
À propos d'En finir avec Eddy Bellegueule, d'Edouard Louis. À lire absolument...
On pourrait se dire, en commençant de lire En finir avec Eddy Bellegueule, qu'il ne fait pas bon avoir l'air d'unefille manquée en milieu ouvrier, même au XXIe siècle, là-bas dans ce trou de province de France profonde, du côté d'Amiens.
On se dit ça, puis on se demande comment les manières efféminées du petit Eddy de cinq à dix ans, déjà stigmatisées par un père inquiet et un grand frère violent, les gens du village et les camarades d'école du garçon, notamment, eussent été considérées en milieu paysan, disons dans le Béarn ou l'arrière-pays vaudois, en milieu petit-bourgeois au mitan des années 1950 (nos souvenirs précis) ou en milieu bourgeois parisien à l'époque de Marcel Proust ? On pense à ces situations variées pour déjouer la tentation réductrice consistant par exemple à conclure que les ouvriers picards détestent les pédés, tout comme ils sont, fatalement, portés à se torcher la gueule pour supporter le travail à l'usine...
Le poids du déterminisme social et familial pèse, certes, et dès sa naissance, sur le narrateur d'En finir avec Eddy Bellegueule, qu'on pourrait aussi surnommer Eddy pas d'chance vu l'accumulation de la poisse sur son entourage immédiat: un père ouvrier battu par son propre paternel alcoolo, avant que celui-ci n'abandonne les siens à leur pauvre sort; une mère qui a eu son premier enfant à dix-sept ans; un grand frère alcoolique et violent; une maison pourrie où l'on s'entasse à sept et dans laquelle Eddy ne trouve aucun recoin pour étudier tandis que braillent les quatre télés (postes récupérés par le père à la décharge et dûment rafistolés) ou, plus tard, quand le père aura perdu son poste à la suite d'un accident de travail, que celui-ci et ses postes se cuitent tous les soirs au pastis - pas bon, tout ça, pour l'épanouissement de la personne. Vraiment pas d'chance, le petit Eddy, même si l'on peut trouver pire chez les voisins, encore plus mal lotis et donc méprisés par les parents Bellegueule.
Puis on se dit, en continuant de lire ce livre commencé un peu à reculons (bah, encore une confession d'homo se la jouant martyr ?), que c'est quand même du sérieux. Du sérieux et du lourd. Du lourd ou alors du sacrément bien inventé, genre fantasmes de bonnes femmes. Ce qui s'expliquerait, n'est-ce pas les mecs, puisque celui qui raconte n'est qu'une espèce de gonzesse: une folle de naissance, je vous dis que ça: la honte de son père dès ses premiers gestes, la risée du village, la victime quotidienne de deux camarades de collège le tabassant à la récré, et c'est bien connu qu'un qu'on tabasse ne peut pas être normal, enfin quoi la pédale qui invente tout ça pour se faire remarquer.
Sauf que tout ce que raconte Eddy Bellegueule, sous la plume d'Edouard Louis, est littéralement saturé de détails qui ne "s'inventent pas", comme on dit. Alors ce qu'on se dit dans la foulée, en continuant de lire En finir avec Eddy Bellegueule, la gorge plus nouée à chaque page, c'est qu'un garçon de 21 ans n'écrirait pas tout ça sans en avoir chié dans sa chair.
Quand on voit aujourd'hui le jeune intello blondinet et brillant, qui a déjà dirigé un essai sur Pierre Bourdieu au tournant de ses 20 ans (L'insoumission en héritage, paru aux PUF en 2013), on pourrait se dire qu'Edouard Louis n'a l'air ni d'un "sale pédé" ni d'un souffre-douleur même ex, mais c'est justement la dignité tranquille acquise par le jeune homme qui fait penser, sans paradoxe, que c'est du vrai.
