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Carnets de JLK - Page 110

  • Du style ordurier

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    De la fréquence du mot FUCK dans le langage des kids de divers âges. Du mimétisme compulsif. De la fausse vulgarité et de l'obscénité avérée.

    Pourquoi le kids ont-ils besoin, comme on le voit à foison dans le film éponyme de Larry Clark, d'émailler leur langage du mot FUCK ? À quoi correspond cette pulsion verbale ordurière ? Et comment ne pas voir de la bassesse dans ce glissement de langage vers l'apparente vulgarité ?

    C'est la question que je me posais l'autre soir en lisant le tapuscrit du nouveau roman ébouriffant d'un jeune auteur né en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. Déjà reconnu pour son talent, le jeune auteur en question l'est également, sur la scène médiatique romande, par sa dégaine d'apparent frimeur, avec ses vestes rouges et ses pompes fourrées de peluche comme les stars du hip-hop recyclant la mode d'Electric Mud, ses bagues à têtes de mort et autres bracelets de force défiant le bon goût.

    Or ce qui n'a laissé de me frapper, chez ce pur produit d'époque, c'est le contraste saisissant entre son contenant et son contenu, sa distinction naturelle et sa réserve polie dans ses rapports de personne à personne, et sa muflerie publique.

    Le troisième livre de ce jeune Rastignac (on est encore loin d'Illusions perdues, mais il y a de l'émule balzacien chez lui) est une mise en pièces carabinée et salutaire de l'immense hypocrisie régnant aujourd'hui dans le monde, et notamment en Suisse: policé en surface et s'accommodant de toutes les saletés.

    J'aime bien que mon ami Jean Ziegler,contempteur de l'ordure mondiale, porte cravate et ne déroge jamais à la plus stricte correction de langage, à peine moins stylé que Maître Bonnant. Mais Jean Ziegler est un dino né avant l'érection du mur de Berlin, comme je reste aussi, quoique sans cravate, de l'école qui estime que le respect des autres et de soi passe par certaine réserve de langage. Cela étant, le glissement du langage vers l'apparente grossièreté correspond aussi au glissement des masques du faux semblant. Reste la question du style.

    Le grand style de Céline, dont le premier livre de notre jeune auteur porte la trace, acclimate l'ordure, mais la phrase de Céline, son rythme, son tonus, sa musique ne sont jamais relâchés, pas plus que la phrase d'un Bukowski, ce vieux dégueulasse d'apparence dissimulant un poète délicat. Donc il faut nuancer...

    En ce qui concerne La combustion humaine, troisième roman du jeune auteur se la jouant fortiche, il m'a saisi par la qualité supérieure de sa modulation stylistique, malgré l'usage - d'ailleurs raréfié - des mots que les bourgeois jugeront inappropriés (genre con ou pétasse), qui impose par ailleurs une vraie pensée sur la déglingue de l'époque maquillée de toutes les façons.

    Quentin04.jpgBref, ce jeune auteur romand s'est enfilé dans la brèche de langage et de vérité peu reluisante ouverte naguère par l'Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dans un roman-profération qui fait suite aussi, en Suisse romande, à la romance-pamphlet de L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier. Comme le temps est venu de tomber les masques, je précise que le petit con en question, juste un peu moins choyé des pétasses que cet autre jeune crevé de Joël Dicker, n'est autre que Quentin Moron. Vous n'allez pas vous faire chier en Lisant La Combustion humaine, même si c'est encore un petit livre. S'il n'est pas phagocyté par une pétasse, ou flingué par un connard jaloux, à moins encore qu'il ne se jette dans le Rhône entre le quartier des putes et celui des banques, Quentin nous fera plus tard de grands livres. Et FUCK si je me plante...


  • Lettre du bout du monde

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    De Matthieu Ruf, dit Matteo, à JLK, dit le Papillon.

    Quelque part dans la Pampa, le 27 avril 2013


    Cher JLs,

    Il reste 130 kilomètres jusqu'à la destination finale de mon bus Taqsa-Patagonia, dont la devise est : « ange passe » (en franchute). J'ai déjà vingt-sept heures de route dans le dos, tout autour de moi s'étend la terre des lièvres et des buissons dorés à n'en plus finir jusqu'aux cimes enneigées des Andes, le soleil embrasse sans l'ombre d'une ombre la Patagonie, et enfin puisque l'ange a passé, enfin je me décide à t'écrire.

    En vérité je n'ai cessé de t'écrire dans ma tête, et de penser à tes mots écrire comme on respire, en ne cessant depuis six mois de respirer et d'écrire à pleins poumons. J'ai pensé ces jours à une lettre que je t'ai envoyée il y a dix ans, à l'époque où je pourchassais mon reflet dans les saumâtres eaux de la Liffey : figure-toi que j'en ai complètement oublié le contenu. Ouais, dix ans, déjà. Figure-toi que j'aurai trente ans, l'an prochain, je vais vraiment commencer à pouvoir dire : il y a dix ans ceci, il y a dix ans cela... Mais qu'importe ? puisque comme tu l'as écrit un jour dans l'édito d'un quotidien vaudois, à propos d'un de mes films préférés : nos meilleures années, c'est la vingtaine, mais la trentaine, au fond, c'est pas mal non plus, et quant à la quarantaine, elle n'a rien décidément rien à leur envier, et puis la cinquantaine...

    Matthieu.JPGSix mois donc que je me suis lancé dans le fleuve avec notre cher Kid, six mois que ma maison, c'est un grand sac prêté par un grand frère et un petit sac prêté par un autre grand frère, six mois le long d'un tracé sur l'océan et une étroite bande d'un autre continent. Six mois que tu m'as dit « forza! » sur le parking à vélos devant le Buffet de la Gare. Peu avant, tu m'avais téléphoné pour qu'on se voie avant mon départ, je descendais la rue du Bugnon, je sortais de la polyclinique avec dans le sang un vaccin contre la rage bubonique de Palombie (ou quelque mal similaire). Tu m'as appelé et comme je te demandais s'il fallait prendre Proust ou Dostoïevski pour mes dix jours de cargo, tu m'as conseillé de prendre Dosto ou mieux encore, Conrad ou Naipaul, en ajoutant : « tu liras Proust en prison ! »

    Cher vieux, figure-toi que j'ai acheté Crime et châtiment bien après avoir débarqué du cargo, et n'en ai pas lu une ligne. Un tuyau bouché dans la rue Carmen Alto de Cusco, conjugué au déluge péruvien, a fait remonter mille litres d'eaux usées au rez-de-chaussée de l'hôtel où j'avais laissé mon sac pour aller crapahuter plus léger dans la jungle. Le pauvre Dosto, pour le dire comme ici, se fue a la mierda. Comme deux de mes carnets, dont tout ce qui avait été rempli à la plume a été complètement effacé, m'invitant au palimpseste de mon propre voyage. Je me demande comment tu aurais réagi à ça, toi et ton épaisse encre verte. Moi, je les ouvre périodiquement, mes carnets gondolés, je regarde les pages blanches, et je reste encore incrédule. J'ai pu quand même sauver Les veines ouvertes d'Amérique latine, une bible gauchiste de 1970 écrite par un grand Uruguayen. J'essaie de ne pas suivre ton exemple de lecteur de bibles gauchistes et de le lire autrement que par l'aisselle...

    Ce jour-là, dans mon oreille errant sur le trottoir en sortant de l'hôpital, ton enthousiasme m'a fait du bien, comme les encouragements de tous ceux qui m'ont aidé, dans ma vie de jeune vieux, à partir en voyage. Tu m'as dit : c'est bien, après la Fräulein, tu vas trouver une belle latine et la sensualité... Je t'ai dit : c'est bien ce qui me fait peur, et tu m'as traité de pauvre protestant. J'ai rigolé, car je savais que tu avais raison, toi le jeune vieux calviniste défroqué...

    Jean-Louis, j'ai trouvé deux belles latines à cheveux noirs, l'une derrière un bar à Bogotá, l'autre en crapahutant dans la jungle péruvienne pendant que Dosto et mon Panama superfin d'Equateur se noyaient dans la merde ; ce furent des heures et des jours inoubliables, ce n'est peut-être pas fini mais le voyage m'a trop habité, le voyage te reprend comme une chaussure de cuir déjà bien marquée sur les bords mais solide et prête à marquer la poussière jusqu'au bout, et le voyage, c'est ainsi, m'a repris, sans que je ne dépose vraiment mon baluchon où que ce soit.

    Je t'imagine parfois, les fesses sur les sièges bleus de ces bus saturés de mauvais films à mitraillettes, ou debout devant ces lacs immaculés entre les cordillères, ou dans les gaz d'échappement pénétrant dans ces échoppes où l'on te sert du poulet gras, du riz et des frites, ou plissant les yeux ébahis devant un désert que l'on met vingt heures à traverser, ou lisant Cingria posé sur un vieux caillou du Machu Picchu, imperturbable aux colonnes de ces touristes à ciré que tu exècres glissant entre les pierres. Je t'imagine continuer la liste et ne jamais pouvoir la tenir à jour. De « celle qui espère que prendre de l'ayahuasca lui révélera son vrai Moi. » De « celui qui doit payer 280 dollars pour traverser le même lac que son idole Ernesto Guevara. » Alors, avant qu'il ne soit trop tard, parce que dans un mois le voyage sera terminé et que de tous ces êtres il ne restera que des mots, effacés ou non, et pour que tu connaisses au moins une infime partie des raisons qui font que je ne cesse, depuis six mois, d'écrire et de respirer à pleins poumons, laisse-moi donc, cher Jean-Louis, te donner une petite, toute petite partie de ma liste, tu en feras – ou pas – des celui et des celle avec des gueules de latinos et de gringos...


    - J'ai rencontré un jeune poète de la vie, bicolore, à barbiche, Chilien à boucle d'oreille zyeutant mon « take five » à la guitare et l'empoignant pour faire bien mieux, célébrant avec moi le culte des Saveurs de l'Avocat Sacré, échangeant son Avishai Cohen contre mon Ali Farka Touré ;

    - J'ai rencontré une très vieille dame de sang Mapuche, vivant dans une maison de bois au fond d'une forêt, serrant les poings de colère devant le pommier de sa naissance, cadavre sortant la tête d'un lac de barrage ayant inondé ses terres ;

    - J'ai rencontré un Californien en marcel, à moustache et mèche blonde et tout droit sorti de Starsky & Hutch qui m'a demandé : « est-ce que tes amis te manquent ? » en sifflant un jus de fruits de la passion dans une ville péruvienne qu'il qualifiait de shithole ;

    - J'ai rencontré un Français qui avait traversé l'Atlantique en voilier et me racontait, buvant sa bière dans le centre moderne de Quito, sa rencontre avec Matt, écrivain voyageur en pleine rédaction d'un bouquin de philo, intitulé « Le monde, ce qui va mal, ce qui pourrait aller mieux, ou quelque chose comme ça » ;

    - J'ai rencontré un petit mec colombien mitraillant son bled avec mon Reflex de gringo, souriant jusqu'aux oreilles lorsque je lui ai filé une pièce de 10 centimes d'euros ; un petit mec équatorien réclamant Mickey Mouse au lieu du Cocrodile dans un gigantesque mall de la capitale ; un petit mec chilien en polo rose prenant en même temps que moi un cours de percussions sur cajón en attendant son entraînement de basket ;

    - J'ai rencontré, sous un volcan, un Québécois à catogan obsédé par la figure d'homme total de Tolstoï, qui connaissait Voisard mais pas Chessex, et qui a résumé l'écrivain suisse à ses yeux, de Rousseau à Bouvier en passant par Walser : « sorte de promeneur qui regarde le monde de son regard extérieur » ;

    - J'ai rencontré un homme en marcel (encore) qui dans le silence pluvieux de sa maison dressée sur un village boueux d'Equateur, et de ses ongles longs et bougeant comme des aiguilles, tressait le même chapeau durant cinq mois, pour qu'il finisse sur la tête de Silvester Stallone, ou l'un de ses potes ;

    - J'ai rencontré une jolie chimiste à casque blanc, qui m'a fait visiter une usine de lingots d'or, qui vivait deux semaines sur trois dans cette montagne de roche nue et de ciel, sans oiseau, sans cours d'eau, sans l'ombre de quoi que ce soit qui pousse ;

    - J'ai joué au billard avec un ornithologue finlandais, porté un kilo de céleri en suivant une octogénaire trottant dans un marché aux légumes, dansé la salsa avec des yeux verts, bleus ou bruns, montré longuement des photos du Léman à un Colombien jamais sorti de son pays, écouté des Equatoriens aisés parler de leurs chiens pendant une heure, transporté des caisses de bières pour des Kichwas du fleuve Napo, vu des thons dans l'océan, des colibris dans l'Amazonie, des flamands roses de loin, des pic-verts à tête rouge de près, des condors, des truites longues comme le bras dansant dans une rivière comme McCarthy l'a écrit, et j'ai écrit, dans les lits, les cafés, sur des bancs et des bouts de roche, parfois sans pouvoir lire mes propres mots, à la lueur bleue suicidaire des bus de nuit, j'ai pas mal rêvé aussi et voilà pourquoi je t'écris, vieux grigou...

    Or voici que les cimes enneigées sont presque à portée de mains, les glaciers promettent, la petite bourgade de El Calafate s'approche enfin. Je te laisse là, cher Jean-Louis, à quelques jours du but de mon voyage sans but : les quais d'Ushuaia. Je me demande comment tu vas, comment vont les tiens, quelle vision tu as, en ce moment, depuis l'alpage, quel est ton dernier coup de cœur à papatte. Ce que tu écris. Ce que tu aimerais que nous écrivions, nous les jeunes loups que tu secoues avec raison. Et te dis à très bientôt, en Suisse. Je remonterai enfin à la Désirade, tu me montreras enfin l'Isba, et on se fera une infusion d'herbe de mate que j'aurai ramenée d'Argentine.

    Forza, Matteo.

  • Contre la vie amortie

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    De JLK, dit le papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid.

    La Désirade, ce dimanche 28 avril 2013.


    Drogi młody przyjacielu pisarz,

    C'est drôle: tu me demandes si je pense à ma mort au terme d'une longue missive consacrée aux vieilles personnes que tu veilles, alors que je venais, de mon côté, d'écrire ces quelques lignes de préambule à un nouveau livre en chantier où il sera pas mal question de ceux qui ne sont plus et nous aident pourtant à survivre ou à vivre mieux:

    "On n'y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait à fermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.

    L'apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l'enfant m'a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?

    La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c'est de ce double constat que découle ce livre.
    L'échappée libre ne voudrait fuir ni la vie ni la mort. Le livre auquel j'aspire serait l'essai d'une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.

    La mort viendra, c'est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d'ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts".

    Cavalier5.jpgIl est vrai que la pensée de la mort s'accentue avec l'âge, surtout avant le premier café du matin, mais ce n'est pas de cet état d'âme à composante surtout physique, non sans résonance métaphysique évidemment, que j'ai envie et plus encore besoin de te parler en ces jours d'entre saisons: c'est plutôt de la vie et, par contraste, de ce qu'on pourrait dire la vie amortie que je vais tâcher de te parler par manière de réponse.
    L'univers que tu évoques est naturellement émouvant, à proportion de sa réalité, qui nous semble plus-que-réelle à proportion de sa fragilité. On compatit naturellement, et d'autant plus que cette réalité est plus ou moins évacuée, voire occultée dans le monde radieux de la vie que j'ose dire amortie, où il s'agit essentiellement de positiver. On rêve de liens sociaux rétablis, on rêve de solidarité retrouvée entre les âges, on rêve de famille vivante en lisant ton évocation de ce mouroir représentant en somme le lieu ultime, discret et sécurisé, du dédale social évacuant ses éléments désormais usés et inutiles, conditionnés avant élimnation.
    Buzzati.gifTout ça n'est pas tout à fait nouveau. Il y a bien un siècle et même plus (on pense à Dostoïevski, avant Metropolis et Kafka) que ce processus de déshumanisation formatée, de nettoyage et de liquidation a été pressenti et ensuite décrit par ces observateurs délicats de notre société dite évoluée que sont les écrivains, bien avant les sociologues. Dino Buzzati, avec sa Chasse aux vieux et son évocation de l'usine-hôpital, est aussi à relire...
    L'original observateur local que tu incarnes, en tant qu'objecteur de conscience recyclé successivement, par nos excellentes institutions démocratiques conjointes de l'Armée, de l'Université et du Service social, dans la protection civile rapprochée, la recherche littéraire et l'assistance aux très vieilles gens, me fait sourire par son ingénieuse façon de combiner une peine appropriée au refus de servir et l'économie opportune d'un emploi à plein temps. C'est ce qui s'appelle allier le désagréable à l'utile de façon morale, en somme très suisse.
    TCHEKHOV.jpgLe piquant de la situation tient au fait que ton refus de servir t'ait permis d'éviter de ne servir à rien, dans les rangs de l'armée ordinaire, pour servir la culture et le social. Je suis un peu de mauvaise foi, en tant qu'ancien canonnier de montagne, en affirmant que l'armée ordinaire suisse ne sert à rien puisque c'est sous l'uniforme, et notamment dans la tenue d'assaut pourvue de 15 poches, qu'il m'a été donné de lire l'intégralité des pièces et des récits d'Anton Pavlovich Tchékhov, au soleil des monts ou par fortins et fenils, durant les heures de pauses constituant l'essentiel de la formation et de l'activité militaires.
    Que le refus de servir t'ait rapproché des gens est encore mieux, et d'autant plus que de servir ces chers vieux ne manquera pas d'irradier ton écriture. Je suis en train de lire la correspondance de Gorki et de Tchékhov et te la recommande dans la foulée. Il ne s'agit pas tant d'aller vers le réalisme littéraire que vers plus de réalité à filtrer et transmuter, et ça passera par le mouroirs et les vivoirs plus que par les auditoires universitaires: ça ne fait pas un pli.
    Cendrars7.jpgJe suis également entrain de lire la correspondance de Cendrars avec Henry Miller et là aussi tu verras combien la rue, autant que l'hôpital ou l'asile de dingues, est une école plus enseignante que l'école des enseignants. Note que je ne jette aucune pierre. Tchékhov était hanté par le désir de voir plus d'instituteurs dans la Russie du début du XXe siècle, et c'est peut-être ça aussi qui nous manque en lieu et place d'enseignants et d'apprenants formatés pour le Système: des instituteurs qui savent tout et sont respectés par tous. On peut rêver...
    Instituteur remplaçant, je l'ai été au tournant de la vingtaine, juste après le bac, à une époque où la carence de gens compétents autorisait ce genre d'imprudences, mais heureusement pas plus longtemps que quelques mois, ici et là, sans trop de conséquences pour les pauvres écoliers victimes de ma nullité. Du moins cela m'a-t-il appris que jamais je ne serais enseignant, comme j'ai vite compris que je ne serais jamais étudiant régulier.
    Barbare2.jpgAux alentours de Mai 68, le climat de la faculté des Lettres de Lausanne m'a immédiatement oppressé et découragé; dès la séance d'accueil où le Doyen nous a fait comprendre qu'aimer la littérature était pour ainsi dire rédhibitoire en ces lieux où l'on étudierait scientifiquement la textualité textuelle et les structures structurales; et sa mine de pion navré, l'ambiance compassée et feutrée de l'Ancienne Académie où avaient couvé les oeufs pâles de tants d'autres pions rassis, m'a vite fait établir mes quartiers entre le bar à café bien nommé Barbare et la librairie anar de Claude Frochaux, entre autres points de chute de mes universités buissonnières.
    Mes vrais profs de l'époque ont été le rédacteur en chef du supplément culturel de la Tribune de Lausanne, René Langel, et Vladimimir Dimitrijevic, alias Dimitri, dont j'avais eu vent du rayonnement de grand lecteur dès son entrée à la librairie Payot de la rue de Bourg, et que j'allais bientôt rencontrer par l'entremise de mon compère Richard Garzarolli, qui m'avait introduit à la Tribune et avec lequel j'ai tôt partagé divers goûts dont ceux de Cingria et d'Audiberti, d'Henri Calet, de Pierre Jean Jouve ou des symphonies de Mahler. Toi qui as découvert le rayonnement antérieur de la Gazette littéraire de Franck Jotterand, n'imagines pas sans doute ce qu'était alors le climat d'un journal certes plus populaire et répandu tel que La Tribune de Lausanne, dont la rubrique culturelle restait cependant digne de cette appellation, avec une quinzaine de collaborateurs extérieurs compétents dans leurs spécialités.
    Buache4.jpgIl y avait là des personnages. Le vieux critique musical Henri Jaton usait et abusait du subjonctif plus-que-parfait et donnait du Maître avec une componction qui nous faisait pouffer autant que les cols de loutre des grands manteaux d'Antoine Livio, revenant à tout moment de Bayreuth. Ou encore le toujours enthousiaste Freddy Buache, dont la Cinémathèque héroïque se trouvait encore dans un cagnard insalubre jouxtant la cathédrale, qui tempêtait contre la Censure et vilipendait le cinéma commercial avant de commenter le dernier Fellini ou le dernier Bergman en longues phrases alambiquées.

