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Carnets de JLK - Page 111

  • La vieille dame et la guerre

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    À propos d' Alexandra de Sokourov.

    L’idée est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. On la voit ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Séquence saisissante: quand la vieille dame descend, par la tourelle trop étroite pour elle, dans les entrailles métalliques d'un char d'assaut !
    Puis, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie et de cette conne de guerre que se font les hommes. Cela ne se décrit pas. Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, la fameuse cantatrice veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant on ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances...

    Ce film est disponible sur DVD.

  • Ceux qui en ont vu d'autres

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    Celui qui prétend t'expliquer scientifiquement ce qu'est un écrivain et c'est valable pour une écrivaine / Celle qui se dit qu'elle eût été plus heureuse avec un type du genre François Nourissier plus le chien et l'hôtel particulier rue Heinrich-Heine dans le XVIe mais si possible sans alcool / Ceux qui se sont mariés par amour et ne se sont pas demandé comment ça a tenu"par après" / Celui qui sent "par la peau" qu'il a eu tort de demander la main de Marlène Ledru / Celle qui n'a rien sous son vison que sa peau et ses os à moelle / Ceux qui ont le coeur sur la main vu que la radiateur est en panne / Celui qui tire sa fierté de ne pas être lu et si possible par un max de nuls / Celle qui rêve de voir son nom dans le journal donc tu le mets et on n'en parle plus / Ceux qui aimeraient que le quart d'heure de célébrité selon Andy Warhol dure queques plombes / Celui qui a eu sept chiens dans sa vie et sept présidents de la République donc sept et sept ça fait quatorze / Celle qui a lu tout Marc Levy et se demande ce que ce Proust a trouvé avec sa Recherche dont Albertine sa coiffeuse lui "rabat les oreilles" / Ceux qui te demandent à quoi ça te sert d'écrire vu que de toute façon ils te liront pas ça tu peux compter dessus / Celui qui prétend avoir rencontré un éditeur honnête mais c'était au Siam dans un rêve finissant mal / Celle qui dit écrire pour le plaisir à la postière attentive / Ceux que leur qualité d'écoute fait mériter la qualifiation de bons écouteurs / Celui qui se dit "la voix des sans voix" à son masseur qui n'ose se dire "sans mains" / Celle qui relève le défi d'une écriture à la fois blanche et plurielle / Ceux qui ne sont pas encore revenus de leur posture fondamentale consistant à "marcher à l'écriture" / Celui qui s'est fait un nom à Paris en se faisant photographier dans son vieil imper "existentialiste" / Celle qui a rêvé qu'elle se faisait un fils Gallimard mais c'était au Siam ou dans un rêve / Ceux qui se disent TOUT par Twitter / Celui qui se promet de lire ce Tchékhov qu'on dit le "Carver russe" / Celle qui se dit communiste comme d'autres se prétendent abstinents ou même chastes / Celle qui les aime chauds / Ceux qui s'aiment sans l'ébruiter, Celui qui perd le petit Rom sur la table d’op / Celle qui s’effondre en apprenant la nouvelle dans sa vieille caravane à liaison satellitaire / Ceux qu’on ouvre et qu’on referme aussi sec / Celui qui entend parler d’ombre suspecte / Celle qui comprend à la gueule du veilleur de nuit que pour Rudy tout est fini fi-ni / Ceux qui fauchent les fleurs de la diva défuntée / Celui qu’agace la soignante virago / Celle qui craint surtout le réveil / Ceux qui rasent le pubis de la vieille irascible / Celui qui sous narcose révèle des secrets d’Etat au niveau du couple / Celle qui en pince pour l’anestho malgache / Ceux qui boivent l’eau des fleurs devant le patron facho pour lui montrer qu’eux aussi ils en ont / Celui qu’épatent les gestes si précis du traumatologue Pilet / Celle qui a les gestes de la vie / Ceux qui se plaignent de leur chti bobo en parfaits Italiens machos auxquels toute la smala fait écho mamma / Celui qui pense que son genou gauche sera jaloux du droit qu’a passé à la télé / Celle qui subit toute la nuit les prédictions apocalyptiques de sa voisine au profil de batrachienne / Ceux qui arrivent trop tard pour la visite de celui qu’est parti trop tôt / Celle qui frôle de ses seins lourds les fronts des beaux garçons qu’elle humecte longuement / Ceux qui désencastrent la vieille diva camée de la cuvette de son WC / Celui qui se remet à lire dès la salle de réveil / Celle qui se shoote au chocolat au dam de la dame d’à côté que cela constiperait / Ceux qui en sont à leur énième intervention qui en fait en somme des champions de la compète / Celui qui sait à quoi sert la porte dérobée qu’on voit là-bas derrière les thuyas / Celle qui voit son cœur palpiter à l’écran et qui se dit que c’est pour Fredi ça aussi / Ceux qui signent leur bon de sortie et font un AC dans la soirée ma foi ça arrive / Celui qu’on dit donneur universel et qui ne s’en sent pas meilleur pour autant / Celle qu’a bien pleuré sa petite mère quoique délivrée à la fin / Ceux qui exigent de voir Les Experts en chambre commune au risque de faire chier ceux qui veulent voir Déco de Rêve / Celui qui écoute Radio Hawaï dont le yukulele lui fait l’effet du Dafalgan / Celle qui refuse de montrer son cul nu à l’infirmier basané / Ceux qui se regardent en découvrant les croix gammées tatouées sur le torse du petit skinhead / Celui qui trouve un air d’ange au petit skinhead endormi / Celle qui sait que le petit skin ne s’en sortira pas / Ceux qui lavent le corps du pseudo nazillon que personne ne viendra réclamer / Celui qui ne se remettra jamais des enfants et des ados qu’il a perdus sur la table / Celle qui était enceinte quand elle disséquait les enfants en anatomie pathologique / Ceux qui estiment que les assurances font plus de mal que la maladie, etc.

    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui vont au ciel

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    Celui qui vise la case PARADIS à la marelle de la cour de la prison / Celle qui se trimballe avec un sac griffé DIVINE plein de pain pour les putains de pigeons / Ceux dont les tabloïds disent qu'ils se sont rejoints au ciel genre Janis a rejoint Elvis ou Mère Teresa a rejoint Le Père / Celui qui a en lui un p'tit coin de paradis avec parapluie assorti / Celle qui monte au ciel pour LEUR dire tout ce qui cloche en bas / Ceux qui s'envoient en l'air sous le ciel de lit / Celui qui sauve la mise en garde avant la mise à mort d'ennui / Celle qui se marie en pensant déjà aux douceurs du veuvage / Ceux qui croient que le paradis n'est pas perdu pour tout le monde / Celui qui prétend qu'il s'éclate avec le gang bang alors que ça le fait gerber mais jamais il ne l'avouera en tant que mec hyper libéré / Celle qui se sent perdue dans le paradis malgré la vue sur le cimetière aux allées bien entretenues / Ceux qui se réjouissent de retrouver leurs peluches / Celui qui se dit qu'au ciel au moins il ne risque pas de retrouver sa belle-soeur athée / Celle qui monte au ciel comme on va "aux nouvelles" / Ceux qui seraient un peu vexés de n'être pas reçus Là-Haut même s'ils n'y croient pas plus que ça, etc.

  • D'autres mères Courage

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    À propos de Maman Küsters s'en va au ciel, de Rainer Werner Fassbinder. Des résistantes non programmées de RWF et du Sokourov d'Alexandra...

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    Il y a quelque chose d'un Tchekhov teigneux chez Rainer Werner Fassbinder, qui se voit le mieux dans ses films les moins "visibles", au sens d'une mythologie allemande d'époque, comme il en va de Maman Küsters s'en va au ciel, datant de 1975.

    Fassbinder20.pngOn pourrait s'étonner, à propos de cette date, que ce film "réaliste" à l'esthétique si peu flatteuse, évoquant parfois les images véristes des séries allemande genre Derrick, fasse suite immédiate au délicat Effi Briest, apparemment plus séduisant avec ses beaux visages léchés et ses belles toilettes, ses beaux intérieurs et ses beaux meubles, ses beaux cadrages et ses beaux fondus au blanc, et pourtant le fonds de désarroi sondé par RWF est le même en dépit de ce qui sépare les univers de la jeune fille "de la haute" et de la femme d'ouvrier au faciès boucané, lequel rappelle en outre la vieille protagoniste du mémorable Alexandra de Sokourov dans le registre des "Mères Courage"...

    La tragédie fond littéralement dans la pauvre cuisine de maman Küsters en train de visser des éléments de prises électriques au titre de petit job d'appoint, avec son grand fils taiseux (Armin Meier) et sous le regard revêche de sa belle-fille enceinte jusqu'aux oreilles, quand elle apprend que son mari Hermann , le bon et doux Hermann, vient de se suicider dans son atelier d'usine après avoir flingué le fils du directeur. Dans la foulée immédiate, avec la célérité de vautours fonçant sur une charogne encore saignante, les médias investissent l'humble logis, notamment représentés par un prédateur plus suave et vicieux que les autres du nom de Niemeyer, qui fera du désespéré un assassin monstrueux en déformant tout ce que lu a confié Maman Küsters. Mieux: il s'acoquine au passage avec la fille de celle-ci, Corinna (Ingrid Caven), entraîneuse de cabaret en passe de commercialiser son premier disque de chanteuse "à texte", genre ange bleu en plus trash et ne reculant devant aucune pub. Son premier "song", qu'elle interprète publiquement en présence de sa mère, est ainsi présenté comme une composition sensationnelle de "la fille de l'assassin de l'usine". Mais il y a aussi des "bons" pour réconforter Maman Küsters, incarnés par un couple de bourgeois communistes impatients de donner une signification politique au geste du désespéré. Or Maman Küsters est essentiellement sensible à l'humanité de leur accueil, avant de prendre conscience de l'injustice subie par son prolo de mari et de s'inscrire au parti pour honorer sa mémoire. Un jeune activiste, cependant, la met en garde contre la récupération dont elle fait l'objet et s'efforce de la convaincre de rejoindre un groupuscule d'action violente. Tout cela, qui fait évidemment satire d'époque, n'en a pas moins des résonances encore vives, mais c'est à un autre niveau que RWF nous touche en revenant avec insistance sur le visage en gros plan de Maman Küsters (la très remarquable Brigitte Mira), que l'épilogue violent laisse littéralement interdite et sans voix.

    Sokourov12.jpgEt c'est alors qu'on retrouve Tchekhov et son immense frise de personnages également "largués", à divers étages de la société russe d'avant les révolutions ou, dans un registre moins tragique du point de vue individuel, la formidable Alexandra de Sokourov descendue à Grozny pour voir de près comment on accommode la jeune chair à canon, en la personne de son petit-fils.

    Les socialistes de son temps ont lourdement reproché à Tchekhov de ne pas s'engager assez explicitement sur le front politique, alors même que ses récits constituent, sans doute, la fresque la plus détaillée de la société russe et de ses misères. Dans un tout autre contexte, on a aussi reproché à RWF les ambigüités de son observation sociale, comme on les a reprochées à un Dürrenmatt.

    TCHEKHOV.jpgOr il s'agit aujourd'hui, je crois, de relire les pièces et les romans de celui-ci, autant que les essais d'un Pasolini, et de revoir les films de Fassbinder qui continuent décidément de "faire mal", autant que les pièces et les récits de Tchekhov, en se rappelant que la littérature ou le cinéma, non contraints par telle ou telle idéologie plaquée, ont encore des choses importantes à montrer et à dire à propos de la condition humaine...

  • Celles qui diffusent une émouvante beauté

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    Celui qui regarde Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder comme pour la première fois / Celle qui est restée quelque part une petite fille / Ceux qui n'ont pas vu l'émouvante beauté de la servanteJohanna non moins humiliée et rejetée qu'Effi mais qui reste solide dans ses sabots et sourit doucement en se retournant pour dire qu'elle ne croit qu'en un Dieu bon et pas en celui qui a rendu son père si méchant avec elle qu'il la menace avec un fer chauffé au rouge enrobé de saintes paroles / Celui qui déplore qu'une certaine critique plus ou moins gay n'ait vu d'Effi Briest que le kitsch glamour tandis qu'une certaine critique féministe n'y voyait qu'une dénonciation morbide du statut de la femme bourgeoise / Celle qui sait pourquoi sa mère est devenue si dure / Ceux qui satisfont au voeu de RWF de lire ses films comme des livres / Celui qui retrouve dans Effi Briest quelque chose de La Prisonnière / Celle qui ne veut rien savoir du prétendu despotisme de RWF qui a su capter toute la gamme des sentiments humains dans les regards et sur les visages de ses comédiennes et comédiens - et tant mieux s'ils en ont bavé un max / Ceux qui chipotent sur le thème rebattu de l'égocentrisme des artistes / Celui qui ne fera pas le compte de ce que la mère de RWF doit à son fils ni de l'inverse vu que tous deux ont génialement dépassé l'imbroglio oedipien selon les normes rappelées par La psychanalyse pour les nuls / Ceux qui savent qu'on ne peut faire oeuvre sans "payer" / Celui qui sait que sans le suicide de son ami RWF n'eût pas réalisé L'Année des treize lunes / Celle qui aime trop les gens pour les catégoriser en fonction de leurs goûts culinaires ou sexuels si variables selon les saisons et les climats / Ceux qui savent que l'émouvante beauté des films de Rainer Werner Fassbinder découle de son sens du tragique / Celui qui a foutu sa vie en l'air pour complaire à un trouduc titré dont il espérait devenir le conseiller ministériel et autres babioles / Celle qui rappelle à sa fille rêvant de liberté que le catéchisme c'est le catéchisme / Ceux que RWF a choqués avec sa Troisième génération en donnant des néo-terroristes des années 80 une image de fils de bourgeois énervés / Celui qui sait que les films de RWF vont bien au-delà de la démonstration et de la dénonciation à quoi pas mal de profs de gauche des années 70-80 les ont réduits en hochant gravement du chef / Celle qui interloque tout le monde (sauf Dieu qui en a vu d'autres) en convenant finalement que tout le mal qui lui est arrivé fut aussi de sa faute et que tout est bien puisqu'elle a quand même pas mal aimé son pédant coincé de mari et pas tellement son amant d'un moment et que maintenant il se fait tard et qu'elle a envie de dormir / Ceux qui ne s'étonnent pas autrement (comme le raconte sa maman) que le petit Rainer ait trépigné dans l'église vide au motif que Dieu n'y était pas contrairement à ce que lui avait dit sa grand-maman / Celle que ne gêne pas du tout l'évidence selon laquelle un grand artiste est souvent un elfe et un porc en même temps - un tyran et la première victime de celui-ci comme on l'a vu chez Dostoïesvski et chez Proust notamment / Ceux qui apprécient particulièrement les artistes à constats qui ne soient pas pour autant des prêcheurs ou des sociologues / Celui qui a relancé les constats de RWF dans un petit roman tout imprégné de pleurer-rire transportant les bas-fonds de Munich et Berlin dans les rues chaudes de la Rome calviniste et plus exacement rue de Berne / Celle qui a autant joui qu'elle en a bavé sans bien distinguer la ligne de démarcation entre le pied que tu prends et le coup de pied qu'on t'envoie / Ceux qui conviennent finalement du fait que leur cravate sociale les a étranglés / Celui qui sait d'expérience que l'émouvante beauté de l'amour vrai n'a rien à voir avec les sirupeuses fadaises du sentimentalise de masse / Celle qui se plie à la bonté-malgré-tout du bourgeois qu'elle a épousé pour son prestige et qui la ramène au pardon de sa fille coupable d'avoir vécu le bonheur qu'elle-même s'est refusé / Ceux qui ont de la compassion même pour les bourgeoises coincées et les petites-bourgeoises aspirant à la condition d'épouses de bourgeois coincés / Celui dont les blasphèmes inspirés par l'amour touchent au coeur celui qu'il appelle Dieu sans le crier sur les toits / Celle qui se balance sans s'en balancer tout à fait / Ceux qui liront demain le roman de Theodor Fontane Effi Briest traduit par Antonin Moeri notre ami-de-Facebook , etc.
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    (Cette liste a été inspirée par la "lecture" d' Effi Briest, film de Rainer Werner Fassbinder datant de 1974 et tiré du roman éponyme de Theodor Fontane)


