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Carnets de JLK - Page 108

  • Ceux qui sont du clan

     

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    Celui qui sait que la couleur est dans le nom de Bolano / Celle qui porte l’eau douce au front / Ceux qui recensent les vagues / Celui qui pratique l’apnée lunaire / Celle qui savoure l’immanence à mi-pente / Ceux qui descendent dans le rêve par paliers / Celui dont l’épaule tiède accueille les chastes songeuses / Celle qui le fait avec les plongeurs glabres / Ceux qui parfument les rivages / Celui qui a la garde des flacons subtils / Celle qui se croit en odeur de sainteté nonobstant le décret du Vatican / Ceux qui fréquentent l’Hôtel Moderne avec des gestes anciens / Celui qui observe le serveur gracile à la cafète de la Maison de Repos / Celle qui le fait avec des Brésiliens illettrés mais moralement élégants / Ceux qui militent contre la réticence / Celui qui est non seulement contre mais tout contre / Celle qui dort un long temps au pied du morbier / Celui qui revisite la métairie de l’Oiseau / Celle que contrarient les appariteurs zoomorphes / Ceux qui stressent entre les dédaigneux / Celui qui sait pourquoi le poisson ne pense point mais réfléchit mieux la lumière que la moule maussade / Celle qui hume l’odeur de sodium des berges irradiées / Ceux qui ne pensent pas mais sentent fort / Celui que dirige la luminescence de la centenaire engloutie / Celle qui canne les chaises percées / Ceux qui en reviennent au siège curule genre Poséidon / Celui qui hante le bar sous la mer tenu par ce cher Roberto / Celle qui se conforme aux préceptes de la vie au fond des mares / Ceux qui se la jouent vingt mille lieues sous les moires / Celui qui n’a jamais confondu la généalogie du rabbi Iéshoua et celle de Gargantua / Celle qui récuse son ascendance darwinienne côté sangsues / Ceux qui ont survécu en s’entre-dévorant / Celui qui marque une pause dans le déroulé temporel de la Sélection / Celle qui se nourrit de regrets au point que son teint s’en ressent / Ceux qui assument leur profil siluriforme / Celui qui vit sa destinée d’enfant sirénomèle même pas sûr d’être sauvé par le Dieu méchant / Celle dont personne ne sait ce qu’elle pense de son enfant à branchies de requin / Ceux qui dissertent sur l’identité sexuelle de l’androgyne velu à trois fentes / Celui que sa vocation de pianiste de concert a conduit des favellas aux suites royales qu’il supporte à renfort de Prozac / Celle qui s’exhibe dans les débats philosophiques où l’on conclut toujours sur une note d’espoir / Ceux qui lèvent leur pouce sur Facebook quand on leur balance une photo de jonquille ou un cookie sympa, etc.

     

  • Appels d'air

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    APPEL D'AIR. - Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis trois décennies. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soir de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition sous ma gouverne main de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé d'en avoir fini ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti, pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible.

    De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance et d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues se montre le plus fin des des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle.

    Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins… 

                                                                                                 (Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai 2012)

    Panopticon555.jpgAVATARS DIVINS. - Cinq heures du matin. Des tas de pensées au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie la plus terre à terre.

      

    Flannery28.jpgFLANNERY. - Il est des auteurs autour desquels je n’aurai cessé de tourner à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Gripari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ».

    Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impémétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauuté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux.

    Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu, autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre. Et du coup je pense à Quentin et à Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », comme rarement dans la littérature contemporaine – comme chez à peu près personne, à ma connaissance, dans la génération de Quentin, sauf peut-être chez mon ami Max le Bantou.

     

    DE LA MER.- Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir de naufragés en sursis…

                                                                                                      (Cité du soleil, ce jeudi 17 mai)

     DE CITATIONS EN INCITATIONS. – C’est Charles-Albert qui disait, si je me le rappelle bien, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation.

    Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande), alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la remarquable indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemples qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…

      

    Dupuy03©_Luc_Jennepin.jpgJDD en 3 D. - Réveillé à 4 heures du matin, avec un croc dans l’épaule, signe de stress accumulé. La mer assez véhémente sous nos fenêtres. Hier par courriel, Jean-Daniel Dupuy m'a écrit un début de chose intéressante à propos de L’Enfant prodigue. Du coup je me suis rappelé que le grand nocturne vivait à Montpellier, rue Jacques Brel, et que ce serait peut-être le moment de se rencontrer.  

    J’avais regretté que la publication, en ouverture du Passe-Muraille, d’un  texte saisissant de sa firme, soit restée sans suite. Comme je lui avais écrit que ses textes me semblaient « hors d’âge », il avait compris, m'avoue-t-il aujourd’hui, que je le trouvais ringard. Total malentendu, car à mes yeux la vraie littérature est par définition hors d’âge, de Lucrèce à Kafka ou de la poésie T’ang à Hölderlin. Je lui  ai donc fait un message pour lui suggérer une rencontre en 3D.   

                                                                                    (Au studio Paradiso, ce vendredi 18 mai)

     Celui qui n’arrive pas à gratter l’autocollant Vive Jésus à l’arrière de sa voiture de fonction stationnée à la douane du Qatar / Celle qui donne du pain aux Signes / Ceux qui vont répétant que qui a vu voira, etc. 

     

    DE LA RETRAITE. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger…

    C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.

     

    DE LA NOTE. -  Comme je lui demandais un jour s’il prenait des notes pour la préparation d’un roman, Jean Dutourd me répondit qu’une idée notée était pour lui une idée perdue. Or ce qu’on peut comprendre s’agissant de la préparation d’un roman ne s’applique pas du tout, selon mon expérience, à la prise de notes ordinaire qui a double valeur de clarification et de vérification. Emmanuel Berl disait écrire pour savoir ce qu’il pensait, et Léautaud que son Journal littéraire lui permettait de vivre deux fois, sa journée écrite s’ajoutant à sa journée vécue. En outre, si la note relève le plus souvent du petit matériau de base, elle peut être aussi l’aboutissement en pointe d’une méditation ramassée ou d’une réflexion décantée. Ainsi de suite...    

     

    Dupuy7.jpgFRÈRES D'ARMES. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous a fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié, en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquise, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et noctuel d’Invention des autres jours, troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux, et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna, que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités, tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel m'a offert La Traductrice d’Efim Etkind, émouvante évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…  

     

    A COMME ALPHABET. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus », Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencontrer d’autres, former des mots qui dansent ensuite ensemble et vont se promener le long des pages, pour se parer en passant de couleurs comme dans le poème fameux de Rimbaud : c’est ce que notre ami a partagé avec ses mômes. Une autre fois, annonçant à un autre groupe d’enfants handicapés qu’on allait « récolter des mots », il a vu ceux-là se pointer avec des paniers dans lesquels, de fait, la cueillette a été ramassée.

    Pour notre part, nous égrenons l’Alphabet de nos goûts partagés, d’A comme Âge d’Homme (Jean-Daniel a une belle collection de classiques slaves et L’Ange exilé de Thomas Wolfe ne lui est pas inconnu…) à S comme Simenon (il a été fasciné par La Fenêtre des Rouet), H comme Highsmith (dont je lui parle car il n’en a rien lu), I comme Indridason (il connaît bien le polar mais ignore l’Islandais que lui cite ma bonne amie) ou Z comme Zambrano, Maria Zambrano, philosophe espagnole au verbe éminemment poétique dont j’ai acheté, chez Sauramps, De l’aurore et Les clairières du bois...

     

    Z comme Zambrano. – Ce matin encore, j’ignorais tout de Maria Zambrano. Au fil de nos premiers échanges, avec Jean-Daniel Dupuy, qui ignorait tout ce matin d’Annie Dillard dont je lui parle, il m’a révélé l’œuvre de cette essayiste espagnole dont la phrase et les développements, les fragments méditatifs, les fusées éclairantes et les méditations lyriques. me rappellent immédiatement Dillard et Gustave Thibon.

    « La pensée vivifie », écrit Maria Zambrano. Et voici ce qu’elle note, dans Les clairières du bois, sur Le vide et la beauté : « La beauté fait le vide –elle le crée – comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté ; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. Où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. Et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Evénement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci »…

     

    DU REALISME PANIQUE. - Je lis ces jours de tas de livres à la fois, dont Le réel et son double de Clément Rosset, qui parle de ce phénomène très actuel qu’on pourrait dire du déni du réel, correspondant à une évidente peur de celui-ci. Or il me semble que c’est en défiant cette angoisse de façon panique qu’un Houellebecq, après le cinéma belge, a repris le flambeau d’un certain réalisme lyrique illustré par le Voyage de Céline ou par L’Apprenti de Raymond Guérin, pour ne citer que des romans en langue française. Loin de moi l’idée d’en faire une théorie trop codifiée, mais il me semble qu’Au point d’effusion des égouts, de Quentin Mouron, amorce une observation et des constats de ce type, qui se développent plus amplement dans Notre-Dame-de-la-Merci.

    Je vais creuser le sujet, à la lumière, entre autres, de ma lecture de Flannery O’Connor, qui participe elle aussi, avec beaucoup plus de finesse géniale que l’amer Michel, de ce réalisme poétique et panique auquel je pense.

     

     Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires, etc.

     

    À TOUT-VAT. - Aujourd’hui le temps maussade, voire brouillasseux, était favorable à la lecture-lecture, mais lire les visages des gens cheminant sur la grève, contempler le spectacle des grandes vagues se brisant sur les rochers de la jetée au petit sémaphore, relever les derniers texti (un texto, des texti) de nos enfants, déchiffrer les inscriptions visant à la préservation morale du biotope (toute exhibition sexuelle est passible d’une amende de 17.000 euros ou d’emprisonnement) ou au contraire à l’incitation à l’amorale transgression (ce soir Gang Bang au Jardin d’Eve), bref grappiller de l’Hypertexte à tout-vat ne saurait que nous « éjouir un max » pour parler comme Alcofribas Nasier…

     

    (Extraits d'un livre en chantier)

  • Des idiots utiles

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    Dans Le Studio de l'inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux,  que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Leys.jpgOr Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux: dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial »...

    À ce « discours spécial » de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la «décence ordinaire» célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’ anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Ob’s, «Comment devenir Chinois»… 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)mao1.jpg

  • Anges de Facebook

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    De la réalité messagère.

    Je les tague et ils me répondent: j'aime. Telle est la nouvelle réalité messagère. Par exemple je tague Gilda tous les jours et elle me répond tous les jours: j'aime. Mais qui est Gilda ? Gilda est une jouvencelle octogénaire russophone et lettrée comptant au nombre de mes 3215 amis  de Facebook. Je la connais à peine mais je l'aime bien comme je crois qu'elle m'aime bien. J'aime bien aussi mes deux Anne-Marie, qui sont de plus anciennes complices: la gauchiste des rues de Lausanne et la rêveuse du bocage poitevin. Nous commençons à faire vieux couple à trois, mais jamais elles ne m'ont fait de scène. D'autres en revanche  m'ont lâché, ou fâché, ou ne lèvent plus le pouce. Nul n'y est évidemment obligé.

    François, par exemple, qui est un des plus anciens de mes amis sur Facebook, à qui même je dois de m'être logué (ce vocabulaire !) après qu'il me l'eut recommandé, lève rarement le pouce. Je le sais pourtant attentif: il lit en tout cas mes listes, qu'il a même publiées en recueil dans l'édition numérique qu'il dirige avec toute une équipe. Le fait est rare, mais nous nous sommes rencontrés une fois en 3D, à Lausanne, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. De la même façon, j'ai rencontré l'automne dernier mon cher compère Bona à Sheffield, que je connais depuis 2005 par nos blogs et qui, je m'en inquiète, ne lève guère le pouce ces jours. Mais il faut dire que je vais rarement sur son profil Facebook, de même que je ne suis les écrits de François que sur son site rabelaisien. Je dois n'avoir levé le pouce que deux ou trois fois sur son mur, mais j'en connais qui ne lèvent jamais le leur sur le mien, à commencer par ma bonne amie qui me dit tant et plus qu'elle m'aime, en 3D, sans me gratifier, ou presque jamais,  du moindre j'm virtuel. D'autres de mes proches, voire très proches, se manifestent par la même façon de ne pas se manifester: nous nous aimons quand même, sans lever le pouce...