Bien entendu, rien de commun entre cet Edouard et l'Eddy adolescent qui s'efforçait de jouer au dur, soit en essayant de se "faire une meuf", soit en traitant tel ou tel camarade de tarlouze. Les durs vrais ou faux roulent les mécaniques dans son récit, mais la dureté réelle d'Edouard Louis relève de la défense et de la révolte, passant essentiellement par les mots - ses mots à lui. La dureté apparente d'En finir avec Edy Bellegueule, qui nous vaut un aperçu de ce qu'on pourrait dire la misère sociale et morale d'une famille française au tournant du XXIe siècle, découle d'une exigence de vérité qui va de pair avec une espèce de douceur déchirante, même si le récit aboutit à la fuite du protagoniste.
Or, qui jugera Eddy Bellegueule de s'être cassé de chez les siens pour ne pas y rester brisé ? Et comment ne pas voir aussi, dans son récit, l'inventaire de "gestes qui sauvent" rendant justice à ces pauvres cousins de la famille Deschiens, comme celui du père qui, au moment où son fils s'apprête à se présenter au lycée, lui file vingt euros pour lui venir en aide...
Ce qui distingue, en outre, En finir avec Eddy Bellegueule d'un banal témoignage sociologisant sur les tribulations d'un jeune homo en milieu populaire, tient à sa façon de passer de la chronique factuelle au "roman" polyphonique, en insérant dans le récit, souligné typographiquement par des italiques, le langage-vérité de ses personnages.
Du personnage de Françoise, la fidèle servante très "peuple" de la Recherche du temps perdu, on se souvient par la tournure particulière de son parler. Et de la même façon, la mère et le père d'Eddy Bellegueule revivent, ici, et se mettent à exister en 3D,pourait-on dire en exagérant à peine, par la ressaisie très savoureuse de leur langage exprimant à la fois leur fragilité et leur verve populaire, leurs préjugés énormes ou leur bon sens naturel, leur révolte ou leur soumission de gens "d'en bas". Or c'est à proportion de cette mise à distance romanesque que le lecteur se rapproche le mieux de ces personnages, perçus ainsi dans leur intimité ou leurs grommellements spontanés.
Du père qui parle de son propre paternel, on entend: "Ce sale fils de pute qui nous a abandonnés, qui a laissé ma mère sans rien, je lui pisse dessus"...
Ou se conformant aux valeurs masculines dominantes du milieu, la mère s'exclame: "J'ai des couilles, moi, je me laisse pas faire". Et quand sa propre fille, battue par son jules, lui revient avec un oeil au beurre noir sans moufter: "Elle était blanche comme mon cul", en laissant entendre qu'elle a compris de quoi il retournait, vu qu'on ne la fait pas à une mère.
Ou les parents mettant en garde Eddy: "Faut pas raconter, surtout pas, qu'on va comme ça aux Restos du coeur, ça doit rester en famille". Et les femmes du village parlant entre elles d'une qui tarde à se mettre en ménage:"L'autre elle a pas fait de gosse à son âge, c'est qu'elle est pas normale. ça doit être une gouinasse, ou une frigide, une mal baisée".
La mère d'Eddy est une femme "souvent en colère". Détestant le pouvoir qui coupe dans les aides sociales, elle n'en appelle pas moins au même pouvoir afin de "sévir contre les Arabes", et comme sa tabagie lui vaut une toux de plus en plus inquiétante: "Je vais crever si ça continue. Je te le dis, ça sent le sapin".
S'il y a de la riche matière sociologique là-dedans (on pense au Morin des premières enquêtes sur le terrain, à Bourdieu ou aux observations d'un Pasolini au Frioul et à Rome), c'est pourtant vers la littérature du réalisme noir (du côté de Calaferte ou de Louis Guilloux, en moins ample évidemment) ou de ce que Guido Ceronetti appelle le fantastique social (à popos de Céline) qu'Edouard Louis progresse avec la (re)construction de son montage de mémoire, au gré d'une composition limpide et inventive à la fois.
Il y a, sans doute, le fil conducteur de la honte du "pédé", que seules la fuite et l'écriture exorciseront. Mais il y a tout le reste aussi, tant il est vrai que le bouc émissaire fait des petits en milieu socialement fragilisé - et l'on pense alors à la crise mimétique décrite par René Girard.
Il y a la grand-mère qui adopte "des hordes de chiens" alors qu'elle peine à survivre, et qui finit leurs restes...
