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Carnets de JLK - Page 110

  • Contre le Nordisme

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    Variations cingriesques (2)

     

     "Au salon une Allemande prétentieuse  joue  du violon avec beaucoup de chichi / avec beaucoup de chichi une Française l'accompagne au piano", écrit Blaise Cendrars dans son poème À bord du Formose, où Cingria salue "un comprimé d'antinordisme"...

     

    L'image épingle en effet le trait constitutif de ce que Charles-Albert taxe de "nordisme", qu'on pourrait dire simplement l'affectation, ou le faux semblant, le simulacre ou plus précisément en matière de goût: le kitsch.

     

    La lecture de Cingria est un exercice aussi exigeant qu'éclairant, qui requiert la constante accommodation de son oeil critique en vue d'affiner toute définition par les distinctions requises.

    Définir le nordisme est évidemment aléatoire, s'agissant d'un concept lié au goût et donc mouvant; mais distinguer ce qu'il désigne est intéressant et possiblement rigolo.

    L'immédiate distinction est ici faite "entre le Nord salubre et tonique par lui-même et la beauté de ses races, et une sorte d'hérésie esthétique, d'introduction récente, que l'on ne peut faire autrement, puisque le mot exist, que d'appeler "nordisme".

    Or que dirait-on "nordique" autant que les deux concertistes à chichi ? Jean Cocteau est-il nordique, et Proust est-il nordique ?   Non: c'est le genre Rotonde qui est nordique et pas Cocteau. C'est le goût du petit clan des Verdurin qui est nordique, et pas Marcel Proust.

    "Cocteau, précise Charles-Albert en post-scriptum de cet article de 1926 (paru dans Les chroniques du jour), n'est pas nordique, ce qui ne diminue en rien sa connerie". Et d'ajouter que  Max Jacob n'est absolument pas nordique, ni Joyce ni Aragon, ni Jarry.

    Mais alors qui est suspect de nordisme ? Charles-Albert pointe Pirandello, mais on comprend que c'est d'un certain engouement pirandellien qu'il s'agit, par une bourgeoisie qui s'en délecte "comme d'un fiasco de Chianti pesant".

    "Le Nordique est protestant c'est-à-dire pudibond et sérieux au sens d'une contrainte qui lui fait faire une grimace, ou bien il est déluré (le refoulement freudien - encore une supérieure merde que ce Freud - mais il n'a pas la moindre notion de ce que c'est que la pudeur, de ce que c'est que la gravité, de ce que c'est que la joie".

    Sous la même enseigne du "nordisme" seront rangés pêle-mêle le végétarianisme sectaire (de même que toutes les sectes) et les lampes voilées d'un mysticisme melliflue, le style "une seule fleur dans un seul vase", les récits nord-africains de Gide ou Cocteau (quand même !) quand il veut "faire grec", enfin tout ce qui déroge peu ou prou à la simplicité ou au naturel de vieille souche, à la vraie morale (pas l'affectation moralisante du virtuisme ) et la vraie tenue qu'illustre, par exemple, l'éloge des jeunes gens d'Oxford que le fameux opiomane Thomas de Quincey découvre à son arrivée en ce haut-lieu de belle éducation.

    Il y a bien entendu un nordisme du Midi, comme on pourrait le vérifier aujourd'hui avec la foison consternante des "senteurs et saveurs" conditionnées, que Cingria repérait en son temps à sa perte de toute tonicité. Et l'écrivain d'introduire alors cet autre concept qui lui sera cher, d'un habitus établissant un rapport de continuité entre la terre et les gens, les êtres et le temps.

    Être anti-nordique, c'est "trouver l'excentricité fatigante et le désir d'étonner, en faisant les choses à rebours, vulgaire". Dans ces années 20 du XXe siècle, Charles-Albert vise évidemment les sous-produits d'avant-garde et de bohème dont les bourgeois raffolent ou qu'ils font semblant de priser.

    Tout cela reste, évidemment, sujet à discussion "sur pièce". Cependant la question n'est pas tant de savoir si l'on est d'accord ou pas avec Cingria sur ses goûts, tout subjectifs et susceptibles de changer tout à l'heure, mais bien plutôt de distinguer les qualités qu'il désigne et de les réévaluer selon son propre goût en fonction de critères qui ne cessent de se réajuster et de s'affiner selon l'époque, le lieu et la personne.

     

    Cingria07.jpg(En lisant Le Nord et le Nordisme), deuxième texte de l'  Esthétique générale, dans le volume des  Propos 1, cinquième tome des Oeuvres complètes en cours de publication à L'Âge d'Homme.)

     Image: Charles-Albert Cingria au piano,croqué par Géa Augsbourg.

  • Contre Cocteau

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    Variations cingriesques (1)

    L'attaque est immédiate, par le truchement de l'exergue inventé ("Propos entendu en aéroplane") qualifiant Jean Cocteau de "petit Dufayel du futurisme".

    Une utile note en bas de page précise que Dufayel n'est autre que ce commerçant affairiste qui a fondé les grands magasins du même nom, à l'époque (1919) les plus vastes du monde...

     

    Quant à Cocteau, il a publié en 1918, donc un an avant cet article, des "notes sur la musique" intitulées Le coq et l'Arlequin, aux éditions de La Sirène, avec des illustrations de Picasso.

    Or que reproche Charles-Albert à Cocteau ? Essentiellement d'incarner le genre à la page du moment, qu'il fustige avec des arguments d'une parfaite mauvaise foi en apparence, sur une base à vrai dire plus solide qu'il ne semble, qui l'autorise (selon lui) à démêler le vrai du faux.  Sur le ton péremptoire qui fut probablement le sien dès sa troisième année (ainsi que se le rappelle son cheval de bois Clodomir déboulé des plaines de Mazurie), Charles-Albert se pose en effet en défenseur d'une esthétique fondée sur le vrai, contre le faux, incluant la défense du bien, contre le mal.

    D'un côté, à l'enseigne du faux, il y aurait donc Cocteau et sa "petite élite qui ne définit pas mais laisse tomber des mots d'ordre et passe", reliquat de bourgeoisie plus ou moins encanaillée traînant ses "toiles écrues" et autres "plantes vertes" d'une actualité déjà surannée à relent de XIXe siècle positiviste, et de l'autre il y aurait les défenseurs d'un art inscrit dans une continuité de l'Antique incessamment rafraîchie, plus physique et métaphysique à la fois, plus charnelle que cérébrale, se réclamant du latin et du grégorien (ou du syncopé anglo-nègre sa naturelle continuation) plus que de la psychoanalyse freudienne ou des sous-produits du wagnérisme. Et de bien distinguer au passage, pour qui n'aurait pas "capté" la nuance, ce qui oppose "un orientalise de bazar" et "ce classicisme éternel qui protège l'Orient".

     

    Charles-Albert, qui se dit volontiers catholique évhémériste (du nom d'un mythographe grec supposant une origine humaine aux dieux), et se range du côté de G.K. Chesterton que lui a fait découvrir Claudel, s'oppose virulemment au protestantisme selon lui païen et à toutes les sectes ressortissant selon lui à un "paganisme de seringue", y compris le tabac dénicotinisé et la vertu des Ligues diverses de vertu ou d'hygiène dentaire.

     

    Cocteau02.jpgCeux qui aiment à la fois Cingria et Cocteau feront la part, naturellement, des ombrages littéraires d'époque (Cocteau brille entre la Rotonde et le Tout-Paris) et des humeurs possiblement changeantes d'une année à l'autre entre deux écrivains dont la musique verbale a souvent des parentés, mais il reste que, malgré les outrances drolatiques de Charles-Albert, subsiste un fond de vérité dans ses charges contre le nombrilisme et la morgue des Parisiens, autant que dans ses éloges du vélocipède ou des langues anciennes, de la profusion du monde et de tout ce qui appelle à la curiosité non point mondaine mais mondiale.

    La mauvaise foi de Cingria semble à son comble quand il conclut: "À quoi bon disputer ? Moi, je vis d'olives: eux d'opinions qui leur restent sur le ventre et les glacent".   Cependant mauvaise foi, oui et non. Parce que c'est en toute bonne foi qu'il s'expose et se pose. C'est en outre d'olives qu'il nous régale bel et bien par la même occasion - d'olives et de cents autres saveurs et mille autre grains de sapience

    Et cette joviale insolence: "Voilà ce que j'appelle voir clair. Et je me remercie très sincèrement (mes deux mains s'étreignent en une vigoureuse poignée) de l'effort que je viens de faire pour démêler à très grand mal ces choses".

     

    (En lisant Le fiacre d'Archangel, premier texte de l'Esthétique générale, dans le volume des  Propos 1, cinquième tome des Oeuvres complètes en cours de publication à L'Âge d'Homme)

     

  • Haute lice de Cingria

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    Le troisième volume  (Tome V) des nouvelles Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître, offrant plus de 1000 pages de Propos aux digressions étourdissantes

     

    C'est avec une joie féroce qu'on accueille ces jours la parution du troisième volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert CIngria, représentant plus exactement le cinquième tome de l'ensemble, intitulé Propos 1, prêt à l'édition avant les deux qui précèdent.

     

    Cingria03.gifJoie, parce que joie tout simplement, découlant de l'allégresse propre au chant du monde que représente l'oeuvre de Charles-Albert. Et féroce, en consonance toute pareille avec la vivacité et parfois la virulence de ces textes souvent brefs, disséminés par l'écrivain, en quête perpétuelle de moyens de subsistance, dans une kyrielle de revues (à commencer par la Nouvelle Revue Française, grâce à son ami et fidèle défenseur Jean Paulhan), journaux de toutes tailles et tendances, jusqu'à ses fameuses Petites Feuilles ou au bulletin d'information de la firme de vente de vêtements par correspondance Charles Veillon, combinant joliment publicité et littérature, où Cingria se prononcera notamment sur la manière d'habiller l'enfant ("du marin, du marin, rien que du marin !")...

    Le présent volume, dont l'établissement des textes, leur présentation et les notes ont mobilisé les soins d'une douzaine de cingriologues plus ou moins ferrés, sous la responsabilité coordinatrice de Maryke de Courten , se trouve également introduit par les soins de la même diligente vestale, sous le titre annonçant judicieusement Une chronique totale.

     

    On passera comme chatte sous eau froide à la lecture de quelques phrases pesant leur poids de pédantisme professoral ("Le parti pris d'une distribution poétique ou thématique, aisément justifiable du point de vue de l'organisation des masses textuelles, reste certes discutable au regard de l'hybridité et de la perméabilité des formes que revêt l'écriture littéraire, en particulier celle de Cingria"...) pour relever d'excellentes observations sur le nouvel éclairage, par relation "de complémentarité", que propose cette nouvelle édition non chronologique réorganisée par thèmes et affinités, ou en éclairant plus précisément l'écriture même de Charles-Albert en son "principe de libre fantaisie, de foisonnement et d'exubérance".

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgDans la foulée, et rompant avec l'opinion de courte vue selon laquelle Cingria, contempteur d'un certain modernisme, serait une sorte de baroque réactionnaire, Daniel Maggetti, dans sa présentation de la première grande section intitulée Esthétique générale, développe une réflexion très pertinente sur les rapports entretenus par Charles-Albert avec le Temps en général et l'actualité en particulier. À l'opposé de ceux qui privilégient le temps linéaire ou le présent porteur de nouveauté et de progrès, Cingria, qui affirmera que le temps "n'existe pas", illustre une position à la fois "antique" et primesautière pour laquelle, précise Daniel Maggetti, la " valorisation du passé n'est ni immobilisme ni fétichisation. Elle repose plutôt sur le sentiment d'une réappropriation et d'une redécouverte constante de ce qui, de l'histoire, demeure utile et vivant dans la société et le contexte d'aujourd'hui".

     

    Les premiers textes de cette première partie exposent illico, d'ailleurs, l'idée que se fait Cingria de ce qui est réellement moderne à ses yeux et de ce qu'est la tendance à "vouloir être moderne", avec tous les pièges de la mode fugitive, d'une progressisme de façade ou de toutes les formes de snobisme et autres postures  "à la page". Un autre concept important, forgé et souvent repris par Charles-Albert et son frère Alexandre, est celui de "nordisme", englobant ce qu'on dirait aujourd'hui les façons New Age et qui se caractérisait, dans la première moitié du XXe siècle, par les affectations de spiritualité fumeuse (genre théosophie de tea-room ou langue espéranto) ou de modes plus ou moins artificielles ou frelatées selon lui.   

