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Carnets de JLK - Page 112

  • Au fil des jours

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    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie
    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tout coup les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.
    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’Enfant, sans montrer guère d’attention à mes récits de père niaiseux : l’Enfant parlait-il déjà ? L’Enfant s’était-il mis à lire ? L’Enfant écrirait-il bientôt ?
    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.
    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes qui deviendront des tanks et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en crèvera.
    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’Enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.
    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès les aurores n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.
    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’Enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.
    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dè¨s le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur - Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas ou des enfant s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas, les merveilleux nuages…

    (Extrait de L’Enfant prodigue,

    Image : Richard Aeschlimann. L’envers et l’endroit, encre de Chine, 1970.

     

     

  • Fellini l'enchanteur

    cinéma


     

    cinéma« L’art doit être aussi méticuleux que la vie », dit Fellini à propos de la forme artistique la plus proche de la réalité que semble le cinéma, qui requiert précisément, alors, la transformation de la réalité apparente en trompe-l’œil dont la mer de plastique du Casanova est l’un des plus fameux exemples. cinémaLe film intitulé Je suis un grand menteur, dans lequel le Maestro décrit la germination de son art avec une quantité d’exemples vécus sur le plateau, est une belle leçon de choses dans laquelle interviennent, autant que le marionnettiste, ses poupées plus ou moins consentante, du malheureux Donald Sutherland qui semble ne pas être encore revenu du fait d’avoir tant été malmené durant les premières semaines du tournage du Casanova (on sait que Fellini ne pouvait pas l’encadrer…) à Terence Stamp évoquant superbement sa propre expérience, en passant par Giuletta Masina ou Roberto Begnini aux impayables observations.
    Sceptique à l’endroit de tout scepticisme, plaidant pour la disponibilité totale du créateur, médium plus qu’ingénieur trop lucide, Fellini apparaît à la fois en Dieu le Père et en enfant pénétré par son jeu, et le voir travailler avec ses acteurs (la scène de triolisme où il dirige, un regard après l’autre, un geste après l’autre, les caresses des jeunes amants du Satyricon), le voir détailler l’importance absolue de telle couleur ou de telle lumière, le voir cajoler ses gens ou les houspiller, le voir créer son univers apparemment ex nihilo, mais fait de tout ce qui existe et nous traverse, est une fabuleuse démonstration d’attention amoureuse à cela simplement qui est…

    Je suis un grand menteur, film de Damian Pettigrew, fait partie du coffret de 8DVD réunissant 6 films de Federico Fellini: Il Bidone, I Vitelloni, La dolce vita, Juliette des esprits, Prova d'orchestra et Le voce della luna.

  • La paix des sens

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    L’apparition dans la pénombre du sous-bois de l’ammanite phalloïde au gland mauve ne trouble plus Mademoiselle Terrier notre ancienne maîtresse de piano.
    La nostalgie des anciennes élèves de l’école de couture de Plan-les-Ouates que les Italiens sifflaient si joliment à la sortie s’est diluée dans leurs souvenirs des éditions successives du Festival de San Remo, mort avant elles.
    Un docteur Uli Mauser a proposé à son vieil ami le juge Miauton qui lui a avoué qu’il ne « levait » plus, de lui injecter une dose d’un certain produit, mais ce cher Max a répondu qu’il en avait assez du va-et-vient auquel il préfère désormais les films d’animaux.
    Au total on voit un peu de tout : certains se calment avec l’âge, d’autres se découvrent des goûts de vendanges tardives, il y a maints dérivatifs offerts par les académies du soir et les matinées au hammam, les tea-rooms ou les clubs de bricolage - mais à part ça l’on sait encore certains chats le faire à vingt ans en douces volutes, alors pourquoi se gêner ?

  • Ceux qui croient savoir

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    Celui qui écrase les pieds de la danseuse de tout le poids pesant de son prétendu savoir / Celle qui trouve que le récit de la Création en sept jours est poétiquement plus satisfaisant que les approximations scientifiques du Big Bang où on n'était pas de toute façon / Ceux qui se lancent à la figure des arguments qui les défigurent / Celui qui en pleine discussion contradictoire sort son Diplôme autoproclamé / Celle qui affirme qu'en tant que vierge du Zodiaque elle a rarement tort et souvent même raison au point que les scorpions et autres gémeaux n'ont qu'à se la coincer / Ceux qui sont deux dans le même sac pour être nés entre le 21 mai et le 21 juin / Celui qui n'est jamais tout à fait le même ni vraiment un autre en conformité astrale avec le signe des Gémeaux / Celle qui est plutôt du genre Pollux à l'instar de Mariyln Monroe et non du genre Kafka comme était Kafka / Ceux qui marchent à l'intuition et aux souvenirs / Celui qui remet les balances à l'heure / Celle qui ravaude les filets du pêcheur d'hommes / Ceux qui sont experts en science inexacte / Celui qui fait mal aux autres pour le plaisir d'en souffrir / Celle qui relâche ses moeurs sous le pêcher en fleurs / Ceux qui vitupèrent la famille de père en fils / Celle qui se dit complètement radicale au niveau du choix de son look / Ceux qui sont à fond contre les femmes battues ou plutôt pour j'veux dire tu vois ce que j'entends ? / Celui qui renverse tous les tabous y compris les tabourets / Celle que tu aimes même en rêve / Ceux qui pratiquent le plaisir aristocratique de déplaire sans savoir que Baudelaire en est mort / Celui qui va dans le mur en actionnant la sonnette de son vélosolex / Celle qui attrape la grippe dans la rue et fait l'amour au lit / Ceux qui voient l'homme comme un roseau pascal entre deux infinis mal pensants / Celui qui aime bien les gens mais séparément / Celle qui invoque les droits de l'homme en tant que femme / Ceux qui fréquentent les bibliothèques même quand il fait beau, etc.

    Peinture: Robert Indermaur.

  • Dictionnaire

    Lectrice97.jpgIl y a de la rose dans ce bouquet feuillu, donc il y faut fouiner et fouiller délicatement et menu du bout de la langue ou avec doigté, s'entend: du bout de l'ongle au biseau d'un feuillet après l'autre, à détailler tout l'Alphabet. Aussitôt le mot Ambigu fait tituber l'initiale d'Amour dont on sait le nez qui voque, et voici tout un Boucan à l'initiale de Baiser et de Bander ou de Bordel - et Bourdaloue le théologue tance tant alors les mots populaires et déshonnêtes qu'à l'initiale de Censure on les gainera de la Capote à moins que Cocher vulgaire trouve plus comique de les décalotter ou déculotter, aux caprices de l'abécédaire...

    (Extrait de La Fée Valse)

     

     

     

  • Ceux qui partent avec la caisse

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    Celui qui fédère la droite et la gauche helvétiques en proposant la retraite à 60 ans et 72 millions de bonus TVA comprise mais à l'exclusion des classes laborieuses pour qui le travail reste un idéal / Celle qui a constaté sur les radios de Daniel Vasella qu'il avait le coeur à gauche / Ceux qui ont instauré le modèle néolibéral du traître à la patrie méritant / Celui qui a décollé le lendemain du Grounding de la Swissair sur les ailes de ses primes à la faillite / Celle qui céderait volontiers sa place de femme de milliardaire sauf qu'elle est déjà prise / Ceux qui affirment qu'il y a quelque démagogie n'est-ce pas de s'attaquer à des patrons qui certes sont bien payés mais pas autant que s'ils gagnaient le double / Celui qui ne pense pas aux milliers de travailleurs qu'il a fait licencier alors que ce seraient des millions s'ils étaient Chinois qui pourtant travaillent mieux / Celui qui est déçu par ses actionnaires qu'il est tenté de taxer de réactionnaires / Celle qui a toujours pensé que ce Monsieur Vasella ne serait pas là où il est s'il était resté chevrier dans le Piémont ou même contrebandier / Ceux qui se sont fiés aux lois du marché tant qu'elles semblaient marcher mais les temps changent à en croire le fameux économiste Robert Dylan / Celui qui a fait face à la crise en exposant les fesses de ses associés d'ailleurs serrées par la solidarité d'une vraie famille / Celle qui affirme qu'elle partira avec Monsieur Daniel qui lui a promis qu'il se rappellerait d'elle si elle lui faisait signe aux Bahamas / Ceux qui rappellent la parole d'évangile selon laquelle les derniers seront les premiers donc ne regrettez pas d'avoir été virés ou alors c'est que vous êtes de piètres croyants mes pauvres / Celui qui considère que c'est de la délation que d'appeler par leurs noms les vautours financiers genre Hans Kopp ou Marcel Ospel ou Daniel Vasella et pas mal d'autres donc il ne mettra que les initiales sur Facebook / Celle qui estime qu'un grand sportif genre Federer mérite ses millions vu que c'est un grand sportif et qu'il présente bien et ne se dope qu'au Nutella / Ceux qui ne roulent pas sur l'or mais sur les gentes dames qui ont quelque argent / Celui qui n'a jamais mangé de vache enragée ni commis aucune autre faute de goût / Celle qui donne toujours aux riches qui ont l'air si malheureux dans ses soirées de bienfaisance / Ceux qui vous expliquent qu'ils ont tellement trimé avant leur premier million que ça vous donne envie d'en gagner tout de suite deux / Celui qui a constaté que l'égalité n'était jamais comparable d'une classe à l'autre / Celle qui affirme que son conjoint s'est enrichi par le travail sans préciser de qui / Ceux qui roulent tout le monde mais restent infoutus de le faire de leurs cigarettes, etc.

    Image: Friedrich Dürrenmatt, Le banquet du Conseil d'administration.

  • Ceux qui font le bon choix

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    Celui qui n'a aucun choix faute de moyens / Celle qui n'a pas choisi (pense-t-elle) le bon continent pour venir au monde / Ceux qui estiment leur progéniture de premier choix en sous-entendant: nous aussi / Celui qui a choisi d'être plus humain sans le savoir mais ça viendra / Celle qui ne prend jamais la Rolls pour ses visites dans les favellas / Ceux pour qui tout est dilemme genre toubib or not toubib / Celui que l'amicale des manchots a coopté en dépit de ses idées boiteuses / Celle qui a évolué (pense-t-elle) en adhérant au créationnisme pur et dur / Ceux qui ne disent ni oui ni non mais décrient l'irrésoution sensuelle des gastéropodes / Celui qui n'a pas choisi ses parents qu'il aime malgré tout et finira par adopter si ça se trouve au fînal / Celle qui a hésité entre les ursulines et les clarisses pour se retrouver chez les patelines à cornettes / Ceux qui pensent que notre parenté manifeste avec le bonobo explique nos mauvais penchants alors que Lady Dian Fossey affirme au contraire que la bonne nature de celui-là préfigure l'Avenir de la Femme / Celui qui a choisi celle qui prétend maintenant qu'elle n'avait pas le choix / Celle qui a renoncé à la Vodka Wyborowa pour se concentrer sur la traçabilité de la patate russe / Ceux qui ont toujours été incapables de choisir entre leurs enfants qu'ils ont donc renoncé à manger quand ils en avaient l'âge / Celui qui pense que les gens ne sont ni bons ni mauvais mais assez malins pour justifier leurs prétendues bonnes décisions / Celle qui considère que le choix ultime de Sénèque n'en était pas un vu qu'il avait la couteau sous la gorge / Ceux qui concluent qu'à nul n'échoit le choix de ne pas choir / Celui qui aime bien suspendre le débat dans le séchoir avec deux ou trois feuilles d'eucalyptus / Celle qui affirme n'être pour rien dans la décision de son fils Ange-Marie de la Sainte-Croix de faire un apprentissage de sabotier dans les territoires occupés / Ceux qui ont choisi de se taire dans le procès en révision de leur Bonne Conscience,etc.

    Image : Philip Seelen

  • L'amour fou du Bantou

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    Son premier roman, d'une irrésistible vitalité, excelle dans le pleurer-rire. 39, rue de Berne marque la naissance d'un véritable écrivain. Max Lobe sera en signature aujourd'hui au Salon du Livre Sur les Quais, à Morges.


    Les commères de Douala en restent baba ! Les plus fameux caquets du Cameroun viennent en effet d'apprendre, par Facebook, qu'il y aurait en Suisse un jeune homme à la langue mieux pendue qu'elles toutes réunies: une espèce de griot-écrivain dont le verbe aurait la saveur d'une griotte veloutée et piquante. Le conditionnel tombe d'ailleurs puisque la nouvelle est de source "sûre-sûre", émanant de la très fiable AFP, en clair: l'Association des Filles des Pâquis, dont les bureaux se trouvent au 39, rue de Berne, en pleine Afrique genevoise. Or cette adresse est aussi le titre d'un livre écrit par ce prodige de la parlote, du nom de Max Lobe, aussi doué à l'écrit que pour la zumba ! Quel rapport y a-t-il entre un Camerounais de 26 ans bien éduqué, cinquième de sept enfants, débarqué à Lugano son bac en poche et diplômé en communication et management, actuellement en stage à la Commune de Renens, et le jeune Dipita, fils de prostituée aux Pâquis et condamné à cinq ans de prison pour le meurtre passionnel de son jeune ami William ? Le rapport s'intitule 39, rue de Berne, un vrai roman qui saisit immédiatement par sa densité humaine, la présence vibrante de ses personnages et l'aperçu de ce qui se passe en Afrique ou à côté de chez nous. De sa cellule de Champ-Dollon, Dipita raconte sa vie de garçon pas comme les autres, marqué en son enfance par les discours de son oncle Démoney. Rebelle très monté contre "papa Biya", le Président qu'il appelle "la Barbie de l'Elysée", l'oncle vitupère les magouilles du régime et le délabrement de la société, tout en recommandant à son neveu de ne pas se comporter à l'instar des hommes blancs qui pleurent comme des femmes et font de "mauvaises choses" entre eux. Or le même oncle, qui est à la fois le frère et le "papa" de Mbila, la mère de Dipita, n'a pas hésité à vendre celle-ci à des "Philanthropes-Bienfaiteurs" affiliés à un réseau international de prostitution, jusqu'à Genève où la jeune fille de 16 ans, abusivement vieillie sur son (faux) passeport, doit racheter sa liberté en payant de son corps. Dans la foulée, elle se fait engrosser par le chanteur-maquereau d'un groupe fameux, qui la pousse ensuite à conclure un mariage blanc avec un Monsieur Rappard spécialisé dans ce trafic lucratif. Pour faire bon poids, Mbila fourguera aussi de la cocaïne avec la complicité (de mauvaise grâce) du jeune Dipita. Enfin, cerise sur le gâteau, celui-ci, bravant les mises en gardes de son tonton, tombera raide amoureux d'un beau blond qui n'est autre que le fils du (faux) mari de sa mère. Glauque et compliqué tout ça ? Nullement: car Mbila, malgré ses humiliations atroces et sa colère contre son frère-papa, est aussi gaie que son fils est gay. Celui-ci garde par ailleurs respect et tendresse pour son oncle et sa tante Bilolo (la famille africaine, bien compliquée à nos yeux, reste sacrée), même si c'est chez les Filles des Pâquis, héritières d'une certaine Grisélidis, qu'il trouve refuge affectif et formation continue en toutes matières, y compris sexuelle.

