… Elle avait beau se trouver au pied du mur, comme qui dirait qu’elle faisait tapisserie dans sa robe sac, mais tout à coup il s’est passé quelque chose, je ne sais pas, la brise du soir, un rien de sensualité coulant du boulevard, et voilà qu’elle s’est mise à onduler, toute lascive et molle, sa robe s’est remplie d’airs, on y a vu à travers, on aurait dit qu’elle dansait avec son ombre claire, enfin quoi plus belle qu’elle à ce moment-là tu oublies…
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Carnets de JLK - Page 109
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Pour aller danser...
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Une tragédie ordinaire
Sur Le Passé, d'Ashgar Fahradi.
Il est certains films dont les qualités, qu'on pourrait dire simplement humaines, liées à l'émotion qu'ils suscitent à la ressaisie de situations dramatiques, voire tragiques, vont de pair avec l'élaboration d'une forme artistique accomplie, tant pour leur mise en scène que dans le travail des acteurs, et sans doute Le Passé, de l'Iranien Ashgar Fahradi, présenté au dernier festival de Cannes, en est-il un exemple des plus remarquables.
Ceux qui ont déjà vu Une séparation, qui décrocha l'Ours d'or du festival de Berlin en 2011 et fut admiré un peu partout dans le monde, se rappellent la première qualité d'Ashgar Fahradi, directeur d'acteurs dont l'extrême sensibilité se confirme dans Le Passé, en complicité parfaite avec d'admirables acteurs et un imagier de premier ordre.
Si l'opus précédent du réalisateur iranien se passait à Téhéran, dont le climat social était assez lancinant, Le passé se déroule en région parisienne où Marie (Béatrice Béjo, saisissante d'intensité à foucades et replis) vit avec sa fille Lucie (genre grande ado révoltée, qui porte un lourd secret et à laquelle Pauline Burlet prête son très beau visage et sa sensibilité vive)) avec son nouvel ami Samir (Tahar Rahim, dont l'immense talent s'est imposé dès Le prophète de Jacques Audiard), le fils de celui-ci et sa fille cadette à elle - deux rôles d'enfants incarnés à merveille par les petits Elyes Aguis et Jane Jestin.
Au début du film, après quatre ans de séparation, le mari de Marie, Ahmad (le cinéaste Ali Mosaffa, passé de l'autre côté de la caméra) débarque à Paris à la demande de sa femme qui désire régler une procédure de divorce relevant apparemment de la formalité. Or la situation que découvre Ahmad, reparti au pays après avoir vainement essayé de s'adapter à la vie française, se trouve plombée par un secret, voire plusieurs secrets, qui entourent le geste désespéré de la femme de Samir, plongée dans le coma depuis des mois. Passons sur les détails, même si tout dans ce film repose sur les détails parfois infimes qui changent souvent le cours de nos vies, et que le scénario travaille en finesse. D'aucuns, à ce propos, ont parlé de pesanteur ou de lenteur, mais il me semble que le refus de dynamiser artificiellement l'action, au profit des sentiments en jeu dans leur dévoilement progressif, donne justement sa force sans pathos à ce film d'amour scellé par le tragique le plus ordinaire.
Comme dans Une séparation, le regard porté sur ses personnages par le réalisateur, sans pesanteur accusatrice aucune, laisse entrevoir la part de responsabilité de chacun, jusqu'au plus innocent en apparence. Au latent sentiment de gâchis, qui pourrait se dégager de telles situations typiques des familles éclatées ou recomposées si banales de nos jours, s'oppose un effort de compréhension et de pacification, aux conséquences parfois imprévisibles, que poursuit ici l'ex de passage. Bref c'est un film à voir absolument que Le Passé, dont on ne sort pas bouleversé mais ému, touché, réellement interpellé...
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On the Rocks
… La question n’est pas de savoir s’il est plus élégant de patiner sur un iceberg ou sur un glacier de Terre de Feu : ce qui compte est le style qui s’y adapte à chaque fois, car tout dépend des surfaces taillées et du plus ou moins aigu des angles, tant que de la consistance cristalline de leurs biseaux - mais quelle griserie c’est à tout coup de toupiller imaginairement sur son glaçon à la pointe de ses lames tout en laissant couler en soi la chaleur ambrée de son treizième Coca-cognac…
Image : Philip Seelen -
Un Gatsby qui en jette
Dans une version baroque et kitschissime, Baz Luhrmann se montre moins infidèle à la lettre qu'on aurait pu le craindre...
L'adaptation cinématographique des grands textes littéraires est souvent décevante, et c'est un peu à reculons que nous allions assister ce soir à la projection de Gatsby le magnifique de Baz Luhrmann, mais une chronique de Sorj Chalandon, dans Le canard enchaîné, m'avait incliné à une curiosité qu'auraient pu décourager divers autres jugements très négatifs. Excès de paillettes et d'effets spéciaux, avais-je entendu dire, blockbuster hollywoodien tape-à-l'oeil noyant le récit au dam de tout romantisme. Bref à peu près ce que je déteste à l'ordinaire.
Or curieusement, c'est justement le summum de l'artifice qui m'a intéressé dans cette version frisant parfois le surréalisme dans le kitsch visuel, comparable au parti pris esthétique hyper-kitsch du Querelle de Jean Genet adapté par Rainer Werner Fassbinder, autre exemple d'une transposition paradoxalement très proche du texte en dépit de sa féerie plastique. Car les mots du texte de Fitzgerald traversent le film de part en part, sous la plume de Nick Carraway le narrateur.
Je comprends, cela va sans dire, la frustration de ceux qui s'attendaient à une adaptation plus "classique" du Great Gatsby, tant par le décor que par l'atmosphère de l'époque. En l'occurrence, cependant le "décor" numérique de New York et des châteaux, évoquant plus le Las Vegas d'un cocaïnomane que les demeures patriciennes de la côte Est, touche au rêve éveillé par sa grandiose folie autant que par l'hyperréalisme de BD des scènes misérabilistes, constituant une sorte d'objet en soi et ressortissant plus à la manipulations d'images virtuelles qu'au cinéma ordinaire, dans lequel s'inscrivent les protagonistes.
Cela étant, les personnages du drame sont bien là, physiquement présents et "dégageant" leur aura particulière, autant en ce qui concerne Jay Gatsby campé par le magistral Leonardo di Caprio, que l'adorable Daisy en son double rôle (Carey Mulligan) et le "narrateur" Nick Carraway (Tobey Maguire) dont la présence décentrée de témoin est bien rendue par un jeu distancié non dénué d'attention amicale.
Bref, la partie psychologique du drame reste assez bien cadrée dans les scènes de retrouvailles de Gatsby et Daisy, ou dans la confrontation des deux rivaux, et la fin du film, par-delà les assommantes cascades de voitures et autres zooms calamiteux sur Manhattan ou les étoiles filantes, rejoint le livre de Fitzgerald en douceur, non sans un filet d'émotion, par la seule vertu des mots. Après cela,on oubliera vite le film pour revenir au livre...
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Au piège du temps
À propos du dernier roman de Martin Suter
C'est un livre étrange et un peu fou, dégageant une sensation physique e t psychique de malaise et de curiosité mêlés, que le dernier roman de Martin Suter, intitulé Le Temps, le temps et modulant une réflexion apparemment abstraite à partir de faits apparemment concrets sur la nature du temps.
Lorsque Martin Suter était enfant, il recopia une comptine qu'il cite en épilogue et disant: "Le temps, le temps / il fait un long voyage, / il court il court / vers l'éternité".
Mais qu'est-ce au juste que le temps, dont on ne sache pas que même Marcel Proust l'ait rencontré ? Existe-t-il plus que Dieu dont on ne trouve pas le nom cité une seule fois dans la Recherche ? Le vieux Knupp est persuadé du contraire: il pense que le temps n'existe pas. Ce qui existe, selon lui, ce sont les modifications liées au passage des jours et des années, qu'il suffirait en somme de supprimer pour "tuer" le temps ou, plus exactement, afin de prouver que celui-ci n'existe pas.
Le prof octogénaire Knupp a élaboré sa théorie après la mort de sa femme, une vingtaine d'années plus tôt, à la suite d'un voyage en Afrique. L'événement, bonnement inconcevable pour ce personnage très organisé, l'a choqué au point qu'il en est venu, comme souvent cela arrive après les grands traumatismes qui nous font imaginer que l'événement n'est qu'un cauchemar, à reconstituer le monde environnant supprimant toutes les modifications apparentes, de la taille des arbres aux moindres objets constituant le décor de ce quartier petit-bourgeois propre-en-ordre où il se trouve que son vis-à-vis immédiat, un certain Peter Taler, a vécu à peu près le même drame, à cela près que sa femme à lui a été assassinée à sa porte.
Comme on s'en doute, les deux personnages seront amenés à se rencontrer, et d'abord parce que Peter Taler, de la fenêtre qu'il ne quitte plus depuis la fin tragique de sa femme, observe sans discontinuer le voisinage en quête du moindre indice pouvant se rapporter à l'assassin, et plus particulièrement le vieux Knupp qu'il a naturellement soupçonné malgré les dénégations de la police. Or ce qu'il va découvrir, c'est que le vieux Knupp l'épie lui aussi, et depuis assez de temps pour savoir, peut-être, ce qui s'est passé le jour du meurtre. Ce qui les rapproche est évidemment le fait qu'aucun des autres n'a "tourné la page", rejetant chacun à sa façon la réalité et son inscription dans le temps De fil en aiguille, Taler va se trouver engagé dans l'entreprise de plus en plus extravagante de Knupp, qui ne laisse d'intriguer et d'inquiéter le quartier... Dans la foulée, on pense à Bouvard et Pécuchet en suivant les menées des deux personnages à la fois grotesques et comiques, auxquels le romancier parvient à nous intéresser.
S'il démarre lentement et progresse au rythme des déambulations de nos deux barjos alémaniaques, ce roman singulier peut être lu comme une espèce de fable très suisse, à la fois par le climat sourdement oppressant dans lequel il se déroule - le quartier a quelque chose de terrifiant dans sa tranquillité menaçante, où tous s'observent en coin - et par la réflexion qu'il développe sur le refus de tout accroc dans la trame des jours, revenant à la fois au refus de la mort et, bien entendu, de la vie.
Comme dans Small World, premier de ses romans explorant le bord des gouffres physiques et psychiques de la maladie d'Alzheimer, Martin Suter parvient à capter l'attention du lecteur avec un art de conteur simplement magistral, jusqu'au dénouement rusé à souhait.
Martin Suter . Le Temps, le temps. Editions Bourgois, 354p.
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Ceux qui n'en reviennent pas
Celui qui en reste baba / Celle qui se sent dépassée / Ceux qui se cherchent une contenance / Celui qui a découvert ses limites de tolérance à l’odeur corporelle au bureau / Celle qui prétend qu’elle reconnaît une personne de couleur les yeux fermés dans l’autobus / Ceux qui spéculent sur l’au-delà / Celui qui reprend sa mise / Celle qui va pour présenter sa fille Agathe au concours de Miss Handicap / Ceux qui ont fait leur deuil de leur l’Opel Kadett restée sous une coulée de boue du Teufelhorn / Celui qui en revient à l’omnibus pedibus selon son expression de radinus / Celle qui a compris que des enfants ne lui permettraient pas de s’affirmer en tant que battante à la japonaise / Ceux qui ont renoncé à se faire exploser dans un grand magasin par simple nonchalance / Celui qui est stupéfait de constater la vitesse de dégradation d’un visage quand la méchanceté sévit / Celle qui a fait le tour de la Question et ne se gêne donc plus de prendre du poids et même d’en jouir, ah, ah / Ceux qui se mouchent dans leurs doigts avant de serrer la main du dentiste aux ongles douteux / Celui qui pose en slip minimum dans le bulletin des Body Builders du quartier des Oiseaux / Celle qui est jalouse de son cousin Paul dont le magazine Je m’occupe fait l’éloge à propos de son élevage de ragondins / Ceux qui font le poing dans leur poche revolver / Celui qui gît sous le coup que Morphée lui a assené en plein débat sur le développement durable / Celle qui boit les paroles du diacre dont la ressemblance avec George Clooney diffuse une sorte de parfum de café subliminal / Celui qui vainc les forces du Mal en bombant le torse / Celle qui vainc les forces du Mal en fronçant le sourcil / Ceux qui ont vaincu les forces du Mal en leur jeunesse scoute et qui les reçoivent maintenant à goûter, eh eh / Celui qui dit que la modiste travaille du chapeau / Celle qui opine du chef et parfois du sous-chef / Celles qui font l’amour avec leur piano à queue mais au figuré s’entend / Celui qui change de nom la nuit / Celle qui demande à Pablo de l’étonner et qui se fait larguer dans la foulée / Ceux qui constatent que plus rien n’est comme avant et se demandent : et après ?, etc
Image :Philip Seelen. -
Le chorus géant d'Alain Gerber
Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.
L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".
On est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !
De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.
Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.
C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.
Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.
Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.
Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.
Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p. -
Cingria clochard cosmique
La nouvelle édition critique des Oeuvres complètes du génial Charles-Albert inspire même les pédants !
Charles-Albert Cingria (1883-1954) est un immense écrivain mineur qui ne sera jamais lu par plus de mille lecteurs. Mais ceux-ci font des petits et l’œuvre, pas toujours facile d’accès, continue de susciter le même émerveillement candide ou savant.
La légende de l’extravagant personnage, charriant mille anecdotes savoureuses, conserve son aura. Georges Haldas nous le décrivait pionçant sur des sacs de sucre à la gare de Cornavin ou lavant ses caleçons dans le Rhône; un autre ami l’a vu traverser la pelouse de l’éditeur Mermod et rejoindre la compagnie très chic en beau costume, prêté par ses hôtes, non sans traverser le bassin aux nénuphars. On en aurait comme ça des sacs !
Vélocipédiste savant sillonnant l’Europe, d’Ouchy à Sienne ou de Genève à Paris, en passant par le Maroc et la Provence, avec sa petite valise aux manuscrits, son béret basque, ses boîtes de cachous (pour les enfants) et ses pantalons golf, Cingria fut le plus atypique des écrivains issus de Suisse romande. Pittoresque et bien plus, ce fils de famille cosmopolite (Turco-polonaise et genevoise d’assimilation) d’abord aisée et ensuite ruinée, ne gagna jamais sa pitance qu’en écrivant. Des tables l’accueillaient un peu partout pour le sustenter et bénéficier de ses sublimes improvisations de conteur. Il vécut souvent à la limite de la misère, humilié par les bourgeois (et plus encore les bourgeoises) qui lui supposaient par ailleurs des mœurs douteuses. Un épisode pédérastique anodin - de jeunes voyous pelotés sur une plage - lui valut ainsi un bref séjour dans les prisons de Mussolini. Mais la sublimation radieuse, autant que l’alcool (certains le disaient « toujours ivre ») remplacèrent sûrement la vie affective et sexuelle de cet homme très pansu à tête de forçat dont l’œuvre, pourtant extrêmement poreuse et sensible, est pure de toute psychologie sentimentale.
Or Cingria, autre paradoxe, s’est acquis des lectrices fanatiques, séduites par sa façon prodigieuse d’enluminer le monde, à l’écart des embrouilles politiques et de la platitude quotidienne. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs joué un rôle décisif dans le rassemblement d’une œuvre énorme mais longtemps éparpillée en une constellation de revues et journaux.
À relever alors: que ses écrits follement originaux, lumineusement profonds, furieusement toniques, mais aussi précieux, voire parfois abscons, n’ont jamais cessé d’être lus depuis la mort de l’écrivain. De nouvelles générations d’amateurs et de commentateurs se bousculent ainsi au portillon du paradis poétique de celui qu’on appelle familièrement Charles-Albert, comme Rousseau est appelé Jean-Jacques.
Les deux premiers (énormes) volumes de l’édition critique des Œuvres complètes, qui en comptera sept , viennent de paraître sous couverture bleue à motifs dorés, témoignant de ce persistant et joyeux intérêt. On pouvait craindre, comme avec Ramuz, que les « spécialistes» asphyxient le texte sous leurs commentaires pédants ou jargonnants. Mais ce Gulliver, loin d’être bridé par les Lilliputiens universitaires, les inspire au contraire !