  • Ceux qui préféreraient ne pas

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    Celui qui décline poliment quand on l'invite à un déjeuner de presse ou un dîner de décideurs stressés / Celle qui n'accorde des interviews qu'à titre posthume / Ceux que leur indépendance d'esprit et leur liberté de parole font mal voir dans les cercles où il est recommandé de penser du Président que c'est un fils de pute sans le dire évidemment / Celui qui persévère en dépit de ses erreurs de père peu sévère / Celle qui perd ses verres de contact dans le bain maure / Ceux que la chiennerie revigore / Celui qui ose se dire tout haut ce qu’il vit sans cesser de le vivre tout bas / Celle qui entend tout à demi-mot qu'elle répète à double sens/ Ceux qui se préparent à l’aveu retenu / Celle que l’indiscrétion généralisée ramène à la pudeur de ses aïeux / Ceux qui ne se livrent que dans leurs livres à clefs / Celui qui ne sait pas trop qui il est ni qui elle est ni qui ils sont pour ceux qui d'ailleurs n'en ont rien à scier / Celle qui n’ose dire à la télé que son rêve est d'être encore plus connue dans le quartier / Ceux qui ont un plan Q avec des Malaises / Celui qui acquiert un gris du Gabon puis s’en lasse et l’oiseau dépérit mais dans l’émission ça finit bien / Celle qui regrette le temps de 30 millions d’amis qui était aussi celui de sa relation avec Victor-André / Ceux qui aiment les films d’éléphants / Celui qui s’apprête à tout dire à sa mère quand elle lui dit c'est ça mon chéri dis tout à ta mère alors il se tait / Celle qui va TOUT DIRE dans son poème sur le RIEN / Ceux qui pratiquent la confidence du ventre / Celui qui a horreur de la familiarité sauf entre gays irlandais originaires du même bourg orangiste / Celle qui n’a aucun préjugé ce qui ne la rend pas plus attrayante qu’une rivière d’eau canalisée ou quelque chose du même genre/ Ceux qui se servent de vos confidences pour vous scier / Celui qu'on dit le Bartleby de l'Entreprise encore qu'il préférerait plutôt pas / Celle qui ne force jamais l'hésitant à ne pas se forcer d'hésiter / Ceux qui préfèrent coucher avec de belles indécises qu'avec des décideurs qui "en ont", etc.

    Photo JLK: Amoureux à Salonique

  • Chiennerie d'époque

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    À propos de l'Honneur de DSK, des menées torves de Marcela Iacub, de l'autofiction et d'autres choses délicates...

    Le micmac nauséeux lié depuis ses débuts à l'affaire DSK, relancé ces jours par la publication du livre non moins glauque de Marcela Iacub, brasse une matière d'époque qu'on aimerait bien voir ressaisie par un romancier digne de ce nom.

    Sous le titre avenant de L'Enculé, Marc-Edouard Nabe s'y est essayé l'an dernier, sans résultat probant à mes yeux. L'auteur s'est félicité d'avoir fait un vrai roman profond et drôle, composant un personnage de baiseur cynique affligé d'une épouse d'un sionisme hystérique, mais tout ça m'a paru mal fagoté et sans aucune épaisseur réelle, plombé par la recherche de l'effet et surtout sans style. Nabe se voudrait le nouveau Bloy ou le descendant de Céline, mais il n'a ni la profondeur spirituelle et la méchanceté géniale du premier, ni le sens du tragique et la musicalité du second.

    Quant à Belle et bête de cette dame Iacub, que d'aucuns s'efforcent de tirer vers la littérature, comme s'y est employé Laurent Joffrin, directeur du Nouvel Observateur, condamné depuis lors sans que le livre ne soit retiré de la vente (une hypocrisie de plus !), il suffit d'en flairer quelques pages, publiée par le Nouvel Obs, pour s'épargner un examen plus approfondi alors même que toutes les circonstances de sa composition puent la fabrication de circonstances à seul fin de scandale et de fric. On sait d'ailleurs que la dame aurait elle-même regretté, dans un mail adressé à DSK, une machination à laquelle elle se serait prêtée. Tout cela dont je me contrefous, pour ma part, non sans prêter la plus vive attention à un autre micmac éditorial construit dans la dernière livraison de l'Obs lié à la pratique de l'autofiction, à ses "dommages collatéraux" éventuels et à ses retombés judiciaires.

    Dans quelle mesure un auteur a-t-il le droit d'impliquer nommément (ou sous un nom d'emprunt) ses proches ou ses connaissances dès lors qu'il a choisi de brasser la matière de sa vie "réelle". La question touche évidemment ce qu'on appelle aujourd'hui l'autofiction (terme à l'improbable définition et aux équivoques multiples), comme elle a touché le roman et les écrits intimes publiés ?

    Comme il m'est arrivé, personnellement, de publier plus de mille pages de mes carnets, incluant le plus souvent le nom de personnes vivantes sans la précaution des initiales (je laisse à d'autres la prudence cauteleuse et un peu tartuffe consistant à désigner "cet imbécile de N." ou cette peste de B."), je me suis souvent posé la question: de quel droit t jusqu'où ? Un ami, le cinéaste Richard Dindo, qui a lu mes carnets avec passion, m'a reproché un jour d'être trop explicite "par honnêteté", trop cruel par franchise, trop humiliant en exposant ainsi autrui, et je l'ai écouté. Après la publication de mon dernier livre, Chemins de traverse, je me suis reproché cependant de n'en avoir pas tiré assez de conséquence, en parlant trop durement de tel ou tel de mes proches avec lequel, à un moment donné, j'étais en conflit. En écrivant, je me disais que toute l'affection que je manifestais ailleurs au même personnage pouvait "supporter" ces réserves, en oubliant l'exposition que représente la publication. De drames privés très pénible que nous avons vécus, et que j'évoquais longuement dans mes carnets, j'ai tout retiré de ce livre, et cette réflexion vaudra plus encore pour la longue chronique sur laquelle je suis en train de travailler - on apprend...

    Cela pour dire que je me sens assez bien placé pour apprécier les dangers de toute interférence entre vie ordinaire et transposition littéraire, auxquels se mêlent aujourd'hui toute une spéculation, parfois sordide, sur les profits pécuniers que peut alimenter le recours à la justice, nouveau micmac.

    Le dossier de l'Obs sur les séquelles judiciaires de certains livres récemment parus, sous les signatures de Lionel Duroy ou de Christine Angot, nous apprend que les éditeurs font examiner certains ouvrages par des avocats avant de les mettre en circulation. Mais jusqu'où cela ira-t-il ? À vrai dire le serpent se mord la queue, qui n'a plus rien à voir avec la littérature. Au lendemain de la publication de L'enculé, Marc-Edouard Nabe déclarait à un journaliste qu'il espérait vivement qu'on le traîne en justice. Hélas on ne lui fit même pas cette fleur: son livre passa quasiment inaperçu. Or cette recherche de la publicité, via l'opprobre, est-elle plus défendable que les poursuites entamées par DSK contre Marcela Iacub, sous prétexte que sa "vie privée" se trouvait pour ainsi dire violée ?
    Reste qu'une bonne partie de la littérature et souvent de haute volée, se nourrit des "secrets" de la vie privée, qu'il serait vain ou absurde de censurer. Un Proust compose un personnage (disons Robert de Saint-Loup) en mêlant les "modèles" de dix de ses amis, mais rien n'interdirait aujourd'hui qu'un de ceux-là ne l'attaque en justice. On dira que l'autofiction ou les écrits intimes sont plus exposés à celle-ci, mais le passage à la fiction n'a jamais exclu les susceptibilités ou le goût du lucre de ceux qui croyaient se reconnaître dans un roman, et légiférer en la matière paraît difficile.

    Je préfère, pour ma part, interroger la sensibilité et le respect humain de chacun, qu'il soit auteur ou lecteur. Mais le climat général d'indiscrétion et de clabaudage, la curiosité vulgaire et l'exhibitionnisme relayés par les médias ne facilitent pas la juste appréciation des choses. La seule apparition de DSK triomphant, pour ainsi dire, au sortir du palais de justice où il a "fait la peau" de Marcela Iacub et du Nouvel Obs en invoquant son "honneur", achève de donner, à tout ça, son tour abject et néanmoins intéressant, par delà toute morale, pour un romancier...

  • Ceux qui voient clair

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    Celui qui fuit les hyènes de la haine collective / Celle qui se dit agoraphobe pour éviter de se frotter à trop d'abrutis sur une surface trop étroite genre Salon du Livre / Ceux qui évitent de dépendre socialement de trop de pesants philistins et autres cadres bipolaires / Celui qu'intéresse la perception de la méchanceté de classe que ressaisit Le Droit du plus fort de Rainer Werner Fassbinder / Celle qui repère les éléments de la tragédie contemporaine même noyée dans les anecdotes de tabloïds / Ceux qui noient le poison dans le sirop frelaté de la pensée positive / Celui qui sait que la seule nouveauté réside dans la perception contemporaine d'un Sens et d'une Forme fondus en unité et dégagés des fioritures postmodernes ou pseudonéo d'une simili-culture tournant à vide / Celle dont les livres politiquement corrects dorlotent tout un public avide d'être "dérangé" dans le sens du poil / Ceux qui trouvent du réconfort à se rappeler qu'eux aussi ont lancé quelques pavés "à la grande époque" / Celui qui vit la projection de L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder comme une séance d'électrochocs irradiant sa lucidité / Celle que tous ont rejetée avant d'en faire une martyre volontiers évoquée en fin de party / Ceux qui prennent tout sur eux et signent des films sous les noms de John Cassavetes ou Pier Paolo Pasolini ou Rainer Werner Fassbinder / Celui qui constate qu'il n'est point de tragédie contemporaine sans éléments humoristiques genre Deschiens / Celle qui lit Schopenhauer entre deux oraisons dans le jardin silencieux du couvent / Ceux qui entendent la voix d'un ange dans le chaos infernal de la Love Parade / Celui qui tire du tohu-bohu démoniaque de sa vie un poème cinématographique d'une vérité divine / Celle qui sait très exactement ce qui distingue le kitsch de la poésie qui se veut poétique de la vraie poésie surgie de son manque / Ceux qui parlent culture ou littérature ou musique ou peinture ou cinéma sans rien sentir du jazz qu'il y a là-dedans - ou du rap ou du plain-chant ou du cri ou des larmes ou du mort-de-rire qu'il y a là-dedans / Celui qui sait, comme Flaubert jugeant de Premier amour de Tourguéniev, devant quels plans ou quelles séquences de L'Années des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder on peut murmurer "voilà du sublime !" / Celle qui convient ce matin vert clair comme ses yeux que le 97% de la littérature actuelle, le 98% de la musique et de la peinture actuels, et le 99% du cinéma actuel se réduisent à un entassement d'objets de divertissement ou d'abrutissement relevant à brève échéance des déchets encombrants / Ceux qui préfèrent les conteurs paniques genre Cassavetes et Fassbinder aux poètes puritains genre Godard au motif que ceux-là sont des tendres qui racontent des histoires aux enfants qu'ils bordent / Celui qui a aimé dans la vie ce qu'elle avait de vivant /Celle qui savait que son fils se donnerait à mort avant de mourir jeune / Ceux qui disent à ceux qu'ils aiment qu'on n'aime jamais assez mais qu'on peut mourir d'aimer trop ou de ne l'être pas assez, etc.

    Fassbinder12.jpg (Cette liste a été inspirée par L'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder, film-exorcisme d'une beauté convulsive et d'une insondable vérité émotionnelle sur fond de glaciation sociale, que Werner Schroeter a probablement raison de dire le plus personnel et le plus librement inspiré de son ami l'ange noir)

  • La pièce la plus nulle !