     

    Angelo.jpgTout cela pourrait sembler "limite débile", pour user du volapück actuel, et je le pensais d'ailleurs avant de me loguer sur Facebook, mais l'exercice quotidien de la chose, qui n'est pour moi que la prolongation de carnets que je tiens depuis la nuit de mes temps (disons depuis mes seize ans ou dix-huit ans) m'a convaincu du fait que cette nouvelle réalité dite virtuelle n'est pas moins actuelle, à maints égards, que celle qu'on croit la seule réelle. Cela étant je ne me force pas: j'essaie de rester naturel. J'ai l'accueil si débonnaire, non sans préventions occasionnelles, que je compte maintenant plus de 3000 amis, dont une trentaine avec lesquels j'échange plus ou moins régulièrement.

     

    Ledit échange est tout à fait gratifiant avec une poignée d'amis partageant mes passions, à commencer par les anciens libraires Claude ou Jean-Pierre, une consoeur Ariane et d'autres prénommées Christine ou Isabelle, d'autres  compères écrivains tels Jean-Michel ou Sergio, ou encore Jacques et Alain, Philippe I et Philippe II, un autre François poète, à ceux-là s'ajoutant une Claudine veuve et joyeuse, une Aude et tous les prénoms courants, de Catherine à  Andonia ou de Michèle à Michelle, de Fabienne à Fabiola, de Diane à Joëlle, de Nathalie à Natacha,  j'en passe et j'abrège sans craindre de froisser aucune aile...

    Mes anges de Facebook  ne requièrent, en effet, aucune révérence sociale en dépit de la nature du réseau. Mes anges de Facebook sont à la fois irréels et plus que réels, autant que l'inspecteur Columbo dans Les ailes du désir de Wim Wenders, qui incarne son personnage avec une sorte de valeur ajoutée. Mes anges de Facebook sont également doubles, comme je le suis à mon propre égard lorsque j'écris, comme Philippe à Shangai devient l'ange qui s'accompagne lui-même et puis échange, comme j'échange avec deux Yvan, un William à Los Angeles, un Mauro chinois à Florence et mes frangines réelles ou quelque autre frère virtuel - ainsi passent les messagers...

  • Angelus novus

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    ANGELUS NOVUS. - L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l'aile au double sens du terme dans le monde et le temps.

     

    C'est évidement de l'Homère de L'Iliade qu'il s'agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d'où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d'hier faisant écho à ceux des maisons d'alentour et des villes et de partout où s'égaille la famille humaine.

     

    À Nouvel An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l'alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n'en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d'anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup...   

    Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu'hier et c'est cela, le temps, je crois, ce n'est que cela:  c'est ce qu'ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil des heures - des choses sues.         

     

     

    Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur faisions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d'eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons. 

    L'ange en pardessus gris muraille: "J'aimerais ne plus éternellement survoler. J'aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l'illimité et m'attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire "maintenant, maintenant, maintenant", et non plus "depuis toujours ou "à jamais"...

     

                                                                                                  (À La Désirade, ce 1er janvier 2011) 

     

    Peter Handke: " Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde".

     

    Lucia777.jpgPICTOR. - J’ai repris la peinturlure depuis quelques jours, et avec un plaisir renouvelé,  également stimulé par les choses qu’a produites ma bonne amie ce dernier mois. À vrai dire, je suis assez bluffé par la sûreté avec laquelle elle a entrepris ses peinturages, qui me touchent par la justesse de la couleur et la consistance de la vision. Après deux couchers de soleil flamboyants, qui ont quelque chose un peu de Vallotton, elle a réussi deux petits formats, avec une vieille Chinoise dans un jardin public, et une petite fille regardant au-delà d’une rivière, d’une délicatesse intime et d’une justesse de ton remarquables dans les rapports de couleurs, sans rien de mièvre ni de convenu.  

     

                                                                                                 (À La Désirade, ce 4 janvier)

     

     

    Celui qui retrouve ses papiers de jeunesse et les promesses qu’il s’est faites ou pas et qu’il a tenues ou pas / Celle qui dit : selon mon analyse / Ceux qui sont peu aimés en retour de leur peu d’amour, etc 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

     

     

  • Ceux qui crashent leur JE

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    Celui qui dit tout haut ce qu’il ne pense pas / Celle dont les mots sortent couverts / Ceux qui mentent comme ils transpirent / Celui qui affirme que mentir s’apprend tout seul / Celle qui s’exprime par images subliminales genre braille New Age / Ceux qui préservent leur intimité en exhibant leur double / Celui qui déjoue toute indiscrétion en infestant Facebook de fausses confidences / Celle qui est d’autant plus agressive qu’elle se dit victime / Celui qui voit midi à midi et demi / Celle qui danse comme certains pensent mais  à vrai dire mieux / Ceux qui se sentent nouveau-nés chaque jour qui leur est donné poil au nez / Celui qui n’a pas compté les orgasmes réels de son amie Clotilde mais ça fait beaucoup avec les années / Celle qui répète qu’on n’arrête pas le progrès et ne cesse en effet de baisser / Ceux qui n’existent que pour être vus sans que cela se sache / Celui qui a une pile à la place du cœur et pas le temps de la remplacer / Celle qui n’a pas de cœur mais s’affole quand y bat pas / Ceux qui se demandent si après la mort ça descend ou ça monte / Celui qui ne croit qu’à ce qu’il ne voit pas en regardant le tableau / Celle qui ne croit qu’en ce que le tableau ne dit pas / Ceux que leurs yeux ont crevés / Celui qui voit par les yeux de celle qui voit par les yeux des fleurs / Celle qui voit rien faute d’ouvrir les yeux / Ceux que leurs yeux ont sauvés (quand y avait une marche par exemple) / Celui qui se vend trop cher pour qu’on le traite de vendu / Celle qui se répand en pardons à raison de 5 dollars la pièce ce qui fait pas lourd par rapport au franc suisse de ces jours / Ceux qui vomissent leurs excuses / Celui que le culte de l’enfance écoeure / Celle qui se dit  impressionnée par les gars de l’équipe de rugby ce qui s’explique par son origine suisse alémanique / Ceux qui sont revenus de tout et en redemandent / Celui qui a rencard place des Retraités / Celle qui se retire de sa housse pour ajuster son tir / Ceux qui parient sur la nouvelle génération perdue / Celui qui se dit affreux sale et méchant et se vexe si vous lui dites qu’en effet c’est bien ça / Celle dont le rimmel coule de ses bretelles à ses jarretelles mais reste digne sous les baisers de Dracula / Ceux qui n’ont que du travail au noir à offrir aux Blacks /  Celui qui de funambule est devenu agent de change alors que d’autres c’est le contraire / Celle qui croit que l’orage gronde à cause d’elle / Ceux qui kiffent la Pizza Khadafi de Gino à base de viande de chien galeux aux asticots / Celui qui joue du Chopin en sifflant des chopines / Celle qui se lèche les babines de son air mutin de majorette angevine / Ceux qui vous font un transfert dès que vous les gérez pas comme y faut niveau libido, j’vous dis pas, etc.

     

                 

  • Ceux qui restent cois

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    Celui qui accommode ses porcelets nourris de vipères selon la méthode espagnole / Celle qui rote trois fois pour répondre aux compliments d'adieu de l'écrivain racé / Ceux qui se sentent devenir leur propre fantôme / Celui dont l'odeur corporelle de caleçon clérical ne revient pas à la claveciniste pourtant adepte de la Tradition thomiste / Celle qui déchire les mots de toutes ses dents de devant / Ceux qui font passer la pilule avec un doigt de porto / Celui qui a l'air tout petit dans son cercueil financé par le ministère des cultes et du cyclisme sauvage / Celle dont les amis sont si discrets qu'ils la laisseront mourir seule / Ceux qui trouvent de l'humour au Créateur de la poule de soie / Celui qui reconnaît les Portugais à cent pas rien qu'à leur style / Celle qui discerne à vingt pas ceux qu'elle ne doit point approcher / Ceux qui trouvent les journaux de plus en plus salissants / Celui qui n'aime pas le mot boulot mais adore son job / Celle qui dispose d'une voiture à elle depuis la mort du proprio  /   Ceux qui appellent le silence leurs grandes orgues / Celui qui a un cimetière de photos dans sa chambre à coucher / Celle qui refroidit les amitiés manquant de chaleur / Ceux que leur bonne humeur sauve dès le saut du lit et jusqu'au lavabo le soir quand il fait noir / Celle qui se débat avec ses problèmes d'assurances mais il faut bien que vieillesse se passe n'est-ce pas / Ceux qui se sont fait une règle de ne point s'agiter comme des puces en pensant plutôt: comme des asticots / Celui qui lit attentivement toutes les notices et passe ainsi pour un bon lecteur dans les cantons de l'Est / Celle qui passait pour très avare avant de trépasser / Ceux qui s'efforcent de ne plus s'extasier à tout propos sauf si la caméra tourne ou si c'est sur Facebook / Celui qui épile le  blaireau avec le sérieux requis / Celle qui aime son prochain à distance come toi-même /  Ceux qui attendent la sortie de Jésus le Retour / Celui qui a vu une société disparaître et survenir Arielle Dombasle dans ses voiles / Celle qui évite tout grouillement humain genre Love Parade ou sortie du bureau / Ceux qui se roulent une cibiche avec le geste expert des philosophes sur le trottoir / Celui qui fait un casse dans le château du prince Monseigneur  / Celle qui calme ses lycéens en leur donnant le sein au figuré quitte à faire s'exclamer sa collègue frustrée: c'est du propre ! / Ceux qui pratiquent un relativisme si bien tempéré qu'il confine à une forme de sagesse ambulatoire exportable au niveau mondial, etc.

  • Ceux qui se résument

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    Celui qui se rappelle la scène capitale du clapier / Celle qui disait: donc je me résume / Ceux dont le plus beau souvenir d'enfance est scandaleux / Celui qui relit Le Malheur indifférent au titre de fatalité sociale /  Celle qui lit Le poids du monde au titre de dommage collatéral / Ceux qui contestent le double jeu de l'oxymore /Celui qui écrit une lettre àlenfant qui vient en commençant par: "Je ne sais pas qui tu es, poulet" / Celle qui considère que s'occuper d'un enfant est un job à temps plein en vertu de quoi si t'en as deux tu peux plus rien faire qu'attendre le troisième / Ceux qui remettent tout à plat y compris les Dolomites / Celui qui se prénommant Jonathan n'a plus qu'attendre la mariée qui ne sait pas ce qui l'attend / Celle que ça reprend chaque fois qu'elle s'exclame: bien, je reprends / Ceux qui sont décidés à publier un livre qu'ils vont écrire si ça se trouve / Celui qui voyant les Chinois débarquer se tire une balle de ping-pong / Celle qui s'exclame qu'il est trop tard pour bien faire alors que c'est juste sa Swatch qui avance / Ceux qui n'ont pas la métaphysique de l'emploi /Celui qui va prendre un pon polder à Camperduin /Celle qui prépare sa fameuse sauce hollandaise volante /Ceux qui disent du cul de Madame Claude que c'est une affaire qui roule / Celui qui supplie son beau-fils canadien de mettre un string à la statue de son jardin privatif au motif que les voisins c'est les voisins surtout  à Mulhouse /Ceux qui crachent dans la soupe à la grimace qui le leur rend bien / Celui qui fait de mauvaise fortune son babeurre / Celle qui se retourne pour voir si son ombre la suit du regard /Ceux qui font du Proust élagué / Celui qui procède au debriefing de sa panne sexuelle en invoquant  la chute du yen /Celle qui dit à Rocco qu'un accident peut arriver même à un poids lourd dans un lit / Ceux qui n'ont pas la bosse des maths ni de goître non plus / Celui qui se flatte d'avoir opinon sur rue / Celle qui estime qu'on peut guérir de tout même de l'avoir rencontrée / Ceux qui n'aiment pas être cités  sur Facebook sans qu'on rappelle leur titre / Celle qui se résume en un haï-ku genre:  À l'Arbre / Le fruit défendu est hors d'atteinte  / Tu y goûteras dans une autre vie  / Ceux qui la font court mais y reviendront, etc.