Il y a les voisins sans travail, plus pauvres que les Bellegueule, et surtout sales, dont la mère d'Eddy affirme qu'ils "profitent de l'aide sociale, qui branlent rien". Il y a le type qui crève seul au milieu du village, dont la mort n'est signalée à se voisins que par la puanteur de son cadavre. Il y a le cousin handicapé d'Eddy, dont tout le monde se moque, et qu'il prend en charge à son corps défendant. Il y a la tante qui s'arrache les dents à la pince quand elle est saoule. Ou bien il y a l'autre cousin, dur de dur, qui défie le procureur au tribunal et pète les plombs lors de sa permission de prisonnier, avant de finir très mal. Il y a les deux camarades d'Eddy qui l'attendent tous les jours dans le couloir du collège, à la récré, pour le tabasser rituellement ("J'avais onze ans mais j'étais déjà plus vieux que ma mère") sans que personne ne s'en doute. Plus tard il y aura le père humilié à son tour ("Mais les hommes, ça ne dit jamais ses sentiments") après un accident de travail qui le lui fait perdre. Il y aura aussi les lascars jouant à "l'homme et à la femme" dans un hangar, au dégoût total d'Eddy, révélé à lui-même par ces jeux et qui sera le seul stigmatisé, étant entendu que "le crime n'est pas de faire mais d'être, et surtout d'avoir l'air". Et tant d'autres petites phrases qui tuent ou qui en disent long, comme quand la mère dit "ce soir on mange du lait", vu qu'il n'y aura rien d'autre à se mettre sous la dent.
Bien entendu on pourrait se dire, en lisant En finir avec Eddy Belle Gueule, qu'il y a pire au monde que la situation de ce garçon tellement trop sensible, n'est-ce pas, et par ailleurs asthmatique et tellement trop intelligent (mais avec de "grandes études" il pourra "devenir riche"), si l'on pense aux damnés de la terre. Et pourtant non: le souffrance humaine ne se divise pas, ni la destruction de la personne en proie à l'abjection ordinaire.
Eddy Bellegueule écrit come ça: "Je ne pense pas que les autres - mes frères et soeurs, mes copains - aient souffert autant de la vie au village. Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde. La fumée était irrespirable à cause des coups, la faim était insupportable à cause de la haine de mon père".
Comme celle de son double romanesque, la fuite d'Edouard Louis était vitale, mais le jeune écrivain y a ajouté la révolte consciente et un travail intellectuel et littéraire gage de rédemption, pour lui, et de partage lumineux pour le lecteur.
De fait, la rupture qu'il a consommée, rappelant la décision d'un Thomas Bernhard de se diriger un jour "de l'autre côté", dépasse, et de loin, le solipsisme ou la seule condition homosexuelle.
En finir avec Eddy Bellegueule, c'est aussi en finir avec tous les préjugés sociaux et toutes les formes d'exclusion, jusque dans les nouvelles classifications de la société ou le simulacre de la générosité, les nouveaux conformismes de la pseudo-rébellion, les dérives racistes de l'antiracisme, la parano de certains homos hétérophobes, d'autres peurs, d'autres malentendus, d'autres haines suscités par d'autres humiliations qui n'en finissent pas d'envenimer les relations humaines.
Le roman d'Edouard Louis, plus qu'un livre de vengeance, et pur de tout mépris, est d'un indigné et d'un insoumis dont sa mère et son père, en définitive, devraient être fiers, comme le fut le père de Pasolini - son adversaire politique résolu - quand il reçut en dédicace le premier poème imprimé de son fils. Telle étant l'insoumission en héritage: cadeau du fils, dépassant le père en maturité...
Edouard Louis. En finir avec Eddy Bellegueule. Seuil, 219p.


À ce «discours spécial» de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial: «M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède. »
Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Obs, «Comment devenir Chinois »... 