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    René Zahnd et Thierry Tordjman "remerciés" à Vidy. Belle gratitude de nos responsables de la culture et d'une Fondation se la jouant "franchement en coulisses". Est-ce la fin de l'esprit de Vidy ? C'est en tout cas la pièce la plus nulle programmée depuis la fondation du théâtre au bord de l'eau...

    Zahnd.png"D'une incroyable brutalité !". Tel est le SMS que j'ai reçu l'autre soir de mon compère René Zahnd, compagnon de route de plus trente ans qui m'annonçait dans quelles circonstances lamentables lui et Thierry Tordjman venaient d'être "virés" de Vidy dès août prochain. L'esprit de Vidy, insufflé au théâtre au bord de l'eau par René Gonzalez, l'autre René et une belle équipe, mais aussi par un public exceptionnellement fidèle et fervent, survivra-t-il à ce nouvel épisode d'une vilain feuilleton amorcé avec la succession "jouée d'avance" de Gonzalo ? N'en jugeons pas avant l'arrivée du nouveau directeur, Vincent Baudriller, mais le moins qu'on puisse dire est que ce prélude inélégant au possible, manigancé de concert avec la Fondation pour le théâtre, confirme la mauvaise impression laissée par les circonstances de sa nomination. Passons sur le détail d'une politique culturelle à très courte vue...
    Pourtant il faut rappeler que le Théâtre de Vidy, sous la direction de René Gonzalez , était devenu en vingt ans l'un des foyers de création les plus actifs en Europe. En Suisse, c'était la maison qui "tournait" le plus dans le monde. Economiquement solide et plus encore féconde culturellement, à l'ère de l'esbroufe et de la starisation, Vidy restait une maison à figure humaine comme l'ont appréciée les plus grands créateurs qui y ont passé, de Lars Norèn à Thomas Ostermeier, entre tant d'autres. Surtout, l'institution, au même titre que le théâtre Kléber-Méleau de Philippe Mentha, entretenait un climat d'émulation et de découverte largement partagé par les passionnés de théâtre au sens large.
    Comme on a pu le constater en dehors de tout "copinage", les proches de René Gonzalez avaient très bien pris la relève et assuré l'interim. Qui plus est, ils continuaient d'entretenir des rapports de confiance avec de nombreux directeurs de théâtre européens avec lesquels, par ailleurs, divers projets restaient en cours. Bien entendu, Thierry Tordjmann et René Zahnd n'avaient pas un droit automatique à la prolongation de leur mandat. Mais la muflerie torve, la façon cauteleuse avec laquelle ils viennent d'être virés, plongeant toute l'équipe de Vidy dans la stupeur, n'augure de rien de bon...

  • Ceux qui procrastinent

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    Celui qui a mis ses petits pas dans les grands / Celle qui a une touche avec le wattman / Ceux qui en pincent pour Omar / Celui qui a mangé tous ses coupons / Celle qui stocke les exos / Ceux qui ont un ticket d’enfer pour le Paradis /Celui qui se garde pour plus tard / Celle qui se dit qu’après ce sera trop tard / Ceux qui découvrent soudain l’énormité du présent / Celui qui voit enfin le ciel entre les barreaux de sa cellule virtuelle / Celle qui comprend le silence du père / Ceux qui se taisent devant l’arbre / Celui que tant de clabaudage insupporte / Celle qui anticipe le fatal bilan provisoire / Ceux que la vie à Anchorage n’encourage pas tant que ça ma foi / Celui qui nettoie ses pinceaux / Celle qui se décide enfin à passer à l’Acte / Ceux qui ne disent rien ni ne consentent qu’on le sente / Celui qui travaille du chameau / Celle qui préfère ne rien faire et plutôt demain / Ceux qui ont peur d’arriver trop tôt / Celui qui défie toute curiosité / Celle qui voudrait en savoir plus sur le célibataire maltais / Ceux qui échappent au piapia à renfort d’airs mauvais / Celui qui dit présent en s’esquivant / Celle qui s’y met sans crier gare / Ceux que la diversion ne distrait plus / Celui qui ne fait plus que défaire / Celle qui ne fait plus que différer les défaites / Ceux qui renoncent à ne rien faire faute de mieux / Celui qui voit tout sans voir / Celle qui contemple sans regarder / Ceux qui ne trouvent pas les mots pour exprimer ce qu’ils voient et qui se mettent donc à la peinture sur le tard / Celui qui sait que son heure ne viendra pas sans lui / Celle qui déjoue les vertiges de l’Aporie / Ceux qui feront tout leur possible demain si bien qu’aujourd’hui c’est impossible et d'ailleurs pas français / Celui qui répond à la question de l’Ici et du Maintenant par une réponse qu’il donnera là-bas une autre fois / Celle qui se met fissa à son job de dactylo manchote / Ceux qui ont chanté Dactylo Rock avec Erik Orsenna mais c’était avant l’Académie, etc. Peinture: Zdravko Mandic.

  • Ibsen à l'extincteur

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    Le version des Revenants présentée à Vidy par Thomas Ostermeier déçoit, en dépit d'un beau travail théâtral.

    Les revenants, de l'auteur dramatique norvégien Henri Ibsen (1828-1906) fut une des pièces les plus violemment controversées de la fin du XIXe siècle. Le scandale qu'elle provoqua valut à l'auteur les pires injures, mais aussi de véhémentes manifestations de soutien de la part de toute une jeunesse qui s'y reconnaissait. C'est que cette machine théâtrale de guerre s'en prenait de front à l'hypocrisie d'une société plombée par l'esprit bourgeois et le puritanisme le plus étriqué.

    Plus précisément, la pièce ouvre brutalement le placard aux secrets. Propriétaire d'un beau domaine perdu dans un trou de province, la veuve Alving a toujours tout fait pour cacher les frasques sexuelles de son notable de mari. Après que celui-ci l'a trompée dans sa propre maison, engrossant Johanne la bonne de l'époque, l'épouse prend le pouvoir sur le domaine auquel elle adjoint un asile de bienfaisance, qu'on inaugure précisément. Pour la circonstance, son fils Osvald, qui a vécu sa vie d'artiste à l'étranger, revient au bercail avant d'annoncer à sa mère qu'il est là aussi pour se reposer d'une terrible maladie dégénérative "héritée". Charmé par Regine, la jeune servante de sa mère, Osvald entrevoit une autre vie possible. Mais il ignore que Regine est la fille de l'ancienne bonne: secret de famille. Que Madame Alving jette d'abord à la face du pasteur Manders, conservateur des bonnes moeurs et plus encore des apparences, après que le Tartuffe clérical lui a rappelé ses "fautes" d'épouse insoumise et de mère laxiste !
    Le titre de la pièce évoque les fantômes de son passé que Madame Alving croit entendre, symbolisant le retour, sur les fils, des péchés refoulés des pères. Or à tout ce noir social et moral s'oppose la réalité ténue et têtue de la joie de vivre et d'un soleil physique et mythique finalement évoqué par Osvald alors qu'il meurt, extasié, d'une dose létale de morphine.

    F35B8557.jpgÀ relire aujourd'hui la pièce, d'Ibsen, on constate toujours sa force critique dévastatrice, qui pourrait s'appliquer aux faux semblants actuels. Or Thomas Ostermeier peine à transposer le puritanisme d'une époque à l'autre. Dans la pièce, le pasteur Manders est évidemment un ecclésiastique norvégien de 1882, mais le même type existe aussi de nos jours, suave et pleutre, moralisant et vicelard. On le sent très fort dans le personnage du pasteur de Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman, comme chez nombre de romanciers américains contemporains. Mais quoi de commun entre le Manders d'Ibsen et le clergyman fade, lisse, creux et criseux campé par François Loriquet ? Ne chargeons pas le comédien, qui "fait le job", tandis que toute l'attention d'Ostermeier se porte sur la seule relation, oedipienne jusqu'à l'hystérie, liant Madame Alving (Valérie Dréville, remarquable au demeurant) et son fils paumé-cassé Osvald (Eric Caravaca, excellent lui aussi). Dans une optique freudienne réductrice, sur fond de débâcle sociale et psychologique, les deux personnages semblent jouer une pièce à part. Alors qu'Ibsen se défendait d'avoir écrit une pièce nihiliste, c'est bien une dévastation complète qu'illustre en crescendo la mise en scène d'Ostermeier.

    Et tout ça pour dire quoi ? Rien qui relance vraiment la critique fondamentale d'Ibsen en termes actuels intelligibles. Avec sa maestria de metteur en scène éprouvé, à grand renfort de plateaux tournants et de projections vidéo, sans oublier un extincteur symbolisant la révolte désespérée d'Osvald, Thomas Ostermeier semble plus soucieux ici d'accomplir une performance scénique "panique", dans l'esprit du temps, que d'empoigner une pièce qui pourrait nous rappeler que les faux-semblants, l'hypocrisie, la religiosité rapace, le mépris des femmes et des artistes, le désarroi des jeunes gens et le culte de l'argent n'en finissent pas de "revenir"...
    Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu'au 29 mars.

  • Un casting de rêve

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    À propos du dernier chef-d'oeuvre d'Alexandre Sokourov. À voir 7 fois sur DVD !


    Il est rare, et même rarissime aujourd'hui, qu'une oeuvre d'art développe une quête de sens au moyen d'une forme conjuguant les images et les mots, une vision de poète comme prolongée par les échos sonores du monde extérieur et d'une conscience en train de se parler, la réinterprétation profonde d'une destinée mythique et la rencontre du démoniaque et du sublime - or tel est le miracle, telle est la merveille du Faust d'Alexandre Sokourov, assurément le plus abouti, dans son expression formelle (à la hauteur de La Mère et de Père et fils, mais encore plus poussé dans sa composition "picturale" et son travail, inouï, sur la bande son) et le plus profond dans son approche de la figure prométhéenne du savant préfigurant, dans les derniers plans, la quête de puissance de l'homme contemporain. Le film conclut d'ailleurs une tétralogie modulant de multiples aspect de la volonté de puissance, dont Staline, Hitler (dans le saisissant Moloch) et l'empereur japonais Hiro Hito constituent les figures historiques. En l'occurrence, la fable ancienne du Dr Faustus, reprise par Goethe, est assez fidèlement revisitée par Sokourov, qui combine plus précisément le premier et le deuxième Faust du poète allemand.

    Faust09.jpgS'il a décroché le Lion d'or de la 68e Mostra de Venise, en 2011, cet indéniable chef-d'oeuvre a été projeté en catimini en nos contrées, conformément à la logique marchande et décervelante de l'Usine mondiale à ne plus rêver - alors que Faust est lui-même un prodigieux rêve éveillé sans que l'intelligence du sujet ne soit jamais diluée par son expression. Comme souvent aujourd'hui, c'est par le truchement de la version en DVD qu'il nous est donné de pallier les lacunes de la distribution, et l'on appréciera particulièrement, dans les suppléments de cette version, les explications de deux germanistes français de premier plan, l'historien Jean Lacoste et le philosophe Jacques Le Rider.

    Faust01.jpgEn outre, le DVD permet à chacun de voir le film au moins sept fois, 1) Pour la story découverte en toute innocente simplicité; 2) Pour l'image (le formidable travail de Bruno Delbonnet) qui contribue pour beaucoup au climat du film entre réalisme poétique et magie symboliste; 3) Pour la bande sonore, reproduisant le marmonnement intérieur continu de Faust et constituant un véritable "film dans le film" où voix et musiques ne cessent de se chevaucher; 4) Pour la conception des personnages, avec un usurier méphistophélique extrêmement élaboré dans tous ses aspects, et une Margarete angéliquement présente et fondue en évanescence (rien au final de l'"éternel féminin" qui sauve), sans oublier Faust lui-même en Wanderer nietzschéen; 5) Pour la thématique (les langueurs mélancoliques de la connaissance tournant à vide, le désir et nos fins limitées, le sens de notre présence sur terre, l'action possible, etc.) 6) Pour le rapprochement éventuel de cet itinéraire initiatique avec des parcours semblables - on pense évidemment à Dante visitant l'Enfer avec Virgile, et pour l'interprétation détaillée de la pièce de Goethe ; 7) Pour la story revue dans toute sa complexité de poème cinématographique, où tout fait sens...
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    1) LA STORY. PAS LOIN DE GOETHE - C'est du haut du plus pur azur qu'on tombe d'abord en chute planante: d'un ciel à nuées où se trouve suspendu un miroir magique dont se détache une espèce de ruban-oiseau qui plonge sur un paysage de hautes montagnes rappelant les décors romantiques à la Caspar David Friedrich, jusqu'à un bourg entourée de murailles, tout là-bas. Et voici que, soudain, en gros plan obscène, apparaît un vilain boudin sexuel masculin au-dessus duquel, dans un ventre éviscéré, deux hommes sont en train de détailler les organes. On distingue aussitôt un coeur dans la main de celui qui est nommé Docteur Faust par son assistant, du nom de Wagner, naïvement inquiet de savoir si l'âme du cadavre est dans ce coeur, dans la tête du cadavre ou dans ses pieds. Du même coup nous entrons dans la pensée de Faust par le truchement de son marmonnement, qui nous apprend qu'il a faim, qu'il en a marre, qu'il a le sentiment d'avoir fait les plus savantes études de physiologie et de théologie et de philosophie pour rien. Et de transporter alors sa famine mélancolique dans le cabinet voisin de son père chirurgien-mécanicien en train de torturer un malheureux sur un chevalet, reprochant à son fils de se poser trop de questions et de ne pas travailler assez. Mais Faust, n'en pouvant plus des scies paternelles (un plan très singulier rappelle dans la foulée le rapport père-fils du film Père et fils) se pointe chez un usurier auquel il propose une certaine bague très précieuse, que le type - à gueule immédiatement inquiétante de diable (!) maigre - refuse de monnayer, poussant donc Faust à regagner son logis. Or c'est là que, peu après, le personnage sapé en gentleman le rejoint pour lui rendre la bague oubliée, siffler au passage une fiole de ciguë préparée par Wagner pour un usage qu'on devine réservé à Faust, et saisir le scientifique docteur de stupéfaction en survivant contre toute attente. Des traits humoristiques vont ponctuer, dès ce moment là, les menées de Méphisto que la ciguë ne tue pas mais fait venter affreusement et chier à grand fracas - ce qu'il fera loin des regards, dans l'église voisine. Ensuite, c'est dans une sorte de grande piscine-buanderie pleine de femmes mouillées et plus ou moins nues que le tentateur entraîne Faust, qui va remarquer l'adorable Margarete tandis que Méphisto, en butte aux moquerie de ces dames, baigne son corps immonde à torse informe et très gros derrière d'âne sans fesses, queue de cochon, et "rien devant". Dans la rue retrouvée par les deux compères, on voit au passage le père de Faust, en train de se débarrasser d'un mort, se déchaîner soudain contre l'usurier qu'il a visiblement "reconnu", mais Faust n'a plus désormais que la douce figure de Margarete en tête, qu'il fera tout pour retrouver avec l'aide de son démoniaque associé. Cela ne se fera pas avant que, dans une trépidante taverne remplie d'étudiants, une querelle provoquée par Méphisto, n'aboutisse au meurtre involontaire de Valentin, le frère de Margaret, par un Faust évidemment manipulé. Le désir fou de passer n'était-ce qu'une nuit avec l'angélique jeune fille le conduira plus tard à signer le pacte qu'on sait de son sang, bref tout ça suit d'assez près le canevas du drame goethéen et de l'opéra, plus connu du public français, de Gounod, mais c'est sur la fin, après la nuit d'amour peuplée de démons, la fuite à travers une faille dantesque en compagnie d'un Méphisto en armure, et l'anéantissement physique du Diable (après la mort de Dieu, on ne va pas faire de jaloux) par Faust à coups de pierres, que le héros, de plus en plus prométhéen de dégaine, genre moine nietzschéen à chevelure romantique, se retrouve sur le finis terrae d'un volcan bientôt transformé en glacier - et c'est parti pour Dieu sait où, à l'enseigne d'une volonté de puissance soudain déchaînée contre laquelle l'écho de la voix de Margarete ne peut visiblement rien...


