à l’ouest) de Lionel Baier et L’expérience Blocher de Jean-Stéphane Bron, un documentaire sur le politicien de l’UDC Christoph Blocher.

     

    Documentaires suisses dans d’autres sections
    Le documentaire Watermarks de Luc Schaedler, qui raconte les changements subis de nos jours par la population chinoise en raison du développement économique et social fulgurant, fête sa première mondiale dans le cadre de la Semaine de la critique. Dans la série Histoire(s) du Cinéma sont en outre projetés les deux documentaires restaurés d’Alexander J. Seiler, Ludwig Hohl et Palaver, Palaver.

     Points forts de l’année

    La section Appellations Suisse, qui se trouve depuis dix ans sous la responsabilité de SWISS FILMS, présente des films ayant eu beaucoup de succès aux festivals internationaux ou ayant marqué l’année cinématographique. Parmi les temps forts de cette sélection figurent le documentaire Karma Shadub de Ramòn Giger et Jan Gassmann récompensé du Grand prix à Nyon, le documentaire d’animation La nuit de l’ours de Frédéric et Samuel Guillaume, le documentaire Harry Dean Stanton: Partly Fiction de Sophie Huber, qui a parcouru une carrière festivalière internationale impressionnante, ainsi que le docu-fiction très apprécié par le public Verliebte Feinde de Werner Schweizer sur le célèbre couple politique Iris et Peter von Roten.

    Veuve.jpgEnfin, une projection spéciale est consacrée à la cinéaste Jacqueline Veuve, décédée cette année peu après l’attribution du Quartz d’honneur. Le festival rend hommage à la grande dame du docu helvétique en projetant les films Les frères Bapst et La petite dame du Capitole.

     

     

  • Un drôle d'oiseau

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    Variations cingriesques (10) 

    D'aucuns (et plus encore d'aucunes) voyaient en Charles-Albert un drôle d'oiseau, mais c'est à un volatile combien plus extravagant qu'il consacra son premier pamphlet de tout jeune auteur, en 1906 (il avait donc 23 ans), lequel écrit fut à la fois son premier opuscule publié, consacré à la descente en flammes de la langue espéranto.

    "Allez prendre un oiseau, écrivait donc Charles-Albert, un cygne de notre lac, par exemple, déplumez-le complètement, arrachez-lui ls yeux, substituez à son bec plat celui du vautour ou de l'aigle, greffez sur les moignons les échasses d'une cigogne, mettez dans ses orbites la prunelle du hibou, plantez sur son dos les plumes arrachées au kakatoès, à l'ibis, à la mouette et à tous les oiseaux du monde; ensuite inscrivez sur vos bannières, répandez et criez ces mots: "Ceci est l'oiseau universel", et vous vous ferez une petite idée de la sensation de glacement qu'a produite sur nous cette terrifiante boucherie, cette vivisection nauséabonde qu'on n'a cessé de nous prôner depuis l'ouverture du congrès, sous le nom d'espéranto ou langue universelle. "

    Le congrès en question s'était tenu à Genève du 28 août au 1er septembre 1906, où 911 participant avaient débattu de l'usage et de la fonction possiblement pacificatrice de cette nouvelle langue inventée par le Dr Lejzer Ludwik Zamenhof en 1887, suscitant un intérêt croissant auprès de lettrés et d'idéalistes d'un peu partout, dont Charles-Albert n'était pas et ne pouvait être tant l'invention fleurait, en somme, son "nordisme" artificiel.

    D'une vivacité d'esprit et d'expression tout de même sidérante chez un si jeune polémiste, pour ainsi dire autodidacte de surcroît, le brûlot de Charles-Albert est bien plus qu'une diatribe de circonstance: un véritable manifeste de poète érudit prenant fait et cause pour la langue vivante ancrée dans l'histoire des hommes autant que dans leurs tripes et leur âme, contre une fabrication de brique et de brocante.

     "On ne crée pas une langue nouvelle", écrit-il ainsi, "non plus qu'on en ressuscite une ancienne."

    Et d'argumenter d'abord sur le caractère organique de la langue évoluant à travers les siècles, avant d'achopper aux redécoupages problématiques des nations du XIXe siècle. "Pour ceux  qui ne sont pas encore complètement dépouillés du sens de leurs traditions", écrit-il ainsi, "une langue vit et palpite; elle a des artères; elle évolue selon les lois profondes d'une nation. Produit de tâtonnements séculaires, elle n'a point été inaugurée selon la syntaxe logique, mais factice, d'un monsieur à redingote et à lunettes d'or. Mais elle s'est développée selon les sensations illogiques parfois, inutiles et peu précises, mais toujours sincères, d'un peuple qui vit avec elle et par elle".

