Variations cingriesques (12)
On trouve, à l'entame de trois feuillets inédits de Charles-Albert Cingria, cette remarque qui me semble essentielle pour le bon usage de ses Propos: "Il y a cet insupportable genre aujourd'hui d'allouer au transitoire - à ce que Platon appelait ce qui est de l'opinion par opposition à ce qui est du connaître - le caractère du définitif".
Cette distinction entre le point de vue momentané et la connaissance fondée paraît plus importante encore aujourd'hui qu'au temps de Charles-Albert, tant la foison des opinions et leur répercussion tendent aujourd'hui au chaos du n'importe quoi, à l'opposé de tout effort de connaissance. Dire son opinion pour se donner l'impression d'exister...
Gustave Thibon, que Cingria considérait comme un "tout grand bonhomme", professait la même défiance envers l'expression des opinions: "Gabriel Marcel dit que pour connaître la valeur profonde d'un homme, le dernière chose dont il faut s'enquérir ce sont ses opinions".
Ceci noté pour relativiser les affirmations souvent péremptoires de Charles-Albert, ou pour inciter le lecteur à les prendre avec un grain de sel.
On lit par exemple ceci sur un autre feuillet inédit tiré d'un cahier d'écolier: "Je crois que le plus émouvant français est actuellement, comme il l'a toujours été, celui des prospectus pharmaceutiques". Or cette opinion caractérisée est à vrai dire plus qu'une boutade ou qu'un propos en l'air si l'on se rappelle le sérieux avec lequel le poète considère l'aspect usuel de la langue; et puis il fut un temps où la réclame pour onguents ou potions - de la Griffe du Diable à la Musculine Bichon - avait plus de poésie qu'en nos temps de plate technicité. "Ce langage est émouvant parce qu'il est beau et beau parce qu'il est persuasif. La persuasion qui vaut presque la foi déclenche un Niagara de certitude fraîche que peut-être l'équivalent du plus haut lyrisme, un lyrisme qui nous inonde torrentiellement"...
Plus que l'opinion lancée, c'est évidemment sa formulation qui compte en l'occurrence, qui nous vaut ce "Niagara de certitude fraîche" relevant, bien plus que du jugement: de l'enluminure.
"Il faut se garder, écrivait Jacques Chardonne, de prendre les écrivains au sérieux", ce qui se discute évidemment, et cela encore: "Il n'y a que l'écrivain qui ait le droit d'écrire n'importe quoi, de publier mille sottises, de se tromper toute sa vie", concluant que "le style n'est pas l'intelligence". À prendre comme une opinion de Chardonne, recevable en cela que nous pouvons très bien aimer un écrivain sans partager ses opinions voire ses idées.
Cependant est-ce à dire que l'opinion n'ait aucune importance et que l'écrivain, comme l'affirme Chardonne le désabusé, peut écrire n'importe quoi pourvu que ce soit avec style ? Sûrement pas ! Mais encore s'agit-il de distinguer, une fois de plus, ce qui procède du contingent ou du passager, voire de l'ironie, et ce qui ressortit à la pensée ou au sentiment profond de l'auteur.
"Je sais bien que je dirai le contraire tout à l'heure", s'exclame Charles-Albert à propos d'une opinion qu'il vient de formuler, pour ajouter aussitôt: "Oui, mais tout à l'heure est tout à l'heure, et ce n'est pas maintenant".
Reste cependant à dire aussi l'idée qu'il y a là-dessous, ou la "base d'airain", la permanence de chair et d'être qu'il y a sous le flux des opinions.
L'oeuvre de Charles-Albert Cingria ne tient pas ensemble que par le style et le brio baroque d'une langue aux incessantes surprises: elle est aussi fondue en unité par une sentiment de l'être, non pas un concept ontologique abstrait à la manière allemande (Dasein und so weiter) mais un composé charnel et poétique, poreux et polyphonique de "l'être qui se reconnaît"...
Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p
Commentaires
Alors la génial, vous m'aviez deja donné envie de lire cingria, mais la vous me confortez dans ma décision...y -a t-il un commencement , je veux dire, un ordre dans lequel il faut le lire? ou bien au petit bonheur la chance...
PS ; vous dites : "Reste cependant à dire aussi l'idée qu'il y a là-dessous, ou la "base d'airain", la permanence de chair et d'être qu'il y a sous le flux des opinions." en le distinguant de l'opinion, science de fou, d'une réalité de l'amour qu'aucune langue humaine ne peut dire, qu'on ne peut que faire ; et qui lorsqu'on la fait, donne Sa volonté pour réalité, et notre existence simple instrument d'accompagnement, ô combien fabuleux, et notre trop humaine réalité devient transparente et efface absolument tout crainte. Premier pas dans la réalité transcendante de Sa joie. Cette joie dont St Augustin dit de dieu qu'Il veut nous la donner.Aussi contrairement a ce que pense Michéle ce n'est pas par un "progrès" de la langue, mais par une "rupture" de la sensibilité de l'entendement, et de la volonté ou la première langue se perd, mais pas sa fonction, qui devenu folle voit sa folie en face surmonté dans celle de la croix (et ce n'est pas la croix mais la joie qui est la réalité transcendante qui devient réel par ce changement de paradigme, puisqu'il l'homme n'est pas venu sur terre pour souffrir le péché comme Christ, le personnage le plus irréel qu'il soit, l'être, mais sous la forme d'un être et non d'un événement impersonnel de l'ontologie en chambre), sans se laisser prendre a son jeu façon Arthaud, pour qu'on parvient a se saisir du monde comme d'un ensemble de signes ou l'inexprimable de l'amour peut enfin trouver sa langue dire l'égalité du sens de la mort et de la réalité éternelle de Son Amour(puisqu'Il nous a aimé le premier) c'est a dire advenir a sa Realité qui est plénitude du temps qu'aucune sociale démocratie, même chrétienne ne peut instaurer....bye
En ce qui concerne Platon n'oublions pas qu'il vivait a une époque où l'on pensait que la permanence était possible: Les étoiles fixes, immuables appartenait à un monde figé et il est admis que certain éléments du monde resteraient à jamais inchangés et échapperaient à la corruption. Aujourd'hui la science (et le bouddhisme aussi !) nous enseigne que rien n'est totalement permanent, les civilisation naissent et meurent tout comme les étoiles, la matière se transforme en permanence...
Avez vous ouvert votre blog en pensant que demain vous le fermeriez? ....l'immuable est descendu du ciel sur la terre, de la sphére des fixes a la volonté, qui est aussi ce qu'il y a de plus inconstant de plus capricieux....sauf si on croit....si on croit dieu en toute chose...car dieu alors aussi est l'immuable et constant amour envers chacun qui forme a l'ecole des souffrance, pour l'éternité... c'est pour cela, pour etre tout ce qu'il est en toi d'etre que tu DOIS aimer....en devenant devoir absolu, l'amour cesse d'etre inconstant et se revele, dans le temps, lien constituant et eternel....mais encore faut il avoir des yeux pour le voir et des oreilles pour l'entendre....bien a vous, jerome..bye
pardon, juste un mot encore, mais j'ajoute qu'il est a jamais etabli et certain que , du point de vue du coeur, le repentir d'une faute , quand l'un et l'autre sont absolument sincere, c'est a dire incompatible, est cette pureté de la collaboration a la grace, que notre monde absolument et definitivement vain et médiocre n'a de cesse de vouloir mettre sous le boisseau parce qu'il est la tache existentielle fondamentale, premiere et derniere, le chemin et la verité qui sont des voies a jamais ignorées de lui....