Notes en chemin (49)
Sollers déculotté. - C'est le camarade de Roulet qui m'a mis la puce à l'oreille et m'a renvoyé dare-dare, hier soir, à la lecture des Modernes catacombes de Régis Debray, que j'avais acquis l'avant-veille à Sion. Le camarade Daniel m'annonçait la descente en flamme de Philippe Sollers par l'ancien émule de Che Guevara, notamment à cause des palinodies politiques du littérateur. De Roulet m'avouait n'avoir rien lu de Sollers, et ce qu'en disait Régis Debray confirmait son intention de ne pas y aller voir. Alors moi, qui en ai lu pas mal et l'ai pas mal descendu avant de nuancer mon jugement à la lecture de Femmes et plus encore des grands recueils de glose critique, de La Guerre du goût à Fugues, de conseiller tout de même au camarade d'y jeter un oeil pour se faire une plus juste idées de l'écrivain Sollers, brillantissime esprit très XVIIIe, qui éclaire parfois et vaut mieux en somme, dans ses admirations et ses célébrations jubilatoires (de Stendhal à Manet ou de Nietzsche à Rimbaud) que le puant pontife médiatique faisant la roue sur les estrades.
Le même soir j'ai lu le premier chapitre de Modernes catacombes, intitulé Sollers le bel air du temps, pour y trouver une déculottée soignée de l'écrivain dont le portrait à l'acide relance et développe l'esquisse qu'en avait faite Jean-Paul Aron: "Cynique, n'ayant foi qu'en son intérêt, insensible aux valeurs, dispensé de sentiments et coiffé de modes". Or tout ce qu'écrit Régis Debray sur "le Sollers", comme il parlerait d'un animal de foire, est à la fois cruel et juste. Justice est rendue au brillant esprit, mais le tricheur est aussi débusqué, sa prétendue élégance remise en question comme une posture fondée, essentiellement, sur le mépris et la morgue, tels exactement qu'ils m'ont toujours horripilé au fond.
Régis Debray pointe chez Sollers - et cela se vérifie chez d'autres écrivains posant aux rebelles sans prendre le moindre risque réel -, certain "poujadisme des élites" qui vomit le vulgaire, la démocratie et les braves gens, pour se déclarer seul garant du Goût: "Le Sollers ventriloque, c'est la Création gouvernant les hommes, par son bras séculier, et ses arrêts sont inflexibles. Sans rire. Non, il ne faut pas en rire. Car il y a du désespoir chez ce pas-dupe. Vivre au champagne, faire des bulles ne l'amuse qu'à moitié. Effets d'annonce, rideau de fumée. Moins on porte de musique en soi, plus on cherche à faire du bruit. L'occupation du terrain médiatique lui donne une grande présence, mais l'oeuvre où est-elle passée ? Des livres en série, qui ne sont plus des livres; des articles bien troussés -à moi Bossuet, à moi saint Augustin, à moi Mallarmé -, mais savoir parler de la littérature (ce qu'il fait avec talent) n'est pas exactement faire oeuvre de créateur"...
Parrains et poulains au Grütli. - En me pointant au Café du Grütli pour y rejoindre les parrains et poulains réunis par Isabelle Falconnier en vue de susciter une complicité féconde entre cinq auteurs de plus de soixante piges et cinq autres de moins de trente, je me demandais un peu ce qu'allait donner cette première rencontre de gendelettres (que je fuis à l'ordinaire) en dépit de la sympathie que j'avais a priori pour toutes celles et ceux que je connaissais; mais tout de suite, exquisement pimentée par la présence du journaliste tatoué que j'ai quelque peu chatouillé récemment, ma crainte se dissipa, comme souvent, sous l'effet de bonnes rencontres. L'amorce de discussion avec Daniel de Roulet en avait été un premier moment. Et le discours d'introduction de dame Isabelle, la fondue excellente, la radieuse cordialité d'Amélie Plume, ma voisine de gauche, la vieille amitié me liant avec mon voisin de droite, Jean-Michel Olivier, la malice souriante de mon vis-à-vis bantou et les doubles sourires angéliques des deux jeunotes l'encadrant (une Anne-Frédérique et une Isabelle) achevèrent de me faire oublier tant de réunions d'écrivains se surveillant plus ou moins, se flattant ou s'ignorant plus ou moins.
Bref, le projet d'Isabelle Falconnier de susciter ces cinq rencontres séparées à venir, vouées à la discussion sur le métier d'écrire et que scelleraient une publication commune et une série de présentations au prochain Salon du Livre de Genève, me semblait décidément une bonne idée, aussitôt marquée par une première vraie conversation à quatre marins et poulaines, au bout de la table, sur le paradoxe qui veut qu'un auteur au dehors apparemment "bien sous tous rapports" soit souvent un monstre.
L'Ange et la Bête. - Amélie Plume se demandait, me confia-t-elle d'abord, quelle sorte de créature démoniaque elle allait "parrainer", ne connaissant jusque-là la jeune Anne-Frédérique que par l'une de ses pièces de théâtre, cruelle à souhait. La fine personne visée montrait cependant un visage, sinon diaphane, du moins velouté de douceur, aux yeux bleu candide, à l'expression dénuée de toute férocité. Mais comédienne ! Savoir ce que dissimulent les eaux limpides en apparence ? Et la chère Amélie de rappeler le paradoxe d'Agatha Christie aux airs de vieille dame très digne, et moi de raconter ma visite à la redoutable Patricia Highsmith m'avouant qu'elle n'osait pas avoir chez elle la télé par crainte panique du sang. Ensuite la conversation de rouler, à propos du meurtre raconté par Max Lobe dans 39, rue de Berne, sur la difficulté pour un jeune auteur qui n'a pas encore tué vraiment de figurer littérairement un meurtre. Alors moi de dire mon effort, en tant que parrain avant la lettre confronté au premier état tapuscrit du roman déjà prometteur du Bantou, de pousser celui-ci à sortir ses tripes et à se révéler tel qu'en lui- même: non pas l'angelot chokito souriant à tout le monde, mais le possible assassin qu'il y a en chacun de nous sous l'effet de l'humiliation ou de la jalousie et que l'écrivain, s'il s'en mêle, est supposé rendre à la fois vraisemblable et peut-être compréhensible...