     

    Image: Robert Indermaur

     

  • D'autres transits

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    Une autre ville. - On appelle voyage ce qui n'est souvent qu'un déplacement dans l'espace qui ne rime à peu près à rien. Le vrai voyage est un révélateur. Le vrai voyage aiguise et multiplie notre regard. C'est tout à fait ce que je trouve dans le voyage virtuel que ménage la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy, qui procède à tout moment par rapprochements et mises en rapport éclairants. Son séjour à Shangai est un voyage vers lui-même. Il découvre une autre ville derrière la ville et là derrière se tient un personnage embusqué qu'il avait plus ou moins chassé de sa vie, au tréfonds de lui-même. La violence de Shangai lui a révélé sa propre violence enfouie. C'est une expérience de mégapole, à la fois terrifiante et possiblement féconde. Je l'ai faite à Tôkyo. J'ai découvert à Tôkyo le néant de l'anonymat et son possible retournement: la violence du déni et le recours par l'écriture sur un coin de table. C'est ce qui permet aussi à Philippe Rahmy d'aller au bout de son interrogation personnelle, face à son père l'Egyptien et à sa mère l'Allemande, face à Shangai et à la Bouche cousue . Chacun retrouvera son fil d'Ariane  dans la nébuleuse urbaine. Et puis il y a d'autres voies que l'écriture.

    D'autres mots. - Cette année-là je suis allé à Amsterdam, chez des amis pas vraiment proches. À plusieurs reprises je me suis demandé ce que je fichais là-bas, puis j'ai découvert de vraies gens. La même année je suis allé à Salonique où je n'ai pas eu le temps de rencontrer de vraies gens, puis à Athènes, puis à Bratislava, puis à Presov et Kosice, puis en Tunisie où j'ai rencontré de vraies gens mais sans suite , puis à Locarno pour le Festival du film où j'ai rencontré Harrison Ford sans le rencontrer, puis à Portofino où j'ai assisté à un shooting d'une équipe de Dolce & Gabbana fait pour que personne ne se rencontre, et durant ces divers transits j'ai vécu la mort d'un ami qui a compté plus que personne dans mes jeunes années, traversé une crise de couple d'un soir- et comment dire tout ça ? C'est la question que les mots nous posent quand on veut échapper à ce que Monsieur Raisonnable appelle "de la littérature" ou son cousin anglais: "words, words,words"...

    Une autre approche. - Dire ce qui est comme c'est serait l'idéal. Par exemple Paul Léautaud, dans son Journal: "été ce matin au bureau, donné ce soir de la pâtée aux chats et des os aux chiens". C'est incontestable. Mais encore ? Que me dirait Léautaud d'Amsterdam ou de Shangai vues par un poète de résistance physique limitée ou un névropathe fou de blues ?  Rétrospectivement, je me dis que je n'aurais voulu pour rien au monde manquer ma rencontre à peu près nulle avec Harrison Ford, dont l'approche formatée m'a ouvert des perspectives inédites sur l'asservissement des gens de médias par le business du cinéma. J'ai vu comment j'étais radieusement esclavagisé le temps d'une prestation publicitaire à simulacre culturel (rien de grave) et comment Harrison Ford l'était lui aussi. Pas de quoi en faire un drame, mais  la bouche cousue de la Présidente des écrivains de Shangai relève d'un consentement analogue même si ça a fait plus de morts. Bref,c'est le genre de questions que pose aussi Béton armé. La mégapole est partout si l'on est attentif. Et c'est avec ça, aussi, qu'on peut rester libre pour peu qu'on y résiste...

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table Ronde.

    Pier Paolo Pasolini. Pétrole. Gallimard.

  • Les mendiants de Samarcande

    Samarcande01.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore. Les nouveaux tenanciers sont une fille d'artiste au prénom de chasseresse, vive et rayonnante,  et le chef un géant Alsacien fils de forgeron d'art spécialisé dans les oiseaux de fer et les locomotives anciennes. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen - sans oublier les aquarelles et gravures de la même sûreté de choix aux murs de bois. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

    Or, non moins extraordinaire est ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées. Et là non plus je n'exagère pas: vraiment hors de l'ordinaire par le rythme sans faille de chaque phrase et les fenêtres qu'il ouvre à chaque page sur un peu tout. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

      

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple cette page: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     LIMONOV. - La première fois  que je l'avais abordé, j'avais passé à côté de ce livre non moins extraordinaire. J'en avais lu une vingtaine de pages et m'étais dit: à quoi bon s'intéresser à ce sale type ? Pourtant j'avais aimé Le poète russe préfère les grands nègres et Journal d'un raté, bien avant qu'il ne se la pète à Sarajevo. Je n'étais pas dupe du mariole, dont les provocations me faisaient penser à Zinoviev. Je sentais que son extravagance cachait une révolte plus pure que la pureté des belles âmes occidentales, comme le montre généreusement Emanuel Carrère. Et je suis revenu à celui-ci à l'incitation de Jean-Michel Olivier, et cette fois j'ai croché pour découvrir le portrait composite, contradictoire et cohérent à la fois, de ce personnage de forcené aux tribulations de grand fauve humain. Et toute son époque, de Staline aux frappes friquées.

    À la fin du livre qui lui est consacré, Limonov dit à Emmanuel Carrère qu'il rêve, finalement, de cités asiatiques genre Samarcande dont les mendiants, à l'ombre des mosquées, sont des loques et des rois. Tout au long de sa chronique, Emanuel Carrère oppose, à la violence de son protagoniste, une attitude qu'il résume lui-même en un mot à la fois vague et précis: christianisme, qu'on prendra comme on voudra. Moi je le prends comme une forme de douceur et de fraternité, que je retrouve chez Philippe Rahmy face à la face sans face du communisme chinois ou de l'arrogance et de la fuite en avant des tours de Shangai, devant lesquelles on baissera simplement les yeux, comme les mendiants de Samarcande, pour voir vivre la vie...          

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table ronde. À paraître le 5 septembre.

    Emanuel Carrètre. Limonov. P.O.L.

  • Compères contraires

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     DU SURMOI PROTESTANT. - Comme on m'a dit que le dernier roman d'Etienne Barilier, Un Véronèse, valait le coup d'oeil, j'y suis allé voir, pour trouver ça très Barilier, donc très intelligent et très cultivé, très sagement filé, mais avec quelque chose qui m'a glacé et même terrifié plus que dans aucun autre de ses livres, à savoir: le surmoi protestant. Ou plus exactement, dans ce roman d'une rare transparence personnelle: le moi de Barilier dédoublé dans le couple d'un Barilier de soixante-cinq ans (le grand-père pieusement appelé "père") se penchant, lors d'un commun séjour à Venise, sur un Barilier de dix-sept ans au seuil de son éducation sentimentale et sexuelle partagée entre une jeune Anne bravache et une Anna materne plus stylée...

    Or ce jeu mimétique entre le mentor moral plongé dans la lecture des Anciens, sur sa chaise-longue, et le puceau tâtonnant, qu'on m'a dit si émouvant, m'a plutôt transi et rappelé tout ce que depuis mes dix-sept ans à moi je n'aurais cessé de fuir, avec l'assentiment rétrospectif complet de la vieille canaille de passé soixante ans que je suis devenu.Le plus amusant, là-dedans, est qu'Etienne et moi, devenus pour ainsi dire frères ennemis avec les années, portons le même nom (sa famille paternelle  l'a juste francisé), venons du même bled du Seeland et sommes nés la même année...        

     

                                                 (À La Désirade, ce dimanche 29 août 2010)(Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Lorsque l'enfant paraît

    Andonia.jpgPour Andonia, Declan et Jonathan, puisque la vie continue...

     

    De la bonté. - Le nom de l'enfant Declan qui signifie, en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon de sept mois dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires. Sa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles (l'une d'elle constituée des briques du roman de Joël Dicker dont 560.000 exemplaires ont été mis en place de par les pays et les continents), il y en a de toutes les couleurs, selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde en version simplifiée...

    La jeune mère n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa maman trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais la vie est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, neuf mois et des bricoles avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois puis à quatre sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec son Jonathan que je n'ai vu jusque-là qu'en photo sur Facebook...

     

    Le bazar aux souvenirs. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...

    Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres et de la joie fiérote de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.

    Mais partout ici: que de souvenirs, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles- Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là aujourd'hui. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître-imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé.

     

    La maison sous les arbres. - Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite en quelques heures de La bouche pleine de terre sur feuillets de mauvais papier ex-yougoslave, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.

    Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan qu'était aussi Dimiti que d'accueillir ainsi des errants rejetés de partout et réduits à nous casser les pieds, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et non moins prêts à tout moment à nous rouler - eh bien roulons de concert, au dam de cette société de recroquevillés.

    Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, cette maison hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev; folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fins d'années festives soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages.

    Lorsque j'eus retrouvé Dimitri dans la lumière printanière d'un café parisien, en 2008, après quinze ans de séparation tenant à mon besoin d'indépendance plus encore qu'à nos désaccords croissants en matière d'idéologie et de politique - et quelle "minute heureuse" que ces retrouvailles -, il me recommanda, sur le ton du mentor jaloux de retrouver son ascendant, la lecture d'un essai qu'il venait de publier, intitulé L'Enfer d'Internet et se réduisant, je le constatai bientôt, à une critique moralisante plutôt bornée. Nous nous étions retrouvés, mais tant de temps avait passé, et quelle peine mon ami avait à accepter que j'aie avancé sans lui, développé d'autres idées, publié ailleurs que chez lui; et comme je le comprenais, et combien je lui en voulais ! Or, sans être dupe pour autant des limites et même des risques de la pratique du réseau des réseaux, je défendais ce qu'il vomissait.

    Panopticon29.jpgEt je souris non moins affectueusement, aujourd'hui, en apprenant que sa fille a flirté et "tchatté" sur Facebook avec celui qui l'aida à fonder ensuite son foyer gitan à elle; je souris tout en relatant ici ces choses de la vie plus ou moins privée (moi qui tiens plus que tout à l'intimité préservée...) en relation cependant avec tant de passions partagées.

    Enfin quoi, lorsque l'enfant paraît c'est le buzz mondial, mais juste entre nous, promis-juré...

  • Haldas

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     HALDAS. - Il y a quelque temps que nous nous attendions à la nouvelle, et c'est donc sans surprise que j'ai appris ce matin la mort de Georges Haldas, constituant sans doute une délivrance pour lui et ses proches, tant il était diminué. Il y avait des  années que nous ne nous étions plus revus, suite à une méchanceté de sa part qu'il n'a jamais cherché à réparer. Je ne lui en voulais plus depuis longtemps. Je lui ai consacré un dossier conséquent du Passe-Muraille dont il m'a chaleureusement remercié, mais quelque chose s'était cassé entre nous, qui tenait sans doute à mon affirmation personnelle d'écrivain. Il s'était fâché avec son ami Maurice Chappaz dès leur jeunesse et disait pis que pendre de la plupart des auteurs de ce pays, sauf de quelques proches qui le vénéraient. J'en avais été mais je me rappellerai toujours ce qu'il m'avait dit lors de notre premier entetien: qu'il y a un diable sous le paletot de chaque écrivain. 

    Cette première rencontre remonte à l'année 1974, quand je l'avais rejoint au Domingo et que nous avions passé trois ou quatre heures à parler. J'avais vingt-sept ans et il en avait trente de plus. D'entrée de jeu il avait précisé:ce ne sera pas une interview mais une rencontre. Et de fait,ce fut une rencontre, prélude à de nombreuses autres rencontres en tête-à-tête à travers les années. Il n'est pas d'auteur, en Suisse romande, sur lequel j'ai plus écrit que sur lui, en absolue sincérité et sans jamais le dénigrer. Or pensant à lui ce matin et me demandant ce qu'il aura représenté dans ma vie, je ne sais que répondre:  Haldas.    