    Je n'exalte pas le "bon vieux temps" mais je me rappelle un certain climat, une certaine ambiance, un certain parfum de ces années-là où la rédaction communiquait directement avec les ateliers fleurant bon le plomb. Petit critique de théâtre, j'avais encore à livrer des "tardifs" en ces lieux encore ouverts à la fumée et tolérants à la bière, et c'était un bonheur malin que de voir ma dernière éreintée des Galas Karsenty prendre forme au milieu des typos en chemises de cow-boys...
    Je n'ai jamais été, durant un lustre, qu'une espèce de free lance, certes spécialisé en littérature, mais avec des opportunités de reportages et d'entretiens qui m'ont appris beaucoup de choses et fait rencontrer pas mal de gens en dépit de ma timidité. À ton âge j'ai rencontré, à Paris, un Edgar Morin quadra qui venait de publier un livre sur les communautés californiennes, ou George Balandier le grand sourcier de culture africaine, ou Gaston Bouthoul le spécialiste de la guerre, entre beaucoup d'autres, sans compter les écrivains français ou romands.
    Tunisie3.JPGÀ vingt-deux ans, j'ai fait en Tunisie un premier reportage sur les aléas du tourisme de masse en ses débuts, qui m'a fait découvrir aussi l'inadéquation de mes codes marxisants appliqués à la complexité du réel. Mes camarades de la Jeunesse progressiste me voyaient évoluer d'un mauvais oeil. Mais dès l'âge de dix-neuf ans, en Pologne, découvrant Auscchwitz puis le socialisme réel que vivaient des amis polonais, mon début de dogmatisme idéologique s'était trouvé lézardé; et mon cas s'est énormément aggravé, en 1972, lorsque je suis allé interviewer l'ordure fasciste incarnée en la personne de Lucien Rebatet, condamné à mort qui avait écrit, les fers aux pieds, l'un des plus beaux romans français de la première moitié du XXe siècle, intitulé Les deux étendards et pur de toute idéologie. En mon for intérieur, je savais pertinemment que cette rencontre et la publication de cet entretien d'une pleine page, dans La Feuille d'Avis de Lausanne, grâce à la liberté d'esprit d'Henri-Charles Tauxe, me vaudrait les pires critiques (je me suis d'ailleurs fait injurier par un camarade dans un bistrot, appelant à ma liquidation après être monté sur une table !), mais c'était ma façon de vivre ma liberté dans une position de décentrage qui fut toujours ma préférée, jusqu'aux séquelles, à L'Âge d'Homme, de la guerre en ex-Yougoslavie.


    Dimitri7.JPGL'Âge d'Homme a été, tu le sais, un autre point de chute de mes études buissonnières, où j'ai commencé vraiment de trouver à partager mes passions, avec le fort répondant de Dimitri. Sans celui-ci, jamais je ne me serais intéressé, sans doute, à l'auteur-penseur-artiste qui m'a le mieux aidé à résister à la vie amortie, telle que je la percevais déjà en germe, en la personne du génial polygraphe et peintre polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dont je n'ai cessé de lire et relire L'Adieu à l'automne et L'Inassouvissement.
    Witkacy.jpgAprès la découverte irradiante de Charles-Albert Cingria, dont tu es l'un des rares youngsters à connaître le nom et défendre allègement la mémoire, celle de Witkacy (ainsi nommé pour le distinguer de son père Stanislaw Witkiewicz, lui aussi peintre et théoricien de l'art) a été un choc incomparable en cela que son oeuvre constituait la critique la plus percutante et la plus indépendante, quant aux idéologies toujours en lutte, du monde où toutes ses prémonitions (datant des années 1920-1925) se réalisaient sous nos yeux.
    Witkacy était de ces grands vivants à la Cendrars ou à la Miller, la pratique artistique en plus et la tête d'un philosophe héritier lointain de Leibniz. En peinture, il a quelque chose d'un peintre psychédélique avant l'heure. Ses idées, il les a incarnées dans une kyrielle de pièces de théâtre. Bouleversé par le suicide de sa jeune fiancée, il a suivi le grand ethnologue Bronisaw Malinowski à Bornéo pour se changer les idées, et vu de près le bolchévisme naissant en Russie où il a fait partie de l'armée en sa jeunesse. Curieux de tout, porté aux expérimentations psycho-physiques extrêmes via l'alcool et le peyotl, il a concentré l'essentiel de ses observations et de ses extrapolations en matière d'évolution individuelle et sociale, dans deux romans fourre-tout extravagants en apparence et des plus aigus et pertinents dans leur vision de l'avenir, quand bien même on ne souscrirait pas à leur catastrophisme.
    Witkacy05.jpgAprès Orwell et Koestler, Witkiewicz est un des maîtres de la contre-utopie littéraire, mais son originalité est, à mon sens, dans le détail. Personne n'a parlé comme lui à cette époque (sauf Strindrerg au théâtre) des enchevêtrailles du psychisme et du corps, de la guerre ses sexes et de l'acclimatation progressive de toute différence au nom de la norme "libérée". Surtout, Witkiewicz est le peintre à l'acide de la société nivelée, notamment sous les auspices d'un parti "nivelliste", visant à l'établissement de ce qu'on pourrait dire aujourd'hui le Wellness mondial, entièrement voué à l'entretien du bien-être et à la normalisation du tout-conso...

    Witkacy1.jpgAvec quelques compères de ces années-là (surtout Jil Silberstein et Richard Aeschlimann), réunis autour de Dimitri, nous avons trouvé en Witkiewicz, autant qu'une espèce de modèle-héros dont les frasques relevaient de la légende: l'incarnation d'une révolte fondamentale contre l'uniformisation et la médiocrité, dont le sérieux fondamental, sur fond de tragédie, sous-tendait une vision d'une prodigieuse lucidité. Le propre de pas mal de jeunes écrivains consiste à vouloir TOUT DIRE, Avec Witkacy, nous étions à bonne école...
    Witkacy02.jpgLa révolte de Witkiewicz contre l'accroupissement général, au nom de tous les relativismes et autres programmes utilitaires, nous a bel et bien habités, à un moment où la contestation juvénile commençait de se normaliser: nous avons véritablement vécu cet "inassouvissement" dont il décrit les innombrables formes, physiques ou métaphysiques, et je reste pour ma part très redevable, aujourd'hui encore, à sa perception phénoménale de ce qu'on pourrait dire le "poids du monde", à l'antipode de ce qu'on pourrait dire le "chant du monde", évidemment incarné par Cingria - la vie amortie étant en somme l'interzone où se réalise le bonheur généralisé entre barbecues et jacuzzis...
    Frochaux4.jpgEt vous là-dedans, youngsters ? Ah mais, vous ne semblez pas pressés de répondre ! L'ami Claude Frochaux qui a conclu, dans L'Homme seul et L'Homme achevé - essais par ailleurs remarquable composés pour ainsi dire dans les coulisses de L'Age d'Homme-, que la créativité occidentale avait connu son terme au mitan des années 60, vous a condamnés d'avance.
    À l'en croire, il n'y aurait plus rien à attendre des nouvelles générations qui auraient perdu le sens du sacré ou de je ne sais quelle verticalité. En ce qui me concerne, je récuse cette vision linéaire hégélienne frottée de déterminisme, qui équivaut à tirer l'échelle derrière soi. On a vu, en France, le même genre de généralisations concluant au "plus rien de bon" en matière littéraire, sous les plumes de Tzvetan Todorov ou Richard Millet. Or s'il y a du vrai dans ces constats, je constate que ces grands juges ne sont plus vraiment attentifs à ce qui se fait.
    "Si le roman n'est pas mort, c'est que l'homme ne l'est pas", disait un jour Soljenitsyne sans craindre de passer pour un blaireau. De la même façon, je continue à penser que, moyennent certain mûrissement peut-être plus lent à venir que naguère, des auteurs vont réapparaître qui nous étonneront.

    Quentin79.JPGPour le moment, c'est vrai: pas grand monde au portillon, et moins encore dans nos pays de nantis que chez les "émergeants". As-tu un seul nom d'écrivain de moins de trente ans à me citer, Daniel, qui sorte réellement du lot des jolis talents, genre Quentin Mouron ou Joël Dicker, et dont on puisse attendre une oeuvre forte, au niveau d'un Bret Easton Ellis aux Etats-Unis ou de Michel Houellebecq en France ? Fais-moi signe au cas où. Pour ma part, je ne vois pas. J'attends beaucoup de Quentin, je te l'ai dit. Je suis impatient aussi de lire le prochain roman de Joël Dicker, surdoué de la narration dont j'espère qu'il échappera à la spirale du succès. Depuis quarante ans que j'observe l'évolution des talents dits prometteurs, je ne compte plus les "révélations" d'un jour sans lendemain. Avec l'effet amplificateur démentiel des médias actuels et la tendance écervelée de certains éditeurs à ne miser que sur le coup et l'effet, la confusion brouille les esprits, encore accentuée par le clabaudage du Café du commerce mondialisé sur la Toile et les réseaux dits sociaux.
    Winsor01.jpgJe trouve merveilleux que tu te sois passionné pour Cingria et que tu aies consacré plusieurs années à documenter l'aventure de la Gazette littéraire. Mais à présent, fils, faut te bouger. S'occuper des vieux, c'est bien joli, mais ta jeunesse doit s'exprimer aussi, en se rappelant qu'elle n'est rien en tant que telle. Je te cite Cendrars dans une lettre à Miller: "De la jeunesse, Baudelaire écrivait: "Le jeunesse se prend pour un sacerdoce !" C'est aujourd'hui plus vrai que jamais. Seuls sont "jeunes " les "vieux" qui s'en foutent. Voyez Rabelais".
    Autant dire que de toi aussi, plein de talent, j'attends quelque chose, comme j'attends beaucoup de mon poulain camerounais Max Lobe, autre talent vif mais freiné par les difficultés de la vie, comme la plupart d'entre vous. Mais bordel, allez donc voir comment vivaient Miller et Cendrars !
    Enfin comme disait le cher Dimitri: "On continue !". À lui qui se demandait quand adviendrait le moment où, dans cette foutue société de surabondance, on préférerait un livre au superflu, je pense de plus en plus souvent par delà les eaux sombres.
    Vernet40.JPGLa mort, mon ami ? Eh bien c'est d'un autre ami cher, Thierry Vernet, qui succomba il y a juste vingt ans à son cancer, que je vais te citer ces mots auxquels je souscris en toute sérénité: "La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...

  • Le Kid au mouroir

    Mouroir1.jpg

    De Daniel Vuataz, dit le Kid, à JLK, dit le Papillon

    En ville, le dimanche 14 avril 2013.


    Cher toi,

    Hier j’ai accompagné Marie-Louise à Montchoisi. Un chauffeur est venu nous chercher dans la cours pavée de Prélaz, au milieu des machines de chantier et des tas de terre mouillée. Eh oui, je n’ai toujours pas le permis. Le type, un bénévole turc d’origine kurde, a installé Marie-Louise à l’arrière sur le siège adapté. Il venait d’amener une classe de gamins à la piscine, c’était son dernier trajet avant la pause. Je suis monté à l’avant du bus. Pendant qu’il conduisait, Erdan m’a parlé du bouquin qu’il lisait en ce moment et qui était posé, à l’envers, sur la troisième banquette avant ; un essai d’une journaliste turque sur les déplacements de populations. En Arménie. Je lui ai raconté une partie de mon voyage dans son pays, dont tu sais aussi deux ou trois choses. Edran m’a fait jurer d’aller visiter l’est et les grands plateaux de « l’autre Turquie », la prochaine fois.

    Seidl3.JPGIl nous a déposé, Marie-Louise et moi, devant la porte électrique en bois de la clinique. Comme il pleuvait (ça pourrait être n’importe quand entre janvier et maintenant), il a déployé un grand parapluie transparent pendant que je prenais Marie-Louise par la main, et il nous a suivi jusqu’à la porte. C’est moi qui suis allé annoncer Marie-Louise à la réception, parce qu’elle n’atteint pas la hauteur du comptoir et que, de toute façon, sa famille compte sur moi pour m’occuper d’elle. Dans la salle d’attente du département de radiologie, j’ai tenté de rassurer un peu Marie-Louise, qui jetait des regards angoissés à tous les autres patients. Elle ne tenait pas en place. Elle a appelé sa maman à plusieurs reprises et m’a demandé où nous nous trouvions. Je lui ai expliqué, pour la dixième fois de la matinée, que c’était moi qui l’accompagnais aujourd’hui et qu’elle allait passer une radiographie. Je ne suis pas sûr qu’elle connaisse ce mot. Elle m’a demandé si je resterais avec elle pendant la consultation. Je lui ai dit que oui. Dans la salle d’attente, Marie-Louise triturait les cordons de son pull, les tordait autour de ses petits doigts, jetais des regards effarouchés autour d’elle, dernière elle. Chaque fois que la porte s’ouvrait, elle sursautait un peu. La pluie battait les vitres propres. A un moment, le médecin est arrivé. J’ai accompagné Marie-Louise dans les pas de la blouse blanche, qui ne se retournait jamais dans les coudes des couloirs, se contentant de nous tenir les portes et d’appuyer sur les interrupteurs. Il paraissait plutôt vieux et voûté, il traînait un peu des pieds. Dans la petite salle de consultation, il m’a demandé de déshabiller Marie-Louise et de la coucher sur le lit. Je lui ai demandé s’il fallait que j’enlève aussi ses couches. Il a jeté un œil, et m’a dit qu’on ferait avec, qu’elle pouvait les laisser. Comme Marie-Louise, toute nue sur sa grosse feuille de papier, ne voulait pas rester tranquille, j’ai dû lui tenir la main pendant que le scanner survolait lentement son corps et que le docteur regardait l’image apparaître sur son écran, une strate horizontale après l’autre. Ça m’a fait penser à l’époque des premières connections Internet. Le survol a duré une vingtaine de minutes. Je crois que Marie-Louise s’est même endormie un moment, pendant que je lui tenais la main. Ensuite je l’ai rhabillée, et nous sommes revenus ensemble dans la salle d’attente, où un autre médecin nous attendait avec les résultats.

    Freud20 (kuffer v1).jpgIl a dit à Marie-Louise – en sachant que c’était moi qui écoutais, moi qui me souviendrais du rapport – qu’elle n’avait pas d’ostéoporose, ce qui était une bonne chose, mais qu’elle devait à présent faire attention à son équilibre, parce que ses chutes à répétition et les fractures qui en découlaient allaient la clouer définitivement dans un fauteuil roulant. Marie-Louise ne regardait pas le médecin mais posait sur moi ses yeux insolubles de coucou. Marie-Louise a presque nonante ans. Sur la feuille administrative que je dois tendre aux médecins lorsque je l’accompagne, comme aujourd’hui, pour une consultation hors de la Fondation, il est inscrit : « Diagnostic général : classe 12 ». Je ne sais pas ce que ça signifie, cher Jean-Louis, je ne connais pas les subtilités ni les catégories de cette échelle de la santé physique et mentale, mais je sais que la plupart des résidents que je côtoie se situent autour des classes 7 ou 8. L’Alzheimer de Marie-Louise est à un stade difficilement imaginable.

    Voilà, mon cher jeune et fringuant retraité, une toute petite partie de mon quotidien de ces cinq dernier mois. Quand je t’ai écrit pour la dernière fois, en novembre passé, je m’apprêtais à pénétrer, après un cours fédéral aussi obligatoire que désastreux, les couloirs de formica patinés de la Fondation Clémence, pour six mois. Les six derniers de mon service civil, après les sept autres passés au service d’un génial « petit vieux » de douze ans et demi et trente-six mille ans prénommé Charles-Albert.

    Mouroir2.jpgIci, je suis affecté à l’animation. Concrètement, sur le papier du moins, ça implique de servir des repas, des cafés, d’accompagner des résidents sur le lieu de leurs activités ou rendez-vous, de leur apporter un peu de compagnie, de leur proposer des activités personnelles ou collectives. Il y a le choix: poterie, aquarelle, tricot, cuisine, jeux de cartes ou de société (Scrabble, Hâte-toi lentement), lecture du journal (20 Minutes et « La Feuille »), concerts, offices religieux, promenades… Un civiliste qui terminait au moment où je suis arrivé, en décembre, m’a montré le résultat d’une petite enquête menée dans un autre EMS, il y a quelques années, au sujet des préoccupations principales des résidents. Les services que l’« animation » propose arrivaient loin derrière les besoins de base, sacrés, révérés : manger et dormir. Pourtant, chaque jour passé ici m’a fait comprendre à quel point ce que je fais est essentiel.

    Le plus facile, pour moi, c’est le contact. Le bête et pas si bête rapport humain. J’ai l’impression d’avoir fait ça toute ma vie, ou toute une autre vie. Même s’il faut trois ou quatre mois pour que les résidents les plus valides commencent à retenir mon nom, même si certains jours tout va de travers, il y a une dimension presque sacrée – en dépit des odeurs de pisse, de café froid, de médicaments, de désinfectant et de vieille pantoufles – qui meuble le temps et l’espace.

    Evidemment, le stress et le surmenage guettent à chaque étage (et ici il y en a cinq, pour une centaine de résidents « longs-séjour », quarante « bénéficiaires du Centre d’accueil temporaire », une vingtaine de pensionnaires des « courts-séjours » et douze locataires des appartements protégés), tant le statut de « civiliste » inscrit sur nos badges (nous sommes entre cinq et dix dans la maison) donne la possibilité à n’importe quel membre du personnel fixe de nous employer pour une tâche ou une autre. Il y a des journées-girouettes. Mais des rapports se construisent, malgré tout, avec une poignée de résidents à qui j’ai affaire presque tous les jours, du petit-déjeuner au repas du soir.