    Or comment situer Charles-Albert Cingria ? Comment se situe-t-il lui-même ? D'aucuns l'ont classé à l'extrême-droite parce que dans sa vingtaine, sous l'influence de son frère aîné Alexandre, il professait une sorte de maurrasisme esthétique ("Je suis Romain, je suis humain", ce genre de lubies d'époque), mais aucune étiquette politique ne lui convient à vrai dire, pas plus qu'à Max Jacob son ami ou  à Cendrars son ennemi. Question religion, il est évidement catholique, autant à la byzantine qu'à la manière accueillante d'un Chesterton, avec des affinités dans la Chine de Tchouang-tseu et dans l'islam mystique, mais  tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est un noyau à la fois ontologique et poétique qu'il a évoqué, merveilleusement, dans Le Canal exutoire, l'un de ses textes les plus inspirés et les plus explicites sur son être-au-monde. Pour l'essentiel, Charles-Albert est un poète, comme Jean Genet ou Jacques Audiberti sont des poètes- grandssourciers et sorciers de la langue et de l'intelligence du monde.

     

    "Cingria demeure libre de ne pas aborder de manière fondamentale des sujets lourds de sens, comme le nazisme, la collaboration, le régime de Vichy", écrit Maryke de Courten. Mais de quoi parle-t-il alors "de manière fondamentale" ? Je dirai qu'il parle d'un peu tout, mais comme personne. Jean Paulhan l'écrivait d'ailleurs: "Charles-Albert disait il pleut comme personne".

     

    Cingria13.JPGOr ces Propos,cela va sans dire, ne se bornent pas à l'évocation de la pluie. Ces Propos constituent une haute lice verbale que Jacques Chessex comparait à "une vaste tenture tissés de fils riches et colorés - travail interrompu, repris amoureusement, travail abandonné encore pour cent pérégrinations, mais l'artiste toujours revient à son ouvrage qui s'étend maintenant sous nos yeux, somptueux, frais, vigoureux, chef-d'oeuvre où domine la pourpre cardinalice, l'or byzantin, le vert des prairies burgondes, le jaune rosé saharien, le bleu des ciels rhénans, le gris argenté des roseaux du Rhône."

    Cette édition propose une nouvelle répartition des textes, que je propose à la fois de suivre, dans la mesure où certains thèmes regroupés facilitent en effet une meilleure synthèse, mais aussi de bousculer par une lecture en zigzags correspondant au coq-à-l'âne incessant de l'écriture cingriesque. On lit ainsi vingt pages sur le "Vouloir être moderne", puis on   saute à un portrait carabiné de Léautaud en tortue broutant sa salade, on assiste à la rencontre de Ramuz et Max Jacob puis on file lire Ubu cocu ou La vie des crapauds de Jean Rostand, on rencontre Marcel Jouhandeau, Jean Lurçat qui "peint avec des phares", on va voir Mickey Mouse au cinématographe ou Le voleur de Bagdad, ainsi de suite.

     

    On n'est pas toujours, ici, à la pointe du génie poétique de Cingria, qui fulgure dans ses proses le plus pures, quasi "sans sujets", du genre d'Enveloppes. Mais on est ici dans une prodigieuse incitation à la définition et à la discussion, voire à la dispute - au partage des opinions et des passions. On y grappillerait tous les jours. C'est d'ailleurs tous les jours que j'en ferai mon miel cet été...

     

    (À Suivre...)

     

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes. Propos 1. Tome cinquième. L'Age d'Homme, 1095p.     

  • Ceux qui laissent dire

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    Celui qui ne provoque en duel qu'à la tête du client / Celle qui n'aime point trop que le pédéraste souffle sa poudre de riz au nez de son chien Kiss / Ceux qui en on vu d'autres à l'époque des Royaumes Combattants / Celui qui n'écrit ses mots bleus qu'à l'encre verte et en gants blancs / Celle qu'insupportent les vapeurs de fumigations Legras /Ceux dont l'abus du tabac Caporal explique la voix de rogomme / Celui qui va prétendant que la Comtesse a tout appris en station couchée / Celle qui dit de son frère trappiste que c'est un poète qui s'ignore / Ceux qui n'ont pas assez flatté pour être pris en considération par les intervenants du marketing culturel national soutenu par les banques propres / Celui qui s'est fait épiler en public bien avant la période punk / Celle qui a du cobra cabré dans la silhouette / Ceux qui ne voient des gens que leur silhouette / Celui qui se rappelle les métamorphoses du simiesque Nijinsky aux longs pieds en elfe quand il dansait /Celle qui a grillé son existence-minute en cocotte sans sifflet / Ceux qui sont malades par possibilité de l'être sans subventions officielles ni sponsors privés / Celui qui se dit saccagé d'amour à la lecture des Eblouissements de la poétesse de petite taille (1m.50 au garrot) à coupe au bol / Celle qui se refuse avec le même sans-gêne qu'elle fait entrevoir son corps de mol albâtre sous ses déshabillés vaporeux / Ceux qui apprécient la compote d'idées reçues et de sentiments resucés que brasse le roman contemporain à 93% pour être optimiste / Celui qui est nonchalant de naissance et paresseux par mimétisme militaire / Celle que hante le souci de soigner son psy / Ceux qui se prennent leurs pattes d'araignées blessées dans les toiles qu'ils ont tissées de leur salive mêlée de sueur sociale/ Celui qui écrit de la tête comme on parle du nez / Celle qui a gardé son équilibre en marchant sur les oeufs de serpent du romancier névropathe / Ceux qui n'ont plus d'autre temps à perdre que celui de leurs docteurs et autres notaires, etc.   

     

    Peinture: Terry Rodgers

  • Conso à la clef

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    ...L'idée est d'offrir, à nos clients-cibles de tous âges, avec un signe clair aux seniors, un objet vendu en kit qui soit à la fois pratique et complémentaire au niveau multifonctions, lavable,  maniable et conforme aux prescriptions en matière de développement durable et de sécurité - avec ce qu'on sait au jour d'aujourd'hui -, quant à la clef elle est sur option afin que chacun conserve un intense sentiment de liberté...

     

    Image: Philip Seelen     

  • Retour au Grand Toqué

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     À propos de Regards sur Nietzsche d'Henri Guillemin, de René Girard et de Philippe Sollers. Avec une échappée sur Charles-Albert Cingria, vélocipédiste angélique...

    Il est intéressant, avec vingt ans de recul (le livre datant de 1996),  de revenir aux Regards sur Nietzsche d'Henri Guillemin, et notamment par rapport aux commentaires critique d'un René Girard, dans La Conversion de l'art, à propos de la furieuse transformation du wagnerophile en wagnerophobe, ou aux hymnes de Philippe Sollers dans Une vie divine, à partir duquel l'Humanité Nouvelle est priée de changer non seulement l'heure d'été mais le calendrier mondial.

    Guillemin s'intéresse bassement  (!) à la santé physique et mentale du cher N, comme il l'appelle, et c'est vrai qu'il y a de quoi faire chez quelqu'un qui chantait un dieu solaire et danseur alors qu'il se traînait sur ses pattes comme une bête blessée à migraines atroces et nausées, comparait ses ouvrages à de la dynamite, qui n'intéressaient à peu près personne de son vivant, se disait le plus humble des modestes et le plus grand philosophe du monde, géant à côté de ce nabot fluet d'Emmanuel Kant. Il y a bien entendu à prendre et à laisser chez notre cher bonnet rouge à pompon catho, comme il y a prendre et à jeter dans ses livres plus franchement "limites", tel son plaidoyer pour Robespierre. À ce propos, je me rappelle lui avoir cité une de ses phrases qui revenait, ni plus ni moins, qu'à une défense de la Terreur. M'écoutant lui lire sa phrase, il m'avait alors dit: "Et c'est moi qui ai écrit cela ?". Et moi: "Oui, Maître". Et lui: "Je baisse le nez"...

    Ce que j'aime bien chez Henri Guillemin - et c'est aussi pour me rappeler ses conférences captivantes -, c'est qu'il ose mettre les pieds dans le plat d'une certaine intelligentsia allemande ou française qui, dès que sort le nom de Nietzsche, se signe et se met au garde-à-vous. Guillemin, lui ,reste perplexe et naturel, avec le même aplomb qu'un René Girard examinant le cas de l'énergumène.Girard7.jpg

    Le long chapitre sur les relations humaines de N (surtout Wagner, Lou Salomé et ses mère et soeur, sans oublier le père pasteur mort de ramollissement cérébral) ) n'amène rien de très nouveau mais éclaire le topo, pour parler peuple, comme le premier chapitre sur les "trous noirs" de la bio de N, côté mal d'enfance, mal portance et mal baisance.  Quant au dernier chapitre sur les prodromes d'une idéologie récupérée par les nazis à titre posthume, il me semble bien affronter les difficultés présentées par une pensée souvent ambiguë et contradictoire, au-delà de ses provocations.  

    Notre gauchiste catho a raison d'affirmer que Nietzsche, plus que le philosophe de la mort de Dieu, est celui de la mort d'une certaine idée de Dieu, restant profondément préoccupé par notre relation au divin et se posant, d'une certaine manière, en rival du Christ et en Deus in Machina, candidat virtuel au remplacement du Pape et de l'Empereur après avoir fait fusiller celui-ci (comme ses lettres de la fin le réclament) et enfermer celui-là dans un cabanon - duquel il est le premier papable...  

    Guillemin rappelle l'importance de la vie et de la personnalité de N, plombée par la maladie et déformée par une sorte de mégalomanie compulsive qu'expliquent autant ses dons que ses manques. René Girard a bien montré, pour sa part, les mécanismes liés à la jalousie mimétique destructrice de N à l'égard de Wagner, après sa déception, et sa façon combien significative de piétiner ce qu'il a adoré en se bricolant des justifications a posteriori, notamment à propos des aspects chrétiens de Parsifal et Tannhäuser. Tout cela qui ne nous empêchera pas, au contraire, de lire et relire Le Gai savoir ou Par delà le bien et le mal, entre autre gisements richissimes d'une pensée aussi problématique et passionnante que la substance des  derniers romans de Dostoïevski, d'ailleurs follement prisés par cet autre dingue... 

    En ce qui me concerne, Zarathoustra m'est toujours tombé des mains. D'aucuns y voient le sommet d'une poétique, et moi le summum de la boursouflure, frisant le comique. Or c'est Philipe Sollers, aujourd'hui, qu'on pourrait trouver comique avec sa façon de se la jouer Baptiste de l'Antimessie relooké. Bon, mais là je vais plutôt enchaîner avec le troisième volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria, tout entier consacré à ses étincelants Propos. Marre de l'éternel retour: allons plutôt de l'avant au plus-que-présent. Le bonheur chez vous...     

    Henri Guillemin. Regards sur Nietzsche. Seuil, 1996.

    Philippe Sollers. Une vie divine. Galimard, 2007.

    René Girard. La conversion de l'art. CarnetsNord, 2008.

     

  • Tribu de la douceur

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    L'ÎLE AU TRESOR - Un jour Dimitri m'a parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges. Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

    NOTRE TRIBU. - Cette nouvelle année je serai de la tribu de mes femmes, de nos filles et de leurs jules, de ma bonne amie plus que jamais, de son frère et de nos anges gardiens. Cette année nous serons les gardiens de notre paix. Cette année nous nous battrons contre toute ingérence étrangère ou familière faisant obstacle à la douceur. Cette année nous trouvera sur tous les fronts de la guerre à la guerre. Cette année nous inspirera le mot d'ordre de destruction massive de toute forme de destruction.  Cette année nous verra plus que jamais faire pièce aux éteignoirs Cette année sera celle de l'éternelle renaissance de la Lumière. Cette année sera celle de l'enfance à venir...

                                                                                            (À La Désirade, ce 1er janvier 2013)

    Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui a connu ce qu'on peut dire toute la tendresse du monde en serrant l'enfant contre elle pour la première fois / Ceux qui à la naissance de l'enfant ont acquis une nouvelle douceur, etc. 

      

    Zap001.pngUNE JOIE PARTAGEE. - L'arrivée, il y a quelque temps, du roman de Maxou que j'ai été le premier à lire, l'an passé, à l'état de magma, et qui a été formidablement amélioré par ce garçon dont j'ai parfois douté de la détermination, le rudoyant à proportion de mon affection quasi filiale, a été l'une de mes grandes joies de ce tournant d'année, et je suis maintenant convaincu que tout ce que j'ai pressenti chez le lascar, également bien perçu par les dames de Zoé, lesquelles l'ont accueilli et coaché de la plus remarquable façon - à commencer par la très finement attentionnée Nadine Tremblay, puis avec le soutien sans faille de Caroline Coutau, et même de Marylse Pietri la retraitée acquise de longue date à la cause africaine et veillant au grain dans son coin - méritait absolument notre attention, d'autant que les qualités de coeur et de conteur que j'ai relevées chez le Bantou dès L'Enfant du miracle, ont préludé pour moi à la découverte, au fil des mois, d'un être de vif-argent sensible et d'une belle personne digne de sa mère. Je n'ai donc pas eu à me forcer pour écrire, dans  les colonnes de 24 Heures, ce que je crois un beau papier et qui dit juste ce qui est, comme c'est.      

