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Au Sud profond

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Notes en chemin (58)

Ragazzo di vita.-

L'imagerie édulcorée d'un Sud suave est typiquement du nord protestant ou des pays enrichis dans les années 50, à quoi s'oppose évidemment la réalité dure et noire, âpre et sauvage, qu'on retrouve dans le grand cinéma italien et la musique populaire autant qu'en littérature sicilienne, de Verga à Pirandello ou Sciascia, et jusque dans un petit récit d'enfance étincelant paru récemment sous la signature d'Erri De Luca, intitulé Les poissons ne ferment pas les yeux.
Erri02.gifC'est l'histoire d'un petit garçon napolitain de dix ans, plutôt solitaire et farouche, dont le père est allé chercher fortune en Amérique et qui se résigne à donner raison à sa mère, laquelle choisit de rester plutôt au pays. J'imaginais, tôt l'aube ce matin, le retour des pêcheurs de Sète ,comme j'y ai assisté en Algarve ou à Sorrente les barques à lampes - comme l'évoque aussi le jeune Erri avec le grand pouvoir d'évocation de l'écrivain qu'il est devenu à la stupéfaction de sa mère.
Or ce qui est le plus étonnant, dans le récit des changements de "format" qui marquent le passage à l'adolescence du garçon, tient à la gravité avec laquelle celui-ci s'expose, volontairement, aux sévices de trois lascars plus âgés que lui, comme pour accéder dignement, par une sorte d'auto-initiation, à la forme physique appropriée à son esprit déjà mûr.

Une question d'honneur. - La même conscience de soi de l'individu singulier, à la fois proche de sa communauté d'origine et différent du commun, se retrouve, avec un relief plus dramatique, dans le film toujours renversant d'émotion et de beauté que Werner Schroeter a tourné en 1982, entre la Sicile et l'Allemagne, intitulé Palermo oder Wolfsburg et couronné la même année par l'Ours d'or du festival de Berlin.
Plus artiste encore que son pair et ami Fassbinder, disons: plus poète et plus lyrique, Schroeter a senti le Sud profond à proportion de son extrême sensibilité à la musique et à la peinture, plus précisément encore: à l'opéra (comme l'illustre aussi son merveilleux Poussières d'amour, évoquant l'art lyrique avec génie) et à la beauté picturale des paysages, des maisons sicilienne et des gens du cru, sans trace de folklore.
Après le transit d'un âge à l'autre du récit d'Erri De Luca, c'est le voyage d'une culture à l'autre, et plus encore du Sud au Nord, que représente Palermo oder Wolfsburg, où l'on assiste à la confrontation d'un jeune immigré pur et doux avec le monde dur et parfois sale d'une Allemagne civilisée qui fait soudain de lui, sous prétexte d'honneur bafoué, un meurtrier d'occasion refusant de se défendre. Pour sa défense, cependant, au fil d'un procès mêlant réalisme d'observation et dérive théâtrale, une femme viendra témoigner au nom du Sud et développer, avec une verve sidérante, un extraordinaire plaidoyer dont les demandeurs d'asile actuels pourraient faire leur manifeste...


Mare nostrum
. - Ce que les politiques et les puissances d'argent ont fait de l'Europe est lamentable, me disais-je ces jours en lisant, plus qu'à l'ordinaire, les journaux français ou l'italienne Repubblica. La dernière fois que je rencontrai Denis de Rougemont, grand Européen virant en son dernier âge à l'écologie active, l'écrivain visionnaire qu'il était aussi, pressentant l'avenir plombé par l'Argent, me dit comme ça que la seule Europe qu'il appelait de ses voeux était celle des cultures.

Et voilà ce qu'on voit à la une de La Repubblica: l'affreux masque du Cavaliere, faciès de clone du Néant, caricature vivante de l'Affairisme généralisé.
Et puis non: telle n'est pas la réalité dernière du Profond Aujourd'hui ! Que le montage de l'euro foire: on s'en bat l'oeil ! Que les morts de cette Europe du fric mort-née s'enterrent entre eux ! Et qu'advienne un autre monde recomposé. Que s'ouvre un nouveau livre. Parce que les cultures, non seulement européennes mais toutes celles qui touchent à la Méditerranée, et toutes les autres aussi à l'écoute des grands fonds marins et humains, nous restent à lire et à dire. Tout est à vivre encore. Tout est à faire, du livre à venir, me dis-je les yeux perdus dans le grand bleu...


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