    Il faut que je te précise que ces EMS modernes sont en fait, bel et bien, des « mouroirs ». C’est un fait. Je crois que la durée moyenne d’un « long séjour », avant de repartir les pieds en avant, est de dix-huit mois. La moyenne d’âge, à mon étage, frise les nonante ans. Les familles qui placent leurs parents en établissement, au XXIe siècle, ne le font qu’au tout dernier moment, en toute dernière option. Avant cela, durant ce fameux « troisième âge » que tu connais depuis peu (je n’invente rien, il commence officiellement à la retraite mon cher), et pendant une partie des « âges » suivants, il existe toutes sortes de configurations qui tiennent les seniors hors des murs des Fondations, souvent fort heureusement. Une famille prévoyante et disponible, des services de soins à domicile, des appartements protégés… Franchement, ceux qui prennent leur dernier quartier ici appartiennent à la catégorie ultime. Troubles cognitifs graves (la plupart ont connu des accidents vasculaires ou cérébraux handicapant), perte presque totale de l’indépendance, gros soucis physiques, maladies typiques de la vieillesse. Des esprits sains piégés dans des corps foutus. Des têtes vides au-dessus de carcasses plus ou moins opérationnelles. C’est à chaque fois injuste. J’ai passé les trois premières semaines, honnêtement, à retenir des larmes, des émotions, de la colère.

    Trente fauteuils roulants qui chevrotent « Voici Noël » en fermant les yeux pendant qu’une bénévole plaque des accords protestants sur un piano désaccordé : à la télé, c’est un sketch, mais dans la réalité, dans une réalité constamment répétée, c’est un coup dans la nuque. Un papy que je regarde, pendant une dizaine de minutes, tenter de se lever de son siège, centimètre de genou par centimètre de genou. Des histoires qui tournent en boucle. Des instants de grâce. Un étage à moitié décimé par une grippe. Une octogénaire qui éternue du sang. Des couples qui se reforment à presque cent ans. Des familles qu’on ne voit jamais, d’autres qui établissent le campement de guerre. Des histoires, des histoires, des histoires…

    Je suis arrivé en même temps que Louis, le tatoué, qui a passé quinze ans de sa jeunesse dans la marine marchande, entre l’Amérique centrale et la Scandinavie. A Cuba, les putes n’attendaient même pas sur le quai, elles montaient sur le cargo dès qu’il touchait la grève. Sa femme est morte dans un accident de voiture à Göteborg, alors qu’elle n’avait pas quarante ans. Celle d’André, le chauffeur des TL qui ne connaît pas Marius, est aussi décédée depuis peu, mais lui ne le sait toujours pas, et ne le saura jamais. Il passe son temps à l’attendre, immobile, les yeux grands ouverts sur la dernière chaise du couloir, face à la porte vitrée décorée de fleurs en papier et de mains découpées dans du bristol de couleur, exactement comme aux fenêtres des enfantines. Quand on l’informe de la nouvelle, il sourit de l’air de celui à qui on ne la fait pas. Il a les mêmes yeux de Rosa, quand elle me montre une photo d’elle, en noir et blanc, prise dans les années 1950 alors qu’elle se lançait, à vingt ans, dans le mannequinat. Elle sort l’image de son portefeuille, la déplie lentement, souffle dessus, me la tend, et m’explique qu’elle ne peut plus la voir à cause de ses yeux qui l’ont presque complètement lâchée. Elle ne voit pas non plus le vertige temporel qui me soulève à la confrontation de ce souvenir, j’ai les visions simultanées du modèle, de la photo, puis de mon corps que j’observe soudain projeté en avant, dédoublé, ridé et déposé sur une chaise immobile à côté de Rosa. Mathilde et Roger sont un des rares couples de la Fondation. Lui est un grand-papa gâteau, brave sur la pente ignoble de son Parkinson, et puis soudain ses yeux s’embuent et il tape du point sur ses cuisses à se fendre le fémur, de rage, alors qu’il m’explique dans le cabinet du dentiste qu’aucun médicament n’a plus d’effet sur lui. La plupart lui donnent des hallucinations qu’il redoute plus que tout, même que sa femme. Willy, qui cultive un sale Parkinson lui-aussi, me raconte sa bibliothèque idéale (Balzac, Maupassant, Dumas, Dostoïevski et Cendrars) et me récite, de tête, les Soliloques du pauvre et Un cœur en hiver. Chaque vers prend dix minutes. Parfois, on a l’impression qu’il va simplement s’arrêter de parler et se figer, comme une statue dans un séisme microscopique. Suzanne a eu mon arrière-grand-mère comme maîtresse d’école à Genève. Elle adorait écouter Roger Vuataz à la radio le week-end, mais elle ne sais jamais à quel étage elle « habite ». A tout le monde elle répète qu’elle est « dans le cirage ». Jan m’a tout de suite fait penser, physiquement, à mon grand-père vers la fin de sa vie. Ses narines sont rétrécies, il a des quintes de toux parfois très longues, il est très maigre et très léger. Il es né à Alexandrie, a inventé le commerce international de la noix de cajou et a occupé un poste ministériel dans l’agriculture du Gabon dans les années septante. Il a laissé tout l’argent à sa femme, quinze ans plus jeune que lui, pour se faire pardonner des nombreuses libertés prises avec elle. Maintenant il vit au crochet de l’Etat et mange son pain toasté tous les matins, que lui apporte son infirmière préférée, Pauline. Je lui apprends l’étymologie des mots savants qu’il a oubliés, il semble à la fois incrédule et passionné. Parfois il m’insulte violemment. Il parle sept langues, encore parfaitement. La plupart des autres résidents sont à peine partis de leurs villages natals. Les familles nombreuses sont légions (jusqu’à quinze ou seize frères et sœurs). Les métiers modestes aussi. Beaucoup d’imprimeurs, de relieurs, de typographes.

    Lausanne, ville de journaux. Quand je leur lis des Contes lausannois de Marcel Raoux, même si c’est plutôt la génération de leurs propres parents, la géographie leur parle. Depuis les toits et les balcons à véranda de l’avenue de Morges, en pleine ville, ils peuvent voir jour après jour la cité se métamorphoser. Sur les questions d’urbanisme ancien, ils sont incollables.

    Mouroir3.jpgLe jour de la Saint-Valentin, je suis allé à la morgue. L’hiver avait emporté le quart de mon étage. Quatre décès en deux semaines. Lucette était morte la veille, après sa dernière fondue. C’est l’animatrice qui m’a proposé de descendre. Une fois dans la pièce froide, en béton nu, une fois devant le lit, seul dans la pièce au sous-sol de la Fondation, une fois à côté de ce corps nu tout juste recouvert d’un drap très fin tiré jusqu’au thorax, du coton dans les yeux et les oreilles, le menton soutenu par une armature en fil de fer, j’ai réalisé que c’était le premier mort que je voyais de ma vie. Il ne ressemblait pas du tout à Lucette. Il ne ressemblait pas du tout à quelque chose de vivant. J’ai pu rester une minute ou une heure, je ne sais pas.

    Et puis un quart d’heure plus tard, j’avais enfilé ma chemise noire satinée et je croonais What a wonderful world à la clarinette, un étage au-dessus, pour égayer la Saint-Valentin d’une quinzaine de couples de la Fondation. Je vois encore Lucette, maintenant, quand je ferme les yeux. J’apprends à faire la part des choses. On est tous un peu schizos, ici.

    Tu y penses, toi, à ta mort ? Tu y songes, à ta vieillesse, celle qui te tiendra éloignée de tes chemins de traverses, de ton isba, de tes promenades avec Snoopy, de ta Jazz, des rayons les plus élevés de tes étagères remplies de pavés ? Tu te vois comment, toi, en petit vieux ? Et ta bonne amie ? Moi, je te jure, je n’y ai jamais autant pensé. C’est un miroir tendu, un brise-glace silencieux, Sisyphe assis sur son caillou version Rodin, ce service civil. Le soir je rentre en bus jusqu’à Bellevaux, le monde me semble étrange, grouillant, bruyant, et il me faut plusieurs heures pour réussir à me plonger dans quelque chose d’absorbant. Parfois c’est paralysant. Parfois c’est grisant. La vieillesse, la mort, la vie, l’altérité à soi, ce sont des pierres au fond de mon ventre. Je n’y ai jamais autant pensé. Et puis je n’ai jamais, non plus, compris autant.

    On s’habitue à tout. Ça me fout les boules, d’un côté. Il y a des jours où je peux me tordre de rire avec les infirmières parce que Francine a uriné partout dans sa chambre, ou dire d’un air détaché, avec un collègue, que « Monsieur Rochat a bien baissé » et que ça ne m’étonnerait pas qu’on ait « bientôt une chambre de libre »…

    Et puis, en même temps, je continue à découvrir. A propos de moi, des autres, de toute cette drôle de ronde, des danses des morts peintes sur les murs jaunes des églises anciennes de Slovénie, de l’attachement, du détachement, de la cruauté, de la beauté, du souvenir, de l’écriture. Il n’y a plus de vide entre les dalles. Ma sœur vient de m’annoncer qu’elle attend un gamin.

    À chaque fois que je trouve ma tâche compliquée, je pense à Marie-Louise, cher Jean-Louis, et je tente de l’imaginer, à cinq ans, à dix ans, à mon âge, à trente ans, à cinquante ans, à la retraite, à ton âge, sur la table de Lucette. Je n’y arrive pas. Jamais. Marie-Louise est à la fois cette vieille dame vulnérable et isolée, et cette très petite fille inquiète qui appelle sa maman. Elle ne peut pas être autre chose. Il n’y a rien d’autre à dire.

    Tu vois, j’aurais voulu te parler de tout ce qui m’arrive de « concret » depuis 5 mois. Un bouquin qui fait des échos, des projets qui aboutissent, l’AJAR, des jobs qui se profilent. Des choix assumés, des livres lus, même des livres vendus. Je mène une vie fragmentée puisque je n’ai renoncé à presque rien de mes activités d’« avant » pendant ce service obligatoire qui m’occupe pourtant de 8h à 18h – j’ai renoncé à une partie de mon sommeil et de ma vie sociale, c’est vrai, et mon rythme s’est ralenti.

    Le Cervin 34.jpgJ’aurais voulu te raconter les dernières nouvelles et les derniers ragots du royaume éphémère des lettres d’ici et d’ailleurs. Tu aurais souri de bienveillance, ou tu m’aurais traité de petit con inculte, peut-être, avant de renchérir sur l’avancée de tes Cervins, de tes livres qui poussent aux quatre vents, de tes découvertes récentes, tes déceptions, tes coups de blues ou tes âges d’or. Tu aurais houspillé « ceux qui freinent à la montée », raillé « celui qui retire l’échelle derrière lui » et dénoncé « celle qui est atteinte de jeunisme ». On aurait pu débattre de tout ça. Puis, finalement, tu vois, je crois que je t’ai parlé de ce qui a vraiment compté pour moi depuis ma dernière lettre. Je ne m’étends pas tellement autour de moi à ce sujet, d’ailleurs, à part sous forme de debriefing naturel, avec Camille. Et ça me fait pourtant très plaisir de te l’écrire, ça me paraît d’une évidence imparable. Il y a une année jours pour jours, aujourd’hui, je tournais le dos à l’Afrique et à deux potes magnétisés pour rentrer au bercail. J’avais la mort dans l’âme. On est des pommes, je te le dis, quand il s’agit de se projeter dans le temps, en avant ou en arrière. Il y a des choses qu’il ne faut pas perdre de vue. Pour le reste, on a le temps, et le présent…

    Prends soin de toi,

    Le kid

  • Ceux qui sont nuls en maths

    etages bleu.jpg


    Celui qui a décidé de soi en constatant son inguérissable infériorité / Celle qui était plus à l'aise dans les opérations que dans les bras de Félicien / Ceux qui se sont sentis tellement supérieurs qu'ils se sont rassis / Celui qui revoit les formats successifs qui ont été les siens depuis l'âge de dix ans vu qu'avant ça ne compte pas / Celle qu'on a cru mettre dans une case alors qu'elle avait fui par le vasistas / Ceux qui écoutent le chant des écoutes par les écoutilles / Celui qui ne sait l'addition que par couleurs et la multiplication que par saveurs / Celle qui sait qu'en italien le destin est un parcours prescrit et en espagnol une arrivée / Ceux qui ont travaillé dans les ateliers mécaniques de la langue en stockant dans leurs mémoires des sacs de vers réguliers genre: "À vous parle, compains de galle: / Mal des âmes et bien du corps, / Gardez-vous de ce mau hâle / Qui noircit les gens quand sont morts" / Celui qui a souvent pleuré sans savoir pourquoi / Celle que ses piètres notes en arithmétique ont fait dire à l'instituteur Cruchon qu'avec un père ouvrier ça se comprend / Ceux que leur naturelle insolence méridionale protège de l'inquisition morale à la protestante / Celui qui établit des listes de généraux et de footballeurs ou de coquillages depuis sa septième année environ / Celle qui voit bien que les vers de Michel Houellebecq sont de la daube tout en appréciant leurs petits accents sporadiques de musique belge / Ceux qui chopent des cloques après leur premier bain de soleil ensuite de quoi leur vient leur seconde peau d'été / Celui qui a gardé quelques jouets qui ont duré plusieurs années entre l'époque de la mort de Staline et celle des réfugiés hongrois / Celle qui constate que la sentence "À chaque jour sa peine" aurait frisé l'obscène si Georges Perec l'avait insérée dans son fameux roman La Disparition dont la lettre e se trouve proscrite / Ceux qui lancent leurs enfants en l'air pour leur faire pardonner leurs absences / Celui qui se demande quand les animaux perdent leur temps / Celui qui a douze ans en a pincé pour Ava Gardner avant d'opter pour la nageuse Esther Williams / Celle qui avait les yeux très très bleus de Jean Sorel et pas besoin de se raser avec tout ça / Ceux qui restent sous l'eau pour ne plus endurer le tapage des machines à calculer / Celui qui n'a jamais senti la présence de Dieu dans l'église de béton / Celle qui se rappelle l'acupuncture des étoiles les nuits d'été en altitude / Ceux qui se saluent au croisement des barques nocturnes / Celui qui a connu le premier point culminant du French Kiss à onze ans dans les caves du Collège Classique Cantonal où Mademoiselle Dusapin faisait ses projections des Chefs-d'oeuvre de l'art aux classes mixtes réunies / Celle qui troublait les garçons avec sa peau croûtée de sel et ses yeux verts / Ceux qui ont la bosse des maths comme seule infirmité notable / Celui qui n'a jamais compté que sur ses doigts d'une main tant l'autre était occupée à traire / Celle qui ne se laisse pas démonter par la surévaluation freudienne de la sexualité enfantine tout occupée qu'elle est à gérer les goûts spéciaux de ses trois garçons en matière de numismatique romaine (l'aîné), de folk vintage (le surdoué au pianola) et de romans magiques à la Tolkien (le petit dernier qui écrira ça c'est sûr) / Ceux qui savent pas mal de choses non écrites à l'instar de certains aveugles / Celui qui a prononcé sa première phrase d'amour sans y penser / Celle qui n'a jamais su compter les coups / Ceux qui ont toujours fait fort dans le calcul des improbabilités, etc.

  • Houellebecq bluesy

    Houellebecq01.jpg

    À propos de Configuration du dernier rivage et de The Soul of a man de Wim Wenders

    J'étais en train d'écouter un des blues de Skip James réunis dans l'anthologie filmée de Wim Wenders, sous le titre The Soul of a Man, lorsque je suis tombé sur ce quatrain de Michel Houellebecq, premier de L'étendue grise, première partie de Configuration du dernier rivage:

    "Par la mort du plus pur
    Toute joie est invalidée
    La poitrine est comme évidée
    Et l'oeil en tout connaît l'obscur".

    Et j'ai alors pensé à la mort du petit Iliouchetchka, à la toute fin des Frères Karamazov, avant de lire encore ce distique:

    "Il faut quelques secondes
    Pour effacer un monde".

    Je me suis rappelé les mots suppliants d'Iliouchetchka à son père: "Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous".

    Il me semble que Michel Houellebecq devrait être ému par cette supplique du petit Iliouchetchka. Le ton de ses poèmes est massivement désenchanté et pourtant hyper-affectif, avec quelques rais de lumière dans les mots. On lit sous le ciel bas: "Le chemin se résume à une étendue grise / Sans saveur et sans joie, calmement démolie", et c'est une litanie bluesy qui va se prolonger dans la grisaille schopenhauerienne, puis il y a cette parenthèse "(L'espace entre les peaux / Quand il peut se réduire / Ouvre un monde aussi beau / Qu'un grand éclat de rire")...

    Tout écrivain véritable se reconnaît à un noyau, et celui de Michel Houellebecq se perçoit, émouvant et perdu, on pourrait dire: éperdu, dans ces poèmes épars, étrangement tâtonnants, semblant s'essayer des formes pour dire plus justement le sentiment perçu, ou par jeu curieux, maladroits, joyeusement désabusés mais pas tout à fait...

    "Où retrouver le jeu naïf ?
    Où et comment ? Que faut-il vivre ?
    Et à quoi bon écrire des livres
    Dans le désert inattentif ?".

    Est-ce ce qu'on appelle de la poésie ?

    Comme il en va du blues, qui débite souvent les paroles les plus insignifiantes en apparence, j'essaie d'entendre l'émotion, si l'on peut dire, dans le fatras des mots plus ou moins versifiés à pieds régules - ou plutôt derrière les mots. Bien entendu, l'alexandrin arrange les bidons, en Face B par exemple:

    "Et puis soudainement tout perd de son attrait
    Le monde est toujours là, rempli d'objets variables
    D'un intérêt moyen, fugitifs et instables,
    Une lumière terne descend du ciel abstrait".

    Pendant que Skip James module, avant que Lucinda Williams ne le relaie, je regarde ce livre d'alluvions sporadiques, rivage pollué de nos mondes où les poupées décapitées et les préservatifs voisinent:

    "Tu te cherches un sex friend
    Vieille cougar fatiguée
    You're approaching the end,
    Vieil oiseau mazouté".

    Il y a parfois des relents de Verlaine là-dedans, avec une grâce noctambule qui rappelle aussi Gainsbourg:

    "La nuit n'est pas finie
    Et la nuit est en feu
    Où est le paradis
    Où sont passés les dieux ?".

    De tout ça le noyau est d'amour avec une espèce de trou noir lumineux au milieu, chargé de l'antimatière amoureuse, titre HMT, et ce blues finissant par "La vie n'a pas duré longtemps / La fin de journée est si belle".

    Skip James02.jpgDans The soul of a Man de Wim Wenders, à un moment donné, c'est la rousse Bonnie Raitts qui prend le relais de Skip James en très douces nuances et je lis dans Configuration du dernier rivage ce mots dont la lumière m'est connue:

    "Voilà, ce sera toi
    Ma présence effective
    Je serai dans la joie
    De ta peau non fictive

    Si douce à la caresse
    Si légère et si fine
    Entité non divine
    Animal de tendresse"...

    Et ceci de vraiment pas mal enfin:

    "Je sens ta peau contre la mienne,
    Je m'en souviens je m'en souviens
    Et je voudrais que tout revienne,
    Ce serait bien".



    Michel Houellebecq. Configuration du dernier rivage. Flammarion, 96p.
    Wim Wenders, The Soul of au Man, DVD Wild Side.

  • Inferno en chambre

    Norén05.png
    À propos de La Force de tuer, de Lars Norén, à voir à Vidy dans la mise en scène de Philippe Lüscher.

