Notes en chemin (63)
Le corps parlé. -
Les murs du vieux Montpellier ont la clarté des épures, aux dalles lisses et fluides sous le pas, et la nuit y ajoute de plus nettes résonances qui jouent du dehors au dedans. Or nous étions dans le hall Buren du Musée Fabre, en cette nuit justement des musées d'Europe, quand ont retenti les premiers gestes des corps faisant écho au Songe de Cory, première séquence dansée par les huit compagnons filles et garçons sourds ou entendant de Singulier Pluriel, que suivraient en d'autres lieux de la même maison le Songede Johanna, le Songe de Stef, le Songe d'Isa et les Murmures d'Outrenoir.
Une autre nuit, sous un ciel plus au nord, j'ai cru comprendre pour la première fois ce qu'est peut-être la danse, qui fait dire au corps tout ce qu'il tait entre les mouvements, et le peindredans l'espace, l'écrire en silence à mélodies liées, le dérober en le montrant, le faire parler sans mot pipé et décliner mille sentiments sans peser, comme ça, suspendus dans l'espace et nous prenant au corps et au coeur - et c'était Trisha Brown et sa compagnie, cette fois-là; et maintenant c'était la CompagnieSingulier Pluriel de Montpellier se coulant ensemble dans les mêmes mouvements de vagues liquides en gestes tendres ou soudain brisés, amants ou adversaires, aériens ou rampés, comme murmurés aux oreilles des murs blancs et des gens regardés par autant d'yeux cernés de noir...
Douce conspiration. - Dans le dernier livre de mon ami Jeanda, compagnon de Johanna la danseuse, il est question de deux types très différents l'un de l'autre en apparence et ressemblants par quelques détails (même semblant de détachement et même capacité d'écoute, même joie de converser et même rage ravalée), qui se rencontrent au coin d'un bar en conspirateurs - qu'on suppose dangers pour la société. Or cette même nuit ils se retrouvèrent dans la galeriedu Griffon du musée Fabre, à Montpellier, profitant de l'anonymat de la dense foule pour se remettre, l'un à l'autre et l'autre à l'un, deux livres assortis de deux sourires masqués. Au jeune grand maigre à tête de corbeau, le vieil hibou à plumes argentées remit ainsi La Nuit, roman déjanté s'il en fut, d'un certain Jaccaud, tandis que l'ombrageux corbac filait, à son compère, un recueil de non moins sombres histoires intitulé L'élève de Joyce, d'un certain Jancar. Telle étant la secrète fraternité de cette nuit-là, et tel le complot particulier...
Nuances du noir. - Quant à nous autres, compagnons et compagnes amateurs de choses belles, et leurs beaux enfants, nous nous sommes enfin retrouvés dans l'Outrenoir de Soulages, tout au sommet des marches marmoréennes du Musée Fabre, par le dédale de laques et de flaques noires levées et figées, griffées, léchées, parfois giflées d'une claque de bleus électriques ou de rouges fauves, tantôt en panneaux à reliefs, entailles ou plaques tectoniques à entrechocs; et l'oeil filait, prenait la tangente, se défilait, se vrillait la prunelle à l'entonnoir, se blessait l'iris au brut de la lave refroidie du volcan, patinait sur les dalles, s'épilait au rasoir effilé, enfin dansait entre les stèles avec les corps retrouvant la parole sans autres mots pour dire la vie adonnée, cette nuit-là, à quel rêve...
Jeandaniel Dupuy, alias Emile Dajan. Zoneapolis. Appendices, 2013.
Frédéric Jaccaud. La Nuit. Gallimard, 2013.
Drago Jancar. L'élève de Joyce, Livre de poche, Biblio.