    2. UN POEME VISUEL. SOKOUROV PEINTRE.

    La première surprise du Faust de Sokourov, visuellement parlant, tient à son format: comme d'un écran de télévision rectangulaire, aux angles arrondis, intégré dans un fond noir. Il y a là comme la mise en abyme d'une lanterne magique. L'effet est immédiatement saisissant quand le regard plonge du ciel vers le décor peint des montagnes et du bourg où va se passer l'histoire, évoquant Brigadoon. Dès qu'on pénètre, ensuite dans le cabinet de dissection du physiologiste, l'hyperréalisme onirique kitsch vire au réalisme clair-obscur des maîtres flamands où les bruns marrons et les verts morbides donnent le ton. On a parlé de Jérôme Bosch à propos de l'esthétique du film, mais ses composantes fantastiques (notamment le corps de Méphisto et les démons de la scène d'amour) ou symboliques (une cigogne dans la rue, un lapin dans l'église) me semblent plutôt obéir à une logique onirique autonome, dont les multiples références (aux visages de Rembrandt ou aux écorchés de Goya) sont toujours intégrées, par delà la "citation" appuyée. Par ailleurs, les cadrages et l'image de Bruno Delbonnel (chef op d' Amélie Poulain, soit dit en passant) s'inscrivent parfaitement dans le langage de Sokourov, avec un côté vieux "livre d'images" convenant à merveille au sujet. Enfin, et c'est l'essentiel du point de vue du traitement des images en vue de leur effet sur la tonalité psychologique, symbolique ou métaphysique des séquences , le travail sur les couleurs (inspiré par les théories de Goethe) émerveille, comme souvent chez Sokourov, par sa façon de rendre naturel le plus extrême artifice. Comme un Kaurismäki, ou comme un Pedro Costa, mais dans son registre poétique propre imprégnant tous ses films de la même douceur mélancolique, Sokourov est un peintre de cinéma autant qu'il est musicien et poète de cinéma. Le choc visuel de certaines séquences, comme la reptation quasi organique des protagonistes dans le "terrier" du Diable, ou l'irradiation soudaine du visage de Margarete, confinant à une apparition mystique, modulent tous les registres de la narration, entre le démoniaque (jamais gore pour autant) et le sublime (évitant la suavité sulpicienne). Enfin il faudrait parler longuement du regard posé par Sokourov sur la nature, qui ressortit ici au romantisme allemand autant qu'à l'effusion russe...

    3. UN POEME MUSICAL. A spiritual voice.

    Tous les films d'Alexandre Sokourov ont cela de particulier que leur bande sonore déploie comme une espèce de film dans le film, parcouru par une sorte de voix murmurante dont le meilleur exemple est peut-être Spiritual voices où la voix de Sokourov évoque (notamment) la vie de Mozart sur fond de paysages imperceptiblement mouvants. Dans Faust, le marmonnement du protagoniste se module dès la première scène de la dissection où Wagner le harcèle à propos de la localisation de l'âme humaine dans le corps, et va se poursuivre sans discontinuer en multipliant les citations directes du texte de Goethe. Or son murmure se combine, naturellement, avec les voix de tous les protagonistes, à commencer par les sarcasmes et les pointes, les piques, les vannes et autres méchancetés de Méphisto oscillant entre séduction et scatologie, cajoleries et menaces. À part ce concert de voix, on remarquera aussi la fonction "spatiale" de la bande sonore, qui ne cesse d'élargir le champ et sculpte pour ainsi dire l'espace de la représentation, faisant éclater et interférer le mental des personnages et leur entourage. En parfaite fusion avec l'image, le "bruit du film" contribue pour beaucoup, enfin, à la magie de l'oeuvre, sans diluer son intelligibilité.


    4. DRAMATIS PERSONAE. Les protagonistes et leurs interprètes.

    Faust15.jpgLes adaptations de textes littéraires au cinéma sont souvent décevantes, par édulcoration, notamment dans le traitement des personnages. Rien de cela dans le Faust de Sokourov, dont le protagoniste est à la fois crédible et dessiné comme en ronde-bosse, tout en découlant d'une interprétation très personnelle. Le Faust de Sokourov (campé à merveille par Johannes Zeiler à la dégaine d'intello romantique inquiet et volontaire, genre Streber goethéen) apparaît immédiatement comme un type physiquement affamé et métaphysiquement insatisfait, comme tiré en avant par on ne sait quelle force. Savant renommé, il a le sentiment que toutes ses études n'ont servi à rien. Il y a chez lui du nihiliste tenté par le suicide et du conquérant en quête d'il ne sait trop quoi. D'entrée de jeu, il est prêt à mettre en gage une bague magique à pierre philosophale, auprès d'un usurier qui le bluffe en lui faisant comprendre que la sagesse ne fait plus recette alors que lui-même "veut tout". Quand il voit, peu après, le même personnage survivre à la ciguë, c'est parti pour la sainte alliance à l'envers (et à tâtons avant la signature du pacte), qui le mènera dans le lit de Margarete et bien plus loin: au bord du monde dont on sent qu'il s'impatiente de le conquérir.
    Je ne sais si Sokourov est ferré en théologie, mais son Méphisto est un avatar satanique saisissant (dans lequel se coule sinueusement un Anton Adajinsky à figure et corps de spectre expressionniste), à la fois suave et insidieux comme une vieille maîtresse, entreprenant et mesquin (on se rappelle le démon "de petite envergure" de Fédor Sologoub), visqueux et vicieux. Plus on essaie de s'en débarrasser plus vite il revient comme l'éclair, entremetteur et semeur de trouble. On sait que le "diabolo" est le grand disperseur par vocation et le vampire des âmes; il a ici quelque chose de gogolien et de judéo-allemand aussi bien question cinéma, du côté de Murnau; et l'allusion se prolonge avec la création, par Wagner l'acolyte, de l'homoncule dans son bocal. Enfin, la jeune Margarete (Isolda Dychauk) est vue, par Sokourov, comme une créature infiniment douce, soumise à sa mère acariâtre et à la sainte religion, mais néanmoins sensible à l'amour et répondant aux avances du prestigieux docteur Faust. Dans une séquence bonnement irradiante, où son visage semble appeler et réfracter une lumière pour ainsi dire divine, mais à vrai dire plus proche des extases du New Age que de l'iconographie chrétienne, Sokourov joue merveilleusement de ce qu'on peut dire le fantasme pur de la beauté féminine, comme tant de peintres se sont employé à représenter la Laure de Pétrarque ou la Béatrice de Dante. Un commentateur des Inrocks y a vu une icône orthodoxe. On ne saurait en être plus loin! On est bien plutôt ici dans l'idéalisation romantique plus ou moins wagnérienne, et d'ailleurs le corps de Margaret ne sera guère plus incarné lors de la nuit fameuse, réduit à d'évanescentes chairs et à un triangle de mousse blonde.
    Enfin: pas une mégastar là-dedans, mais des comédiens de haute volée et merveilleusement dirigés (dont Hanna Schygulla) distribués dans ce qu'on peut bien dire un casting de rêve, en détournant le cliché de l'expression purement commerciale et pour mieux souligner la fusion parfaite des interprètes et de leurs personnages.

    (À suivre)

  • Ceux qui gardent le cap

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    Celui qui s'interroge sur le sens de tout ça sans se dérouter pour autant vu que le contrat c'est le contrat / Celle qu'inquiète le consentement généralisé / Ceux qui vibrent encore quelque part / Celui dont la seconde nature est d'avoir horreur du vide / Celle qui s'est fait une protection de sa présumée vacuité / Ceux qui désamorcent toute initiative positive / Celui qui attend des réponses sans poser de questions / Celle qui répond même à ceux qui ne demandent rien / Ceux qui se sentent juste bien à suivre leur petit chemin de bonshommes / Celui qui aime son travail consistant à fabriquer des sièges sur lesquelles se poseront des culs de dimensions variées sans les faire vaciller / Celle qui a toujours eu très à coeur sa vocation de jardinière d'enfants dont les jeunes pousses sont parfois devenues des kleptomanes et parfois des solistes d'opéra sans qu'elle ait toujours été informée - on sait ce que c'est au jour d'aujourd'hui et maintenant voyez-vous sa vue baisse et elle devient dure de la feuille / Ceux dont la boussole indique qu'ils vont dans le mur mais c'estla boussole qui fait foi autat que les lois du marché / Celui qui obéit aux lois du marché persan genre loukoums pour tous / Celle qui qui t'a appris à lire les lois non écrites / Ceux qui reçoivent un Bonus AVANT d'être engagée et ensuite PENDANT et même parfois APRES si tant est que l'Entreprise ne se soit pas crashée entretemps du fait de l'incurie des petits épargnants / Celle qui a pu reprendre son vol grâce au parachute doré posthume de son conjoint noyé dans une bulle financière / Ceux qui sont restés fidèles à leurs choix de jeunesse genre Nutella et Nike / Celui qui est cupide depuis l'âge de sept ans et se retrouve à la rue vingt ans plus tard comme quoi ça prouve que la vénalité ne mène à rien / Celle qui a gardé ses illusions de l'époque mais perdu ses dents de maintenant / Ceux qui vont de l'avant sur le siège arrière / Celui qui hésite entre le pessisme actif et l'optimisme à frein torpédo avec option de rechange / Celle qui n'a jamais été sûre d'elle auprès de l'indécis dont elle partage la vie en valse-hésitation dans ce siècle incertain / Ceux qui gardent leur cape pour rester couverts, etc.



    Image Philip Seelen

  • Pas un jour sans une liste

    Prélude à 1000 pages nouvelles à paraître chez Publie.net

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    C'est en somme une ritournelle. Comme une litanie. Une espèce de murmure infini venu de Dieu sait où. Une parole relevant à la fois de l'oraison profane et de l'invective.

    L'origine en est simultanément intime et mondiale. La vision se veut panoptique: le Panopticon étant ce lieu précis de la prison d'où le gardien de service voit tous les prisonniers d'un seul regard. La métaphore explose au plein air, mais l'illusion d'une vision globale reste féconde. Il y aurait aussi là de la boule de bal aux mille reflets et du kaléidoscope à mouvement aléatoire et continu de mobile flottant.

    L'attention, flottante elle aussi, de celui qui rédige ces listes, est également requise de la part du lecteur. Rien qui ne soit là-dedans de seulement personnel et moins encore de vaguement général. Tout souci d'identification et toute conclusion morale prématurée s'exposent au déni par un jeu où l'improvisation fantaisiste commande et précède, en tout cas, les doctrines ou les slogans de toute secte. Le délire y est cependant contrôlé, même si le mot d'esprit, la vanne, le quolibet voire le horion restent autorisés au dam de l'esprit de faux sérieux. Le vrai sérieux sourit et bataille sur son cheval de vocables, avec l'humour pour badine.

    Ces listes sont en effet une arme de guerre, comme l'a relevé François Bon, entre exorcisme et compulsion. Guerre à l'assertion, par la multiplication des approximations, en évitant le vaseux actuel du tout et n'importe quoi. Guerre à l'unique certitude, par l'accueil jovial des vérités contradictoires, sous le signe de la radieuse complexité du réel.

    Ces listes reflètent enfin des états d'âme, et c'est en fonction de ceux-ci, couleurs et tonalités, colère ou douceur, qu'elles ont été classées en sept sections peu systématiques.

    Voici donc les Matinales et les Toniques, les Eruptives et les Indulgentes, les Voyageuses, les Délirantes et les Songeuses.

    Tel étant le Labyrinthe. Tel l'Océan. Telle la Chambre aux miroirs.

    Peinture: Jean-Michel Basquiat.