À la première édition «safran» en 18 volumes, dirigée par Pierre Olivier Walzer et suivant l’ordre chronologique des parutions, succède ici une édition critique qui a le grand avantage, après le désastre ramuzien, de placer les gloses, souvent bienvenues d’ailleurs, après les textes. De nombreux inédits intéressants, des notes de pas de page souvent utiles, des descriptions «génétiques» également éclairantes donnent son sens à l’entreprise. Chaperonnée par la très diligente Maryke de Courten, introduite avec brio malicieux par Michel Delon, l’édition suit un classement parfois discutable mais en somme ingénieux et conforme à l’esprit kaléidoscopique et buissonnant de Charles-Albert, dûment expliqué par la vestale du Temple que figure Doris Jakubec.
Une constellation d 'hommage persillés
«Ah, sacré Charles-Albert !», s’exclame le jeune écrivain et lettreux vaudois Daniel Vuataz, 26 ans, qui vient de décrocher sa licence avec une étude consacrée à la légendaire Gazette littéraire de Frank Jotterand. Simultanément, le lascar a conçu et dirigé un triple numéro de la revue lausannoise Le Persil, fondée par Marius Daniel Popescu.
48 pages sur papier pelure grand format, réunissant des inédits, une iconographie formidable et des textes d’auteurs reconnus (comme Philippe Jaccottet, François Debluë ou Corinne Desarzens, notamment) ou de la génération de Daniel Vuataz, aux tons très divers et répondant éloquemment à la question-titre : «Pourquoi faut-il relire Charles-Albert Cingria ?».
Après divers autres hommages «historiques», dès la mort de l’écrivain (la fameuse Couronne de la N.R.F., chez Gallimard, en 1955), deux petits livres également épatants viennent de paraître chez Infolio, sous la direction de Patrick Amstutz: Florides helvètes de Charles-Albert Cingria, par Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris, fourmillant de notations pertinentes; et un recueil d’hommages intitulé Cippe à Charles-Albert Cingria, d’excellent niveau lui aussi.
Charles-Albert Cingria. Œuvres complètes, Vol. 1 et 2. L’Age d’Homme, 2012.
Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris. Florides helvètes de Charles-Albert Cingria. InFolio, coll. Le Cippe, 109p.
Cippe à Charles-Albert Cingria, InFolio, Le Cippe, 118.
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Ramuz classique en toute jeunesse
Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.
Les portraits du vivant de Ramuz nous le montrent sous un visage austère. Il a l’air bien grave, Monsieur Ramuz, sur les photos. Pas le genre bohème ou romantique, même en sa jeunesse, d’un Rimbaud ou d’un Blaise Cendrars, le grand voyageur qui fait rêver les adolescents. L’air digne, Ramuz n’a rien d’une « icône » de la littérature, comme on le dit aujourd’hui. Son apparence est d’un homme de lettres posé, non sans élégance avec sa cape noire, l’air un peu démodé. Et pourtant Ramuz reste d’aujourd’hui. Du « profond aujourd’hui», pour citer encore Cendrars. D’un présent qui traverse les siècles par son humanité et son verbe toujours frais, comme une herbe matinale ou l’eau d’un lac de montagne. La nature est d’ailleurs un élément fondamental de son œuvre, et c’est important aujourd’hui que notre terre est menacée. Après Jean-Jacques Rousseau, Ramuz est en effet un grand poète de la nature. Il consacre des pages magnifiques à ce qu’il voit de sa fenêtre : le lac et les montagnes, les vignes et les champs de blé, mais aussi à ce que l’homme tire des vignes et des champs de blé : le vin et le pain. L’homme de Ramuz fait partie de la nature, au sens le plus large, bien enraciné dans le pays qui est le sien, et qui déborde sur le cosmos.
Entre le lac et le soleil, la terre est travaillée par l’homme, comme il en a été de tout temps et partout. Or, les personnages de Ramuz, même vivant à la campagne ou à la montagne, nous touchent au cœur par les drames qu’ils vivent, comme les ont vécu les hommes de tous les temps et de tous les lieux de la terre. Aline, jeune femme engrossée par un fils de notable et ensuite abandonnée, pourrait être chilienne ou chinoise. Jean-Luc, montagnard trompé par sa femme, pourrait être russe ou sicilien. Le martyre vécu par le petit chien, que les bergers alpins laissent crever sans pitié dans une faille de rocher, dans la nouvelle bouleversante intitulée Mousse, pourrait être aussi mal traité par des bergers grecs de l’Antiquité, de même que le martyre vécu par le vieux cheval battu, dans Le cheval du seautier, est le même que celui dont parle, dans Kholst Mer, le romancier russe Léon Tolstoï. C’est en cela que Ramuz est de partout et de tout temps. A quoi s’ajoute la musique d’une langue nouvelle.
C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…
Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.
Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète.
Salut à beaucoup de personnages
Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.
Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien, fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.
Le montagnard Jean-Luc Robille, protagoniste de Jean-Luc persécuté, troisième roman de Ramuz paru en 1908, est également une figure de victime dont le cœur simple et bon contraste avec la fourberie moqueuse de sa femme, qui paie avec son enfant le prix de sa trahison.
Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.
Or, ce que Ramuz a vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’ Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».
« L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…
Un terrien au bord du ciel
Ramuz détestait les bourgeois encaqués dans leur confort, sans céder pour autant aux sirènes des idéologies de son époque, nazisme ou communisme. Il fut un grand romancier des destinées individuelles dans ses cinq premier romans, avant une mutation marquée par la publication d’ Adieu à beaucoup de personnages, en 1914. Par la suite, ses romans évoluèrent vers de grands évocations «épiques », selon son expression, à la fois poétiques et traversés par de grandes question touchant à la condition humaine. Les personnages y seront moins des individus auxquels nous nous identifions que des « types », et l’écrivain y « creuse » plus qu’il n’étend son territoire, tournant décidément le dos à la ville.
La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…
(Ce texte a paru dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy)
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Ceux qui élèvent le débat
Celui qui rêve d'une nouvelle alliance entre les vivants et le vivant / Celle qui se relève en chantonnant avant de faire un doigt d'honneur à l'évangéliste en Mercedes /Ceux qui estiment que tout ce qui a été tordu peut être redressé / Celui qui se rappele "le monde merveilleux des métamorphoses qu'invente la féerie de l'enfance et que l'adulte dédaigne d'explorer pour le refouler en fantasmes morbides dont il s'empoisonne l'existence" / Celle qui renonce à dire que la vie est sacrée pour affirmer qu'elle est bien belle et bonne à vivre / Ceux qui récusent "l'art funeste d'étouffer la nature" que désignait Diderot / Celui qui recommande la tolérance pour toutes les opinions et l'intolérance pour tout acte inhumain / Celle qui se sent mieux dans les brasseries que dans les temples et les cabinets de psys / Ceux qui s'opposent à toute forme de mutilation prétendue sacrée et à toute mise à mort sacerdotale des bêtes / Celle qui rappelle le geste de la poétesse Qurrati 'l-Ayn appelant dans la Perse de 1848 les femmes à se libérer du tchador et de la tyrannie masculine / Ceux qui constatent que le sacré est trop souvent l'alibi de la barbarie / Celui qui peine à croire en aucun âge d'or de l'humanité même si les cueilleurs du magdalénien se la coulaient plus douce que les mineurs du Katanga ou les paysans chinois / Celle qui te fait valoir les dernières découvertes de la paléontologie selon lesquelles l'exhumation des squelettes aurignaciens ou magdaléniens ne laisse point apparaître de crânes fracassés à coups de battes de base-ball ou de poitrines percées au sabre de Ninja / Ceux qui revendiquent l'acception première du terme de religio exprimant un sentiment de fusion entre les éléments inséparables du vivant genre tes meufs et les autres gazelles / Celui qui lisait Alain à dix-huit ans et rajeunit tout soudain en relisant dans Propos sur le bonheur que "nous sommes empoisonnés de religion" et qu'"il faut prêcehr sur la vie, non sur la mort; répandre l'espoir, non la crainte; et cultiver en commun la joie,vrai trésor humain" / Celle qui enjoint ses enfants de ne point se comparer aux autres au motif que chacun est unique / Ceux qui reconnaissent avec Raoul le Belge "qu'il n'y a que la volonté de vivre pour dissoudre ce qui la nie", et.
Peinture: Robert Indermaur.
(Cette liste fait partiellement écho à la lecture de l'essai de Raoul Vaneigem intitulé De l'inhumanité de la religion, paru en 2000 chez Denoël)
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Ceux qui assument leur part animale
Celui qui progresse de branche en branche / Celle qui se sent personnellement regardée par l'axolotl / Ceux qui se verraient bien renaître en panda convivial / Celui qui capte le message de la reine des abeilles / Celle qui se sent proche de l'esprit du lamantin / Ceux qui échangent avec le poisson-lune / Celui qui a traqué l'Apollon dans les Monts des Géants avant l'extinction de sa race du fait de l'anéantissement de sa plante nourricière / Celle qui retire son béret en lisant l'inscription à l'encre dorée sur le parchemin: Le papillon Sans Souci / Salue l'Oiseau Zeitvorbei (en clair: l'Oiseau à côté duquel le temps passe sans le toucher) / Celui qui sait dans le champ succulent des colonies de chenilles voraces / Celle qui compare la sauterelle à un épileptique à ressort / Ceux qui font hennir leur hippogryphe / Celui qui amorce son hivernage au sein de Dame Nature / Celle qui sait par sa mère l'alphabet du chardon / Ceux qui recommandent au bonobo les bilobas de Bilbao / Celui qui envoie une caisse de figues au babouin gourmand / Celle qui prétend avoir une âme chrétienne de même que la tortue et le toucan réclamant le baptême / Ceux qui nagent dans l'eau de lune tandis que rampe le légionnaire mal rasé / Celui qui se la joue Bombyx de la ronce en posture d'anneau du diable / Celle qui fait toujours un effet boeuf à la réu des poules bouillies / Ceux qui allument la salamandre asturienne / Celui qui milite contre la cuisson à froid des poulets de l'espace / Celle qui rêve de s'installer dans le sous-sol de l'aquarium chauffé selon les normes / Ceux qui bourdonnent autour du cognassier tels des hannetons épargnés par le DDT / Celui qui se rappelle à la vue de Philippe Sollers (l'écrivain) à la télé que la paon est l'oiseau symbolique de mai / Celle qui a toujours évité d'irriter le vison et d'inquiéter le bison / Ceux qui surveillent les essaims en espérant la mise en examen de la présidente du FMI qu'ils estiment une butineuse ingérable / Celui qui sait que l'épaule gauche du mouton est plus tendre au motif qu'elle travaille moins / Celle qui promène son homard que son psy consulte sur la profondeur des gouffres à l'aplomb du Cap Nerval / Ceux qui se rappellent le proverbe bantou conseillant de ne point atteler la charrue à la poétesse languide, etc.
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Ceux qui reluquent
Celui qui se prend dans l'oeil un jet de salive possiblement contaminée vu qu'il mate le site grave de Webcamworld.com / Celle qui veut absolument savoir dans quelle tenue Arielle Dombasle se met au lit le vendredi soir / Ceux qui matent faute de pouvoir mater le matou / Celui qui constate que l'indiscrétion mondialisée coïncide avec l'indifférence globalisée / Celle qui va aux rensigements sur Facebook en sorte de nourrir ses rêveries de fin d'après-midi / Ceux qui se flagellent après chaque séance de voyeurisme et ça maman c'est le plan géant / Celui qui estime que l'exhibitionnisme n'est pas un humanisme au sens existentialiste forgé à l'époque des caveaux de Saint Germain-des-Prés où des femmes nues dansaient sur les tables en tout cas c'est ce qu'on dit / Celle qui se prénomme Margot et n'a pas de chat ni de corsage ni de gougoutte mais un compte au Crédit lyonnais qu'elle alimente avec son salon de Grenoble à l'hygiène garantie / Ceux qui sont gais par nature et trouvent naturellement contre nature les gays qui font la gueule / Celui qui pense que l'amour dit romantique est contre nature au contraire des caresses de certains chimpanzés pratiquant la relation de tendresse genre vieux amants / Celle qui s'est demandé que faire lorsque son fils Rachid est venu au monde avec deux zobs alors que le père présumé avait rejoint les brigades du Jihad / Ceux qui veulent la peau du père Anselme au motif qu'il confesse les vierges à vue / Celui qui classe la curiosité au rang des péchés majeurs méritant un max de pénitence genre fouet à neuf queues / Celle qui montre tout à ses hommes mais pas en même temps / Ceux qui se font masser à l'oeil / Celui qui prétend que Dieu voit tout ce qui explique les tsunamis et autres séquelles de Sa Colère / Celle qui dénonce sa cousine effrontée à l'imam absolument opposé à la révélation publique des lèvres inférieures féminines / Ceux qui obligent leurs épouses à se baigner en anoracks avec passe-montagne et piolet contre les voyeurs obsédés / Celui qui fouette sa femme lui demandant d'allumer une bougie pendant l'Acte et gare si leur premier fils est une fille / Ceux qui ont vu le Surmoi calviniste pénétrer dans la boîte par la porte de derrière et faire ça comme je vous dis pas / Celui que scandalise le comportement inapproprié des amants sur la plage déserte qu'il observe à la longue-vue / Celle qui se fait empaler dans la boîte libertine en s'attendant à ce que ça jase demain mais faut assumer n'est-ce pas / Ceux qui se rincent l'oeil à l'eau de source en rappelant la Parole selon laquelle tout est pur à ceux qui sont purs, etc.
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Le mec super sympa, quoi...
À propos de Polémiques
de Benoît Duteurtre
On rit pas mal à la lecture des Polémiques de Benoît Duteurtre, dont la vivacité critique, féroce et joyeuse à la fois, procède d'un jugement en somme aussi sain que sérieux. Les uns le trouveront trop à droite, et les autres trop à gauche, alors qu'il est essentiellement benoît, c'est à savoir plutôt doux et bon, mais bon comme le scout et refusant donc d'être poire. Très Français, comme nous autres francophones (éventuellement francophiles) nous les aimons, il échappe en tout cas à un travers également très français qui est de ne connaître en logique et dans le choix des couleurs que le noir et le blanc, la gauche et la droite exclusives, le Bien et le Mal, la Réaction et le Progrès, sans nuances et détails intermédiaires, bref l'esprit tout binaire et cartésien dans le sens le plus étroit. En outre, à l'ère des spécialistes en presque rien, il est généraliste en un peu tout et surtout: en écrivain.
De fait, qu'il s'en prenne à la terreur "sympa" des vélos zigzaguant sur les trottoirs avec l'arrogance des purs, à l'invasion des "soirées foot" sur les chaînes de radio aux mêmes heures, à la marche triomphale des nouvelles poussettes à fronts de béliers ou de tanks dans les établissements ou les transports publics, à la sanctification de l'Enfant-Roi ou de la Mère sacrificielle, à l'optimisme obligatoire ou à la convivialité forcée, à tous les nouveaux lieux communs du politiquement correct ou du moralement inapproprié, à la diplomatie du bien ou à la culture du zapping, au dénigrement masochiste de la France par les Français, au culte si confortable de l'art-qui-dérange ou de l'artiste officiel "rebelle", Benoît Duteurtre oppose, en écrivain à substantifique moelle, un esprit critique fondé sur le bon sens (valeur absolument suspecte aux yeux d'une certaine intelligentsia), un goût de la contradiction à double tranchant qui se défie de tout ce qui semble aujourd'hui le plus convenu - du mariage pour tous au rejet sans débat du nucléaire -, avec des positions personnelles qui se distinguent des "postures" affichées par tant d'intellectuels de gauche ou de droite, caractérisées par l'insoumission à l'empire américain, le réalisme en politique, la défense de l'idée européenne de nation non assimilable à un chauvinisme, l'amour de la musique et de la peinture de Claude Monet, le rejet de tout terrorisme intellectuel ou spirituel et la redécouverte de notre passé non assimilable à un passéisme.
Ce que, pour ma part, j'apprécie particulièrement chez Benoît Duteurtre, c'est un certain ton enjoué qui ne cède jamais à la condescendance hargneuse ou méprisante de certains contempteurs de l'époque, sans omnitolérance pour autant; et puis il écrit clair et vif, ce qui ne gâche rien. Bref, en nettement moins teigneux, et moins radical aussi, qu'un Philippe Muray, non loin par l'esprit d'un Michel Houellebecq, c'est un chroniqueur de bonne compagnie que l'auteur de Polémiques, qui pense en romancier autant qu'en journaliste curieux de tout et en bon vivant cultivé, gentiment hédoniste et joliment libre d'esprit. Avec un grain de sel disons: le mec super sympa, quoi...