     

                                                                                                         (À La Désirade, ce 24 octobre 2010) 

     

    Haldas20.jpgVEILLEUR DE L'AUBE - C’est un grand écrivain de la Relation qui vient de disparaître en la personne de Georges Haldas. Relation à soi. Relation à l’autre. Relation à Dieu qu’il appelait pudiquement le « grand Autre ».

    Or déjà nous l’entendons protester: « Pas écrivain ! Plutôt homme qui écrit ! ». Scribe, en effet, de la vie la plus ordinaire. Témoin, pour citer le titre de sa première chronique, des « gens qui soupirent, quartiers qui meurent ». Veilleur du matin qui a dit, mieux que personne, le chant de l’aube.

    Avant la figure légendaire des cafés genevois penché sur ses carnets comme un mandarin chinois : un capteur de vie sous tous ses aspects, dont ses livres rendent le sel et le miel des «minutes heureuses».      Tout ce qu’il a écrit : carnets, poèmes, chroniques, coule de la même source et diffuse la même aura sans pareille. Et dans la vie déjà: rien de comparable avec une soirée en tête-à-tête avec Haldas. Présence unique, intense, fraternelle. Haldas ou la passion. Féroce parfois, même injuste, voire cruel, mais aussi drôle et vivant, exécrant la bonne société et vitupérant le «grand Serpent». Cherchant enfin, et de plus en plus, la lumière christique. Continuant d’écrire dans la quasi obscurité avec l’aide de « petite Pomme », sa dernière compagne.

    Georges Haldas laisse une œuvre avoisinant les cent titres, d’une totale cohérence. Il a raconté maintes fois comment le « petite graine » de la poésie a été vivifiée, dès son adolescence, pour fonder un véritable Etat de poésie. Ses premiers livres majeurs, Boulevard des philosophes (1966) et Chronique de la rue Saint-Ours (1973) rendent hommage au père grec, un peu déclassé, communiquant à son fils la passion du football et l’attention à la chose politique, puis à la «Petite mère», dont l’humble présence sera magnifiée dans ses admirables Funéraires. D’emblée, cependant, c’est aussi le boulevard et la rue qui revivent, et le quartier de Plainpalais, et tout Genève, avec des ramifications vaudoises et grecques. C’est l’époque aussi, avec ses affrontements sociaux, de la tentation du communisme et l’aventure des éditions Rencontre où il préfacera les chefs-d’oeuvre de la littérature universelle.

    Compagnon de route des «cocos», mais en « gauchiste christique », Georges Haldas est également resté en marge du milieu littéraire. Quoique défendue à Paris par un Georges Piroué (qui le publia chez Denoël) et quelques critiques, son oeuvre franchit mal la barrière du Jura. Trop de métaphysique là-dedans, au goût de nos voisins cartésiens, et la langue de l’écrivain, volontairement cassée, hachée, a fait obstacle plus encore que celle de Ramuz. Une rencontre décisive enracinera du moins son œuvre en terre romande: celle de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, peu soucieux de langage policé et de l’aspect peu « vendeur » des livres d’Haldas. À l’enseigne de L’Age d’Homme paraîtront ainsi, dès 1975 et avec tout le reste, les quatre chroniques fluviales de La Confession d’une graine, massif central aussi passionnant que touffus, autour duquel gravitent des ouvrages plus accessibles qui ont connu de vrais succès populaires, tel le merveilleux triptyque de La Légende des cafés (1976), La Légende du football (1981) et La Légende des repas (1987).

    Au cœur de la Relation, avec ses contradictions quotidiennes et ses fêlures, le poids du monde et le chant du monde, c’est enfin par les seize volumes des carnets de L’Etat de poésie que Georges Haldas continuera de nous aider à vivre.

    «Le pire qui puisse nous arriver, c’est de donner dans l’élévation spirituelle», note le scribe qui va jusqu’à moquer la «haute foutaise» d’écrire. Mais voici qu’il relève «ces passages d’un train dont la rumeur, dans la campagne, le soir, lentement décroît - et c’est chaque fois un peu ma vie, avec l’enfance, qui se déchire». Ou ceci : «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça». Or le lecteur en témoignera bien après la mort de Georges Haldas: que ce «minable» le désaltère comme personne, le revigore et le tient en éveil...

     

    Images: Horst Tappe, Slobodan Despot.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui chinent en passant

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    Celui qui se rappelle les ocelles de soleil sur les poubelles rouges du parking d'Orlando ce matin-là / Celle qui regardait le jour se lever sur le lac blanc / Ceux qui faisaient corps avec leur ombre sur le flanc nord de l'arête sud /Celui qui reste les yeux ouverts dans l'hôtel colonial / Celle qui se morfond dans l'auditoire surveillé / Ceux qui ont pris conscience de leurs organes aux matins de l'hosto / Celui qui reste au garde-à-vous dans sa bière / Celle qui s'occupe du poète au 17e étage de l'Embassy avec vue sur les terrains vagues / Ceux qui se sont rencontrés rue Pascal et se sont aimés quai Voltaire / Celui qui pense trouver le divin à même les peaux / Celle qui s'est installée dans le chantier de démolition afin de peindre d'après nature / Ceux qui ont du sourire à revendre garanti d'origine /Celui qui reçoit une graine de tournesol en porcelaine du plasticien dissident Ai Weiwei /Celle qui sourit en lisant là que "l'être humain est seul dans la nature à vouloir plus que survivre" /Ceux qui s'injuriaient si fraternelleent dans la cafète de la Maison des écrivains de Belgrade peu avant les hostilités / Celui qui cherche la trace d'un sentiment humain sur la face du nouveau Président-Directeur-Général de l'Etat Populaire de Qualité / Celle qui ne perd rien pour attendre sauf peut-être un enfant / Ceux qui rédigent le rapport final de la Réunion des Auteurs Officiels qui se tiendra demain / Celui qui observe la Présidente des Auteurs Officiels qui se dit opposée à toute névrose et autres dépression affichée genre star occidentale / Celle qui constate que le style New Age est l'avenir de la littérature de masse genre soft prolétaire / Ceux qui sont écrivains d'appareil par vocation policière / Celui qui fait répéter à l'interprète  qu'à son avis Gustave Roud cherchait le "grand ailleurs" / Celle qui est décidée à profiter de son séjour académique à Pékin pour relancer son projet de traduction du recueil  De seize à vingt du poète genevois Pierre-Louis Matthey selon elle incontournable même au niveau des masses / Ceux qu'on dit les lobbystes de la nouvelle poésie en quête de subventions fédérales / Celui qui préfère les grutiers frustes aux traductrices frustrées / Celle qui te supplie de lui raconter d'autres anecdotes salaces liées aux voisins bohèmes du poète Philippe Jaccottet / Ceux qui t'expliquent qu'eux aussi ont "visé haut" contrairement à cette ordure de Limonov / Celui qui te prie de répéter dans sa langue (english from Oxford) que tu conserves encore quelques beaux morceaux congelés de l'autostoppeur slovène que tu as capturé en 1981 sur une route de l'arrière-pays / Celle qui prétend que Ted Limonov est encore plus méchant que Vlad Nabokov sauf qu'aux échecs le second écraserait le premier / Ceux qui ont constaté eux aussi que la pivoine exprimait la confusion des sentiments dont Stefan Zweig parle dans un livre disponible au Bibliobus / Celui qui affirme que la peinture calligraphique de Fabienne Verdier lui évoque juste la déco d'un restau chinois de Manhattan / Celle qui a subi plusieurs avortements après ses séjours en résidences d'écrivains / Ceux qui vont se retrouver à l'inauguration de la Maison de l'écriture de la nouvelle Madame Verdurin dont la famille a fait fortune dans les somnifères /Celui qui se dit le descendant indirect de l'eunuque chinois explorateur attentif des côtes africaines / Celle qui dit entrer en "ascèse de création" alors que ses voisins pratiquent le bareback à grand bruit  / Ceux qui repèrent un peu partout la "signature indéchiffrable de l'humain", etc            

     

    Rahmy25.jpg(Cette liste a été établie en marge de la lecture parallèle  de Béton armé de Philippe Rahmy, et de Limonov d'Emmanuel Carrère, que le pharmacien conseille d'une même voix aux neurasthéniques)

     

    Images: Ai Wei wei

     

  • Mutation

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    C'est avec ses Fantômes que Jérôme Meizoz s'approche le mieux de sa réalité par les mots, qui disent aussi la nôtre. Sa réalité est celle d'un fils de gens simples, père austère et mère jetée sous le train sans explication, famille valaisanne entre deux sociétés (le Valais de bois de Chappaz et le nouveau monde en formica où se pointent les groupes de jeunes gens à guitares électriques d'Alain Bagnoud), dont le parcours scolaire et académique a croisé celui de Pierre Bourdieu, autre fils d'en bas monté dans les hauts étages du savoir et du prestige social.

     

    Meizoz m'énerve quand il fait son bourdieusard. La sociologie littéraire, depuis Goldmann et Lefebvre, que je lisais volontiers à vingt ans, m'a toujours attiré et révulsé, tant son côté boîte à outils me semblait sommaire, et Meizoz me donne en somme raison, à son corps défendant, quand il raconte ses fantômes de famille et de village et de visages de maisons. Le constat serait d'ailleurs tout pareil pour son compère Maggetti Daniele, encore plus bourdieusard que lui et plus avide d'établissement social, avec pourtant un bon fonds villageois de Suisse italien catho.

     

    Les détails minimalistes des récits de Jérôme Meizoz ont la fine précision de gravures sur bois, comme ceux du Grison Cla Biert ou du Tessinois Maggetti. L'Europe des cultures commence là. L'Europe des diversités commence dans ces villages en attendant de se frotter à la ville. Contrairement à Ramuz, trop vite et trop farouchement replié sur son carré de terre qu'il s'est mis à sarcler de haut en bas dès qu'il a flairé le danger de la ville (sa pétoche se ressent dès Circonstances de la vie où Lausanne et son casino sont perçus comme Las Vegas ou Babylone), nos bourdieusards iront vers la ville bien sapés et cravatés mais le fruit et la bête de leurs écrits restent chez eux villageois.

    L'important est de savoir si la littérature y trouve son compte et son content.Or cela me semble évident chez les deux lascars.

     

    Chez Jérôme, la mère réapparaît en lumière au milieu des fantômes en sarabande. "Il n'y a plus de peine maintenant parce qu'il reste en nous le meilleur de toi", écrit le fils scribe qui, d'un autre moment de sa jeunesse au bled, retient l'engueulade, avec ses tantes réprimandières,  de son frère carabin qui menace le clan de ramener des étrangères et fume d'étranges herbes en se préparant à faire médecin.

    Le cercle des maisons va forcément s'ouvrir après le formica et la télé, mais le vieux pays regimbe et les tantes se raccrochent à leurs bribes de bréviaire...  