    Raillant la titre même de la revue publiée par les espérantistes, La Revuo (1906-1914), Charles-Albert y va d'une nouvelle envolée polémique: "Un nègre est capable de s'étendre sur un piano pour y dormir, de se faire un turban avec de la mèche de lampe ou de se draper avec une moitié de redingote. Ce sont là de petites impropriétés où, pour l'instant, je ne vois rien de grave. Il faut être non pas un nègre - car les nègres ont des entrailles -, mais un automate, un bonhomme en étoupe ou en carton-plâtre, doué d'un timbre articulé et de soufflets activés par des machines, pour commettre cette association de l'article la avec le substantif revuo."

    Et cela qu'on ne peut que citer aussi pour en rugir de contentement partagé: "Apprenez, ô gens sans traditions, qui avez un cylindre de boîte  à musique au lieu du coeur, qu'en la lettre A, historiquement liée au nom de mère, nous voyons, par assonance, le nom de la Vierge; nous sentons l'odeur fauve des mamelles de la Louve romaine; nous entendons le cri des Sabines violées; nous percevons jusqu'à l'âcre senteur des rizières, où les premiers nés des femmes de l'Indus et du Gange appelaient leurs mères tremblantes à cause du tigre lointain, faisant craquer les roseaux de ses pattes molles. Cette voyelle A, la première que l'on reconnaisse dans les vagissements de l'enfant, la tendresse naturelle des humains, qui prime sur la syntaxe logique, l'a rattachée à la mère". On imagine la stupéfaction des femmes de pasteurs et de notaires genevois tentées par l'humanisme espérantiste en découvrant ces incontestables paroles !Non moins pertinente ensuite: l'attaque formulée par Charles-Albert contre le principe même d'une académie en matière de langue, qui le verra souvent défendre, non le "foutu baragouin" que stigmatisent les Français imbus d'on ne sait quelle "langue royale", avec l'appui hasardeux  d'un Céline, mais la langue incessamment revivifiée par l'usage du peuple incarnant "la vraie académie", si tant est que l'appellation de peuple ne soit point encore abâtardie...

    Sur quoi Cingria poursuit sur une ligne annonçant bonnement son ontologie poétique à venir, dont les termes et la profondeur signalent assez le génie de ce jeune érudit vagabond jamais inscrit à aucune faculté de philosophie: "Nous savons que l'idée générale des choses n'existe pas. Les choses seules existent.   Le verbe EST qu'emploie en pontifiant le célèbre professeur, est un mot instrumental - vanus flatus vocis - (littéralement: vide souffle de voix), il n'a de réalité que par les trois lettres qui le composent. Les choses sont indépendamment de nos classifications. Plus on devient savant, moins on voit clair dans la vie. Paris vu de la tour Eiffel n'est plus qu'un souvenir éloigné. Le tort des académiciens est de monter si haut que, lorsqu'ils redescendent, leurs yeux, pleins des altitudes, deviennent inhabiles aux petites choses qui seules existent.

    Charles-Albert reviendra souvent, et précisément au fil des pages de cette section Poétique, sur cette question des origines et de l'usage de la langue. Dans la Note verbale qui suit son petit pamphlet, il rappelle ainsi, contre le centralisme académique fauteur de nivellement par plate correction, comment un Canadien qui arrive en France "parle naturellement le français des Contes de Perrault", ou comment un Suisse romand, mais "pas un littérateur; un simple enfant du peuple", parle "naturellement mieux le français" qu'un "contribuable de l'actuelle France" parce que sa langue constitue un meilleur "intermédiaire palpable" avec le bas latin que le français académique ou journalistique...

    À la suite d'À propos de la langue espéranto dite langue universelle, qui compte une dizaine de pages, l'Appareil critique disposé en fin de volume propose dix autres pages (!) d'une Notice intitulée Langue ordinaire, langue littéraire , consacrée à ce pamphlet et signée R.M.

    Mais qui est donc R. M. ? Est-ce la fameuse Rita Morgenstern, cingriologue issue du peuple, justement, qui perpétue le culte de Charles-Albert dans les cafés de la Basse-Ville de Fribourg, arrosant ses cantilènes d'eau-de-vie à la vipère ?   Que non point: l'auteur de ces lignes n'est autre que le chercheur stipendié Rudolf Mahrer, membre de la brigade éditoriale, dont la contribution se donne dans l'expression la plus claire et la plus nourrie de bonne érudition. Ainsi R.M. rappelle-t-il les tenants et justifications possibles des langues artificielles en vogue au début du XXe siècle, longtemps après Descartes et Leibniz, et précise-t-il la position particulière de Charles-Albert, non sans lui prêter peut-être  trop de savoir théorique en une matière où l'intuition poétique le dispute à la citation érudite. Mais quelle réelle valeur ajoutée, pour une fois, par un docte ! Merci R.M. !