                                                                (À La Désirade, ce 20 janvier)

     

     Maxou24.jpgL'AMOUR FOU DU BANTOU. - Les commères de Douala en restent baba ! Les plus fameux caquets du Cameroun viennent en effet d'apprendre, par Facebook, qu'il y aurait en Suisse un jeune homme à la langue mieux pendue qu'elles toutes réunies: une espèce de griot-écrivain dont le verbe aurait la saveur d'une griotte veloutée et piquante. Le conditionnel tombe d'ailleurs puisque la nouvelle est de source sûre-sûre, émanant de la très fiable AFP, en clair: l'Association des Filles des Pâquis, dont les bureaux se trouvent au 39, rue de Berne, en pleine Afrique genevoise.

    Or cette adresse est aussi le titre d'un livre écrit par ce prodige de la parlote, du nom de Max Lobe, aussi doué à l'écrit que pour la zumba ! Quel rapport y a-t-il entre un Camerounais de 26 ans bien éduqué, cinquième de sept enfants, débarqué à Lugano son bac en poche et diplômé en communication et management, et le jeune Dipita, fils de prostituée aux Pâquis et condamné à cinq ans de prison pour le meurtre passionnel de son jeune ami William ? Le rapport s'intitule 39, rue de Berne, un vrai roman qui saisit immédiatement par sa densité humaine, la présence vibrante de ses personnages et l'aperçu de ce qui se passe en Afrique ou à côté de chez nous.

     

    De sa cellule de Champ-Dollon, Dipita raconte sa vie de garçon pas comme les autres, marqué en son enfance par les discours de son oncle Démoney. Rebelle très monté contre "papa Biya", le Président qu'il appelle "la Barbie de l'Elysée", l'oncle vitupère les magouilles du régime et le délabrement de la société, tout en recommandant à son neveu de ne pas se comporter à l'instar des hommes blancs qui pleurent comme des femmes et font de "mauvaises choses" entre eux. Or le même oncle, qui est à la fois le frère et le "papa" de Mbila, la mère de Dipita, n'a pas hésité à vendre celle-ci à des "Philanthropes-Bienfaiteurs" affiliés à un réseau international de prostitution, jusqu'à Genève où la jeune fille de 16 ans, abusivement vieillie sur son (faux) passeport, doit racheter sa liberté en payant de son corps. Dans la foulée, elle se fait engrosser par le chanteur-maquereau d'un groupe fameux, qui la pousse ensuite à conclure un mariage blanc avec un Monsieur Rappard spécialisé dans ce trafic lucratif. Pour faire bon poids, Mbila fourguera aussi de la cocaïne avec la complicité (de mauvaise grâce) du jeune Dipita. Enfin, cerise sur le gâteau, celui-ci, bravant les mises en gardes de son tonton, tombera raide amoureux d'un beau blond qui n'est autre que le fils du (faux) mari de sa mère.

    Glauque et compliqué tout ça ? Nullement: car Mbila, malgré ses humiliations atroces et sa colère contre son frère-papa, est aussi gaie que son fils est gay. Celui-ci garde par ailleurs respect et tendresse pour son oncle et sa tante Bilolo (la famille africaine, bien compliquée à nos yeux, reste sacrée), même si c'est chez les Filles des Pâquis, héritières d'une certaine Grisélidis, qu'il trouve refuge affectif et formation continue en toutes matières, y compris sexuelle.

    Notre grand Ramuz a fondé une langue-geste, qui travaille au corps toutes les formes de langage. Loin d'aligner les expressions locales, le romancier a forgé un style qui suggère les pensées et les émotions autant par les gestes de ses personnages que par leurs paroles. C'est exactement la démarche qu'on retrouve chez Max Lobe, qui ne sait rien de Ramuz mais a lu Ahmadou Kourouma et Henri Lopes et réussit à capter, dans son récit de conteur, des expressions souvent drôles mais plus encore significatives du doux mélange des cultures. Dans la bouche de l'oncle Démoney, le "cumul des mandats" devient "cumul des mangeoires". Dans celle de Dipita, le derrière rebondi de Mbila devient "cube magie". Et les mots de bassa ou de lingala y ajoutent leur son-couleur: le ndolo pour l'amour, le mbongo pour l'argent, notamment. Max Lobe a écrit 39,rue de Berne avec son sang et ses larmes, et sa joie de vivre, sa générosité, son élégance intérieure, sa tristesse ravalée, son incroyable sens du comique fusionnent dans un livre plein d'amour pour les gens et la vie. Le portrait (en creux) de Dipita est des plus attachants, et celui de Mbila bouleversant. La présidente de l'AFP, une digne dame Madeleine, a décerné au livre un prix spécial en matière d'observation. Et les commères de Douala se feront un plaisir de dérider les vertueuses Dames de Morges si celles-ci froncent le sourcil. Chiche que Calvin se mette à la zumba!

     

    ZieglerFils.jpgAUX CHEMINOTS. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"

    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...                  

     

    P1020937.JPGDE LA FILIATION. -  Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.  Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...

     

    Maxou22.jpgNÈGRES BLANCS. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages. Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, laquelle a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean, ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...

                                                                                                 ( À La Désirade, ce 26 janvier)

     

     

    Celui qui ne sait pas qu’il ne passera pas l’hiver nucléaire / Celle qui se désabonne de ses revues de déco en apprenant que la Fin du monde est proche / Ceux qui perdent la tête au point de se faire sauter la cervelle, etc. 

     

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Le temps de la poésie

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     François Debluë reçoit, ce samedi 5 octobre à Ropraz, le Prix Edouard-Rod pour l'ensemble de son œuvre..

    En Suisse romande, le nom de François Debluë, autant que celui de son oncle Henri, est associé pour le grand public à la Fête des Vignerons. Henri Debluë, lettré vaudois à faconde,  signa le livret de l’édition quasi mythique de 1977. Son neveu François, plus discret et secret, lui fut pourtant un digne successeur en 1999. Mais l’auteur des Saisons d’Arlevin n’aime point trop être confiné dans ce seul rôle, pas plus qu’on ne l’imagine se «ranger» au lendemain de sa retraite de quelque trente-sept ans d’enseignement, alors qu’il vient de publier deux nouveaux livres et qu’il débarque d’un séjour en Chine où il était convié à la sortie de la traduction de sa Conversation avec Rembrandt.

     « Vertigineux ! », s’exclame-t-il. «Voilà le mot qui m’est venu à l’esprit et que je me suis gardé de dire tout haut, durant ce voyage trop bref mais si dense et intense, où il m’a semblé vivre deux temps à la fois : celui de la Chine immémoriale et celui du géant qui se réveille la tête couverte de grues… »

     

    Le Temps, le Temps qui nous traverse et nous relie à nos origines, tout en marquant la borne ultime de notre fin : tel est le thème majeur qui court à travers tous les livres de François Debluë, d’un premier recueil intitulé Travail du Temps à son dernier ouvrage, De la mort prochaine, tout pétri d’une méditation sur la fuite et les traces du Temps, sublimée par la musique des mots.

    La musique est d’ailleurs une des autres constantes de la vie et des œuvres de François Debluë, fils d’un musicien d’orchestre et pour ainsi dire « né dans un violon ». Tôt initié à l’instrument, ensuite  emmené aux répétitions de l’Orchestre de Chambre de Lausanne où son père jouait, l’enfant aura compensé certain manque affectif, lié à l’indifférence puis à l’absence de la mère, par la musique et la rêverie. De la même façon, la lecture palliera ce « peu d’enfance » qu’il évoque avec une ombre dans le regard. « Les mots ont été, d’une certaine manière,  mes confidents », relève-t-il. Et dans les grandes largeurs puisque, à la prime adolescence, il se plonge dans La Guerre et la Paix de Tolstoï.

     « C’est tout un monde qui s’est alors ouvert à moi, avec cette terre russe qu’il me semblait fouler au milieu de personnages réels », se rappelle le prof de littérature, en précisant aussitôt : « Mais il y avait aussi Tintin et Mark Twain ! » Et sur les autres grandes figures qui l’ont accompagné en ses jeunes années : «Le Rousseau des Rêveries a beaucoup compté pour moi, et cela durant toute ma vie d’enseignant, de même que Dostoïevski, dont j’ai souvent parlé avec Georges Haldas des années plus tard».

     De Georges Haldas, mentor et ami sans pareil, rencontré en 1968 et resté le plus proche de ses pairs écrivains, avec Jean Vuilleumier, François Debluë apprit la mort à Vienne, à son retour de Chine où il dit avoir été réveillé, la veille, par un cauchemar prémonitoire. « C’est une page personnelle importante qui se tourne, et cette immense présence qu’il représentait laisse un grand vide, mais ses livres restent, sans compter tant et tant de souvenirs». 

    Or, s’il y a de la mélancolie chez François Debluë, comme en témoignent les pages magnifiques de De la mort prochaine, le poète d’Arlevin, sensible à la lumière du monde, voire dionysiaque dans sa poésie, très attentif à la vérité profonde des mythes constituant notre culture, est aussi un humoriste étrange et un peu fou, d’une originalité souvent inaperçue dans la tournure du personnage aimablement vaudois, homme de lettre patelin qu’on imagine en sages savates en son logis de Rivaz, ou devisant en quelque cercle littéraire.

    Enfin, un Debluë peut en cacher un autre, et nous ne parlons pas de son oncle Henri, autre mentor de sa jeunesse, mais de son double kafkaïen : du romancier singulier de Troubles fêtes, détournant une commémoration solennelle et creuse pour mieux sonder la mémoire collective, comme le bon génie d’Arlevin, avec l’aide des dieux lutins,  a défié le folklore éculé sur son propre terrain. Alors, méfiez-vous du sourire en coin de l’auteur de Fausses pistes, et tenez-le vous pour dit : « Ce que vous direz de lui sera toujours faux par cela même que c’est vous qui le direz »…

     

     François Debluë: « Les mots ont été, d’une certaine manière,  mes confidents »

     

  • Au colloque subtropical

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    BRAIN STORMING. - Cependant il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech francophone commun du lendemain, dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ?

    Que dalle! lui répondis-je tout de go: langue de coton de pontes universitaires et autres intervenants culturels ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire, en nos  périphéries obscures, dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, de Ramuz et de Kourouma, où tous nous sommes propriétaires et colocataires à la fois, à grappiller de concert  à l'arbre aux mots pour en faire notre miel... 

     

    Lushi2.jpgPARK HOTEL. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne reste ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres murmurantes. Derrière la moustiquaire, avant de lire encore un peu des Mathémathique congolaises de Jean Bofane, rencontré dès la première pause au Grand Parloir sous les dehors d'un svelte géant riant de toutes ses dents, j'ai regardé quelque temps les rues désertes de l'ancienne cité blanche et me suis rappelé le voyage de Gide et ses réquisitoires. Or nous étions bien loin, désormais, des indignations du grand sorcier protestant ! Près d'un siècle après son Retour du Congo, la parole était bel et bien, aujourd'hui, aux Africains, et j'étais là pour les écouter. Du moins est-ce avec reconnaissance que j'ai pensé au courage du cher bourgeois pédéraste accompagné du jeune Marc Allégret, aussi libre d'esprit que le furent plus tard un Céline ou un Simenon. À propos de Simenon, nous aurons soupé et sympathisé, ce soir, avec le très avenant Fabrice Sprimont qui aura contribué à l'organisation, au nom de la Communauté française de Belgique, de ce congrès resté longtemps bien improbable à mes yeux; et c'est grâce à lui, qui m'a rappelé Le blanc à lunettes, genre lettré d'aventure  frotté de douceur tchékohvienne et de surréalité belge, que nous en avons appris un peu plus sur les tenants et participants de cet étrange jamboree littéraire...         

     

                                                                                                 (Lubumbashi, ce 24 septembre 2012) 

    Maxou12.jpgCEUX QUI PARLENT. - Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré: c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui, comme on sait, lave-plus-blanc.   Nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait: je parlerais des transits féconds entre gens aux parlers variés, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des dames à vendre à Geneva International; déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules; bref la journée était lancée mais je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu: je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais; il y avait de ça plus de quarante ans: autant d'années que celles qui me séparaient des vingt-cinq ans de mon compère le Camer...

     

    CELLES QUI OEUVRENT. - Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies: nous avons le miel et le fiel des mots aux lèvres, mais malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des "y a qu'à" et des "il faut".

    Nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent en terres d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué ne se fasse. Car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga, dans l'entier Congo et dans le continent, quel appui aux écrivains et aux indispensables passeurs ? Or il me semblait n'entendre, au fil des débats, que les mots de miel et de fiel de ces messieurs-là...   

     

    Kourouma.jpgAhmadou Kourouma: « Partout où qu'elle soit dans le monde, une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari injurie, la frappe et la menace. Elle a toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme.  »

     

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Milou au Congo

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    Celui qui te souhaite de profiter de l’Afrique comme on dirait à un Africain de profiter de la Suisse et, spécialement, de sa pâte à tartiner Le Parfait, etc.

     

    NOS ANGES GARDIENS. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant  la gare de Montreux le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force - et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture entreprise la veille des Mathématiques congolaises de Jean Bofane; le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller  les enfants-soldats; enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur notre feuille de route, de représenter  la Confédération au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure,  au téléphone, de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...                              