  • Ceux qui hantent les grands fonds

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    Celui qui a l’air d’une moufle géante aux nonchalantes nageoires et aux yeux blasés par la si lente évolution des choses en ce bas monde / Celle que son mimétisme distingue à peine du fond vaseux de la soupe originelle / Ceux qui se déplacent en bancs serrés d’inspecteurs des lieux à profils d’apparatchiks sévères / Celui dont chaque mouvement dit qu’il est requin dans l’âme et ne peut en changer / Celle qui apprécie l’ambiance franchement conviviale qui règne en ces zones d’ordinaires massacres et dont on ne sait à quels principes pacificateurs elle obéit – peut-être quelque taoïsme évangélique des eaux / Ceux qui ont l’air d’attendre Godeau / Celui qui fonce droit devant lui comme un maquereau sur un mauvais coup / Celle qui a la grâce ailée d’un papillon des hauts fonds / Ceux qui se déplacent en scintillantes escadrilles et réalisent des figures à la fois ondulatoires et corpusculaires / Celui qui a cette lippe dubitative qui fait dire à Marcel Proust que tel de ses personnages a le profil d’un mérou / Celle qui évoque une inerte dentelle florale et bouge soudain comme un gracile dragon / Ceux qui malgré leur aspect de vieux garçons sont nés femelles et ont viré de bord afin d’aller et de procréer comme c’est recommandé dans la Bible / Celui qui se rend visiblement à un rendez-vous galant avec un brin de corail à la boutonnière / Celle qui brille de tous ses feux bleus / Ceux qui ont la plasticité des montres molles du peintre surréaliste espagnol aux moustaches de poisson-chat et aux branchies attrape-dollars / Celui qui semble maugréer sans cesser de tourner en rond comme un retraité mal luné / Celle qui scintille comme une mantille / Ceux qui évoluent comme dans leur propre rêve / Celui qui sent venir l’heure de la tortore / Celle qui se foutrait à l’eau de désespoir si elle savait ce qui l’attend si on l’en sortait / Ceux qui se laissent porter par de bonnes ondes / Celui qui a l’air d’une pierre ponce et n’en pense pas moins à sa façon postmoderne tendance Sloterdijk Ecumes II / Celle qui joue a loutre espiègle à facéties selon les termes de son contrat d’engagement de pitre nourri-logé / Ceux qui se savent un palier de l’évolution et en louent le Seigneur vu ce qui se passe en surface à ce que disent les journaux / Celui qui se dit que ce doit être bien chiant d’être enfermé derrière ces parois de verre à ne faire tout le temps que photographier à longueur de temps / Celle qui a lu une fois Le silence de la mer ce qui vaut n'importe quelle occupation en apnée / Ceux qui se rappellent que le Nazaréen Ieoshuah Ben Iosef a multiplié deux ou trois poissons pour en faire de la friture genre Nouvelle Cuisine, etc.



    Image :Lucienne K. Cette admirable créature, dite Poisson Lune, a été photographiée dans le grand aquarium de Lisbonne.

  • Aux jardins Boboli

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    A Gérard Joulié.

    Ce que j’aime chez vous,
    c’est ce lord, mon ami.
    Chez vous l’élégance et la mélancolie
    diffusent comme une douce aura de nuit d'été.

    Nos conversations le soir
    à l’infini s’allongent
    au hasard des bars.
    et quand nous nous retrouvons à la nuit
    (rappelez-vous cette soirée d’été
    aux jardins Boboli, lorsque nous parlions
    de ce que peut-être il y a après)
    sur la marelle des pavés
    nous jouons encore
    à qui le premier
    touchera le paradis.

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,
    vous m’aviez dit que vous,
    vous croyez qu’on revivra,
    comme ça, tout entiers.
    Pour moi, vous-ai-je dit,
    je n’en sais rien: patience.
    Je ne crois pas bien,
    mais, comme au cinéma,
    j’attends:
    les yeux fermés,
    comme aux jardins Boboli de Florence
    je souris en secret.

    Comme aux jardins Boboli,
    je ne vois qu’une lueur
    à l’envers de la nuit.

    Thierry Vernet, Conversation nocturne. Aquarelle.

  • Noir comme l'amour

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    Pour Max Lobe

     

    « Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme » avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre. Il avait fait mine de m’écouter, mais je le sentais ailleurs. Pas encore revenu de sa zumba. Se demandant peut-être ce que fichait Florian pendant son absence. Ou pensant déjà à la sortie de son prochain livre dont il claironnait partout qu’il serait saignant. Se voyant déjà à la télé où, une année plus tôt, je l’avais vu faire son numéro pour son premier best-seller, bien avant notre rencontre dans le TGV. Or il me restait à le décevoir. J’étais là pour ça. C’était lui qui m’avait demandé mon avis et il savait que je n’étais pas du genre à le flatter sur sa bonne mine, mais se doutait-il que cela aussi pourrait être saignant ?

     

    Pour le moment nous étions encore tout sourire. Il y avait à peine un quart d’heure que nous avions pris place sur la terrasse de L'Amazonial côté lac. Le crépuscule s’était attardé sur la baie en longues bandes de pourpre flammées d’orangés et les indigos se mêlaient au-dessus des crêtes douces du Jura ; en face de nous la calotte blanche du Mont-Blanc étincelait au-dessus de l’obscurité montante, et soudain Blacky, revenu de sa feinte distraction, se pencha vers moi l’air ébranlé : « Autrement dit tu ne marches pas ? Je ne l’ai pas bien assassiné selon toi ? J’ai pourtant soigné mon coup de couteau ! Mais vas-tu donc me dire ce qui ne va pas – c’est toi qui commences à me tuer, à la fin, après tout ce que tu m’as déjà fait corriger jusque-là… »

     

    C’était cela qui m’avait attaché à Blacky : cette façon de paraître ailleurs alors qu’il ne perdait rien de ce qui touchait à son affaire. Ce souci de casser la baraque plus fort que sa paresse naturelle. Cet amour-propre, aussi, de Narcisse nègre se décriant lui-même volontiers mais ne supportant pas le moindre reproche des autres. Ce côté fils à maman au père absent qui me cherchait peut-être, va savoir, de ce côté-là.

     

    « Ton coup de couteau ne m’a pas fait mal, Blacky, et c’est ça qui pèche. Un meurtre doit faire mal au monde entier, en tout cas sur la page, sinon tu gobes sans y croire – mais ça je ne sais pas le faire, et tu le sais. Et d’ailleurs on n’y croit pas plus après qu’avant. Tu vas jusqu’à écrire SPLASH en lettres majuscules quand le sang de Billy gicle, mais ça ne suffit pas, Blacky. Faut que tout saigne quand Sony passe à l’acte. Faut que le monde entier ressente l’énormité de la chose. Mais avant ça faut que le passage à l’acte soit pour ainsi dire obligatoire. Faut qu’on n’y pense même pas. Faut que ce soit la seule solution pour le personnage ».

    Pourtant je savais, évidemment, que je n’avais aucune chance de convaincre Blacky de quoi que ce soit sans passer moi aussi à l’acte, ce soir-là, d’une certaine façon. À présent qu’il connaissait un peu mieux ma propre folie, et comme j’avais passé moi aussi de l’autre côté de son miroir, je savais que nous pouvions nous comprendre autrement que par ces sentences assenées de lecteur pro. Or la cuisine très épicée de L’Amazional, après la première fiole de vin de Banyuls que nous venions de descendre, nous aiderait peut-être à retrouver l’Afrique de Blacky, et par conséquent sa meilleure chance de décrocher la timbale...

     

    (Suite de la nouvelle à découvrir dans le recueil Léman noir, à paraître ces jours aux éditions BSN Press, Lausanne-Bangkok. À noter, en outre, que Max Lobe publiera, en janvier prochain, aux éditions Zoé, son nouveau roman intitulé 39, Rue de Berne.)

     

  • Ceux qui écoutent le Temps passer

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    Celui qui sait par cœur toutes les notes de La Flûte enchantée / Ceux qui voient la musique en couleurs et notamment Messiaen et Debussy mais aussi Dutilleux et Arvo Pärt / Celui qui échappe au canard du doute à lèvres de vermouth en se repassant le 4e Concerto brandebourgeois / Celle qui se rappelle l’ami disparu avec lequel on écoutait le Göttingen de Barbara / Ceux qui te répètent qu’ils te reçoivent 5 sur 5 et dont le regard dit tout le contraire / Celui que Vivaldi met en joie alors qu’il n’est qu’épicier non mais t’y comprends quelque chose ? / Celle qui sait les pouvoirs érogènes des ragas de l’Inde / Ceux qui ne se doutent pas qu’ils ont l’oreille absolue et ne semblent pas en souffrir à vue de nez / Celui qui écoute le doux murmure des nonnes à la sieste / Celle qui prête son oreille à un mendiant aveugle qui lui sourit en entendant tomber la pièce / Ceux qui sont à l’écoute des démunis aux heures réglementaires / Celui qui fait semblant de ne pas entendre son heure sonner / Celle qui entend ce que lui disent les lèvres du sourd-muet aussi salace que bien foutu / Ceux qui laissent dire en souriant comme le bourreau qui retient le couteau pour le plaisir / Celui qui mâche du chewing-gum alors que la chanteuse de fado mime le désespoir de celle que son macho plaque pour une Islandaise rousse mais friquée de passage au Barrio Alto / Celle que son père richissime veut absolument faire opérer pour qu’elle devienne le soprano dramatico de ses rêves / Ceux qui écoutent la radio des voisins mais baissent la voix pour critiquer leurs émissions à la con / Celui qui a ce qu’on appelle deux voix dont il use parfois dans les soirées récréatives / Celle qu’on appelle le rossignol de la ZUP / Ceux qui dérogent à leur vœu de ne jamais manger d’oiseau en se tapant de temps en temps un bonne paire de cailles tirées les dimanches de brume / Celui qui entend la musique de l’ascenseur sans se douter que c’est du Monteverdi First Class / Celle qui laisse s’épancher la concierge avant de lui faire comprendre que son appareil audio n’est pas branché / Celle qui sait la partition de Violetta par cœur mais n’a pas encore trouvé l’homme qui la fera souffrir come dans La Traviata / Ceux qui n’écoutent que leur courage hélas peu causant chez des retraités finlandais en saison morte, etc.
    Image : Alexandre Sokourov.

  • Ceux qui se lèvent du bon pied

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    Celui qui sitôt l'éveil fait de l'oeil à son bon ange / Celle qui devant son miroir de l'aube entonne l'hymne apéritif: "Avec Martini, Martini, Martini / Le monde entier / Chante et sourit" / Ceux qui se lavent dans l'eau de fonte du glacier dont les séracs bleutés s'irisent aux premiers rayons de celui qu'on appelle Jean Rosset dans le canton / Celui qui s'ouvre comme un livre que le vent commence à feuilleter / Celle qui sait (intuitivement s'entend) que sa force vive est faite du produit de la masse par le carré de la vitesse et que son dynamisme pétulant d'avocate des pauvres en procède ce matin clair où même les momies de l'Office des poursuites semblent bien lunées à leurs guichets / Ceux qui constatent ce matin que "toutes choses sont conspirantes" dans le sens optimiste qu'entendait Hippocrate / Celui qui voudrait bien croire à l'"harmonie préétablie" du monde dont lui parle son cordonnier spécialiste de Leibniz mais que dément la naissance de son premier enfant nain à tête d'oiseau / Celle qui positive à mort pour ne pas déprimer à vie / Ceux qui croient vivre dans le pire des mondes possibles au motif que le seul Bancomat du quartier vient d'être "explosé" par des vandales sûrement étrangers voire de couleur / Celui qui a repéré deux ou trois trous dans la chaussette de la théodicée de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) / Celle qui considère que 99% des mecs sont niaiseux dès qu'ils théorisent sans en faire une théorie / Ceux qui pouffent de gaieté matinale en lisant les élucubrations pseudo-prophétiques consacrées à Lautréamont par le sémillant Philippe Sollers dans ses Fugues / Celui qui ne voit rien de plus divertissant le matin que la lecture d'un écrivain français postulant la supériorité mondiale de la langue française dont il serait lui-même l'unique survivant ou à peu près en toute modestie objective s'entend / Celle qui pratique le décentrage culturel matutinal en skypant demi-nue (genre string et soutif à pois roses) avec son amant annamite / Ceux qui donneraient à peu près toute la littérature française actuelle pour le seul chapitre des Frères Karamazov intitulé Les gamins, etc.


    Image: JLK, En Toscane

  • Ceux qui se sentent seuls

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    Celui qui reste sans réponse / Celle que l'euphorie générale déconcerte / Ceux que le nombre annihile / Celui qui a le sentiment-sensation de vivre au milieu de zombies / Celle qui n'entend même plus l'écho de sa propre voix / Ceux qui sont enfermés dans un cachot sans murs / Celui qui cherche un semblable dans la masse des pareils au même / Celle qui ne cherche plus rien à force de trouver tout égal / Ceux qui se lèchent pour se donner l'impression-sensation qu'ils communiquent encore un peu / Celui qui ne rêve plus entre ses insomnies / Celle qui fuit dans les achats divers / Ceux qui n'ont même plus peur du vide / Celui qui lit best-seller sur best-seller / Celle que passionnent les stories de serial killers où l'on éventre de très jeunes filles sous l'influence de mères évidemment très très possessives / Ceux qui font des vernissages monstres pour des livres qu'ils espèrent "cultes" voire "cultissimes" / Celui qui a cru reconnaître Robert Walser au fond de la salle de muscule mais ce doit être une erreur / Celle qui se tait dans le train où tout le monde parle pour ne rien dire / Ceux qui de toute façon n'en ont rien à cirer malgré le surplus d'encaustique qu'il faudra sûrement jeter comme les agrumes et les sentiments obsolètes / Celui qui ne sait où fuir la fuite / Celle qui se serre la main à elle-même en se promettant de rester en contact / Ceux qui refusent le refuge du refus / Celui qui va voir ailleurs qui il est / Celle qui fait la sourde oreille pour ne pas voir ce que tu entends / Ceux qui font le mur de la maison de retraite / Celui qui dit comme ça que certaines choses ne sont pas à dire - on peut le dire comme ça / Celle qui a compris qu'elle ne serait pas entendue si elle ne parlait pas pour ne rien dire / Ceux qui se remettent au piano ou à l'écoute du merle matinal / Celui qui n'est à vrai dire presque jamais seul et ne s'en plaint pas plus que de l'être / Celle qui rejoint son conjoint sur le toit de l'Entreprise pour se faire un joint avant de faire le point / Ceux qui se trouvent bien ensemble si ça se trouve et ça se trouve en cherchant bien, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Confession d'un enfant du siècle

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    A propos de Tout autre,une confession, de François Meyronnis.