    Le théâtre de Lars Norén est sans doute, aujourd'hui, le capteur et le réflecteur le plus sensible et le plus significatif des petits et grands séismes qui secouent la société occidentale. De l'inferno en chambre du Droit de tuer (1979) aux espaces urbains éclatés de Catégorie 30.1 (1997), en passant par la vertigineuse tragédie familiale de Sang (1994) ou la vision dévastée de Guerre (2003), le médium suédois des névroses et des pyschoses, de toutes les peurs et de toutes les rages de l'individu contemporain ne cesse de nous ramener où "ça fait mal" dans le théâtre quotidien du monde actuel comme il va et surtout ne va pas.

    On peut voir ces jours, en la salle René Gonzalez du théâtre de Vidy, une nouvelle version signée Philippe Lüscher d'une pièce assez ancienne de Lars Norén, Le droit de tuer, qui n'a rien perdu de son impact émotionnel même si son arrière-plan psychologique très "freudien" schématise un peu les relations liant les trois personnages de la pièce, comme c'est aussi le cas dans Sang.

    Norén06.pngLa tension est immédiatement exacerbée entre le père, ancien serveur de grand restaurant vieillissant mal, son fils qui le reçoit plus ou moins contre son gré dans son modeste logis sous les toits, et l'amie du jeune homme qui débarque ce soir-là pour un dîner improvisé par le vieux avec un soin et une compétence bien faits pour humilier-énerver son fils devant son amie.
    Les mécanismes de haine-amour entre le père, auquel son fils reproche à la fois le ratage de sa vie et ses besoin sexuels débordants, et le jeune homme lui-même, hypersensible et velléitaire, en manque de tendresse et de modèle, vont naturellement se trouver amplifiés à dès l'arrivée de la jeune fille, que le père finit par draguer outrageusement après que son fils est (plus ou moins) allé se coucher.

    Huis-clos de deux heures sans une seconde de répit, malgré l'alternance des séquences enragées et des inflexions plus douces, la pièce tient essentiellement au tissage psychologique, à la fois hyper-affectif et tripal, que traduit un dialogue ciselé à la fine hache, si l'on peut dire...

    Luscher.jpgLa mise en scène de Philippe Lüscher, dans un décor sobrement gris froid de Roland Deville, s'interdit tout effet pour se concentrer sur la direction d'acteurs et le rythme du dialogue, quasi sans faille. Le metteur en scène a trouvé un père extraordinairement présent et crédible en la personne de ce grand comédien qu'est décidément Jean-Pierre Malo, mélange de puissance écrasante et de fragilité plus ou moins feinte, de cynisme égoïste et de sentimentalité larvée - foutrement humain et finalement attachant, comme le ressent d'ailleurs la jeune fille, incarnée avec élégance et finesse, et quel érotisme naturel dans sa robe rouge sexy, par Elodie Bordas. Dans le rôle du fils, Vincent Jaccard "assure" admirablement en double douloureux du père dont il partage le même physique sensuel et un peu veule et la même psychologie criseuse. Bref, tout cela donne une représentation de premier ordre, a la fois passionnante et passablement éprouvante...



    Lausanne. Théâtre de Vidy, salle René Gonzalez, jusqu'au 5 mai. Ce dernier jour est prévue une rencontre avec l'équipe au terme de la représentation

  • Ceux qui se retrouveront

    Cpaksi23.jpgCzapski18.jpgCzapski30.jpgCzapski19.jpg

    Celui qui retrouve Marcel Proust et Joseph Czapski dans la conférence de celui-ci sur celui-là, intitulée Proust contre la déchéance et prononcée en 1941 sous les portraits de Marx, Engels et Lénine dans l'ancien couvent de Giazowietz transformé en camp de prisonniers sous contrôle soviétique / Celle qui retrouve sa mère par le truchement d'une liasse de lettres serrée dans une boîte de biscuits dont l'odeur lui rappelle leur maison de Cracovie / Ceux qui ont eu le temps de lire À la recherche du temps perdu grâce à telle ou telle maladie "opportune" / Celui qui a cru retrouver son ami de jeunesse mais c'était dans un rêve ou ce sera dans une autre vie / Celle qui pratique sans le savoir la "mémoire involontaire" / Ceux qui furent des 400 officiers et soldats ou étudiants polonais sauvés sur 15.000 camarades disparus sans laisser de traces / Celui qui a découvert Proust en 1924 à l'âge de 28 ans et donc deux ans après la mort de l'écrivain / Celle qui se souvient très bien de l'évocation en 20 pages de la soirée chez Anna Pavlovna au début de La guerre et la paix qui eût sans doute nécessité 200 ou 2000 pages sous la plume de Marcel Proust / Ceux qui prétendent que l'oeuvre de Marcel Proust n'est qu'un pastiche d'elle-même /Celui qui est tombé sur les tracs du massacre de Katyn après avoir été envoyé par le général Anders à la recherche de ses camarades disparus / Celle qui apprend que toutes les toiles de son frère ont été détruites pendant sa captivité / Ceux qui se sont perdus de vue sans cesser de s'en vouloir ni de chercher à se revoir / Celui qui pense que le Temps est un bon médecin ou un bon conseiller genre Anton Pavlovitch Tchékhov ou Camille Corot donc sans exaltation illusoire ni désenchantement aigre / Celle qui a développé de longues pages philosophiques sur la pensée du temps et figure dans une toile de son ami Joseph Czapski qui se trouvait à l'expo du Muse archidiocésain de Varsovie où nous nous sommes rencontrés en 1986 - son nom étant Jeanne Hersch / Ceux que la peinture de Corot apaise / Celui qui sait ce que signifie la parole "Si le grain ne meurt..." et en tire conséquence / Celle qui a manqué le Trans-Europe-Express avant de retrouver au Train bleu son ami Marcel qui avait une histoire à n'en plus finir à lui raconter / Ceux que nous aurons tout le temps de retrouver après la mort dans leurs livres, etc.

    Czapski09.jpg(Cette liste a été rédigée en marge de la relecture de Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, réédité aux éditions Noir sur Blanc. )

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  • Ceux qui squattent le container

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    Celui qui ne sait pas où se réfugier dans son appart de 27 pièces des quartiers friqués de la Geneva International / Celle qui se demande si le Nazaréen croyait en le même Dieu que Benjamin Netanyahu / Ceux qui ont graffité le mur de Planck / Celui qui pense qu'aucun homme ne naît bon tandis que les femmes ça dépend / Celle qui milite pour le développement durable des bulles de jacuzzi / Ceux qui se défient des défilés / Celui qui affirme that's amore en sniffant sa colle / Celle qui te rappelle que tu n'a plus 30 ans donc tu te la coinces / Ceux qui pensent que 25 ans c'est déjà la mort / Celui qui n'a plus de réseau dans le souterrain du container / Celle qui recueille des tas de choses dans son caddie marqué KNOW HOPE / Ceux qui sont en liberté surveillée dans le cimetière désaffecté sécurisé par le parrain rom / Celui qui a peur que la nuit tombe et se casse et le casse avec / Celle qui en réfère volontiers au Directeur se reconnaissant à ce qu'il est assis sur la plus haute poubelle / Celui qui se rappelle l’odeur des couloirs de la Maison de correction / Celle qu’un type à mains en forme de battoirs a suivi à travers les années /Ceux que hantent toujours de très anciennes terreurs / Celui qui a subi le regard dur de sa mère adoptive qui voulait en faire un sujet méritant / Celle qui a été placée chez des monstres pour l’argent / Ceux qui sont arrivés à arracher l’enfant aux dégueulasses / Celui qui n’a jamais pensé à mal en voyant l’enfant menottée sur le balcon de derrière / Celle qui pense que l’enfant a inventé tout ça pour faire l’intéressant / Ceux qui enragent de vous voir leur échapper / Celui que certains noms bercent encore / Celle qui aime qui l’aime / Ceux qui s’attardent sur les trottoirs ensoleillés de leur mémoire / Celui qui aime le luxe contenu dans le seul nom de Beau-Rivage / Celle qui s’offrait avec soulagement au dieu Sommeil quand l’Allemande à couteau vociférait dans l’escalier ses discours imités d’Hitler / Ceux qui attendent de déballer leurs souvenirs comme des cadeaux pour plus tard / Celui qui pressent qu’il aura de la peine à se réconcilier tout à fait avec tous et toutes même après qu’il ne seront plus que des éléments cendreux ou gazeux / Celle qui entretient ses rancunes comme des fleurs vénéneuses dont elle coupe parfois une tête d’un geste vengeur / Ceux qui éclatent de colères théâtrales pour mettre un peu d’ambiance dans le morne pensionnat suisse allemand / Celui qui prétend n’avoir aucun souvenir ni rêver jamais le pauvre / Celle qui se vengera de porter sa Faux comme d’autres leur croix / Ceux qui pensent non sans candeur que la dame à la Faux n’est qu’une mère castratrice de série B / Celui qui sait que le Mal rôde en déguisements variés et avec outils appropriés genre Alpenstock ou pic à glace à ne pas confondre avec le parapluie bulgare trop politiquement correct / Celle qui se rappelle les bouffées de parfums mélangés de Craven A sans filtre et d’eau de Cologne 4711 de son papa / Ceux qui se coulent dans leurs souvenirs comme dans un bain des samedi après-midi de leur enfance / Celui qui regarde tout ce qui a été comme ça a été / Celle qui se souvient d’avoir lavé le croupion de Stanislas actuellement Secrétaire perpétuel de l’Académie des Médailles / Ceux qui sont morts et oubliés, etc.


  • Ceux qui traînent la patte

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    Celui que le culte du bien-être fait gerber / Celle qui se contente de soins à sans domicile fixe / Ceux qui sont trop jeunes pour gérer le stress de Maman / Celui qui a mal partout et s’en fout / Celle qui draine ses humeurs en lisant Scoop d’Evelyn Waugh / Ceux qui ne se font pas à l’idée d’être amputés avant les vacances d'été / Celui qui se dit qu’après tout les apôtres aussi faisaient du jogging sans le savoir / Celui qui se rêve une autre vie à Florence au Quattrocento mais si possible dans une famille d’artistes et si possible épargné par la peste enfin si ce n’est pas trop demander avec cuisine compact / Celui qui estime que la vraie modernité diffuse une lumière à la Rembrandt / Celle qui en a chié le plus en écrivant son livre le plus drôle qui ne s'est pas vendu sauf en Finlande où seuls les lampadaires ont le sens de l'humour / Ceux qui écrivent des poèmes « sur » la nature sans savoir distinguer un tremble d’un charme ni d'une charmeuse / Celui qui descend régulièrement à Venise juste pour voir deux trois tableaux au Musée Correr et lâcher un fil au Café Florian / Celle qui développe une vision panoptique du monde mondialisé qu’elle observe sur Facebook du rebord de son canapé de cuir de Russie et tout en sifflant des Limoncelli / Ceux dont la fureur d’acheter évoque une façon de pillage / Celui que retient la lecture des vieux murs y compris celle des vieilles usines / Celle qui ouvre les coffres de sa mère pour en humer l’odeur de jamais plus / Ceux qui parlent de Dieu et de sexualité sur le même ton de confidence décontractée somme toute assez dégoûtante / Celui qui se rince l’œil dans l’eau du bidet comme c’est la mode il paraît / Celle qui lit le dernier d’Ormesson dans son bain et tombe sur cette phrase comme quoi « le premier personnage du roman de l’univers fait son entrée assez tard : c’est la vie », puis constate que l’eau a vachement refroidi donc elle rajoute du chaud en se disant in petto qu’elle n’avait jamais pensé que la vie fût venue si tard alors qu’elle-même n’était pas née / Ceux qui sont venus à la psychanalyse comme d’autres à la chasteté / Celui qui se dit dans le vent comme le dirait une feuille morte / Celle qui boite pour se faire remarquer des fumeurs de cigarillos / Ceux qui fument ensemble sur le trottoir avec l’air de conspirer, etc

  • Cauchemar carcéral

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    À propos de Thorberg, le dernier film de Dieter Fahrer.

    On sort complètement sonné de la projection de Thorberg, accablé voire écrasé par la sensation physique et psychique de l'enfermement transmise par le seul poids des images, conçues pour cet effet et magistralement d'ailleurs; et pourtant comme un malaise se mêle à cette image d'un univers carcéral semblant fait pour défaire tout effort de reconstruction en voie d'une possible réinsertion.

    Thorbergo8.jpgLe pénitencier suisse de Thorberg, dans le canton de Berne, dont les bâtiments combinent une espèce de forteresse séculaire juchée sur un piton rocheux et des annexes à l'architecture ultramoderne, est une unité pénitentiaire sécurisée destinée aux longues peines. On a parlé d'Alcatraz à son propos, mais le rapprochement me semble outré, même si les enfilades glacées du site intérieur rappellent les alignées de cages de l'île-prison. Moins effrayant, au regard extérieur, que le monde des prisons américaines documenté par la télé ou le cinéma, l'univers de Thorberg oppresse crescendo par une sorte d'écrasement feutré où tout, du béton lisse aux grilles de multiples dimensions, signifie la clôture sécurisée à l'extrême. Rien de brutal à première vue, dès l'arrivée du nouveau en ces lieux, de la part des "collaborateurs" de l'institution. Les gardiens ouvrant et fermant les cellules sont tous des colosses, mais polis. Au reste ce sont essentiellement les détenus, et plus précisément 7 d'entre eux, sur les 180 prisonniers de 40 nationalités différentes, qui apparaîtront et s'exprimeront dans le film.

    Thorberg02.jpgD'entrée de jeu, le point de vue sélectif de Dieter Fahrer est orienté par l'énoncé de l'article 75, al. 1 du Code pénal suisse, relatif à l'exécution des peines privatives de liberté, selon lequel " l'exécution de la peine privative de liberté doit améliorer le comportement social du détenu, en particulier son aptitude à vivre sans commettre d'infractions. Elle doit correspondre autant que possible à des conditions de vie ordinaires, assurer au détenu l'assistance nécessaire, combattre les effets nocifs de la privation de liberté er tenir compte de manière adéquate du besoin de protection de la collectivité, du personnel et des codétenus".
    À ces intentions déclarées correspond, à Thorberg, un univers disciplinaire "autant que possible" accordé à la vie ordinaire, dont le film ne montre que quelques aspects à l'intérieur des cellules, dans les ateliers, les salles de sport ou les lieux de promenade. De la vie "sociale" de la prison, avec tout ce qu'on sait des relations et multiples tractations et trafics qui s'y passent, rien ou presque n'est montré. Des liens et autres conflits entre détenus, peu de chose ressort à part les transferts de cellules liés à des bagarres. Côté travail, point d'autre activité que machinale, sans formation possible à ce qu'il semble. On sait que des psys et des aumôniers "assistent" les détenus, mais on n'en voit rien, et pas un mot non plus sur la sexualité. Point d'images des visites. Ce qu'on voit des détenus, c'est qu'ils fument comme des usines, que l'un lit un journal et que l'autre réalise des dessins "romantiques". Pas une femme n'apparaît de tout le film, sauf en effigies glacées sur les murs. Pas un livre non plus. Quelques moments de répit à blaguer entre quelques uns ou à jouer. Sinon: solitude et torture mentale des faits ressassés.

    La force du film, à part sa sinistre "beauté" aux magnifiques cadrages et aux mouvements de caméra champions, est toute là: dans la présence physique extraordinairement pesante de ces sept types dont la plupart ont une ou plusieurs vies sur la conscience.
    Le moins mal barré qui n'a pas tué, l'Ivoirien qui prétend qu'en Suisse on ne peut survivre qu'en trafiquant de la drogue, sera le seul à retrouver la liberté sans être renvoyé dans son pays. Cependant, sans permis de travail, réfugié chez des amis, on ne saurait imaginer son avenir radieux. Le Turc intelligent, qui ne se pardonnera jamais d'avoir voulu affirmer sa virilité dans un combat qui a finalement coûté la vie à son adversaire ("tuer n'est pas viril", soupire-t-il), rêve d'architecture devant l'écran de son ordi et probablement vivra-t-il, mieux que les autres, une quelconque réinsertion. Or celle-ci est, en filigrane, le leitmotiv combien légitime du film qui en appelle à une autre conception du seul "surveiller et punir" continuant de plomber la "vie ordinaire" des détenus. Et comme on comprend la rage du jeune Letton assassin (on ne sait hélas rien de la nature de son crime), lui aussi lucide et intelligent, qui déplore que la prison ne fasse que maintenir la carence de formation de la plupart et de les pousser à la haine ou au désespoir. Haine et désespoir sont d'ailleurs les deux pôles de l'enfer psychique dans lequel se débat le Suisse Luca, qui a tué une femme (enceinte) pour 20.000 francs et fait figure de forcené pathétique dont les images finales, dans sa cage sur le toit du quartier de haute sécurité, rappelle les pauvres aliénés photographiés par Depardon...
    Thorberg06.jpgIl y a du poème polémique dans ce film-manifeste qui a les défauts de son parti pris: à savoir qu'il impose un point de vue au spectateur, qui manque d'éléments concrets pour se faire sa propre opinion. Dieter Fahrer déplore que les criminels soient "présentés comme des monstres par les médias", et sans doute avec raison. Ceux qu'il approche ici n'ont rien de "monstrueux", mais on aimerait bien en savoir plus, à leur propos, que ce qu'en disent leurs bribes de récits ou les énoncés elliptiques de leurs condamnations. À une ou deux exceptions près, leurs victimes sont à peine évoquées. Bref, ce film nous laisse tout de même sur notre faim.
    Fahrer.jpgEn 2005, Dieter Fahrer signait un documentaire de premier ordre, intitulé Que sera où il documentait, après une longue immersion dans ce milieu, la vie quotidienne des pensionnaires d'un asile de vieux. Or on est frappé, à les comparer, par le contraste entre la vision très détaillée, et pleine de tendresse, que modulait Fahrer dans ce film mémorable, et l'aspect lacunaire de Thorberg, dont la réalisation a sans doute été beaucoup plus problématique. Sept ans après, nous serions encore en mesure de raconter les histoires de plusieurs des vieilles personnes approchées par Fahhrer dans Que sera, alors que les destinées personnelles des protagonistes de Thorberg restent à peine esquissées. Par ailleurs, on se rappelle la qualité majeure du film de Fernand Melgar, La Forteresse, qui se livra lui aussi à une enquête en immersion dans le centre de requérants d'asile de Vallorbe, multipliant témoignages et versions contradictoires, nuances et détails.
    Thorberg04.jpgReste une question, posée par Dieter Fahrer dans Thorberg, relative à la vocation de la prison, à la formation relancée des détenus et à leur possibilité de réinsertion. "Il faut combattre explicitement les effets nocifs de la privation de liberté", affirme le cinéaste. Dommage que son beau film se borne à focaliser un point de vue sur les seuls "effets nocifs", sans vision d'ensemble.
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  • Ceux qu'on enferme

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    Celui qui a pris dix ans pour avoir buté sur contrat de 20.000 francs suisses une femme dont l'échographie posthume a établi qu'elle était enceinte et ça mec ça lui pose un problème de conscience à y réfléchir - mais il sent déjà que dix ans ça va faire trop long, mec, donc il a quand même la haine tu vois / Celle qui s'est opposée à la libération du Kosovar qui lui a tiré dessus devant sa fille lors d'un barbecue dans le jardin où son nouvel ami préparait les travers de porc et autres merguèzes / Ceux qui bouclent les cellules à 21h. en souhaitant "gute Nacht" à chaque "client" / Celui qui reconnaît avoir foutu sa vie en l'air en prenant celle d'un autre mais l'honneur c'est l'honneur / Celle qui recommande à son fils de se bien tenir même si 13 ans c'est long / Ceux qui ont trouvé les prisons italiennes plus "al dente" que ce pénitencier suisse où la coercition douce te plombe les neurones et les boulons / Celui qui dispose encore de 3 ans pour sculpter ses abdos / Celle qui n'est plus qu'un portrait délavé sur le rayon vide à part les revues porno soft / Ceux qui voient les murs se resserrer brusquement en cellule punitive / Celui qui se dit libertin alors que c'est juste un pointeur vicieux de sorties de collèges / Celle qui écoute les mecs se parler de cellule à cellule et pense en faire un poème pour une revue branchée / Ceux qui sont prisonniers de leurs préjugés / Celui qui est resté libre dans sa tête mais ça l'aumônier le conteste car se libérer sans la Clef du Seigneur est un leurre vois-tu Jean-François / Celle qui dépérit dans la zone sécurisée du Condominium de vioques où les beaux vanniers n'ont même plus le droit de vendre des couteaux / Ceux qui se paient le luxe de la morosité / Celui qui reçoit 5/5 le SMS de la belle Asli Erdogan qui dit comme ça que "l'homme est le plus veux des mystères, c'est de la matière qui pense" / Celle qui a a aimé la matière qui danse de l'humanité bonne / Ceux qui usent le plus souvent de mots qui se taisent quand ils parlent, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Parole d'aube

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    À tout moment nous pouvons être surpris, toujours et encore, par le miracle de la littérature ou, plus précisément, devant la vérité d'une parole habitée par la poésie.