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Humour de saison
Notes de l'isba (36)
Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en mai, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval. D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby dont on parle beaucoup ces jours à cause du nouveau film et de Leonardo di Caprio qui y fait paraît-il merveille, mais c'est à voir encore: on jugera sur pièce.
Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".
Chaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe. Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion.
Et Dieu là-dedans... - Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge d'un an où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.
À ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours. C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses récentes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.
Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters. Et c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...
Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa.
Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard.
Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage.
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Ceux qui se prennent au sérieux
Celui qui pète plus haut que son Q.I. / Celle qui vous rapelle à tout moment qu'elle a le Coeur à Gauche / Ceux qui brandissent l'Enfant comme un argument-massue / Celui qui taxe d'homophobie tous ceux qui ne pensent pas comme lui / Celle qui pose à la rebelle en critiquant Poison de Dior pour son excès de fragrance luxe faisant insulte aux pays pauvres / Ceux qui prennent un air concerné quand ils évoquent "les banlieues" / Celui qui croit mieux comprendre la France d'en bas depuis qu'il a lu L'Entretien de Pierre Bourdieu où celui-ci explique comment parler à l'Ouvrier / Celle qui affirme que c'est un devoir de mémoire de voir le dernier film de Claude Lanzmann et d'en parler ensuite avec le "groupe" / Ceux qui taxent de communautaristes les chrétiens du Moyen-Orient qui se plaignent de persécutions / Celui qui ne plaisante pas avec "le sacré" / Celle qui prône l'écriture plurielle à ses "apprenants" déjà branchés Twitter et Meetic / Ceux qui t'expliquent que les détenus ont tout à apprendre aux écrivains bourges qui ont jamais buté ou suriné / Celui qui avoue à François Busnel que chaque nouveau livre lui est une souffrance malgré le crescendo de ses à-valoir / Celle qui te dit que ce que tu écris lui est in-sup-por-table au point que cela remet en question vos relations privilégiées sur Facebook à moins que tu ne fasses ton autocritique / Ceux qui estiment que la Mère est l'Avenir de la femme même simple porteuse / Celui qui a suspendu l'icône de l'éprouvete paternelle au-dessus de son lit / Celle qui prône l'adoption par Internet / Ceux qui exigent une justice d'exception pour confirmer la règle / Celui qui milite pour l'homologation de toute différence / Celle qui étudie le langage symbolique transgenre des gastéropodes de Champagne pouilleuse / Ceux qui luttent contre toute forme d'élitisme sauf en matière de performances sportives formatrices au niveau de la jeunesse nécessiteuse et de la solidarité publicitaire / Celui qui regarde les enfants de sa soeur de manière telle que leur cousine psychologue-conseil en soulève la question à la réu mensuelle de la famille recomposée / Celle qui constate que les albums de Bécassine pèchent au niveau de la prise de conscience citoyenne / Ceux qui voient en les rêves de Little Nemo une incitation aux fantasmes pédophiliques / Celui qui fait fouetter la mer dont les caresses lui semblent inappropriées eu égard à l'innocence des impubères même vêtus de caleçons de laine à mailles serrées / Celle qui pense avec M.Pickwick qu'il faut remettre l'alcool au service du Bien / Ceux dont l'éthique sent le vieil Armagnac, etc.
Peinture: Francis Bacon
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Le retour de Kilgore
Un nouveau roman-culte. Le Buzz de Mai 2013 ! Dans la lignée du grand Harry Quebert ! Après Yes we can !: I come !
Les chroniqueurs se ruent, les columnistes se précipitent, les émules médiatiques de Beigbeder et de Ruquier foncent comme des drones sur les supergondoles : le dernier Kilgore Trout est arrivé, qu’on se le dise ! Avant même que l’éditeur n’en verse le premier à-valoir on le savait : le nouveau roman post-new-clash de Kilgore Trout, digne pair de Thomas Pynchon, en mieux, sobrememt intitulé I come et représentant, sous forme de contrainte littéraire paraflegmatique et futurible, la rétrospection du Quichotte et d’Under the Volcano en version compactée, sera le Top des Tops à venir, relançant soudain la fascination d’une génération perdue et demie pour l’un des maîtres du mouvement de l’Enigmatique Existentielle incarné par les Salinger, Ducharme et autres Harry Quebert ! Comme se le rappellent les experts absolus du genre, tels Aube Lancemin du Nouvel Obs’ et Germinal Lemeur des Inrocks, Kilgore Trout, compagnon de Kurt Vonnegut au Vietnam (Our Bloody ‘Nam fut un hit du warrior-gonzo, chacun s’en souvient), a complètement renouvelé l’approche dite du Trou noir existentiel en instaurant sa pratique créative de la narration aléatoire à points de vue séquencés. Il n’est que de rappeler les succès californiens puis mondiaux de Fuck the Buck, paru en pulp à L.A. et encore proche du réalisme poétique d’un Charles Bukowski, et surtout l’apothéose de Back to the Mother’s Spidernest, dont Jim Harrison a pu dire qu’il marquait la conjonction de l’esprit des Grands Lacs et du souffle des Cités de la Nuit, pour imaginer l’événement multimondial que va représenter la parution simultanée, en 66 langues, d’ I Come, dont le seul titre fait d’ores et déjà figure de manifeste.
Portrait de Kilgore Trout, par R. LoBello.
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Ceux qui en ont
Celui qui coupe deux oreilles en matinée / Celle qui se jette sur le torero pour qu'il l'embroche elle aussi / Ceux qui se dressent sur les gradins comme un seul membre / Celui qui reproche au bétail son manque de ressort / Celle qui déplore le tonus de chewing-gum mâché (sic) du toro des Escobar / Ceux qui se disent ici pour l'art qui ne va pas sans mise à mort / Celui qui gratifie son adversaire loyal d'un tour de piste posthume / Celle qui note "silence et silence" à propos du Bolivien Bolivar / Ceux qui ne contestent point l'avis avec salut que la pluie a cependant noyés / Celui qui plante une banderille dans le cuir de son gendre social-démocrate athée / Celle qui estime que les pensionnaires de l'institut du Dr Schmid feront de bons sujets aux arènes de sang / Ceux qui se font traiter de fascistes au motif qu'ils sont contre ce carnage ignoble / Celui qui propose de remplacer les toros par des Roms nourris au grain / Celle qui trempe son napoléon à chaque mise à mort / Ceux qui offrent des balloches de toros à leurs mères appréciant les boucles d'oreilles originales / Celui qui estime que les arènes sous Sarko avaient plus de mordant / Celle qui s'offre au toro pour montrer qu'elle aussi en a / Ceux qui exigent une estocade citoyenne / Celui qui regrette que les bébés phoques soient interdits de corrida / Celle qui se fait couper les oreilles par solidarité / Ceux qui déplorent le manque de sens esthétique des petites natures qui ne voient pas la beauté du sang qui gicle sur les gorges immaculées des aficionadas / Celui qui gerbe dans le décolleté de la fille du Commandeur / Celle qui se fait encorner par le motard andalou / Ceux qui en reviennent au tennis de table. etc.
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Ceux qui gèrent les déchets
Celui qui lance l’Opération J’Adopte un Déchet / Celle qui adopte un préservatif abandonné sur la plage par ses parents et le ramène dans son studio sécurisé de Port Nature pour lui lire un conte rassurant / Ceux qui ramènent les crottes de chiens à leurs proprios qu’ils tancent de surcroît / Celui qui vient ramasser sa femme beurrée à la sortie de la boîte échangiste Glamour où il n’est pas le bienvenu à cause de son pied-bot / Celle qui trie les crachats de son Jules pleurétique et néanmoins docteur en psychologie / Ceux qui foutent la belle-mère acariâtre dans le dévaloir mais avec le dernier numéro de Charlie-Hebdo - pas croire qu’on est des rats et qu’elle n’aura rien à lire dans le container / Celui qui fait les boutiques de l’Hyper U pour garnir les vitrines de sa boutique de Trash Déco très prisée des nouveaux riches snobs russes / Celle qui se dilacère la peau des fesses dans le massif d’agaves au motif qu’elle entendait faire ça selon l’état de nature enfin tu connais Marie-Chantal / Ceux qui constatent que les observations de Michel Houellebecq sur la nouvelle population échangiste de Port Nature frisent aujourd’hui l’obsolète / Celui qui souligne au Caran d’Ache 2B la sentence de Céline selon lequel « c’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur » non sans se demander s’il est juste d’en laisser si peu aux femmes avec lesquelles ça craint quand même pas mal parfois / Celle qui se sent très chien par rapport aux propos gentils que le misanthrope de Meudon réserve à ses clebs / Ceux qui ne sont au bord de la mer que pour la mer / Celui qui réécoute pour la millième fois la Supplique pour être enterré à la plage de Sète même s’il sait que Brassens repose dans un caveau tout ce qu’il y a de bourgeois / Celle qui n’est pas d’accord avec Destouches quand il affirme que «la rue des Hommes est à sens unique» puisqu’on peut la suivre à double sens et même plus si affinités / Ceux qui font les bravaches en citant Céline selon lequel tout homme n’est « après tout que de la pourriture en suspens » et qui se retrouvent devant leur père mourant et qui craquent alors comme Destouches devant un chat crevé / Celui qui se trouve en somme monstrueux tant il est resté gentil au milieu des hyènes et des loups / Celle qui est méchante pour cela seulement (croit-on) qu’elle en bave alors qu’elle devient pire quand les autres en bavent à cause d’elle / Ceux qui croient avoir perdu leur jeunesse faute de savoir y faire alors que c’est ça justement qui la rend si sympa / Celui qui fait le compte des occasions perdues et se dit aujourd’hui tout ça de gagné / Celle qui convoque ses amants malheureux pour un goûter d’excuses / Ceux qui s’excusent de l’avoir mal descendu (l’escalier) avant de l’achever (la pianiste), etc.
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Ceux qui tombent à l'eau mais quoi
Celui qui gère l'amour aveugle par SMS / Celle qui se fait faire un lifting neuronal / Ceux qui affirment que Nabilla gagne à être connue en tout cas de loin / Celui qui recycle le proverbe indien selon lequel la Terre ne nous appartient pas mais nous est prêtée par nos kids / Celle qui pense avec saint Thomas dit l'Aquinate que ce qu'on retranche à la perfection de la créature est retranché à celle du Créateur / Ceux qui estiment que l'écriture entretien notre intimité avec l'infini comme l'écrit le romancier Frédéric Jaccaud à la page 291 de La Nuit / Celui qui relit un Petzi entre deux chapitres variment durs durs de La Nuit / Celle qui flatte la bosse du fondé de pouvoir / Ceux qui se poilent à la lecture de La Nuit tant l'humour noir y fait florès/ Celui qui est sensible au comique des situations même en cas de décès / Celle qui pouffe au dam de la dame aveugle / Ceux qui reluquent par le vasistas pour compléter leur vision des choses limite pessimiste appelant pourtant la conclusion classique qu'"on peut vivre avec ça". / Celui que plus rien ne dérange sur sa gondole de collection que le pissat du commun n'atteint point / Celle qui écope d’une rallonge de peine de cœur et ça ça fait mal / Ceux qui ne sont pas morts à Venise mais à Bruges par eaux basses / Celui qu’on recherche pour ses bons mots assez rares en Finlande septentrionale / Celle qui coupe le son des rires enregistrés / Ceux qui se programment pour rire de tout et en meurent à la fin comme c’est marqué dans L’Ecclésiaste / Celui qui a toujours le mot pour fuir / Celle qui rit jaune au Kebab de la COOP de Tromso / Ceux qui sont tellement marrants qu’on les invite à l’émission Positivons ! / Celui qui se marre tant que c’en devient drôle / Celle qui a une formidable réserve de blagues australiennes mais aucune mémoire hélas / Ceux qui ont le désespoir sémillant / Celui qui à tous les humoristes préfère encore Desproges qui en est mort hélas encore jeune / Celle qui montre ce matin certaine alacrité dans l’hilarité eh / Ceux qui ont vraiment de l’esprit, admet le Recteur de la fac de théologie protestante en s'esclaffant platoniquement / Celui qui se ronge les oncles / Celle qui inspecte l’état de la dentition des hôtesses du Transsibérien dites provodnitsy / Ceux qui se filent des tuyaux en matière de création littéraire à conduite assistée genre turbo sieste / Celui qui lit Descartes en écoutant Autechre au fond de la salle de lecture entre deux clopes / Celle qui se rappelle la plupart des mélodies du musical Mary Poppers / Ceux qui aiment les farces qui finissent mal genre un accident est vite arrivé sur le Grand Huit dont ils viennent d’entamer la descente d’enfer / Celui qui se rit de sa propre mort et elle aussi vu que ça se passe dans un roman genre La Nuit / Celle qui avait noté ses dernières volontés par écrit mais le tsunami a tout effacé et son soulier qu’on a retrouvé reste muet / Ceux qui ont horreur des jeux de mots mais se lâchent quand Nabilla tombe à l'eau, non mais allo quoi, etc.
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Ceux qui hantent l'Hyper U
Celui qui est tout slogan / Celle qui a intégré l'ordonnancement des têtes de gondoles / Ceux qui délivrent démocratiquement les messages promotionnels au peuple client / Celui qui gère la vidéosurveillance des cabines d'essayage / Celle qui empoche des lames de rasoir / Ceux qui se signent machinalement à la vue du Logotype / Celui que l'accès libre au dédale des objets a fait devenir un Sujet responsable - ou tout comme / Celle qui se sent conditionnée à l'instar des produits / Ceux qui approchent les phytoconcentrés avec l'impression de revenir quelque part à la nature / Celui qui soupèse le pack Petit Budjet avec circonspection / Celle qui en pince pour le fil de fer à prix cassé du rayon jardinage / Ceux qui ont oublié les jumeaux derrière les surgelés / Celui qui double ses réserves de mai 2013 à cause de la Syrie et de l'Iran / Celle qui estime avec la lucidité typiquement inappropriée de la doctorante en philo que ce lieu de consommation consomme l'aliénation de l'individu en tant que tel / Ceux qui saluent Raymond Poulidor au rayon Cycles où il parle volontiers de la Petite Reine en signant son livre de mémoires écrit de sa propre main précise-t-il / Celui qui va chercher à l'Accueil le ballon offert à toute souscription de plus de 55 euros / Celle qui consomme même quand elle se retient / Ceux qui révèlent à la caissière sétoise que la peur de manquer les étreint parfois et que c'est pourquoi ils achètent autant / Celui qui fait un zoom sur le lait fermenté au pruneau et constate alors qu'il faut compter avec des adjonctions d'amidon de manioc et de l'épaississant par carraghénanes / Celle qui se paie la compil de chanteurs français à 5 euros pour Si tu t'imagines de Juliette Greco à laquelle Mouloudji répond Un jour tu verras / Ceux qui alertent le vigile en constatant un vol de gerfauts / Celui qui compare le Grand Magase à un krach médiéval assiégé de l'intérieur / Celle qui a repéré la caméra surveillant les viandes chevalines / Ceux qui discernent dans les mots merci de votre visite les mots désir mort vice évité, etc.
(Cette liste résulte du pillage délibéré du magasin de mots ouvert par Emile Dajan, alias Jean Daniel Dupuy, à l'enseigne de son dernier opus Zoneapolis, paru aux éditions Appendices, non encore disponible dans l'Hyper U d'Agde et environs mais tout mal peut se réparer) -
Ceux qui se défoulent
Celui qui mord la ligne blanche et recrache les morceaux dans l'ambulance / Celle qui applique le nouveau code de dépilation à sa chatte et à son hamster Turelure / Ceux qui copulent dans l'ascenseur si prude qu'il en tombe en panne / Celui qui est largué par celle qui en a marre / Celle qui joue la fée Clochette dans la boîte SM où Peter lui fait panpan / Ceux qui ont le plaisir morne / Celui qui n’en peut plus d’avoir l’air content / Celle qui stresse dans son body super serré / Ceux que leur vertu protège (croient-ils) telle l'Armure du Chevalier Blanc / Celui qui cherche ses mots au guichet des objets trouvés / Celle qui remonte le cours des années sans rajeunir / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant / Celui qui cherche vainement le charme de l’hôtel éponyme / Celle que déprime la vision des larves en relation dite ouverte / Ceux qui se baignent à la source des larmes / Celui qui vide son sac avec l'eau du bain / Celle qui se fait une place au soleil en restant dans la lune / Ceux qui confessent leurs travers de porcs / Celui qui traverse au rouge et se fait renverser par un camion puis se retrouve au pavillon de traumatologie où il rencontre l’anesthésiste de ses rêves - comme quoi / Celle qui fait contre mauvaise fortune bon beurre / Ceux qui remontent la pente à la force du regret / Celui qui affirme que la Nature a un sens caché par les fougères / Celle qui adhère au Groupe de Conscience sans y penser/ Ceux qui se lavent le cerveau dans la fontaine de jouvence, etc.