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p.

     

  • Mémoire des objets

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    Il est certains livres auxquels on revient comme en certains lieux pompeusement dits aujourd'hui "de mémoire" ou tenant lieux de greniers universels et autres débarras -  de ce que les Madrilènes appellent le Rastro ou de ce que les Parisiens appellent les Puces, et telle est en partie l'Autobiographie des objets de François Bon, mais en partie seulement et à l'exclusion de toute nostalgie douceâtre puisque ce repérage personnel de choses évocatrices de dates et de faits balise un parcours personnel et familial, voire générationnel (pour parler encore le langage des temps qui courent), où se perçoit, dans le transit des objets et de la relation qui nous y a  attachés et continue parfois de le faire, l'évolution de tout un bout de siècle, de nos aïeux à nos enfants.

     

    Comme j'entends énormément de Proust ces jours. en écoutant l'intégrale enregistrée du Temps retrouvé modulé par les voix alternées de Michael Lonsdale (le plus moelleux), Denis Podyladès et André Dussolier, tout en peinturlurant mes cinquante variations sur le thème pseudo-kitsch du Cervin (le Matterhorn n'est un cliché que pour ceux qui n'ont qu'un passager regard nippon sur son immensité variée), j'apprécie les pauses de cette autre lecture, arrimée aux simples  choses de la vie, rompant avec la fluviale et parfois assommante prose proustienne.

    À tout coup en outre, alors que les souvenirs de Proust tendent parfois à nous phagocyter, les têtes de chapitres de l'Autobographie des objets relancent nos propres souvenances. Ainsi de Transistor ou de Dictionnaires,  de Photos de classe ou de Navigateurs solitaires - qui tout aussitôt fait surgir Alain Bombard d'une déferlante -, ou encore de Pattes d'eph ou de Premier livre, j'en passe en me rappelant juste au passage le Papelucho que nous lisait notre mère, ou Londubec et Poutillon, vers nos trois quatre ans...   

     

    Ce qu'il y a de poétique chez François Bon l'est sans le vouloir, répondant aussi bien au voeu d'un Ludwig Hohl quand celui-ci écrit:  "On ne doit pas être poétique en poésie; tel est le secret".

    Bon4.jpgFrançois Bon écrit par exemple ceci de la deux-chevaux: "Quatre roues sous un parapluie, c'était le projet de base de la deux-chevaux". Ce qui commence bien. C'est du lyrisme sans forcer. Continuant comme ça: "Dans les années soixante elle s'en éloigne, plus pimpante, les odeurs à l'intérieur sont toujours aussi réjouissantes, mêlant plastique, métal et tissu". Ensuite s'ajoutent de précises considérations techniques sur le véhicule par excellence de notre jeunesse, après le vélosolex, aboutissant au récit d'une équipée sans permis en ville que le père de l'auteur se retint de punir par une "terrible danse" puisque, garagiste et fils de, il était pour quelque chose dans les engouements mécaniques du bon fiston dont on constate à tous les coins de pages la passion respectueuse pour les objets de métier (sa première règle à calcul vaut son missel de première communion) ou de loisir (sa première guitare Yamaha).

     

    De fait, il ne faut pas oublier le principal , qui est que François Bon raconte un peu sa vie en racontant les objets, tout en nous incitant à nous remémorer  à tout moment la nôtre par le truchement de nos "objets transitionnels", comme le dirait à sa façon un divan freudien.. J'aurais ainsi un chapitre entier de mes Mémoires posthumes à consacrer à Brzydula (prononcer Bjidou-oua), la deux-chevaux de nos dix-huit ans avec laquelle, un ami et moi, nous avons sillonné la Pologne de 1966 où la chape communiste pesait encore lourd sur un peuple artiste à l'humeur légère dans les cabarets et les théâtres. Toute bleue était Brzydula, aussi bleue  que celle de ma bonne amie quand la vie nous a réunis. Puis vint la Diane qui n'avait plus le même charme, ni guère d'odeurs...

    Chacun (et dans chacun il y a chacune et chacuns) trouvera, dans la boîte à outils de François Bon, de quoi démonter et remonter quantité de souvenirs, comme l'évocation d'une petite poule mécanique ne manquera de rappeler tel oiseau articulé de fer-blanc battant des ailes ou tel pantin de bois polychrome plus ancien.