    Une langue-geste

    Notre grand Ramuz a fondé une langue-geste, qui travaille au corps toutes les formes de langage. Loin d'aligner les expressions locales, le romancier a forgé un style qui suggère les pensées et les émotions autant par les gestes de ses personnages que par leurs paroles. C'est exactement la démarche qu'on retrouve chez Max Lobe, qui ne sait rien de Ramuz mais a lu Ahmadou Kourouma et Henri Lopes et réussit à capter, dans son récit de conteur, des expressions souvent drôles mais plus encore significatives du doux mélange des cultures. Dans la bouche de l'oncle Démoney, le "cumul des mandats" devient "cumul des mangeoires". Dans celle de Dipita, le derrière rebondi de Mbila devient "cube magie". Et les mots de bassa ou de lingala y ajoutent leur son-couleur: le ndolo pour l'amour, le mbongo pour l'argent, notamment. Max Lobe a écrit 39,rue de Berne avec son sang et ses larmes, et sa joie de vivre, sa générosité, son élégance intérieure, sa tristesse ravalée, son incroyable sens du comique fusionnent dans un livre plein d'amour pour les gens et la vie. Le portrait (en creux) de Dipita est des plus attachants, et celui de Mbila bouleversant. La présidente de l'AFP, une digne dame Madeleine, a décerné au livre un prix spécial en matière d'observation. Et les commères de Douala se feront un plaisir de dérider les vertueuses Dames de Morges si celles-ci froncent le sourcil. Chiche que Calvin se mette à la zumba!

    Zap04.pngMax Lobe. 39, rue de Berne. Zoé, 180p.
    Cet article est à paraître dans le quotidien 24 Heures, ce mercredi 23 janvier.




    Max Lobe en dates



    13 janvier 1986.. Naissance à Douala, 5e de 7 enfants.

    2004, Après un bac à Douala, arrivée en Suisse.

    2008. Bachelor en communication à Lugano.

    2009. Prix de la Sorge sur manuscrit.

    2010. Mort de son père. 2011. Parution de L'Enfant du miracle, récit. Master en management.

    2012. En septembre, participe au Congrés des écrivains francophones de Lubumbashi sous l'égide de Présence suisse.
     

  • Ceux qui planifient

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    Celui qui note tout ce qu'il doit faire ce matin qu'il finira cet après-midi ou demain s'il pense à le noter / Celle qui est jalouse du plan de carrière de sa bru Mathilde qui risque en plus de faire ombrage à son fils actuaire chez Lampion / Ceux qui ne sont pas nés où ils auraient dû en fonction de leur sentiment très sang bleu de l'existence en tant que telle / Celui qui a programmé ses fils en fonction d'un rendement maximum immédiat et d'un retour sur investissement garanti / Celle qui négocie ses ballots de nippes aux moukères des quartiers d'Alexandrie investis par la nouvelle émigration et même au-delà et qui reconnaissent en tout cas que ces jeunes Chinoises triment plus dur que les frères musulmans et compagnie / Ceux qui ont organisé le défilé pilpoil sans prévoir que la princesse noire perdrait les eaux dans la Rolls blanche / Celui qui tire des plans sur la commère / Celle qui ne t'avait pas prévu au programme ni que ton Prix Nobel de chimie l'obligerait à un déplacement à Stockholm où le soleil se couche (dit-on) à point d'heures / Ceux qu'on a triés sur le volet d'aération sans tenir compte de l'odeur de friture / Celui qui a inscrit un grand B sur son organigramme sans préciser à sa secrétaire Betty Boop si c'est le jour de Bettina ou de Bianca l'Américaine ou encore de sa Babouchka à pelisse de ragondin / Celle qui fait des réussites entre deux parties d'échecs / Ceux qui ont pris des tas de résolutions en janvier et c'est déjà mi-février autant dire que Pâques se pointe et faudra caser un Noël de famille en août vu qu'en décembre ils sont tous à Benidorm ou Cancun / Celui qui t'explique qu'au niveau stratégie on va viser les têtes de gondoles / Celle dont le récit fumant de couguar va faire un méga tabac / Ceux qui n'avaient pas prévu de sortir avant que les majorettes leur fassent un tel rentre-dedans qu'ils les suivent à la Buvette, etc.

  • Un amour plus fort que la mort

     


    Sokourov1.JPGMère et fils, un chef-d’œuvre d'Alexandre  Sokourov


     


    Mère est fils est à mes yeux, ces jours, le plus beau film du monde. Dès le premier imperceptible mouvement animant, à la surface de l’écran, deux visages comme confondus puis se distinguant, de la mère mourante et de son fils, qu’on dirait les deux figures écrasées puis se levant lentement, d’un grand tableau de maître ancien entre Rembrandt et Le Greco, dès le premier souffle du premier mot, suivant une lointaine musique égrenée par le ciel, du Schubert il me semble, dès le premier murmure du fils racontant son rêve à sa mère, qui lui dit ensuite qu’elle a fait le même rêve que lui, dès le premier d’une série de longs et lents plans-séquences se suivant sous la même lumière intemporelle et tout intime, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un à l’autre, s’instaure dans Mère et fils une atmosphère qu’il faut bien dire sacrée, et sacré chaque geste comme d’un rituel, sacrée la relation liant le fils à la mère qui deviennent ici tous les fils et les mères et les pères et les filles.


    Sokourov2.JPGMère et fils est un poème d’amour et une suite de tableaux empreints de toute la beauté et de toute la douleur du monde, c’est une traversée de toutes les saisons de la vie, du printemps à la fenêtre à l’hiver du corps, c’est la traversée de l’immense nature silencieuse et indifférente, juste délimitée par la familière fumée d’un train à vapeur et de son sifflet au loin, par un jeune homme portant sa mère comme pour lui montrer une dernière fois le monde et la montrer au monde dans le même mouvement.


    Sokourov20.JPGSokourov24.JPGMère et fils est l’œuvre d’un admirateur des maîtres anciens qui ont dit toute la profondeur en surface, sans artifice de perspective ou d’autres trucs optiques, d’Uccello au Greco, et toute l’épaisseur de la chair et du temps à plat sur la toile, de Rembrandt à Goya, avec la sfumato romantique d’un Caspar David Friedrich qui rappelle l’élégie de l’âme russe, à dominantes de verts éteints et de gris cendreux, de roux et de blanc. Et la musique , et les sons, la musique des voix et du vent qu’on dirait de la mer et qui fait onduler les champs, la musique du monde va son chant qui se mêle ou se démêle du chant des images, puis c’est la mort et les larmes, l'absolu désarroi, et le chant reprend, le cri redevient murmure du fils qui sait qu’il n’est séparé de sa mère que le temps d’accéder à l’autre côté du miroir…


     


    Alexandre Sokourov. Mère et fils. DVD Potemkine. Suppléments extrêmement intéressants, avec des interviews du réalisateur portant, notamment, sur la peinture, la musique et le montage.     


    Un chapitre magistral du dernier livre de Georges Nivat, Vivre en Russe, paru aux éditions L'Age d'Homme, est consacré à l'oeuvre de Sokourov. 


     

  • Le cancer qui ronge l'islam

    Littérature,politique,islamQuand Federico Camponovo s'entretenait avec Abdelwahab Meddeb, après la flambée de violence liée aux caricatures de Mahomet. Où l'on voit que le serpent intégriste continue de se mordre la queue... 
    «L’intégrisme est un cancer qui ronge l’islam. » Le diagnostic est signé Abdelwahab Meddeb, écrivain et professeur franco-tunisien qui, de Paris où il vit, appelle inlassablement ses frères musulmans à se libérer de leurs chaînes coraniques.
    Il a des yeux d’un bleu doux et profond, il est d’une érudition infinie et son propos ne trahit aucune inquiétude. Pourtant, dans Contre-prêches, son dernier livre, Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-X-Nanterre, se met une nouvelle fois en danger. En repartant au combat contre le cancer intégriste dénoncé en 2002 dans La maladie de l’islam, une religion dans le berceau de laquelle, dit-il, la «violence a été déposée». Pour asphyxier le fanatisme, résume Meddeb, «l’islam doit s’adapter à l’Europe, et non le contraire. »
    — Comment interprétez-vous l’ampleur des protestations suscitées par les caricatures de Mahomet et les propos du pape sur l’islam et la violence?
    — Je ne supporte pas cette réaction épidermique. Ce prurit de la victimisation me scandalise et me révolte, parce qu’il est pour moi le révélateur de l’état de l’islam, d’où je proviens. Un signe de faiblesse, comme si nous avions désormais à faire à une bête blessée qui se débat sans parvenir à soigner ses plaies.

    — Vous avez toujours dit que la violence est dans l’islam. Ces réactions sont donc normales.
    — Pas exactement. La violence est dans l’islam comme dans la Bible, pas moins mais pas davantage. En revanche, la dimension guerrière de la Bible a, elle, été totalement neutralisée au fil des siècles. Dans l’islam, le même processus a commencé mais il a été interrompu, et c’est le pire qui est venu après. Avec la volonté de se distinguer de la culture dominante, je veux parler de la culture occidentale, de réagir au nom d’une différence. C’est la pire lecture qu’on pouvait faire du Coran pour mobiliser les exclus et les damnés.
    — Pour vous, tout n’est donc qu’une question de lecture des textes, d’interprétation?
    — A l’évidence. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement?

    — Dans une interview à Die Zeit, vous avez pourtant affirmé que «la violence a été déposée dans le berceau de l’islam».
    — Je vous le répète: comme dans la Bible! Et pas dans le berceau: dans la lettre fondatrice. Dans le Coran, nous avons des versets très violents, et d’autres qui sont tout le contraire.
    — Soit. Mais pourquoi donc le «verset de l’épée» triomphe-t-il du «verset de la tolérance» ou de celui de «pas de contrainte en religion»?
    — C’est une lecture, encore une fois! L’un des problèmes majeurs que connaît l’islam, ce sont les concessions que l’islam officiel est en train de faire à son interprétation islamiste. C’est ce genre de concession, par exemple, qui a abouti à l’universalisation du voile. Peu de gens savent qu’après la conférence du pape à Ratisbonne, sans doute un peu trop longtemps après, d’ailleurs, trente-huit docteurs de l’islam, et non des moindres, on écrit une lettre de conciliation au Saint-Père, pour lui dire qu’ils acceptaient ses regrets mais surtout, surtout, pour l’assurer, par exemple, que le verset «pas de contrainte en religion» n’était pas abrogé. Les islamistes, eux, s’appuient sur la seule interprétation violente qui l’abroge pour annuler les quarante-neuf autres qui affirment sa permanence.
    — Pourquoi l’islam officiel fait-il des concessions aux islamistes?
    — L’islamisme triomphe en raison de l’incompétence des esprits et des échecs des Etats. Il faut aussi rappeler la responsabilité des États-Unis, de leurs alliés arabes et d’Israël dans cette émergence. A un moment donné, ces concessions ont constitué une véritable stratégie politique: pour casser des tendances nationalistes, de gauche, révolutionnaires, on a joué la carte de l’islamisme. Je vivais en Tunisie à l’époque où les étudiants étaient tous soixante-huitards et maoïstes. Pour les briser, on a jeté le pays dans les bras de l’islamisme, avec les conséquences que l’on sait.
    — Vous semblez profondément pessimiste. Pensez-vous néanmoins que la culture européenne parvienne, un jour, à féconder l’islam?
    — L’islamisme n’est pas une fatalité, et je ne démissionnerai donc jamais. Jamais je ne cesserai de rappeler qu’une construction tout à fait opposée a été proposée: celle, justement, de l’origine occidentale de l’islam. Tout ce qui a été fait de grand dans l’islam, absolument tout, a été fait par des emprunts à d’autres cultures. La théologie, la philosophie, la grammaire, la logique, tout cela, sans de multiples emprunts à la culture grecque, n’aurait jamais existé.
    — Concrètement, sera-t-il possible de réconcilier l’égalité et la lettre coranique? Je pense au statut des femmes, au port du voile…
    — Dans l’affaire du voile, je vais encore plus loin. Nous avons de nombreux textes, écrits en langue arabe, particulièrement en Égypte, mais en d’autres langues aussi, qui ont prôné le dévoilement des femmes et qui ont été suivis d’effet. Encore une fois, le retour du voile est dû à cette construction d’une identité, avec les matériaux de l’islam, destinée à se différencier de l’Occident et à le combattre.
    — A propos de différences, la Suisse doit-elle laisser s’ériger des minarets sur son territoire?
    — Si l’on veut être démocrate, et donc favorable à la liberté de culte, je répondrais oui. Encore faut-il que l’Etat puisse garantir la qualité de la formation des imams qui officieront dans ces mosquées. Je suis pour un islam européen: pourquoi donc construire ici des minarets conquérants? Pourquoi ne pas inventer une architecture européenne des mosquées, en confiant leur construction à Mario Botta, à Jean Nouvel? Ce serait la meilleure façon de contrer les intégristes et leur stratégie d’occupation, de conquête et d’adaptation à la situation démocratique européenne. Vous en avez un exemple en Suisse, avec les frères Ramadan…
    — Vous qui avez enseigné à Genève, que pensez-vous d’eux?
    — Ils attribuent à leur grand-père, fondateur des Frères musulmans, un rôle de réformateur, alors que c’est lui qui a fait de l’islam une idéologie de combat contre la dominance occidentale. Cela dit, le discours de Tariq Ramadan me semble être en train d’évoluer. Est-ce une évolution tactique ou authentique? Je n’en sais rien. Dans le même temps, il ne semble pas avoir rompu avec son frère Hani qui, lui, ne fait aucune concession. Dès lors, si c’est le cas, on est en droit de penser qu’ils sont les deux faces d’une même pièce.
    — Dans Contre-prêches, vous allez jusqu’à évoquer la possibilité d’user de «pressions guerrières» pour réformer l’islam.
    — Vous savez peut-être que je n’étais pas contre l’intervention américaine en Irak. Ce que je trouve catastrophique, en revanche, c’est que personne n’a songé à ce qui allait se passer après, à l’avenir. Mais j’ai la conviction profonde qu’il faut être très ferme, jusqu’à l’exercice des armes, sur la défense des principes. Je me méfie terriblement du culte de la différence: je ne respecterai une différence, quelle qu’elle soit, et c’est important dans le discours sur l’islam, qu’à la seule condition que je puisse voir en elle des éléments de partage avec ma propre identité.