                                                                                   (Dans l'avion de Rome, ce 23 septembre 2012)

     

    DU CHAORDRE. - Tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là.  Ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? Mais non:   car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRESS nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelque monnaie, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé  Chef du Protocole chargé de notre accueil solennel... 

    Lushi1.jpgLE CAFARD. - L'hymne solennel de la francophonie avait  déjà marqué l'ouverture du Congrès de Lubumbashi mais nous avions manqué ça et roulions maintenant à tombeau entr'ouvert dans le 4x4 noir corbillard du Chef du Protocole à faciès de fossoyeur  hilare.

    Nous étions tombés du ciel des songes dans la réalité cauchemaresque de la route congolaise où le spectre de l'Accident se trouvait déjoué à tout coup par le chauffeur entre déboîtements slalomés et déhanchements zigzaguants, mais curieusement je n'éprouvai aucune anxiété, tout à l'observation des visions  quasi surréelles qui se déroulaient le long des chaussées aux boutiques chamarrées et aux impayables enseignes; et partout des gens à vaquer, de bizarres arbres perchés sur des buttes, des femmes portant de hauts paniers en ondulant noblement, la ville s'annonçant dans les herbes, des terrains vagues et des friches - et voici que fièrement notre guide protocolaire  nous signalait les bâtisses de l'Administration Académique avant de bifurquer dans une zone défoncée entourée de bâtiments décatis aux diverses inscriptions de facultés - ainsi notre délégation suisse de deux pelés se pointait-elle au seuil du Grand Parloir où, tout soudain, une présence intruse se signalait dans ma chevelure encore mal démêlée de notre récent vol de nuit; et Max le Bantou  de chasser l'importun d'une chiquenaude élégante: bah, mais ce n'est qu'un cafard qui te souhaite la bienvenue ! 

     

    L'AREOPAGE . - Ensuite plus beaux, plus lustrés, plus étincelants dans leurs costars à rayures  et leurs chaussures à reflets, plus dignes et plus fringants que les magisters universitaires africains: jamais je n'avais vu jusque-là, et jamais mêlée, surtout, à tant de théâtrale apparence, tant de débonnaireté; puis les écrivains nous accueillaient eux aussi tout sourires, plus décontractés en leur apparat, dont  j'identifiai quelques-uns rencontrés, entre Paris ou Saint-Malo, dans l'autre Afrique essaimée, d'un Sami Tchak l'autre...

     

    Lushi5.jpgVOLEURS ET VIOLEURS. -  De nos premiers débats de francophones aux multiples provenances se dégagea, dès ce premier après-midi au Grand Parloir, le thème délicat assurément du vol de la langue et du viol de celle-ci. Les avis étaient partagés, contrastés, aiguisés par la présence de quelques dames se tenant les côtes.

    Tel estimait que son usage de la langue française relevait d'un indéniable vol, et qu'il en ressentait quelque gêne, tandis que tel autre affirmait que les langues africaines  pouvaient se prévaloir d'une antériorité  remontant au siècle d'Hérodote ou à de plus haute sources encore dont le français ne faisait que découler; et la question du droit de cuissage exercé par l'écrivain fut également l'objet d'un volubile échange tandis que l'orage y allait de ses arguments grondants.

    Or le premier jour des travaux tirait à sa fin. Le vent et la pluie à larges gouttes nous circonviendraient bientôt. Je n'en finissais pas pour ma part, déjà, de m'enchanter d'un peu tout. Nous filions enfin le long d'une route aux boues ocres éclaboussée par les sacs de pluie crevant dans les nuées. Nous nous trouvions comme dans un rêve éveillé sur une chaussée élastique bordée de campements à feux couverts. L'on voyait des silhouettes bouger entre vapeur et fumée. C'était l'Afrique tout cela, me disais-je, mais comment le dire en français ?       

          

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Ceux qui sont du clan

     

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    Celui qui sait que la couleur est dans le nom de Bolano / Celle qui porte l’eau douce au front / Ceux qui recensent les vagues / Celui qui pratique l’apnée lunaire / Celle qui savoure l’immanence à mi-pente / Ceux qui descendent dans le rêve par paliers / Celui dont l’épaule tiède accueille les chastes songeuses / Celle qui le fait avec les plongeurs glabres / Ceux qui parfument les rivages / Celui qui a la garde des flacons subtils / Celle qui se croit en odeur de sainteté nonobstant le décret du Vatican / Ceux qui fréquentent l’Hôtel Moderne avec des gestes anciens / Celui qui observe le serveur gracile à la cafète de la Maison de Repos / Celle qui le fait avec des Brésiliens illettrés mais moralement élégants / Ceux qui militent contre la réticence / Celui qui est non seulement contre mais tout contre / Celle qui dort un long temps au pied du morbier / Celui qui revisite la métairie de l’Oiseau / Celle que contrarient les appariteurs zoomorphes / Ceux qui stressent entre les dédaigneux / Celui qui sait pourquoi le poisson ne pense point mais réfléchit mieux la lumière que la moule maussade / Celle qui hume l’odeur de sodium des berges irradiées / Ceux qui ne pensent pas mais sentent fort / Celui que dirige la luminescence de la centenaire engloutie / Celle qui canne les chaises percées / Ceux qui en reviennent au siège curule genre Poséidon / Celui qui hante le bar sous la mer tenu par ce cher Roberto / Celle qui se conforme aux préceptes de la vie au fond des mares / Ceux qui se la jouent vingt mille lieues sous les moires / Celui qui n’a jamais confondu la généalogie du rabbi Iéshoua et celle de Gargantua / Celle qui récuse son ascendance darwinienne côté sangsues / Ceux qui ont survécu en s’entre-dévorant / Celui qui marque une pause dans le déroulé temporel de la Sélection / Celle qui se nourrit de regrets au point que son teint s’en ressent / Ceux qui assument leur profil siluriforme / Celui qui vit sa destinée d’enfant sirénomèle même pas sûr d’être sauvé par le Dieu méchant / Celle dont personne ne sait ce qu’elle pense de son enfant à branchies de requin / Ceux qui dissertent sur l’identité sexuelle de l’androgyne velu à trois fentes / Celui que sa vocation de pianiste de concert a conduit des favellas aux suites royales qu’il supporte à renfort de Prozac / Celle qui s’exhibe dans les débats philosophiques où l’on conclut toujours sur une note d’espoir / Ceux qui lèvent leur pouce sur Facebook quand on leur balance une photo de jonquille ou un cookie sympa, etc.

     

  • Appels d'air

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    APPEL D'AIR. - Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis trois décennies. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soir de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition sous ma gouverne main de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé d'en avoir fini ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti, pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible.

    De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance et d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues se montre le plus fin des des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle.

    Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins… 

                                                                                                 (Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai 2012)

    Panopticon555.jpgAVATARS DIVINS. - Cinq heures du matin. Des tas de pensées au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie la plus terre à terre.

      

    Flannery28.jpgFLANNERY. - Il est des auteurs autour desquels je n’aurai cessé de tourner à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Gripari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ».

    Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impémétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauuté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux.

    Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu, autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre. Et du coup je pense à Quentin et à Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », comme rarement dans la littérature contemporaine – comme chez à peu près personne, à ma connaissance, dans la génération de Quentin, sauf peut-être chez mon ami Max le Bantou.

     

    DE LA MER.- Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir de naufragés en sursis…

                                                                                                      (Cité du soleil, ce jeudi 17 mai)

     DE CITATIONS EN INCITATIONS. – C’est Charles-Albert qui disait, si je me le rappelle bien, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation.

    Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande), alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la remarquable indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemples qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…

      

    Dupuy03©_Luc_Jennepin.jpgJDD en 3 D. - Réveillé à 4 heures du matin, avec un croc dans l’épaule, signe de stress accumulé. La mer assez véhémente sous nos fenêtres. Hier par courriel, Jean-Daniel Dupuy m'a écrit un début de chose intéressante à propos de L’Enfant prodigue. Du coup je me suis rappelé que le grand nocturne vivait à Montpellier, rue Jacques Brel, et que ce serait peut-être le moment de se rencontrer.  

    J’avais regretté que la publication, en ouverture du Passe-Muraille, d’un  texte saisissant de sa firme, soit restée sans suite. Comme je lui avais écrit que ses textes me semblaient « hors d’âge », il avait compris, m'avoue-t-il aujourd’hui, que je le trouvais ringard. Total malentendu, car à mes yeux la vraie littérature est par définition hors d’âge, de Lucrèce à Kafka ou de la poésie T’ang à Hölderlin. Je lui  ai donc fait un message pour lui suggérer une rencontre en 3D.   

                                                                                    (Au studio Paradiso, ce vendredi 18 mai)

     Celui qui n’arrive pas à gratter l’autocollant Vive Jésus à l’arrière de sa voiture de fonction stationnée à la douane du Qatar / Celle qui donne du pain aux Signes / Ceux qui vont répétant que qui a vu voira, etc. 

     

    DE LA RETRAITE. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger…

    C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.

     

    DE LA NOTE. -  Comme je lui demandais un jour s’il prenait des notes pour la préparation d’un roman, Jean Dutourd me répondit qu’une idée notée était pour lui une idée perdue. Or ce qu’on peut comprendre s’agissant de la préparation d’un roman ne s’applique pas du tout, selon mon expérience, à la prise de notes ordinaire qui a double valeur de clarification et de vérification. Emmanuel Berl disait écrire pour savoir ce qu’il pensait, et Léautaud que son Journal littéraire lui permettait de vivre deux fois, sa journée écrite s’ajoutant à sa journée vécue. En outre, si la note relève le plus souvent du petit matériau de base, elle peut être aussi l’aboutissement en pointe d’une méditation ramassée ou d’une réflexion décantée. Ainsi de suite...    

     

    Dupuy7.jpgFRÈRES D'ARMES. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous a fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié, en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquise, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et noctuel d’Invention des autres jours, troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux, et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna, que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités, tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel m'a offert La Traductrice d’Efim Etkind, émouvante évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…  

     

    A COMME ALPHABET. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus », Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencontrer d’autres, former des mots qui dansent ensuite ensemble et vont se promener le long des pages, pour se parer en passant de couleurs comme dans le poème fameux de Rimbaud : c’est ce que notre ami a partagé avec ses mômes. Une autre fois, annonçant à un autre groupe d’enfants handicapés qu’on allait « récolter des mots », il a vu ceux-là se pointer avec des paniers dans lesquels, de fait, la cueillette a été ramassée.

    Pour notre part, nous égrenons l’Alphabet de nos goûts partagés, d’A comme Âge d’Homme (Jean-Daniel a une belle collection de classiques slaves et L’Ange exilé de Thomas Wolfe ne lui est pas inconnu…) à S comme Simenon (il a été fasciné par La Fenêtre des Rouet), H comme Highsmith (dont je lui parle car il n’en a rien lu), I comme Indridason (il connaît bien le polar mais ignore l’Islandais que lui cite ma bonne amie) ou Z comme Zambrano, Maria Zambrano, philosophe espagnole au verbe éminemment poétique dont j’ai acheté, chez Sauramps, De l’aurore et Les clairières du bois...

     

    Z comme Zambrano. – Ce matin encore, j’ignorais tout de Maria Zambrano. Au fil de nos premiers échanges, avec Jean-Daniel Dupuy, qui ignorait tout ce matin d’Annie Dillard dont je lui parle, il m’a révélé l’œuvre de cette essayiste espagnole dont la phrase et les développements, les fragments méditatifs, les fusées éclairantes et les méditations lyriques. me rappellent immédiatement Dillard et Gustave Thibon.

    « La pensée vivifie », écrit Maria Zambrano. Et voici ce qu’elle note, dans Les clairières du bois, sur Le vide et la beauté : « La beauté fait le vide –elle le crée – comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté ; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. Où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. Et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Evénement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci »…

     

    DU REALISME PANIQUE. - Je lis ces jours de tas de livres à la fois, dont Le réel et son double de Clément Rosset, qui parle de ce phénomène très actuel qu’on pourrait dire du déni du réel, correspondant à une évidente peur de celui-ci. Or il me semble que c’est en défiant cette angoisse de façon panique qu’un Houellebecq, après le cinéma belge, a repris le flambeau d’un certain réalisme lyrique illustré par le Voyage de Céline ou par L’Apprenti de Raymond Guérin, pour ne citer que des romans en langue française. Loin de moi l’idée d’en faire une théorie trop codifiée, mais il me semble qu’Au point d’effusion des égouts, de Quentin Mouron, amorce une observation et des constats de ce type, qui se développent plus amplement dans Notre-Dame-de-la-Merci.

    Je vais creuser le sujet, à la lumière, entre autres, de ma lecture de Flannery O’Connor, qui participe elle aussi, avec beaucoup plus de finesse géniale que l’amer Michel, de ce réalisme poétique et panique auquel je pense.

     

     Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires, etc.