    François Bon cite aussi la revue en fascicules Tout l'Univers, qui nous a fait également voyager par l'imagination, comme les premières tournées de Connaissance du monde. En Suisse romande, nous avons eu droit à la formidable série des Albums N.P.C.K., produits par le conglomérat chocolaier Nestlé-Peter-Cailler-Kohler, sur les pages desquelles nous collions des vignettes obtenues par l'achat de produits desdites firmes.Or les collectons de ces albums,souvent liquidées par des mères impatientes de "faire de la place",valent aujourd'hui des sommes. Je garde précieusement mes exemplaires d'Oiseaux de tous pays et de La ronde des métiers...

     

    Question métier, François Bon en parle mieux qu'aucun écrivain français vivant (Simenon était Belge et il est mort), avec la piété filiale des fils de manuels et le sens "politique", aussi, d'un authentique homme de gauche. Le métier de vivre est aussi invoqué dans ces pages, dont la mention me rappelle aussitôt l'un des plus beaux recueils de la poésie italienne du XXe siècle, Travailler fatigue, de Cesare Pavese, à égale hauteur du Canzoniere d'Umberto Saba.

    Donc il faut revenir et revenir à cette Autobiographie des objets de François Bon, comme il faut revenir au Rastro de Ramon Gomez de La Serna (chez André Dimanche) ou aux écrits sur son enfance de Walter Benjamin, entre autres.

     

    À présent il suffirait de brancher un GPS pour rallier Saint-Michel-en-l'Herm ou Mirambeau, dont François Bon fait chanter les noms sans que je sache  diable où les situer sur la carte hexagonale. Cependant ce qui me réjouit, aussi, tient à cela que le recours au GPS n'exclut pas absolument l'égarement de ses usagers. Plusieurs de ceux-ci qui s'en sont crânement servis pour arriver à La Désirade, notre nid d'aigle préalpin, ne sont ainsi jamais arrivés jusqu'à nous à ce jour. Nous accordons une tendre pensée à leurs os blanchissant dans les pierriers...

     

    François Bon Autobiographie des objets. Editions du Seuil. 244p.      

     

     

  • Poétique

    Cingria18.jpgVariations cingriesques (9)

    L'intitulé, Poétique, de la deuxième section de ces Propos pourrait annoncer une belle théorie de l'art poétique à la magistrale manière de Goethe, mais il n'en est rien: pas plus qu'il ne poétise, au petit sens, Charles-Albert ne théorise dans les grandes largeurs plus ou moins académiques. À vrai dire l'essentiel de sa poétique est infuse, ou plus exactement vécue dans sa pratique de la langue. Cela ne l'empêche pas, au demeurant, de moduler une réflexion continue sur l'écriture poétique dont la formule presque rebattue cristallise pourtant de la plus étincelante façon: "L'écriture est un art d'oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l'infini". De son essai sur Pétrarque à ses innombrables propos, publiés ou non, Charles-Albert n'en finit pas de redéfinir "sur l'objet" ce qu'est pour lui la mise en acte poétique de l'être.

    Dans sa présentation diversement inspirée, où elle propose  quelques formulations des plus heureuses, à côté de développements bien plus discutables, Maryke de Courten croit entrevoir quatre lignes de force traversant ces éléments éclatés d'une poétique, dont la première serait la propension de Charles-Albert à l'improvisation, à l'enseigne d'une sorte d'esthétique du primesaut, par opposition à une discipline de composition plus austère, mais ça se discute.

    D'abord parce que l'improvisation n'a rien de ce qu'on pourrait croire un jaillissement spontané en somme naturel, comparable à un mot d'enfant ou à une vanne de comptoir. L'improvisation, chez Cingria, vient en effet de loin. C'est un précipité qu'on pourrait comparer à l'unique trait de pinceau du calligraphe chinois, résultant d'un long apprentissage et d'une patiente préparation. Dès ses premières lettres d'Italie ou d'Afrique du nord à ses amis, Charles-Albert manifeste certes  un don pour ce qui semble en effet une improvisation verbale débridée et primesautière, mais qui traduit à la fois un réel effort de composition. Comme chez Céline, le naturel de Charles-Albert est des plus ciselés. Il procède d'un travail, donc d'une forme de composition qui va de pair avec ce qui semble donné d'un jet.