    — Vous arrive-t-il d’avoir peur?
    — Des proches me mettent en garde, me disent d’être prudent. Je ne suis pas très courageux, je suis même plutôt couard, mais je ne peux pas les entendre. Aujourd’hui, face au péril qui menace une civilisation, une culture, comment voulez-vous que je me taise?


    PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR FEDERICO CAMPONOVO

    Vient de paraître: Abdelwahab Meddeb. Contre-prêches. Seuil, 2006.


    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 22 décembre 2006.

  • Ceux qui gagnent au change

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    Celui qui épile sa canne de golf / Celle qui négocie son transit céleste / Ceux qui sifflent la bouteille à l'encre / Celui qui joue aux dominos avec la Chancelière de l'échiquier / Celle qui s'assied sur le protocole à pieds Louis XVI / Ceux qui font installer l'électricité dans l'arbre à pain / Celui qui fait des avances à sa cousine arriérée / Celle qui marche comme sur des fourmis stressées / Ceux qui travaillent dans les Ponts Déchausssés / Celui qui devance les avances de la veuve de l'arrière-droit libero / Celle qui recommande à son frère Horace de se montrer coriace avec sa nouvelle épouse au motif qu'une femme "ça enferme" / Ceux qui ont mis la maison du (prétendu) muet sur écoutes / Celui qui s'invente un passé radieux avec père au foyer et mère supérieure / Celle qui croit que tout peut s'acheter même l'humeur du pitbull Killer / Ceux qui racontent des choses du vieux temps aux pendules qui s'en balancent / Celui qui tient un bric-à-brac d'idées reçues / Celle qui se prend un coup de griffes du porte-parapluies à pattes de lion / Ceux qui ne revendront jamais leurs trésors de mémoire / Celui qui transmet les nouvelles aux poulpes sur Radio Calamar La Première / Celle qui a un coeur d'or sous son parler brodé / Ceux qui fêtent l'entrée au couvent du moniteur d'auto-école à Panhard bleu ciel et fort en cour chez Monseigneur l'évêque Glapion / Celui qui lit la Bible en secret pour ne pas être collé si jamais / Celle qui parle à la bombe d'eau à l'insu des jattes susceptibles / Ceux qui ne prennent pas ombrage des lumières du cirque / Celui qui est né avec les oreilles raides de Calvin qu'il a assouplies au yoga / Celle qui estime que sa fille Honorine sait trop de choses et par exemple ce que font les roses pour se reproduire / Ceux qui ont lu trop de livres dont on ne parle même pas à Toulemonde en parle / Celui qu'on a pris pour une mangouste quand il a fui du fourré d'où il épiait les baigneuses en tenue légère / Celle qui se mire dans le miroir à trois faces du Père et du Fils et de la veuve de Christophe Colomb dite la Colombe de la Paix / Ceux qui ont d'autres mémoires que les autres / Celui qui a une mémoire à tiroirs secrets dont il ignore où sont les clefs / Celle qui a la mémoire involontaire des membres amputés / Ceux qui reçoivent la Présidente de l'Union des Mères Conséquentes avec le raki requis, etc.

    Image:Philp Seelen

  • Salamalec à Rafik

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    Les derniers événements survenus en Tunisie me rappellent notre voyage, avec Rafik Ben Salah, en juillet 2012. L'écrivain tunisien établi en Suisse vibrait alors de joie mais aussi de pessimisme. Nous pensons beaucoup, ces jours, à lui autant qu'aux siens, à Tunis, et à tout son peuple...

    Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés… Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement. Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier. Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter. Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable. « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre...

    La plupart des ouvrages de Rafik Ben Salah ont été publiés par les éditions L'Age d'Homme.

  • Ceux qui savent y faire

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    Celui qui te dit ah bon vous écrivez eh bien ça c'est bien ça occupe moi aussi je fais des bricolages et tout ça / Celle qui se plaint de ce que son conjoint Paul se cantonne dans la métaphysique spéculative alors qu'il reste des pommes à cueillir dans le verger de derrière / Ceux qui ont investi le terrain de la veuve au motif que le défunt leur devait des arriérés / Celui qui visitant la Chapelle Sixtine avec le Groupe des Aînés conclut qu'avec les Japonais c'est plus propre qu'il y a quarante ans quand il est venu avec les Jeunes Paroissiens / Celle qui se demande (en allemand) où le chien est enterré / Ceux qui ont passé l'Occupation à ne rien faire / Celui qui sourit à celle qui le félicite d’écrire parce que ça au moins ça restera / Celle qui estime que l’art conceptuel est un super hobby / Ceux qui ont vraiment tout dans leur villa Regina y compris un coin bar-bibliothèque avec tous les livres de Bocuse et autres Reader’s Digest / Celui qui a toujours pensé que les artistes étaient des improductifs / Celle qui te dit qu’elle lira quand elle saura plus quoi faire / Ceux qui pensent d’abord jardinage et gastro / Celui qui ayant vu l’Afrique à la télé estime avoir tout vu / Celle dont le prochain Défi Budget sera un jacuzzi / Ceux qui ont un home-trainer à stéréo intégrée pour leur doberman Dolfi / Celui qui pense en marche sans avancer / Celle qui est sûre que son neveu Fernand est entré en fac de lettres à cause de ses penchants / Ceux pour lesquels un immeuble habité par une famille de couleur est à surveiller / Celle qui remercie par écrit l’auteur d’En avant la vie pour ce livre positif en lequel se reconnaissent les retraités belges / Ceux qui ont des enfants néonazis alors qu’ils ont lu tout Marx et même Engels en allemand / Celui qui rappelle aux étudiants en sémiologie théâtrale qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Celle qui a renoncé au péché sans peine vu que ça l’a toujours peinée après / Ceux qui se retrouvent chez les couples échangistes avec leurs collections de coquillages respectives / Celui qui préfère les gens à leurs idées / Celle qui lisait jadis Husserl en v.o. mais ça fait déjà des années / Ceux qui ont toujours brillé au jeu de Lego / Celui qui lit toujours un peu de Duras après un coït satisfaisant son Ego / Celle qui fume le cigare en se rappelant ses années Bashung / Ceux qui parquent ostensiblement sur la case réservée du médecin nigérian qui se prend pour qui avec sa BMW / Celui qui esime que l'émancipation féminine est un job à plein temps et que sa femme à d'autres choses à faire pour le moment alors c'est vite vu / Celle qui affirme que de toute façon les critiques sont payés et même assez cher s’ils disent pas ce qu’ils pensent / Ceux qui veulent être non seulement admirés et redoutés mais aussi aimés comme les Etats-Unis d'Amérique sous Reagan et même après / Celui qui sait par sa famille que Bob Dylan avait des dons manifestes de tapissier-décorateur avant de se laisser détourner dans la chanson par une équipe de drogués / Celle qui est tellement barjo qu’elle se passe des chants grégoriens pour se déstresser sous son masque de laitues / Ceux qui s’occupent à ne rien faire que des listes sur Facebook non mais tu te rends compte la décadence, etc.

    Peinture: Robert Indermaur

  • Shakespeare notre contemporain

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    À Kléber-Méleau, les (formidables) comédiens de la Schaubühne de Berlin présentent, sous la direction de Thomas Ostermeier, un Mesure pour mesure d'une actualité percutante.

    Shakespeare: notre contemporain. La formule, titre d'un fameux essai de Jan Kott, retrouve sa pleine signification sous la "patte" de Thomas Ostermeier et de son équipe de la Schaubühne. De quoi parle en effet Mesure pour mesure ? Du pouvoir et de ses conséquences sur ceux qui l'exercent. Des temps alternés de licence et de retour à l'ordre moral. De la morale que l'Etat ou l'Eglise entend imposer en matière de vie individuelle par des lois. Des cent façons d'utiliser celles-ci ou de les contourner, par les uns et les autres.
    Ostermeier02.jpgAu coeur de la pièce, un thème cristallise le combat du vice et de la vertu, opposant l'innocence d'une jeune vierge et le désir pervers qu'elle suscite. Une réplique luciférienne nous parle encore: "Avec tant d'espaces déjà profanés par nous / Nous faudra-t-il aussi raser le saint des saints / Pour y faire régner nos vices ?"

    Jouée devant le roi Jacques au lendemain de Noël 1604, Mesure pour mesure fait écho à la fermeture, en 1603, des bordels londoniens tenus pour responsables de la peste qui tua cette année quelque 30.000 personnes. Traitant de la relation du pouvoir et de la loi, la pièce fait doublement allusion à la justice du talion de l'Ancien Testament ("oeil pour oeil, dent pour dent") et à l'injonction évangélique du Sermon sur la montagne: "C'est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous". Entre ces deux pôles d'une logique toute punitive et d'une approche plus charitable des conduites humaines, la pièce instaure une sorte de jeu de rôles à tout moment réversibles que l'humour génial de Shakespeare dégage des alternatives rassurantes. Nul, ici, n'est tout pur ou tout abject. Et vous, qu'auriez-vous fait sous tel ou tel masque ?

    L'histoire, située à Vienne (ajout ultérieur à la mort de Shakespeare), évoque le congé pris quelque temps par le Duc régnant, Vincentio, qui investit le noble Angelo de la charge de le remplacer. Proclamant le retour à l'ordre moral, Angelo le pur et dur condamne à mort le jeune Claudio, coupable d'avoir engrossé sa fiancée avant la consécration du mariage. Paraît alors Isabella, soeur de Claudio et novice ayant fait voeu de chasteté, qui supplie Angelo de grâcier son frère. D'abord inflexible, Angelo propose à l'innocente de se livrer à lui pour sauver Claudio...

    Ostermeier02.jpgDe l'imbroglio de la pièce, Thomas Ostermeier a tiré une façon d'épure dramaturgique qui s'inscrit dans le droit fil de sa mise en scène de Démons de Lars Norèn, autre génie théâtral mais contemporain, présentée en janvier 2012 à Kléber-Méleau. Tout en effet, de la scénographie minimaliste de Jan Pappelbaum aux polyphonies vocales a cappella, entre autres contrepoints musicaux, jusqu'à l'interprétation, rend un "son" parfaitement actuel alors que rien, de l'essentiel du texte, n'est sacrifié .
    Ostermeier07.jpg Dans les premiers rôles, Gert Voss campe un Duc magistral alternant avec un moine subtilement retors, véritable meneur de jeu de ce théâtre dans le théâtre joué entre les murs du palais-bordel. En Angelo, Lars Eidinger incarne admirablement la psychorigidité du réformateur puritain que trouble soudain sa propre sensualité au toucher des mains délicates d'Isabella, figure angélique trouvant en Jenny König une non moins parfaite interprète.
    Ostermeier04.pngQuant à Claudio, genre hippie christique quasi nu, il doit à Bernardo Aria Porras sa dégaine de victime sacrificielle, aussi fragile en apparence qu'est forte sa soeur en réalité. Plus que sur la perversité "sadienne" d'Angelo, c'est en effet sur la véhémence protestataire de la jeune religieuse, et sur le plaidoyer final du Duc pour le pardon, dans une optique réellement chrétienne (mais non cléricale) que Thomas Ostermeier porte l'accent de cette lecture à la fois très libre, savoureusement sensuelle à tous égards, et très fidèle.

    Lausanne-Renens. Mesure pour mesure. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 10 février Location complète, avec liste d'attente.

    Jan Kott, Shakespeare notre contemporain. Petite Bibliothèque Payot, 395p.

    William Shakespeare. Mesure pour mesure (traduction André Markowicz), Les Solitaires intempestifs, 174p.

  • Ceux qui vont où va la feuille

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    Celui qui affirme que la terre est plate et non sans motifs vu que sur le motif il peint en Beauce sur des plats / Celle qui n'a de préjugés que ceux qui l'en défont / Ceux dont la liberté d'esprit consiste à ne point s'en prévaloir quand ils s'enivrent à la Taverne de Cluny / Celui qui réfléchissant devant son miroir y voit filer l'alouette lulu / Celle qu'à marquée tel jour telle allusion à tel accent particulier du chant de Vinteuil que lui rappelle tel passage souligné à l'encre violette sur telle page (209) de tel exemplaire de La Recherche que lui a offert Untel: " Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens où Vinteuil l'avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant vers la terre,un autre grande artiste" / Ceux qui voyagent dansle temps des livres / Celui qui se gave de chocolat noir au Concept Store / Celle qui se tape un Why not ? à son Singapour sling / Ceux qui brunchent au Train Bleu avec la Dame aux bas vert Véronèse / Celui qui se rappelle la Flèche rouge de son enfance / Celle dont le grand-père a inauguré la ligne Pétersbourg-Dairen et qui t’envoie une mésange en MMS pour te remercier de lui avoir envoyé par le même canal le chat crème du Train Bleu / Ceux qui pissent en arabesques dans l’urinoir Art Déco/ Celui qui a dit à la Rom chiante qu’il n’avait plus de thune et qui se paie un verre de Mercurey à 13 euros / Celle qui se mangerait la main plutôt que de mendier / Ceux qui se retrouvent à la plonge du Train Bleu avec le sentiment d’être embarqués / Celui qui dit n’être pour rien dans les tractations foireuses et frauduleuses de l’Union de Banque Scélérate (UBS) quoique faisant partie de son gang directorial / Celle qui ne dira rien de ce qu’elle a appris sur l’oreiller du banquier scélérat Gospel vu qu’on ne crache pas dans la soupe / Ceux qui estiment qu’un procès public fait à l’Union de Banque Scélérate serait dommageable aux privés dont toi et moi mon p’tit gars / Celui qui ne dira rien à son homologue chinois vu que c’est pas avec des droits de l’homme qu’on fait tourner la boutique et surtout pas une fabrique d’horlogerie à complications / Celle qui ne comprend rien aux lois du marché mais estime que si le ministre en charge estime que les lois du marchés sont les lois du marché alors faut lui faire confiance vu qu’il a quand même fait l’école de commerce celui-là / Ceux qui renoncent à changer de banque vu que toutes sont soumises au lois du marché les pauvres / Celui qui te plume en souriant du fait que tu n’as jamais rien pigé aux lois du marché / Celle qui t’a épousé en toute connaissance de cause en se disant qu’elle pourrait te revendre le cas échéant conformément aux lois du marché / Ceux qui se couchent devant les puissants et se justifient en se tortillant devant les médias innocents, etc.