    Certains livres nous prennent par surprise, et c'est ce qui vient de m'arriver avec la lecture de Tout autre, une confession de François Meyronnis, avec lequel je me suis découvert des points communs en dépit de goûts et de positions très différents, voire opposés.

    Je connaissais un peu François Meyronnis jusque-là, mais d'assez loin, sans avoir lu aucun de ses livres. J'avais bien entrouvert L'Axe du néant, volumineux essai paru il y a quelques années, que j'ai refermé en soupirant comme, trente ans plus tôt, j'avais refermé L'être et le néant, peut-être rien qu'au motif de mon peu d'attirance pour ce concept de "néant" qui suppose une tête philosophique que je n'ai guère. Je savais François Meyronnis proche de Philipe Sollers, dirigeant la revue Ligne de risque avec son compère Yannick Haenel; les attaques haineuses dont il a parfois été gratifié me l'ont rendu plutôt sympathique, mais il m'a fallu lire une dizaine de pages de Tout autre, après l'aimable dédicace annonçant la "confession d'un irrégulier", donc mon semblable éventuel, pour m'intéresser à l'astringente évocation d'une enfance vécue contre l'école, ou du moins contre le drill ordinaire par voies de lettres et de chiffres, immédiatement à l'écart, confrontée à la solitude et forcée à une appropriation personnelle de la parole et de la réalité, notamment par la magie proustienne des Noms - ici porteurs blasonnés de gloires historiques tels Tarquin le Superbe ou Coriolan, Marie Stuart ou Charles le Téméraire, et plus tard le truchement des livres.

    Ce qui m'a intéressé dans ce récit est l'aspect vertigineux que peut revêtir la découverte d'une altérité fondamentale, non tant sociale ou psychologique qu'existentielle voire métaphysique, abouchée physiquement à des gouffres psychiques et à des tumultes verbaux. Avant de découvrir Lautréamont à quinze ans, le petit souffre-douleurs de cour d'école "pas comme les autres", traqué par sa prof de maths avant qu'une crise d'apoplexie ne l'en libère, et bientôt considéré par ses proches comme un "être à part", s'est constitué une mythologie fondée sur un rapport magique, voire mystique, avec la parole. Les incantations de Maldoror ne pouvaient trouver meilleure chambre d'écho, et d'autres jeunes gens s'y reconnaîtront, titubant fébrilement entre poésie et philosophie, jusqu'à une véritable révélation dont on rirait, tant elle rappelle celles d'un Pascal ou d'un Claudel, si l'évocation fuligineuse de la rencontre d'un balai, dans un terrain vague, et de la foudre ducassienne, ne portait en elle-même, ici, le signe d'une autodérision cocasse. Pas que l'auteur rie de lui-même; plutôt qu'il nous incite à sourire de sa candeur sincère en somme romantique, pour ne pas dire "enfant du siècle".

    Chaque génération a ses élans et ses effrois, ses dieux et ses démons, ses idoles et ses rejets, et c'est particulièrement visible dans la France littéraire des héritiers de Mai 68, dont les représentants les plus singuliers voire les plus remarquables (tels un Marc-Edouard Nabe, un Maurice G. Dantec ou un Michel Houellebecq) se sont tous définis par le rejet teigneux èvoquant la posture dostoïevskienne du "je suis seul et ils sont tous"...

    François Meyronnis le vit d'une façon plus réservée et douce en apparence, mais on trouvera dans sa "confession" deux épisodes significatifs "d'époque". Le premier est le récit mordant d'un essai de réunion de "bandes" littéraires, affiliées à deux revues rivales, se rencontrant en présence d'une "icône" de la philosophie contemporaine, en la personne de Giorgio Agamben. Le second est la reconstitution imaginaire d'un "dialogue" de l'auteur avec Michel Houellebecq, dont l'oeuvre apparaît alors comme un "repoussoir".

    Or ce qui me frappe en fin de compte, et François Meyronnis y participe autant que Philippe Sollers (dont un bon geste est évoqué lors d'une rencontre nocturne avec l'auteur), c'est la propension de tous ces talentueux littérateurs aux généralisations catastrophistes. Autant je me sens proche d'un Sollers quand il parle des jardins du monde ou grappille entre Stendhal et Diderot, autant m'ont émerveillé maintes pages passionnées des Zigzags de Nabe ou des romans de Michel Houellebecq, autant les constats généraux de ces Messieurs invoquant la décadence occidentale (Dantec le punk camé citant les Pères de l'Eglise et Joseph de Maistre !) et la chiennerie multimondiale nous font passer du "tout autre" au morne ressassement du "toujours le même".

    De François Meyronnis me touche la recherche d'une mythologie personnelle s'inventant des héros "tout autres" du côté de Sienne ou de la Corse et plus encore: sa façon de vivre sa parole. Mais voici la scie relancée. "Disons-le sans fard: nous vivons les derniers jours de l'humanité, au moins un siècle que nous les vivons, et cela durera encore très longtemps - d'autant que la fin a déjà eu lieu. Et qu'il n'y a aucun sens à s'en plaindre".

    Enfin je comprends mieux, à la lecture du Tout autre de François Meyronnis, ce qui me fait regimber, souvent, à celle de Sollers: ce côté société secrète. Déjà la chose me rebutait chez Dimitri: son côté Club de l'Horloge, ou le goût de Dominique de Roux pour le savoir crypté, l'ésotérisme d'Abellio et autres doctrines théologico-politiques genre martinisme du comte De Maistre...

    Tout ça me rebute viscéralement, je ne sais pourquoi mais c'est comme ça: ce côté club des purs, supériorité de quelques-uns et autres "restons entre nous " ou "il est des nôtres" - tout cet ostracisme électif m'a toujours paru douteux et plus exactement: ridicule, autant que les attributs et autres insignes ou colifichets du franc-maçon ou de l'élu de n'importe quelle secte solaire ou lunaire.

    Bref, autant la lecture de Tout autre m'a rendu François Meyronnis proche et fraternel à certains égards, autant cet aspect "nous autres" m'a fait sourire, et particulièrement dans sa conclusion à point d'orgue ronflant: "La parole, qui échelonne le grief, soulève aussi ce qui délivre. Le Messie séjourne auprès de nous, et nous devons l'attendre, et il est déjà venu : - c'est la parole". Couchée entre nos lèvres, elle est le Royaume - "petit comme un grain de moutarde": l'écart d'où s'édifient les ciels et se construisent le mondes. En elle, la sagesse; en elle le discernement: et personne n'en veut depuis que toute une société, maintenant étendue à la planète , a fait le rêve de se posséder elle-même - de se fabriquer elle-même - et de s'approprier la Terre. Disparates au jugement des foules, quelques têtes électriques se tournent vers l' exclue, endossant son exil loin des homme, autant d'existences que la délaissée enrôle pour sa route solitaire. Parmi ces biographies possibles de la parole, voici donc, avec humilité, la mienne. Et pour qu'elle luise de toute sa lumière, portez-lui attention"...

    François Meyronnis. Tout autre, une confession. Gallimard, collection L'Infini,143p.

  • Jane's Memories

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    …D’où que tu le regardes il t’échappe, well, jamais il n’est ce que tu vois même de face, je dirai : surtout de face, c’est comme un enfant qui dort - tu ne vois jamais un enfant qui dort de face, et c’est exactement comme ça que je rêve encore de lui les yeux ouverts, mais pas un profil ne le résume vraiment, de face et mal rasé, stony comme toujours il a toujours l’air de s’effondrer alors que de profil, je veux dire: de tous ses profils, yeah, c’est le dormeur des lilas à facettes…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se contredisent

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    "Je sais bien que je dirai le contraire tout à l'heure; oui, mais tout à l'heure est tout à l'heure, et ce n'est pas maintenant..."

    (Charles-Albert Cingria)


    Celui qui dit une chose et son contraire dans le même temps vu que la chose est apparue dans l'intervalle sous de multiples aspects apparemment similaires quoique nonpareils / Celle qui pense 666 choses à la fois en sirotant son diabolo menthe / Ceux qui respectent le principe de non-contradition ou disons: en principe / Celui qui établit des listes littéralement tissées de contradictions afin de briser l'idole de l'Opinion unique / Celle qui à l'instar de Sollers (l'écrivain, pas le théosophe) est capable de défendre à la fois Sade et Pascal et Lautréamont et Benoît XVI et Confucius et Bossuet et les maisons de passe-passe / Ceux qui à l'instar de Patricia Highsmith (la romancière compassionnelle, pas la tueuse en série) vouent autant de tendresse à l'éléphant blanc à barrissement beethovenien qu'au rossignol mozartien / Celui qui n'a pas trouvé de "message" dans les Chants de Maldoror / Celle qui marche à la fois sur la tête et les pieds et parfois l'inverse mais en même temps / Ceux qui vous rappellent qu'"impossible n'est pas français" tout en déconseillant la lecture de l'impossible Ducasse à vrai dire influencé par l'étranger / Celui qui attend de chaque prise de parole une devise du jour à inscrire dans son agenda à côté des sentences de Paulo Coelho et d'Eric-Emmanuel Schmitt / Celui qui dans la Chambre Zéro de la clnique déclare que l'Empire des chiffres nous ramène tous au même point, point barre / Celle qui conseille la cure de phosphate à l'ado éternel qui affirme que tout est foutu et même le reste / Ceux qui revendiquent leur "enclave de sérénité" / Celui qui se dit tantôt slovène et tatôt sarde au niveau sensibilité / Celle qui refuse de donner à boire au drapeau / Ceux qui abreuvent le fétiche de leurs recommandations citoyennes / Celui qui ne touche plus à la compote sentimentale sans rien perdre de sa sensitivité sensible enfin tu vois la nuance Hortense / Celle qui chevauche son propre squelette dans le rêve de l'intense voyou pictural / Ceux qui revendiquent le droit à la contradiction comme valeur ajoutée à leur exigence de non-réconciliation prématurée, etc.

    Peinture: Basquiat, Riding with the Death.

    (Cette liste a été jetée en marge de la lecture de Tout autre, une confession, de François Meyronnis, paru récemment chez Gallimard.

  • Sollersiana

    Sollers22.jpgLecture de Fugues (1)

    Libre pensée. - Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d'autres. C'est comme une forme qui émerge, si tant est qu'un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu'on ressent comme de l'eau, en pensant évidemment (évidence d'époque) à l'eau prénatale; puis l'objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d'images et d'idées - on ne sait toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.

    De la formulation. - À la première page des Fugues de Philippe Sollers on lit dans l'Avertissement: "Les thèmes sont ici multiples, mais, en réalité, il n'y en a qu'un: la formulation comme passion dominante". Et c'est vrai que tout le travail de Sollers (passionné travailleur) tend de plus en plus à la sensibilisation et à la clarification de tout ce qui retient son attention, appelant aussitôt la formulation. Celle-ci est immédiate dès la première citation en exergue, cette fois de Lautréamont: "Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son heure, telle est son excellence". Et cette formulation fait appel d'air et d'éclaircie, comme l'auteur le signifie à son lecteur contre l'esprit du temps: "L'anti-littérature, sans doute, mais aussi, de plus en plus, l'absence totale de pensée. À travers mille difficultés et ennuis, j'ai fait ce que j'ai pu, lecteur. Cependant, je crois à ton avenir d'éclaircie, et j'espère que tu cours encore".

    Peacock.jpgDe l'admiration. - Ce qu'il y a tout de même d'admirable chez Sollers est son admiration. On le croit entièrement adonné à lui-même et cela peut exaspérer, mais son grand orgueil n'est pas tout vain (à la différence de l'orgueil, la vanité seule est toute vaine, comme nous l'expliquait un jour notre pasteur Serpolet au catéchisme de la paroisse des Oiseaux: "L'orgueil, c'est quand il y a de quoi, et la vanité quand il n'y a pas de quoi") car il réfracte l'orgueil universel de la nature déployé en reflets moirés comme la roue du paon. Or il est établi que Philippe Sollers est lui-même un admirable paon.
    Cependant, à la différence de l'oiseau fameux, Sollers admire d'autres oiseaux et les dieux qui volent au-dessus de ceux-ci dans le ciel homérique, appelant alors la formulation: "Tout est divin, chez Homère, à commencer par le dieu rythmique qui plane au-dessus des autres: lui-même".

    Qui est écrivain ? - On s'amuse pas mal, en ce temps de bavardage mondial et de muflerie confuse, à voir d'aucuns célébrer la "vraie littérature" et le "véritable écrivain" les yeux au ciel, avec cet air grave et compénétré de ceux qui en savent plus que les autres. On s'amuse surtout de voir qui est forcément cité au tableau d'honneur, et par exemple, en France, un Pierre Michon.
    Michon1.jpgJe n'ai rien, pour ma part, contre Pierre Michon, tout à fait estimable stylé styliste, et lui-même n'y peut rien non plus d'être adulé par ceux-là qui vouent à la littérature "littéraire" un culte à la fois touchant et comique, dont l'affectation de pureté restreint hélas le champ de ce qu'est réellement la littérature pour ceux qui l'aiment sans arrière-pensée sociale - tellement plus large et vivante!
    Ce qui me gêne surtout est la censure qu'appelle ce simulacre d'admiration, qui exclut tout ce qui n'est pas Michon ou michonnant, et plus encore le satisfecit que ces juges à la petite semaine se décernent à eux-mêmes. Sous-entendu: je sais, moi, ce qu'est la vraie littérature "littéraire" et ce qu'est le "véritable écrivain", point, barre.