     

    À TOUT-VAT. - Aujourd’hui le temps maussade, voire brouillasseux, était favorable à la lecture-lecture, mais lire les visages des gens cheminant sur la grève, contempler le spectacle des grandes vagues se brisant sur les rochers de la jetée au petit sémaphore, relever les derniers texti (un texto, des texti) de nos enfants, déchiffrer les inscriptions visant à la préservation morale du biotope (toute exhibition sexuelle est passible d’une amende de 17.000 euros ou d’emprisonnement) ou au contraire à l’incitation à l’amorale transgression (ce soir Gang Bang au Jardin d’Eve), bref grappiller de l’Hypertexte à tout-vat ne saurait que nous « éjouir un max » pour parler comme Alcofribas Nasier…

     

    (Extraits d'un livre en chantier)

  • Des idiots utiles

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    Dans Le Studio de l'inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux,  que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Leys.jpgOr Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux: dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial »...

    À ce « discours spécial » de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la «décence ordinaire» célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’ anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Ob’s, «Comment devenir Chinois»… 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)mao1.jpg

  • Anges de Facebook

    Angetombé.jpg

    De la réalité messagère.

    Je les tague et ils me répondent: j'aime. Telle est la nouvelle réalité messagère. Par exemple je tague Gilda tous les jours et elle me répond tous les jours: j'aime. Mais qui est Gilda ? Gilda est une jouvencelle octogénaire russophone et lettrée comptant au nombre de mes 3215 amis  de Facebook. Je la connais à peine mais je l'aime bien comme je crois qu'elle m'aime bien. J'aime bien aussi mes deux Anne-Marie, qui sont de plus anciennes complices: la gauchiste des rues de Lausanne et la rêveuse du bocage poitevin. Nous commençons à faire vieux couple à trois, mais jamais elles ne m'ont fait de scène. D'autres en revanche  m'ont lâché, ou fâché, ou ne lèvent plus le pouce. Nul n'y est évidemment obligé.

    François, par exemple, qui est un des plus anciens de mes amis sur Facebook, à qui même je dois de m'être logué (ce vocabulaire !) après qu'il me l'eut recommandé, lève rarement le pouce. Je le sais pourtant attentif: il lit en tout cas mes listes, qu'il a même publiées en recueil dans l'édition numérique qu'il dirige avec toute une équipe. Le fait est rare, mais nous nous sommes rencontrés une fois en 3D, à Lausanne, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. De la même façon, j'ai rencontré l'automne dernier mon cher compère Bona à Sheffield, que je connais depuis 2005 par nos blogs et qui, je m'en inquiète, ne lève guère le pouce ces jours. Mais il faut dire que je vais rarement sur son profil Facebook, de même que je ne suis les écrits de François que sur son site rabelaisien. Je dois n'avoir levé le pouce que deux ou trois fois sur son mur, mais j'en connais qui ne lèvent jamais le leur sur le mien, à commencer par ma bonne amie qui me dit tant et plus qu'elle m'aime, en 3D, sans me gratifier, ou presque jamais,  du moindre j'm virtuel. D'autres de mes proches, voire très proches, se manifestent par la même façon de ne pas se manifester: nous nous aimons quand même, sans lever le pouce...

     

    Angelo.jpgTout cela pourrait sembler "limite débile", pour user du volapück actuel, et je le pensais d'ailleurs avant de me loguer sur Facebook, mais l'exercice quotidien de la chose, qui n'est pour moi que la prolongation de carnets que je tiens depuis la nuit de mes temps (disons depuis mes seize ans ou dix-huit ans) m'a convaincu du fait que cette nouvelle réalité dite virtuelle n'est pas moins actuelle, à maints égards, que celle qu'on croit la seule réelle. Cela étant je ne me force pas: j'essaie de rester naturel. J'ai l'accueil si débonnaire, non sans préventions occasionnelles, que je compte maintenant plus de 3000 amis, dont une trentaine avec lesquels j'échange plus ou moins régulièrement.

     

    Ledit échange est tout à fait gratifiant avec une poignée d'amis partageant mes passions, à commencer par les anciens libraires Claude ou Jean-Pierre, une consoeur Ariane et d'autres prénommées Christine ou Isabelle, d'autres  compères écrivains tels Jean-Michel ou Sergio, ou encore Jacques et Alain, Philippe I et Philippe II, un autre François poète, à ceux-là s'ajoutant une Claudine veuve et joyeuse, une Aude et tous les prénoms courants, de Catherine à  Andonia ou de Michèle à Michelle, de Fabienne à Fabiola, de Diane à Joëlle, de Nathalie à Natacha,  j'en passe et j'abrège sans craindre de froisser aucune aile...

    Mes anges de Facebook  ne requièrent, en effet, aucune révérence sociale en dépit de la nature du réseau. Mes anges de Facebook sont à la fois irréels et plus que réels, autant que l'inspecteur Columbo dans Les ailes du désir de Wim Wenders, qui incarne son personnage avec une sorte de valeur ajoutée. Mes anges de Facebook sont également doubles, comme je le suis à mon propre égard lorsque j'écris, comme Philippe à Shangai devient l'ange qui s'accompagne lui-même et puis échange, comme j'échange avec deux Yvan, un William à Los Angeles, un Mauro chinois à Florence et mes frangines réelles ou quelque autre frère virtuel - ainsi passent les messagers...

  • Angelus novus

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    ANGELUS NOVUS. - L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l'aile au double sens du terme dans le monde et le temps.

     

    C'est évidement de l'Homère de L'Iliade qu'il s'agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d'où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d'hier faisant écho à ceux des maisons d'alentour et des villes et de partout où s'égaille la famille humaine.

     

    À Nouvel An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l'alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n'en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d'anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup...   

    Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu'hier et c'est cela, le temps, je crois, ce n'est que cela:  c'est ce qu'ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil des heures - des choses sues.         

     

     

    Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur faisions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d'eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons. 

    L'ange en pardessus gris muraille: "J'aimerais ne plus éternellement survoler. J'aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l'illimité et m'attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire "maintenant, maintenant, maintenant", et non plus "depuis toujours ou "à jamais"...

     

                                                                                                  (À La Désirade, ce 1er janvier 2011) 

     

    Peter Handke: " Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde".

     

    Lucia777.jpgPICTOR. - J’ai repris la peinturlure depuis quelques jours, et avec un plaisir renouvelé,  également stimulé par les choses qu’a produites ma bonne amie ce dernier mois. À vrai dire, je suis assez bluffé par la sûreté avec laquelle elle a entrepris ses peinturages, qui me touchent par la justesse de la couleur et la consistance de la vision. Après deux couchers de soleil flamboyants, qui ont quelque chose un peu de Vallotton, elle a réussi deux petits formats, avec une vieille Chinoise dans un jardin public, et une petite fille regardant au-delà d’une rivière, d’une délicatesse intime et d’une justesse de ton remarquables dans les rapports de couleurs, sans rien de mièvre ni de convenu.  

     

                                                                                                 (À La Désirade, ce 4 janvier)

     

     

    Celui qui retrouve ses papiers de jeunesse et les promesses qu’il s’est faites ou pas et qu’il a tenues ou pas / Celle qui dit : selon mon analyse / Ceux qui sont peu aimés en retour de leur peu d’amour, etc 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

     

     

  • Ceux qui crashent leur JE

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    Celui qui dit tout haut ce qu’il ne pense pas / Celle dont les mots sortent couverts / Ceux qui mentent comme ils transpirent / Celui qui affirme que mentir s’apprend tout seul / Celle qui s’exprime par images subliminales genre braille New Age / Ceux qui préservent leur intimité en exhibant leur double / Celui qui déjoue toute indiscrétion en infestant Facebook de fausses confidences / Celle qui est d’autant plus agressive qu’elle se dit victime / Celui qui voit midi à midi et demi / Celle qui danse comme certains pensent mais  à vrai dire mieux / Ceux qui se sentent nouveau-nés chaque jour qui leur est donné poil au nez / Celui qui n’a pas compté les orgasmes réels de son amie Clotilde mais ça fait beaucoup avec les années / Celle qui répète qu’on n’arrête pas le progrès et ne cesse en effet de baisser / Ceux qui n’existent que pour être vus sans que cela se sache / Celui qui a une pile à la place du cœur et pas le temps de la remplacer / Celle qui n’a pas de cœur mais s’affole quand y bat pas / Ceux qui se demandent si après la mort ça descend ou ça monte / Celui qui ne croit qu’à ce qu’il ne voit pas en regardant le tableau / Celle qui ne croit qu’en ce que le tableau ne dit pas / Ceux que leurs yeux ont crevés / Celui qui voit par les yeux de celle qui voit par les yeux des fleurs / Celle qui voit rien faute d’ouvrir les yeux / Ceux que leurs yeux ont sauvés (quand y avait une marche par exemple) / Celui qui se vend trop cher pour qu’on le traite de vendu / Celle qui se répand en pardons à raison de 5 dollars la pièce ce qui fait pas lourd par rapport au franc suisse de ces jours / Ceux qui vomissent leurs excuses / Celui que le culte de l’enfance écoeure / Celle qui se dit  impressionnée par les gars de l’équipe de rugby ce qui s’explique par son origine suisse alémanique / Ceux qui sont revenus de tout et en redemandent / Celui qui a rencard place des Retraités / Celle qui se retire de sa housse pour ajuster son tir / Ceux qui parient sur la nouvelle génération perdue / Celui qui se dit affreux sale et méchant et se vexe si vous lui dites qu’en effet c’est bien ça / Celle dont le rimmel coule de ses bretelles à ses jarretelles mais reste digne sous les baisers de Dracula / Ceux qui n’ont que du travail au noir à offrir aux Blacks /  Celui qui de funambule est devenu agent de change alors que d’autres c’est le contraire / Celle qui croit que l’orage gronde à cause d’elle / Ceux qui kiffent la Pizza Khadafi de Gino à base de viande de chien galeux aux asticots / Celui qui joue du Chopin en sifflant des chopines / Celle qui se lèche les babines de son air mutin de majorette angevine / Ceux qui vous font un transfert dès que vous les gérez pas comme y faut niveau libido, j’vous dis pas, etc.

     

                 

  • Ceux qui restent cois

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    Celui qui accommode ses porcelets nourris de vipères selon la méthode espagnole / Celle qui rote trois fois pour répondre aux compliments d'adieu de l'écrivain racé / Ceux qui se sentent devenir leur propre fantôme / Celui dont l'odeur corporelle de caleçon clérical ne revient pas à la claveciniste pourtant adepte de la Tradition thomiste / Celle qui déchire les mots de toutes ses dents de devant / Ceux qui font passer la pilule avec un doigt de porto / Celui qui a l'air tout petit dans son cercueil financé par le ministère des cultes et du cyclisme sauvage / Celle dont les amis sont si discrets qu'ils la laisseront mourir seule / Ceux qui trouvent de l'humour au Créateur de la poule de soie / Celui qui reconnaît les Portugais à cent pas rien qu'à leur style / Celle qui discerne à vingt pas ceux qu'elle ne doit point approcher / Ceux qui trouvent les journaux de plus en plus salissants / Celui qui n'aime pas le mot boulot mais adore son job / Celle qui dispose d'une voiture à elle depuis la mort du proprio  /   Ceux qui appellent le silence leurs grandes orgues / Celui qui a un cimetière de photos dans sa chambre à coucher / Celle qui refroidit les amitiés manquant de chaleur / Ceux que leur bonne humeur sauve dès le saut du lit et jusqu'au lavabo le soir quand il fait noir / Celle qui se débat avec ses problèmes d'assurances mais il faut bien que vieillesse se passe n'est-ce pas / Ceux qui se sont fait une règle de ne point s'agiter comme des puces en pensant plutôt: comme des asticots / Celui qui lit attentivement toutes les notices et passe ainsi pour un bon lecteur dans les cantons de l'Est / Celle qui passait pour très avare avant de trépasser / Ceux qui s'efforcent de ne plus s'extasier à tout propos sauf si la caméra tourne ou si c'est sur Facebook / Celui qui épile le  blaireau avec le sérieux requis / Celle qui aime son prochain à distance come toi-même /  Ceux qui attendent la sortie de Jésus le Retour / Celui qui a vu une société disparaître et survenir Arielle Dombasle dans ses voiles / Celle qui évite tout grouillement humain genre Love Parade ou sortie du bureau / Ceux qui se roulent une cibiche avec le geste expert des philosophes sur le trottoir / Celui qui fait un casse dans le château du prince Monseigneur  / Celle qui calme ses lycéens en leur donnant le sein au figuré quitte à faire s'exclamer sa collègue frustrée: c'est du propre ! / Ceux qui pratiquent un relativisme si bien tempéré qu'il confine à une forme de sagesse ambulatoire exportable au niveau mondial, etc.