Celle qui a rencontré Roberto Bolano dans un cocktail où il lui a dit qu’elle avait la même dégaine qu’un des personnages de son roman-somme à paraître probablement après son décès / Ceux qui ont cru voir la silhouette de Benno von Archimboldi derrièreles fusains du Hilton de Montréal alors qu’il s’agissait de celle de Réjan Ducharme / Celui qui a été surpris (physiquement) par la taille du professeur Umberto Eco rencontré à Malmö et que diverses femmes journalistes harcelaient pourtant / Celle qui a découvert Le nom de la rose en version espagnole pendant sa coloc de Tolède d’où elle est revenue diplômée et toujours méfiante à l’égard des moines érudits montrant certaine alacrité dans la libidinosité / Ceux qui sont reconnus de leurs pairs après avoir publié des articles jamais lus par leurs mères /Celui dont on prétend qu’il lève une femme dans chaque colloque et parfois deux quand ça se prolonge / Celle qui se trouvait à Amsterdam dans la salle des spécialistes allemands d’Archimboldi jouxtant celle des commentateurs anglo-saxons beaucoup plus expansifs et applaudis par le public / Ceux qui prétendent avoir rencontré Elizabeth Costello à tel ou tel congrès alors qu’elle n’a cessé de se tourner les pouces dans le livre qu’elle a inspiré à J.M. Coetze peu avant son Nobel /
Celui qui révèle gravement à ses collègues du Colloque 2666 que Roberto Bolano a piqué l’idée des salles rivales d’Amsterdam (et leur effet comique) à un roman de Martin Amis, avant qu’un chercheur anglais précise que celui-ci l’a fauchée au roman de Colm Toibin consacré à Henry James et que Liz Norton se lève enfin pour indiquer la source de cette super idée chez Borges l’Argentin et Boccaccio l’Italien / Celle qu’on dit l’incollable des colloques / Ceux qui rédigent le Routard des Colloques avec restaus chics et bon trucs du cru, etc.
(Cette liste a été jetée sur une nappe de papier de l'Hôtel El Hana International, à Tunis, en marge de la lecture de 2666 de Roberto Bolano)
Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?
Musique du silence. Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dane le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.








EN ROUE LIBRE. - Six mois après la "Révolution du jasmin" flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça; cependant ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus loin de nous ? Mais ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera l’affaire de tous ou ne sera pas...
DOUBLE SENS. – À en croire le vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas, au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’ilmange la femme et baise la chèvre. De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu telle femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…
UNE ERREUR BIENVENUE. – À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru ensemble le dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette "révolution", qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin. Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !
HEUREUX LES HUMBLES. - Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.
UN MONDE À REFAIRE . – Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure, consent-il, et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent assurément imprévisibles.
RAFIK L'AGNEAU. – Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il a encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays: les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !
(Ces pages sont extraites de L'échappée libre, ouvrage à paraître aux éditions L'Âge d'Homme.)
L'œuvre de Cingria fut peut-être plus foncièrement originale que celle de Georges Borgeaud, apte à ravir en revanche un plus large éventail de lecteurs. Ceux-ci connaissent évidemment ces «classiques» que figurent Le Préau (Gallimard, 1952), La Vaisselle des Evêques(Gallimard,1959) ou Le Voyage à l'Etranger (Grasset, 1974), relevant de la fiction autobiographique, mais peut-être est-ce ailleurs que le meilleur de l'art de la digression propre à Borgeaud aura cristallisé: dans les chroniques d'Italiques (L'Age d'Homme, 1969) ou dans LeSoleil sur Aubiac (Grasset, 1986), et enfin dans la kyrielle de textes éparpillés de journaux en revues que la Bibliothèque des Arts, par les soins de Martine Daulte, a entrepris de réunir en quatre volumes dont le premier vient de paraître.
À Paris, c'est un merle qui annonce dès février le printempsà Borgeaud dans les frondaisons du cimetière de Montparnasse qu'il voit, de sesfenêtres, s'étendre sous la lune comme «une ville sainte de livre d'heures», et le préfacier note alors: «Le merle est un de ces autres passereaux, qui chante invisible au-dessus des tombes et se tait quand le regard, porté par des jumelles, le touche. Il marque un de ces moments d'effusion silencieuse qui font tout le prix de ces textes.» Ceux-ci sont très variés et constituent, avec les beaux (parfois très beaux) dessins de Pierre Boncompain, non seulement un recueil des écrits que Borgeaud a publiés en un peu moins de vingt ans (de 1950à 1969) à diverses enseignes (N.R.F., Gazette de Lausanne, NouvellesLittéraires, etc.), mais une sorte de florilège du goût et de chronique nonchalante ponctuée de pointes admirables.