    C'est du joli ! - Je ne sais plus qui disait que ce qui caractérise en somme le goût bourgeois, ou petit- bourgeois, tient à déclarer du beau qu'il est joli et inversement.
    Il va de soi que dire le beau, autant que dire la loi, ne va pas de soi, mais on se comprendra mieux en parlant d'objets précis. Les peintures de Lascaux sont-elles belles ou jolies ? La biche au sous-bois de tel rapin de canton est-elle jolie ou belle ? Les Autoportraits de Rembrandt peuvent-t ils être dits jolis, et peut-on dire des effigies de vierges en plastique vendues à Lourdes qu'elles sont belles ? Comment distinguer enfin la qualité du toc, la vraie beauté du kitsch ?
    L'ennui du moment, dans le brassage des cultures variées et de l'inculture généralisée, tient au fait que tout est à réévaluer pour pallier le nivellement de tout jugement dont le moindre redressement passe pour élitaire. Mal assuré, tout un chacun se replie alors sur la sempiternelle platitude qui conclut qu'à "chacun son goût" ou pire: que "tous les goûts sont dans la nature"...
    Il est pourtant vrai qu'il n'est pas de loi en la matière et que ce qu'on dit "le bon goût" n'est souvent qu'un préjugé de caste, mais à défaut d'absolu le goût participe aussi de la ressemblance humaine, qui fait que ce qu'on appelle la beauté reste identifiable dans toutes les cultures, selon des critères variables mais parents.
    À propos de parents, je me rappelle que les nôtres, petits bourgeois moyennement cultivés et sans aucun snobisme, avaient à leurs murs des reproductions de fresques de Sandro Botticelli, ressortissant à ce qu'on peut dire la beauté, et des chromos genre natures mortes ou poulbots de Montmartre, juste jolis. Or jamais je n'aurais eu le front, la cuistrerie ni surtout le coeur de juger les miens sur leur goût ni de leur opposer le mien, qui n'a d'ailleurs cessé d'évoluer et n'en a pas fini.

    De l'art souverain. - Il y a de la beauté, ou plutôt: je trouve de la beauté dans ce que d'autres estiment de la laideur. Beauté de Soutine. Beauté de Soutter. Beauté convulsive des expressionnistes. Beauté de certain art dit brut. Beauté des arts dits premiers. Ainsi de suite: l'inventaire de "mon" histoire de l'art, de Lascaux à Czapski ou de Giotto à Munch n'a aucun intérêt sans formulation personnelle, qui ne prétendra pas convaincre qui que ce soit.
    Soutine3.JPGSollers peut m'expliquer en quoi De Kooning, Picasso ou Manet relèvent de l'art souverain, comme Homère ou Diderot, mais il y a loin de l'explication à l'implication, et cela vaut pour tout le monde. Jusque-là, la porte du Paradis de Sollers m'est restée close. Plus grave: il m'a fallu des années avant de m'impliquer vraiment dans la lecture de la Recherche du temps perdu dont j'étais en mesure d'expliquer l'importance depuis mes dix-huit ans. Par ailleurs, je n'attends pas un mot de Sollers sur Dostoïevski, Tchékhov ou Simenon. Chacun son guichet, comme le disait notre ami Pierre Gripari, qui ne comprenait rien à l'art souverain de Charles-Albert Cingria ni au génie visionnaire de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dieux de ma jeunesse et restés tels.Bref, la guerre du goût continue. Philipe Sollers retrouve donc les dieux de l'Illiade: "Sous eux, la terre divine fait croître des herbes nouvelles, le lotus couvert de rosée, le safran, la jacinthe". Tout cela évidemment "dans un nuage d'or". Pendant ce temps, "dans la plaine mortelle, Diomède et son compagnon "marchent, pareils à deux lions, par la nuit ténébreuse, entre les corps, le carnage. le sang noir, les armes". Et Sollers de conclure: "On lit très jeune ces passages, et, pour la vie, ce ciel des rêves est ouvert"...


    Philipe Sollers. Fugues.Gallimard, 2012, 1164p.





  • Ceux qui dérangent

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    Celui qui ne dit jamais ce qu'il faut comme il faut / Celle qui détone dans la discussion de groupe des Anciens de la Poste / Ceux qui disent aimer qu'on les dérange sauf quand ça les dérange en effet / Celui qui se pointe le matin devant son miroir genre Thomas Bernhard l'emmerdeur autrichien pour lancer à son reflet: et maintenant je vais déranger ! / Celle qui répond au petit Descartes se pointant dans son boudoir le matin: mais non René, pas de philo avant l'apéro ! / Ceux que plombe le conformisme de l'anticonformisme / Celui qui ne s'indigne que pour la galerie et se conforme le reste du temps à ce qui se dit sur Facebook et environs / Celle qui cultive l'attention flottante sans cesser de se plier à l'éthique de l'argumentation fondée par ce professeur Habermas que son fils morganatique a fréquenté à l'époque sur les bords du Neckar / Ceux qui s'inscrivent au cours de Fantaisie heuristique proposé ce printemps à l'Université des champs / Celle dont le clavecin manque de tempérament ce matin et qui s'en remet donc aux bras du fougueux forestier / Ceux qui restent "assis dans l'oubli" / Celui qui croit aussi à "l'avenir d'éclaircie" entrevu par Joyaux le fugueur / Celle qui se retrempe dans L'Illiade sans le dire à personne / Ceux qui se sentent plutôt païens le matin et plutôt chrétiens le soir quand le corps "fatigue" / Celui que dérange la seule vision d'un lecteur lisant à l'écart / Celle que dérange la seule pensée d'une jeune fille écrivant un poème dans un tea-room désert / Ceux que dérange la joyeuse animation d'un petit groupe d'ados à capuches dans un train voué au transport des adultes responsables / Celui qui se rappelle les vociférations des voisins genevois de ce couple de Russes du nom de Dostoïevski (ou Tolstoïevski ? ) qui pleuraient si fort la mort de leur premier enfant que ça les dérangeait carrément / Celle que dérange l'obsession de pas mal de Suisses et de Finlandais et de Français et de sujets de diverses nationalités de ne pas être dérangés pendant le repas et même après / Ceux qui se disent épicuriens le matin et schopenhaueriens le soir mais ça peut changer / Celui qui dit volontiers (sur Facebook ou par Twitter) qu'il "relit" Lucrèce pour faire l'intéressant / Celle qui sait d'expérience que ceux qui sentent peu pensent mal / Ceux qui savent que les pourceaux d'Epicure n'ont jamais manqué de phosphate / Celui qui dérange en affirmant crânement que de la mort il n'a nulle peur / Celle qui est morte et ressuscitée par sa seule imagination reptilienne / Ceux qui se rappellent que Molière a traduit De natura rerum / Celui qui ne voit en Epicure et Pascal ou Montaigne et Calvin que des hôtes également bienvenus de son Abbaye de Thélème / Celle qui examine les doctrines au doctrinoscope / Ceux qui n'ont point d'idole à brûler ce matin faute de briquet et de briquettes / Celui que sa liberté d'esprit rend suspect / Celle qui s'entend bien avec son jardin / Ceux qui se gardent de déranger le lecteur aux anges / Celle que rien ne dérange plus maintenant / Ceux qui ont l'esprit dérangé par l'esprit du temps, etc.


    (Cette liste doit un peu de son miel et de son fiel à la lecture incessamment roborative des éblouissantes Fugues de l'exaspérant Philippe Sollers)


    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Sollers le fugueur

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    Une nouvelle somme de lecture s’ouvre comme un immense jardin avec Fugues. Plus de 1000 pages de passion communicative. Après La Guerre du goût, Eloge de l'infini et Discours parfait, jamais trois sans quatre. Retour sur le pénultième recueil de cette tétralogie paru en 2010. Avant la suite fuguée...

    Philippe Sollers, dont voici paraître le soixantième livre sous le titre apparemment immodeste de Discours parfait, est à la fois connu comme le loup blanc, dans la bergerie chic du top des lettres françaises actuelles, et plutôt méconnu en réalité. Très médiatisé, très maîtrisé dans son image et ses poses de grand seigneur à fume-cigarette et sourire en coin frotté d’ironie supérieure, le ci-devant ponte de l’avant-garde littéraire des années 60-70, qui atteignit une célébrité plus « populaire » dès la parution de Femmes, en 1983, semble intervenir partout et à tout moment, alors que c’est ailleurs que se passe sa vraie vie d’écrivain.

    Car Philippe Sollers, avant tout, est un écrivain. Et autant qu’un écrivain : un lecteur. Et autant qu’un lecteur : un vivant. Et sur 918 pages ici, qui réfractent les milliers d’heures d’attention vive d’un vivant lecteur curieux de tout ce qui compte dans la vie, à commencer par la connaissance de soi et du monde : un travailleur de fond, un passeur d’idées et un passeur de beauté, un éclaireur (au double sens) et un éveilleur. Or cet immense bosseur solitaire a le culot d’aimer ce qu’il fait et de le dire. Et de le dire bien : au fil d’une écriture de plus en plus libre et joyeuse. Naguère très cérébrale, difficile voire illisible (travers de jeunesse et d’époque), l’écriture de Sollers s’est épanouie et déploie aujourd’hui ses moires de roue de paon. Je suis magnifique, dit en somme cette écriture : le monde est magnifique. Soljenitsyne, revenu du Goulag, le disait tranquillement à son retour d’exil : le monde est parfait. Et Discours parfait, formidable inventaire des beautés du jardin universel, du Paradis de Dante à l’île possible de Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : « À l’opposé de toute vision apocalyptique, ou de « fin de l’Histoire », ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d’une Renaissance à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit ». Belle paroles de littérateur, argueront les détracteurs de Sollers, sans le lire. Mais lui-même n’a-t-il pas entretenu le malentendu ?

    Un bonheur insolent

    Sollers maudit ? L’image fait sourire quand on se repasse le film de sa vie. Dès la parution d’Une curieuse solitude, son premier roman paru en 1958, le jeune homme né coiffé fut reconnu par le gaulliste Mauriac et le communiste Aragon. André Breton le déclara «aimé des fées ». Mais d’emblée aussi l’insolent fils de bourgeois bordelais, le frondeur de haut lignage, le provocateur de préau, ne cessa de pratiquer « le plaisir aristocratique de déplaire » cher à Baudelaire, qui lui valut d’être autant jalousé, son succès croissant, que décrié et taxé de tous les vices : renégat de la gauche, girouette intellectuelle, flatteur opportuniste, écrabouilleur cynique. Le sociologue maître à peser Pierre Bourdieu crut lui régler son compte en définissant ainsi sa trajectoire : « de Tel Quel à Balladur, de l'avant-garde littéraire (et politique) en simili à l'arrière-garde politique authentique ». Et l’accusation de misogynie de faire florès après la publication de Femmes. Or c’est d’une femme, justement, Catherine Clément, de la gauche la plus ferme et d’un féminisme avéré, que viendra l’une des meilleurs approches d’un Sollers craint comme le « diable » et se découvrant peu à peu. Et c’est aujourd’hui dans ce qu’on pourrait dire un autoportrait « en creux » qu’il faut relire ce démon d’écriture, avec le triptyque constitué par La Guerre du goût, Eloge de l’infini et Discours parfait…
    Le style mode de survie

    Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style…

    Philippe Sollers, Discours parfait. Gallimard, 2010, 918

    Philippe Sollers,Fugues. Gallimard, 2012, 1114p.

    PS. Je reviendrai sous peu à Fugues où il est question, notamment, d'Epicure et de Diderot (le sommet de la langue fançaise selon l'auteur), de Lautréamont et de Sade comme souvent, et plus qu'avant de Chine et du pape et de plaisir et de Mozart et, beaucoup, de Manet. Entre autres entretiens sur son cher lui-même...

  • Ceux qui sont en réunion

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    Celui qu’on sait en rendez-vous dans la maison du même nom / Celle qui se dit en conférence sans préciser qu’elle y est seule / Ceux qui sont en séance même que ça s’entend dans le couloir / Celui qui est inatteignable même par lui-même / Celle qui délègue la gestion de ses absences / Ceux qui ne reçoivent que sur rendez-vous reportés / Celui qui se recueille avant de manadger / Celle qui recule pour mieux se faire sauter / Ceux qui invoquent la crise pour justifier leurs bénéfices / Celui qui sort de son dernier divorce avec un parachute doré / Celle qui bivouaque dans son coffre-fort / Ceux qui se plaignent de gagner trop / Celui qui gagne à ne pas être connu / Celle qui possède un double de la clef des champs / Ceux qui infèrent de la Science que l’individuel existe puisque Vinteuil l’a modélisé / Celle qui décrie le sac vide du Moqueur / Ceux qui pensent que la prière est le langage dont use Dieu pour se célébrer Lui-même / Celui qui retrouve Bach au-delà du bruit de l'orchestre à 224 pieds bottés /Celle qui zone entre les parenthèses / Ceux qui savent la louche influence de Saturne / Celui qui a intégré le divin dans son organigramme / Celle qui ne spéculera pas sur les derniers mots de Spinoza / Celui qui défait les noeuds de son angoisse en recourant à d'anciennes formules chamaniques où dominent les consonnes / Celui qui se sait supérieur en abjection au cafard qu'il écrase d'un coup de talon distrait / Celle qui fait un retour à la nature dont elle connaît le taux de saturation en DDT / Ceux qui entendent encore au double sens d'entendre et de comprendre les clameurs des Malebolge de L'Enfer de Dante / Celui qui lit attentivement les journaux pour ne pas oublier l'état de la cata / Celle qui se défait peu à peu de sa chair ma chère / Ceux que les nouvelles Puissances ravissent, etc. Image: Philip Seelen

  • Merci jeune homme !