  • Ceux qui se résument

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    Celui qui se rappelle la scène capitale du clapier / Celle qui disait: donc je me résume / Ceux dont le plus beau souvenir d'enfance est scandaleux / Celui qui relit Le Malheur indifférent au titre de fatalité sociale /  Celle qui lit Le poids du monde au titre de dommage collatéral / Ceux qui contestent le double jeu de l'oxymore /Celui qui écrit une lettre àlenfant qui vient en commençant par: "Je ne sais pas qui tu es, poulet" / Celle qui considère que s'occuper d'un enfant est un job à temps plein en vertu de quoi si t'en as deux tu peux plus rien faire qu'attendre le troisième / Ceux qui remettent tout à plat y compris les Dolomites / Celui qui se prénommant Jonathan n'a plus qu'attendre la mariée qui ne sait pas ce qui l'attend / Celle que ça reprend chaque fois qu'elle s'exclame: bien, je reprends / Ceux qui sont décidés à publier un livre qu'ils vont écrire si ça se trouve / Celui qui voyant les Chinois débarquer se tire une balle de ping-pong / Celle qui s'exclame qu'il est trop tard pour bien faire alors que c'est juste sa Swatch qui avance / Ceux qui n'ont pas la métaphysique de l'emploi /Celui qui va prendre un pon polder à Camperduin /Celle qui prépare sa fameuse sauce hollandaise volante /Ceux qui disent du cul de Madame Claude que c'est une affaire qui roule / Celui qui supplie son beau-fils canadien de mettre un string à la statue de son jardin privatif au motif que les voisins c'est les voisins surtout  à Mulhouse /Ceux qui crachent dans la soupe à la grimace qui le leur rend bien / Celui qui fait de mauvaise fortune son babeurre / Celle qui se retourne pour voir si son ombre la suit du regard /Ceux qui font du Proust élagué / Celui qui procède au debriefing de sa panne sexuelle en invoquant  la chute du yen /Celle qui dit à Rocco qu'un accident peut arriver même à un poids lourd dans un lit / Ceux qui n'ont pas la bosse des maths ni de goître non plus / Celui qui se flatte d'avoir opinon sur rue / Celle qui estime qu'on peut guérir de tout même de l'avoir rencontrée / Ceux qui n'aiment pas être cités  sur Facebook sans qu'on rappelle leur titre / Celle qui se résume en un haï-ku genre:  À l'Arbre / Le fruit défendu est hors d'atteinte  / Tu y goûteras dans une autre vie  / Ceux qui la font court mais y reviendront, etc.

     

    Image: Robert Indermaur

     

  • D'autres transits

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    Une autre ville. - On appelle voyage ce qui n'est souvent qu'un déplacement dans l'espace qui ne rime à peu près à rien. Le vrai voyage est un révélateur. Le vrai voyage aiguise et multiplie notre regard. C'est tout à fait ce que je trouve dans le voyage virtuel que ménage la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy, qui procède à tout moment par rapprochements et mises en rapport éclairants. Son séjour à Shangai est un voyage vers lui-même. Il découvre une autre ville derrière la ville et là derrière se tient un personnage embusqué qu'il avait plus ou moins chassé de sa vie, au tréfonds de lui-même. La violence de Shangai lui a révélé sa propre violence enfouie. C'est une expérience de mégapole, à la fois terrifiante et possiblement féconde. Je l'ai faite à Tôkyo. J'ai découvert à Tôkyo le néant de l'anonymat et son possible retournement: la violence du déni et le recours par l'écriture sur un coin de table. C'est ce qui permet aussi à Philippe Rahmy d'aller au bout de son interrogation personnelle, face à son père l'Egyptien et à sa mère l'Allemande, face à Shangai et à la Bouche cousue . Chacun retrouvera son fil d'Ariane  dans la nébuleuse urbaine. Et puis il y a d'autres voies que l'écriture.

    D'autres mots. - Cette année-là je suis allé à Amsterdam, chez des amis pas vraiment proches. À plusieurs reprises je me suis demandé ce que je fichais là-bas, puis j'ai découvert de vraies gens. La même année je suis allé à Salonique où je n'ai pas eu le temps de rencontrer de vraies gens, puis à Athènes, puis à Bratislava, puis à Presov et Kosice, puis en Tunisie où j'ai rencontré de vraies gens mais sans suite , puis à Locarno pour le Festival du film où j'ai rencontré Harrison Ford sans le rencontrer, puis à Portofino où j'ai assisté à un shooting d'une équipe de Dolce & Gabbana fait pour que personne ne se rencontre, et durant ces divers transits j'ai vécu la mort d'un ami qui a compté plus que personne dans mes jeunes années, traversé une crise de couple d'un soir- et comment dire tout ça ? C'est la question que les mots nous posent quand on veut échapper à ce que Monsieur Raisonnable appelle "de la littérature" ou son cousin anglais: "words, words,words"...

    Une autre approche. - Dire ce qui est comme c'est serait l'idéal. Par exemple Paul Léautaud, dans son Journal: "été ce matin au bureau, donné ce soir de la pâtée aux chats et des os aux chiens". C'est incontestable. Mais encore ? Que me dirait Léautaud d'Amsterdam ou de Shangai vues par un poète de résistance physique limitée ou un névropathe fou de blues ?  Rétrospectivement, je me dis que je n'aurais voulu pour rien au monde manquer ma rencontre à peu près nulle avec Harrison Ford, dont l'approche formatée m'a ouvert des perspectives inédites sur l'asservissement des gens de médias par le business du cinéma. J'ai vu comment j'étais radieusement esclavagisé le temps d'une prestation publicitaire à simulacre culturel (rien de grave) et comment Harrison Ford l'était lui aussi. Pas de quoi en faire un drame, mais  la bouche cousue de la Présidente des écrivains de Shangai relève d'un consentement analogue même si ça a fait plus de morts. Bref,c'est le genre de questions que pose aussi Béton armé. La mégapole est partout si l'on est attentif. Et c'est avec ça, aussi, qu'on peut rester libre pour peu qu'on y résiste...

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table Ronde.

    Pier Paolo Pasolini. Pétrole. Gallimard.

  • Les mendiants de Samarcande

    Samarcande01.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore. Les nouveaux tenanciers sont une fille d'artiste au prénom de chasseresse, vive et rayonnante,  et le chef un géant Alsacien fils de forgeron d'art spécialisé dans les oiseaux de fer et les locomotives anciennes. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen - sans oublier les aquarelles et gravures de la même sûreté de choix aux murs de bois. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

    Or, non moins extraordinaire est ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées. Et là non plus je n'exagère pas: vraiment hors de l'ordinaire par le rythme sans faille de chaque phrase et les fenêtres qu'il ouvre à chaque page sur un peu tout. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

      

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple cette page: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     LIMONOV. - La première fois  que je l'avais abordé, j'avais passé à côté de ce livre non moins extraordinaire. J'en avais lu une vingtaine de pages et m'étais dit: à quoi bon s'intéresser à ce sale type ? Pourtant j'avais aimé Le poète russe préfère les grands nègres et Journal d'un raté, bien avant qu'il ne se la pète à Sarajevo. Je n'étais pas dupe du mariole, dont les provocations me faisaient penser à Zinoviev. Je sentais que son extravagance cachait une révolte plus pure que la pureté des belles âmes occidentales, comme le montre généreusement Emanuel Carrère. Et je suis revenu à celui-ci à l'incitation de Jean-Michel Olivier, et cette fois j'ai croché pour découvrir le portrait composite, contradictoire et cohérent à la fois, de ce personnage de forcené aux tribulations de grand fauve humain. Et toute son époque, de Staline aux frappes friquées.

    À la fin du livre qui lui est consacré, Limonov dit à Emmanuel Carrère qu'il rêve, finalement, de cités asiatiques genre Samarcande dont les mendiants, à l'ombre des mosquées, sont des loques et des rois. Tout au long de sa chronique, Emanuel Carrère oppose, à la violence de son protagoniste, une attitude qu'il résume lui-même en un mot à la fois vague et précis: christianisme, qu'on prendra comme on voudra. Moi je le prends comme une forme de douceur et de fraternité, que je retrouve chez Philippe Rahmy face à la face sans face du communisme chinois ou de l'arrogance et de la fuite en avant des tours de Shangai, devant lesquelles on baissera simplement les yeux, comme les mendiants de Samarcande, pour voir vivre la vie...          

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table ronde. À paraître le 5 septembre.

    Emanuel Carrètre. Limonov. P.O.L.

  • Compères contraires

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     DU SURMOI PROTESTANT. - Comme on m'a dit que le dernier roman d'Etienne Barilier, Un Véronèse, valait le coup d'oeil, j'y suis allé voir, pour trouver ça très Barilier, donc très intelligent et très cultivé, très sagement filé, mais avec quelque chose qui m'a glacé et même terrifié plus que dans aucun autre de ses livres, à savoir: le surmoi protestant. Ou plus exactement, dans ce roman d'une rare transparence personnelle: le moi de Barilier dédoublé dans le couple d'un Barilier de soixante-cinq ans (le grand-père pieusement appelé "père") se penchant, lors d'un commun séjour à Venise, sur un Barilier de dix-sept ans au seuil de son éducation sentimentale et sexuelle partagée entre une jeune Anne bravache et une Anna materne plus stylée...

    Or ce jeu mimétique entre le mentor moral plongé dans la lecture des Anciens, sur sa chaise-longue, et le puceau tâtonnant, qu'on m'a dit si émouvant, m'a plutôt transi et rappelé tout ce que depuis mes dix-sept ans à moi je n'aurais cessé de fuir, avec l'assentiment rétrospectif complet de la vieille canaille de passé soixante ans que je suis devenu.Le plus amusant, là-dedans, est qu'Etienne et moi, devenus pour ainsi dire frères ennemis avec les années, portons le même nom (sa famille paternelle  l'a juste francisé), venons du même bled du Seeland et sommes nés la même année...        

     

                                                 (À La Désirade, ce dimanche 29 août 2010)(Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Lorsque l'enfant paraît

    Andonia.jpgPour Andonia, Declan et Jonathan, puisque la vie continue...

     

    De la bonté. - Le nom de l'enfant Declan qui signifie, en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon de sept mois dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires. Sa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles (l'une d'elle constituée des briques du roman de Joël Dicker dont 560.000 exemplaires ont été mis en place de par les pays et les continents), il y en a de toutes les couleurs, selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde en version simplifiée...

    La jeune mère n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa maman trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais la vie est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, neuf mois et des bricoles avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois puis à quatre sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec son Jonathan que je n'ai vu jusque-là qu'en photo sur Facebook...

     

    Le bazar aux souvenirs. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...

    Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres et de la joie fiérote de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.

    Mais partout ici: que de souvenirs, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles- Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là aujourd'hui. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître-imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé.

     

    La maison sous les arbres. - Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite en quelques heures de La bouche pleine de terre sur feuillets de mauvais papier ex-yougoslave, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.

    Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan qu'était aussi Dimiti que d'accueillir ainsi des errants rejetés de partout et réduits à nous casser les pieds, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et non moins prêts à tout moment à nous rouler - eh bien roulons de concert, au dam de cette société de recroquevillés.

    Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, cette maison hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev; folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fins d'années festives soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages.

    Lorsque j'eus retrouvé Dimitri dans la lumière printanière d'un café parisien, en 2008, après quinze ans de séparation tenant à mon besoin d'indépendance plus encore qu'à nos désaccords croissants en matière d'idéologie et de politique - et quelle "minute heureuse" que ces retrouvailles -, il me recommanda, sur le ton du mentor jaloux de retrouver son ascendant, la lecture d'un essai qu'il venait de publier, intitulé L'Enfer d'Internet et se réduisant, je le constatai bientôt, à une critique moralisante plutôt bornée. Nous nous étions retrouvés, mais tant de temps avait passé, et quelle peine mon ami avait à accepter que j'aie avancé sans lui, développé d'autres idées, publié ailleurs que chez lui; et comme je le comprenais, et combien je lui en voulais ! Or, sans être dupe pour autant des limites et même des risques de la pratique du réseau des réseaux, je défendais ce qu'il vomissait.

    Panopticon29.jpgEt je souris non moins affectueusement, aujourd'hui, en apprenant que sa fille a flirté et "tchatté" sur Facebook avec celui qui l'aida à fonder ensuite son foyer gitan à elle; je souris tout en relatant ici ces choses de la vie plus ou moins privée (moi qui tiens plus que tout à l'intimité préservée...) en relation cependant avec tant de passions partagées.

    Enfin quoi, lorsque l'enfant paraît c'est le buzz mondial, mais juste entre nous, promis-juré...

  • Haldas

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     HALDAS. - Il y a quelque temps que nous nous attendions à la nouvelle, et c'est donc sans surprise que j'ai appris ce matin la mort de Georges Haldas, constituant sans doute une délivrance pour lui et ses proches, tant il était diminué. Il y avait des  années que nous ne nous étions plus revus, suite à une méchanceté de sa part qu'il n'a jamais cherché à réparer. Je ne lui en voulais plus depuis longtemps. Je lui ai consacré un dossier conséquent du Passe-Muraille dont il m'a chaleureusement remercié, mais quelque chose s'était cassé entre nous, qui tenait sans doute à mon affirmation personnelle d'écrivain. Il s'était fâché avec son ami Maurice Chappaz dès leur jeunesse et disait pis que pendre de la plupart des auteurs de ce pays, sauf de quelques proches qui le vénéraient. J'en avais été mais je me rappellerai toujours ce qu'il m'avait dit lors de notre premier entetien: qu'il y a un diable sous le paletot de chaque écrivain. 