Abdourahman A. Waberi, né à Djibouti et vivant en Normandie depuis 1985, brasse la pleine pâte de notre langue pour dire le monde. Son roman, Aux Etats-Unis d’Afrique, nous confronte à un retournement troublant.




"Nous n'avons rien vu venir", pourraient-ils dire. Pas plus sur le terrain que dans les bureaux de Berne. "Je connaissais le passé du Rwanda, mais jamais je n'aurais pensé, ni aucun de nos collaborateurs, que les conflits ethniques passés aboutiraient à un tel génocide", constate un cadre de la coopération au développement. "Nous avons peut-être été naïfs ?", se demandera un autre coopérant suisse. "Peut-être avons-nous péché par angélisme ?", ajoutera-t-il avant de constater qu'une certaine mentalité "boy-scout" marquait les esprits et les comportements. Et le même constat "innocent" pourrait être fait par tous ceux qui se retrouvent dans le film éponyme de Thomas Isler et Chantal Elisabeth: "Nous étions venus pour aider"...
Les Suisses ont-il été, de façon passive, involontaire ou inconsciente, les complices du génocide de 1994 ? C'est la question que posait implicitement l'écrivain Lukas Bärfuss dans un livre paru il y a cinq ans, intitulé Cent jours, cent nuits (L'Arche, 2009), dont le protagoniste avait travaillé, dès 1990 à Kigali, au service de la Direction du Developpement et de la Coopération (DDC) pour l'aide humanitaire, et qui resta sur place après le départ de ses collègues. Ainsi qu'il le remarque lui-même, le personnage n'est pas inquiété par les milices hutus au motif qu'il est perçu, autant que les Suisses depuis une trentaine d'années, comme un "collaborateur". Sinistre appellation, rappelant évidemment les "collabos" français, mais dont il faut douter de la validité en l'occurrence. Et pourtant, au fil des témoignages égrenés par le film de Thomas Isler et Chantal Elisabeth, le terme de lâcheté reviendra à diverses reprises.
Cela étant Nous étions venus pour aider n'a rien du réquisitoire, et c'est le moins qu'on puisse dire. Ce n'est pas un film politique non plus, malgré certaines situations liées aux menées du Pouvoir rwandais. Le film focalise son attention sur un grand projet de coopération, incluant l'entreprise de distribution de biens alimentaires TRAFIPRO et le développement de banques populaires. Or l'évolution, à travers les années, de la gestion de la TRAFIPRO, documentée par les témoignages de divers cadres blancs ou noirs, est marquée par la soumission graduelle de sa direction au pouvoir politique, à l'indignation de plusieurs coopérants suisses et contre l'avis de certains cadres rwandais.
En clair, et dès 1973, l'entreprise TRAFIPRO se trouve "épurée" de nombreux Tutsis. Or ce premier acte clairement raciste, et ses répercussions auprès des Suisses, fait apparaître le clivage entre ceux qui, n'admettant pas l'arbitraire de la mesure visant des employés qualifiés, protestent ou démissionnent, et les autres qui préfèrent invoquer une "affaire interne" entre Rwandais. Dans la foulée, on suit les tribulations d'un génie des chiffres rwandais devenu responsable financier de la TRAFIPRO après un stage à Lausanne, et que son appartenance ethnique désigne aux foudres du pouvoir qui le fait incarcérer pendant une année. Un cadre alémanique de la TRAFIPRO lui rendra visite dans le cul de basse-fosse où il a été jeté sans autres protestations "officielles", mais un tel drame personnel ne pèse guère au vu de l'épouvantable massacre qui se prépare.