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Châteaux en enfance
On voit toujours d’inimaginables châteaux de sable le long des rivages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice qui caractérise la première enfance et la part artiste de chacun. N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire un château de rêve d’un tas de sable de rien du tout ? Est-il rien de plus bellement gratuit et de plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman, que le vent soufflera ce soir ?Le long des dunes, ce lundi 6 mai 2013.
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Parrains & Poulains
Le Salon du livre et de la presse de Genève s'est achevé ce dimanche 5 mai, marqué par quelques belles initiatives et autres recentrages de bon aloi, autour du livre. Très belle opération mise sur pied par Isabelle Falconnier et son équipe: la première édition des 5 tandems littéraires réunis à l'enseigne de Parrains & Poulains, qui a donné lieu à des rencontres suivies entre les 10 écrivains invités, 5 films et une brochure réunissant des entretiens, témoignages et autres professions de foi. Grand merci à la Présidente du Salon et, aussi, à Pascal Schouwey pour sa modération très attentive et bienveillante des entretiens en public.
Cinq couples d’écrivains, formés chacun d’un écrivain expérimenté et d’un écrivain en début de carrière, dialogueront durant trois mois. But du projet : encourager la relève littéraire et la transmission du savoir-faire des écrivains. Comment favoriser la transmission dans le domaine de l’expérience d’écriture et du métier d’écrivain? Le Salon du livre et de la presse s’investit activement dans la vie littéraire de Suisse romande et apporte une réponse à ces questions essentielles à la dynamique culturelle suisse en lançant la première édition de son Projet Parrains&Poulains.
Les cinq couples sont formés de :
· Anne Cuneo et Quentin Mouron, 23 ans (auteur de « Au point d’effusion des égouts » et « Notre-Dame-de-la-Merci » Ed. Olivier Morattel)
· Jean-Louis Kuffer et Max Lobe, 26 ans (auteur de « 39, rue de Berne », Ed. Zoé)
· Jean-Michel Olivier et Isabelle Aeschlimann, 33 ans (auteure de « Un été de trop », Ed. Plaisir de Lire)
· Amélie Plume et Anne-Frédérique Rochat, 35 ans (auteure de « Accident de personne », Ed. Luce Wilquin)
· Daniel de Roulet et Aude Seigne, 27 ans (auteure de « Chroniques de l’occident nomade », Ed. Zoé)
Distribuée pendant le Salon du Livre, une publication est réalisée. Elle sera le témoin concret de la démarche. Des courts-métrages de présentation des couples d’écrivains seront diffusés tous les jours à 13h sur la Place suisse en présence des auteurs, suivis de discussions en présence d’un journaliste et de séances de dédicaces.
Éditorial
Le Projet Parrains&Poulains du Salon du livre et de la presse de Genève répond à deux missions: mettre en
lumière des écrivains romands en début de carrière dont nous estimons qu’ils ont un bel avenir devant eux d’une part, encourager, d’autre part, la transmission entre écrivains. L’écrivain est solitaire, par essence. Or, lorsqu’on a choisi de faire de l’écriture une activité essentielle de sa vie d’homme ou de femme, de nombreuses questions se posent: comment concilier vie familiale, vie professionnelle et vie d’artiste? Comment gagner sa vie avec l’écriture? Comment faire face à l’angoisse de la page blanche? Comment être lu? Qui mieux que des écrivains expérimentés, ayant trouvé leurs propres réponses à ces questions, pouvaient faire écho aux interrogations profondes de jeunes gens faisant ce pari fou de l’écriture, et parfois démunis devant les difficultés du métier d’écrivain?
Cinq auteurs confirmés, Anne Cuneo, Jean-Louis Kuffer, Jean-Michel Olivier, Amélie Plume et Daniel de Roulet , ont accepté de parrainer respectivement Quentin Mouton, Max Lobe, Isabelle Aeschlimann, Anne-Frédérique Rochat et Aude Seigne. Autant de personnalités riches, diverses et fortes qui se sont rencontrées à plusieurs reprises entre janvier et mai 2013, et ont généreusement rédigé pour cette présente publication un texte inédit sur le thème de «Le métier d’écrivain» pour les Parrains et, pour les Poulains, le récit d’une de leur rencontre.
Je les remercie pour l’énergie, l’empathie, la curiosité et l’inspiration dont ils ont fait preuve en se prêtant au jeu. Acteur à part entière de la scène culturelle suisse, le Salon du livre et de la presse de Genève est heureux de pouvoir ainsi contribuer à la création littéraire de notre pays.
Isabelle Falconnier , Présidente du Salon du livre et de la presse de Genève
Qu’est-ce qu’être écrivain?
L’écriture mode de vie
Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait
tout à fait vain. Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j’ai d’abord vécu les mots, si l’on peut dire, j’ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu’on peut éprouver devant l’étrangeté mystérieuse des mots, qui découle évidemment de l’énigme insondable de notre présence au monde. Entre cinq et sept ans, j’ai découvert l’extrême prodigalité du langage, de la langue et du vocabulaire en arpentant le labyrinthe enchanté du Nouveau Petit Larousse illustré hérité de mon grand-père paternel; puis, entre onze et treize ans, la lubie m’a pris d’apprendre par coeur des centaines et des milliers de vers contenus dans un Trésor de la poésie française hérité de mon père.
Ces expériences singulières ne m’auront pas empêché de vivre, alors, comme n’importe quel sauvageon des
abords forestiers et lacustres d’une ville suisse de moyenne importance, mais c’est par la langue française parigote que, parallèlement à la mémorisation de centaines de vers de Verlaine et Rimbaud, Torugo ou Baudelaire, entre tant d’autres, que j’ai découvert pour la première fois ce que peut être la langue d’un écrivain vivant en lisant San Antonio au dam de mes bons maîtres et maîtresses. Les «purs littéraires» feront peut-être la moue, mais ils ont tort. Les voies de la littérature sont pénétrables par de multiples accès, et la faconde rabelaisienne de San A en est une, comme l’aurait probablement reconnu un Audiberti.
J’aime assez, à ce propos, la distinction que fait ce magicien de la langue que fut Jacques Audiberti entre trois niveaux d’écriture que pratiqueraient respectivement, selon lui, l’écriveur, l’écrivant et l’écrivain. L’écriveur serait, ainsi, celui qui ne fait de la langue qu’un usage utilitaire, sans aucune recherche de forme ou de style, tel le localier rapportant un fait divers ou le policier dressant son rapport. L’écrivant, plus soucieux d’expression, serait l’historien composant sa chronique, l’avocat filant par écrit sa plaidoirie, ou le médecin rédigeant ses mémoires, étant entendu que certains écrivants (une Jacqueline de Romilly ou un Marc Fumaroli) peuvent surclasser maints présumés écrivains par leur style.
Or l’écrivain, justement, se distinguerait de l’écriveur ou de l’écrivant par un rapport quasiment charnel avec la langue, sur laquelle il exercerait comme un droit de cuissage. Un Rabelais, un Proust ou un Céline en seraient de bons exemples entre mille.
Ma propre pratique de l’écriture, cinquante ans durant, n’a cessé d’osciller entre l’activité de l’écrivant, engagé dans une carrière de journaliste et de chroniqueur littéraire, et celle d’un écrivain brassant les genres du journal intime ou extime, du roman et des nouvelles, dans une vingtaine de livres où l’écriture se veut libre de toute contrainte - chose impensable dans un quotidien de grand tirage... En simplifiant évidemment, s’agissant d’un métier aux tours variables et qui ne s’apprendront jamais entièrement en école ou en atelier, je dirais que le travail journalistique est essentiellement une technique, alors que l’écriture littéraire prétend à l’art. La première activité participe surtout, à mes yeux, de l’explication, alors que la seconde requiert bonnement l’implication.
Comme je lis autant que je vis, j’écris pour ainsi dire tout le temps. Et tout, du monde qui m’entoure, admirable ou détestable, me fait miel et substance. Après le terrible XXe siècle, et malgré certaine déprime, paradoxalement répandue dans les pays les plus nantis, ce que Blaise Cendrars appelait le «profond Aujourd’hui» reste à lire et à dire.
Notre époque incertaine, tout en mutation, peut-être difficile à vivre pour des écrivains «à l’ancienne», me semble unformidable terrain d’observation, appelant plus que jamais à la transmutation du tout-venant babélien en parole vive et en musique verbale usant de tous les instruments, jusqu’au blog, au rap ou au slam. Un grand effort critique est exigible de l’écrivain contre l’uniformisation des langues et des opinions, la déshumanisation et le nivellement liés au surnombre affolé, la fuite dans l’abrutissement ou l’avilissement, la prostitution d’un peu tout et la consommation - le culte de la puissance et de l’argent. À ces faces sombres s’oppose la face lumineuse d’une parole revivifiée. Par la littérature et la poésie, entre autres voies du coeur et de l’esprit, donner un sens à sa vie est encore possible, je crois.
C’est pourquoi j’écris.
Quand Max Lobe raconte une rencontre avec JLK
C’est au Buffet de la gare de Lausanne que nous nous sommes donné rendez-vous. JLK a du retard. Je bois un peu de rouge en observant une majestueuse peinture du Cervin sur une façade supérieure du restaurant.
JLK arrive finalement avec un quart d’heure de retard. Mon regard est accusateur. Gentiment, il me traite de Bünzli. Il chahute avec moi pour me saluer. On rigole, puis on commande un autre déci. Il sort de sa bandoulière deux DVD de cinéma africain. «Den Muso» de Souleymane Cissé et «Les yeux bleus de Yonta» de Flora Gomes. Il me les restitue.
- J’ai beaucoup aimé le dernier texte de tes Cahiers Bantous, il dit.
- Ah bon?! Lequel?
- Celui qui traite des enfants-sorciers. Il y a quelque chose. Il y a un noyau dans ton écriture. C’est quelque chose que l’on n’apprend nulle part. C’est inné. C’est comme ça.
Je suis flatté par tous ces compliments. Je suis surtout flatté lorsque mon parrain me dit qu’il croit que j’ai finalement trouvé ma tonalité, ma voix. Mon style comme d’aucuns diront.
- Tu vois que ce n’était pas idiot de te lancer dans l’écriture de ces cahiers bantous?
- Yep! C’était vraiment un bon conseil. Un vrai bon conseil de parrain.
- Ah, tu m’appelles maintenant «Parrain»?!
- Eh oui! On est maintenant en mode Parrain/Poulain, dis-je en rigolant.
Le programme Parrain/Poulain a réparti les tâches, les rôles, mais aussi les surnoms. Lui il est Parrain et moi, Poulain. Avant tout ça, moi j’aimais bien l’appeler Le Milou. Le vieux Milou!
En septembre de l’an dernier, nous avons eu l’opportunité de représenter le pays des Helvètes dans un très grand pays bantou, en l’occurrence le Congo. La très démocratique République du Congo. Nous étions à Lubumbashi, au Congrès des écrivains francophones, en marge du Sommet de la francophonie de Kinshasa. À l’aéroport international de Genève, alors que nous attendions l’avion de transit pour Rome, je lui avais dit:
- Et voici le début des aventures de Tintin et Milou au Congo.
- Qui est Tintin et qui est Milou? Avait-il demandé en s’étouffant de rire.
- Je suis Tintin, évidemment. Et toi, c’est Milou!
Je crois qu’il avait trouvé drôle mais également injuste que je l’accable de ce sobriquet franchement peu flatteur. Mais il ne s’en est jamais plaint. D’ailleurs pourquoi devrait-il s’en plaindre? La réalité de notre relation est bien plus profonde.
J’ai rencontré JLK il y a près de deux ans à Morges, au Livre sur les quais. Au Château, il modérait une table ronde à laquelle j’étais convié. Moi, j’avais profité des bons de consommation délivrés gratuitement aux auteurs pour me remplir la panse dans un bon restaurant de la place. La table ronde s’était peu à peu dissipée de mon coeur pour laisser toute la place à la gourmandise. Rien, même pas les discussions littéraires, ne semblait valoir le papet de ce jour-là. Comme résultat: j’avais eu trois quarts d’heure de retard. Et de dire qu’aujourd’hui JLK me traite de Bünzli. Depuis ce débat à Morges, je ne me suis plus jamais éloigné de JLK. Très vite, je lui ai présenté un projet d’écriture de roman. Quelques jours après, oui seulement quelques jours après, il avait déjà des choses à dire sur mon texte. On s’est rencontré ici, au Buffet de la gare de Lausanne où nous nous trouvons maintenant. Un, deux, trois décis de vin rouge de la région. Mille et une anecdotes et à un moment, il avait sorti une chemise où il avait pris soin de bien ranger mon manuscrit. Le texte était parsemé d’annotations. J’avais hâte d’écouter son verdict:
- Alors Max, me dit-il. J’ai lu ton tapuscrit. Je dois dire qu’il y a de la matière. Vraiment, on sent une voix. On
sent quelque chose. Oui, j’entends, on voit se dessiner les personnages, un univers. On voit germer une histoire.
- Et donc qu’est-ce que tu en penses?
- C’est impubliable en l’état. Voilà. C’est est un grand chantier..Il faudra bosser. C’est ça le secret: bosser. L’écriture c’est du sérieux, j’entends.
La balle était dans mon camp. C’était à prendre ou à laisser. J’ai pris, moi. En pays Bantou, les Milou n’ont pas d’importance. En revanche, le Parrain (là-bas appelé Tonton) est d’une importance singulière. Le Tonton conseille, dirige, aiguillonne, dépanne, mais aussi «sanctionne» sur un ton dur, sévère. Depuis notre rencontre, JLK joue parfaitement ce rôle de Tonton dans ma vie littéraire. Il conseille, fait de nombreuses propositions de lectures, attire l’attention sur les pièges de l’écriture, encourage, prend des nouvelles sur l’évolution de la création. Quitte à se fairedétester, il ne mâche pas ses mots. Si c’est mauvais, bah, il le dit. Si c’est bon, j’aurais peut-être droit à un autre déci.
Le serveur vient nous demander si on a déjà fait notre choix. Non, on lui dit. Il s’en va. Moi, je questionne JLK sur les films africains que je lui ai prêtés.
- J’ai adoré! J’en ferai d’ailleurs un papier dans mon blog. Yonta est un film magnifique. La joie de vivre, la beauté, l’élégance, la couleur...
Voilà, il a commencé à parler. Ce sera ça l’objet de notre parlote de ce soir. On va s’intéresser aux cinémas subsahariens. On va se couper la parole. On va se contredire. On va plaisanter. Bref, on va revoir le monde au travers de nos lentilles si différentes.
Max Lobe
Ils nous répondent...
- Quand et pourquoi avez-vous décidé que l’écriture tiendrait une place prépondérante dans votre vie?
JLK Le goût et la pratique personnelle régulière de l’écriture me sont venus vers la fin de l’adolescence, alors que j’étais passionné de lecture depuis mon enfance. J’ai commencé de tenir des carnets entre seize et vingt ans, en même temps que je tâtais du journalisme (mon premier article, écrit à quatorze ans, traitait de pacifisme...) et de la poésie, sous l’influence de René Char. Dès 1969, donc à vingt-deux ans, je me suis lancé dans la critique littéraire et suis devenu journaliste free-lance pendant treize ans. J’ai publié mon premier livre à L’Age d’Homme en 1973, qui tenait de l’autofiction poétique assez marquée par la lecture et l’écriture de Charles-Albert Cingria. L’écriture a été prépondérante dans ma vie et bien plus que sous l’aspectprofessionnel: comme choix existentiel.