    Ainsi de l'immédiat étonnement, mêlé de reconnaissance, au double sens d'une expérience antérieure réitérée et bonifiée, et de la gratitude, que j'ai éprouvé en commençant de lire Le Bâtiment de pierre d'Asli Erdogan.

    Je lis d'abord ceci: "Les faits sont patents, discordants, grossiers. Ils entendent parler fort. À ceux qui s'intéressent aux choses importantes, je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes. Ce qui m'intéresse, moi, c'est seulement ce qu'ils chuchotent entre eux".

    Puis je lis ceci encore: "Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau".

    Sur quoi je lis ceci: "J'écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir".

    Et ceci encore: "Las de ce monde figé, de toutes les immondices que l'on appelle système, du labyrinthe des âmes réglé comme une horloge, dans un dernier élan d'espoir, ils tournent leurs yeux vers la rue".

    Et ceci enfin: "L'homme est le plus vieux des mystères, c'est de la matière qui parle".

    Après quoi je vais lire, une page après l'autre, un mot après l'autre et sans en perdre aucun, tout Le Bâtiment de pierre et ainsi je n'aurai pas, je le sens, je le sais, perdu mon temps...

    Erdogan02.jpgAsli Erdogan, Le Bâtiment de pierre. Traduit du turc par Jean Descat. Actes Sud, 109p




  • Aux couleurs du monde

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    Le regard de Thierry Vernet
    Regardez ce qu’il y a là : regardez-le de tous vos yeux, imprégnez-en vos cinq sens et votre âme suressentielle, car ce qui apparaît à l’instant est unique.
    C’était un soir en Provence. Le jour n’en finissait pas de finir. L’on se croyait hors du temps, comme à l’abri de tout. Or de ce moment privilégié, non de béatitude passive mais d’adhésion généreuse au monde alentour, vous vous rappelez à présent la douce musique avec nostalgie en retrouvant ce ciel d’ambre velouté sur les tuiles chaudes et les arbres encore embrumés par la touffeur de fin de journée; et cette lumière orange vous remémore, aussi, vos interminables soirées en enfance, quand la nuit paraissait se retenir d’interrompre vos jeux.

    Ou c’était une nuit dans le jardin de cette villa. A un moment donné, après les réjouissances de l’amitié, vous vous étiez retrouvé seul parmi quelques chaises dispersées sur la pelouse, et là-bas, au bord de la terre, le ciel d’avant l’aube déversait son immensité vertigineuse. Ou encore c’était, émergés d’une brume de limbes, ces murs de Belleville marquant, de leurs bornes friables, le passage d’un monde ou d’un temps à l’autre. Ou c’était dans un bistrot le matin, ce couple au double visage confondu de fresque égyptienne. Ou bien en rase campagne, dans le silence immatériel de midi pile. Ou dans le métro. En forêt. Sur la grève d’Ostende. Ou dans cette chambre de l’Hôtel Universel dont le miroir a tout vu de l’homme. Enfin partout où le mystère affleure dans ces lumières concentrant à tout coup la même présence tissée de mélancolie et de tendresse, d’attente et de reconnaissance.
    Plus qu’un peintre de la lumière, au sens de la contemplation seule, Thierry Vernet me paraît un poète du dévoilement dont les visions ponctuent la démarche tantôt somnambulique et tantôt fulgurante. On est là comme dans un grand rêve d’une seule coulée, où les images et les figures du monde présumé réel se trouvent ressaisies et transformées avec ce surcroît d’être qui signale toute alchimie poétique, par le truchement de la seule peinture.
    Car cela prime à l’évidence chez Thierry Vernet : ses visions, les événements qui le sollicitent, l’essentiel de ses Riches Heures tiennent d’abord à la peinture. Comme le poème naît des mots surgis de nos profondeurs, la vision de Thierry Vernet semble poussée toute faite, jaillie avec ses couleurs. Ce n’est pas dire que la toile se fasse toute seule, mais souligner un acte qui suppose à la fois une longue patience et une aptitude féline au bond.

    medium_Vernet20.JPGRegardez les couleurs du monde : il y a de quoi s’émerveiller à n’en plus finir, et c’est souvent à n’y pas croire. D’ailleurs c’est une constante chez ce peintre de l’étonnement profond : à chaque fois on est surpris, et jusque dans ses visions les plus sereines apparemment. C’est ainsi que de vivre, depuis des années, avec telle toile de Thierry Vernet que j’ai reconnue et aimée au premier regard, m’aura fait éprouver, à chaque fois que je tournais vers elle mon regard, comme à une fenêtre à laquelle on ne se lasserait pas de s’accouder, ce même sentiment mêlé de saisissement et de gratitude devant la beauté des choses. Cela s’intitule La plage le soir, c’est un bord de mer, avec un premier plan de sable ocre doux, un plan d’eau qui entremêle du blanc à nuances vert céladon et toutes sortes de bleus aérés ou délayés, une pinède dont l’olivâtre virant au noir palpite de mystère comme chez Böcklin, enfin un ciel d’un seul gris tendre où flotte un grand poisson-nuage. Mais mes pauvres mots ne disent rien de l’essentiel qui ne peut que se voir, tenant à l’événement de formes et de couleurs et de tons et de rapports de tons et de tensions et d’accords et de touches tour à tour si véhéments et si délicats, dont l’ensemble tisse l’atmosphère de songerie métaphysique de la toile.


    Telle est la part contemplative de Thierry Vernet, son côté franciscain en sandales, modeste et ravi. Mais aussi, l’artiste fulgure. Il y a chez lui de l’incendiaire formel et du pyrotechnicien à polychromies effrénées. Est-ce bien le même peintre qui, dans certaines natures mortes ou paysages, touche au dépouillement des silencieux à la Morandi, tandis que, revenant de Java, le coloriste exulte dans la profusion ?
    Oui sans doute : il n’y a qu’un peintre chez lui, au sens où sa matière, en se renouvelant sans cesse, reste toujours pétrie de la même pâte fluide à lueurs de sous-bois ou à éclairs, onctueuse ou brûlante, soumise au même geste impérieux, rapide et léger comme un coup d’aile, précipitant, à des vitesses opposées, la même vision.
    Rares sont les peintres, aujourd’hui, qui nous apprennent encore à mieux voir. Or Thierry Vernet me semble de ceux-là…

     

     

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  • Ceux qui n'ont pas l'écrit vain

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    Ce que c'est qu'être écrivain
    à la manière de JLK
    par Daniel de Roulet


    Ceux qui veulent être pris au mot, mais bégaient dans un micro quand il ne s’agit pourtant que de répondre: oui ou non êtes-vous un écrivain? / Celles qui sortent leur carnet de notes pour un oui, pour un non, pour retenir l’instant / Ceux qui cherchent l’expression juste pendant toute une journée, mais qui, une fois qu’ils l’ont trouvée, décident de s’en passer / Celles qui ne peuvent se passer d’égratigner la syntaxe, tordre le cou à la grammaire pour n’aligner enfin qu’un peu de poésie / Ceux qui se moquent de la grande Histoire, n’ont pas vu les tours de Manhattan tomber, mais font toute une histoire de leur chat qui n’est pas rentré ce soir / Celles pour qui Heidi n’est pas une héroïne dont les Japonais visitent le chalet, mais l’invention d’une écrivaine dépressive entourée de fous qui a su s’extraire de la mélancolie grâce à un personnage / Ceux qui disent non aux personnages pour mieux s’inventer de petites aventures consolatrices / Celles qui sont inconsolables mais gaies, parce qu’il suffit de quelques phrases réussies pour éclairer leur journée / Ceux qui dans la nuit noire se lèvent pour écrire deux lignes qui ouvrent les yeux sur le rien du monde / Ceux qui noircissent des milliers de pages pour ne garder qu’un paragraphe / Ceux qu’on prie d’écrire «au nom de» et qui écriront «contre» parce qu’ils ne sont bons qu’à ça / Celles qui bousillent leur vie sous prétexte de littérature sans publier jamais / Ceux qui brûlent les planches en même temps que d’un amour incandescent, sans parler de ceux qui brûlent un chalet et s’étonnent d’être exposés au feu....de la critique / Celles qui tombent amoureuses de leur psychanalyste, mais prétendent se passer des hommes / Ceux qui se passent d’argent, mais jalousent leur collègue qui a vendu cent exemplaires de plus / Celles qui se passent de lire la critique, mais sont fâchées pour toujours à cause d’une petite phrase assassine qui leur est destinée / Ceux qui se croient bohèmes, crachent dans le caniveau en champions du tout à l’ego / Celles qui vendent leur intimité pour avoir leur photo assises devant un ordinateur sous le portrait de Proust / Celles qui méprisent les journalistes parce qu’ils ne savent pas laisser refroidir leur matière, jusqu’au jour où elles leur empruntent un fait divers pour en faire un récit bouleversant / Celles qui savent tenir leur langue mais pas leur plume parce qu’elles s’écoutent écrire / Ceux qui voyagent, mais refusent de se dire voyageurs: appelez-moi écrivain tout court, c’est tout ça de gagné / Ceux qui crachent sur la Constitution, mais auraient été flattés d’en rédiger au moins le préambule /Celles qui notent dans leur journal intime des méchancetés sur leur pays, espérant qu’un jour on baptise une avenue à leur nom parce qu’elles étaient visionnaires / Ceux qui sont aujourd’hui engagés, demain dégagés, parce qu’ils se perdent dans le fouillis d’une langue qu’ils font mine d’avoir choisie / Ceux qui voudraient parler de mondialité et que leur bonne amie renvoie à leurs petits souliers ranger la vaisselle, nom d’une pipe / Ceux qui aiment Rousseau, Amiel, Bouvier et croient leur faire plaisir en racontant qu’ils ont eux aussi un problème avec maman / Ceux qui, après vingt-cinq livres, doutent désormais de leur qualité d’écrivain, alors qu’après leur premier opuscule ils se croyaient dignes de figurer dans toutes les anthologies du pays / Celles qui croient aux personnages qu’elles inventent au point de les invoquer parfois dans leur désespoir / Ceux qui n’aiment pas les universitaires, mais aiment être invités à l’université / Celles qui n’ont pas besoin d’être hétérosexuelles pour bien parler d’amour ni kosovares pour parler d’identité / Celles qui paniquent face à la blancheur de l’écran tandis que l’autre crache mille pages en sept semaines sans jamais se relire et que l’autre encore puise dans ses fonds de tiroir / Ceux qui se demandent d’où viennent les enfants où s’en vont les mourants et qui n’ont pour réponse qu’un roman sur lequel ils peinent / Et puis celle qui, à chacun de ses livres, ne parle que de son mari jusqu’à ce qu’elle en change / Celui qui a reçu le prix Interallié, excusez du peu / Celle qui admire Alexandre Dumas derrière ses lunettes à bord blanc, Celui enfin qui ressemble à un papillon bleu accroché au-dessus de Montreux, à qui j’emprunte sa manière de raconter ses doutes / Que tous ceux-là - parrains et poulains, et tant d’autres écrivaines, écrivains - me permettent de dire le privilège que nous avons d’exercer un des plus beaux métiers du monde.
    Daniel de Roulet

  • Du racisme ordinaire

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    À propos de Tous les autres s'appellent Ali, de Rainer Werner Fassbinder

    Tous ceux que dégoûte viscéralement et moralement le racisme ordinaire, à commencer par celui que chacun porte naturellement et culturellement en lui, seront touchés par ce film dans lequel Fassbinder se donne le pire rôle du sale con nullache et bougnoulophobe par veulerie compulsive.

    Pas bien belle et un peu grosse, le faciès assez patate ridée et la taille lourde de la cinquantaine éprouvée par son veuvage (le mari était Polac et lui a légué son nom peu boche) et trois enfants adultes, Emmi, réfugiée de la pluie un soir dans un restau popu, se lie en un rien de temps, couche la même nuit par tendre affinité, et se marie bientôt avec un grand Marocain au nom long comme un jour sans couscous, qui se présente en Ali pour faire court.
    Comme on s'en doute, les voisines d'Emmi, autant que les femmes de ménage qui bossent dans la même entreprise, commencent par l'ostraciser, imitées par l'épicier d'en face; mais les pires vexations, jusqu'aux injures et aux coups (un coup de pied de son fils dans la télé) que doit subir Emmi viennent de ses tout proches, lors de la présentation calamiteuse qu'elle fait d'Ali à ses enfants, dont pas un ne serre la main ni ne sourit à l'"intrus". Autant dire qu'on s'attend à ce que tout finisse en catastrophe, et pourtant non: Fassbinder est un réaliste et point du tout un idéologue à démonstrations préétablies, et la vie nous réserve toujours des surprises.
    Bien entendu, la vie de ce couple atypique ne baigne pas dans l'huile. Emmi n'a pas envie de se mettre au couscous, et Ali ressent parfois quelque élancement bestial qui le font revenir deux ou trois fois à la blonde tenancière du restau. Tout ça pour dire que le trait, même accusé, n'exclut pas les nuances et moins encore un fonds de tendresse propre à RWF.

    On est en outre estomaqué de constater que, la même année 1974, Fassbinder ait pu enchaîner le tchékhovien Effi Briest - où il est aussi question cependant des vicissitudes vécues par une femme en milieu bourgeois - et ce tableau du racisme ordinaire dans l'Allemagne des années 60-70 qui vaut tout à fait, par ailleurs, pour la Suisse de la même époque et trouve, aujourd'hui, de nouveaux échos "par chez nous"...
    Une fois de plus, enfin, on relèvera la position très particulière, à la fois directe, voire agressive, et non moins nuancée, tenue par RWF face à un aspect de la misère sociale et morale de notre époque. Plus que l'indignation vertueuse de tant de militants de la Bonne Cause, c'est la rage lucide et fraternelle qui domine ici, incarnée par des personnages dont aucun, jusqu'aux plus obtus ou mesquins, n'est "condamné".


    Last but not least: on se doit de relever la formidable prestation d'actrice de Brigitte Mira, dans le rôle d'Emmi, autant que la présence intense et vibrante d'El Hedi Ben Salem, autre comédien "fétiche" de RWF.

  • Haute couture sado-maso

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    À propos des Larmes amères de Petra von Kant, de Rainer Werner Fassbinder

    Les mécanismes de la passion, et leurs variations sado-masochistes, n'ont pas de secret pour Rainer Werner Fassbinder, mais ce n'est pas ce que je préfère chez lui, de loin pas. Plutôt me hérissent ces complications d'enchevêtrailles physiques et psychiques de femmes plus ou moins fatales, anguleuses et blêmes, et d'hommes plus ou moins durs ou louches. En voyant tout ça, je me dis qu'un bon Tati ferait remède, mais en attendant voyons ça...
    Cette Petra von Kant (une saisissante Margit Karstensen, plus aquiline et névrotiquement hystérique que dans Martha) a rêvé d'un idéal amour-sans-concession avec son mari qui l'a plaquée (elle prétend que c'est elle, mais on doute) avant de se replier dans la solitude nombreuses des femmes à femmes. Elle est visiblement arrivée, de souche bourgeoise et professionnellement lancée dans la couture chic, tenant sous sa coupe une esclave diaphane à lèvres minusculeusement dessinées genre diva du muet et surnommée Marlene.
    Fassbinder44.jpgPuis apparaît une comtesse Sidonie qui défend le mariage acclimaté par lâcher réciproque de lest, au dam de Petra qui veut de la passion pure. Laquelle lui arrive, par Sidonie, avec l'arrivée de Karin, belle et bonne fille bien en chair tout auréolée de blondeur, du surcroît silhouettée pour des modèles, dont illico Petra s'entiche. Débarquant d'Australie, séparée momentanément de son mari, Karin, dans la vingtaine et de souche popu, se chercher un job sans trop de moyens pour y prétendre. Ce qui arrange l'affaire immédiate de Petra, tout de suite avide de privautés exclusives moyennant mécénat et promesses de gloire en Top Model, au point que Karin, tendre au naturelle et pas trop compliquée, consent pour un temps au pelotage.
    Petra croit mener le jeu et tirer les ficelles, autant qu'elle continue de tenir Marlene à sa botte, mais elle a la faiblesse d'aimer réellement, ce qui se conçoit à la flamboyante présence de Schygulla. Donc Petra est à la fois la patronne et le maillon faible, éprouvée un soir par Karin en mal de mâle et qui découche, jusqu'au retour du mari joyeusement accueilli au dam de son amie la traitant aussitôt de pute avant de se rouler par terre de confusion repentante.

    Le film est l'un des plus glamoureux de RWF, tant par l'hollywoodisme des personnages que par la mise en scène à jeux de miroirs démultipliant les plans et les reflets de l'envie espionne (Marlene) et de la jalousie.
    Pas un mec là-dedans. On pourrait croire que ça repose: tout le contraire. Et le seul enfant, fille de Petra plutôt ado à dégaine de gros canari jaune à chaussettes de pensionnaire d'institut smart, est caricature autant que la mère bourgeoise de Petra, que celle-ci entretient sans l'empêcher de déplorer le scandale lesbien.
    Fassbinder47.jpgCe qui intéresse Fassbinder est évidemment la fragilité de Petra, qui se retrouve seule à la toute fin, délaissée même par Marlene à laquelle elle a proposé une sorte d'affranchissement d'égale à égale, dont la soumise ne veut point. Fais-moi mal ou je me tire...
    Tout ça fourmillant de notations pénétrantes, dans une mise en scène qui se fige étrangement vers la fin, comme si le réalisateur cessait de s'intéresser à ses personnages: assez de ces plantes bourgeoises, ach quatsch !
    Le tonus artistique du film s'en ressent un peu, qui me semble se complaire dans une suite de plans picturalement composés à l'extrême, d'une géométrie symboliste à la Hitchcock, l'intensité des échanges en moins

    Bref, l'émotion fouaille moins qu'à la fin de Martha, du Secret de Veronika Voss ou de L'Années des treize lunes, mais Fassbider est passionnant jusque dans ses fléchissements, voire ses éventuels ratés.