    Peinture: Robert Indermaur

  • De qui sont ces sonnets ?

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    De qui sont ses sonnets qui sourdent de sûre source ?

    Sans rêves

    Abel, ce n'est pas moi, c'est cette lourde pierre
    Qui t'a ôté la vie, et tu m'en vois surpris.
    De mon triste forfait, comment payer le prix,
    Même en me repentant pendant ma vie entière ?
    Abel, ton nom sera toujours dans mes prières,
    Chaque année je ferai l'offrande d'un cabri,
    Même quand mes cheveux seront devenus gris,
    Et la veille du jour où je serai poussière.
    Abel, si tu le peux, dans mes rêves surviens
    Pour guider mon esprit, chaque nuit, vers le bien,
    Comme une étoile guide un marin vers son havre.
    Or, quelques jours plus tard, la voix d'un revenant
    Vint prédire à Caïn : « Ton sommeil maintenant
    Sans rêves coulera, tel celui d'un cadavre. »

    Verdier130003.JPG Fraternité
    Abel, mon compagnon, accepte un peu de bière !
    Car, depuis bien des jours, tu n'en as pas repris ;
    Pourtant c'est un plaisir qui toujours vaut son prix,
    L'homme qui a bien bu aime la terre entière.
    Abel, mon doux frangin, prends un peu de gruyère !
    Le mangeur de fromage est gai comme un cabri ;
    Il oublie la fatigue, il oublie le ciel gris,
    Et que l'homme est un corps qui retombe en poussière.
    Abel, tu ne bois pas, et tu ne manges rien,
    Mais tu devrais, pourtant, puisque c'est pour ton bien,
    Je fais tous mes efforts... ah, vraiment, ça me navre.
    Or, Caïn continue à être prévenant,
    Cela fait quelque temps qu'il parle, maintenant ;
    Abel ne répond rien, ce n'est que son cadavre.

    À qui le soufflera au silence le sort sera suave...

  • Ceux qui s'informent

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    Au très sage et très fol Cochonfucius

    Celui qui prend des nouvelles de la clairière / Celle qui laisse la radio allumée pour le chien / Ceux qui sont tellement informés qu'informes ils deviennent / Celui qui ne s'intéresse aux faits divers que pour en faire diverses listes / Celle qui a pris l'autre chemin sans donner de nouvelles / Ceux qui voulant tout savoir n'apprennent rien / Celui qui classe les dépêches par nombre de morts / Celle qui sait ce qu'entendait Voltaire en écrivant qu'il faut cultiver son jardin / Ceux qui notent tout ce qui échappe aux médias / Celui qui écrit que Michael Lonsdale a en lui "une espèce d'épaisseur de brouillard" / Celle qui a participé à la bousculade des colloques puis est devenue plus intelligente / Ceux qui ont entendu parler de L'évolution créatrice par leurs pères et de L'Archéologie du savoir à la disco / Celui qui absorbe tout et mérite par conséquent le surnom de Buvard que lui donne son ami Péluchet / Celle qui crache sur l'institution qui l'a nommée institutrice en matière de savoir non-institutionnel / Ceux qui citent Michel Foucault pur "faire bien" et se montrer solidaires tant qu'à faire des déviants sans dévier pour autant de leur plan de carrière au contraire /Celui qui constate que le nouvel ordre moral de l'Entreprise suppose une contestation radicale de l'ordre établi sauf dans l'Entreprise / Celle qui s'est fait respecter de la gauche autant que de la droite en tant que dépositaire du secret de la crème Soubise / Ceux qu'on dit têtes de gondoles sans rire / Celui qui se rappelle le mot de Bernanos selon lequel "chaque époque a ses flatteurs"et se pique de les identifier sans les flatter / Celle qui dénonce le soft goulague de son éducation catholique dans une famille écrasante d'affection au motif que ses étudiants attendent d'elle une position radicale au niveau du rejet des vieilles structures enfin tu vois le genre de fille hyper libérée et tout ça / Ceux qui font la UNE des supléments spéciaux du prêt-à-penser / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère les Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche / Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.

    Image: Philippe Rahmy

  • Fille d'orage et mère courage

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    "Quand j'entre en scène je suis amoureuse..." L’Anneau Hans Reinhart 2013 consacre la carrière de comédienne d'Yvette Théraulaz.


    "Toi, tu feras du théâtre !", dit un jour un grand Monsieur de la mise en scène à une comédienne en herbe de 14 ans. Il s'appelait Benno Bessson et montait Sainte Jeanne des abattoirs de Bertolt Brecht à Lausanne, à l'instigation d'un certain Charles Apothéloz. Elle, c'était Yvette Théraulaz, fille de gens "simples mais magnifiques", le père ouvrier et la mère ménagère, recrutée dans un théâtre pour enfants de Lausanne pour jouer et chanter sur la scène du Théâtre Municipal. "C'est comme un blanc-seing qu'il m'a accordé", constate aujourd'hui la comédienne et chanteuse honorée par la Société suisse du théâtre, qui vient de lui décerner l'Anneau Hans Reinhart, plus haute distinction couronnant des trajectoires artistiques exceptionnelles.
    "Je suis étonnée et très reconnaissante !", s'exclame Yvette Théraulaz en évoquant cette nouvelle marque de reconnaissance. En 1992, déjà, elle avait cru qu'on lui faisait une farce en lui annonçant qu'elle allait recevoir le Grand prix de la Fondation pour la promotion et la création artistiques. Aussi modeste que reconnaissante: "De fait, j'ai toujours eu beaucoup de chance en pouvant faire ce que j'aimais comme je l'ai voulu", ajoute l'artiste vaudoise. "J'aurais pu jouer beaucoup plus que dans la centaine de pièces auxquelles j'ai participé, mais je tenais à rester sur une certaine ligne dans mes choix, en privilégiant notamment deux critères: politique et poétique".
    Theraulaz2.jpgNée en 1947 à Lausanne, Yvette Théraulaz fait partie d'une génération qui s'est libérée au tournant de la vingtaine, coïncidant avec mai 68. Après ses premiers pas au Théâtre d'enfants de Lausanne, où Charles Forney lui donne le rôle du petit garçon Maboul dans Aladin et la lampe magique, elle poursuit sa formation à l'Ecole romande dramatique (ERAD) et suit durant une année le cours de Tania Balachova, à Paris, avant de rallier la tribu du Théâtre Populaire Romand (TPR) fondé à La Chaux-de-Fonds par Charles Joris, solidement ancré à gauche. "Je n'ai jamais fait partie d'aucun parti", précise cependant la comédienne, qui se dit plutôt individualiste. Il n'empêche que ses accointances, tant personnelles qu'artistiques, la situeront toujours dans la mouvance d'un théâtre en rupture de conformité "bourgeoise".
    C'est ainsi qu'on la retrouvera dans le Baal de Brecht réalisé par François Rochaix en 1972, puis aux côtés d'André Steiger pour la fondation du T-Act. En complicité avec Martine Paschoud , elle va s'imposer, dès le début des années 80, dans une série de premiers rôles. Avec Vera Baxter de Marguerite Duras au CDL, puis dans le rôle de Marie pour la création de Nuit d'orage sur Gaza de Joël Jouanneau. Le même Jouanneau l'associera en 1990 à la version théâtrale des Enfants Tanner de Robert Walser, au Théâtre de la Bastille, puis aux créations des pièces de Jean-Luc Lagarce, avant de mettre en scène l'un de ses spectacles de chanteuse.
    Car, la trentaine passée, Yvette Théraulaz se sera lancée, parallèlement à sa carrière de comédienne, dans une suite de réalisations personnelles mêlant textes et chansons, auxquelles elle associera la pianiste Dominique Rosset ou encore Pascal Auberson.

    Au tournant de la cinquantaine, la fille de mai qui a rendu hommage, dans un de ses spectacles, à sa propre mère empêchée de voter jusqu'à ladite cinquantaine, commence d'assumer des rôles de mères humiliées ou résistantes, comme dans Le courage de ma mère de George Tabori monté au Théâtre de Belgique, en 1995; ou, avec La Cerisaie de Tchekhov, dans la fameuse Lioubov que lui confie Jean-Claude Berutti au Théâtre du peuple de Bussang, en 2003. Enfin, tout récemment à la Grange de Dorigny, nous l'aurons retrouvée, toujours très généreusement impliquée, dans l'adaptation de Crime et châtiment de Benjamin Knobil où elle assume cinq ou six rôles de femmes tantôt redoutables et tantôt poignantes...
    Yvette Theraulaz n'en est pas, et de loin, au cap des bilans. Pourtant son prochain spectacle, avec le pianiste Lee Maddeford, revisitera Les années en perspective cavalière. Il y sera question de la condition des femmes et des fameuses "fiches" que lui ont valu ses positions personnelles, mais aussi des âges de la vie, des heurs et bonheurs de l'existence et de sa résolution d'être toujours amoureuse, dit-elle, quand elle entre en scène...

    Yvette Théraulaz en dates

    1947. - Naissance à Lausanne, le 28 février.
    1962. - Petit rôle dans Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht, monté par Benno Besson au Théâtre Municipal.
    1974. - Naissance de son fils David. Scénographe et cinéaste sous le nom de David Deppierraz.
    1991. -Plan fixe, Y.T., comédienne et chanteuse
    1992. - Grand prix de la Fondation vaudoise pour la promotion et le création artistiques.
    2001. - Prix de la Fête du comédien du Théâtre du Grütli.


  • Ceux qui passent l'hiver

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    Celui qui constate que la neige délivre le ciel / Celle qui s'allège dans la poudreuse /Ceux qui se partagent entre joies simples et don de soi / Celui qui dit les sombres minutes des riches heures / Celle qui évoque les feuilles des noisetiers sous le givre en savourant sa Marie Brizard au chaud /Ceux qui adhèrent sans coller / Celui qui déplore que Tulipe ce soir ne fasse que du lait de crevette / Ceux qu'effraient les retombées de l'aciérie en brumes rousses / Celui qui voit au pivert un costume de majordome comme quoi y a de tout dans la nature / Celle qui se rappelle le trouble de l'apparition du Diable chez Marina Tsvetaeva / Ceux qui lisent du Dylan Thomas à la rue des Blancs-Manteaux / Celui qui trouve refuge chez la dame enveloppée /Celle qui boit direct à la bouteille de rouge / Ceux qui se mesurent à mains nues dans la salle d'exercice des pompiers de Pontoise / Celui qui fait vacarme dans son pot à pas sept mois /Celle qui écoute les bûches se raconter en peignant une biche au bois / Ceux qui réservent des cercles de feu au scorpions sociaux / Celui qui admoneste sa carabine au motif qu'elle a loupé la pianiste infidèle / Celle qui croit pouvoir spéculer sur tes remords alors que c'est marqué PRIVACY / Ceux qui marchent sur l'eau tant elle est polluée / Celui qui note sur son carnet du lait que cette rue a une fuite / Celle qui ne supporte aucun chant de brouille / Ceux qui s'aiment à fond la caisse comme d'autres à fond de cale / Celui qui reconnaît que le tremble a le don du vent Celle qui se rappelle la malédiction des barbelés / Ceux qui ont appris que l'amour n'était jamais à la minute près quoi qu'en dise la garde-barrière / Celui qui prophétise la défaire des oiseaux mais onle sait peu bien ces temps / Celle qui attend le dégel pour ne point embarrasser le fossoyeur / Ceux qui ne passeront pas l'hiver mais ne s'en réjouissent pas moins du retour du printemps, etc. Peinture: Paysage d'hiver, JLK.

  • De Lincoln à Django: pas photo !

    Lincoln7.jpgÀ propos du Lincoln de Spielberg et du dernier Tarantino. Qu'il y a violence et violence...

    C'est un beau film, intéressant et parfois émouvant que le Lincoln de Steven Spielberg, qu'on pourrait dire l'hommage à un grand homme, probablement idéalisé, mais qui cristallise bel et bien un idéal supérieur. En tout cas on sort de là comme purifié par une illustration généreuse de la dignité humaine. L'indignité de l'esclavage en est évidemment le thème conducteur: l'indignité du racisme et de la prétention, de droit divin usurpé, à dénier leurs droits à nos semblables. Mais cette ligne éthique sous-jacente, qu'on prête à Lincoln comme une pure ligne de vie, n'exclut pas les sinuosités multiples de l'existence et de la politique dont la trame se couvre de multiples fils vivants entrecroisés.

    Lincoln02.jpgC'est en effet un film très vivant que Lincoln, et qui a plus à dire au public, me semble-t-il, et plus précisément aux jeunes, que le dernier film de Quentin Tarantino, Django unchained, lequel évoque lui aussi l'esclavage et de manière bien plus violente, mais avec une place moindre laissée à l'information et à la réflexion.
    Les écervelés qui ne réagissent qu'aux bruits outrés et aux effet spéciaux des blockbusters à l'américaine préféreront sans doute, au film très documenté et très dialogué de Spielberg - film de personnages vigoureusement dessinés et magnifiquement campés par des acteurs de premier ordre (Daniel Day-Lewis réellement admirable dans le rôle-titre et Tommy Lee Jones non moins saisissant dans celui de Thaddeus Stevens -, celui de Tarantino qui joue sur la parodie et le déchaînement de la violence.
    Tarantino.jpgAu pic de celle-ci, Tarantino montre un esclave fuyard livré aux chiens par le même gentleman sudiste (Leonardo di Caprio) qui s'éclate à la vision du combat à mort de deux de ses mandingues, mais nulle émotion réelle ne se dégage de ces deux affreuses séquences: rien que de la sauvagerie exacerbée sur fond de scènes "à faire" comme vidées d'épaisseur par l'esprit de parodie et par un deuxième degré de plus en plus convenu.
    La violence de Lincoln, bien réelle, est d'une autre nature, moins superficielle et gratuite, mais d'autant plus lancinante et significative. Violence de la guerre évidemment, avec ses corps à corps sans merci, ses tas de jeunes cadavres et ses tas de membres amputés jetés à la fosse; mais violence aussi se déchaînant à la Chambre avant le vote du fameux Amendement - violence incroyable des discours racistes invoquant la supériorité de la race blanche, violence blanche essentiellement (les seuls Noirs du film sont des soldats ou des serviteurs), violence aussi dans les familles subissant les effets collatéraux de la guerre, violence enfin des rapports intimes entre Lincoln et son épouse.