ML Adolescent, j’écrivais déjà de petits textes. Mais j’étais très loin de m’imaginer que l’écriture prendrait une place importante dans ma vie. Ce n’est qu’en 2009 avec le prix de la Sorge de l’université de Lausanne que je me suis rendu compte que j’avais un regard, une langue et que je pouvais m’en servir pour m’exprimer.
- Qu’est-ce que ce choix a impliqué et implique dans votre vie?
JLK Ma position a toujours été décalée et solitaire, même quand je dirigeais la rubrique culturelle d’un quotidien à grand tirage. L’écriture, comme la lecture, constitue mon noyau vital. Mais un noyau qui voudrait rester sensible à tous les points de la circonférence. Concrètement, je ne me sens bien qu’en travaillant, au sens créateur: donc vivant, lisant, écrivant, rencontrant plein de gens et restant ouvert à toutes les expériences, jusqu’à parrainer un poulain.
ML Donner une place importante à l’écriture implique plus d’attention, plus de curiosité. Je suis de plus en plus attentif aux moindres détails sur tout ce qui m’entoure. Je ne laisse rien passer. Mais un écrivain n’est pas un sociologue, encore moins un philosophe! Le job de l’écrivain est de raconter des histoires En revanche, je peux très bien me nourrir de ces sciences pour mieux comprendre ce qui se passe autour de moi. Concrètement, cela ne change rien dans ma vie quotidienne, car je suis de nature très curieux.
-Quel statut ont les écrivains dans notre pays en particulier et le monde en général ?
JLK Vaste question. Disons que le Suisse moyen, terre à terre et plutôt repu, semble préférer ses politiciens ou ses sportifs à ses écrivains et ses artistes. Mais les Suisses restent très lecteurs et je ne crois pas que les crivains aient à se plaindre de leur sort.
ML En général, je crois que les écrivains sont des gens plutôt respectés. On dit qu’ils sont intelligents. C’est drôle parce que, le plus souvent, ils ne sont intelligents que lorsqu’ils disent combien le ciel est bleu et les montagnes merveilleuses. Pour le reste, ils doivent se la clouer. En Suisse, avec le «statut» d’artiste, j’ai souvent eu l’impression d’être perçu comme un petit feignant, alors que la création demande des heures et des heures de travail. La plus grande récompense par contre est l’admiration et paradoxalement le respect que l’on porte à notre activité.
Écrire en Suisse, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
JLK Ecrire en Suisse, laboratoire européen, revient à mes yeux à décrire le monde. Ce pays est passionnant, attachant et non moins exaspérant à maints égards. Mais je ne voisaucune limitation à en parler en bien ou en mal.
ML Contrairement à certains pays du Sud où la censure est encore très présente, je crois que dans le Nord et en Suisse en particulier, il n’y a aucune limitation. Par contre, la «censure» peut venir du lecteur. Le sens commun dans lequel on évolue peut nous amener à «censurer» une oeuvre. Les sources d’inspiration en Suisse comme ailleurs sont nombreuses. Le pays en soi n’est pas si important que ça. Ce sont les gens qui vivent là, et les relations que nous avons avec eux, qui le sont.
- Que peut, et doit, transmettre un écrivain à un autre écrivain?
JLK Simenon affirmait qu’un père ne peut rien transmettre à son fils, qui doit faire les mêmes erreurs que lui pour mûrir. Pour ma part, j’ai énormément appris des autres écrivains, mais surtout par leurs livres. Dernier exemple: ce que Max Lobe, mon poulain, m’a appris avec son premier roman, sans le vouloir. Or ce que j’aimerais transmettre à Max, c’est tout ce que j’essaie de pratiquer: l’indépendance, la curiosité, la porosité, le sens critique, l’écoute de son instinct profond. De son côté, il n’a pas encore renoncé à m’enseigner la zumba....
ML Un tonton, ou un Parrain, peut se révéler très important dans le processus de création. Par son expérience, connaît bien de petits pièges que le neveu ignore. Mais il peut aussi arriver que le neveu apporte un regard tout frais au tonton. Ce doit être une histoire de partage: il me donne une bouteille de son Pinot noir et moi je lui file un verre de mon vin de palme.
-Peut-on apprendre à écrire?
JLK On n’apprend pas à écrire comme à fabriquer un violon, mais la technique compte et peut-être peut-on s’y exercer dans les ateliers d’écriture ou les écoles? En ce qui me concerne, mes écoles ont toujours été buissonnières. Et puis on apprend en aimant et en se cassant la gueule. En outre, avec vingt livres publiés, il me semble avoir appris deux ou trois choses.
ML On peut tout apprendre à faire. D’ailleurs, on doit être en perpétuel apprentissage. Ne dit-on pas que c’est en forgeant qu’on devient forgeron? Mais plus qu’une simple question d’apprentissage, de temps et d’expérience, il faut avoir quelque chose dans le ventre. Certains appellent ça le talent, d’autres parlent de noyau ou encore de génie. Dans tous les cas, je crois que sans cette chose innommable dans le ventre, la création n’aura pas le même goût.
Que vous amènent les discussions et le compagnonnage avec votre poulain/avec votre parrain?
Qu’appréciez-vous chez lui ?
JLK Malgré les 40 ans qui nous séparent et ce qui distingue la culture africaine de l’européenne, j’ai trouvé en Max Lobe un interlocuteur de plain-pied, vif et sérieux, curieux et stimulant. Son talent de conteur m’a tout de suite intéressé, autant que sa façon de «lire» la société et de transposer les comportements humains en termes littéraires. J’ai sorti mon fouet pour l’aider à donner plus de crédibilité à son roman et plus de rigueur à son expression; il a maudit ma sévérité première et ensuite nous sommes devenus amis sur la base d’un certain respect mutuel. Au fil de nos rencontres nous «échangeons» beaucoup à propos de nos approches croisées de livres ou de films, autant que de nos vies respectives.
ML Jean-Louis et moi ne parlons pas seulement de littérature.Heureusement! Nous refaisons le monde. Il connaît tant d’oeuvres et d’écrivains! C’est souvent frustrant de voir qu’il en sait autant. Mais parfois drôle lorsque je me rends compte qu’il maîtrise mal certains thèmes qui moi me passionnent: la politique en général, l’économie ou encore l’Afrique. C’est là où, une fois de plus, se produisent les échanges. -
Ceux qui ne font que passer
Celui qui passera au Salon du Livre mais sans plus / Celle que son agoraphobie prédispose aux clairières / Ceux qui se précipient au salon pour voir qui y fait antichambre / Celui qui passe la main / Celle qui cède le pas / Ceux qui restent à quai / Celui qui est trop pur (croit-il) pour se mêler à l'Autre (comme ils disent) / Celle qui n’a pas désiré s’attacher / Ceux qui se sont excusés de ne pas y être sans le penser / Celui que la jalousie des gendelettres désarme / Celle que la vanité fait sourire / Ceux qui te croient désabusé alors que tu as juste besoin de te concentrer sur ton travail 15 heures par jour sans te perdre en claubadages et en ronds-de-jambes / Celui qui accepte d’être devenu ce personnage décevant qu’on appelle un pipole / Celle qui fait sienne la rêverie du poète ingambe / Ceux qui regardent à l’Ouest d’Ouessant / Celui qui repart en mer dès qu’il revient de montagne / Celle qui te regarde comme une sœur et parfois comme une mère et que tu regardes le plus souvent comme l’amie bonne de Vermeer penchée sous la lampe à faire son sudoku / Ceux qui se voient décliner et s’inclinent / Celui qui écoute le silence d’avant les oiseaux / Celle qui attend son taulard au Liberty Bar / Ceux qui repartent sans y penser / Celui qui habite le matin qu’il appelle l’Heure de Dieu en dépit de sa mécréance proclamée / Celle qui comprend que Dieu t’est comme un pantalon seyant / Ceux qui enfilent Dieu comme un bonnet / Celui qui réprouve cette façon par trop familière de parler de l’Être Suprême / Celle qui voit dans les petits enfants la présence de quelque chose ou de quelqu’un qui dépasse la sentimentalité mielleuse et même la théologie négative genre Nicolas de Cues / Ceux qui ont mal aux genoux de s’agenouiller mais pas mal au cœur d’en manquer, etc.
Peinture: Basquiat -
Du style ordurier
De la fréquence du mot FUCK dans le langage des kids de divers âges. Du mimétisme compulsif. De la fausse vulgarité et de l'obscénité avérée.
Pourquoi le kids ont-ils besoin, comme on le voit à foison dans le film éponyme de Larry Clark, d'émailler leur langage du mot FUCK ? À quoi correspond cette pulsion verbale ordurière ? Et comment ne pas voir de la bassesse dans ce glissement de langage vers l'apparente vulgarité ?
C'est la question que je me posais l'autre soir en lisant le tapuscrit du nouveau roman ébouriffant d'un jeune auteur né en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. Déjà reconnu pour son talent, le jeune auteur en question l'est également, sur la scène médiatique romande, par sa dégaine d'apparent frimeur, avec ses vestes rouges et ses pompes fourrées de peluche comme les stars du hip-hop recyclant la mode d'Electric Mud, ses bagues à têtes de mort et autres bracelets de force défiant le bon goût.
Or ce qui n'a laissé de me frapper, chez ce pur produit d'époque, c'est le contraste saisissant entre son contenant et son contenu, sa distinction naturelle et sa réserve polie dans ses rapports de personne à personne, et sa muflerie publique.
Le troisième livre de ce jeune Rastignac (on est encore loin d'Illusions perdues, mais il y a de l'émule balzacien chez lui) est une mise en pièces carabinée et salutaire de l'immense hypocrisie régnant aujourd'hui dans le monde, et notamment en Suisse: policé en surface et s'accommodant de toutes les saletés.
J'aime bien que mon ami Jean Ziegler,contempteur de l'ordure mondiale, porte cravate et ne déroge jamais à la plus stricte correction de langage, à peine moins stylé que Maître Bonnant. Mais Jean Ziegler est un dino né avant l'érection du mur de Berlin, comme je reste aussi, quoique sans cravate, de l'école qui estime que le respect des autres et de soi passe par certaine réserve de langage. Cela étant, le glissement du langage vers l'apparente grossièreté correspond aussi au glissement des masques du faux semblant. Reste la question du style.
Le grand style de Céline, dont le premier livre de notre jeune auteur porte la trace, acclimate l'ordure, mais la phrase de Céline, son rythme, son tonus, sa musique ne sont jamais relâchés, pas plus que la phrase d'un Bukowski, ce vieux dégueulasse d'apparence dissimulant un poète délicat. Donc il faut nuancer...
En ce qui concerne La combustion humaine, troisième roman du jeune auteur se la jouant fortiche, il m'a saisi par la qualité supérieure de sa modulation stylistique, malgré l'usage - d'ailleurs raréfié - des mots que les bourgeois jugeront inappropriés (genre con ou pétasse), qui impose par ailleurs une vraie pensée sur la déglingue de l'époque maquillée de toutes les façons.
Bref, ce jeune auteur romand s'est enfilé dans la brèche de langage et de vérité peu reluisante ouverte naguère par l'Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dans un roman-profération qui fait suite aussi, en Suisse romande, à la romance-pamphlet de L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier. Comme le temps est venu de tomber les masques, je précise que le petit con en question, juste un peu moins choyé des pétasses que cet autre jeune crevé de Joël Dicker, n'est autre que Quentin Moron. Vous n'allez pas vous faire chier en Lisant La Combustion humaine, même si c'est encore un petit livre. S'il n'est pas phagocyté par une pétasse, ou flingué par un connard jaloux, à moins encore qu'il ne se jette dans le Rhône entre le quartier des putes et celui des banques, Quentin nous fera plus tard de grands livres. Et FUCK si je me plante...
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Lettre du bout du monde
De Matthieu Ruf, dit Matteo, à JLK, dit le Papillon.
Quelque part dans la Pampa, le 27 avril 2013
Cher JLs,
Il reste 130 kilomètres jusqu'à la destination finale de mon bus Taqsa-Patagonia, dont la devise est : « ange passe » (en franchute). J'ai déjà vingt-sept heures de route dans le dos, tout autour de moi s'étend la terre des lièvres et des buissons dorés à n'en plus finir jusqu'aux cimes enneigées des Andes, le soleil embrasse sans l'ombre d'une ombre la Patagonie, et enfin puisque l'ange a passé, enfin je me décide à t'écrire.
En vérité je n'ai cessé de t'écrire dans ma tête, et de penser à tes mots écrire comme on respire, en ne cessant depuis six mois de respirer et d'écrire à pleins poumons. J'ai pensé ces jours à une lettre que je t'ai envoyée il y a dix ans, à l'époque où je pourchassais mon reflet dans les saumâtres eaux de la Liffey : figure-toi que j'en ai complètement oublié le contenu. Ouais, dix ans, déjà. Figure-toi que j'aurai trente ans, l'an prochain, je vais vraiment commencer à pouvoir dire : il y a dix ans ceci, il y a dix ans cela... Mais qu'importe ? puisque comme tu l'as écrit un jour dans l'édito d'un quotidien vaudois, à propos d'un de mes films préférés : nos meilleures années, c'est la vingtaine, mais la trentaine, au fond, c'est pas mal non plus, et quant à la quarantaine, elle n'a rien décidément rien à leur envier, et puis la cinquantaine...
Six mois donc que je me suis lancé dans le fleuve avec notre cher Kid, six mois que ma maison, c'est un grand sac prêté par un grand frère et un petit sac prêté par un autre grand frère, six mois le long d'un tracé sur l'océan et une étroite bande d'un autre continent. Six mois que tu m'as dit « forza! » sur le parking à vélos devant le Buffet de la Gare. Peu avant, tu m'avais téléphoné pour qu'on se voie avant mon départ, je descendais la rue du Bugnon, je sortais de la polyclinique avec dans le sang un vaccin contre la rage bubonique de Palombie (ou quelque mal similaire). Tu m'as appelé et comme je te demandais s'il fallait prendre Proust ou Dostoïevski pour mes dix jours de cargo, tu m'as conseillé de prendre Dosto ou mieux encore, Conrad ou Naipaul, en ajoutant : « tu liras Proust en prison ! »
Cher vieux, figure-toi que j'ai acheté Crime et châtiment bien après avoir débarqué du cargo, et n'en ai pas lu une ligne. Un tuyau bouché dans la rue Carmen Alto de Cusco, conjugué au déluge péruvien, a fait remonter mille litres d'eaux usées au rez-de-chaussée de l'hôtel où j'avais laissé mon sac pour aller crapahuter plus léger dans la jungle. Le pauvre Dosto, pour le dire comme ici, se fue a la mierda. Comme deux de mes carnets, dont tout ce qui avait été rempli à la plume a été complètement effacé, m'invitant au palimpseste de mon propre voyage. Je me demande comment tu aurais réagi à ça, toi et ton épaisse encre verte. Moi, je les ouvre périodiquement, mes carnets gondolés, je regarde les pages blanches, et je reste encore incrédule. J'ai pu quand même sauver Les veines ouvertes d'Amérique latine, une bible gauchiste de 1970 écrite par un grand Uruguayen. J'essaie de ne pas suivre ton exemple de lecteur de bibles gauchistes et de le lire autrement que par l'aisselle...
Ce jour-là, dans mon oreille errant sur le trottoir en sortant de l'hôpital, ton enthousiasme m'a fait du bien, comme les encouragements de tous ceux qui m'ont aidé, dans ma vie de jeune vieux, à partir en voyage. Tu m'as dit : c'est bien, après la Fräulein, tu vas trouver une belle latine et la sensualité... Je t'ai dit : c'est bien ce qui me fait peur, et tu m'as traité de pauvre protestant. J'ai rigolé, car je savais que tu avais raison, toi le jeune vieux calviniste défroqué...
Jean-Louis, j'ai trouvé deux belles latines à cheveux noirs, l'une derrière un bar à Bogotá, l'autre en crapahutant dans la jungle péruvienne pendant que Dosto et mon Panama superfin d'Equateur se noyaient dans la merde ; ce furent des heures et des jours inoubliables, ce n'est peut-être pas fini mais le voyage m'a trop habité, le voyage te reprend comme une chaussure de cuir déjà bien marquée sur les bords mais solide et prête à marquer la poussière jusqu'au bout, et le voyage, c'est ainsi, m'a repris, sans que je ne dépose vraiment mon baluchon où que ce soit.