    Cette première rencontre remonte à l'année 1974, quand je l'avais rejoint au Domingo et que nous avions passé trois ou quatre heures à parler. J'avais vingt-sept ans et il en avait trente de plus. D'entrée de jeu il avait précisé:ce ne sera pas une interview mais une rencontre. Et de fait,ce fut une rencontre, prélude à de nombreuses autres rencontres en tête-à-tête à travers les années. Il n'est pas d'auteur, en Suisse romande, sur lequel j'ai plus écrit que sur lui, en absolue sincérité et sans jamais le dénigrer. Or pensant à lui ce matin et me demandant ce qu'il aura représenté dans ma vie, je ne sais que répondre:  Haldas.    

     

                                                                                                         (À La Désirade, ce 24 octobre 2010) 

     

    Haldas20.jpgVEILLEUR DE L'AUBE - C’est un grand écrivain de la Relation qui vient de disparaître en la personne de Georges Haldas. Relation à soi. Relation à l’autre. Relation à Dieu qu’il appelait pudiquement le « grand Autre ».

    Or déjà nous l’entendons protester: « Pas écrivain ! Plutôt homme qui écrit ! ». Scribe, en effet, de la vie la plus ordinaire. Témoin, pour citer le titre de sa première chronique, des « gens qui soupirent, quartiers qui meurent ». Veilleur du matin qui a dit, mieux que personne, le chant de l’aube.

    Avant la figure légendaire des cafés genevois penché sur ses carnets comme un mandarin chinois : un capteur de vie sous tous ses aspects, dont ses livres rendent le sel et le miel des «minutes heureuses».      Tout ce qu’il a écrit : carnets, poèmes, chroniques, coule de la même source et diffuse la même aura sans pareille. Et dans la vie déjà: rien de comparable avec une soirée en tête-à-tête avec Haldas. Présence unique, intense, fraternelle. Haldas ou la passion. Féroce parfois, même injuste, voire cruel, mais aussi drôle et vivant, exécrant la bonne société et vitupérant le «grand Serpent». Cherchant enfin, et de plus en plus, la lumière christique. Continuant d’écrire dans la quasi obscurité avec l’aide de « petite Pomme », sa dernière compagne.

    Georges Haldas laisse une œuvre avoisinant les cent titres, d’une totale cohérence. Il a raconté maintes fois comment le « petite graine » de la poésie a été vivifiée, dès son adolescence, pour fonder un véritable Etat de poésie. Ses premiers livres majeurs, Boulevard des philosophes (1966) et Chronique de la rue Saint-Ours (1973) rendent hommage au père grec, un peu déclassé, communiquant à son fils la passion du football et l’attention à la chose politique, puis à la «Petite mère», dont l’humble présence sera magnifiée dans ses admirables Funéraires. D’emblée, cependant, c’est aussi le boulevard et la rue qui revivent, et le quartier de Plainpalais, et tout Genève, avec des ramifications vaudoises et grecques. C’est l’époque aussi, avec ses affrontements sociaux, de la tentation du communisme et l’aventure des éditions Rencontre où il préfacera les chefs-d’oeuvre de la littérature universelle.

    Compagnon de route des «cocos», mais en « gauchiste christique », Georges Haldas est également resté en marge du milieu littéraire. Quoique défendue à Paris par un Georges Piroué (qui le publia chez Denoël) et quelques critiques, son oeuvre franchit mal la barrière du Jura. Trop de métaphysique là-dedans, au goût de nos voisins cartésiens, et la langue de l’écrivain, volontairement cassée, hachée, a fait obstacle plus encore que celle de Ramuz. Une rencontre décisive enracinera du moins son œuvre en terre romande: celle de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, peu soucieux de langage policé et de l’aspect peu « vendeur » des livres d’Haldas. À l’enseigne de L’Age d’Homme paraîtront ainsi, dès 1975 et avec tout le reste, les quatre chroniques fluviales de La Confession d’une graine, massif central aussi passionnant que touffus, autour duquel gravitent des ouvrages plus accessibles qui ont connu de vrais succès populaires, tel le merveilleux triptyque de La Légende des cafés (1976), La Légende du football (1981) et La Légende des repas (1987).

    Au cœur de la Relation, avec ses contradictions quotidiennes et ses fêlures, le poids du monde et le chant du monde, c’est enfin par les seize volumes des carnets de L’Etat de poésie que Georges Haldas continuera de nous aider à vivre.

    «Le pire qui puisse nous arriver, c’est de donner dans l’élévation spirituelle», note le scribe qui va jusqu’à moquer la «haute foutaise» d’écrire. Mais voici qu’il relève «ces passages d’un train dont la rumeur, dans la campagne, le soir, lentement décroît - et c’est chaque fois un peu ma vie, avec l’enfance, qui se déchire». Ou ceci : «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça». Or le lecteur en témoignera bien après la mort de Georges Haldas: que ce «minable» le désaltère comme personne, le revigore et le tient en éveil...

     

    Images: Horst Tappe, Slobodan Despot.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui chinent en passant

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    Celui qui se rappelle les ocelles de soleil sur les poubelles rouges du parking d'Orlando ce matin-là / Celle qui regardait le jour se lever sur le lac blanc / Ceux qui faisaient corps avec leur ombre sur le flanc nord de l'arête sud /Celui qui reste les yeux ouverts dans l'hôtel colonial / Celle qui se morfond dans l'auditoire surveillé / Ceux qui ont pris conscience de leurs organes aux matins de l'hosto / Celui qui reste au garde-à-vous dans sa bière / Celle qui s'occupe du poète au 17e étage de l'Embassy avec vue sur les terrains vagues / Ceux qui se sont rencontrés rue Pascal et se sont aimés quai Voltaire / Celui qui pense trouver le divin à même les peaux / Celle qui s'est installée dans le chantier de démolition afin de peindre d'après nature / Ceux qui ont du sourire à revendre garanti d'origine /Celui qui reçoit une graine de tournesol en porcelaine du plasticien dissident Ai Weiwei /Celle qui sourit en lisant là que "l'être humain est seul dans la nature à vouloir plus que survivre" /Ceux qui s'injuriaient si fraternelleent dans la cafète de la Maison des écrivains de Belgrade peu avant les hostilités / Celui qui cherche la trace d'un sentiment humain sur la face du nouveau Président-Directeur-Général de l'Etat Populaire de Qualité / Celle qui ne perd rien pour attendre sauf peut-être un enfant / Ceux qui rédigent le rapport final de la Réunion des Auteurs Officiels qui se tiendra demain / Celui qui observe la Présidente des Auteurs Officiels qui se dit opposée à toute névrose et autres dépression affichée genre star occidentale / Celle qui constate que le style New Age est l'avenir de la littérature de masse genre soft prolétaire / Ceux qui sont écrivains d'appareil par vocation policière / Celui qui fait répéter à l'interprète  qu'à son avis Gustave Roud cherchait le "grand ailleurs" / Celle qui est décidée à profiter de son séjour académique à Pékin pour relancer son projet de traduction du recueil  De seize à vingt du poète genevois Pierre-Louis Matthey selon elle incontournable même au niveau des masses / Ceux qu'on dit les lobbystes de la nouvelle poésie en quête de subventions fédérales / Celui qui préfère les grutiers frustes aux traductrices frustrées / Celle qui te supplie de lui raconter d'autres anecdotes salaces liées aux voisins bohèmes du poète Philippe Jaccottet / Ceux qui t'expliquent qu'eux aussi ont "visé haut" contrairement à cette ordure de Limonov / Celui qui te prie de répéter dans sa langue (english from Oxford) que tu conserves encore quelques beaux morceaux congelés de l'autostoppeur slovène que tu as capturé en 1981 sur une route de l'arrière-pays / Celle qui prétend que Ted Limonov est encore plus méchant que Vlad Nabokov sauf qu'aux échecs le second écraserait le premier / Ceux qui ont constaté eux aussi que la pivoine exprimait la confusion des sentiments dont Stefan Zweig parle dans un livre disponible au Bibliobus / Celui qui affirme que la peinture calligraphique de Fabienne Verdier lui évoque juste la déco d'un restau chinois de Manhattan / Celle qui a subi plusieurs avortements après ses séjours en résidences d'écrivains / Ceux qui vont se retrouver à l'inauguration de la Maison de l'écriture de la nouvelle Madame Verdurin dont la famille a fait fortune dans les somnifères /Celui qui se dit le descendant indirect de l'eunuque chinois explorateur attentif des côtes africaines / Celle qui dit entrer en "ascèse de création" alors que ses voisins pratiquent le bareback à grand bruit  / Ceux qui repèrent un peu partout la "signature indéchiffrable de l'humain", etc            

     

    Rahmy25.jpg(Cette liste a été établie en marge de la lecture parallèle  de Béton armé de Philippe Rahmy, et de Limonov d'Emmanuel Carrère, que le pharmacien conseille d'une même voix aux neurasthéniques)

     

    Images: Ai Wei wei

     

  • Mutation

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    C'est avec ses Fantômes que Jérôme Meizoz s'approche le mieux de sa réalité par les mots, qui disent aussi la nôtre. Sa réalité est celle d'un fils de gens simples, père austère et mère jetée sous le train sans explication, famille valaisanne entre deux sociétés (le Valais de bois de Chappaz et le nouveau monde en formica où se pointent les groupes de jeunes gens à guitares électriques d'Alain Bagnoud), dont le parcours scolaire et académique a croisé celui de Pierre Bourdieu, autre fils d'en bas monté dans les hauts étages du savoir et du prestige social.

     

    Meizoz m'énerve quand il fait son bourdieusard. La sociologie littéraire, depuis Goldmann et Lefebvre, que je lisais volontiers à vingt ans, m'a toujours attiré et révulsé, tant son côté boîte à outils me semblait sommaire, et Meizoz me donne en somme raison, à son corps défendant, quand il raconte ses fantômes de famille et de village et de visages de maisons. Le constat serait d'ailleurs tout pareil pour son compère Maggetti Daniele, encore plus bourdieusard que lui et plus avide d'établissement social, avec pourtant un bon fonds villageois de Suisse italien catho.

     

    Les détails minimalistes des récits de Jérôme Meizoz ont la fine précision de gravures sur bois, comme ceux du Grison Cla Biert ou du Tessinois Maggetti. L'Europe des cultures commence là. L'Europe des diversités commence dans ces villages en attendant de se frotter à la ville. Contrairement à Ramuz, trop vite et trop farouchement replié sur son carré de terre qu'il s'est mis à sarcler de haut en bas dès qu'il a flairé le danger de la ville (sa pétoche se ressent dès Circonstances de la vie où Lausanne et son casino sont perçus comme Las Vegas ou Babylone), nos bourdieusards iront vers la ville bien sapés et cravatés mais le fruit et la bête de leurs écrits restent chez eux villageois.

    L'important est de savoir si la littérature y trouve son compte et son content.Or cela me semble évident chez les deux lascars.

     

    Chez Jérôme, la mère réapparaît en lumière au milieu des fantômes en sarabande. "Il n'y a plus de peine maintenant parce qu'il reste en nous le meilleur de toi", écrit le fils scribe qui, d'un autre moment de sa jeunesse au bled, retient l'engueulade, avec ses tantes réprimandières,  de son frère carabin qui menace le clan de ramener des étrangères et fume d'étranges herbes en se préparant à faire médecin.

    Le cercle des maisons va forcément s'ouvrir après le formica et la télé, mais le vieux pays regimbe et les tantes se raccrochent à leurs bribes de bréviaire...  