    Or la représentation de la violence, au cinéma comme en littérature, peut être purificatrice, comme tout exorcisme ne relevant pas de la passe magique mais du dépassement de la bestialité et de la bêtise par l'effort de la compassion et de la réflexion, de la lucidité et de la fraternité. Une fois encore, le personnage de Lincoln qui apparaît là n'est pas tout à fait le personnage historique, moins "pur" et moins "égalitaire" sous l'aspect des origines blanches ou noires, mais la figure de héros qui se dégage du film n'en est pas moins recevable me semble-t-il, n'était-ce qu'à l'état de symbole. Surtout, le film, peut-être pas de grand art mais de très grand artisanat, nous apprend pas mal de choses sur un moment important de l'histoire américaine, nous touche par la vérité humaine qui en émane et nous donne envie aussi d'en savoir plus...

    Et par exemple ceci que rappelle William Peynsaert sur le site PTB ( http://www.ptb.be)


    Il y a 150 ans, le président Abraham Lincoln abolissait officiellement l’esclavage. Hollywood s’est emparé du sujet. Le résultat, le Lincoln de Spielberg, prend cependant des libertés avec la vérité historique.

    Le Lincoln de Spielberg attribue le mérite quasiment exclusif de l’abolition de l’esclavage à son héros. Or la proclamation d’Abraham Lincoln n’est en fait que l’aboutissement d’une lutte acharnée menée par... les esclaves mêmes. Loin d’une leçon d’histoire, Lincoln est une ode à un homme pour qui le réalisateur a beaucoup d’admiration, réduisant les (ex-)esclaves à des figurants. Mise au point.

    Qui sont ces esclaves ?
    Entre 1620 et 1865, environ 600 000 Africains ont été capturés et transportés par bateau vers les États-Unis dans des conditions effroyables. Une moyenne de 15% ne survivait pas au voyage. À l’arrivée, l’esclave devait être « cassé » par des tortures physiques et psychologiques. L’esclave était doublement rentable : par son travail, et par ses enfants que le maître pouvait faire travailler ou vendre. En 1860, il y avait au total 4 441 830 Noirs aux Etats-Unis. 3 953 760 étaient des esclaves et 488 070 étaient des hommes libres. Il y avait 5 000 000 de blancs dans les États sudistes. Vu que la grande majorité des Noirs vivaient dans le Sud du pays, plus de la moitié de la population était esclave. Les critiques les plus féroces de ce système ne parlaient pas de plantations, mais « d’élevages de nègres ».

    Un homme fort coûtait l’équivalent d’environ 33 000 euros. Un peu moins de 20 % des sudistes possédaient des esclaves. Plus de 80 % d’entre eux en avaient moins de 20. Moins de 1 sur 1000 en avaient plus que 50. On a pu recenser 19 propriétaires de plus de 500 esclaves.

    Il était défendu d’apprendre à un esclave à lire et à écrire. Les maîtres qui prenaient le train avec des esclaves devaient payer pour eux le prix du transport de marchandises, c’est-à-dire au kilo. Les enfants étaient mis au travail environ à l’âge de 8 ans. Le maître pouvait les vendre quand il le voulait, de sorte que beaucoup de familles étaient séparées.

    Lincoln a-t-il oui ou non aboli l’esclavage ?

    Oui et non. Par sa proclamation, il réagissait à un fait accompli. Les esclaves s’étaient déjà libérés eux-mêmes. Dès le début de la guerre de Sécession (1861-1865), les esclaves se sont enfuis en masse et ont cherché protection dans les armées nordistes. Un sur cinq a fui. En 1863, la situation était déjà irréversible. Lincoln lui-même avait déclaré : « Je confesse ouvertement que je n’ai pas déterminé les événements, mais que les événements ont déterminé mes actions. »

    Et puis, la liberté sans moyens d’existence… Comme l’avait expliqué l’ex-esclave Thomas Hall, « Lincoln a reçu tous les honneurs parce qu’il nous a libérés, mais a-t-il fait cela ? Il nous a donné la liberté sans nous donner aucune chance de pouvoir gagner notre vie. Nous sommes restés dépendants du Blanc du sud pour travailler, nous nourrir et nous vêtir. Par nécessité, nous sommes restés dans une relation de service qui n’était pas extrêmement meilleure que l’esclavage ».

    Après la guerre, le général William Sherman fit en sorte que l’on octroie aux ex-esclaves environ 16 hectares de terres. 40 000 esclaves affranchis ont fait usage de cette mesure. Le gouvernement fédéral revint très vite sur cette offre. L’armée chassa les affranchis et redonna les terres aux maîtres blancs.

    Les esclaves se sont-ils résignés à leur sort ?

    Jamais. Les révoltes étaient régulières. Les Blancs avaient une peur panique d’une insurrection de masse. Partout dans le Sud, des milices blanches étaient sur le qui-vive. Il y avait aussi chaque année des milliers de fuyards. Souvent vers le Canada, où l’esclavage était déjà aboli. Le Nord « libre », par sa tristement célèbre loi sur les fugitifs, autorisait cependant la capture des esclaves en fuite sur tout le territoire des États-Unis. « Slave-chaser » (chasseur de prime capturant les fugitifs) était devenu une « profession » lucrative.

    Les esclaves protestaient également de manière passive, en ralentissant intentionnellement le travail ou en le faisant mal, en se réunissant clandestinement, en transmettent de manière codée les itinéraires de fuite dans les chants qu’ils chantaient, etc. Les Noirs libres du Nord ont été les premiers à diffuser des journaux anti-esclavagistes. En 1854, une conférence de Noirs libres concluait : « Il est manifeste que cette lutte est la nôtre ! Personne d’autre ne peut la mener. Au lieu de dépendre du mouvement anti-esclavagiste, c’est nous qui devons le conduire. »

    Durant la guerre de Sécession, 200 000 Noirs se sont battus contre le Sud, et plus de 38 000 y ont perdu la vie. L’historien James McPherson note que, « sans eux, le Nord n’aurait pas gagné aussi rapidement la guerre et peut-être ne l’aurait-il même pas gagnée du tout ».

    Lincoln pensait-il que Noirs et Blancs étaient égaux ?

    Absolument pas. Il aurait aimé pouvoir tous les renvoyer en Afrique. Le 16 octobre 1854, il avait déclaré : « Si j’avais tout le pouvoir sur terre, je ne saurais pas quoi faire de l’esclavage. Ma première impulsion serait de tous les libérer et de les envoyer au Liberia, dans leur terre d’origine. » Il a également prononcé ces paroles : « Il existe une différence physique entre les deux qui selon moi interdira toujours la coexistence sur un pied d’égalité. »

    Sur quoi portait vraiment la guerre civile américaine ?

    Explications de l’historien Howard Zinn : « L’élite du Nord voulait l’expansion économique : la terre, le travail libre, le marché libre, le protectionnisme pour les fabricants et une banque pour les Etats-Unis. » L’esclavage menait à la monoculture, à un réseau de chemin de fer limité, était purement axé sur l’exportation et sur un petit nombre de grandes plantations. Le Nord voulait une production de masse, le protectionnisme pour ses produits industriels, un grand vivier de main-d’œuvre que l’on pouvait mettre en concurrence mutuelle pour la faire travailler au prix le plus bas. Le système esclavagiste était incompatible avec la production de masse des usines et les modes plus complexes de transport et d’administration que cela exigeait.

    « La lutte s’est réveillée car les deux systèmes ne pouvaient plus vivre côte-à-côte pacifiquement en Amérique du Nord, a analysé Karl Marx. Cela ne pouvait se finir que par la victoire d’un système (l’esclavage) ou d’un autre (le travail libre). » Les esclaves se sont servis de la guerre pour briser définitivement leurs chaînes. Un combat collectif progressiste que le film Lincoln ne montre pas.


    Post scriptum: ce que William Peynsaert ne dit pas, pour sa part, c'est que Steven Spielberg a déjà largement traité la question de l'esclavage dans Amistad.

  • Turner maître ancien et voyant

     

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    C’est un immense artiste, sûrement l’un des plus grands peintres de paysages de l’art occidental, que documente et célèbre la passionnante exposition consacrée à Turner et ses peintres, visible ces jours au Grand Palais après la Tate Britain de Londres et avant le Prado de Madrid.

    Le nom de Turner, immédiatement évocateur de toiles incandescentes où flamboient, en fusions polychromes, des paysages de mer ou de montagne, de terres éthérées ou de ciels irréels, est déjà fort connu en nos contrées et très cher à beaucoup d’amateurs de paysages alpins ou de peinture « explosée » annonçant Monet et l’art non figuratif du XXe siècle.

    Cependant, avant d’être ce précurseur indéniable, Turner fut l’un des derniers maîtres  anciens très nourri d’autres maîtres anciens (de Titien à Poussin ou de Rembrandt à Claude Gellée dit Le Lorrain, son préféré) autant qu’il était attentif à l’art anglais et européen de son temps.

    Formé, dès l’âge de quatorze ans, aux préceptes de l’art et au métier dans les ateliers de la Royal Academy de Londres, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) concilia très tôt une conscience vive de l’importance de la tradition, et la préservation de sa vision artistique personnelle. Celle-ci supposait une autonomie financière dont Turner, fils de petites gens, ne disposait pas. L’époque n’étant plus aux grands mécénats de l’Eglise, de l’Etat ou des princes, le jeune artiste compensa son éducation sommaire et son manque d’appuis sociaux par un travail effréné qui lui valut la reconnaissance de la Royal Academy, attachée à la méritocratie, relayée par une exploitation commerciale adéquate de son métier. « Il avait la passion de l’art (…) et il avait la passion beaucoup plus commune de l’argent », note un biographe. Et David Solkin, maître d’œuvre du catalogue de l’exposition, de préciser : « La clé du succès économique de Turner résidait  dans son empressement et sa capacité à produire un éventail étonnamment vaste de biens artistiques de grande qualité ». Ces données « triviales», liées au marché artistique de l’époque et à la furieuse concurrence qui y régnait, sont d’autant plus intéressantes qu’elles révèlent un Turner à multiples faces, immensément ambitieux et non moins attaché au perfectionnement de son métier, curieux du travail des autres (il pleure en découvrant le tableau d’un rival qu’il craint de ne pouvoir égaler) et aspirant à égaler les plus grands : il voudra par testament que son legs  à la National Gallery permette à ses plus beaux tableaux d’être accrochés près de ceux de Claude Lorrain...

     

     

    Paysage et pensée

     

    Captivante par ses rapprochements, l’exposition Turner et ses peintres montre autant les admirations du maître anglais que l’affirmation de sa propre vision. L’exercice est passionnant, qui montre à quel point un paysage, loin d’être la seule représentation de la nature, est à la fois pensée et point de vue. Des Italiens classiques  aux Flamands « quotidiens », des Français néoclassiques aux Suisses romantiques, Turner enjambe les frontières et les siècles en quête de « sa » vision. Celle-ci tend à se dépouiller de toute « littérature » pour aller vers le chant pur de la couleur et des énergies formelles, mais tirer Turner vers « nous » est peut-être excessif. Le maître ancien était plein lui aussi d’une frémissante jeunesse, comme en témoignent ses merveilleuses aquarelles sans âge, et le pur voyant n’existerait pas sans la double patience de la pensée et de l’art.

     

    Paris. Galeries nationales, Grand Palais, jusqu’au 24 mai 2010. À recommander : le catalogue de l’exposition, Turner et ses peintres, rassemblant des articles des meilleurs spécialistes anglais actuels de Turner et une iconographie fabuleuse.

     

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  • Ceux qui disent les heures bleues

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    pour Jasmine et Pascal

    Celui qui dit le vin des dimanches / Celle qui dessine la carte des plaisirs sur le vélin de ton dos / Ceux qui rient de la sarabande des museaux / Celui qui fait de l'oeil à la bécasse en chignon / Celle qui montre ses fesses au cortège des douleurs / Ceux qui trouvent que la vie est une chaîne de pétards chinois / Celui qui caresse en rêve des hanches malgaches / Celle qui entend le rouge-gorge affirmer qu'il est le roi du monde / Ceux qui pensent que ce sera une année facile à boire / Celui qui écluse une fiole de petite colère / Celle qui prie saint Renard et se mouche à la lune / Ceux qui présentent le poète comme un revendeur d'ivresse / Celui qui recueille de l'océan par le simoun lointain / Celle dont le corps a soif de fariboles / Ceux qui se racontent les misères du monde / Celui qui fait frissonner les seins de la lune / Celle qui comprend le patois de la vigne / Ceux qui lisent la facture du ramoneur en lampant la soupe aux poireaux / Celui qui n'entend rien au téléphone des mouches / Celle qui sait que le journal des fourmis se lit comme du braille / Ceux qui écoutent le silence des dimanches / Celui qui demande à l'étoile de le reconduire a casa / Celle qui constate l'ennui des réverbères vers deux heures du mat' / Ceux qui tiennent les danseuses sous séquestre / Celui qui est trop près de la fontaine pour entendre la rumeur les cris de l'abattoir / Celle qui détache son péché du poteau de vertu / Ceux qui mentent pour moins morfler / Celui qui hume la lourde senteur des pivoines / Celle qui aime le chant des écoliers fusant de l'autocar dans l'épingle à cheveux / Ceux qui fument leurs souvenirs sur le trottoir de l'oubli / Celui qui estime que la vie est encore de la braise / Celle qui objecte que la vie est souvent de la fumée / Ceux qui baisent sans cesser de fumer - ce qui fait vivre et tue suivant le point de vue / Celui qui salue le beau temps qu'il sait compté / Celle qui craint le fantôme de l'horloge arrêtée / Ceux qui passent du lundi des confitures au samedi du revolver / Celui qui entend tomber les nouvelles dans le bowling de la rédaction / Celle qui fait cochon sur la dernière quille / Ceux qui entendent le tambour des mots graves, etc.