  • Ceux qui font aller

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    Celui qui ne reçoit aucune visite à l'Hospice de l'enfance / Celle qui n'obtient plus de réponse de son mainate / Ceux qui se sentent abandonnés comme des objets hors d'usage genre stylo chic après l'incendie de l'usine à cartouches de rechange / Celui qui ne rend plus aucune visite après la dernière de sa future veuve / Celle qui apprend que le SDF Paulo a été garde suisse au Vatican avant de rencontrer la fatale Fanciulla / Ceux qui ont renoncé à établir la liste des esseulés en ville de Boston / Celui que son sens du comique empêche de prendre au sérieux son cancer d'ailleurs en stand by / Celle qui boit son petit noir matinal avant de se remetre à son polar gore / Ceux qui ne sont désespérés qu'avant sept heures du matin / Celui qui remonte la pente par sa face ensoleillée / Celle qui craint la pilule de plomb dans le caviar et s'en tient donc au consommé de glotte d'esturgeon servi chez les Rotschild par un rescapé de tsunami / Ceux qui se sont fermé tout avenir de comptables stables dès leurs premiers cours d'arithmétique au collège Evariste Galois / Celui qui voit s'élancer les hirondelles du papier peint de son hôtel du Marais où il a forcé sur le peyotl / Celle que les chiffres romains impressionnent en cela qu'ils lui évoquent force papes et empereurs sans compter les siècles à Louis / Ceux qui se sont perdus de vue depuis leur dernière dispute dite de Valladolid achevée dans un bar à tapas / Celui qui te dit comme ça que replacée dans son contexte la Passion du Christ relève à peine du fait divers alors que sa mère l'attend vainement dans les couloirs de l'établissement médico-social L'Espoir du soir / Celle qui taxe de rêveur son cousin par alliance Audiberti né comme elle à Antibes avant les débuts du festival de célèbre mémoire / Ceux qui défendent l'empire mallarméen en brandissant leurs épées de coton / Celui qui s'adapte aux "signes-son" des blocs chinoiseurs / Celle qui en est restée à l'idée que la culture ressortit à la superstructure sociale au même titre que les élancements psychosexuels liés à son Surmoi de fille de Quaker / Ceux qui estiment que l'imprimerie comme l'Amérique sont des inventions après coup / Celui qui range les saveurs par dimensions de bocaux / Celle qui repère une coquille préalpine fossilisée dans le parapet du pont sur le Vidourle / Ceux qui sont entrés dans l'Histoire en même temps que deux ou trois guerres synchrones / Celui qui a conservé sa ferveur en matière de signes d'héroïsme individualisé englobant Jeane d'Arc et Barbarella / Celle qui rappelle à ses rejetons mulâtres que le nom d'America n'apparut que quelques années après pas mal de cabotage de Pigeon mâle et sa bande dans les eaux caraïbes et d'abord à l'état d'inscription dans le fameux Cosmographiae instructio / Ceux qui ont connu la bande peu recommandable des Vespucci à l'époque de Scarface, etc.

    Peinture: Ferdinand Hodler.

  • Pasticcio à l'italienne

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    Une satire épatante qui manque un peu de folie à l'italienne: avec Le Haut-de-forme, à Kléber-Méleau, Philippe Mentha et ses amis se font plaisir en se riant du pouvoir de l'argent.

    On passe un sympathique bout de soirée, ces jours en l'ancienne usine à gaz de Renens, dont la scène évoque un quartier populeux de Naples presque aussi vrai que nature en son dédale décati et ses lessives à l'étendage.
    C'est là que se pointe un jeune Antonio impatient d'offrir des roses à la belle Rita, surtout en manque d'argent; là que celle-ci piège le nigaud, le déleste d'une jolie somme et s'en débarrasse après l'avoir attiré jusqu'à son lit où gît déjà... son mari mort; là que se manigance tout un petit commerce, sur fond de misère sociale, dont Rita n'est que l'appât. Les fils de la marionnette sont tenus, avec la complicité de l'époux, par l'ex-concierge de théâtre Agostino, locataire principal de la maison acoquiné à la plantureuse Bettina. Ledit veux filou croit aux vertus magiques de son haut-de-forme. Mais c'est sous un chapeau plus chic que se pointe bientôt le vrai maître du jeu en la personne du riche Attilio qui va proposer, craquant sincèrement (si,si) pour Rita, d'acheter celle-ci à un prix si fort que toute la rue l'applaudit.

    Passons sur le détail de cette comédie populaire joliment grinçante, imprégnée de l'humour à l'italienne qui a fait naguère la gloire d'Eduardo de Filippo (1900-1984) et de tout un théâtre et un cinéma marqués par la Commedia dell'arte et ses rebonds plus ou moins politisés - jusqu'à Dario Fo comiquement consacré par le Nobel de littérature en plein berlusconisme...

    On sait gré à Philippe Mentha, toujours ouvert à toutes les formes de théâtre (de Tchékhov à Koltès, en passant par les interprétations pointues d'un Thomas Ostermeier, entre tant d'autres exemples), de révéler à son public cette comédie en phase avec une époque où le culte de l'argent et son pouvoir semblent tout dominer. Le marché proposé par Attilio n'est pas sans rappeler, en moins virulent et moins profond, celui de la Visite de la vieille dame de Dürrenmatt. La couleur locale napolitaine renvoie en outre aux tribulations actuelles de l'Italie économique et politique, où la pauvreté force aux "combines".
    Quant à la mise en scène et à l'interprétation de l'équipe réunie par Philippe Mentha, elle ne "sent" pas assez le Sud napolitain, malgré le décor suggestif d'Audrey Vuong assistée d'Yves Besson. Alfredo Gnasso, fort de son origine, campe un très pétulant Attilio, et Prune Beuchat incarne une Rita plutôt gironde, autant que Sara Barberis en Bettina. Michel Cassagne, dans le rôle d'Agostino, nous semble un peu au-dessus de son immense talent. Mais peut-être est-ce le mouvement d'ensemble, le tonus, le rythme de la mise en scène, tournant parfois à vide, qui font problème ? La pizza servie en conclusion, pas vraiment appétissante, symbolise enfin le léger manque de saveur de ce "pasticcio", qui mériterait un regain d'épices et de piment, sinon de folie...

    Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 8 mai.

  • Ceux que tout égaie

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    Celui qui se réjouit d'apprendre que la première cigogne est arrivée dans le ciel d'Alsace et constate le même jour mais sans le dire (crainte de la vexer) qu'elle a toujours l'air aussi ridicule (et charmant) sur son nid de bois avec ses échasses graciles et ses ailes genre parapluie mal fermé / Celle qui déplore qu'il n'y ait plus en Hollande que 328 moulins et de moins en moins de chevaliers errants le long des polders et des autoroutes / Ceux qui admettent avec soulagement ce matin l'observation de Vladimir Jankélévitch selon laquelle "le mystère ne peut être rongé par le progrès scalaire de nos connaissances" / Celui qui se demande s'il doit s'inquiéter avec ce M. Jankélévitch qui déclare ce matin à la radio que "le pessimisme de la négativité n'est sans doute qu'une déception du dogmatisme réificateur" / Celle qui est redevable à son prof de philo du nom de Verdure de lui rappeler avec l'hirondelle de ce matin qu'il y a nuance entre le "presque rien" et le "je ne sais quoi" de la nature naturante / Ceux qui ont été éduqués dès l'enfance à discerner avec attention vive ce qui distingue le "je ne sais quoi" positivement émerveillant du "presque rien" conceptuel / Celui qui est né du Simoun et de la Fantasia / Celle qui estime qu'on ne doit écrire qu'à propos de ce qu'on aime étant entendu qu'il est licite (Loi de ce 17 avril) de vitupérer ce qui fait obstacle ou insulte à ce qu'on aime / Ceux qui sont portés par l'allégresse comme le conteur oriental par son tapis ondulant par les airs entre gerfauts et missiles performants / Celui qui se rappelle la première promesse de l'odeur du plumier / Celle qui se sent un peu à l'étroit chez elle (fatigue de l'âge au réveil) avant de se rappeler que la maison a des tas d'étages et des réserves dans les caves et des malles dans le grenier et plein d'enfants au jardin / Ceux qui ont le goût des chats et des pompes romaines alors qu'ils sont juste curés en banlieue / Celui qui n'abuse pas des plans sous-marins dans ses films intimistes au motif que le poisson-lune et ses escortes silencieuses ont droit au même respect que les fidèles priant dans les églises / Celle qui sait que si les Chinois s'échinent à couper les mains des artistes ceux-ci se serviront de leurs pieds / Ceux qui se régalent à la lecture du journal du jour qui se déploie (notamment) en forêt et le long du fleuve et des rues du soir dans les bars / Celui qui fait le total de ses riches heures dans un livre qu'il n'a même plus besoin d'écrire / Celle qui sait qu'en le svelte triangle de la harpe réside le coeur de la féminité et la douceur des seins / Ceux qui croient entendre les voix d'un autre monde en actionnant le vieux phonographe de la chambre de derrière, etc.

  • Cendrars au ciel de La Pléiade

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    Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 21 janvier 1961, l’édition avait déjà fait florès en 2011. En mai prochain, ses Oeuvres autobiographiques complètes (I) paraissent dans la Bibliothèque de La Pléiade.

    La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier 1961 à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera vite sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.

    Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.

    De feu, de braise, de cendre et d’art

    Cendrars3.gifRevisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.

    « J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».

    Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste.

    Cendrars16.jpgCendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !

    Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.

    Miriam Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.

    Blaise Cendrars dans la Bliobliothèque de La Pléiade:

    Œuvres autobiographiques complètes
    Tome I Édition sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Michèle Touret
    Parution le 15 Mai 2013 Bibliothèque de la Pléiade, n° 589 1088 pages.


    Vous avez dit autobiographie ?


    En 1929, lors de sa parution, Une nuit dans la forêt était sous-titré «premier fragment d’une autobiographie». Trois ans plus tard, Blaise Cendrars évoquait pour la première fois ses souvenirs d’enfance dans Vol à voile et prévoyait une suite (perdue ou non écrite) qui devait s’intituler «Un début dans la vie». Mais de quelle vie s’agit-il? et comment la raconter? Certains élèvent des cathédrales. Cendrars construit des labyrinthes. D’autres mémorialistes (mais en est-il un?) sont les esclaves du temps et des faits. Lui ne se soucie ni de chronologie ni d’exactitude. La vérité qui compte est celle du sens. «Je crois à ce que j’écris, je ne crois pas à ce qui m’entoure et dans quoi je trempe ma plume pour écrire.» On imagine l’enthousiasme du jeune Freddy découvrant, grâce à Hans Vaihinger, que la vérité pouvait n’être que «la forme la plus opportune de l’erreur». Se créer une légende, voilà la grande affaire. Il en éprouvera toujours le besoin, ce qui est d’ailleurs, selon lui, l’«un des traits les plus caractéristiques du génie». «Je me suis fabriqué une vie d’où est sorti mon nom», dira-t-il, sur le tard, mais ce fantasme d’auto-engendrement est ancien. Quand on lui demanda, en 1929, si «Blaise Cendrars» était son vrai nom, il répondit : «C’est mon nom le plus vrai.» Le pseudonyme devient vrai en échappant à l’emprise de la filiation. De même, en s’émancipant de la tyrannie des faits, la «vie pseudonyme» du poète acquiert une authenticité supérieure et devient «légende», c’est-à-dire (comme l’indiquent l’étymologie et Jean Genet) lisible. Il va de soi que les livres qui résultent de cette recréation du réel ne peuvent être qualifiés d’«autobiographiques» que par convention. Chez Cendrars, l’écriture de soi relève moins du pacte autobiographique que de ce que Claude Louis-Combet appelle l’(auto)mythobiographie : prendre en compte le vécu, soit, mais à partir de ses éléments oniriques et mythologiques. Cendrars fait de son existence la proie des mythes et des «hôtes de la nuit», rêves et fantasmes. Autobiographiques par convention, donc, et complètes… jusqu’à un certain point (car l’autobiographique est partout présent chez Cendrars, jusque dans ses romans), les œuvres ici rassemblées s’organisent autour des quatre grands livres publiés entre 1945 et 1949 : L’Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel. Cette «tétralogie» informelle est précédée de Sous le signe de François Villon, important recueil demeuré jusqu’à ce jour inédit en tant que tel. Elle est suivie du dernier texte personnel de Cendrars, J’ai vu mourir Fernand Léger, témoignage sur les derniers jours du peintre qui avait illustré la plaquette J’ai tué en 1918. On rassemble en outre, au tome II, les «Écrits de jeunesse» (1911-1912) au fil desquels Frédéric Sauser renaît en Blaise Cendrars. Enfin, un ensemble d’«Entretiens et propos rapportés» procure les éléments d’un autoportrait parlé.

    Contenu du Tome I:

    Sous le signe de François Villon - Lettre dédicatoire à mon premier éditeur - Prochronie 1901 : Vol à voile - Prochronie 1911 : Le «Sans-Nom» - Prochronie 1921 : Une nuit dans la forêt . Autour de «Sous le signe de François Villon» : Lettre dédicatoire à mon premier éditeur (passage supprimé) - Jéroboam et La Sirène - Présentation de «Bourlingueur des mers du Sud». L'Homme foudroyé . Autour de «L'Homme foudroyé» : Plans de «La Carissima» - Lettres à Raymone - «La Carissima» (fragments) - Plan autographe de «Sara, Rhapsodie gitane». La Main coupée . Autour de «La Main coupée» : Notre grande offensive - Un caporal de la Légion - J'ai tué - La Main coupée (1918) - Vient de paraître - Matricule 1529 - La Femme et le Soldat.

  • Ceux qui se piquent d'écrire

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    Celui qui se targue de ne point écrire à l'instar de Socrate et d'Epictète dont les noms sont restés / Celle qui écrit sur le sable de la plage du camping Les pins au Lavandou genre Jésus en vacances / Ceux qui ont dirigé leurs premiers écrits contre le polythéisme avant de découvrir le triolisme et la canasta / Celui qui déclare chez Drucker qu'il n'as pas tout dit dans son livre de ses relations épistolaires avec Frank Alamo / Celle qui a été tentée par l'écriture telle que la pratiquait Catherine de Sienne à une époque aujourd'hui révolue / Ceux qui se livrent au sommeil comme d'autres aux romans à nuances de gris / Celui qui avoue n'avoir pas lu les lettres de Madame de Sévigné d'ailleurs adressées à son ex / Celle qui murmure au poète érotomane qu'elle veut être sa muse muselée / Ceux qui n'aspirent qu'au mécrit de l'épris vain / Celui qui s'exprime en stances kalmoukes à psalmodier sur les yacks et sous les yourtes / Celle qui écrit des histoires à la Marc Levy qu'elle garde dans ses tiroirs pour plus tard / Ceux qui ont trop bonne mine pour écrire même au crayon / Celui qui ne donne jamais la pièce à une mendiante ou un mendiant sans en obtenir un bout de story / Celle qui s'exclame "tout ça c'est que des histoires" après t'avoir raconté la sienne qui ne ressemble à aucune autre / Ceux qui ne sont bons qu'à l'oral / Celui qui passe la moitié du temps devant sa webcam et l'autre moitié derrière / Celle qui ne voyant pas le bout de la story de Léa s'endort dans les bras de Léo / Ceux dont les Oeuvres complètes sont restées à l'état virtuel de sorte que leurs problèmes de droits sont simplifiés y compris pour le cinéma / Celui qui a déjà tout avalé de son à-valoir quand l'avalanche l'avale à Courchevel / Celle qui s'est fait tatouer un poème de Michel Houellebecq sur la fesse gauche dont la droite est jalouse / Ceux qui pratiquent le salafist fucking et ne peuvent donc écrire le moindre mot gentil même à leur maman pauvre / Celui qui n'a jamais écrit que des ordres de marche et s'en ressent au niveau de l'odeur corporelle / Celle qui écrit ses petits chefs-doeuvre à l'abri des regards avant de les confier à son agent Natanson qui en tire la thune qu'il lui faut pour entretenir ses 33 paons blancs et ses 666 colibris chamarrés / Ceux qui se retrouvent à la librairie Shakespeare & Company pour évoquer leur bon jeune temps autour de ce sacré Jim, well, well, well / Celui qui affirme que les propos obscènes émaillant les lettres de James Joyce à Nora sont d'une exquisité mozartienne aux yeux de qui sait déchiffrer / Celle qui a promis le placenta de son troisième fils à la chienne de Jim qui goûtait ces raffinements d'ailleurs nécessaires à son écriture / Ceux que la pléthore du signifié impatiente autant chez Joyce que chez Dante / Celui qui annonce qu'il va cesser d'écrire au soulagement de tous / Celle qui n'arrêtera pas d'écrire sans que tu la butes / Ceux qui écrivent comme d'autres pissent et donc sans l'odeur mais la trace de stylo dans les draps marque plus durablement, etc.

  • Ceux qui ont des vers dans le pied

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    Celui qui affirme que la poésie de Michel Houellebecq est à la fois peu de chose et trop de choses / Celle qui lit: "Tendre animal aux seins troublants / Que je tiens au creux de mes paumes / Je ferme les yeux: ton corps blanc / est la limite du royaume", et se dit: Michel tu m'empaumes ! / Ceux qui lisent à la page 60 de Configuration du dernier rivage le quatrain: "Lorsqu'il faudra quitter le monde / Fais que ce soit en ta présence / Fais que mes ultimes secondes / Je te regarde avec confiance " et en concluent que ce Michel Houellebecq en somme est le tout bon type / Celui qui situe les poèmes de Michel Houellebecq quelque part entre Paul Géraldy et Minou Drouet / Celle qui écrit dans un journal branché que la poésie de Michel Houellebecq est un dépassement de l'affirmé et un pari sur le simple / Ceux qui militent pour le transfert des cendres des cigarettes de Michel Houellebcq au Panthéon / Celui qui voit en Houellebecq le La Fontaine des vidures d'éviers / Celle qui ne se lasse point d'observer la jobardise des buzzeurs qui de toute façon de la poésie n'ont rien à siphonner / Ceux qui trouvent entre Balbec et Houellebecq une possibilité de rime riche à creuser / Celui qui pressent l'émergence d'une nouvelle poésie ouverte à la France d'en bas et même aux immigrés si ça se trouve / Celle qui rappelle à ses élèves qu'il n'y a qu'un Baudelaire par génération et qu'une Arielle Dombasle par BHL / Ceux qui kiffent le côté "vers dans le fruit" et caleçon flottant de la poésie de Michel Houellebecq / Celui qui croit savoir que Frédédic Beigbeder aurait "quelques vers sous le coude" / Celle qui prétend que ce pourri l'a plagiée dans son recueil Mon amour je viens primé par l'Académie de Lutèce et environs / Ceux qui se prennent les pieds dans leurs vers aux lacets mal noués / Celui qui offrira le nouveau recueil de Michel Houellebecq à son beauf pour embêter sa soeur licenciée en lettres auteure d'une thèse sur de les apories du désir chez Louise Labbé / Celle qui est bouleversifié par ces deux vers de Configuration du dernier virage qui résume tout ce que l'homme (et la femme) a pensé dès ses débuts en continuant d'espérer: " Au fond j'ai toujours su / Que j'atteindrais l'amour" / Ceux qui pensent comme Michel Houellebeca que l'amour c'est super même quand on roule au plomb, etc.

  • Vies et destins

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    Notes sur le flanc dans les couloirs de L'Hôtel-Dieu. À propos de Sixto Rodriguez, de Josef Czapski et de Dimitri.




    À Partir de quel moment, de quel événement, de quel signe une vie devient-elle destin ? Telle est la question que j'ai commencé de me poser tout à l'heure, allongé sur un chariot du service des urgences de l'Hôtel-Dieu de Paris (rien de grave en dehors d'une saignée subite genre Zambèze veineux qui a transformé ce matin ma chambre d'hôtel du Louisiane en virtuel lieu de crime), au milieu d'anonymes autrement amochés et plus ou moins gémissants...