    Maryke de Courten illustre, ensuite, le rejet du genre romanesque par Cingria, qui fait mine de fourrer dans un seul sac - dans une lettre à Claudel de 1925 -, Proust et Morand entre autres romanciers, comme si le genre romanesque congelait la vie dans une forme trop empesée ou conventionnelle, "bourgeoise" en un mot.         Cependant,  comme il en va de son rejet du moderne "voulu moderne", il faut le prendre en se rappelant les limites qu'il s'est lui-même données ou que son type de talent lui a fixées. Un écrivain raille souvent ce qui lui manque, comme pour se justifier. Or le rejet de Cingria est le fait d'un écrivain marginal qui sait sa qualité, énervé par les convenances ou les engouements d'un certain milieu littéraire, dont il se sent tenu à l'écart. On sait, à ce propos, que divers pontes de la N.R.F., où Jean Paulhan l'avait introduit et le défendait mordicus, avaient son écriture et son personnage en petite estime, tels un Gide ou un Drieu La Rochelle. Ceci expliquant en partie cela. Comme son compère Léautaud, Cingria se sent peu fait pour les embrouilles psychologiques du roman ordinaire, aussi le rejette-t-il en bloc. Cela n'en fait pas un critique bien sérieux du genre romanesque pour autant. Lorsque le jeune Léautaud parle de Proust, il radote. Quant à Charles-Albert, c'est plutôt les proustolâtres ou les joyçomanes qu'il persifle.

    Ramuz.jpgCe qu'il dit de Ramuz, romancier et poète-essayiste de génie, sur lequel il écrit de fortes pages, vise le plus souvent le Ramuz selon lui essentiel, relativement au sourcier d'une nouvelle langue, une perception du monde dont le tellurisme n'est pas loin du sien, à un chantre de la vie élémentaire comme il l'est lui-même à son originale façon.

    Le fait est que le roman de l'époque, la psychologie enchevêtrée des candidats au Goncourt, la ronde des amours, les maux de coeur de la duchesse ou de la mercière, les séances de flagellation de Monsieur de Charlus ou les menées unanimistes des personnages de Jules Romains, ne sauraient passionner Charles-Albert. À la "lettre à a petite cousine" que représente le roman selon Céline, Cingria oppose juste un bref "merci et merde".

    Mais est-ce la faute du roman, et Cingria préfigure-t-il vraiment, comme le prétend notre pieuse présentatrice, une ère littéraire nouvelle où, après le Nouveau Roman, la prose narrative s'ébattra plus librement loin des conventions  du genre romanesque, comme chez un Pierre Michon par exemple ?

    L'argumentation, convoquant la poétique romanesque de Milan Kundera dans la foulée, me paraît une acrobatie de prof de lettres un peu trop prompte à prendre les foucades passagères de Cingria au pied de la lettre. Dans sa lettre à Claudel de juillet 1925, Charles-Albert évoque "toute cette défécation incolore des Valéry, Morand, Proust, Giraudoux, Delteil", autrement dit les écrivains les moins "incolores" de l'époque ! Et notre commentatrice de relever sans malice: "Cingria exprime, avec moins de violence mais autant de conviction qu'Antonin Artaud, le lien indissoluble du corps et de la pensée". Comme si Proust, Morand, et l'hyper-sensuel Joseph Delteil n'incarnaient pas, précisément, une littérature à tout moment à l'écoute du corps, du désir et des fantasmagories variées, modulée par des écritures merveilleusement sensibles et physiques ! Proust "incolore", ces écrivains taxés de "grisaille" et de coupeurs de cheveux en quatre par notre cingriomane. On croit rêver !

    Maryke de Courten est mieux inspirée quand elle contaste que la poésie selon Cingria tend à affirmer "une éclatante présence de l'être dans la cosmos", mais elle s'égare étrangement quand elle prétend que Cingria se "moque éperdument" de ce qu'on appelle l'art d'écrire. Il en a au contraire le plus grand souci, fût-ce de manière non conventionnelle.

    Pire: quand la présentatrice, après avoir posé Cingria "en avance sur son temps", voit en lui le garant d'une sorte d'humanisme, avant de nous servir cette admirable platitude: "Les récits de ses pérégrinations dénotent une heureuse frénésie, qui fait sens parce qu'elle est de l'homme pour l'homme".

    À trop vouloir situer Charles-Albert Cingria dans un "contexte historico-social", sans dégager le vrai noyau de son oeuvre, qui relève d'une ontologie poétique clairement exprimée dans force textes (à commencer par Le Canal exutoire, véritable manifeste d'un art poétique chanté), l'on risque de le ramener à des formules-bateau au goût du jour en invoquant la désormais inévitable "posture" ("La posture est celle du témoignage circonstanciel" !!!), le rapport avec le lecteur, la fin de l'humanisme ("Cingria sonne le glas" !!!) et autres bourdes dont Charles-Albert, autant que des Grands Evénemnts de l'Actualité, se "foutait complètement".

    Bref, on sait un gré considérable à Maryke de Courten et à toute l'équipe pour le précieux travail d'annotation enrichissant cette édition critique d'innombrables renseignements utiles, mais voyons plutôt comment l'oiseleur échappe à la cage des gloses...    

     

     Cingria07.jpgCharles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p. 