D'une certaine manière, notamment en ce qui concerne la fameuse neutralité helvétique, le film de Thomas Isler et Chantal Elisabeth rappelle Mission en enfer de Frédéric Gonseth, qui fit parler les anciens collaborateurs de la Croix-Rouge directement confrontés au génocide nazi et sommés de se taire. La grande différence, en l'occurrence, tient au fait que les coopérants suisses au Rwanda ne pouvaient effectivement se douter de ce qui se préparait avant d'être rapatriés d'urgence, et que les tenants et aboutissants du génocide des tutsis ne sont pas comparables avec l'extermination planifiée des juifs d'Europe. D'un autre point de vue, le témoignage d'un coopérant allemand et de sa femme est également très significatif, notamment du fait que le couple (lui est un ancien gauchiste soixante-huitard) aura fréquenté de près le premier ministre hutu convaincu de crime contre l'humanité, tout en accueillant des réfugiés tutsis dans leur maison...
Constitué de documents d'archives et de films personnels tournés par les protagonistes - avec un effet de réel désormais banal dans le cinéma documentaire -, d'entretiens et de témoignages dont l'ensemble demande un certain effort de reconstruction de la part du spectateur, Nous étions venus pour aider à le premier mérite d'éclairer une situation complexe, impliquant des individus de bonne volonté et de bonne foi, sans juger. Une consoeur alémanique a déjà rapproché au film son manque de position critique, incriminant en outre l'"effrayante naïveté" des coopérants. Le jugement est facile de l'extérieur et après coup, comme on l'a vu dans Mission en enfer. On peut aussi ironiser sur le fait que la DDC ait "revu sa politique" après la tragédie rwandaise, mais cela relève d'une autre façon de condamner à bon compte. Le mieux est de voir ce film, qui sera commenté ce dimanche après sa projection publique à Genève et Lausanne, et de lire ensuite Cent jours, cents nuits, de Lukas Bärfuss, quitte à corser le débat a posteriori,vingt ans après...



De Dostoïevski claquant au jeu les roubles de son ménage, à Lénine rêvant de révolution entre Genève et Zurich, en passant par Nabokov (ennemi juré du Bolchevik) qui chasse le papillon dans les Préalpes, toutes les Russies se mélangent en Suisse sans frayer beaucoup, il faut le souligner, avec l'habitant. Ainsi peut-on bien parler d'une Suisse russe, comme l'a illustré le romancier moscovite Mikhaïl Chichkine dans une fresque passionnante aux mille anecdotes. Le tableau fait peu de place aux échanges idéologiques ou politiques qui se firent parfois entre Suisses et Russes, privilégiant les figures révolutionnaires à la Lénine, Bakounine ou Kropotkine, sans les idéaliser.
La Suisse russe passe donc par Zurich, où se réfugiera (notamment) Chagall, dont les vitraux légendaires ornent la Fraumünster; et c'est là que Soljenitsyne vivra son premier exil. Là aussi que Mikhaïl Chikchine lui-même s'est établi en 1995, partageant la vie de la traductrice Franziska Stöcklin et lui-même employé comme interprète à l'accueil des requérants d'asile. Or cette fonction a fourni, au puissant romancier qu'il est assurément, l'inappréciable matériau humain qu'il a filtré dans le plus beau de ses livres, Le Cheveu de Vénus, écrit à Zurich en russe et traduit en plusieurs langues.
La Suisse russe de Mikhaïl Chichkine passe également par Berne et les Grisons, le Tessin (bonjour Kandinsky !) et les Ormonts, le château de Chillon où Gogol grava son nom avant de situer un épisode des Âmes mortes à Vevey, et enfin Lausanne où l'on retrouve tout un monde insoupçonné de princes déchus et d'étudiants hâves, le philosophe Vladimir Soloviev (de passage) ou la géniale Marina Tsvetaeva.
C'est un livre humainement très attachant que Gens du lac de Janine Massard, qui nous vaut également une chronique d'un grand intérêt historique et une oeuvre littéraire originale par sa façon de transcrire le langage et la mentalité des riverains romands du Léman.
Janine Massard. Gens du lac. Editions Campiche, 191p.