    La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère: ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de griot de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, pas loin du Pavese des Langhe voisines... J

     

    Meizoz02.jpgJérôme Meizoz. Fantômes. Dessins de Zivo.  Editions d'En Bas, 2010.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui font des constats

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    Celui qui s'efforce de dire la mégapole par le détail / Celle qui s'interroge sur la vie amoureuses des Pékinoises / Ceux qui manifestent pour l'extension de la lutte des circuits vélocipédiques / Celui qui filme la manifestation pour en modéliser les ondulations / Celle qui a tout de suite ressenti le côté lesbien de la très grande ville aux vapeurs languides / Ceux qui n'ont pas senti venir les coups de vent / Celui qui s'inquiète des choses qu'on ne voit pas  à cause du smog dans les arrière-cours  / Celle qui remonte les artères jusqu'au Sacrum / Ceux qui apposent leurs mains sur les shakras sans cesser de psalmodier/ Celui qui évalue les variances de fluides sensuels en comparant telle mégapole latino (disons Rio pour aller vite) à son homologue sous-continentale (évidement Bombay) pour en tirer des conclusions provisoires  / Celle qui s'est senti tellement perdue à Tôkyo qu'elle est allée direct aux objets trouvés /Ceux qui constatent qu'un monde en remplace un autre sans savoir lequel est lequel / Celui qu'ont alerté une première fois les sirènes de Los Angeles alors qu'il humait le macadam fumant de Mulholland Drive / Celle qui a retrouvé le côté village de San Francisco après son séjour à Shangai / Ceux qui proposent une lecture nouvelle du Rhinocéros d'Ionesco version post-maoïste / Celle qui s'est payé un lifting à paupières bridées par opportunisme probable  / Ceux qui se proposent d'adapter Le Grand Meaulnes aux canons du  mandarin /Celui qui s'est construit  à renfort des phrases genre fers à béton / Celle qui pense que tout peut-être raconté y compris ses règles douloureuses à l'époque de la Révolution culturelle / Ceux qui ne trouvent pas l'idéogramme correspondant en chinois actuel à la notion d'intimité /Celui qui écrivait au Japon le 20% de ce qu'il pensait et se demande à présent ce qu'il faut penser des journaux chinois /Celle qui de sa fenêtre du 57e étage du Sheraton de San Francisco se demande (franchement) où elle en est / Ceux qui voient en même temps le corbeau venu boire le crachat du vieil homme assis dans le parc Zhongshan / Celui qui cherche une part égale à faire au monde et aux mots en se rappelant les junkies réfugiés dans la salle de lecture de la bibliothèque de la 42e Rue / Celle qui a constaté que la rue était une bataille avec effet immédiat / Ceux qui savent que la lumière allumée là-haut au 17e étage de l'immeuble jouxtant le Square du Peuple est celle de la chambre d'un jeune écrivain indien monté sur le toit fumer un joint, etc.  

    (Les constats de cette liste ont été établis à la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy)

  • Pour mémoire

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    KATYN. - J'ai vu ce soir les corps tomber l'un après l'autre dans la fosse, après les balles tirées à bout portant dans chaque tête,  et je revoyais le vieil homme dans sa mansarde de Maisons-Laffitte, à la fin des années 70, qui pleurait pendant que je lui lisais des pages de Nuits florentines.

    Ensuite le film de Wajda m'a laissé comme abattu, physiquement lessivé, sans voix. Je savais pourtant à peu près tout de Katyn, et d'abord de vive voix par Czapski, avant même la lecture de ses livres; je savais que tout ce qui était raconté là s'était réellement passé. Je le savais par l'esprit, mais le cinéma parle au corps, les images parlent aux sens et aux nerfs, le matraquage est réel et le fait est qu'il m'a semblé vivre ce soir dans mon corps, tout bien assis dans mon fauteuil que je fusse, l'atroce fin de ces hommes massacrés l'un après l'autre par les sbires de Staline.        

     Katyn02.jpgJe savais pour l'essentiel ce que signifiait le nom de Katyn et tout ce qui l'entourait, bien au-delà du seul charnier désigné par ce nom: notre cher Flop, sous le nom de Philip Seelen, en avril dernier, a pris la peine de rappeler les tenants et les aboutissants de la tragédie dans une longue lettre à l'adresse de l'écrivain français Bertrand Redonnet, établi aux marches orientales de la Pologne, que j'ai publiée sur mon blog. Je savais tout ce que, désormais, tout quidam soucieux d'en savoir plus sur cette "tragédie parmi d'autres" survenues entre 1939 et 1945: je connaissais le détail de la manipulation soviétique et l'opération de propagande longtemps entretenue en France et en Occident, visant à attribuer le massacre aux nazis. Je savais les circonstances de ce crime de masse occulté et comment, par exemple, le major-général du NKVD Vassili Mikhailovitch Blokhine en personne, vêtu d'un tablier de boucher et armé d'un pistolet allemand Walther PPK, avec l'aide de deux exécuteurs fameux, les frères Ivan et Vassili Jigarev, "traita" 7000 hommes en 28 nuits pendant que des millions de pères de famille soviétiques (présumée bons) crevaient sur le front de la même mort que des millions de pères de famille allemands (présumés méchants), et je revoyais Joseph Czapski, dont une partie de la vie avait été consacrée à rétablir la vérité sur l'assassinat des 25.000 officiers et étudiants polonais assassinés par les Soviétiques, qui pleurait ce jour-là sur une page des Nuits florentines de Heinrich Heine que je lui lisais dans sa modeste soupente où voisinaient ses toiles récentes et les centaines de carnets reliés de son légendaire journal.

    Czapski36.jpgLes bras réunis autour de ses immenses jambes pliées, ses immenses mains jointes comme pour une prière, la voix haut perchée d'un vieil enfant, Czapski m'avait donc demandé de lui lire deux ou trois pages des Nuits florentines  que notre ami Dimitri aimait tant lui aussi et qu'il rééditerait des années plus tard, mais je ne me rappelle pas ce qui avait tant ému, ce jour-là, l'artiste octogénaire revenu de toutes les horreurs du XXe siècle - des bombardements de Varsovie où l'essentiel de son oeuvre avait été détruit, à la bataille de Monte Cassino où les Polonais avaient appris la forfaiture des Alliés les livrant à une nouvelle dictature. Je ne me souviens pas de la source de cette émotion si vive, mais celle-ci me rappelle, à l'instant, les mots que Varlam Chalamov consacre à la rosée du matin dont les perles scintillent au soleil, derrière les barbelés du goulag...   

    Un homme est trop fragile pour résister à une balle qu'on lui tire à bout portant dans la tête. Mais le même homme fragile est capable de résister à la violence par son art ou par ses larmes.

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

    Katin4.jpgPour mémoire: Katyn, d'Andrzej Wajda. Avec d'indispensable compléments, dont un entretien avec Wajda et le témoignage de Joseph Czapski. DVD Montparnasse.

     

     

    Les livres de Joseph Czapski ont été publiés à L'Age d'Homme et chez Noir sur Blanc.

     

  • Ceux qui délirent

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    Celui qui demande trois fois au Monsieur Raisonnable de lui répéter sa proposition raisonnable selon laquelle il serait raisonnable de se comporter raisonnablement dans le monde raisonnable qui est le nôtre / Celle qui a entendu parler d'un Dieu assez méchant pour créer l'homme à son image après quoi elle est retounée à ses découpages de petits chevaux dans un papier toujours bleu / Ceux qui continuent de tourner en rond dans la cour de l'asile comme au temps où ils dirigeaient tel ou tel établissement bancaire /Celui qui appelle délire tout ce qui résiste à la démence planifiée des médias et environs /  Celle qui s'est construit une maison de papier dans sa tour d'ivoire /Ceux qui finissent le job de Kant en s'adonnant au free jazz / Celui qui conjugue l'impératif catégorique au plus-que-parfait / Celle qui dit ce qu'elle pense au psy qui en perd son lapin / Ceux qui sont absolument d'accord avec Alain Badiou l'éminent prof de philo qui conclut avec Jean Genet que du balcon on peut voir que la Poésie reste maillot jaune devant  la Philosophie éternelle Poulidor de la Connaissance fine / Celui qui se défend tout naturellement des profs de philo se titrant philosophes et vont même se prétendant poètes du savoir auprès des ministères dits abusivement compétents / Celui qui voit de la poésie dans les écrits de Luc Ferry dont le père tenait une pharamacie également appréciée /Celle qui se concentre sur son projet de Poésie Totale dont elle a déjà touché la moitié de la subvention / Ceux qui estiment que la logomachie érudite d'un Michel Onfray en vaut bien d'autres à Bricoville / Celui qui regarde de plus en plus attentivement la télé et surtout au-dessous de la ceinture même si ça reste assez soft / Celle qui se prend toujours pour Lolo Ferrari après l'ablation de sa glotte / Ceux qui ne voient pas bien dans L'Enculé de Nabe ce qui distingue l'auteur de son protagoniste /Celui qui affirme qu'il suffit de bien regarder un tournesol pour comprendre le drame de Van Gogh et ce qui s'ensuit / Celle qui pense que c'est au bordel que son oncle Vincent a chopé la manie de peindre des chaises / Ceux qui se hasardent à prétendre que c'est pour échapper  à une femme que Nicolas de Staël s'est jeté dans le vide / Celui qui rappelle à la cantonade que le Méchant Dieu de la Thora est non seulement misogyne mais hostile à tout métissage / Celle qui voit en Noé le rescapé du premier génocide divin et dans la colombe un signe d'espoir genre poke sur Facebook / Ceux qui croient savoir que le peuple palestinien est maudit depuis Cham qui n'a pas baissé les yeux devant la nudité de son père Noé zoophile et bourré les jours de pluie / Celui qui rappelle assez doctement (c'est son péché véniel) au Colloque de Pasadena que la langue hébraïque n'est pas autre chose qu'un dialecte chananéen au même titre que l'ougaritique et le sidonien voire le carthaginois / Celle qui rappelle chastement (elle a refusé de se faire mettre par Nemrod) que l'épisode de la Tour de Babel ressortit à un délire typique du Méchant Dieu que l'invention de l'espéranto n'a pas encore fait oublier /Ceux que l'obsession de la pureté a rendu méchants dès Abraham le Bédouin roublard qui a fait si bon marché de sa femme (et demi-soeur) Sara pour sauver sa peau de zébi / Celui qui craint de se faire mal voir en taxant la Genèse (chapitres 11 à 36) de racisme qualifié et se la coince donc avant de prendre  un billet Low Cost pour la Grèce antique ou la Chine confucéenne s'il y a option / Celle qui a souffert de l'Ancien Testament sous la coupe de sa grand-tante avant de se réaliser plus souplement par la méthode Pilates / Ceux qui vont écouter le Sermon sur la Montagne en visant la Buvette des Chamois / Celui qui a bien connu le peintre sur porcelaine Robert Walser qui se débrouillait pas mal à l'ocarina / Celle qui évoque volontiers les orgasmes géants de sa période minimaliste /Ceux qui ont toujours porté des bretelles fantaisie, etc.    

    Image: Philip Seelen.

  • ШТО ПИШУТ ?

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    …Я ние пoнимаю хорошо … И ты ? Ja toje nie rozumiem oni jednego slowa !!!

    Image : Philip Seelen

  • Saintes pestes

     

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    À propos de Simone Weil et de Flannery O'Connor...

       

    Celui qui bute sur des murs de froideur / Celle qui s’est fermée comme une huître / Ceux qui ne se touchent plus / Celui que plombe l’indifférence / Celle qui s’éteint dans la chambre sans écho / Ceux qui se figent dans les attitudes de l’habitude, etc. 

     

    Weil2.jpgSAINTES PESTES.- Flannery O’Connor aime les paons et les gens, qu’elle voit sous tous leurs aspects parfaits et imparfaits sans perdre jamais de vue la Règle. C’est et ce n’est pas une intellectuelle : c’est surtout une réaliste catholique, et ce qu’elle écrit de Simone Weil est intéressant, qui recoupe en somme ce qu’en dit Georges Bataille, cité par Sollers. 

    Tous deux trouvent, à la philosophe, quelque chose d’un peu siphonné, mais ce que remarque Flannery est particulièrement surprenant.

    « Je termine la lecture des ouvrages de Simone Weil », écrit-elle en 1955. « Après Lettres à un religieux, j’attaque le second. La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôle est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t-elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont l'héroïne serait une femme – et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ? » 

    C’est l’avis d’une femme de bon sens, plus ou moins ferme sur ses jambes d’aluminium mais d’une féroce trempe morale, qui précise qu’elle ne désire en rien diminuer le mérite de Simone Weil tout en lui déniant la qualité de sainte que lui prêtent d’aucuns. 

     

    Or, Bataille n’est pas moins nuancé dans sa franche lucidité : «Elle séduisait par une autorité très douce et très simple, c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste, un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même. Je le dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité : c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants ». 

    Et Sollers à son tour, surexact dans son approche (« Simone Weil vit dans l’absolu, elle résiste  à toutes les définitions »), de passer aux exemples chantés de la citation. 