    La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère: ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de griot de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, pas loin du Pavese des Langhe voisines... J

     

    Meizoz02.jpgJérôme Meizoz. Fantômes. Dessins de Zivo.  Editions d'En Bas, 2010.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui font des constats

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    Celui qui s'efforce de dire la mégapole par le détail / Celle qui s'interroge sur la vie amoureuses des Pékinoises / Ceux qui manifestent pour l'extension de la lutte des circuits vélocipédiques / Celui qui filme la manifestation pour en modéliser les ondulations / Celle qui a tout de suite ressenti le côté lesbien de la très grande ville aux vapeurs languides / Ceux qui n'ont pas senti venir les coups de vent / Celui qui s'inquiète des choses qu'on ne voit pas  à cause du smog dans les arrière-cours  / Celle qui remonte les artères jusqu'au Sacrum / Ceux qui apposent leurs mains sur les shakras sans cesser de psalmodier/ Celui qui évalue les variances de fluides sensuels en comparant telle mégapole latino (disons Rio pour aller vite) à son homologue sous-continentale (évidement Bombay) pour en tirer des conclusions provisoires  / Celle qui s'est senti tellement perdue à Tôkyo qu'elle est allée direct aux objets trouvés /Ceux qui constatent qu'un monde en remplace un autre sans savoir lequel est lequel / Celui qu'ont alerté une première fois les sirènes de Los Angeles alors qu'il humait le macadam fumant de Mulholland Drive / Celle qui a retrouvé le côté village de San Francisco après son séjour à Shangai / Ceux qui proposent une lecture nouvelle du Rhinocéros d'Ionesco version post-maoïste / Celle qui s'est payé un lifting à paupières bridées par opportunisme probable  / Ceux qui se proposent d'adapter Le Grand Meaulnes aux canons du  mandarin /Celui qui s'est construit  à renfort des phrases genre fers à béton / Celle qui pense que tout peut-être raconté y compris ses règles douloureuses à l'époque de la Révolution culturelle / Ceux qui ne trouvent pas l'idéogramme correspondant en chinois actuel à la notion d'intimité /Celui qui écrivait au Japon le 20% de ce qu'il pensait et se demande à présent ce qu'il faut penser des journaux chinois /Celle qui de sa fenêtre du 57e étage du Sheraton de San Francisco se demande (franchement) où elle en est / Ceux qui voient en même temps le corbeau venu boire le crachat du vieil homme assis dans le parc Zhongshan / Celui qui cherche une part égale à faire au monde et aux mots en se rappelant les junkies réfugiés dans la salle de lecture de la bibliothèque de la 42e Rue / Celle qui a constaté que la rue était une bataille avec effet immédiat / Ceux qui savent que la lumière allumée là-haut au 17e étage de l'immeuble jouxtant le Square du Peuple est celle de la chambre d'un jeune écrivain indien monté sur le toit fumer un joint, etc.  

    (Les constats de cette liste ont été établis à la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy)

  • Pour mémoire

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    KATYN. - J'ai vu ce soir les corps tomber l'un après l'autre dans la fosse, après les balles tirées à bout portant dans chaque tête,  et je revoyais le vieil homme dans sa mansarde de Maisons-Laffitte, à la fin des années 70, qui pleurait pendant que je lui lisais des pages de Nuits florentines.

    Ensuite le film de Wajda m'a laissé comme abattu, physiquement lessivé, sans voix. Je savais pourtant à peu près tout de Katyn, et d'abord de vive voix par Czapski, avant même la lecture de ses livres; je savais que tout ce qui était raconté là s'était réellement passé. Je le savais par l'esprit, mais le cinéma parle au corps, les images parlent aux sens et aux nerfs, le matraquage est réel et le fait est qu'il m'a semblé vivre ce soir dans mon corps, tout bien assis dans mon fauteuil que je fusse, l'atroce fin de ces hommes massacrés l'un après l'autre par les sbires de Staline.        

     Katyn02.jpgJe savais pour l'essentiel ce que signifiait le nom de Katyn et tout ce qui l'entourait, bien au-delà du seul charnier désigné par ce nom: notre cher Flop, sous le nom de Philip Seelen, en avril dernier, a pris la peine de rappeler les tenants et les aboutissants de la tragédie dans une longue lettre à l'adresse de l'écrivain français Bertrand Redonnet, établi aux marches orientales de la Pologne, que j'ai publiée sur mon blog. Je savais tout ce que, désormais, tout quidam soucieux d'en savoir plus sur cette "tragédie parmi d'autres" survenues entre 1939 et 1945: je connaissais le détail de la manipulation soviétique et l'opération de propagande longtemps entretenue en France et en Occident, visant à attribuer le massacre aux nazis. Je savais les circonstances de ce crime de masse occulté et comment, par exemple, le major-général du NKVD Vassili Mikhailovitch Blokhine en personne, vêtu d'un tablier de boucher et armé d'un pistolet allemand Walther PPK, avec l'aide de deux exécuteurs fameux, les frères Ivan et Vassili Jigarev, "traita" 7000 hommes en 28 nuits pendant que des millions de pères de famille soviétiques (présumée bons) crevaient sur le front de la même mort que des millions de pères de famille allemands (présumés méchants), et je revoyais Joseph Czapski, dont une partie de la vie avait été consacrée à rétablir la vérité sur l'assassinat des 25.000 officiers et étudiants polonais assassinés par les Soviétiques, qui pleurait ce jour-là sur une page des Nuits florentines de Heinrich Heine que je lui lisais dans sa modeste soupente où voisinaient ses toiles récentes et les centaines de carnets reliés de son légendaire journal.

    Czapski36.jpgLes bras réunis autour de ses immenses jambes pliées, ses immenses mains jointes comme pour une prière, la voix haut perchée d'un vieil enfant, Czapski m'avait donc demandé de lui lire deux ou trois pages des Nuits florentines  que notre ami Dimitri aimait tant lui aussi et qu'il rééditerait des années plus tard, mais je ne me rappelle pas ce qui avait tant ému, ce jour-là, l'artiste octogénaire revenu de toutes les horreurs du XXe siècle - des bombardements de Varsovie où l'essentiel de son oeuvre avait été détruit, à la bataille de Monte Cassino où les Polonais avaient appris la forfaiture des Alliés les livrant à une nouvelle dictature. Je ne me souviens pas de la source de cette émotion si vive, mais celle-ci me rappelle, à l'instant, les mots que Varlam Chalamov consacre à la rosée du matin dont les perles scintillent au soleil, derrière les barbelés du goulag...   

    Un homme est trop fragile pour résister à une balle qu'on lui tire à bout portant dans la tête. Mais le même homme fragile est capable de résister à la violence par son art ou par ses larmes.

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

    Katin4.jpgPour mémoire: Katyn, d'Andrzej Wajda. Avec d'indispensable compléments, dont un entretien avec Wajda et le témoignage de Joseph Czapski. DVD Montparnasse.

     

     

    Les livres de Joseph Czapski ont été publiés à L'Age d'Homme et chez Noir sur Blanc.

     

  • Ceux qui délirent

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    Celui qui demande trois fois au Monsieur Raisonnable de lui répéter sa proposition raisonnable selon laquelle il serait raisonnable de se comporter raisonnablement dans le monde raisonnable qui est le nôtre / Celle qui a entendu parler d'un Dieu assez méchant pour créer l'homme à son image après quoi elle est retounée à ses découpages de petits chevaux dans un papier toujours bleu / Ceux qui continuent de tourner en rond dans la cour de l'asile comme au temps où ils dirigeaient tel ou tel établissement bancaire /Celui qui appelle délire tout ce qui résiste à la démence planifiée des médias et environs /  Celle qui s'est construit une maison de papier dans sa tour d'ivoire /Ceux qui finissent le job de Kant en s'adonnant au free jazz / Celui qui conjugue l'impératif catégorique au plus-que-parfait / Celle qui dit ce qu'elle pense au psy qui en perd son lapin / Ceux qui sont absolument d'accord avec Alain Badiou l'éminent prof de philo qui conclut avec Jean Genet que du balcon on peut voir que la Poésie reste maillot jaune devant  la Philosophie éternelle Poulidor de la Connaissance fine / Celui qui se défend tout naturellement des profs de philo se titrant philosophes et vont même se prétendant poètes du savoir auprès des ministères dits abusivement compétents / Celui qui voit de la poésie dans les écrits de Luc Ferry dont le père tenait une pharamacie également appréciée /Celle qui se concentre sur son projet de Poésie Totale dont elle a déjà touché la moitié de la subvention / Ceux qui estiment que la logomachie érudite d'un Michel Onfray en vaut bien d'autres à Bricoville / Celui qui regarde de plus en plus attentivement la télé et surtout au-dessous de la ceinture même si ça reste assez soft / Celle qui se prend toujours pour Lolo Ferrari après l'ablation de sa glotte / Ceux qui ne voient pas bien dans L'Enculé de Nabe ce qui distingue l'auteur de son protagoniste /Celui qui affirme qu'il suffit de bien regarder un tournesol pour comprendre le drame de Van Gogh et ce qui s'ensuit / Celle qui pense que c'est au bordel que son oncle Vincent a chopé la manie de peindre des chaises / Ceux qui se hasardent à prétendre que c'est pour échapper  à une femme que Nicolas de Staël s'est jeté dans le vide / Celui qui rappelle à la cantonade que le Méchant Dieu de la Thora est non seulement misogyne mais hostile à tout métissage / Celle qui voit en Noé le rescapé du premier génocide divin et dans la colombe un signe d'espoir genre poke sur Facebook / Ceux qui croient savoir que le peuple palestinien est maudit depuis Cham qui n'a pas baissé les yeux devant la nudité de son père Noé zoophile et bourré les jours de pluie / Celui qui rappelle assez doctement (c'est son péché véniel) au Colloque de Pasadena que la langue hébraïque n'est pas autre chose qu'un dialecte chananéen au même titre que l'ougaritique et le sidonien voire le carthaginois / Celle qui rappelle chastement (elle a refusé de se faire mettre par Nemrod) que l'épisode de la Tour de Babel ressortit à un délire typique du Méchant Dieu que l'invention de l'espéranto n'a pas encore fait oublier /Ceux que l'obsession de la pureté a rendu méchants dès Abraham le Bédouin roublard qui a fait si bon marché de sa femme (et demi-soeur) Sara pour sauver sa peau de zébi / Celui qui craint de se faire mal voir en taxant la Genèse (chapitres 11 à 36) de racisme qualifié et se la coince donc avant de prendre  un billet Low Cost pour la Grèce antique ou la Chine confucéenne s'il y a option / Celle qui a souffert de l'Ancien Testament sous la coupe de sa grand-tante avant de se réaliser plus souplement par la méthode Pilates / Ceux qui vont écouter le Sermon sur la Montagne en visant la Buvette des Chamois / Celui qui a bien connu le peintre sur porcelaine Robert Walser qui se débrouillait pas mal à l'ocarina / Celle qui évoque volontiers les orgasmes géants de sa période minimaliste /Ceux qui ont toujours porté des bretelles fantaisie, etc.    

    Image: Philip Seelen.

  • ШТО ПИШУТ ?

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    …Я ние пoнимаю хорошо … И ты ? Ja toje nie rozumiem oni jednego slowa !!!

    Image : Philip Seelen

  • Saintes pestes

     

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    À propos de Simone Weil et de Flannery O'Connor...

       

    Celui qui bute sur des murs de froideur / Celle qui s’est fermée comme une huître / Ceux qui ne se touchent plus / Celui que plombe l’indifférence / Celle qui s’éteint dans la chambre sans écho / Ceux qui se figent dans les attitudes de l’habitude, etc. 

     

    Weil2.jpgSAINTES PESTES.- Flannery O’Connor aime les paons et les gens, qu’elle voit sous tous leurs aspects parfaits et imparfaits sans perdre jamais de vue la Règle. C’est et ce n’est pas une intellectuelle : c’est surtout une réaliste catholique, et ce qu’elle écrit de Simone Weil est intéressant, qui recoupe en somme ce qu’en dit Georges Bataille, cité par Sollers. 

    Tous deux trouvent, à la philosophe, quelque chose d’un peu siphonné, mais ce que remarque Flannery est particulièrement surprenant.

    « Je termine la lecture des ouvrages de Simone Weil », écrit-elle en 1955. « Après Lettres à un religieux, j’attaque le second. La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôle est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t-elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont l'héroïne serait une femme – et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ? » 

    C’est l’avis d’une femme de bon sens, plus ou moins ferme sur ses jambes d’aluminium mais d’une féroce trempe morale, qui précise qu’elle ne désire en rien diminuer le mérite de Simone Weil tout en lui déniant la qualité de sainte que lui prêtent d’aucuns. 

     

    Or, Bataille n’est pas moins nuancé dans sa franche lucidité : «Elle séduisait par une autorité très douce et très simple, c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste, un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même. Je le dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité : c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants ». 

    Et Sollers à son tour, surexact dans son approche (« Simone Weil vit dans l’absolu, elle résiste  à toutes les définitions »), de passer aux exemples chantés de la citation. 

    D’abord pour nuancer le propos de Bataille sur le manque d’humour de Simone Weil : « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés ». Ou sur le marxisme : « La grande erreur du marxisme et de tout le dix-neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles ». Ou sur son pessimisme radical : « Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’Univers ». Et sur la société : « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sous peine de perdre notre âme ». Sur sa volonté d’anéantissement : « Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur ». Sur la beauté : « L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie »… 

     

    On voit cette joie resplendir sur le visage de vieux prophète de Soljenitsyne, dans la forêt russe où il chemine en compagnie du cinéaste Alexandre Soukourov, quand il s’exclame, lui qui a passé par le goulag et toutes les avanies : « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! » 

     

    Celui qui a vu l’étoile orange dans le ciel indigo / Celle qui a gravi les échafaudages pour être plus près des anges /  Ceux qui revendent leurs trésors (dont un hippocampe séché) à l’abri du container dont ils ignorent qu’y loge une chanteuse de fado déchue, etc.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)