    Rodriguez01.jpgOr je me l'étais déjà demandé, hier, après avoir assisté à la projection, à l'ancien cinéma Bonaparte devenu Saint-Germain, de ce film splendide et très émouvant de Malik Bendjelloul consacré à la destinée bien singulière du chanteur de rock latino Sixto Rodriguez, puis aux destins de mes amis Josef Czapski et Vladimir Dimitrijevic.

    Quoi de commun entre un chanteur américain oublié et ressuscité, un peintre polonais rescapé du massacre de Katyn et un grand passeur de littérature ?

    Ceci peut-être: une certaine façon de marcher un peu au-dessus de la terre, ou peut-être un style particulier dans la manière d'envisager la mise en ordre d'un hangar ou d'une chambre encombrée, ou simplement la façon d'être là en dégageant une espèce d'aura.

    L'aura de Rodriguez se pressent dans le timbre de sa voix et la substance émotionnelle de ses textes mais plus essentiellement dans ses moments de présence visible, compte non tenu de la mise en scène qu'on lui impose sans qu'il se dérobe, sa vérité étant ailleurs que dans le cirque du revival. Il y a un peu de kitsch romantique dans le conte de fée médiatique de ce chanteur de "protest songs" du début des années70, à peu près méconnu aux States pour ses deux premiers disques, rares merveilles pourtant entre Neil Young et Dylan, tombé dans l'oubli et retourné à son job d'ouvrier du bâtiment à Detroit pendant que ses disques, à l'autre bout du monde et à son insu complet, devenaient des emblème de la contestation en Afrique du Sud plombée par le puritanisme et le racisme de l'apartheid. Or ce qu'il y a peut-être de plus beau dans le film qui lui est consacré, plus encore que les concerts géants réellement émouvants marquant ses retrouvailles avec un public qui le croyait mort (le mythe de son suicide en scène avait fait florès), c'est l'éloge extraordinairement délicat que fait de lui un ouvrier parlant de lui, sur les chantiers autant que dans la vie, comme d'un artiste en toute chose.

    Czapski10.jpgAinsi était, d'une tout autre façon, Josef Czapski: artiste, écrivain, lecteur de poésie sous le plafond bas de sa mansarde de Maisons-Lafitte, vélocipédiste en grand manteau noir et béret, passant profond témoin de la Terre inhumaine, ainsi que s'intitule son livre le plus connu. Or j'imagine ce que ces murs, en l'Hôtel-Dieu, auraient à raconter de notre terre inhumaine, et me rappelle soudain ce que me disait un jour Czapski: que Simenon n'est pas du tout un Balzac belge mais un romancier russe !

    L'aura de Czapski: la mine un peu grave, pensive et triste, de son grand autoportrait en pied. Et sa voix haut perchée qui me revient aussi bien: "Mais savez-vous, mon cher, que j'ai été bien plus malheureux à vingt ans, lorsque j'étais amoureux, que dans les camps de concentration soviétiques !"

    Destin de Josef Czapski ? Deux moments pour le fixer: lorsque, ce matin-là à Cracovie, je lève le store de l'hôtel faisant face au Musée national et que je découvre, en grandes lettres, sur la façade grise, le nom du grand exilé, véritable conscience morale de l'intelligentsia polonaise et non moins grand oiseau dégingandé maniant ses pinceaux dans sa mansarde-atelier: CZAPSKI. Ou cet autre événement plus historique évidemment: la reconnaissance solennelle, par le pouvoir russe, du crime accompli contre 5000 officiers et étudiants polonais par les Soviets staliniens, longtemps attribué aux nazis.

    Vladimir Dimitrijevic voyait, dans les deux termes de vie et destin, une croix. C'est lui qui nous a révélé Vie et destin de Vassili Grossman, entre tant d'autres livres essentiels traduit du russe et de bien d'autres langues.

    Dimitri3.JPGOr ce que je revois de Dimitri à l'instant, sur une table bien mise par sa femme très douce et formidablement présente dans son apparente gracilité, Geneviève, mère d'Andonia, ce sont de pauvres services comme en usent les petits soldats en campagne, cuiller de fer et fourchette avec couteau combiné assortis, du genre qui se fixent l'un à l'autre. Etait-ce cultiver un mythe, alors que le jeune homme avait déserté l'Armée du peuple ? Un signe parmi tant d'autres de l'attachement des anges aux objets terrestres. L'inspecteur Columbo, c'est son pardessus; Czapski, son béret noir; Rodriguez son stetson et ses lunettes non moins noires...

    Destin de Dimitri: mystère ! Je ne veux pas voir que cette route fatale de ce jour-là du 23 juin 2010, ni que cet amas de ferraille. Qu'il soit mort si brutalement le jour d'une commémoration mystique de la mémoire serbe: je ne veux pas le savoir ! Rodriguez, Czapski, Dimitri, je les vois autour de moi dans la lumière de fin d'après-midi de ce jour de printemps qu'un crachin à la Simenon marque là-bas sur le macadam, devant l'hosto.

    L'Hôtel-Dieu: tu vises le nom, petit, gentil Lucas qui finit ta médecine, me scrute, me bassine de questions (buvez-vous ? fumez-vous? tuez-vous ?), me poses les fiches de l'électromachin et ne perds pas ton sourire à nous voir nous faire chier ensemble des heures...

  • Une folie allemande

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    À propos du Secret de Veronika Voss de Rainer Werner Fassbinder

    Rainer Werner Fassbinder n'était pas qu'un réalisateur d'une exceptionnelle fécondité: c'était aussi, et surtout, un médium visionnaire qui dépasse, à mes yeux, tout ce qu'en disent les cinéphiles et autres spécialistes de son époque. Ce diable d'ours hirsute avait raison de demander qu'on "lise" ses films comme des livres: c'était en effet une sorte de grand romancier de cinéma foutraque que RWF.
    Je l'ai ressenti une fois de plus,hier, en (re)découvrant Le secret de Veronika Voss (dont le titre allemand exact est La nostalgie de Veronika Voss), avant de reprendre la lecture du chapitre hallucinant des Frères Karamazov évoquant le dialogue du diabolique gentleman et d'un Ivan délirant, juste avant le suicide de Smerdiakov. Cette proximité de lecture m'a d'ailleurs fait penser que, bien plus que de Brecht auquel on l'apparente, Fassbinder est proche de cet autre médium génial, à vrai dire insurpassable dans la pénétration de la complexité humaine et des racines du mal social et individuel, qu'est Dostoïevski. En outre, ces deux auteurs traitent, dans les oeuvres en question, du thème de la folie, laquelle affole positivement leur écriture: au bord du délire contrôlé chez Ivan Karamazov, dans une sorte de vestibule mental pré-freudien, et par l'usage presque exacerbé de la lumière et de l'ombre dans le film de Fassbinder, en noir et blanc comme Effi Briest mais dans une tonalité plus brutale et glaciale pour ne pas dire une fois encore: folle.

    Fassbinder38.jpg Le Secret de Veronika Voss est le troisième élément de la Trilogie allemande de Fassbinder, dont la protagoniste est une ancienne diva du cinéma berlinois. Au mitan des années 1950, son mythe s'est terni, son scénariste de mari l'a quittée pour échapper à sa paranoïa de morphinomane, elle languit après un nouveau contrat mais reste assez séduisante pour taper dans l'oeil d'un solide chroniqueur sportif, aussi sain que sa petite amie et tombant pourtant sous le charme de la typique femme fatale. Lorsqu'il constate à quelle situation d'esclavage Veronika Voss est soumise par la neurologue Katz, qui trafique la morphine avec autant de machiavélisme qu'elle capte les fortunes, le brave Robert entreprend de l'arracher à la psy diabolique avec l'aide de son amie, saine jeune fille de la nouvelle Allemagne elle aussi, qui y laissera sa peau.
    Fassbinder34.jpgOr ce qui est le plus étonnant, dans ce semblant de mélo noir, c'est qu'il ne cesse de déroger à toute forme de réalisme linéaire, comme dans un cauchemar éveillé dans un dédale de verres de cages miroitants et de reflets. La mise en abyme du film dans l'histoire des films allemands est immédiate, dès le premier plan où Fassbinder lui-même apparaît dans le champ à côté de Veronika, mais le Labyrinthe aux illusions file la métaphore allemande bien au-delà des citations érudites, comme si la réalité elle-même était devenue produit de l'usine à rêves du nouvel Hospice occidental où non-dit, mensonge, amnésie et drogue contribuent à l'éblouissement nécessaire à la suite des Affaires.

    Fassbinder39.jpgLe miracle du cinéma de RWF, comme celui d'un Fellini dans une tout autre tonalité (mais le montage diachronique de ce film fait souvent penser à la narration apparemment chaotique d' Otto e mezzo) tient à l'équilibre subtilement dosé des éléments liés à la réalité historique (le nom de TREBLINKA tatoué sur le bras du vieux Juif, le ragot collant aux basques de Veronika seon lequel elle aurait couché avec Goebbels, etc.) et l'irréalité plus-que-réelle des personnages aux sentiments saisis dans toute leur complexité. Le job du spécialiste (Jean Douchet en l'occurrence, magistral en bonus) est de déconstruire la forme à la fois sophistiquée mais jamais précieuse de tout ça, tandis que pour ma part, je m'en tiens au déchiffrement du secret de tous ces personnages de roman , formidablement perçus et tenus ensemble par le Meister de Munich...

  • Ceux qui abusent

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    Celui qui succombe à une overdose d'inassouvissement / Celle qui viole un secret mineur de moins de seize ans / Ceux qui s'agitent pendant l'emploi / Celui qui force la main du second couteau manchot / Celle qui te force à la regarder en face des trous / Ceux qui s'ennuient trop pour ne pas boire un peu / Celui qui est tellement lucide qu'il se sent des ailes dans le champ de lucioles / Celle qui prend son pied où je pense/ Ceux qui ont pris tout le Valium de Maman pendant que Papa se roulait un joint / Celui qui abuse si complètement des adverbes que forcément ça lui retombe fatalement dessus genre too much / Celle qui affirme que qui abuse de la Suze aboiera sans sa muse / Ceux qui en font toujours trop quelque part au point qu'ils font chier partout / Celui qui abuse du papier à lettres griffé Vatican-sur-Mer / Celle qui a tant pesé sur le champignon qu'elle a pris l'arbre à came en tête / Ceux qui sont super-chauds dans le brise-glace / Celui qui marche sur les mains pour faire du pied à la femme-tronc / Celle qui balance une pierre dans ton Chardin / Ceux qui cumulent les mandalas / Celui qui se sucre dans les mines de sel / Celle qui se rend à selle au galop / Ceux qui vous font marcher en se disant impotents / Celui qui fait tant de câlins à son carlin Carlo que sa Carla se rembrunit / Ceux qui abusent de la bouteille à l'encre / Celui qui a mis tant d'eau dans son vin qu'il a bu la tasse / Celle qui milite contre l'abus des grands maux / Ceux qui ont tant abusé des jeux de mots qu'on les a menacés d'oxymort, etc.

  • Entre bohème et bonnets de nuit

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    Daniel Vuataz documente l'aventure légendaire de la Gazette littéraire de Franck Jotterand. Avec vues sur l'avenir...

    La Gazette littéraire, supplément culturel hebdomadaire de la quotidienne Gazette de Lausanne, fait aujourd'hui figure de mythe. Le nom de Franck Jotterand, qui en fut l'animateur principal et la dirigea contre vents extérieurs et marées intérieures pendant une vingtaine d'années (de 1949 à 1972), lui est non moins légendairement associé, avec une aura de prestige sans pareille dans la Suisse cultivée de la deuxième moitié du XXe siècle, et bien au-delà de nos frontières. Tout ce qui comptait à l'époque d'écrivains et d'intellectuels, de peintres et de musiciens, de cinéastes et de gens de théâtre, fut relié peu ou prou à cet exceptionnel creuset de culture, largement ouvert aux productions les plus novatrices de l'époque.

    Jotterand1.jpgHumaniste gauchisant, Franck Jotterand détonait avec le conservatisme libéral de la Gazette de Lausanne , dans laquelle il publia un premier article intitulé Littérature et révolution. Un mois après la mort de l'immense Ramuz, en juin 1947, il lançait une polémique sous le titre de Lausanne, ville fermée, relayée par le grand helléniste communiste André Bonnard. Dans un climat idéologique marqué par le guerre froide, le jeune Jotterand incarnait, avec un Charles-Henri Favrod, futur grand reporter et fondateur du Musée de la photo, ou un Freddy Buache, qu'on retrouverait plus tard à la tête de la Cinémathèque suisse, une nouvelle génération romande en rupture de conformité. La fondation de la revue Rencontre, en 1950, cristallisa le virage à gauche de cette nouvelle intelligentsia, l'attrait de Paris, l'aura d'un Sartre, le besoin de se frotter au monde loin de la poussiéreuse culture romande plombée par la guerre et toujours tenue sous la double coupe calviniste du Pasteur et du Professeur, fondèrent ce mouvement d'émancipation.

    En même temps cependant, suivant la même dynamique d'aller-retour qui avait marqué la formidable aventure des Cahiers vaudois, dès 1914, sous l'impulsion de Ramuz et des frères Cingria, cette percée hors de nos frontières allait de pair avec le vif désir de faire bouger les choses en nos murs. Correspondants à Paris de la Gazette de Lausanne, Franck Jotterand et son compère Jean-Pierre Moulin entretinrent ainsi un pont à double sens entre le pays romand et la capitale française.

    Dès sa nouvelle formule de 1949, Les premiers numéros de la Gazette littéraire allèchèrent le public avec les rubriques Rive gauche, rive droite ou Le théâtre à Paris, avant qu'une Enquête sur les lettres romandes ne pose la question sempiternelle de la relation des écrivains romands avec ce que les sociologues pompiers appelleront "l'instance de consécration". Parallèlement, la rubrique emblématique des Moments littéraires s'ouvrait autant à la littérature française ou européenne qu'aux lettres romandes.

    Comme son titre ne l'indique pas, la Gazette littéraire ne se bornait pas à la littérature, mais embrassait les plus vastes horizons de la culture suisse, européenne et mondiale en train de se faire, traitant autant du renouveau des arts plastiques que de cinéma, de théâtre et de musique, de sciences humaines ou de questions de société. L'on y trouvera des chroniques de Denis de Rougemont, qui allait fonder à Genève le Centre européen de la culture, et les noms d'écrivains tels que Jean Cocteau, Francis Ponge ou Raymond Queneau voisineront dans une livraison spéciale dont le seul titre, Paris année 2000, signale la visée.

    À considérer l'expansion remarquable de la Gazette littéraire, drainant de nouveaux clients à la Gazette qui dégage des bénéfices en certaines années fastes, l'on pourrait croire que "tout baigne" entre Franck Jotterand et le Conseil d'administration de l'organe du libéralisme vaudois. Or il n'en est rien. Le talentueux rédacteur ne cesse en effet de défriser les "penseurs" et les caissiers du quotidien, et notamment en mai 1953 où, malgré la mort de Staline et l'ouverture du mythique caveau des Faux-nez, la très droitière Ligue vaudoise devient actionnaire majoritaire du journal. Une crise interne en découle, qui déboute les réactionnaires au soulagement de Pierre Béguin et, par voie de conséquence, de son protégé "bohème". Dix ans durant, cependant, Franck Jotterand ne cessera de se retrouver dans la collimateur du conseil d'administration. On le comprend, car la Gazette littéraire ne s'alignera jamais sur les fondamentaux des libéraux vaudois, ne cessant au contraire de creuser le fossé entre les deux cultures de la vieille garde bourgeoise moralisante et des aventures créatrices tous azimuts.

    Cet antagonisme, précisément documenté sur la base des archives jamais explorées de Franck Jotterand, se révèle pour la première fois dans le livre du jeune Daniel Vuataz, lettreux de 26 ans qui allie la rigueur (pas trop académique, heureusement) du chercheur, et la curiosité sidérante (par rapport à sa génération trop souvent amnésique) d'un aventurier de la chose écrite avide, après Cendrars et Bouvier, et dans l'immédiate filiation de Franck Jotterand, de renouer les fils entre passé et présent, réflexion synthétique et projection dans l'avenir.

    Daniel Vuataz est lui-même écrivain à "papatte", il s'est déjà signalé par diverses publications personnelles et par un formidable numéro spécial de la revue Le Persil entièrement consacré à Charles-Albert Cingria. Aguerri par une fratrie de six solides frères et soeur, il est capable autant que Jotterand de parler du même ton câlin et malin à des universitaires à nuques raides et autres gendelettres, marins baltes ou bergères de montagne. Bref il pouvait comprendre l'aventure de Franck Jotterand, défendre la longue marche "pieds dans la boue et tête dans les étoiles" de ce polygraphe vaudois pas comme les autres, qui usa de mille ruses pour défendre une culture vivante et non alignée.

    Franck Jotterand n'avait rien de l'idéologue sectaire, mais il refusait la vision angélico-cynique consistant à dire que la culture n'a rien à voir avec la politique. Du "drame de Hongrie" fédérant les indignations romandes et françaises, à une campagne contre la censure étatique du cinéma ou contre l'inénarrable "Petit livre rouge" de la Défense civile, entre cent autres sujets de débat, il a joué un rôle central avec sa Littéraire et jusqu'à participer personnellement à l'élaboration d'une nouvelle politique culturelle en Suisse. Il y avait en lui du visionnaire réaliste - personnage suisse par excellence - en dépit de ses airs de dandy dilettante.
    Jotterand2.jpgSes livres sur le Nouveau théâtre américain et New York, autant que sa merveilleuse comédie musicale de La Fête des vignerons de la Côte, gorillant la fameuse manifestation veveysane, sont d'un homme de culture frotté d'humour et pétri de générosité. Après sa lutte contre ceux qui "freinent à la montée" en notre cher pays, la destinée lui fut cruellement ingrate, avec le terrible accident de voiture du 23 juin 1981, qui le cassa littéralement, jusqu'à sa mort en l'an 2000. L'hommage que lui rend Daniel Vuataz en est d'autant plus méritoire, et non moins précieux pour notre mémoire commune.


    Le retour du Mythe. Bonne nouvelle ou (trop) belle illusion ?

    "La Gazette littéraire est de retour !", lit-on au verso du bandeau rouge qui enserre le livre de Daniel Vuataz, accompagné d'un superbe journal de 16 pages illustrées, crânement intitulé La (nouvelle) Gazette littéraire, Numéro 1, février 2013.
    De quoi réjouir les mânes de Franck Jotterand ? Sûrement pour ce qui touche à l'hommage. Formellement en effet, l'objet relance le modèle de la Gazette littéraire en alternant longs textes de réflexion et chroniques, photos et gravures, mélanges littéraires et autres proses poétiques. La chose a plutôt belle allure, tranchant sur le zapping superficiel sévissant de plus en plus dans les pages culturelles de la presse écrite. En éditorial, repris de la conclusion de son ouvrage, Daniel Vuataz oriente cette "petite résurrection" et la dédie à "tous ceux qui croient encore à l'utilité et à la place d'un journalisme culturel de qualité", avant de rappeler que, déjà, au mitan des années 1950, Franck Jotterand avait appelé de ses voeux un "organe de presse indépendant capable de rendre compte au mieux des activités et de la richesse de la scène culturelle suisse romande".

