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Le corps des mots

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Notes en chemin (48)

Mise en bouche.- Il est toujours émouvant lorsqu'on a vu naître un texte, autant qu'un enfant nouveau-né, de le voir vivre ensuite en lettres imprimées et circuler, sous d'autres yeux, ou prendre corps à la lecture à haute voix et renaître pour ainsi dire, comme il en est allé l'autre soir au Café de la Couronne d'or, à Lausanne, où le comédien et metteur en scène Benoît Blampain s'est positivement réapproprié les mots du roman de Max Lobe, 39, rue de Berne, que j'ai découverts, pour la première fois, dans le premier jet - un peu chaos de tohu-bohu des origines -, du tapuscrit que le Bantou croyait bon de soumettre à mon amical non moins qu'intransigeant voire cruel (il pensait sadique) examen; et voici que la copie maintes fois renvoyée - et dûment révisée par Nadine Tremblay et Caroline Coutau aux éditions Zoé - me revenait métamorphosée par le pas-de-miracle du travail, ressaisie au corps à corps du mot à mot et bonnement magnifiée, comme au fameux gueuloir de Flaubert, par la prise en bouche d'un liseur de bonne aventure sensible à toutes les inflexions, les rythmes, les silences et les pulsations d'une partition faite musique et théâtre...


Scène de crime. - Le premier choc, cependant, le premier saisissement à valeur de vraie découverte, de ce soir-là, fut la première lecture faite, par Benoît Blampain, d'une nouvelle de l'auteure jamaïcaine Olive Senior, dont j'ignorais tout jusque-là et qui m'est aussitôt apparue, par la densité noire du climat qu'elle restitue et l'intensité des rapports liant ses personnages, comme une narratrice de grande classe, du côté de Tennessee Wiiliams ou de V.S.Naipaul. Quelques pages du Pays du Dieu borgne, vingt minutes de lecture admirable en son dosage de retenue et de véhémence soudaine, et cette scène terrifiante de la vieille carne chrétienne recuite au feu de la dure vie, recevant un soir la visite de son petit-fils criminel venu lui réclamer de l'argent - cette scène ramassant en raccourci deux vies à fracas imposait soudain, dans le cercle de lumière du café, son surcroît de présence par le seul miracle des mots incarnés.

Maxou22.jpgD'Afrique et d'ailleurs .- Les voix d'Olive Senior et de Max Lobe ont, de toute évidence, une parenté qui tient à la fois à l'attention vive portée par ces deux auteurs à leurs sources orales respectives, autant qu'à leur découpe écrite d'un impact également comparable. Or j'ai mieux compris, à l'audition de ces deux voix "d'ailleurs", qu'il n'est pas surprenant de voir apparaître, dans leur modulation écrite - à l'enseigne de la même collection des "écrits d'ailleurs" de Zoé-, ce qui m'a attiré depuis quelques années vers les écritures d'Afrique et d'ailleurs. Cela justement: cette capacité d'incarnation des mots. Non seulement la vieille magie retrouvée du conte à la veillée, mais la libre ressaisie de ce que Cendrars appelait le Profond Aujourd'hui, qu'il soit comique ou tragique mais irrigué de vraie vie et transfiguré par les rythmes et les couleurs, le fruit et la bête d'un style pur encore de tout affadissement académique et de tous les stéréotypes du langage des temps qui courent...


Olive Senior. Eclairs de chaleur et autres nouvelles. Editions Zoé, coll. Ecrits d'ailleurs, 212p.

Max Lobe, 39 rue de Berne. Editions Zoé, coll. Ecrits d'ailleurs, 188p


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