     

     

  • L'"isme" en question

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    Variations cingriesques (8)

     

    "Tout ce qui est en isme d'ailleurs nous est suspect", déclarait Charles-Albert dans sa causerie de 1953 intitulée Retour et volte-face, visant au premier chef "le plus récent de ces ismes et assurément le plus détestable - le plus excrémentiel - qu'est l'existentialisme".

    Trente ans plus tôt, Cingria vitupérait le nordisme, incluant plus ou moins le naturisme et le futurisme, l'ésotérisme et le modernisme "voulu moderne" ou le surréalisme autant qu'un certain néo-romantisme et j'en passe.

    Or tout cela est à prendre avec un grain de sel, surtout en 1953 où Cingria s'en prend aussi à la résurgence du maurassisme qu'il a loué en sa vingtaine. Dans le texte Occidentalisme déjà, datant de 1936, on le voit ainsi s'exclamer: "Il y en a trop dans la jeunesse maintenant de ces néo-réactionnaires tard arrivés - il faut appeler cela un petit barrésisme à l'usage bourgeois - pour qui "occidentalisme", dans le domaine de l'art, équivaut au pompiérisme textuel d'autrefois".

    La diatribe a de quoi faire sourire aujourd'hui que, dans la même resucée idéologique, s'affirme  une certaine droite littéraire nostalgique et criseuse qui se réclame (notamment) d'un Léon Bloy et autres foudres de réaction plus ou moins intégristes.

    Dans les années 20 du siècle dernier, le romancier-poète agnostique Ramuz fut le premier, face aux étripées verbales (et parfois physiques, avec gifles et coups de cannes) de ses jeunes camarades lettrés - tels les frères Cingria plutôt Action française contre l'helvétiste Gonzague de Reynold -, à leur rappeler cette chose essentielle: à savoir que l'idéologie, qui prétend fonder ses jugements sur la plus grande rigueur (on dirait aujourd'hui scientifique, comble de la bouffonnerie), repose en réalité sur un fonds beaucoup plus vague et vaseux que celui des intuitions poétiques et de la connaissance d'art.

    La vraie poésie est un laser, qui éclaire la communion des esprits alors que l'idéologie les grippe et les crispe avant de les séparer. Voyez, disait Ramuz à ses amis, combien la pénétration sensible des oeuvres vous rapproche et vous solidarise, alors que vos convictions plaquées vous butent et vous séparent, chacun persuadé de détenir la Vérité.

    Or on voit bien, avec le recul, ce que Cingria décriait dans le "détestable" existentialisme: bien plus que la doctrine sartrienne, qu'il ne devait guère connaître, que la mode intellectuelle du moment, nouvel avatar du  "nordisme" en somme.  

     "Ce qu'il faut dire surtout c'est que l'ÊTRE domine l'existence, et si nous relisons le vieux précepte péripatéticien: l'existence est l'actuation, c'est à savoir la mise en acte de l'être (existentia est actuatio existentiae) nous avons les plus grandes chances d'être dans le vrai.

    Cela fait-il de Charles-Albert un sectateur avéré de l'aristotélisme, autant qu'il y a chez lui son lot de thomisme ? Certes, et tant d'autres choses...

     

    Le fâcheux avec l'"isme", qui distingue nettement aujourd'hui, par exemple, l'islamisme de toute une tradition de pensée et de culture débordant la seule idéologie, c'est qu'il procède par réduction et radicalisation, comme toute forme de fondamentalisme. Le christianisme est un "isme", mais il est englobant et ouvert, tandis que l'intégrisme se claquemure.

    Or ce qui est intéressant, dans les Propos de Charles-Albert Cingria égrenés d'une décennie à l'autre, se recoupant et se complétant, mais parfois aussi se contredisant par ajout ou précision, c'est justement cet ajustement progressif se modifiant avec la modification des objets et des mentalités.

     

    Je me rappelle avoir approché, autour de mes 25 ans, l'écrivain Lucien Rebatet, considéré comme un affreux fasciste et revendiquant d'ailleurs cette appellation - mais il avait écrit Les Deux étendards, magnifique roman absolument irréductible à telle idéologie -, et qui me dit comme ça que, s'il avait eu mon âge, il eût été maoïste. Pas mal d'intellectuels de son époque, au demeurant, ont changé d"'isme" sur leur parcours, d'un extrême à l'autre et dans les deux sens.

    Quant à Charles-Albert, c'est essentiellement en poète universaliste qu'il faut l'aborder, dans l'esprit de son ami Ramuz, sans accorder trop d'importance à sa méfiance proclamée de "tout ce qui est en isme".

    En poète attentif au caractère essentiellement composite de la réalité, passée ou présente, Cingria déjoue, par son écriture même toute forme de réduction simpliste à quoi tout "isme" idéologique aboutit.   