    (Cette liste constitue le pur grappillage de la lecture des 33 premières pages de La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, de Pierre-André Milhit, recueil de mots et merveilles peaufiné avec la complicité de Jasmine Liardet et Pascal Rebetez des éditions d'autre part)

  • Les méfaits du tatoué

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    L'échotier culturel E.D. m'a passablement attaqué, ces derniers temps, auprès de jeunes écrivains qu'il sait mes amis et dont il était censé parler dans son journal. Son reproche vertueux: que je sois à la fois critique littéraire et écrivain. Ma réponse au tatoué de la Tribune de Genève.

    Dumont3.pngLe pisse-copie de la Tribune de Genève m'en veut à mort, à ce qu'il semble. Or ce n'est pas d'hier. Cette grimace vivante me poursuit en effet de sa haine depuis une quinzaine d'années, comme il poursuit de son aigre mépris à peu près tout ce qui se fait dans ce pays en matière de littérature et de cinéma. Ce très méchant personnage aux aigreurs de vieille fille rancie dans l'exsudation de jalousie me reproche de cumuler les activités de critique littéraire et d'écrivain, selon lui incompatibles. Le tatoué me la fait à l'éthique: on aura tout vu.
    Je pourrais évidement lui objecter que la plupart des critiques littéraires, et des meilleurs, sont à la fois des écrivains. Rien qu'à Genève, par exemple, les meilleurs chroniqueurs littéraires (sans parler de la prestigieuse Ecole de Genève, ressortissant à l'approche universitaire) furent à la fois des écrivains, à commencer par le très regretté Jean Vuilleumier - jamais vraiment remplacé à la Tribune de Genève en dépit de l'excellent travail de Serge Bimpage, lui-même écrivain, Georges Haldas et Jean-Georges Lossier (critique et poète) ou encore Jean-Michel Olivier, critique et romancier.

    À Paris, l'on se ridiculiserait à faire le même reproche au non moins regretté Hector Bianciotti, critique irremplaçable et non moins admirable écrivain, comme on ferait figure de plouc en disputant à un Angelo Rinaldi sa double qualité de redoutable critique, aussi teigneux dans ses détestations que flamboyant dans ses éloges, et de romancier proustien; et les exemples pourraient se multiplier, de Jérôme Garcin à Jean Dutourd ou de Jean-Louis Ezine à Jean d'Ormesson, en passant par Philippe Sollers et Charles Dantzig, entre beaucoup d'autres.

    Bref, je pourrais argumenter sans peine afin de réduire à néant ce reproche que me fait la cousine blette de la TG, s'il s'agissait vraiment de ça.

    Or ce qui motive la haine à mon égard du pauvre E.D, n'a rien à voir avec cette objection jouant sur l'éthique professionnelle avec la dernière hypocrisie. Ce que me reproche à vrai dire E.D, est d'aimer la littérature et de la défendre de multiples façons, et plus encore: de faire en somme mon travail.

    Ce que j'essaie de faire avec peine et amour, mais non moins d'allégresse et d'appétit, depuis plus de quarante ans en tant que critique littéraire (ma première chronique à la Tribune de Lausanne date de 1969) peut être évidemment critiqué, autant que mes vingt livres. À propos de ceux-ci, il est vrai que, parfois, j'ai mal réagi à des critiques que j'estimais injustes ou juste malveillantes de lecteurs superficiels ou nuls. E.D. en fut un de mon Sablier des étoiles, qu'il assassina en trois lignes baveuse qui jugeaient plutôt l'arroseur que l'arrosé. De cette "critique" débile nous avons plutôt ri, à l'époque, avec Alexandre Voisard également visé, et ce n'est pas pour ça que je réponds aujourd'hui au néant tatoué, même s'il a boycotté mes huit ouvrages parus depuis lors...

    Ce qui m'importe, en revanche, est de réagir à l'impudence du fumiste qui n'aime rien et "freine à la montée", selon l'expression de mon ami Thierry Vernet visant la mesquinerie chafouine du milieu culturel romand. Ma réponse n'est pas à un critique, même fielleux, mais à un gâche-métier.

    Bernhard7.JPGEn vérité je suis un amateur ardent de littérature fulminante. J'ai la plus grande considération pour les imprécateurs à la Léon Bloy ou à la Thomas Bernhard qui bataillaient - même avec la plus effrontée mauvaise foi - pour des causes qu'ils estimaient justes: Bloy contre l'esprit bourgeois et TB contre la bassesse petite-bourgeoise. J'ai beaucoup appris, dès l'âge de 14 ans, à la lecture du Canard enchaîné, dont les Morvan Lebesque, Jérôme Gauthier ou Henri Jeanson étaient des polémistes et des stylistes défendant de vraies valeurs, fût-ce sur le mode anarchisant. Tous ces furieux-là l'étaient par amour, et c'est ce que j'aime chez eux comme j'ai aimé croiser le fer avec mon cher ami-ennemi Jacques Chessex, tandis que le pauvre E.D. n'aime rien que son petit moi maorisé, travaille mal et bave sa bile en posant au vertueux.

    Dumont2.jpgC'est contre cette tartufferie du tatoué que j'en avais ce matin. Je vais retourner maintenant à ce que j'aime, à savoir écrire et peinturer tranquillement dans mon coin, dans l'affection des miens. Cependant il me fallait ce coup de gueule un peu méchant d'un instant pour exorciser la méchanceté permanente de quelqu'un à qui je souhaite, ah sincèrement, de s'en libérer - on peut rêver ou quoi ?

  • Ceux qui ont quelque argent



    Celui qui a mis de la thune à gauche sous le gouvernement de droite / Celle qui a quelque raison de ménager la milliardaire acariâtre / Ceux qui repèrent les litotes hypocrites / Celui qui ne descend jamais dans un palace ***** ni ne fréquente les cimetières fonctionnels / Celle qui a quelque part une tirelire / Ceux qui ont fait fortune dans la frite et dans le respect des huiles / Celui qui gagne à être inconnu / Celle qui est riche de tes seuls yeux intranquilles / Ceux qui ne sont riches que de leur argent / Celui qui affirme que la gêne est dans les gènes et que ce qu'on hérite l'est par mérite / Celle qui a épousé un coffre-fort / Ceux qui évitent les riches au motif que ceux-ci sont toujours englués ou ligotés ou affectés dans leur feinte liberté / Celui qui tourne autour de la milliardaire comme le scarabée bousier autour de l'étron / Celle qui jalouse ton ami lointain / Ceux qui mangent à la fortune du peu / Celui qui estime qu'"avoir un enfant" est un abus de langage / Celle qui voit la natalité galoper et continue de "faire des enfants" sans penser à elle / Ceux qui constatent que la pauvreté qui cause le malheur des enfants cause de nouveaux enfants bénis par l'Eglise catholique rejetant les enfants non baptisés / Celui qui constate les méfaits de l'éducation en pays riches / Celle qui bouge avec élégance comme toute Africaine pauvre ou riche et parfois même blanche voyez-vous tout arrive sauf qu'il n'existe à notre connaissance aucune trompettiste suédoise comparable à Chet Baker (plutôt clair de peau) ni à Satchmo (carrément chokito) donc il faut rester attentif aux nuances et autres détails / Ceux qui ont l'élégance des équations non résolues / Celui qui sait que du jeune et du vieux Goethe le plus jeune est le plus vieux / Celle qui ne voyage que par l'imagination mais toujours en classe Business / Ceux qui pensent que le monde est divin sans penser que Dieu le soit, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Prisonniers de Beckett

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    Beckett4.jpgSous le titre de Prisonniers de Beckett, la réalisatrice d'origine tunisienne Michka Saäl a tourné, en 2005, un long métrage documentaire consacré à la mise en scène d' En attendant Godot dans la prison suédoise de Kumla, en 1985, par Jan Jonson, que Martin Page, dans L'apiculture selon Samuel Backett, recycle à sa façon. Or l'écrivain ne fait aucune mention de cette approche antérieure à son roman. Est-ce à dire qu'il ignorait cette source ? That's the Question...

    Prisonniers de Beckett de Michka Saäl relate l'histoire vraie de cinq détenus d'une prison suédoisequi, grâce à Jan Jonson, homme de théâtre passionné, répètent la pièce En attendant Godot. Après le succès d'une première représentation en prison, une tournée s'organise hors des murs. L'appel de la liberté est alors le plus fort et les détenus-comédiens s'évadent et disparaissent. Mêlant le passé et le présent, le film tisse un rêve existentiel de liberté à travers la force poétique du théâtre de Samuel Beckett. Sur des chansons de Bob Dylan, il nous invite à plonger, entre tragique et burlesque, au coeur des cris et chuchotements d'une humanité qui attend et se cherche. Michka Saäl a retrouvé les protagonistes de cette folle aventure et recrée avec poésie cette intrusion de l'art dans l'univers carcéral.

    Beckett3.jpgL'action se passe à la prison de haute sécurité de Kumla, Suède, en 1985. À la demande du directeur, l'acteur et metteur en scène Jan Jonson accepte d'initier les détenus au théâtre. Avec cinq d'entre eux, il entreprend de monter "En attendant Godot". Le jour de la première, trois cents spectateurs font un triomphe aux comédiens. Des célébrités du théâtre ont fait le déplacement et s'enthousiasment. L'expérience vient aux oreilles de Samuel Beckett, qui demande à rencontrer Jan Jonson. La troupe reçoit des offres de plusieurs théâtres suédois. Malgré des réticences, la direction de la prison autorise les comédiens à partir en tournée. Sur la route, les détenus redécouvrent le plaisir d'aller et de venir, de respirer les parfums de la rue. Le retour à la prison n'en est que plus dur. Invités par un autre théâtre, ils en profitent pour se faire la belle...

  • Ceux qui attendent Godot

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    Celui qui sourit quand Samuel Beckett lui dit comme ça que Godot est le garçon le plus populaire de la cour de récréation / Celle qui sortant d'un concert porte secours à Sam qui vient de se prendre un coup de couteau et c'est ainsi que Suzanne deviendra sa femme / Ceux qui n'ont pas reconnu Sam en ce vieil homme aux longs cheveux à bermudas fleuris / Celui qui offre des orchidées aux abeilles en signe de reconnaissance / Celle qui se confesse à l'Abbé Godeau qui lui rappelle ce mot de Bernanos selon lequel Dieu n'a que nos mains pour agir / Ceux qui sont nés l'année de la parution de Malone meurt sans s'en douter / Celui qui se retrouve à Göteborg en 1971 en compagnie de son Ami unique du moment / Celle qui fredonne Petite fleur de Sydney Bechet qu'elle a écouté cent fois sur son pick-up dont la petite manette permettait de se passer des 45 tours, des 33 tours et même des 78 tours avec par exemple Caruso de son vivant ou Chaliapine tant qu'on y est / Ceux qui considérent les détenus comme des prisonniers de la société ou d'eux-mêmes ça dépend des cas / Celui qui n'est pas allé chercher son Prix Nobel alors que les Suédois lui avaient préparé tout un frichti / Celle qui pense que sa relation avec Pierre-Marie le souverainiste intégral relève du théâtre de l'absurde genre Fin de partie / Ceux qui ont renoncé à porter plainte contre l'humanité vu que celle-ci ne sait pas ce qu'elle fait - comme disait l'Autre / Celui qui s'exclame "Oh les beaux jours !" en traversant la Côte d'or de ce mois de mai radieux à bord de sa 2CV portant sur la fesse gauche l'autocollant GODOT IS MY COPILOT / Celle qui regrette que son cousin Alberto n'ait pas réalisé de portrait de Sam alors qu'il a si bien "sorti" celui de Jean Genet / Ceux qui savent que l'art n'aura jamais autant d'effet que la politique et qui ne renient pour autant ni la politique ni l'art / Celui qui écrit contre l'amnésie / Celle qui préfère les professeurs de désespoir aux monitirices d'école de dimanche recyclées dans la pensée positive et la méditation en jacuzzi / Ceux qui n'ont d'espoir qu'en la chose à faire / Celui que le nouvelle d'une nouvelle évasion ne réjouit pas vu qu'on ne sait jamais si l'évadé sait où se réfugier avat d'être repris et puni / Celle qui déteste physiquement et plus encore métaphysiquement les voleurs qui sont quelque part des violeurs y compris les décisionnaires des grandes banques suisses / Ceux qui acclament "encore une journée divine !"

    (Cette liste à été établie en marge de la lecture de L'Apiculture selon Samuel Beckett, délectable petit livre, drôle et profondément pertinent sous sa fantaisie, de Martin Page récemment, paru à L'Olivier.)

  • Un désespoir radieux

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    Yonta, ou la vie comme à Bissau

    La situation est désespérée mais les enfants dansent le long de la piscine où vient de basculer le gâteau des mariés, et la vie continue...

    La fin du film de Flora Gomes, Les yeux bleus de Yonta, sélectionné à Cannes en 1992 et disponible en DVD, rappelle celle d'Amarcord de Fellini, avec le même mélange de douce folie visuelle, de tristesse et de gaîté enfantine. Tout le film est d'ailleurs traversé par celle-ci, dès la première séquence qui voit débouler une cinquantaine de gamins dans une course aux chambres à air marquant la commémoration de l'indépendance, en 1974, où rayonne une première fois le merveilleux sourire du petit Amilcar rêvant de devenir le nouveau Maradona de Guinée-Bissau... En outre, la belle Yonta est elle-même une sorte de femme-enfant, qui rêve d'être aimée par Vicente, l'ancien combattant revenu d'un voyage d'affaires en Europe avant de reprendre les rênes de sa petite entreprise, et qui la repousse gentiment.

    Sous l'aspect d'une fiction aux personnage très bien dessinés, Les yeux bleus de Yonta relève à la fois de la chronique documentaire évoquant assez précisément la fin des grandes espérances liées à l'indépendance, ou plus exactement les séquelles personnelles de cette désillusion sur une brochette de personnages.

    Yonta3.jpgIl y a donc Vicente, héros de l'indépendance qui s'adapte mal à la modernisation et interroge le silence des ancêtres avec inquiétude. Il y a Yonta la fille de ses amis, qu'on dit la plus belle femme de la ville et dont rêve un jeune homme désespéré du même âge, qui lui écrit une lettre d'amour recopiée dans une anthologie. Il y a l'ancien compagnon de lutte de Vicente qui ne parviendra pas non plus à vivre loin de sa brousse. Il y a la voisine des parents de Yonta qui est menacée d'expropriation. Il y a la boîte de nuit où se retrouve toute une belle jeunesse, dont les danses s'interrompent à chaque panne d'électricité; les mêmes pannes menaçant de ruiner Vicente, dont le poisson qu'il revend pourrit dans les frigos de son commerce, au dam des pêcheurs - tout se tenant dans cette économie de survie.