    D’abord pour nuancer le propos de Bataille sur le manque d’humour de Simone Weil : « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés ». Ou sur le marxisme : « La grande erreur du marxisme et de tout le dix-neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles ». Ou sur son pessimisme radical : « Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’Univers ». Et sur la société : « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sous peine de perdre notre âme ». Sur sa volonté d’anéantissement : « Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur ». Sur la beauté : « L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie »… 

     

    On voit cette joie resplendir sur le visage de vieux prophète de Soljenitsyne, dans la forêt russe où il chemine en compagnie du cinéaste Alexandre Soukourov, quand il s’exclame, lui qui a passé par le goulag et toutes les avanies : « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! » 

     

    Celui qui a vu l’étoile orange dans le ciel indigo / Celle qui a gravi les échafaudages pour être plus près des anges /  Ceux qui revendent leurs trésors (dont un hippocampe séché) à l’abri du container dont ils ignorent qu’y loge une chanteuse de fado déchue, etc.

     

    (Extrait d'un livre en chantier) 

     

  • Last Exit Parano

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    La nuit de Frédéric Jaccaud. Le roman fascinant d'un auteur lausannois atypique de 36 ans, conservateur de la Maison d'ailleurs d'Yverdon-les-Bains.

    C'est un grand roman tout à fait hors norme que La nuit de Frédéric Jaccaud, paru récemment dans la Série noire de Gallimard. La qualification noire est cependant à distinguer du genre policier classique ou du thriller sanglant, se rapportant plutôt, en l'occurrence, à la noirceur absolue d'une fresque apocalyptique dont l'entrée pourrait être surmontée de la même injonction que celle de L'Enfer de Dante: "Laissez toute espérance, vous qui entrez..."

    Vous qui demandez à un livre qu'il vous délasse ou vous promène sans vous secouer, passez aussi votre chemin. Car La nuit commence mal, dans une ville de l'extrême-nord européen plombée par le froid et l'obscurité, avec la mort en couches de la femme du protagoniste et de leur enfant. Après quoi tout ira plus mal encore et pis, sur fond de désastre généralisé.
    Or ce noir glacial, qui fera fuir illico les amateurs de romances flatteusement édulcorées proliférant aux têtes de gondoles de l'Optimisme mondialisé qu'on pourrait dire le nouvel opium des peuples, n'est que le décor climatique, la sombre coloration d'une époque inquiète - la tonalité majeure d'une symphonie romanesque aux mouvements tantôt vertigineux de lucidité et tantôt poignants d'empathie intime.

    Sous la forme d'une espèce de chronique kaléidoscopique aux vrilles temporelles hélicoïdales, le roman joue avec les codes des genres les plus variés, de la littérature criminelle nourrie d'observations sociologiques à la Patricia Highsmith ou de la science fiction contre-utopique à la J.G. Ballard, en passant par le gore et l'humour noir, des situations et des personnages évoquant la bande dessinée ou les séries télévisées, que l'auteur brasse avec maestria tout en suivant une ligne de fond constante marquée par une sorte de mélancolie profonde.
    La qualité très rare de La nuit tient en effet à la vibration intime de tous ses personnages, jusqu'aux plus abjects. Frédéric Jaccaud s'est intéressé aux aspects les plus effrayants de l'être humain dès son premier roman (Monstre, paru en 2010 chez Calmann-Lévy), mais ce qui pourrait être repoussant, ou lassant à force de monstruosité, intéresse et captive, ici, à proportion des dérives indéniablement inquiétantes voire monstrueuses du monde contemporain lui-même. Autant dire que le noir du roman n'est que la projection expressionniste de ce qui "fait mal" dans le monde actuel.

    Le personnage principal de La nuit, Karl Strom, est à la fois vétérinaire urgentiste et romancier panique griffonnant son manuscrit-testament à l'insu de tous. Après la mort tragique de la femme de sa vie - cette Selva qui lui reprochait de tout noircir et s'était éloignée de lui alors même qu'elle attendait leur enfant-, il vit plus ou moins avec la jeune Lucie, militante du MLAD (mouvement de libération des animaux domestiques) dont les menées sont en train de tourner à l'action terroriste. La relation, le plus souvent pathologique, de l'homme avec l'animal est d'ailleurs l'un des thèmes principaux du roman. Deux autres personnages saillants, sbires sadiques d'une firme qui a passé du trafic de substances illicites au commerce d'animaux de compagnie, rythment l'action du roman par leur traque implacable, recoupant celle de deux flics de BD. À ceux-là s'ajoutent une jeune femme obèse dont l'affection maladive pour son chat finira par le tuer; un prof de maths complexé par sa laideur qui collectionne des jouets de rebut dans sa cave; une infirmière prodiguant soins et petits lapins aux pensionnaires d'un mouroir classés par étages éliminatoires comme dans la mémorable nouvelle de Buzzati; un ami de la nature diffusant sur Internet le reality show de ses approches d'un ours sauvage; un jeune fan de rock basculant dans la violence pure à l'instar d'un certain Breivik; diverses prostituées sympathiques et autres travelos du quartier chaud attirant les amateurs de sexe et autres artifices paradisiaques; enfin un jeune hacker claquemuré dans le virtuel et semant une zizanie d'enfer au plus haut niveau des réseaux de sécurité sociale et politique, qui jouera un rôle déterminant dans l'affolement général et l'apocalyptique pagaille.

    Des morceaux d'anthologie, du point de vue de la réflexion sur le phénomène humain, le raccourcissement du temps, la relation de l'homme avec la machine ou la technique, la sujétion de l'animal au bipède imbu de son pouvoir (la saisissante prise de parole d'un perroquet indigné ), entre autres, ponctuent ce roman dont le plus étonnant, une fois encore, tient à l'aura intime des personnages, à commencer par Karl le visionnaire désespéré. On pense parfois à Philip K. Dick ou à Maurice G. Dantec à la lecture de ce roman aux multiples arrière-plans référentiels (l'auteur citant Thomas d'Aquin ou saint Jérôme comme en passant, entre maintes allusions musicales ou littéraires), alors même que son univers mental et verbal, modulé par une construction rigoureuse et poétique à la fois - foisonnant d'idées narratives et de trouvailles formelles -, s'affirme dans sa pleine originalité.
    Bref, et quoique ne partageant guère la vision radicalement catastrophiste qui s'en dégage, La nuit me semble un roman des plus sérieux et des plus ingénieux, tout déjanté qu'il semble au regard de surface. En ce qui me concerne, je n'ai jamais lu rien d'aussi fort, d'aussi pertinent et pénétrant, et d'aussi singulier dans sa forme, chez aucun auteur francophone trentenaire des temps qui courent, et moins encore en nos régions. Après La vérité sur l'affaire Harry Quebert de Joël Dicker, combien bluffant déjà, et devenu l'incroyable phénomène de librairie qu'on sait, voici donc un OVNI de plus dans le ciel littéraire romand et français...

    Frédéric Jaccaud. La Nuit. Gallimard, Série noire, 450p.

  • Ceux qui sont à l'essai

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    Celui qui se prête au jeu le temps le temps d'une partie  carrée / Celle qu'on remplacera au cas où / Ceux qui ont été engagés pour une question de quota / Celui  qui refuse de faire manger l'enfant à la table des disparus /Celle qu'angoisse la baisse du taux / Ceux qui endurent également les effets de la Dette / Celui qui a cherché sa voie dans le peyotl avant d'hériter du funiculaire clefs en mains / Celle  qui avoue des affects coincés au Monsieur à diplôme et canapé tout cuir / Ceux qui échangeraient névroses vénielles contre bonne place au Ministère / Celui qui se prétend agnostique du freudisme même dérivé / Celle qui se réalise dans la chasteté cybersexuelle faute d'être connectée / Ceux qui concluent en déambulant dans les rues de Vienne que l'ingénieuse théorie freudienne est hélas altérée par la contradiction interne et la la confusion entre le per se et le per accidens à un haut degré d'acuité /Celui qui t'a instruit en matière de sexualité des anges en te rappelant qu'"Intellectus angeli potest esse in potentia ad la quae cognoscit naturali cognitione" / Celle qui voit (et sent:  ça mord!) son tout petit mordiller sa mamelle et n'en conclut pas pour autant que c'est parti pour l'Oedipe alors que ça roule avec Raoul / Ceux qui estiment que la curiositéen en matière sexuelle est très exagérée à l'heure qu'il est alors qu'il reste tant à découvrir dans l'exploration des intermondes marins et stellaires /Celui qui a reçu les Freud dans son château du Nivernais et s'est plaint ensuite de ce qu'ils aient emportés plusieurs Actes manqués de sa collection / Celle que surprend toujours le jaillissement inopiné d'un lapsus de derrière les fougères /Ceux qui ne croient pas que l'acte onirique ne soit subordonné qu'aux seules facultés appétitives / Celui qui a fait toutes ses études chez lui / Celle qui se plaint de ce que personne ne manifeste le désir de humer son Moi ni d'ailleurs son Soi / Ceux qui observent attentivement ce monde    avec lequel par ailleurs ils n'ont aucun contrat signé / Celui qui estime que le dédain surnaturel avec lequel Marie Bashkirteff considère le parterre des pipoles signale une qualité rare au Vatican / Celle qui a toujours refusé d'écrire le nom de tous les jours /Ceux qui croient que croire en Dieu Lui  fait plaisir quelque part /Celui qui trouve trop peu de franche fantaisie dans les ouvrages de Michel Onfray qui abuse par ailleurs du verbe "gérer" / Celle qui sait d'expérience que le fameux chocolatier Oskar Wild a tout juste en affirmant que la mailleurs façon de se délivrer d'une tentation est d'y céder / Ceux qui ont découvert l'énorme "Cahier des plaintes" de leur cousine Ermeline et l'ont brûlé avec toutes ses lettres et (sans s'en rendre compte) sept mille dollars en petites coupures serrées dans une enveloppe marquée À donner aux pauvres, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Maurice Nadeau le grand passeur

    Nadeau02.jpgL'éditeur et patron de La Quinzaine littéraire, mort à 102 ans, incarnait la mémoire frondeuse d'un siècle de littérature. Découvreur non aligné, il  "lança" Henry Miller et Michel Houellebecq...

     

    L'édition française vient de perdre deux vénérable figures de sa grande époque. Après la mort de Robert Gallimard, le 8 juin dernier à l'âge de 87 ans, celle de Maurice Nadeau, décédé ce dimanche, marque la disparition d'un fondateur-découvreur d'exception.

    Si Robert Gallimard, neveu du mythique Gaston, joua un rôle assez discret dans les destinées de la prestigieuse maison - non sans avoir été l'interlocuteur privilégié de Sartre, Camus ou Romain Gary, notamment -, Maurice Nadeau a toujours fait figure à la fois de découvreur de premier rang et de franc-tireur de l'édition.  

     

    Fils d’une servante illettrée qui lui montra un jour son derrière pour lui faire sentir combien elle se moquait des convenances, orphelin de père à cinq ans, pupille de la nation poussé aux hautes études par sa mère, Maurice Nadeau fut d'abord un prof de lettres très engagé. Stalinien, puis exclu du Parti pour ses questions incongrues sur la politique de Staline et l’Allemagne nazie,  il était résistant quand il a rencontra un Jean-Paul Sartre qu'il décrit come "politiquement naïf" dans ses mémoires.  Au lendemain de la guerre, il devint «le» critique du journal Combat d’Albert Camus et Pascal Pia. Puis il s’improvisa éditeur pour diffuser le premier témoignage d’un rescapé des camps nazis, Les jours de notre mort de David Rousset. Avec celui-ci, Nadeau fut l’un des rares communistes à reconnaître l’existence des camps du goulag. Critique étranger aux modes médiatiques ou universitaires, il fonda La Quinzaine littéraire en 1966, restée mythique par son indépendance et son ouverture.