    On sait que la Gazette littéraire selon Jotterand périt de sa trop grande dépendance d'un quotidien idéologiquement en désaccord avec ses choix, et financièrement en difficulté, comme l'illustre Vuataz dans son livre. Ce que le jeune émule ne dit pas assez, le nez sur son modèle et sous le coup de certain enthousiasme réducteur, c'est que la fin de la Littéraire, certes déplorée en 1971 par 91 signataires parfois prestigieux, ne marquait pas pour autant la fin du journalisme culturel de qualité en Suisse romande, loin de là. La fin de la Gazette littéraire de Jotterand a marqué, aussi, le terme d'un certain journalisme très élitiste non dénué de snobisme. L'empreinte de celui-ci a déteint sur tout un petit monde de bourgeois plus ou moins lettrés et d'universitaires plus ou moins confinés, qui aujourd'hui encore ne jurent que par les restes du Samedi littéraire du quotidien Le Temps, lointain avatar affadi de la Littéraire. Ce que Daniel Vuataz ne souligne pas assez, c'est que, dès le début des années 1970, les rubriques littéraires et culturelles de nombreux autres quotidiens romands (de La Suisse à La Tribune de Lausanne, devenue Le Matin, de La Liberté à L'Impartial, de La Tribune de Genève à La Feuille d'Avis de Lausanne, devenue 24 Heures, entre autres) ont multiplié la défense et l'illustration de la culture romande de façon souvent bien plus dynamique et diversifiée que dans la Gazette littéraire. Plus que dans le Samedi littéraire ultérieurement commun à la Gazette de Lausanne et au Journal de Genève, L'Hebdo de Jacques Pilet a joué un rôle majeur dans une conception de la culture héritée de Franck Jotterand, et de même les pages culturelles des hebdos consuméristes Coopération et Construire ont-elles connu des années fastes avant la dégringolade récente dans le tout-conso.
    Ce tout-conso, et l'abrutissement généralisé lié à la "pipolisation" des rubriques culturelles, nous l'observons évidemment partout, qui reflète l'évolution de toute une société. Celle-ci vit actuellement une profonde mutation, qui voit se déplacer les foyers de réflexion et de création du papier aux supports immatériels de l'Internet. Vingt ans durant, une équipe de passionnés de littérature a publié, en Suisse romande, un journal littéraire s'inscrivant dans le droit fil du travail de Jotterand, à l'enseigne du Passe-Muraille. Tout à fait indépendant, avec un pic de plus de 1000 abonnés au mitan de son aventure, ce journal largement subventionné sur la base d'une crédibilité acquise après des années, accueillant des écrivains du monde entier et multipliant les dossiers (sur les quatre littératures helvétiques, notamment) a vécu concrètement le déclin d'une société lettrée qui constituait la clientèle même de la Littéraire. Une telle publication est-elle encore viable aujourd'hui, même assortie d'un site internet et d'un blog ? Avec quels moyens ? Quelle équipe de collaborateurs compétents ? Quelle chance de survie dans l'encombrement médiatique actuel ?

    Ces questions se posent très précisément devant le premier numéro de la Gazette littéraire ressuscitée, généreusement publiée par Jean-Michel Ayer, directeur des éditions de L'Hèbe, et conçue selon le "patron" de la Littéraire.
    Or qu'y découvrons-nous ? Un journal décalé par rapport à la réalité littéraire et culturelle actuelle. Au premier rang: des universitaires qui se félicitent de leurs propres menées. Plus précisément: un long papier de Daniel Rothenbühler célébrant "le changement profond des liens littéraires entre Suisse romande et Suisse alémanique", alors que le fossé réel entre nos cultures nationales n'a cessé de se creuser. Une chronique de Daniel Maggetti ironisant sur la percée des Romands à Paris, sous le titre "Quelle bonne année!", sans dépasser le "sociologisme" le plus anodin. Mieux ancré dans la réalité: un Moment littéraire d'Eric Bulliard posant de vraies questions. Deux pleines pages consacrées à la menace du livre électronique, cumulant lieux communs et prédictions déjà obsolètes. Des correspondances de Rome (bien convenue), Pékin (plus surprenante) ou Berlin (carrément insignifiante), alternant avec des reprises de la Littéraire de Jotterand. Tout n'étant pas dénué d'intérêt, mais quelle "valeur ajoutée" par rapport à quelle presse culturelle déclarée moribonde ? Et quoi de vraiment neuf ? Le piapia narcissique de Roland Jaccard ?
    Enfin bon: positivons pour conclure, en attendant que la "petite résurrection" s'incarne. Il y faudra plus de sens affirmé, une équipe compétente et généreuse, des abonnés motivés, des curiosités et des passions relancées "toutes frontières ouvertes". On peut rêver !



    Daniel Vuataz. "Toutes frontières ouvertes". Franck Jotterand et la Gazette littéraire. Deux décennies d'engagement culturel en Suisse romande (1949-1972. Editions de L'Hèbe, 247p.

    Cet article est à paraître en double page dans la prochaine livraison du journal La Cité, en kiosque dès le 12 avril.


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  • Ceux qui déclinent

    recensement

    Celui qui se coule dans la foule / Celle qui ne se parfume plus que pour elle-même / Ceux qui restent à la fenêtre pour surveiller le voisinage alors qu’on leur a coupé le téléphone / Celui qui ne lâchera jamais prise en dépit de ses fausses dents / Celle qui accuse des pertes d’équilibre au bas du Chemin du Calvaire / Ceux qui ne distinguent plus les couleurs et en concluent qu’il n’y en a plus / Celui qui cherche la gomme sans se rappeler ce qu’il voulait effacer / Celle qui classe ses souvenirs sensuels sans trop savoir qui lui faisait quoi à quelle époque et comment / Ceux qui pianotent en faisant semblant d’écouter l’aumônier de l’Asile des aveugles où ils font juste office de caresseurs attitrés / Celui qui prend congé de son corps au dam de son âme / Celle qui ramène un Chinois chez elle pour voir enfin comment c’est fait / Ceux qui ont perdu le goût du goût / Celui qui s’oublie de plus en plus tout en restant propre sur lui / Celle qui se perd chaque jour un peu plus de plus en plus loin de la maison d’elle ne sait plus qui mais elle a un bracelet électronique comme les délinquants en liberté conditionnelle alors on la retrouve n’est-ce pas / Ceux qui retombent sur leurs pieds mais à côté de leurs pompes, etc.

  • De parrains à poulains

    Bastien01.jpgKis02.jpgConseils à un jeune écrivain de Danilo Kis
    Maxou33.jpg

    Retouches de JLK, 66 ans, dit Le Parrain (il Padrino)
    Ce qu'en pense Max Lobe, 26 ans, poulain de JLK. Ce qu'en pense Bastien Fournier, jeune écrivain romand de 32 ans piqué au jeu. Cet échange s'inscrit dans la persective de l'opération Parrains et poulains réunissant, au prochain Salon du Livre, cinq écrivains romands sexagénaires et cinq jeunes auteurs, à l'instigation d'Isabelle Falconnier.


    DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.


    JLK. - Tâchons de parler ensemble un de ces soirs, Maxou, de ce qu'est réellement une idéologie...

    ML. - Il me semble qu'un écrivain se distingue d'un idéologue par sa façon de faire des constats. Ces constats sont nourris de doutes, qui ne vont jamais dans le sens de la langue de bois...

    BF.- Celui qui ne se méfie pas des princes, mais aussi des systèmes en place, des puissants, de tout ce qui est donné comme évident (critiques littéraires, éditeurs, directeurs de théâtre, libraires, jurés de prix, subventionnaires, vieux auteurs assis sur leurs anciens lauriers et placés dans les commissions, décideurs petits ou grands de toute sorte) n’a pas encore assez frotté son poil aux interlocuteurs auxquels a affaire celui qui se mêle d’écrire. Le doute résulte en l’occurrence de l’expérience. Je crains que le statut de prince dans ce domaine. n’ait pas grand-chose à voir avec celui d’idéologue.

    DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.


    JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?

    ML. - Non, je crois que si on veut faire évoluer les choses, il faut compter aussi sur les "princes". Quitte à les critiquer, même avec virulence, mais il faut garder le contact avec cette composante de la réalité.

    BF. – Pourquoi ? Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes, et peuvent se tromper comme les autres hommes. On le sait depuis Corneille. Pourquoi devrait-on plus que les autres les tenir à l’écart ?

    DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

    JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et de Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.

    ML. - Tout dépend de ce qu'on fait du langage de l'idéologie. Celui-ci peut-être une partie de la vie. On peut jouer même avec le langage de la propagande, pour en montrer l'effet sur les gens. Quand on parle de "camarades", au Cameroun, ça sonne autrement qu'en Union soviétique...

    BF. – Qu’est-ce que le parler des idéologies ?

    DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...
    ML. - Tout dépend du contexte. Cela paraît comique de se croire plus fort que des généraux, mais on peut y tendre à sa façon...

    BF. – Qu’ont à faire les auteurs et généraux ? Ils ne travaillent pas sur le même plan. Relisez la préface de Tacite, il l’explique très bien.

    DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.


    JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.

    BF. – Je me demande la raison de vouloir comme auteur se comparer en force aux généraux. Les généraux ne font pas d’art. Tous les auteurs ne font pas la guerre.

    DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

    JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...

    ML. - L'utopie est le rêve que chacun de nous poursuis, et je crois forcément à celle qui m'anime. Quant aux projets collectifs, tout dépend là encore du contexte et de l'époque.

    BF. – Laisse-moi croire à ce que bon me semble.

    DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.

    JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".

    ML. - Non je ne suis pas d'accord avec DK: je pense qu'il faut faire preuve d'humilité. Pour nous autres Camerounais, la fierté a toujours un parfum de bluff !

    BF. – Je ne suis pas fier envers la populace. Du reste il me semble qu’il faut être le même avec tout le monde si l’on ne veut pas se faire girouette. Hors sujet.

    DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.


    JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion.
    ML. - Oui, je suis de plus en plus conscient qu'être écrivain est un privilège, puisque ce métier me permet de m'exprimer, parfois au nom des autres. C'est donc aussi une responsabilité. Mais il faut rester serein par rapport au brillant social de ce "privilège".

    BF. – Je demande à voir quels sont ces privilèges.

    DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

    JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.

    ML. - Je ne comprends pas très bien la remarque. Pour moi, un choix n'est pas une malédiction mais une décision qui nous engage. Pour l'oppression de classe: connais pas.
    BF. – Je ne comprends pas : l’écrivain est-il privilégié, ou maudit ?

    DK. - Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

    JLK. - Nous parlions l'autre soir des croisements et autres collisions des trains historiques de l'Europe et de l'Afrique, et nous savons aujourd'hui qu'il est d'autres urgences historiques que les lendemains qui chantent, mais reparlons donc, un autre soir, de ce que signifie une métaphore et son bon usage...

    ML. - Je crois au contraire qu'il y a une urgence historique dans le sens du changement, mais il ne faut pas être trop naïf. Je crois au sens de l'histoire et la métaphore du train ne me dérange pas.

    BF. – Pas d’opinion.

    DK. - Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.

    JLK. - Le "train" est aujourd'hui le "trend" et nous n'en sommes pas plus dupes toi que moi, mais on peut faire du "trend" une miniature et jouer avec, non ?

    ML. - Tout ce que j'écris se réfère, à mon petit niveau, à l'histoire qui est encore bien récente pour moi. Mais oui: j'aurais tendance à sauter dans le train!

    BF. – Pourquoi ignorer ce que nous avons sous nos yeux ?

    DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».

    ML. -Mais c'est quoi "tout le reste" ? Si on vise un but, on le préfère évidemment à tout ce qui est à côté. Reste à savoir quelle priorité on se donne.

    BF. – Sauf si le but est l’art, l’œuvre, la beauté.


    DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.


    JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivan et l'écrivain.

    ML. - Je ne suis pas tout à fait d'accord avec DK: il y a reportage et reportage. Je pourrais très bien me documenter sur une réalité que j'ignore par un reportage, en vue de l'écriture d'un roman. Mais le travail de l'écrivain se distingue en effet de celui du reporter.

    BF. – Les journalistes ont droit à la parole artistique comme les autres, touristes ou non.

    DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.

    ML.- Là, je suis plutôt d'accord avec DK. Si je parle d'un personnage au chômage dans une fiction, je ne vais pas encombrer le livre de statistiques ou de documents bruts.

    BF. – La réalité se voit aussi à l’œil nu. Ce qui ne se voit pas à l’œil nu est du domaine de l’interprétation, de l’opinion, du changeant. Une déclaration publique est un acte politique et en tant que tel un objet pertinent pour l’observateur de son temps.

    DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.

    ML.- Là encore, je suis d'accord. Un romancier n'a pas besoin de faire de la prison pour parler du milieu carcéral. Il s'agit plutôt de feeling, par rapport à une situation humaine, et beaucoup d'écrivains parlent de situations qu'ils n'ont pas forcément vécues.

    BF. – Le progrès, c’est surtout, pour récuser le langage des idéologies, un concept qui commence à dater.

    DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.

    JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.

    ML. - Il me semble au contraire qu'n a besoin d'un peut tout pour écrire. On peut ne pas lire Freud mai pourquoi pas ? Et pourquoi ne pas s'intéresser à l'économie puisque ça fait partie du monde qui nous entoure ?

    BF. – Rien de ce qui humain ne m’est étranger. Térence.

    DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

    JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.

    ML. - Si l'imagination consiste à affabuler gratuitement, et par exemple à écrire que Paul Byia est un zoophile, d'accord. Mais je ne vois pas en quoi l'imagination, qui véhicule tout notre arrière-monde mental et sentimental, social ou culturel, serait dangereuse.

    BF. – L’imagination est la dignité de l’homme. Relever son danger, c’est maintenir les hommes à l’état de bêtes.

    DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.

    JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.

    ML. - Non, c'est tout faux: l'écrivain n'est pas seul, il a besoin des autres. Seul peut-être au moment d'écrire, et seul é signer son livre. Mais l'écrivain a besoin de rapports humains constants comme n'importe quel artiste, ou alors il vit dans une tour d'ivoire coupée du monde et risque la stérilité.

    BF. – Il y a des écrivains qui sont seuls et d’autres qui ne le sont pas. Il y en a de grands et des petits. De quel droit dire ce qu’est ou n’est pas un écrivain ?

    DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

    JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.

    ML. - On croit que ce monde est le pire de tous parce que celui du voisin nous semble meilleur. Mais je peux constater ensuite que le sort des autres est bien pire que les mien et changer complètement d'optique.

    BF. – De quels autres mondes parlons-nous ?

    DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

    JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".

    ML. -Je ne crois pas aux prophètes et ne me prendrai jamais pour l'un d'eux. En revanche, je crois aux bons anges qui nous protègent et nous assistent. Toutes les bonnes pensées et les bonnes paroles, les bons gestes des gens qui nous veulent du bien valent tous les prophètes et autre prêcheurs...

    BF.- Les prophètes finissent mal. Leurs ailes de géants les empêchent de marcher. A titre personnel je ne souhaite pas l’être, et je blâme ceux qui s’en piquent.

    DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

    JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...

    ML: - Ben voilà: le doute m'empêche d'être prophète, c'est ça que je crois.

    BF. – Le prophète Jonas doute : d’où le séjour comme Geppetto dans le ventre de la baleine.

    DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

    JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.

    ML. - Non, vraiment, ce mot de "prince" ne me convient pas, et surtout pas pour moi. D'ailleurs j'ai horreur de l'élitisme.

    BF. – Ces formulations paradoxales sont peut-être d’une profondeur insondable, mais elles deviennent vite fatigantes.

    DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

    JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.

    ML. - Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas la conscience tranquille, même par rapport à un mineur, et peut-être qu'un écrivain est un mineur à sa façon, mais je ne me vois pas descendre à la mine en réalité et la comparaison a quelque chose de trop "littéraire" pour moi...

    BF. – Les auteurs ne sont pas des mineurs, et ne s’exposent à aucun coup de grisou, à aucune silicose. Il y a tout de même des conditions plus difficiles que les autres.

    DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.

    JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.

    ML. - Bah, si tu ne l'as pas dit cette fois tu le diras une autre fois. Rien ne se perd...

    BF. – Ce qui est dit dans les journaux sert souvent comme la tourbe dans la cheminée.

    DK. - N’écris pas sur commande.

    JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.

    ML. - Cela dépend évidemment de la commande. Si je reste libre d'écrire ce qui me chante: pas de problème. Cela peut même être stimulant parfois. Donc pas de règle.

    BF. – J’écris sur commande si je veux. Je ne sais pas ce que c’est qu’un écrivain, mais il me semble qu’il s’efforce avant tout d’être libre.

    DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.

    ML. - Parier sur l'instant: en tout cas pas.

    BF. – L’écrivain ne parie pas. Il crée.

    DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.

    ML. - L'éternité, c'est quoi ? Qu'est-ce que j'en sais, moi.

    BF. – Même remarque.

    DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.


    JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.

    ML. - Je ne suis pas mécontent de mon destin, mais le fait d'être mécontent peut être un ferment créateur, bien plus que l'autosatisfaction.

    BF. – L’insatisfaction provoque la souffrance. Le mécontentement engendre la frustration. Pourquoi haïr les écrivains au point de les priver de la perspective du bonheur ? Leur crime est-il si grave ?

    DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

    JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.

    ML. - En effet, je me sens élu "quelque part".

    BF. – Par qui ?

    DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

    JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".

    ML. - Oui, c'est une question complexe. Est-ce que le fait de trahir un régime tyrannique est une trahison ? Et le fait de ne pas être fidèle à un ami qui défend des idées indéfendables ou se comporte comme un salaud ? Il peut donc y avoir des justifications morales au fait de ne pas être fidèle à quelqu'un qui trahit un idéal...

    BF. – Rien n’est tout noir ou tout blanc...


  • Ceux qui n'ont pas d'états d'âme

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    Celui qui ouvre un compte au paradis fiscal afin que son exception confirme la règle que la Suisse n'existe pas / Celle qui estime qu'un ministre des comptes n'a pas à en rendre / Ceux qui déroulent le Tapie rouge pour montrer au peuple qu'ils gagnent en son nom / Celle qui milite au plus haut niveau pour l'égalité sociale des mariages riches / Ceux qui estiment que les gladiateurs aussi risquaient leur peau en conséquence de quoi la sensiblerie n'est pas de mise avec les participants aux jeux télévisés et d'autant moins que ça fait pisser le dinar et marcher l'économie / Celui qui propose un comité des tiques pour fédérer les parasites au pouvoir /Celle qui estime qu'il y a corruption et corruption d'ailleurs y a qu'à voir à l'étranger / Ceux qui pensent que sous Brjenev l'inégalité était moins répandue dans la classe dirigeante du prolétariat libéré / Celui qui lance un nouveau parti libertin tendance bio / Celle qui qualifie sa banque suisse de ballon d'oxygène / Ceux qui proposent l'introduction à la télé d'Etat des jeux de téléréalité à balles réelles pour couper court à l'hypocrisie obsolète de type humaniste / Celui qui pense que le Christ se fût montré moins irresponsable s'il avait eu à gérer le FMI / Celle qui lance son Manifeste du parti néo-communiste par le slogan: "Millardaires de tous les pays unissez-vous!" / Ceux qui rappellent à l'émission Tous Gagnants que les riches aussi en bavent et sans services sociaux pour les dorloter / Celui qui fait chambre de commerce à part / Celle qui étudie scientifiquement la faisabilité d'une domination masculine enfin restaurée dans l'optique d'une Sélection à développement durable / Ceux qui prétendent que les femmes homos sont toutes des pédées, etc.

    Image: Philip Seelen