    À fines touches, avec un remarquable sens poétique de l'image et de la narration, Flora Gomes compose ainsi un tableau vif et poignant, dont la joie de vivre qu'il reflète va de pair avec un constat doux-amer qui vaut, cela va sans dire, pour bien d'autres pays d'Afrique que le sien...

    Yonta2.jpgDVD. Trigon-film, 2007

  • Mercenaires de la tolérance

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    On rit beaucoup, mais on finit au bord des larmes à la vision de La parade du réalisateur serbe Srdjan Dragojevic

    Comédie grinçante réalisée à Belgrade sur fond de manifestations homophobes d'une violence extrême, à la fois dur et tendre, souvent hilarant et tout à fait sérieux dans son propos, ce film m'a rappelé la recommandation que Bertolt Brecht fit au poète algérien Kateb Yacine après que celui-ci lui eut demandé comment parler de son pays déchiré par la guerre: "Ecris une comédie !".
    Rien apparemment de "brechtien", pour autant, dans cette comédie ne craignant pas le kitsch burlesque et la dérision, genre Deschiens à la balkanique, rassemblant une brochette de personnage inénarrables dans un décor qui, à tout moment, sous le toc et le kitsch nouveaux riches nous rappelle de terribles souvenirs.

    Laparade07.jpgLa première séquence détaille ainsi, sur le corps nu du formidable Lemon, alias Mickey, ancien chef de guerre tchetnik recyclé roi des gangsters de Belgrade, que voici en train de prendre sa douche, son curriculum vitae sous forme de tatouages évoquant autant de combats et autres menées sanglantes. Mais c'est de son chien chéri, sorte de gros tas blanc et jaune à redoutables crocs, que le sang va jaillir tout soudain, flingué sous ses yeux mais pas tout à fait mort, et bientôt sauvé de justesse par un vétérinaire tout doux et bien enveloppé, Radmilo de son prénom et vivant en couple avec un beau designer du nom de Mirko qui, lui, ressemble un poil à Noureev.
    Laparade06.jpgOr le croisement de ces deux trajectoires va se prolonger car la fiancée de l'ex-chef de guerre, spectaculaire créature en train de leur préparer un mariage pour le moins hollywoodien, recourt précisément au designer Mirko pour lui arranger tout ça. Lequel Mirko, gay militant, cherche à relancer une Gay Pride à la mesure de son rêve de dignité, supposant une protection qui évite à la manifestation les violences inouïes de l'édition précédente. Passons sur les détails: ce qui compte est que Mickey, alias Lemon le dur, proprio d'un important centre d'arts martiaux, homophobe jusques aux moelles, est sommé par sa fiancée d'assurer la protection de la prochaine Gay Pride de Belgrade que la police locale n'entend pas assumer. Sur le thème modulé des Sept mercenaires, après avoir vainement tenté de rallier ses potes des gangs locaux, Mickey Lemon va s'embarquer, dans la Mini rose de Radmilo le véto, à destinaton de Croatie, de Bosnie et du Kosovo, pour tâcher d'en ramener les durs de durs qui sont devenus inséparables à force de se tirer dessus. Inutile de préciser que, si vous connaissez un peu l'histoire de l'horrible guerre qui suivit l'éclatement de la Yougoslavie, les traits satiriques renvoyant à des faits tragiques ne laissent d'accuser le trait grinçant. Les compatriotes de Dragojoevic apprécieront sans doute, ou détesteront, bien plus que le public occidental, même si l'essentiel reste explicite. Une séquence symbolique est particulièrement savoureuse, malgré son relent amer: lorsque les mercenaires serbe, croate et bosniaque, débarquent dans le village à minarets où le chef de guerre albanophone local, rappelant l'aigle avec lequel il trafique de l'héroïne, les accueille à bras ouverts, à l'instant même où passe un char américain. Alors lui de glisser la came par une meurtrière du blindé, d'où ue invisible mains lui file une liasse de dollars qu'il s'empresse de distribuer aux enfants du village...

    La Parade02.jpgAutant dire que La Parade ne se borne pas à la préparation de la Gay Pride, même si l'on y arrive finalement, dans un déchaînement de violence inouïe qui se solde par la mort d'un homme. Au passage, une séquence montre le chef de la police participant à un combat de chiens se déchiquetant à mort, dont les hurlements des participants se fondent aux vociférations démentielles des jeunes extrémistes déferlant sur le centre ville pour casser du pédé, encouragés par les ennemis, politiciens ou prêtres, de la pourriture occidentale...

    Laparade05.jpgOn sort de La Parade sonné, car la fin du film combine habilement les séquences stylisées de la manif, réunissant une poignée de militants entourés des mercenaires fameux, contre une horde sauvage d'excités, et les images réelles des manifestations qui eurent lieu à Belgrade, auxquelles s'ajoutent les éléments d'information non moins accablants. Ainsi la satire parfois énhaurme, aux trouvailles comiques percutantes, loin de diluer le propos lié à la défense des droits de tous, l'accentue au contraire en l'inscrivant dans un contexte général de gabegie, de violence sociale et de lendemains qui déchantent. Le discours final de Mirko, au premier rang de ceux qui vont se faire tabasser, dépasse de loin la seule cause des homos pour invoquer une nouvelle fraternité à venir dans ce pays déchiré qui se cherche des boucs émissaire. Sans être du grand cinéma, La Parade a lemérite de traiter de front une question aujourd'hui centrale, avec des personnages certes outrés mais servis par des acteurs "monstrueux" à souhait et sympathiques en diable. Et puis on rit. Et puis on pleure. Enfin il y a de quoi réfléchir autant que de se tenir prêt à réagir...


  • Le violon du treizième

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    En mémoire de Thierry Vernet et Floristella Stephani

    Léa est si sensible à la beauté des choses que cela la touche, parfois, à lui faire mal.
    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité de son douzième étage. Elle aime les âpres murs couverts de graffitis et l’enfilade des blocs au pied desquels les premiers matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.
    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt grave, qui lui évoque l’Irlande et leur dernier automne parisien à regarder les feuilles du Luxembourg tourbillonner dans les allées, juste avant la mort de Théo.
    Elle vit toujours au milieu de ses portraits et de leurs paysages. Cependant elle aborde chaque jour en se poussant plutôt vers les fenêtres. C’est sa meilleure façon de continuer à l’aimer. Leurs tableaux continuent eux aussi quelque chose, mais elle ne les regarde pas comme des tableaux.
    Tout à l’heure, en entendant la nouvelle de l’exécution de la pauvre Karla Faye Tucker, elle s’est dit que Théo se serait fendu d’une lettre aux journaux pour clamer son indignation contre la barbarie de l’Etat de là-bas: cela n’aurait pas fait un pli. En ce qui la concerne, elle préfère se représenter la tranquillité du dernier visage de la suppliciée, juste avant qu’on n’escamote le corps dans le sac réglementaire.
    Elle les a vu faire cela à Théo. Ils font ça comme ils le feraient d’un chien crevé, s’était-elle dit sur le moment; ils doivent être dénués de tout respect humain. Ce sont eux-même des chiens ou moins que des chiens puisque l’os qu’on leur jette ils le foutent dans un sac.
    Pourtant elle a révisé son jugement durant la période de nouvelle clairvoyance qui a marqué la fin de sa thérapie, quand elle a lancé à Joy que ce sac de merde irradiait une sorte de beauté.
    Et cela s’est fait comme ça: d’eux aussi elle a fini par reconnaître la beauté; d’eux et de leurs femmes à varices; d’elles et de leur chiards. Elle a découvert, auprès de Joy, qu’ils étaient tous dignes d’être repêchés et contemplés. Et tout ça l’a aidée à s’affranchir de Joy. Et plus tard, elle le sait maintenant, elle reviendra à la peinture. Et plus tard encore elle enfantera un Théo bis rien qu’à elle, son premier enfant né de leur relation à blanc qui aura peut-être bien la gueule d’ange de Vivian.
    Or, ce matin de février 1998, quatre ans après la mort de Théo, Léa ne peut qu’associer ceux qui l’ont mis en sac et celles et ceux, là-bas, qui ont participé à l’exécution de Karla.
    Après tout ils n’auront fait que leur job. Et qu’aurait-elle fait elle-même ? Qu’aurait-elle fait de Théo s’ils ne s’étaient pas chargés de la besogne ? Que pouvait-elle faire de la dépouille de Théo ? Fallait-il s’allonger à ses côtés ? Fallait-il faire comme si de rien n’était ? Fallait-il attendre l’odeur ?
    Léa se sent, désormais, au seuil d’une nouvelle vie. Lorsqu’elle a dit à Joy qu’elle se voyait à peu près prête à peindre ce putain de sac dans lequel ils ont fourré Théo, la psy lui a répondu, après un long silence, qu’elle serait contente de la revoir de temps à autre en amie.
    Bien entendu, Léa n’a jamais peint le sac, pourtant ce qu’elle contemple à l’instant découle de sa vision et de ne cesse de l’alimenter. Ce qu’elle aurait trouvé sinistre en d’autres temps, tout ce béton et ces grillages, le dallage du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée l’an dernier, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs étagés aux façades souillées de pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se fondant dans le brouillard, tout cela chante en elle et lui donne envie de se fumer une première Lucky.

    Léa fume comme par défi depuis la mort de Théo. C’est sa façon de résister. La phrase des carnets de son compagnon la poursuit: «La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps viendra de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement».
    Autant qu’elle fume, elle pense en outre qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien (comme Vivian elle aime les Indiens), elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, elle aime en elle ce noyau dur sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.
    Depuis quelques semaines, Léa consacre ses matinées d’hiver, après ses premières cigarettes et le café fumant sur les pages ouvertes du Quotidien, à retaper à la loupe le visage d’un jeune homme du XVIe siècle salement amoché par les ans.
    La ressemblance du regard du jeune noble bâlois et de celui de son ami américain l’a tellement troublée qu’elle a hésité à accepter cette commande, avant de penser à Dieu sait quel transfert qui sauverait Vivian contre toute attente; et les premiers temps elle a cru voir le visage du malade recouvrer sa lumière orangée et sa pulpe, mais de nouvelles taches l’ont bientôt désillusionnée.
    La maladie façonne Vivian et donne à sa peau quelque chose de transparent et d’un peu friable qui lui évoque les papyrus égyptiens, et les mains de Vivian deviennent le sujet préféré des dessins de Léa chaque fois qu’elles reposent, car Vivian passe beaucoup de temps à l’aquarelle et à écrire, et les yeux de Vivian, son insoutenable regard semblant maintenant s’aiguiser à mesure qu’il s’enfonce dans l’autre monde, ses yeux aussi deviennent le moyeu sensible d’une nouveau portrait à la manière ancienne, qui remonterait le temps pour rejoindre celui de ce jeune Mathias von Salis qu’elle travaille à restaurer avec à peu près rien dans les mains.
    Léa voit toujours plus large et dans le temps en travaillant à la loupe. Cela lui rappelle l’observation d’elle ne sait plus quel écrivain qui disait travailler entre le cendrier et l’étoile. Plus elle fouille l’infiniment petit et mieux elle ressent les vastes espaces en plusieurs dimensions
    C’est dans cet intervalle, qui signifie une sorte de mise à distance de l’intimité, qu’elle vit le mieux Vivian, comme elle dit, pour atteindre, de plus en plus souvent, un état d’allègement et de douceur grave dont participe aussi la lumière des toiles de Théo.
    Vivian la comprend si bien que chaque fois qu’il peint lui-même un fragment de nouvelle lumière sur la chaîne du Roc d’Yvoire, de l’autre côté du lac (Vivian ne peint que ce qu’il voit par la fenêtre de son fauteuil ou de son lit qu’il fait déplacer vers la fenêtre), il rend toute la lumière et les quatre éléments du pays et de ce jour et de cette heure et de son propre sentiment qui se concentrent en quelques touches à la fois rapides et lentes.
    Autant la peinture de Théo était une vitesse qui arrêtait les chronos, et tout était donné dans la vision de telle ou telle lumière, autant Léa vit, dans la lenteur, le travail du temps qui fait monter la couleur de couche en couche, à travers le glacis des jours.
    Quant à Vivian, il n’a jamais pensé qu’il faisait de la peinture. Longtemps il n’a fait qu’aimer celle des autres, et celle de Théo l’a touché entre toutes, parce qu’il est des rarissimes à ses yeux (avec le Russe Soutine, le Français Bonnard, l’Anglais Bacon et le Polonais Czapski) à peindre la couleur, puis il a trouvé en Théo vivant une sorte de frère aîné dont il a su calmer les pulsions, avant de redécouvrir auprès de lui, de mieux perceveir et de rendre à son tour la musique brasillante des pigments.
    Aux yeux de Léa qui était un peu jalouse naturellement, au début, de la complicité ambiguë des deux amis, Vivian est bientôt apparu, par l’élégance folle de ses gestes de résidu de la Prairie dénué de toute éducation, comme une espèce de poète vivant, d’artiste sans oeuvre ou plus exactement: d’oeuvre à soi seul en jeans rouge, mocassins verts et long cheveux argentés avant l’âge. Puis leur rapport a changé.
    Le soir de la mort de Théo, marchant avec elle le long du lac après l’enterrement dans la neige, le jeune homme lui a dit que bientôt il s’en irait lui aussi et qu’il essayerait à son tour de retenir quelques nuances de vert et de gris pour être digne de son ami; et Léa, ce même soir, a commencé d’aimer Vivian presque autant que Théo.
    Enfin l’amour: elle trouve ce mot trop bourgeois, trop cinéma, trop feuilleton de télé, trop bateau.
    Quand elle a commencé d’aimer Joy parce que transfert ou parce que pas - elle s’en bat l’oeil -, jamais elle n’a pensé qu’il y avait là-dedans du saphisme et qu’elles allaient bientôt se peloter dans les coussins. Il ne s’agit pas là de morale mais de peau. Léa pense en effet que tout est affaire de peau, de peau et de fumet qui exhalent ni plus ni moins que l’âme de la personne. Or la peau de Joy ne lui disait rien.
    Au contraire, la peau de son jeune nobliau, que le peintre a fait presque dorée comme un pain, avec un incarnat orangé aux parties tendres, l’inspire autant que la peau de Vivian qu’elle peut caresser partout sans problème.