     

    Passeur de littérature, Maurice Nadeau a toujours dit qu'il "aimait admirer". Or ses admirations n'avaient rien de convenu ! Ami du « pornographe » Henry Miller dont il publia la trilogie de Sexus, celui que sa mère appelait "Momo" passa des heures à se taire avec Samuel Beckett, se fit servir de l’eau chaude par Henri Michaux, aida Georges Perec à décrocher le Prix Renaudot avec Les Choses, découvrit et défendit de grands auteurs « étrangers » tels Malcolm Lowry - l’auteur du génial Au-dessous du volcan -, le Polonais Witold Gombrowicz, le Sicilien Leonardo Sciascia et le Russe Varlam Chalamov, enfin le Sud-Africain J.M. Coetzee, futur Nobel de littérature.

    La dernière grande découverte   de Maurice Nadeau fut celle de Michel Houellebecq, en 1984, qui se présenta à lui comme "le nouveau Perec !" Après quelques tergiversations, l'éditeur publia Extension du domaine de la lutte.  Mais comme tant d’autres, Houellebecq le quitta bientôt pour un éditeur plus coté. Chanson connue des découvreurs !

    De son Histoire du surréalisme, datant de 1945, à ses Mémoires littéraires portant le titre significatif de Grâces leur soient rendues, en passant par Serviteur !, Maurice Nadeau aura  fait oeuvre, enfin, de chroniqueur d'une riche époque littéraire, comme en témoignait encore Le Chemin de la vie, belle série d'entretiens (Verdier, 2011) recueillis par Laure Adler. Laquelle disait en chaleureuse complice: "Maurice est un blagueur. Un ironique. Un doux rêveur. Il n'en fait qu'à sa tête et n'en démord pas. C'est son désir qui le guide, éclairé par ses intuitions. Au fond, c'est un solitaire, mais qui peut avoir des tendresses"...

     

     

     

  • Le chant du monde

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    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les enfants en armes également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin. Les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur. Le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur… La tentation est alors de conclure qu’il n’y a plus rien : que rien ne vaut plus la peine, que tout est trop gâté et gâché, que tout est trop lourd, que tout est tombé trop bas, que tout est trop encombré. On cherche quelqu’un à qui parler mais personne, on regarde autour de soi mais personne que la foule, on dit encore quelque chose mais pas un écho, on se tait alors, on se tait tout à fait, on fait le vide, on fait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on est prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.

     

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux - l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret... 

     

     

    Peinture: Savoie, 2005.

  • Ceux qui sont de trop

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    Celui qui n'était pas attendu même pas au virage /

     Celle qui a retiré l'oeuf noir du nid àl'insu du coq / Ceux qui n'ont pas la masse musculaire requise à l'admission de l'école des tueurs / Celui qui déroge au dressing code de l'armée des ombres /  Celle qui a un nez de trop / Ceux qui reprochent à Anton ses succès cantonaux au hornuss / Celui qui taille tout ce qui dépasse y compris les ailes de travers / Celle qui tend à l'uniformisation des postures morales de ses catéchumènes  y compris albinos ou javanais / Ceux qui demandent au groupe de les coopter en tant que maillons solvables / Celui qui se sent seul au milieu des pères de famille divorcés néo-libéraux / Celle qui fait comprendre à son juge de mari qu'elle a la loi du plus fort avec elle en la personne du Hell's Angel  El Toro / Ceux qui se sentent mal au sein de la nature même traitée au DDT / Celui qui assiste au repas de l'araignée  non sans une pointe d'envie genre nouvelle cuisine /Celle qui n'avait pas compté sur le goût exclusif de son fils unique pour la laitue non traitée  / Ceux qui dansent sur le ventre de leur mère de façon  inappropriée / Celui dont la présence gêne à la réu des cadres abstinents vu qu'il s'abstient de s'abstenir / Celle qui se fait remarquer par une pertinence argumentative  indésirable au jugé des aînés de la faculté de théologie / Ceux qui font faire canon blanc à leurs recrues noires / Celui qui est tellement trop que c'en est assez / Celle qui défie le Conseil des loutres / Ceux qui font comprendre aux deux messies de retour qu'un suffira comme ça / Celui qui croit en Dieu juste ce qu'il faut / Celle qui n'a jamais promis d'oeuf à deux jaunes et passe donc pour fiable au titre de caissière de l'Association du minigolf / Ceux qui n'ont jamais été admis du fait de leur différence et en ont conclu qu'il leur faudrait se comporter autrement sans se renier trop enfin tu vois quoi ou quoi, etc.

  • En vivant, en voyageant, en écrivant...

    DSCN5906.JPGNotes25.jpgDU VOYAGE. - C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

    ll va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de  Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception  (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

     

    Lucia23.jpgAvant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François  vivant la peinture comme je la vis.  Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel:  simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau - et rien de semblable ne se passe jamais entre nous, ou presque, en musique -, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

     

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.             

     

     

    Vernet1.JPGLA VIE ET L'ART. - Un peu plus d'une année après la mort de Floristella, et quinze ans après celle de Thierry, la présence de ces deux amis nous reste à la fois vive et dispersée entre leurs nombreux tableaux ornant les murs de la Désirade et ceux de nos filles, et ce qui nous reste en mémoire de nos moments de partage, une salade niçoise dans la cuisine de Belleville et la balade qui suivit aux Buttes-Chaumont, le vert des mêmes jardins dans les toiles de Thierry, le Christ orange de Floristella et le merveilleux chat blanc que nous avons vu aux Envierges et qui survit auprès de nous comme un ange tutélaire sur la toile qu'elle nous a offerte, ou les petits opéras de la cour de l'Hôtel de Ville dont Thierry concevait les décors, les coquelicots en Toscane de Floristella, la magie nocturne du port de la Spezia ressaisie par Thierry, et tant de moments, comme autant  de visions fugaces ou de minutes heureuses.  Qu'est-ce qui était de la vie ou de l'art dans cette double relation au double sens de l'affectivité et de la consonance artiste ?L'idée de le distinguer ne nous vient même pas, tant la présence réelle des oeuvres de nos amis pallie leur absence.   

     

    DESTINATION ROMA TERMINI. -  C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux partances sans retour, mais le seul drame ce soir serait de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une avant de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux...

     

    Copie de _DSC0002.JPG COLLINES ET COQUELICOTS .- Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers, et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...

     

    FONTAINES ET FILLES EN FLEURS. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...

     

                                                                                                               (Rome, le 19 mai 2009)

     

    DE LA PARESSE. - Promis-juré:  nous ne ferons rien aujourd'hui,  ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert: c'est cette façon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...

     

     

    DU LIEU PERDU. - La manière d'abruti du chanteur de charme sans voix enfilant, dans cette trattoria de la partie la plus abrutie du Trastevere, les rengaines sentimentales les plus éculées et privées ici du moindre charme, ne serait pas si répulsive si les tablées de Bataves et de Teutons et de Nippons ne lui faisaient une telle ovation d'abrutis...

     

     DU BLEU RETROUVE. - Vous en étiez à désespérer de toute cette vulgarité, assis sous les affiches en format multimondial du couple Beckham, vous vomissiez le nouvel Emporio quand, à trois pas de là, vous avez franchi la porte bleue pour vous retrouver chez les anges très humains et très poètes et très musiciens du très auroral et très pictural Beato Angelico...

     

     DU FANTASME DE TREVI. – Ils n’osent pas, hélas, franchir le pas; ils reviendraient bien à minuit, elle malgré son embonpoint, et lui malgré ses cheveux de vieille souris, se jeter dans la grande vasque, mais à minuit tous deux pioncent après une exténuante journée à rentabiliser le Passeport Musées…

     

    NOS CHERS HÔTES. - De retour à Marina di Carrara, où nous arrivons de Rome par le train, je me dis ce soir que voyager sans bien s'entendre avec sa compagne ou son compagnon, ou voyager sans faire de bonnes rencontres en chemin ne vaut pas la peine. Maintes fois je me suis reproché de ne pas savoir voyager, le plus souvent par réserve timide ou par indolence rêveuse. Dans ma vingtaine je suis allé maintes fois en Italie ou en Espagne, à Paris ou ailleurs dans l'idée d'y écrire un livre, et je revenais sans livre et sans avoir noué aucune amitié, assez semblable en somme au pauvre Ramuz séjournant à Paris comme un empoté alors que Cendrars écumait les bars. Mais même voyageant mal on voyage, on note en passant, Ramuz griffonne ses carnets du Louvre et ne pas le faire au Louvre eût été impensable ou tout différent, comme j'ai vécu une première fois la Toscane en la traversant à vélo sans rencontrer personne ou peu s'en faut; mais tous les jours je rédigeais mes chroniques dont La Liberté publiait des extraits, et quand je suis revenu à Sienne ou Cortone je me retrouvais un peu plus chez moi, sans que la chose puisse évidemment se comparer à notre arrivé de cet après-midi, chez nos amis de la via Bortoloni, accueillis à bras ouverts et bruyamment reconnu par le chien Thea - un peu moins par les chats... 

     

    Retrouver des amis chez eux, c'est retrouver une table et des bibliothèques où piocher et bouquiner sans s'occuper tout le temps des autres, des objets familiers, des objets usuels un peu différents, d'autres habitudes comme celle, pour le Gentiluomo, d'allumer le soir la télé pour vitupérer le "povero paese", ou celle, pour la Professorella, de courir après ses chats en multipliant les appels suppliants. Ainsi resterons-nous quelques jours chez ces amis dont le joyeux désordre de livres et de papiers, et d'animaux, et de tableaux, ressemble assez au nôtre en tout différent, l'amitié consistant à  se laisser aller...

     

                                                                                                  (Marina di Carrara, ce 22 juin)               

     

    COMBINAZIONE. – Au marché de Marina di Carrara vous attend Khaled et son étal de jeans de toutes les tournures et tous à dix euros, que vous essayerez sous le regard narquois des matrones - et pour un euro de plus le petit marchand vous filera la marque de votre choix, Gucci ou Dolce Gabbana, que votre conjointe y coudra volontiers…  

     

    Massa02.jpgLE PARTI DES ANIMAUX. – Sorry Sior Scrittor, étais-je tenté de dire ce soir à Guido Ceronetti en traversant ses collines de Toscane plus douces que nulle part ailleurs, scusi Signor mais je récuse votre façon de récuser toute descendance humaine au profit de l’Aragne ou du Scarabée plus dignes que nous, selon vous, de nous survivre – et qui dira donc la beauté des Crêtes siennoises en votre paradis retrouvé de blattes et de scolopendres, cher misanthrope que je soupçonne, quand les moustiques attaquent, de ne pas lésiner non plus sur le Fly Tox ?

    Or le plus drôle est qu'avec la Professorella, à la faveur de notre escale à Marina di Carrara, nous avons décidé de consacrer l'ouverture d'une prochaine livraison du Passe-Muraille à cet écrivain si singulier dont elle m'a l'air d'avoir tout lu, avec lequel elle se trouve en correspondance régulière et qui se dit prête à m'accompagner jusqu'à sa tanière des alentours de Chiusi.

     

     En attendant je n'en finis pas de m'étonner des curiosités de notre amie, qui nous a emmenés hier en un lieu au moins aussi insolite que le val magique de Mario del Sarto, et qui plairait à Ceronetti, évoquant à la fois une cour des miracles des animaux cabossés et rafistolés de toutes espèces, un biotope forestier paradoxal en plein imbroglio de routes et de bâtiments du bord de mer, enfin une sorte de labyrinthe poétique à la Lewis Carroll où l'on croise à tout moment tel lapereau fuyant comme un jouet mécanique ou tel paon majestueux faisant la roue pour lui-même (raison pour laquelle je l'ai surnommé Sollers), non sans découvrir au passage, derrière une haie de joncs ou le long de nombreuses pièces d'eau, entre autres cages et perchoirs, tout un monde d'oiseaux de jour ou de nuit aux plumages plus ou moins hirsutes ou dépenaillés, de rongeurs de tailles variées et d'ongulés, de volailles farouches ou de chevreuils boiteux. Et nous nous en allions ainsi par les allées, à la fois émus et vaguement enchantés, comme de vieux enfants perdus dans un rêve éveillé.