    On constate, dans cette première section des Propos, intitulée Esthétique, que Charles-Albert ferraille à tout moment contre les "esthétismes" de son temps. Ile fait au nom d'un certain atticisme critique ressortissant à la fois à sa fibre antique et n'excluant pas un certain baroquisme de l'expression, frotté souvent de lyrisme et parfois même de mysticisme, non sans humorisme...  

     

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p. 

     

     

  • A chiens et à chats

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    Aperçu de zoophilie littéraire
    L’excellent Paul Léautaud, qui eut dans sa vie plus de deux cents chiens et trois cents chats (pas tous en même temps), raconte l’histoire du chien que son mauvais maître avait décidé de noyer dans la Seine, et qui l’y jeta donc une première fois, puis une deuxième après que l’animal en eut réchappé, enfin une troisième et si violemment que l’imbécile tomba à l’eau, d’où son chien le ramena. Certifiée véridique, l’anecdote ne manquera pas de conforter les tenants du chien en rappelant cette évidence: que s’il n’y a pas de chats policiers (ce qui gratifie le félidé d’une supériorité aux yeux d’un Jean Cocteau), il n’y a point non plus de chats d’aveugles ou de chats d’avalanche...

    Par delà les chamailleries plus ou moins sectaires, et souvent sigificatives d’ailleurs, opposant les amateurs de chats (Baudelaire et Patricia Highsmith en tête) à ceux des chiens  (de Thomas Mann à Cendrars), c’est un aperçu beaucoup plus vaste et divers de la permanence et de l’intérêt du thème que nous propose cet ouvrage richement illustré.
    L’intérêt de celui-ci tient d’abord aux essais plus ou moins savants qu’il rassemble, telle l’approche de la fonction des chats dans les romans policiers, par Renate Böschenstein, ou l’analyse très fine de «l’univers de l’artiste entre culture et nature» de Felix Philip Ingold, les approches ethnologiques de Juttna  Buchner-Fuhs ou le retour sur image de Jean Starobinski interrogeant le contenu polysémique de la figure du chat selon  Baudelaire, à la fois poète-amoureux sédentaire et savant concentré comme une pile atomique...

    Par ailleurs, l’ouvrage est enrichi de nombreux inédits, où une vingtaine d’auteurs suisse vivants se livrent avec plus ou moins d’originalité. Urs Widmer y révèle aussitôt un net préjugé antichien,tandis que Grytzko Mascioni sauve l’honneur canin en se disant plutôt «meilleur ami du chien», pour nous rappeler aussi que la supposée familiarité de l’animal recèle autant de mystère et de vertige dans sa présence que celle du chat.
     «Le chat et le chien, dans la littérature européenne et américaine, ont des arbres généalogiques très imposants», note Thomas Feitknecht dans son introduction à Chats et chiens littéraires, rappelant la mémoire fidèle du vieux chien d’Argos, dans L’Odyssée d’Homère, «le seul à reconnaître son maître de retour de ses errances», la fondation par Cervantès de la lignée des chiens qui parlent, l’apparition du Chat botté à la fin du XVIIe siècle ou le personnage inoubliable créé par E.T.A. Hoffmann avec son chat Murr.
    Qu’il soit considéré comme un faire-valoir plus ou moins flatteur de l’artiste  ou comme le symbole d’une énigme métaphysique (le chat d’Etienne Barilier, dans Enfin, est une métaphore de l’inconnaissable, de l’inatteignable, de l’absolu ou de la mort), le compagnon animal est aussi intéressant par sa fonction de reflet existentiel ou esthétique, que par les échappées qu’il ménage vers la fiction et l’imaginaire.
    De la plus triviale aspiration à créer la race supérieure du chien allemand sélectionnée dès la fin du XIXe siècle (nul hasard si le préféré d’Adolf Hitler n’est pas le bichon maltais) à l’imagination d’une nouvelle civilisation où les hommes s’en remettraient à la sagesse de leur meilleur ami, comme dans le fameux roman de science fiction de Clifford Simak intitulé Demain les chiens, en passant par les relations à la fois affectives et riches d’enseignements éthologiques qu’un Konrad Lorenz entretenait avec sa petite chienne Stasi (!), le thème peut se décliner dans tous les domaines et sur tous les tons, et nul doute que chatte ni chienne ne sauront reconnaître tous leurs petits «clonés» dans l’immémorial encrier humain...
    Chiens et chats littéraires. Editions Zoé et Office fédéral de la culture, 345p. Nombreuses illustrations.