Je t'imagine parfois, les fesses sur les sièges bleus de ces bus saturés de mauvais films à mitraillettes, ou debout devant ces lacs immaculés entre les cordillères, ou dans les gaz d'échappement pénétrant dans ces échoppes où l'on te sert du poulet gras, du riz et des frites, ou plissant les yeux ébahis devant un désert que l'on met vingt heures à traverser, ou lisant Cingria posé sur un vieux caillou du Machu Picchu, imperturbable aux colonnes de ces touristes à ciré que tu exècres glissant entre les pierres. Je t'imagine continuer la liste et ne jamais pouvoir la tenir à jour. De « celle qui espère que prendre de l'ayahuasca lui révélera son vrai Moi. » De « celui qui doit payer 280 dollars pour traverser le même lac que son idole Ernesto Guevara. » Alors, avant qu'il ne soit trop tard, parce que dans un mois le voyage sera terminé et que de tous ces êtres il ne restera que des mots, effacés ou non, et pour que tu connaisses au moins une infime partie des raisons qui font que je ne cesse, depuis six mois, d'écrire et de respirer à pleins poumons, laisse-moi donc, cher Jean-Louis, te donner une petite, toute petite partie de ma liste, tu en feras – ou pas – des celui et des celle avec des gueules de latinos et de gringos...
- J'ai rencontré un jeune poète de la vie, bicolore, à barbiche, Chilien à boucle d'oreille zyeutant mon « take five » à la guitare et l'empoignant pour faire bien mieux, célébrant avec moi le culte des Saveurs de l'Avocat Sacré, échangeant son Avishai Cohen contre mon Ali Farka Touré ;
- J'ai rencontré une très vieille dame de sang Mapuche, vivant dans une maison de bois au fond d'une forêt, serrant les poings de colère devant le pommier de sa naissance, cadavre sortant la tête d'un lac de barrage ayant inondé ses terres ;
- J'ai rencontré un Californien en marcel, à moustache et mèche blonde et tout droit sorti de Starsky & Hutch qui m'a demandé : « est-ce que tes amis te manquent ? » en sifflant un jus de fruits de la passion dans une ville péruvienne qu'il qualifiait de shithole ;
- J'ai rencontré un Français qui avait traversé l'Atlantique en voilier et me racontait, buvant sa bière dans le centre moderne de Quito, sa rencontre avec Matt, écrivain voyageur en pleine rédaction d'un bouquin de philo, intitulé « Le monde, ce qui va mal, ce qui pourrait aller mieux, ou quelque chose comme ça » ;
- J'ai rencontré un petit mec colombien mitraillant son bled avec mon Reflex de gringo, souriant jusqu'aux oreilles lorsque je lui ai filé une pièce de 10 centimes d'euros ; un petit mec équatorien réclamant Mickey Mouse au lieu du Cocrodile dans un gigantesque mall de la capitale ; un petit mec chilien en polo rose prenant en même temps que moi un cours de percussions sur cajón en attendant son entraînement de basket ;
- J'ai rencontré, sous un volcan, un Québécois à catogan obsédé par la figure d'homme total de Tolstoï, qui connaissait Voisard mais pas Chessex, et qui a résumé l'écrivain suisse à ses yeux, de Rousseau à Bouvier en passant par Walser : « sorte de promeneur qui regarde le monde de son regard extérieur » ;
- J'ai rencontré un homme en marcel (encore) qui dans le silence pluvieux de sa maison dressée sur un village boueux d'Equateur, et de ses ongles longs et bougeant comme des aiguilles, tressait le même chapeau durant cinq mois, pour qu'il finisse sur la tête de Silvester Stallone, ou l'un de ses potes ;
- J'ai rencontré une jolie chimiste à casque blanc, qui m'a fait visiter une usine de lingots d'or, qui vivait deux semaines sur trois dans cette montagne de roche nue et de ciel, sans oiseau, sans cours d'eau, sans l'ombre de quoi que ce soit qui pousse ;
- J'ai joué au billard avec un ornithologue finlandais, porté un kilo de céleri en suivant une octogénaire trottant dans un marché aux légumes, dansé la salsa avec des yeux verts, bleus ou bruns, montré longuement des photos du Léman à un Colombien jamais sorti de son pays, écouté des Equatoriens aisés parler de leurs chiens pendant une heure, transporté des caisses de bières pour des Kichwas du fleuve Napo, vu des thons dans l'océan, des colibris dans l'Amazonie, des flamands roses de loin, des pic-verts à tête rouge de près, des condors, des truites longues comme le bras dansant dans une rivière comme McCarthy l'a écrit, et j'ai écrit, dans les lits, les cafés, sur des bancs et des bouts de roche, parfois sans pouvoir lire mes propres mots, à la lueur bleue suicidaire des bus de nuit, j'ai pas mal rêvé aussi et voilà pourquoi je t'écris, vieux grigou...
Or voici que les cimes enneigées sont presque à portée de mains, les glaciers promettent, la petite bourgade de El Calafate s'approche enfin. Je te laisse là, cher Jean-Louis, à quelques jours du but de mon voyage sans but : les quais d'Ushuaia. Je me demande comment tu vas, comment vont les tiens, quelle vision tu as, en ce moment, depuis l'alpage, quel est ton dernier coup de cœur à papatte. Ce que tu écris. Ce que tu aimerais que nous écrivions, nous les jeunes loups que tu secoues avec raison. Et te dis à très bientôt, en Suisse. Je remonterai enfin à la Désirade, tu me montreras enfin l'Isba, et on se fera une infusion d'herbe de mate que j'aurai ramenée d'Argentine.
Forza, Matteo.
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Contre la vie amortie
De JLK, dit le papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid.
La Désirade, ce dimanche 28 avril 2013.
Drogi młody przyjacielu pisarz,
C'est drôle: tu me demandes si je pense à ma mort au terme d'une longue missive consacrée aux vieilles personnes que tu veilles, alors que je venais, de mon côté, d'écrire ces quelques lignes de préambule à un nouveau livre en chantier où il sera pas mal question de ceux qui ne sont plus et nous aident pourtant à survivre ou à vivre mieux:
"On n'y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait à fermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.
L'apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l'enfant m'a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?
La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c'est de ce double constat que découle ce livre.
L'échappée libre ne voudrait fuir ni la vie ni la mort. Le livre auquel j'aspire serait l'essai d'une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.
La mort viendra, c'est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d'ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts".
Il est vrai que la pensée de la mort s'accentue avec l'âge, surtout avant le premier café du matin, mais ce n'est pas de cet état d'âme à composante surtout physique, non sans résonance métaphysique évidemment, que j'ai envie et plus encore besoin de te parler en ces jours d'entre saisons: c'est plutôt de la vie et, par contraste, de ce qu'on pourrait dire la vie amortie que je vais tâcher de te parler par manière de réponse.
L'univers que tu évoques est naturellement émouvant, à proportion de sa réalité, qui nous semble plus-que-réelle à proportion de sa fragilité. On compatit naturellement, et d'autant plus que cette réalité est plus ou moins évacuée, voire occultée dans le monde radieux de la vie que j'ose dire amortie, où il s'agit essentiellement de positiver. On rêve de liens sociaux rétablis, on rêve de solidarité retrouvée entre les âges, on rêve de famille vivante en lisant ton évocation de ce mouroir représentant en somme le lieu ultime, discret et sécurisé, du dédale social évacuant ses éléments désormais usés et inutiles, conditionnés avant élimnation.
Tout ça n'est pas tout à fait nouveau. Il y a bien un siècle et même plus (on pense à Dostoïevski, avant Metropolis et Kafka) que ce processus de déshumanisation formatée, de nettoyage et de liquidation a été pressenti et ensuite décrit par ces observateurs délicats de notre société dite évoluée que sont les écrivains, bien avant les sociologues. Dino Buzzati, avec sa Chasse aux vieux et son évocation de l'usine-hôpital, est aussi à relire...
L'original observateur local que tu incarnes, en tant qu'objecteur de conscience recyclé successivement, par nos excellentes institutions démocratiques conjointes de l'Armée, de l'Université et du Service social, dans la protection civile rapprochée, la recherche littéraire et l'assistance aux très vieilles gens, me fait sourire par son ingénieuse façon de combiner une peine appropriée au refus de servir et l'économie opportune d'un emploi à plein temps. C'est ce qui s'appelle allier le désagréable à l'utile de façon morale, en somme très suisse.
Le piquant de la situation tient au fait que ton refus de servir t'ait permis d'éviter de ne servir à rien, dans les rangs de l'armée ordinaire, pour servir la culture et le social. Je suis un peu de mauvaise foi, en tant qu'ancien canonnier de montagne, en affirmant que l'armée ordinaire suisse ne sert à rien puisque c'est sous l'uniforme, et notamment dans la tenue d'assaut pourvue de 15 poches, qu'il m'a été donné de lire l'intégralité des pièces et des récits d'Anton Pavlovich Tchékhov, au soleil des monts ou par fortins et fenils, durant les heures de pauses constituant l'essentiel de la formation et de l'activité militaires.
Que le refus de servir t'ait rapproché des gens est encore mieux, et d'autant plus que de servir ces chers vieux ne manquera pas d'irradier ton écriture. Je suis en train de lire la correspondance de Gorki et de Tchékhov et te la recommande dans la foulée. Il ne s'agit pas tant d'aller vers le réalisme littéraire que vers plus de réalité à filtrer et transmuter, et ça passera par le mouroirs et les vivoirs plus que par les auditoires universitaires: ça ne fait pas un pli.
Je suis également entrain de lire la correspondance de Cendrars avec Henry Miller et là aussi tu verras combien la rue, autant que l'hôpital ou l'asile de dingues, est une école plus enseignante que l'école des enseignants. Note que je ne jette aucune pierre. Tchékhov était hanté par le désir de voir plus d'instituteurs dans la Russie du début du XXe siècle, et c'est peut-être ça aussi qui nous manque en lieu et place d'enseignants et d'apprenants formatés pour le Système: des instituteurs qui savent tout et sont respectés par tous. On peut rêver...
Instituteur remplaçant, je l'ai été au tournant de la vingtaine, juste après le bac, à une époque où la carence de gens compétents autorisait ce genre d'imprudences, mais heureusement pas plus longtemps que quelques mois, ici et là, sans trop de conséquences pour les pauvres écoliers victimes de ma nullité. Du moins cela m'a-t-il appris que jamais je ne serais enseignant, comme j'ai vite compris que je ne serais jamais étudiant régulier.
Aux alentours de Mai 68, le climat de la faculté des Lettres de Lausanne m'a immédiatement oppressé et découragé; dès la séance d'accueil où le Doyen nous a fait comprendre qu'aimer la littérature était pour ainsi dire rédhibitoire en ces lieux où l'on étudierait scientifiquement la textualité textuelle et les structures structurales; et sa mine de pion navré, l'ambiance compassée et feutrée de l'Ancienne Académie où avaient couvé les oeufs pâles de tants d'autres pions rassis, m'a vite fait établir mes quartiers entre le bar à café bien nommé Barbare et la librairie anar de Claude Frochaux, entre autres points de chute de mes universités buissonnières.
Mes vrais profs de l'époque ont été le rédacteur en chef du supplément culturel de la Tribune de Lausanne, René Langel, et Vladimimir Dimitrijevic, alias Dimitri, dont j'avais eu vent du rayonnement de grand lecteur dès son entrée à la librairie Payot de la rue de Bourg, et que j'allais bientôt rencontrer par l'entremise de mon compère Richard Garzarolli, qui m'avait introduit à la Tribune et avec lequel j'ai tôt partagé divers goûts dont ceux de Cingria et d'Audiberti, d'Henri Calet, de Pierre Jean Jouve ou des symphonies de Mahler. Toi qui as découvert le rayonnement antérieur de la Gazette littéraire de Franck Jotterand, n'imagines pas sans doute ce qu'était alors le climat d'un journal certes plus populaire et répandu tel que La Tribune de Lausanne, dont la rubrique culturelle restait cependant digne de cette appellation, avec une quinzaine de collaborateurs extérieurs compétents dans leurs spécialités.
Il y avait là des personnages. Le vieux critique musical Henri Jaton usait et abusait du subjonctif plus-que-parfait et donnait du Maître avec une componction qui nous faisait pouffer autant que les cols de loutre des grands manteaux d'Antoine Livio, revenant à tout moment de Bayreuth. Ou encore le toujours enthousiaste Freddy Buache, dont la Cinémathèque héroïque se trouvait encore dans un cagnard insalubre jouxtant la cathédrale, qui tempêtait contre la Censure et vilipendait le cinéma commercial avant de commenter le dernier Fellini ou le dernier Bergman en longues phrases alambiquées.
Je n'exalte pas le "bon vieux temps" mais je me rappelle un certain climat, une certaine ambiance, un certain parfum de ces années-là où la rédaction communiquait directement avec les ateliers fleurant bon le plomb. Petit critique de théâtre, j'avais encore à livrer des "tardifs" en ces lieux encore ouverts à la fumée et tolérants à la bière, et c'était un bonheur malin que de voir ma dernière éreintée des Galas Karsenty prendre forme au milieu des typos en chemises de cow-boys...
Je n'ai jamais été, durant un lustre, qu'une espèce de free lance, certes spécialisé en littérature, mais avec des opportunités de reportages et d'entretiens qui m'ont appris beaucoup de choses et fait rencontrer pas mal de gens en dépit de ma timidité. À ton âge j'ai rencontré, à Paris, un Edgar Morin quadra qui venait de publier un livre sur les communautés californiennes, ou George Balandier le grand sourcier de culture africaine, ou Gaston Bouthoul le spécialiste de la guerre, entre beaucoup d'autres, sans compter les écrivains français ou romands.
À vingt-deux ans, j'ai fait en Tunisie un premier reportage sur les aléas du tourisme de masse en ses débuts, qui m'a fait découvrir aussi l'inadéquation de mes codes marxisants appliqués à la complexité du réel. Mes camarades de la Jeunesse progressiste me voyaient évoluer d'un mauvais oeil. Mais dès l'âge de dix-neuf ans, en Pologne, découvrant Auscchwitz puis le socialisme réel que vivaient des amis polonais, mon début de dogmatisme idéologique s'était trouvé lézardé; et mon cas s'est énormément aggravé, en 1972, lorsque je suis allé interviewer l'ordure fasciste incarnée en la personne de Lucien Rebatet, condamné à mort qui avait écrit, les fers aux pieds, l'un des plus beaux romans français de la première moitié du XXe siècle, intitulé Les deux étendards et pur de toute idéologie. En mon for intérieur, je savais pertinemment que cette rencontre et la publication de cet entretien d'une pleine page, dans La Feuille d'Avis de Lausanne, grâce à la liberté d'esprit d'Henri-Charles Tauxe, me vaudrait les pires critiques (je me suis d'ailleurs fait injurier par un camarade dans un bistrot, appelant à ma liquidation après être monté sur une table !), mais c'était ma façon de vivre ma liberté dans une position de décentrage qui fut toujours ma préférée, jusqu'aux séquelles, à L'Âge d'Homme, de la guerre en ex-Yougoslavie.
L'Âge d'Homme a été, tu le sais, un autre point de chute de mes études buissonnières, où j'ai commencé vraiment de trouver à partager mes passions, avec le fort répondant de Dimitri. Sans celui-ci, jamais je ne me serais intéressé, sans doute, à l'auteur-penseur-artiste qui m'a le mieux aidé à résister à la vie amortie, telle que je la percevais déjà en germe, en la personne du génial polygraphe et peintre polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dont je n'ai cessé de lire et relire L'Adieu à l'automne et L'Inassouvissement.
Après la découverte irradiante de Charles-Albert Cingria, dont tu es l'un des rares youngsters à connaître le nom et défendre allègement la mémoire, celle de Witkacy (ainsi nommé pour le distinguer de son père Stanislaw Witkiewicz, lui aussi peintre et théoricien de l'art) a été un choc incomparable en cela que son oeuvre constituait la critique la plus percutante et la plus indépendante, quant aux idéologies toujours en lutte, du monde où toutes ses prémonitions (datant des années 1920-1925) se réalisaient sous nos yeux.
