4. C'est une belle vieille histoire que celle de l'amour malheureux en littérature, qui éclot souvent un livre à la main. Ainsi de Francesca et de Paolo, les deux amants surpris en train de lire ensemble par Gianciotto, le frère de Paolo et fiancé légitime de Francesca, qui les poignarde et les fait accéder du même coup au rang de figures légendaires de l'amour maudit,
Dante les évoque dans une sorte de blues du cinquième Chant de L'Enfer, dans saCommedia, et voilà ce que ça donne en traduction peu musicale :
« Je parlerais à ces deux qui vont ensemble […]
/ Il n’est pire douleur que se souvenir /
Du temps heureux dans la misère […]
/ Nous lisions un jour par plaisir /
De Lancelot et comment amour le saisit : /
Nous étions seuls et sans aucun soupçon. /
Plus d’une fois nous fit lever les yeux cette lecture, /
Et pâlir le visage : /
Mais seul fut un point qui nous vainquit. /
Quand nous lûmes le rire désiré /
Être baisé par un tel amant, /
Lui qui jamais de moi ne sera séparé, /
Me baisa la bouche tout tremblant […]"
Or Flynn raconte, pour sa part, que, la dernière fois qu'ils se sont vus, elle et lui, ils avaient regardé ensemble, un film tiré d'un livre qu'elle avait adoré - plus précisément Villa Amaliade Pascal Quignard -, et c'est avec la même flèche au coeur qu'il se remémore cette fin de soirée et le pressentiment qui lui était venu, par ce qu'il avait capté du film, de ce qui leur arriverait, quitte à imaginer, après le désastre, qu'une autre histoire eût été possible. Mais cela aurait-il donné un livre ?
En bon catho de son temps, Dante case les beaux amants en enfer, mais avec une tristesse qui indique assez qu'il est de tout coeur avec eux, comme on trouvera, dans d'autres cercles plus cuisants encore, certains des amis du poète dont son propre mentor de jeunesse.
On n'en est plus à ces dramaturgies codées par la théologie: la scène de crime est éclatée en milliards de fragments dont aucune société n'est plus le réceptacle comme il en fut de la Commedia récitée par coeur par des porchers toscans: Flynn en est juste à regretter de n'avoir pas été deux à voir à Berne, à l'expo de la plasticienne Tracey Emin le coeur de néon portant une inscription qui sur le moment n'aurait d'ailleurs pas fait tilt chez sa belle Egytienne: You forgot to kiss my soul...
Il n'y a pas d'amour heureux, chante le poète qui sait que ce n'est pas vrai, ou plutôt que cet amour-là n'existe pas - et que nous fait à nous le tournoyant char d'or du Paradis de Dante quand ce que nous désirions était juste de passer la nuit ou la vie ensemble ?
En attendant un conditionnel exorcise une fois encore le fiasco: "Tu serais assise face à la fenêtre, ton éternel thé à la menthe devant toi. Ton visage serait songeur, le stylo entre tes doigts faisant des pirouettes sur les pages d'un petit carnet beige au papier quadrillé, et le crépuscule du trapèze sur le rebord de la table. Le serveur t'admirerait depuis le comptoir, essayant de calquer le rythme de ses gestes sur celui de tes pensées mais tes phrases courraient plus vite que le cliquetis des soucoupes de café et l'empilement des verres les uns dans les autres. C'est à cet instant que je serais passé devant la fenêtre de ce bar, d'un pas pressé et sans te voir, avec l'envie furieuse de te photocopier quelques poèmes de Pessoa et l'arrière-goût de l'écume avant qu'il ne soit trop tard"...
Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM, art & fiction, 2013.