    Colette et ses chats; Cendrars et Wagon-Lit; Léautaud et Mademoiselle Barbette; JLK et son scottish Fellow
     

  • Par delà les feux de l'envie

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    À propos de Proust contre Cocteau, de Claude Arnaud.

     

    La surabondante jactance critique encombre les rivages de l'océanique Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais il vaut la peine, et c'est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau de Claude Arnaud, très éclairante approche d'une rivalité littéraire d'abord ancrée dans la vie affective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu'aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu'un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment.  

    Arnaud01.jpgPeu d'écrivains directement contemporains, juste décalés par vingt ans d'âge, se sont autant fascinés l'un l'autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. "Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles", précise Claude Arnaud. "Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d'emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d'un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l'aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte".

    À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l'on pourrait croire que le rapprochement de l'immense romancier et de l'Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n'en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la "bienvenue dans les abysses", n'exagère-t-il aucunement.

    Proust.jpgAux abysses humains de Proust, pour commencer, c'est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu'on va retrouver: un "insecte atroce", comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.

    Balayant tranquillement diverses interprétations anciennes ou récentes, Claude Arnaud présente le petit Marcel en "éternel nourrisson" qui, au sens plein du terme, n'aima que sa mère et ne fut aimé que d'elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, "fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver". Adolescent, Proust s'arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa "sensibilité asphyxiante" et de sa "gentillesse collante" de tyran se jugeant lui-même impossible...

    Face à cette sangsue à "regard de gazelle" et "sourire las", le jeune Cocteau fait figure d'elfe, né dans une famille bien plus ouverte au monde moderne que les Proust-Weil et formant avec sa mère - après le suicide du père dans le lit conjugal alors que son fils n'avait que huit ans - un drôle de couple oedipien, charmant en ville et plus étouffant à la maison. Les dons exceptionnel de Jean lui permettront d'en sortir à sa façon, avant de souffrir autant sinon plus que Marcel "en réalité".

    La rencontre des deux singuliers personnage date du tournant des année 1909-1910, donc au moment où Proust esquisse son grand oeuvre. Au milieu de francs fous rires, la tortue Marcel observe et envie le lièvre Cocteau: c'est que Jean va déjà partout alors que lui-même se replie dans sa boîte de liège. Cocteau fait ami-ami avec Anna de Noailles qui le traite en égal, et pire: il est reçu par la terrible comtesse Laure de Chevigné, née Sade, que Proust rêve de rencontrer et qui le snobe et le vilipendera en se retrouvant dans la Recherche sous les traits d'une certaine Oriane de Guermantes.

    Cocteau03.jpgTandis que Cocteau brille et folâtre, Proust sait déjà que pour lui ce qui lui reste de vie reviendra à "sacrifier son être réel, s'il veut se reconstruire par écrit". Dans la foulée, sa fascination pour Cocteau se transformera peu à peu en observation plus froide (dont il tirera le personnage assez secondaire qu'on sait dans la Recherche, surnommé "dans-les-choux"), voire en réprobation. Sans se brouiller jamais tout à fait, les deux écrivains vivront cette relation tissée de non-dits (sans compter les lettres volées à Cocteau) mais le cadet sera le premier vrai lecteur de Proust, plus lucide que le cher Gide et bien mal récompensé par la smala Gallimard. D'une certaine manière, Proust "tuera" symboliquement Cocteau, en le cannibalisant littérairement, avant de lui damer le pion socialement parlant dès son triomphe parisien et bientôt international.

    L'histoire de cette rivalité, magnifiquement documentée et racontée par Claude Arnaud, illustre aussi bien la relation sublimée, dépassant les feux de l'envie, que René Girard appelle la médiation externe, à laquelle Proust lui-même donne le meilleur commentaire: "Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l'infini, et, bien des siècles après que s'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial".

    Comme le montre aussi Claude Arnaud, l'auteur de La difficulté d'être, qui a probablement plus aimé "en réalité" que Proust en ses fantasmagoriques projections de souffreteux, est devenu plus grand de ne pas être aimé tout à fait en retour (à commencer par Radiguet) et de se voir snobé ou décrié littérairement en dépit de sa mue profonde. À juste titre, le biographe de Cocteau se dit lui-même plus libre, en tant qu'écrivain, dans la fréquentation littéraire de celui-ci que dans le flux à la fois envoûtant et paralysant, sinon vampirique, de la prose proustienne.

    Mais là encore, excluant par ailleurs la comparaison de deux oeuvres de dimensions inégales, la mise à distance de la médiation externe permet de rendre à toutes deux  l'admiration bien proportionnée qu'elles méritent, faisant leurs abysses respectifs plus habitables...

    Claude Arnaud. Proust contre Cocteau. Grasset, 202p.   

    Pour mémoire: René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. in De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.