Witkacy était de ces grands vivants à la Cendrars ou à la Miller, la pratique artistique en plus et la tête d'un philosophe héritier lointain de Leibniz. En peinture, il a quelque chose d'un peintre psychédélique avant l'heure. Ses idées, il les a incarnées dans une kyrielle de pièces de théâtre. Bouleversé par le suicide de sa jeune fiancée, il a suivi le grand ethnologue Bronisaw Malinowski à Bornéo pour se changer les idées, et vu de près le bolchévisme naissant en Russie où il a fait partie de l'armée en sa jeunesse. Curieux de tout, porté aux expérimentations psycho-physiques extrêmes via l'alcool et le peyotl, il a concentré l'essentiel de ses observations et de ses extrapolations en matière d'évolution individuelle et sociale, dans deux romans fourre-tout extravagants en apparence et des plus aigus et pertinents dans leur vision de l'avenir, quand bien même on ne souscrirait pas à leur catastrophisme.
Après Orwell et Koestler, Witkiewicz est un des maîtres de la contre-utopie littéraire, mais son originalité est, à mon sens, dans le détail. Personne n'a parlé comme lui à cette époque (sauf Strindrerg au théâtre) des enchevêtrailles du psychisme et du corps, de la guerre ses sexes et de l'acclimatation progressive de toute différence au nom de la norme "libérée". Surtout, Witkiewicz est le peintre à l'acide de la société nivelée, notamment sous les auspices d'un parti "nivelliste", visant à l'établissement de ce qu'on pourrait dire aujourd'hui le Wellness mondial, entièrement voué à l'entretien du bien-être et à la normalisation du tout-conso...
Avec quelques compères de ces années-là (surtout Jil Silberstein et Richard Aeschlimann), réunis autour de Dimitri, nous avons trouvé en Witkiewicz, autant qu'une espèce de modèle-héros dont les frasques relevaient de la légende: l'incarnation d'une révolte fondamentale contre l'uniformisation et la médiocrité, dont le sérieux fondamental, sur fond de tragédie, sous-tendait une vision d'une prodigieuse lucidité. Le propre de pas mal de jeunes écrivains consiste à vouloir TOUT DIRE, Avec Witkacy, nous étions à bonne école...
La révolte de Witkiewicz contre l'accroupissement général, au nom de tous les relativismes et autres programmes utilitaires, nous a bel et bien habités, à un moment où la contestation juvénile commençait de se normaliser: nous avons véritablement vécu cet "inassouvissement" dont il décrit les innombrables formes, physiques ou métaphysiques, et je reste pour ma part très redevable, aujourd'hui encore, à sa perception phénoménale de ce qu'on pourrait dire le "poids du monde", à l'antipode de ce qu'on pourrait dire le "chant du monde", évidemment incarné par Cingria - la vie amortie étant en somme l'interzone où se réalise le bonheur généralisé entre barbecues et jacuzzis...
Et vous là-dedans, youngsters ? Ah mais, vous ne semblez pas pressés de répondre ! L'ami Claude Frochaux qui a conclu, dans L'Homme seul et L'Homme achevé - essais par ailleurs remarquable composés pour ainsi dire dans les coulisses de L'Age d'Homme-, que la créativité occidentale avait connu son terme au mitan des années 60, vous a condamnés d'avance.
À l'en croire, il n'y aurait plus rien à attendre des nouvelles générations qui auraient perdu le sens du sacré ou de je ne sais quelle verticalité. En ce qui me concerne, je récuse cette vision linéaire hégélienne frottée de déterminisme, qui équivaut à tirer l'échelle derrière soi. On a vu, en France, le même genre de généralisations concluant au "plus rien de bon" en matière littéraire, sous les plumes de Tzvetan Todorov ou Richard Millet. Or s'il y a du vrai dans ces constats, je constate que ces grands juges ne sont plus vraiment attentifs à ce qui se fait.
"Si le roman n'est pas mort, c'est que l'homme ne l'est pas", disait un jour Soljenitsyne sans craindre de passer pour un blaireau. De la même façon, je continue à penser que, moyennent certain mûrissement peut-être plus lent à venir que naguère, des auteurs vont réapparaître qui nous étonneront.
Pour le moment, c'est vrai: pas grand monde au portillon, et moins encore dans nos pays de nantis que chez les "émergeants". As-tu un seul nom d'écrivain de moins de trente ans à me citer, Daniel, qui sorte réellement du lot des jolis talents, genre Quentin Mouron ou Joël Dicker, et dont on puisse attendre une oeuvre forte, au niveau d'un Bret Easton Ellis aux Etats-Unis ou de Michel Houellebecq en France ? Fais-moi signe au cas où. Pour ma part, je ne vois pas. J'attends beaucoup de Quentin, je te l'ai dit. Je suis impatient aussi de lire le prochain roman de Joël Dicker, surdoué de la narration dont j'espère qu'il échappera à la spirale du succès. Depuis quarante ans que j'observe l'évolution des talents dits prometteurs, je ne compte plus les "révélations" d'un jour sans lendemain. Avec l'effet amplificateur démentiel des médias actuels et la tendance écervelée de certains éditeurs à ne miser que sur le coup et l'effet, la confusion brouille les esprits, encore accentuée par le clabaudage du Café du commerce mondialisé sur la Toile et les réseaux dits sociaux.
Je trouve merveilleux que tu te sois passionné pour Cingria et que tu aies consacré plusieurs années à documenter l'aventure de la Gazette littéraire. Mais à présent, fils, faut te bouger. S'occuper des vieux, c'est bien joli, mais ta jeunesse doit s'exprimer aussi, en se rappelant qu'elle n'est rien en tant que telle. Je te cite Cendrars dans une lettre à Miller: "De la jeunesse, Baudelaire écrivait: "Le jeunesse se prend pour un sacerdoce !" C'est aujourd'hui plus vrai que jamais. Seuls sont "jeunes " les "vieux" qui s'en foutent. Voyez Rabelais".
Autant dire que de toi aussi, plein de talent, j'attends quelque chose, comme j'attends beaucoup de mon poulain camerounais Max Lobe, autre talent vif mais freiné par les difficultés de la vie, comme la plupart d'entre vous. Mais bordel, allez donc voir comment vivaient Miller et Cendrars !
Enfin comme disait le cher Dimitri: "On continue !". À lui qui se demandait quand adviendrait le moment où, dans cette foutue société de surabondance, on préférerait un livre au superflu, je pense de plus en plus souvent par delà les eaux sombres.
La mort, mon ami ? Eh bien c'est d'un autre ami cher, Thierry Vernet, qui succomba il y a juste vingt ans à son cancer, que je vais te citer ces mots auxquels je souscris en toute sérénité: "La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...
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Le Kid au mouroir
De Daniel Vuataz, dit le Kid, à JLK, dit le Papillon
En ville, le dimanche 14 avril 2013.
Cher toi,
Hier j’ai accompagné Marie-Louise à Montchoisi. Un chauffeur est venu nous chercher dans la cours pavée de Prélaz, au milieu des machines de chantier et des tas de terre mouillée. Eh oui, je n’ai toujours pas le permis. Le type, un bénévole turc d’origine kurde, a installé Marie-Louise à l’arrière sur le siège adapté. Il venait d’amener une classe de gamins à la piscine, c’était son dernier trajet avant la pause. Je suis monté à l’avant du bus. Pendant qu’il conduisait, Erdan m’a parlé du bouquin qu’il lisait en ce moment et qui était posé, à l’envers, sur la troisième banquette avant ; un essai d’une journaliste turque sur les déplacements de populations. En Arménie. Je lui ai raconté une partie de mon voyage dans son pays, dont tu sais aussi deux ou trois choses. Edran m’a fait jurer d’aller visiter l’est et les grands plateaux de « l’autre Turquie », la prochaine fois.
Il nous a déposé, Marie-Louise et moi, devant la porte électrique en bois de la clinique. Comme il pleuvait (ça pourrait être n’importe quand entre janvier et maintenant), il a déployé un grand parapluie transparent pendant que je prenais Marie-Louise par la main, et il nous a suivi jusqu’à la porte. C’est moi qui suis allé annoncer Marie-Louise à la réception, parce qu’elle n’atteint pas la hauteur du comptoir et que, de toute façon, sa famille compte sur moi pour m’occuper d’elle. Dans la salle d’attente du département de radiologie, j’ai tenté de rassurer un peu Marie-Louise, qui jetait des regards angoissés à tous les autres patients. Elle ne tenait pas en place. Elle a appelé sa maman à plusieurs reprises et m’a demandé où nous nous trouvions. Je lui ai expliqué, pour la dixième fois de la matinée, que c’était moi qui l’accompagnais aujourd’hui et qu’elle allait passer une radiographie. Je ne suis pas sûr qu’elle connaisse ce mot. Elle m’a demandé si je resterais avec elle pendant la consultation. Je lui ai dit que oui. Dans la salle d’attente, Marie-Louise triturait les cordons de son pull, les tordait autour de ses petits doigts, jetais des regards effarouchés autour d’elle, dernière elle. Chaque fois que la porte s’ouvrait, elle sursautait un peu. La pluie battait les vitres propres. A un moment, le médecin est arrivé. J’ai accompagné Marie-Louise dans les pas de la blouse blanche, qui ne se retournait jamais dans les coudes des couloirs, se contentant de nous tenir les portes et d’appuyer sur les interrupteurs. Il paraissait plutôt vieux et voûté, il traînait un peu des pieds. Dans la petite salle de consultation, il m’a demandé de déshabiller Marie-Louise et de la coucher sur le lit. Je lui ai demandé s’il fallait que j’enlève aussi ses couches. Il a jeté un œil, et m’a dit qu’on ferait avec, qu’elle pouvait les laisser. Comme Marie-Louise, toute nue sur sa grosse feuille de papier, ne voulait pas rester tranquille, j’ai dû lui tenir la main pendant que le scanner survolait lentement son corps et que le docteur regardait l’image apparaître sur son écran, une strate horizontale après l’autre. Ça m’a fait penser à l’époque des premières connections Internet. Le survol a duré une vingtaine de minutes. Je crois que Marie-Louise s’est même endormie un moment, pendant que je lui tenais la main. Ensuite je l’ai rhabillée, et nous sommes revenus ensemble dans la salle d’attente, où un autre médecin nous attendait avec les résultats.
Il a dit à Marie-Louise – en sachant que c’était moi qui écoutais, moi qui me souviendrais du rapport – qu’elle n’avait pas d’ostéoporose, ce qui était une bonne chose, mais qu’elle devait à présent faire attention à son équilibre, parce que ses chutes à répétition et les fractures qui en découlaient allaient la clouer définitivement dans un fauteuil roulant. Marie-Louise ne regardait pas le médecin mais posait sur moi ses yeux insolubles de coucou. Marie-Louise a presque nonante ans. Sur la feuille administrative que je dois tendre aux médecins lorsque je l’accompagne, comme aujourd’hui, pour une consultation hors de la Fondation, il est inscrit : « Diagnostic général : classe 12 ». Je ne sais pas ce que ça signifie, cher Jean-Louis, je ne connais pas les subtilités ni les catégories de cette échelle de la santé physique et mentale, mais je sais que la plupart des résidents que je côtoie se situent autour des classes 7 ou 8. L’Alzheimer de Marie-Louise est à un stade difficilement imaginable.
Voilà, mon cher jeune et fringuant retraité, une toute petite partie de mon quotidien de ces cinq dernier mois. Quand je t’ai écrit pour la dernière fois, en novembre passé, je m’apprêtais à pénétrer, après un cours fédéral aussi obligatoire que désastreux, les couloirs de formica patinés de la Fondation Clémence, pour six mois. Les six derniers de mon service civil, après les sept autres passés au service d’un génial « petit vieux » de douze ans et demi et trente-six mille ans prénommé Charles-Albert.
Ici, je suis affecté à l’animation. Concrètement, sur le papier du moins, ça implique de servir des repas, des cafés, d’accompagner des résidents sur le lieu de leurs activités ou rendez-vous, de leur apporter un peu de compagnie, de leur proposer des activités personnelles ou collectives. Il y a le choix: poterie, aquarelle, tricot, cuisine, jeux de cartes ou de société (Scrabble, Hâte-toi lentement), lecture du journal (20 Minutes et « La Feuille »), concerts, offices religieux, promenades… Un civiliste qui terminait au moment où je suis arrivé, en décembre, m’a montré le résultat d’une petite enquête menée dans un autre EMS, il y a quelques années, au sujet des préoccupations principales des résidents. Les services que l’« animation » propose arrivaient loin derrière les besoins de base, sacrés, révérés : manger et dormir. Pourtant, chaque jour passé ici m’a fait comprendre à quel point ce que je fais est essentiel.
Le plus facile, pour moi, c’est le contact. Le bête et pas si bête rapport humain. J’ai l’impression d’avoir fait ça toute ma vie, ou toute une autre vie. Même s’il faut trois ou quatre mois pour que les résidents les plus valides commencent à retenir mon nom, même si certains jours tout va de travers, il y a une dimension presque sacrée – en dépit des odeurs de pisse, de café froid, de médicaments, de désinfectant et de vieille pantoufles – qui meuble le temps et l’espace.
Evidemment, le stress et le surmenage guettent à chaque étage (et ici il y en a cinq, pour une centaine de résidents « longs-séjour », quarante « bénéficiaires du Centre d’accueil temporaire », une vingtaine de pensionnaires des « courts-séjours » et douze locataires des appartements protégés), tant le statut de « civiliste » inscrit sur nos badges (nous sommes entre cinq et dix dans la maison) donne la possibilité à n’importe quel membre du personnel fixe de nous employer pour une tâche ou une autre. Il y a des journées-girouettes. Mais des rapports se construisent, malgré tout, avec une poignée de résidents à qui j’ai affaire presque tous les jours, du petit-déjeuner au repas du soir.
Il faut que je te précise que ces EMS modernes sont en fait, bel et bien, des « mouroirs ». C’est un fait. Je crois que la durée moyenne d’un « long séjour », avant de repartir les pieds en avant, est de dix-huit mois. La moyenne d’âge, à mon étage, frise les nonante ans. Les familles qui placent leurs parents en établissement, au XXIe siècle, ne le font qu’au tout dernier moment, en toute dernière option. Avant cela, durant ce fameux « troisième âge » que tu connais depuis peu (je n’invente rien, il commence officiellement à la retraite mon cher), et pendant une partie des « âges » suivants, il existe toutes sortes de configurations qui tiennent les seniors hors des murs des Fondations, souvent fort heureusement. Une famille prévoyante et disponible, des services de soins à domicile, des appartements protégés… Franchement, ceux qui prennent leur dernier quartier ici appartiennent à la catégorie ultime. Troubles cognitifs graves (la plupart ont connu des accidents vasculaires ou cérébraux handicapant), perte presque totale de l’indépendance, gros soucis physiques, maladies typiques de la vieillesse. Des esprits sains piégés dans des corps foutus. Des têtes vides au-dessus de carcasses plus ou moins opérationnelles. C’est à chaque fois injuste. J’ai passé les trois premières semaines, honnêtement, à retenir des larmes, des émotions, de la colère.