    Souvent elle s’est interrogée sur tous ces préjugés qui, précisément, nous arrêtent à la peau.
    Dans l’ascenseur de la tour résidentielle des Oiseaux par exemple: excellent exemple, car souvent elle aimerait toucher cet enfant ou cette adolescente, le scribe ombrageux de l’étage d’en dessus ou sa femme au visage de madone nordique ou leurs jeunes filles en fleur ou l’ami de l’écrivain à gueule de romanichel qui débarque avec ses 78 tours - elle pourrait tous les prendre dans ses bras et même dormir avec eux tous dans un grand hamac, tandis qu’elle se crispe et se braque n’était-ce qu’à serrer certaines mains ou à renifler certains remugles.

    Vivian a cela de particulier qu’il a le visage le plus nu qu’elle connaisse et le plus pudique à la fois.
    Vivian ne ment jamais et ne se met jamais en colère, ce qu’elle sait une incapacité de prendre flamme qu’elle relie à son manque total de considération pour lui-même.
    Ce n’est pas que Vivian se méprise ni qu’il ne s’aime pas: c’est une affaire d’énergie, d’indifférence et même de tristesse fondamentale.
    Le fait qu’il soit hémophile et qu’il ait été contaminé par une transfusion de sang lors d’un voyage à Nicosie, que la plupart des gens qui le voient aujourd’hui le supposent homosexuel ou toxico, que certains de ses anciens amis le fuient depuis la nouvelle et que les siens aussi semblent l’avoir oublié, - tout ça n’a presque rien à voir, si ce n’est que cela confirme son sentiment fondamental que le monde a été souillé et que c’est irrémédiable sauf par la prière à l’Inconnu et par l’accueil de la beauté, quand celle-ci daigne.

    Ces observations sur son ami (et même un peu amant depuis quelque temps) ramènent Léa au sort de Karla Faye Tucker, à propos de laquelle tous trois ont développé des doctrines différentes mais en somme complémentaires.
    Théo, par principe, abominait la peine de mort et d’autant plus que la Karla junkie trucidaire avait fait un beau chemin de retour à la compassion christique en appelant tous les jours le pardon de ses victimes. A sa manière de pur luthérien, Théo entretenait avec Dieu la relation directe et simple dont la Bible lue et relue restait la référence réglementaire, et le règlement disait «Tu ne tueras point». Ainsi faisait-il peu de doute, aux yeux de Léa, qu’il eût considéré George W. Bush comme un criminel après son refus purement intéressé (politique texane et mise à long terme) de gracier la malheureuse.
    Vivian se voulait, pour sa part, surtout conscient de la cause des misérables croupissant des années dans l’enfer des prisons américaines. «Est-ce vivre que de passer le restant de ses jours dans cette hideur ?», se demandait-il après avoir vu plusieurs reportages sur cet univers livré à la fucking Beast.
    Enfin Léa voyait à la fois l’horreur de vivre avec au coeur la souillure de son crime, et la souillure que c’était plus encore dans le coeur des victimes, puis l’horreur physique aussi des derniers instants vécus par le condamné à mort.
    Léa se rappelait physiquement ce que racontait le prince Mychkine dans L’Idiot. Elle qui n’avait jamais vu qu’une cellule de prison préventive où elle s’était entretenue moins d’une heure avec un protégé de sa mère, se rappelait maintenant la description, par Dostoïevski, de la terreur irrépressible s’emparant du criminel - ce dur parmi les durs qui se mettait soudain à trembler devant la guillotine -, ou du révolté en chemise déchirée face au peloton de jeunes gens de son âge. Or, pouvait-on condamner le pire délinquant à cela ? L’ancien bagnard qu’était Fédor Mikhaïlovicth prétendait que non, et justement parce qu’il l’avait enduré physiquement.

    Dans la tête de Léa, le dialogue se poursuit aujourd’hui encore, un peu vainement, pense-t-elle, tant elle sait l’inocuité des mots de Théo et de Vivian, et de ses propres balbutiements, devant le poids de tout ce que représente le crime et sa punition, son histoire à chaque fois personnelle, la violence omniprésente et l’omniprésente injustice. En fait elle n’arrive pas à penser principes, pas plus qu’elle ne se sent le génie, propre à Théo, de renouveler les couleurs du monde. A ce propos, autant l’impatientait parfois son Théo carré, quand il argumentait, autant elle s’en remet au poète inspiré de ses toiles, dont les visions échappent toujours à tout raisonnement.
    Bon, mais assez gambergé: il est bientôt midi, j’ai la dalle, constate Léa. A présent la beauté l’attend au snack du Centre Com, ensuite de quoi ce sera l’heure de sa visite quotidienne à Vivian.

    Ce n’est pas que Léa fasse de l’autosuggestion ou qu’elle s’exalte comme certains jeunes gens: elle en est vraiment arrivée au point de voir partout la beauté des gens et des choses.
    Cela, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’agonie de Théo, durant laquelle tout le monde visible a commencé sa lente et irrépressible montée à travers la brume d’irréalité des apparences quotidiennes. Durant cette période, tout lui est apparu de plus en plus réel, jusqu’à l’horrible vision du sac, qu’il lui a fallu racheter d’une certaine manière. Joy avait un peu de peine à le concevoir au début, parlant alors de fonction dilatatoire de l’imagination par compulsion, tandis que Léa en faisait vraiment une nouvelle donnée de l’expérience, liée à la mort et à ce que son cher jules lui a donné à voir; puis la psy a découvert la peinture et les carnets de Théo, et bientôt elle a compris certaines choses qui n’étaient pas dans ses théories.

    Sur ses carnets, Léa se le rappelle à l’instant par coeur, Théo a noté par exemple: «Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappés de mains maladroites», et il ajoute: «Dieu que le monde est beau !».
    Oui c’est cela, songe Léa: des bouteilles, des quilles et des savons échappés de mains d’enfants...
    Et moi je suis une vieille toupie, continue-t-elle de ruminer en cherchant ses bottes fourrées (y a de la vieille neige traître le long de la rampe de macadam conduisant au snack, y a des plaques de glace qui pardonneraient pas à une carcasse de soixante-six berges aux osses fatigués, y a un froid de loup qui découpe les choses à la taille-douce dans l’air plombé et j’aime ça), puis elle revient évaluer son avance de ce matin sur le portrait du jeune von Salis (dont sa mère se prenommait Violanta, lui a-t-on appris) et elle voit ce qui ne va pas et cela lui fait un bon choc comme toujours de voir ce qui peut se réparer vraiment, mais ce sera pour demain...

    Au bar du snack se tient Milena Kertesz (Léa lui a adressé un signe amical) dont le bleu violacé de la casaque de laine flamboie au-dessus du vert ferroviaire du comptoir, derrière lequel se dresse Géante, la blonde à crinière en brosse et à créoles du val Bergell, qui règne sur les lieux.
    Le front de Géante est orangé sous sa haie de froment taillée de biais, elle a une tache bleue sous l’oeil qui se dilue en reflet ocre rose, elle a le regard perdu comme souvent et parle parfois à Milena sans cesser de relaver des verres ou de les essuyer. Quant à Milena, de profil, le visage d’une impassibilité hiératique, dans les gris bleutés avec la flamme vermillon de sa lèvre inférieure, elle n’a pas idée de la majesté de son personnage trônant sur le présentoir du tabouret à longues pattes. Une vraie reine en civil, tandis que Géante a l’air d’un malabar de Bosnie-Herzégovine.
    La petite table que Léa se réserve, dans un recoin que personne n’aurait l’idée de lui disputer, lui permet de voir le bar comme du premier rang d’orchestre d’un théâtre, et de surveiller en même temps, en se détournant à peine, l’ensemble du snack qui se remplit peu à peu de gens. C’est en outre dans sa mire, aussi, que ça se passe là-bas, avec le football de table du fond de l’établissement dont les jeunes joueurs sont éclairés par la lumière oblique, d’un blanc vert laiteux, qui remplit l’arrière-cour plâtrée de neige comme une sorte de bac de laboratoire.
    Elle même se sent hyperprésente et flottant librement dans sa rêverie, tandis que le snack bouge autour d’elle et que les joueurs font cingler leurs tiges en se défoulant joyeusement.


    Quel qu’il soit, elle qui n’est pas joueuse pour un sou, elle aime regarder le jeu, le plus pur étant celui de sa petite chatte Baladine à ce moment de la fin de journée où les animaux et les enfants sont pris d’une espèce de même dinguerie, ou les fillettes les jours de printemps à la marelle qui sautillent réellement de la Terre au Ciel, ou les joueurs d’échecs dont elle a fait quelques toiles qui essaient de dire les longs silences à la Rembrandt dans les cafés noircis de fumée où luisent les pièces de bois blond entre les visages penchés.

    Vivian non plus n’est pas joueur, mais Léa joue dès maintenant à se rapprocher de lui, non sans oppression car elle sait depuis son téléphone de tout à l’heure qu’il ne va pas bien du tout ce matin et que le jeu, c’est désormais très clair et accepté pour tous deux, va s’achever au plus tard à Pâques.
    Elle joue à lamper une première cuillerée de soupe à la courge pour Vivian. Le velouté lui rappelle d’ailleurs le fin duvet blond recouvrant les mains de Vivian et son sourire qui lui dit tranquillement, avec celui de Théo, qu’après elle n’aura plus personne que le souvenir de leurs deux sourires.
    (Elle se dit tout à coup qu’elle doit avoir l’air con à sourire ainsi de cet air doublement ravi, il lui semble que Milena l’a regardée de travers à l’instant, mais elle doit se faire des idées...)
    La deuxième lampée sera pour le repos de l’âme de Karla Faye Tucker, la troisième pour Théo et celle d’après redenouveau pour Vivian, puis elle saucera son assiette comme une femme bien élevée ne le fait pas, et elle en fumera une avant l’arrivée des cappelletti.

    Quand elle arrive dans le long couloir jaune pâle du pavillon où Vivian s’est résigné à vivre ses derniers temps, Léa sent qu’il y a quelque chose qui se passe et bientôt elle comprend, en passant devant la porte ouverte de la chambre 12, entièrement vide et nettoyée, que Pablo a dû accomplir son dernier trip, selon son expression, en même temps que la meurtrière revenue au Seigneur.
    La vision de la chambre du voisin taciturne de Vivian, où une petite noiraude en blouse bleue s’active à effacer toute trace, ne fait cependant qu’accentuer l’appréhension de Léa, en laquelle monte soudain une bouffée de mélancolie, liée à une certaine musique qu’elle entend déjà de derrière la porte.
    Et voici sur le seuil qu’elle comprend: que Vivian n’attendait plus qu’elle avec l’air de violon qu’elle a enregistré pour lui l’automne dernier sur son balcon du douzième, joué par l’ami de son voisin d’en dessus, le type aux disques à gueule de manouche.
    En trois secondes, avant de rejoindre le groupe de jeunes soignants qui entourent Vivian, masqué à sa vue par l’un d’eux, elle revit alors ce soir de septembre.
    C’était la fin de l’été indien, Vivian venait de commencer ce qu’il appelait ses vignettes de mémoire. Il y avait toute une série de paysages qui étaient autant d’images de leurs balades des dernières années de Théo, plus quelques portraits à la mine de plomb qui lui étaient venus à la lecture de L’Idiot, plus une quantité de petites fleurs aquarellées.
    - Je n’ai jamais pu dire à personne que je l’aimais, lui avait confié Vivian dans la lumière déclinante, tandis que la musique, évoquant une complainte d’adieux à la turque, commençait de déployer ses volutes à l’étage d’en dessus.

    Sur son lit paraissant flotter au-dessus des toits encore parsemés de neige, Vivian reposait maintenant juste recouvert d’un drap, et ce fut le coeur battant que Léa s’en approcha.
    La Québecoise bronzée lui explique alors:
    - Il voulait pas que tu le quittes hier soir. Il a pas compris que tu comprennes pas. Il disait qu’il voulait encore te dire quelque chose qu’il a jamais dit à personne.
    «En quelques heures, lui explique-t-elle encore, il s’est a moitié saigné, ils ont dû lui faire une transfusion, puis il en est ressorti sans en ressortir mais ses yeux se sont ouverts ce matin et on a vu qu’il te cherchait...»
    Alors Léa leur demande de sortir un moment. Le CLAC du magnéto vient d’indiquer la fin de la bande, qu’elle se hâte de réenrouler en se défaisant de son pardessus et de ses vêtements d’hiver, pour se glisser en dessous tout contre le corps de l’agonisant.

    Et c’est reparti pour le violon. Et se répandent alors les caresses de Léa sur le corps dont la vie fout le camp.
    Léa pense à l’instant qu’on a volé la mort de Karla Faye en la piqûant comme une bête nuisible, et qu’elle va la venger, en donnant à Vivian une mort qu’il aurait aimé vivre.
    Elle a toujours pensé que les choses communiquaient ainsi dans l’univers. Elle n’a jamais senti qu’en termes de rapports de couleurs et de sentiments, mais seul Théo sera parvenu, sous ses yeux, à brasser tout ça pour en faire un nouveau corps visible, sinon, ma foi, on en est réduit (pense-t-elle) à chanter des gospels ou à se consoler l’âme et la chair.
    Ainsi enveloppe-t-elle les jambes nues de Vivian de ses jambes nues à elle. Cela fait comme un bouquet de jambes et leurs périnées se touchent à travers la soie du léger vêtement. Puis Léa se redresse tout entière en prenant appui sur le mur froid et, ressaisissant le corps de Vivian entre ses bras, entreprend de se mettre à genoux pour ce qu’elle imagine la Présentation.
    Le groupe de la Mère à l’enfant que cela forme, ou de la Mater dolorosa, ou des Adieux, comme on voudra, sur fond de litanie violoneuse, Léa serait capable de consacrer le reste de sa vie à le peindre, comme le sac dans lequel on a jeté la dépouille de Théo ou comme les chambres désinfectées (du blanc, du bleu, des tringles, le ciel) de Karla ou de Pablo.
    En attendant Vivian s’en va doucement entre ses bras. Elle se rappelle la terrible mort de la grenouille paralysée par la nèpe géante aux serres implacables, qui vide l’animal de son contenu comme un sac et ne laisse qu’une infime dépouille dans le fond troublé de l’étang. Tel sera Vivian tout à l’heure dans les replis du drap, misérable peau de bourse pillée, sauf que Léa ne désespère pas, jusqu’à la dernière seconde, qu’il lui rende son regard et son double sourire.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs.

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