     

                                                                                                     (Marina di Carrara, le 23 mai)

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui font la part des anges

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    Celui qui a appris à deux à lutter contre le froid / Celle qu'on croit inactive parce qu'elle fait des patiences / Ceux qui se vantent d'avoir vaincu la vanité / Celui qui fait effort de laisser-aller / Celle qui en apprend pas mal de ses têtes blondes / Ceux qui domptent leur impatience / Celui qui n'a pas su protéger ses enfants de la faiblesse / Celle qui rêvait de fabriquer une Angelina Joie bis et qui a été déçue en mieux / Celui qui fait partie d'un choeur et se sent donc l'âme grandie / Celle qui se sent protégée en chantant des motets de Schütz / Ceux qui écoutent la manécanterie du fond de la cathédrale / Celui qui sent son eau devenir plus tranquille / Celle qui libère ses cheveux en attendant que le vent se lève / Ceux qui relisent la liste des invités de Gatsby consignée par Nick Carraway dans les marges d'un annuaire de chemins de fer perimé /Celui qui marque ses pages avec une repro de l'Angelus Novus de Paul Klee cher à WB / Celle qui lit et relit L'Effondrement de Scott Fitzgerald en se rappelant ses belles années à Baltimore / Ceux qui ont connu le beau   type à guêtres violettes qui plus tard étrangla sa femme / Celui  qui se rappelle les ailes déployées des livres ouverts de Bergotte dans la vitrine de Monsieur Marcel de la librairie Chez Céleste / Celle qui se rappelle le zozotement de cet Edgar Beaver dont les cheveux sont devenus blancs comme neige en une nuit sans que nul ne sache pourquoi même pas lui / Ceux qui pensent toujours à l'un ou l'autre de leurs cousins quand la radio annonce un "accident de personne" / Celui qui ne fut au repos sexuel que dans le cercueil  que sa veuve fit visser fissa / Celle qui te dit comme ça que de Fitzgerald il faut lire "surtout les nouvelles" comme pour laisser les romans aux philistins /Ceux qui ne se souviennent pas d'avoir pensé qu'ils étaient enfants quand ils l'étaient / Celui qui a vu l'ange le premier mais n'en à rien dit au pharmacien Camomille / Celle qui jouit d'être seule avant et après le bureau / Ceux qui savent que les bureaux conspirent / Celui qui a connu la faiseuse d'anges de Montorgueil / Celle qui ne tombera pas du trapèze tant que l'ange la tiendra à l'oeil / Ceux qui savent que l'humanité perdra son enfance et donc son âme quand elle perdra son conteur, etc,  

     

     Image: Angelus Novus, de Paul Klee

  • Ceux qui étendent le domaine de la lutte


     

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    Celui qui écrit seul dans un phare désaffecté / Celle qui se réjouit d’aborder Plotin avec ses petits crevés / Ceux qui prennent tout leur temps pour faire ce qu’ils aiment dans une maison bien tenue / Celui qui range son atelier en écoutant du Vivaldi / Celle qui récurait le dortoir des séminaristes annamites à l’époque où Marguerite n’était pas encore Duras / Ceux qui accomplissent leur devoir civique avec la gravité des esclaves récemment libérés / Celui qui remet ses compteurs vitaux à zéro / Celle qui se remplit d’énergie en marchant le long de la mer aux poumons tonitruants / Ceux qui ne savent plus où ils en sont et se l’avouent et se sentent alors un peu mieux et parlent entre eux et c’est reparti mon fifi / Celui qui est paralysé par l’hésitation / Celle qui n’en peut plus de ne pas être écoutée / Ceux qui se taisent pour ne pas déranger / Celui qui préfère ses fantasmes à son esseulement et s’en retrouve plus seul encore c’est fatal / Celle qui tourne en rond dans la cage d’ascenseur de son cœur qui monte et descend comme un dément / Ceux qui sont d’autant plus vrais qu’ils n’ont aucune idée du faux / Celui qui se perd dans la Toile en espérant s’y retrouver par défaut / Celle qui a trop peu d’humour pour se risquer sur Facebook sans se blesser / Ceux qui ont trop de bons sens pour compter leurs amis / Celui qui voit l’avenir de Facebook dans le bistrot d’à côté / Celle qui écrit à ses 1777 amis et n’en a plus que 1666 quand elle a fini / Ceux qui se demandent comment donner plus de sens à leur vie sans se demander pourquoi / Celui qui parle trop vite pour s’entendre lui-même / Celle qui se dispute avec son conjoint sur le thème d’une morale plutôt innée ou plutôt acquise tandis que leur fils Kevin évalue la résistance bioéthique du chimpanzé Bono au moyen d’un fer à souder / Ceux qui ont tout misé sur leur visibilité sociale sans mesurer ses effets sur les bandes des quartiers défavorisés / Celui que la jobardise généralisée ne désarme pas du tout au contraire cher Hubert /  Celle qui lit Joseph de Maistre pour énerver sa mère végétarienne et adepte des Valeurs de Progrès / Ceux qui luttent pour ne pas se décourager de lutter / Celui qui te dit va voir en Afrique chaque fois que tu te plains de ce qui se passe dans ce canton à vrai dire épargné par la grande criminalité mais où les petites crapules pullulent en toute impunité / Celle qui trouve tous les jours une nouvelle cause à défendre sur son site garantissant le remboursement des causes perdues / Ceux qui estiment que la montée en puissance de la Chine remet en cause les fondamentaux de l’extension du domaine de la lutte, etc.

     

     

    Image: Philip Seelen

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Ceux qui parlent en dormant

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    Celui qui est sous l’eau / Celle qui rêve à la Ville Sainte / Ceux qui font la paix dans le désert blanc / Celui qui parcourt tous les Calvaires d’Espagne / Celle qui drague entre les tombes / Ceux qui s’estiment les Remparts du Bien Foncier / Celui qui ne supporte pas l’odeur des tenniswomen / Celle qui fait ses lessives en tenue de latex / Ceux qui refusent l’absolution de l’évêque Boubacar Lomé invité à la chapelle des Augustines / Celui qui joue du banjo pour sa cousine trisomique / Celle qui a calculé que le ventilateur la décapiterait avant Minuit / Ceux qui fument de l’opium au Danemark / Celui qui sait tout du Grand Sylvain / Celle qui prétend avoir connu Soubise et ses oignons dans une vie antérieure / Ceux qui ont des fesses à la douceur de bourses en pis de chamelles / Celui qui légifère en fonction des avancées de son cancer du pylore / Celle qui pique les fleurs en papier de la salle d’attente du Docteur Belouga / Ceux qui se font tartir au bord de la mer Caspienne / Celui qui exterminait les hannetons du Champ Dessous au printemps 1955 / Celle qui tire la langue à l’abbé Charrat / Ceux qui se sont rencontrés à l’Amicale des éleveurs de vers à soie / Celui qui rêve d’emballer la caissière bègue de la COOP / Celle qui découvre que le Centre de sophrologie de V. est un vecteur de rencontres échangistes / Ceux qui hantent les tea-rooms de veuves encore faisables / Celui qui fait observer à sa voisine de palier Nadine Cruchon que la pie jacasse elle aussi mais est fidèle / Celle qui croyait que Nadine était une gousse / Ceux que Nadine Cruchon a déçus / Celui qui a repeint son violon aux couleurs de l’Equateur / Celle qui a envoûté Beckham par télépathie afin qu’il marque contre l’Equateur / Ceux qui n’ont jamais su où se trouvait l’Equateur ni les Pouilles / Celui qui a passé toute son enfance dans une township / Celle qui répertorie les blogs sataniques / Ceux qui rompent le pain de l’amitié, etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Conversation sous les étoiles

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    Sur le dialogue. - Nous étions l'autre soir une chic équipe de poulains et parrains littéraires, sur la terrasse presque estivale d'un café du coeur de Lausanne, à parler de choses et d'autres en nous régalant de cuisine italienne, quand la plus jeune du quintet, prénom Isabelle (Isabelle Aeschlimann, auteure jusque-là d'un seul livre, Un été de trop), lança comme ça la question du dialogue: bonne question.

    La question du dialogue est en effet des plus intéressantes, rarement évoquée par la critique, en cela qu'elle est ce moment du roman où le personnage se dessine par ce qu'il dit et se définit par rapport à son interlocuteur. Le dialogue n'est évidemment qu'un moment du roman, il peut être explicite ou implicite, mais si ce détail sonne faux, gare à l'ensemble. Au cinéma, c'est pareil, où tant de films sonnent faux parce que leur dialogue reste artificiel - l'observation est assez accablante pour le cinéma suisse romand, notamment. Mais un certain cinéma français très dialogué pèche aussi, souvent, par excès de mots d'esprit et autres vannes flattant le public. Le vrai dialogue est une sculpture mobile dans l'espace. Le dialogue travaille le verbe en 3D. En passant, j'ai indiqué à la jeune Isabelle la piste des romans de la chipie anglaise Ivy Compton-Burnett, essentiellement tissés de dialogues qui "tiennent" l'espace et le temps d'incomparable façon.

    Or  Jean-Michel Olivier, présent à notre table et d'ailleurs parrain de la jeune Isabelle, a lui aussi faufilé tout son dernier roman, Après l'orgie, par le truchement d'un dialogue étincelant entre une jouvencelle chinoise déjantée  et un psy confit de jobardise; et l'autre jeunote de la compagnie , Anne-Frédérique Rochat (auteure pour sa part d'Accident de personne et Apnée), s'est déjà fait remarquer pour ses dialogues de théâtre incisifs voire barbelés; enfin l'ami Quentin Mouron, également de la partie. nous étonnera encore dans le même registre: cela ne fait pas un pli. Autant dire que la conversation sous les étoiles n'avait rien d'artificiel ou d'académique !  

     

    Simenon5.jpgDétour par Michel Audiard

    Cette question du dialogue est abordée, non sans pertinence mordante, dans un petit livre d'Alain Paucard, Président du Club des Ronchons, récemment réédité chez Xénia et consacré à Michel Audiard en ses oeuvres de verbe et de celluloïd, au titre de grand dialoguiste comparable à un Henri Jeanson.  

    Anar réac assumant jovialement sa liberté d'esprit, Alain Paucard distingue bien le dialogue français authentique monté de l'humus populaire et sa contrefaçon argotique de salon ou de bar chic. Grand connaisseur de cinéma, il oppose en outre les observateurs tendrement pessimistes  de la société (les Marcel Aymé, Duvivier et consorts) et les   artisans de cinéma  point trop sophistiqués ou moralisants (John Ford contre Hitchcock ou Kubrick), aux intellos des années 60 jugeant le cinéma populaire du haut des Cahiers qu'on sait...

    Et Paucard de préciser cela de très juste: "Le dialogue de film n'est pas de la littérature. Audiard, qui aime Simenon, l'a adapté plusieurs fois et n'a pas gardé une ligne du dialogue originel que pourtant il appréciait." Cependant un écrivain, poulain ou parrain, aurait beaucoup à apprendre des meilleurs artisans du dialogue, que ce soit au théâtre (relire Anouilh !)  ou au cinéma. L'une des faiblesses récurrentes du cinéma romand et de la littérature de même souche est d'ailleurs là, je le répète lourdement: platitude ou pédanterie du dialogue, sans parler des carences de scénars...

     

    Eva.jpgQuestion métier. - Bref, il faut revenir aux maîtres du genre, et par exemple aux nouvelles ciselées en finesse de Scott Fitzgerald ou aux premiers récits, à la fois comiques et plombés de mélancolie, de Tchékhov. Ou bien, exercice du jour pour votre atelier d'écriture, Madame, ou pour votre cours magistral, Monsieur, en l'Institut littéraire à fronton de Haute Ecole Spécialisée productrice de diplômes d'écrivaines  et d'écrivains (point trop vaines on espère. et non moins vains), cette leçon formidable que reste la revoyure, pour la énième fois, du chef d'oeuvre de Mankiewicz intitulé All about Eve, à détailler plan par plan pour le dialogue et sa mise en bouche par Bette Davis et Ann Baxter. autant que pour sa mélodie d'images...