Trente fauteuils roulants qui chevrotent « Voici Noël » en fermant les yeux pendant qu’une bénévole plaque des accords protestants sur un piano désaccordé : à la télé, c’est un sketch, mais dans la réalité, dans une réalité constamment répétée, c’est un coup dans la nuque. Un papy que je regarde, pendant une dizaine de minutes, tenter de se lever de son siège, centimètre de genou par centimètre de genou. Des histoires qui tournent en boucle. Des instants de grâce. Un étage à moitié décimé par une grippe. Une octogénaire qui éternue du sang. Des couples qui se reforment à presque cent ans. Des familles qu’on ne voit jamais, d’autres qui établissent le campement de guerre. Des histoires, des histoires, des histoires…
Je suis arrivé en même temps que Louis, le tatoué, qui a passé quinze ans de sa jeunesse dans la marine marchande, entre l’Amérique centrale et la Scandinavie. A Cuba, les putes n’attendaient même pas sur le quai, elles montaient sur le cargo dès qu’il touchait la grève. Sa femme est morte dans un accident de voiture à Göteborg, alors qu’elle n’avait pas quarante ans. Celle d’André, le chauffeur des TL qui ne connaît pas Marius, est aussi décédée depuis peu, mais lui ne le sait toujours pas, et ne le saura jamais. Il passe son temps à l’attendre, immobile, les yeux grands ouverts sur la dernière chaise du couloir, face à la porte vitrée décorée de fleurs en papier et de mains découpées dans du bristol de couleur, exactement comme aux fenêtres des enfantines. Quand on l’informe de la nouvelle, il sourit de l’air de celui à qui on ne la fait pas. Il a les mêmes yeux de Rosa, quand elle me montre une photo d’elle, en noir et blanc, prise dans les années 1950 alors qu’elle se lançait, à vingt ans, dans le mannequinat. Elle sort l’image de son portefeuille, la déplie lentement, souffle dessus, me la tend, et m’explique qu’elle ne peut plus la voir à cause de ses yeux qui l’ont presque complètement lâchée. Elle ne voit pas non plus le vertige temporel qui me soulève à la confrontation de ce souvenir, j’ai les visions simultanées du modèle, de la photo, puis de mon corps que j’observe soudain projeté en avant, dédoublé, ridé et déposé sur une chaise immobile à côté de Rosa. Mathilde et Roger sont un des rares couples de la Fondation. Lui est un grand-papa gâteau, brave sur la pente ignoble de son Parkinson, et puis soudain ses yeux s’embuent et il tape du point sur ses cuisses à se fendre le fémur, de rage, alors qu’il m’explique dans le cabinet du dentiste qu’aucun médicament n’a plus d’effet sur lui. La plupart lui donnent des hallucinations qu’il redoute plus que tout, même que sa femme. Willy, qui cultive un sale Parkinson lui-aussi, me raconte sa bibliothèque idéale (Balzac, Maupassant, Dumas, Dostoïevski et Cendrars) et me récite, de tête, les Soliloques du pauvre et Un cœur en hiver. Chaque vers prend dix minutes. Parfois, on a l’impression qu’il va simplement s’arrêter de parler et se figer, comme une statue dans un séisme microscopique. Suzanne a eu mon arrière-grand-mère comme maîtresse d’école à Genève. Elle adorait écouter Roger Vuataz à la radio le week-end, mais elle ne sais jamais à quel étage elle « habite ». A tout le monde elle répète qu’elle est « dans le cirage ». Jan m’a tout de suite fait penser, physiquement, à mon grand-père vers la fin de sa vie. Ses narines sont rétrécies, il a des quintes de toux parfois très longues, il est très maigre et très léger. Il es né à Alexandrie, a inventé le commerce international de la noix de cajou et a occupé un poste ministériel dans l’agriculture du Gabon dans les années septante. Il a laissé tout l’argent à sa femme, quinze ans plus jeune que lui, pour se faire pardonner des nombreuses libertés prises avec elle. Maintenant il vit au crochet de l’Etat et mange son pain toasté tous les matins, que lui apporte son infirmière préférée, Pauline. Je lui apprends l’étymologie des mots savants qu’il a oubliés, il semble à la fois incrédule et passionné. Parfois il m’insulte violemment. Il parle sept langues, encore parfaitement. La plupart des autres résidents sont à peine partis de leurs villages natals. Les familles nombreuses sont légions (jusqu’à quinze ou seize frères et sœurs). Les métiers modestes aussi. Beaucoup d’imprimeurs, de relieurs, de typographes.
Lausanne, ville de journaux. Quand je leur lis des Contes lausannois de Marcel Raoux, même si c’est plutôt la génération de leurs propres parents, la géographie leur parle. Depuis les toits et les balcons à véranda de l’avenue de Morges, en pleine ville, ils peuvent voir jour après jour la cité se métamorphoser. Sur les questions d’urbanisme ancien, ils sont incollables.
Le jour de la Saint-Valentin, je suis allé à la morgue. L’hiver avait emporté le quart de mon étage. Quatre décès en deux semaines. Lucette était morte la veille, après sa dernière fondue. C’est l’animatrice qui m’a proposé de descendre. Une fois dans la pièce froide, en béton nu, une fois devant le lit, seul dans la pièce au sous-sol de la Fondation, une fois à côté de ce corps nu tout juste recouvert d’un drap très fin tiré jusqu’au thorax, du coton dans les yeux et les oreilles, le menton soutenu par une armature en fil de fer, j’ai réalisé que c’était le premier mort que je voyais de ma vie. Il ne ressemblait pas du tout à Lucette. Il ne ressemblait pas du tout à quelque chose de vivant. J’ai pu rester une minute ou une heure, je ne sais pas.
Et puis un quart d’heure plus tard, j’avais enfilé ma chemise noire satinée et je croonais What a wonderful world à la clarinette, un étage au-dessus, pour égayer la Saint-Valentin d’une quinzaine de couples de la Fondation. Je vois encore Lucette, maintenant, quand je ferme les yeux. J’apprends à faire la part des choses. On est tous un peu schizos, ici.
Tu y penses, toi, à ta mort ? Tu y songes, à ta vieillesse, celle qui te tiendra éloignée de tes chemins de traverses, de ton isba, de tes promenades avec Snoopy, de ta Jazz, des rayons les plus élevés de tes étagères remplies de pavés ? Tu te vois comment, toi, en petit vieux ? Et ta bonne amie ? Moi, je te jure, je n’y ai jamais autant pensé. C’est un miroir tendu, un brise-glace silencieux, Sisyphe assis sur son caillou version Rodin, ce service civil. Le soir je rentre en bus jusqu’à Bellevaux, le monde me semble étrange, grouillant, bruyant, et il me faut plusieurs heures pour réussir à me plonger dans quelque chose d’absorbant. Parfois c’est paralysant. Parfois c’est grisant. La vieillesse, la mort, la vie, l’altérité à soi, ce sont des pierres au fond de mon ventre. Je n’y ai jamais autant pensé. Et puis je n’ai jamais, non plus, compris autant.
On s’habitue à tout. Ça me fout les boules, d’un côté. Il y a des jours où je peux me tordre de rire avec les infirmières parce que Francine a uriné partout dans sa chambre, ou dire d’un air détaché, avec un collègue, que « Monsieur Rochat a bien baissé » et que ça ne m’étonnerait pas qu’on ait « bientôt une chambre de libre »…
Et puis, en même temps, je continue à découvrir. A propos de moi, des autres, de toute cette drôle de ronde, des danses des morts peintes sur les murs jaunes des églises anciennes de Slovénie, de l’attachement, du détachement, de la cruauté, de la beauté, du souvenir, de l’écriture. Il n’y a plus de vide entre les dalles. Ma sœur vient de m’annoncer qu’elle attend un gamin.
À chaque fois que je trouve ma tâche compliquée, je pense à Marie-Louise, cher Jean-Louis, et je tente de l’imaginer, à cinq ans, à dix ans, à mon âge, à trente ans, à cinquante ans, à la retraite, à ton âge, sur la table de Lucette. Je n’y arrive pas. Jamais. Marie-Louise est à la fois cette vieille dame vulnérable et isolée, et cette très petite fille inquiète qui appelle sa maman. Elle ne peut pas être autre chose. Il n’y a rien d’autre à dire.
Tu vois, j’aurais voulu te parler de tout ce qui m’arrive de « concret » depuis 5 mois. Un bouquin qui fait des échos, des projets qui aboutissent, l’AJAR, des jobs qui se profilent. Des choix assumés, des livres lus, même des livres vendus. Je mène une vie fragmentée puisque je n’ai renoncé à presque rien de mes activités d’« avant » pendant ce service obligatoire qui m’occupe pourtant de 8h à 18h – j’ai renoncé à une partie de mon sommeil et de ma vie sociale, c’est vrai, et mon rythme s’est ralenti.
J’aurais voulu te raconter les dernières nouvelles et les derniers ragots du royaume éphémère des lettres d’ici et d’ailleurs. Tu aurais souri de bienveillance, ou tu m’aurais traité de petit con inculte, peut-être, avant de renchérir sur l’avancée de tes Cervins, de tes livres qui poussent aux quatre vents, de tes découvertes récentes, tes déceptions, tes coups de blues ou tes âges d’or. Tu aurais houspillé « ceux qui freinent à la montée », raillé « celui qui retire l’échelle derrière lui » et dénoncé « celle qui est atteinte de jeunisme ». On aurait pu débattre de tout ça. Puis, finalement, tu vois, je crois que je t’ai parlé de ce qui a vraiment compté pour moi depuis ma dernière lettre. Je ne m’étends pas tellement autour de moi à ce sujet, d’ailleurs, à part sous forme de debriefing naturel, avec Camille. Et ça me fait pourtant très plaisir de te l’écrire, ça me paraît d’une évidence imparable. Il y a une année jours pour jours, aujourd’hui, je tournais le dos à l’Afrique et à deux potes magnétisés pour rentrer au bercail. J’avais la mort dans l’âme. On est des pommes, je te le dis, quand il s’agit de se projeter dans le temps, en avant ou en arrière. Il y a des choses qu’il ne faut pas perdre de vue. Pour le reste, on a le temps, et le présent…
Prends soin de toi,
Le kid
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Ceux qui sont nuls en maths
Celui qui a décidé de soi en constatant son inguérissable infériorité / Celle qui était plus à l'aise dans les opérations que dans les bras de Félicien / Ceux qui se sont sentis tellement supérieurs qu'ils se sont rassis / Celui qui revoit les formats successifs qui ont été les siens depuis l'âge de dix ans vu qu'avant ça ne compte pas / Celle qu'on a cru mettre dans une case alors qu'elle avait fui par le vasistas / Ceux qui écoutent le chant des écoutes par les écoutilles / Celui qui ne sait l'addition que par couleurs et la multiplication que par saveurs / Celle qui sait qu'en italien le destin est un parcours prescrit et en espagnol une arrivée / Ceux qui ont travaillé dans les ateliers mécaniques de la langue en stockant dans leurs mémoires des sacs de vers réguliers genre: "À vous parle, compains de galle: / Mal des âmes et bien du corps, / Gardez-vous de ce mau hâle / Qui noircit les gens quand sont morts" / Celui qui a souvent pleuré sans savoir pourquoi / Celle que ses piètres notes en arithmétique ont fait dire à l'instituteur Cruchon qu'avec un père ouvrier ça se comprend / Ceux que leur naturelle insolence méridionale protège de l'inquisition morale à la protestante / Celui qui établit des listes de généraux et de footballeurs ou de coquillages depuis sa septième année environ / Celle qui voit bien que les vers de Michel Houellebecq sont de la daube tout en appréciant leurs petits accents sporadiques de musique belge / Ceux qui chopent des cloques après leur premier bain de soleil ensuite de quoi leur vient leur seconde peau d'été / Celui qui a gardé quelques jouets qui ont duré plusieurs années entre l'époque de la mort de Staline et celle des réfugiés hongrois / Celle qui constate que la sentence "À chaque jour sa peine" aurait frisé l'obscène si Georges Perec l'avait insérée dans son fameux roman La Disparition dont la lettre e se trouve proscrite / Ceux qui lancent leurs enfants en l'air pour leur faire pardonner leurs absences / Celui qui se demande quand les animaux perdent leur temps / Celui qui a douze ans en a pincé pour Ava Gardner avant d'opter pour la nageuse Esther Williams / Celle qui avait les yeux très très bleus de Jean Sorel et pas besoin de se raser avec tout ça / Ceux qui restent sous l'eau pour ne plus endurer le tapage des machines à calculer / Celui qui n'a jamais senti la présence de Dieu dans l'église de béton / Celle qui se rappelle l'acupuncture des étoiles les nuits d'été en altitude / Ceux qui se saluent au croisement des barques nocturnes / Celui qui a connu le premier point culminant du French Kiss à onze ans dans les caves du Collège Classique Cantonal où Mademoiselle Dusapin faisait ses projections des Chefs-d'oeuvre de l'art aux classes mixtes réunies / Celle qui troublait les garçons avec sa peau croûtée de sel et ses yeux verts / Ceux qui ont la bosse des maths comme seule infirmité notable / Celui qui n'a jamais compté que sur ses doigts d'une main tant l'autre était occupée à traire / Celle qui ne se laisse pas démonter par la surévaluation freudienne de la sexualité enfantine tout occupée qu'elle est à gérer les goûts spéciaux de ses trois garçons en matière de numismatique romaine (l'aîné), de folk vintage (le surdoué au pianola) et de romans magiques à la Tolkien (le petit dernier qui écrira ça c'est sûr) / Ceux qui savent pas mal de choses non écrites à l'instar de certains aveugles / Celui qui a prononcé sa première phrase d'amour sans y penser / Celle qui n'a jamais su compter les coups / Ceux qui ont toujours fait fort dans le calcul des improbabilités, etc.
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Houellebecq bluesy
À propos de Configuration du dernier rivage et de The Soul of a man de Wim Wenders
J'étais en train d'écouter un des blues de Skip James réunis dans l'anthologie filmée de Wim Wenders, sous le titre The Soul of a Man, lorsque je suis tombé sur ce quatrain de Michel Houellebecq, premier de L'étendue grise, première partie de Configuration du dernier rivage:
"Par la mort du plus pur
Toute joie est invalidée
La poitrine est comme évidée
Et l'oeil en tout connaît l'obscur".
Et j'ai alors pensé à la mort du petit Iliouchetchka, à la toute fin des Frères Karamazov, avant de lire encore ce distique:
"Il faut quelques secondes
Pour effacer un monde".
Je me suis rappelé les mots suppliants d'Iliouchetchka à son père: "Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous".
Il me semble que Michel Houellebecq devrait être ému par cette supplique du petit Iliouchetchka. Le ton de ses poèmes est massivement désenchanté et pourtant hyper-affectif, avec quelques rais de lumière dans les mots. On lit sous le ciel bas: "Le chemin se résume à une étendue grise / Sans saveur et sans joie, calmement démolie", et c'est une litanie bluesy qui va se prolonger dans la grisaille schopenhauerienne, puis il y a cette parenthèse "(L'espace entre les peaux / Quand il peut se réduire / Ouvre un monde aussi beau / Qu'un grand éclat de rire")...
Tout écrivain véritable se reconnaît à un noyau, et celui de Michel Houellebecq se perçoit, émouvant et perdu, on pourrait dire: éperdu, dans ces poèmes épars, étrangement tâtonnants, semblant s'essayer des formes pour dire plus justement le sentiment perçu, ou par jeu curieux, maladroits, joyeusement désabusés mais pas tout à fait...
"Où retrouver le jeu naïf ?
Où et comment ? Que faut-il vivre ?
Et à quoi bon écrire des livres
Dans le désert inattentif ?".
Est-ce ce qu'on appelle de la poésie ?
Comme il en va du blues, qui débite souvent les paroles les plus insignifiantes en apparence, j'essaie d'entendre l'émotion, si l'on peut dire, dans le fatras des mots plus ou moins versifiés à pieds régules - ou plutôt derrière les mots. Bien entendu, l'alexandrin arrange les bidons, en Face B par exemple:
"Et puis soudainement tout perd de son attrait
Le monde est toujours là, rempli d'objets variables
D'un intérêt moyen, fugitifs et instables,
Une lumière terne descend du ciel abstrait".
Pendant que Skip James module, avant que Lucinda Williams ne le relaie, je regarde ce livre d'alluvions sporadiques, rivage pollué de nos mondes où les poupées décapitées et les préservatifs voisinent:
"Tu te cherches un sex friend
Vieille cougar fatiguée
You're approaching the end,
Vieil oiseau mazouté".
Il y a parfois des relents de Verlaine là-dedans, avec une grâce noctambule qui rappelle aussi Gainsbourg:
"La nuit n'est pas finie
Et la nuit est en feu
Où est le paradis
Où sont passés les dieux ?".
De tout ça le noyau est d'amour avec une espèce de trou noir lumineux au milieu, chargé de l'antimatière amoureuse, titre HMT, et ce blues finissant par "La vie n'a pas duré longtemps / La fin de journée est si belle".
Dans The soul of a Man de Wim Wenders, à un moment donné, c'est la rousse Bonnie Raitts qui prend le relais de Skip James en très douces nuances et je lis dans Configuration du dernier rivage ce mots dont la lumière m'est connue:
"Voilà, ce sera toi
Ma présence effective
Je serai dans la joie
De ta peau non fictive
Si douce à la caresse
Si légère et si fine
Entité non divine
Animal de tendresse"...
Et ceci de vraiment pas mal enfin:
"Je sens ta peau contre la mienne,
Je m'en souviens je m'en souviens
Et je voudrais que tout revienne,
Ce serait bien".
Michel Houellebecq. Configuration du dernier rivage. Flammarion, 96p.
Wim Wenders, The Soul of au Man, DVD Wild Side.