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    Après « Indignez-vous ! », Stéphane Hessel avait persisté et précisé avec « Engagez-vous ! ». Pour ne pas consentir à l’inacceptable. Flash-back et reconnaissance au rebelle disparu !



    Un jeune homme de 93 ans fait ces jours un tabac en librairie et sur les estrades publiques et médiatiques. Après quelques mois, son fameux libelle, Indignez-vous !, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et a été traduit en plus de vingt langues. Ce cri du cœur, de toute évidence, est en phase avec un ras-le-bol général. En plein vent printanier de révolte contre les puissants plus ou moins pourris, Stéphane Hessel, né en 1917, l’année de la Révolution bolchevique, et qui a donc l’âge aujourd’hui des pères de soixante-huitards plus ou moins raplapla, a déplié sa grande carcasse d’ancien résistant, torturé et déporté, pour se lever comme il le fit contre les nazis et dire posément: non.

    Non à l’indignité où tant de nos semblables sont rejetés. Non à l’injustice sociale. Non à la violence. Non au pillage ou au saccage de la planète. Rien de « révolutionnaire» pour autant dans l’appel de l’ancien diplomate humaniste, type de l’homme de bonne volonté aux multiples bons offices, pour les sans-papiers, les sans-logis ou la paix entre Israël et les Palestiniens, pour une économie moins prédatrice et une écologie gage d’avenir.

    Avec la caution morale de son passé, Stéphane Hessel se tourne cependant vers l’avenir. Preuve en est son nouveau manifeste, Engagez-vous ! où il dialogue avec le jeune écolo-reporter Gilles Vanderpooten.

    Un succès controversé

    À quoi peut bien tenir l’extraordinaire retentissement de la première plaquette de Stéphane Hessel ? Pourquoi ce succès phénoménal, et comment expliquer aussi la violence des réactions que ce manifeste a suscitées à la fin de l’an dernier, notamment de la part de Sammy Ghozlan, directeur du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, et de l’historien-polémiste Pierre-André Taguieff, dont on a pu lire sur Facebook ces propos vifs : « Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ».

    À vrai dire le seul tort de Stéphane Hessel est de s’en être pris à la politique menée par Israël contre les Palestiniens. Or ces attaques paraissent d’autant plus mesquines que le personnage visé, hors norme, déjoue ces critiques par son parcours.

    Hors du commun, sa mère le fut déjà à outrance. De fait, Berlinoise non conformiste, qui traduira la Lolita de Nabokov en allemand et sera le modèle de la Catherine du film Jules et Jim de Truffaut en aimant deux homme à la fois, Helen Hessel, mariée à un Juif lettré (proche de Walter Benjamin) d’origine polonaise, a donné à son fils l’exemple de la liberté d’esprit.

    Brillant sujet de Normal Sup’ vite gagné au plaidoyer de Sartre pour la responsabilité et l’engagement, le jeune Stéphane va rejoindre, en 1941, De Gaulle à Londres puis la Résistance en France, où il participera à la mission Gréco. Arrêtéen 1944, soumis au supplice de la baignoire, déporté à Buchenwald, puis à Dora, le résistant s’évadera à quatre reprises et échappera miraculeusement à la mort qui frappa 31 de ses 37 camarades arrêtés avec lui.

    « Ce qui caractérise ma vie, c’est la chance, reconnaît-il aujourd’hui. J’ai eu énormément de chance. Je suis passé à travers des péripéties qui ont mal tourné et je m’en suis bien sorti. Du coup, je projette cette chance sur l’histoire. L’histoire peut produire de la chance : c’est ce qu’on peut appeler de l’optimisme. Tout en reconnaissant volontiers que ce n’est pas toujours vrai… ».

    Optimiste, mais pas jobard pour autant, Stéphane Hessel n’a rien de l’idéaliste flatteur. À ceux qui le taxent d’antisémitisme, ilrépond sans agressivité, pièces en main. De la même façon, son appel à la responsabilité des nouvelles générations n’a rien de flagorneur non plus.

    « La conscience éthique doit nous rendre sensibles au fait que ce que nous faisons aujourd’hui a des répercussions sur ceux qui viennent ensuite », déclare encore Stéphane Hessel. « Il est bon que nous y réfléchissions et que nous fassions le plus possible pour que les générations suivantes puissent poursuivre heureusement leur existence. » A préciser dans la foulée que, désintéressé, Stéphane Hessel a renoncé à tous ses droits d’auteurs, son premier éditeur ayant déjà versé 100.000 euros au Tribunal Russel pour la Palestine…

    Helen Hessel avait souhaité que son fils fût heureux « afin de rendre les autres heureux ». Elle n’aurait pas trop à rougir de son vieux fiston…

    Stéphane Hessel. Indignez-vous ! Editions Indigène, 29p.



    Hessel2.jpgPour une transmission salutaire

    Après Indignez-vous !Stéphane Hessel répond à ceux qui lui ont objecté, justement, qu’il ne suffisait pas de s’indigner. Au fil de ces entretiens avec Gilles Vanderpooten, écolo-reporter de 25 ans, il expose sa conception de notre responsabilité commune. À son jeune interlocuteur qui évoque les mesures très concrètes que prônait le Conseil National de la Résistance et l’interroge sur l’action à mener aujourd’hui, Stéphane Hessel répond : «Refuser le diktat du profit et de l’argent, s’indigner contre la coexistence d’une extrême pauvreté et d’une richesse arrogante, refuser les féodalités économiques, réaffirmer le besoin d’une presse vraiment indépendante, assurer la sécurité sociale sous toutes ses formes ». Et d’insister sur le fait que « le scandale majeur est économique », beaucoup plus difficile à combattre que l’occupant nazi. Puis de constater que « le deuxième grand défi, partout et maintenant, est la dégradation de la planète et de l’environnement. Et d’en appeler à la résistance de la jeunesse, tout en remarquant que « la jeune génération manifeste peu de résistance par rapport à ce qui la scandalise.»

    Dans les grandes largeurs, Stéphane Hessel prône la création d’un Conseil de sécurité économique et social qui réunirait par élection les 20 à 30 Etats « les plus responsables » afin d’instaurer une stratégie mondiale qui exercerait son autorité sur les instances financières, commerciale, du travail et de la santé. « Le système des Nations unies aurait ainsi une tête », ajoute-t-il.

    Evoquant en optimiste clairvoyant la question du progrès humain, Hessel réitère sa confiance en l’homme tout en nuançant : « Cet animal-là, il est dangereux et il est capable de tout bousiller (…) mais il est formidablement capable d’aborder de nouveaux problèmes avec de nouvelles idées ! »

    Stéphane Hessel et Gilles Vanderpooten. Engagez-vous ! Editions de l’Aube, collection Monde en cours, série Conversation pour l’avenir, 92p. En librairie dès le 10 mars 2011.


    La fronde des détracteurs


    Pierre André Taguieff, singeant Voltaire : «Un soir au fond du Sahel, un serpent piqua le vieil Hessel, que croyez-vous qu’il arriva, ce fut le serpent qui creva.

    Alain Finkielkraut : «On s'inquiète à juste titre de la démagogie croissante des populistes, mais un même phénomène est à l'oeuvre chez les bobos français. Indignez- vous! est l'incarnation même de ce «boboïsme»…

    Claude Lanzmann : «De Nicolas Donin, qui incitait à brûler le Talmud, à Stéphane Hessel, on connaît un certain nombre de gens qui, ayant de lointaines origines juives, sont passés à l'ennemi».

    Eric Zemmour : «Ce que fait Papi Hessel, c'est de la fausse provocation, comme le font Cali, Raphaël ou Stéphane Guillon. Comme disait legénéral de Gaulle : la vieillesse est un naufrage… ».



  • De parrain à poulain

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    Retouches aux Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis

    À l'attention particulière de Max Lobe, mon poulain attitré,

    et pour Aude Seigne, Anne-Frédérique Rochat, Isabelle Aeschlimann-Petignat; mes amis Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Daniel Vuataz, Matthieu Ruf, Sébastien Meyer et la jeune bande de l'AJAR


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    DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

    JLK. - Tâchons de parler ensemble, un de ces soirs, de ce qu'est réellement une idéologie...

    DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.

    JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?

    DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

    JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et de Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.

    DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...

    DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.

    DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

    JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...


    DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.


    JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".


    DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.


    JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion.

    DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

    JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.

    DK. - Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

    JLK. - Nous parlions l'autre soir des croisements et autres collisions des trains historiques de l'Europe et de l'Afrique, et nous savons aujourd'hui qu'il est d'autres urgences historiques que les lendemains qui chantent, mais reparlons donc, un autre soir, de ce que signifie une métaphore et son bon usage...

    DK. - Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.

    JLK. - Le "train" est aujourd'hui le "trend" et nous n'en sommes pas plus dupes toi que moi, mais on peut faire du "trend" une miniature et jouer avec, non ?

    DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».

    JLK. - Le mieux serait de penser que toute maxime, comme une médaille, a un revers, en vertu de quoi l'on pourrait dire que "qui rate le but rate aussi tout le reste".

    DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

    JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivan et l'écrivain.

    DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.

    DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.

    DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.

    JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.

    DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

    JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.

    DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.

    JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.

    DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

    JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.

    DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

    JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".

    DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

    JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...

    DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

    JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.

    DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

    JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.

    DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.

    JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.

    DK. - N’écris pas sur commande.

    JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.

    DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.

    DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.

    DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

    JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.

    DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

    JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.

    DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

    JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".

    DK. - Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».

    JLK.- Marcel Proust dit à peu près que le génie est une affaire d'obstination, où l'esprit de suite est requis jusqu'à la bêtise. Tu peux écrire tout le temps sans écrire rien, ou progresser en t'abstenant: peu importe. L'esprit de suite est une fidélité fondamentale à ton "noyau". Tout le reste vient "après" ou "avec" mais ça viendra...

    DK. - Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

    JLK. - Méfie-toi, Maxou, des préceptes et autres sentences dénués d'exemples. Qui sont ces gens "qui paient cher leur inconséquence" ? Et quel genre d'inconséquence ? Méfie-toi des abstraits !

    DK. - Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

    JLK. - Remarque aussi que les conseils en disent souvent plus sur les conseillers que sur les conseillés.

    DK. - Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.

    JLK. - Là c'est la porte ouverte qu'on enfonce ! Mais il est vrai que cette question du relativisme est fondamentale à l'ère du nivellement généralisé - autre "généralité". Donc entendons-nous sur les notions de relativisme, de hiérarchie et de valeurs. À bas les généralités convenues !

    DK. - Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.


    JLK. - L'écrivain est un caniche, me disait le délicieux Marian Pankowski. Qu'il y ait donc, derrière la haie, un prince ou une accorte jouvencelle lui promettant un biscuit: il jappe et sautille. Quant à ne rien faire pour mériter quoi que ce soit, c'est encore la vanité qui parle. Restons purs: ce genre de postures...

    DK.- Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

    JLK. - Tu m'intéresses, Maxou, parce que tu écris dans plusieurs langues à la fois, que la tienne rassemble en bouquet. Cette idée selon laquelle le bassa (auquel tu n'emprunte que des bribes d'expressions) ou le suisse allemand (dont les téléphones de ma mère m'ont éloigné à sept ans) seraient la meilleure langue du monde est une posture provinciale et finalement assez snob. On sourit déjà quand Sollers déclare que la langue française est la meilleure du monde. Et qui ne se contenterait que d'une langue ?

    DK. - Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

    JLK. - Une fois de plus, ces balancements dialectiques entre "le pire" et "le meilleur" nous ramènent à la rhétorique binaire débile du BONUS et MALUS...

    DK. - « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)

    JLK. - À quinze ans la parole biblique "les tièdes, je les crache" me bottait pas mal. Mais une digne maîtresse de piano, bien des années avant, m'avait déclaré un jour en penchant son chignon de mon côté: "Et maintenant, jeune homme, nous allons mettre les nuances"...

    DK. - Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

    JLK. - Quels princes mon zoulou ? T'as déjà vu des princes ? Et pourquoi cette servilité ? Pour obtenir une subvention d'un fonctionnaire de la culture ? Non mais cette pensée est celle d'un valet !

    DK. - Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

    JLK. - La question de la présomption liée à un mimétisme social doit-elle t'inquiéter au moment où tu commences une "carrière" ? Encore heureux que ton bon sens hérité de ta mère te préserve de ces gesticulations.

    DK. - Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

    JLK. - Là, je sais que tu ne risques rien. La littérature des pays nantis devient de plus en plus "socialement inutile", c'est pourtant vrai, mais il y a plus grave puisque la littérature est irréductible à la notion sociale d'utilité

    DK.- Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».


    JLK. - Parie au contraire pour l'utilité fondamentale de ta littérature, sans penser à "la société" ou juste "par moments".

    DK. - Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

    JLK. - Pense au contraire que tu es un membre aussi utile de la société que le Top Manageur Daniel Vasella qui ne lira pas ton livre.

    DK. - Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

    JLK. - Cette idée des "insectes nuisibles" ressortit à plusieurs idéologies et n'a plus à nous intéresser qu'en tant qu'entomologistes de la langue de bois ou de fer. Matière intéressante pour un écrivain.


    DK. - Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

    JLK. - Cela m'amuserait de te voir te mettre au sonnet. C'est une discipline rigoureuse qui vaudrait la peine de sacrifier quelques heures de zumba.


    DK. - Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.


    JLK. - Le président français de droite Georges Pompidou avait une bonne connaissance du mètre poétique, de même que le Président français de gauche François Mitterrand.

    DK. - Aie en toute chose ton avis propre.

    JLK. - On croit souvent que son avis est d'origine avec brevet déposé, alors qu'on l'a emprunté à tel ou tel qu'on admire ou qu'on aime bien. Quant à être tout à fait personnel, ça peut venir mais pas forcément. Beaucoup se fondent dans la masse, opinent du chef et du sous-chef, mais n'en pensent pas moins parfois.

    DK.- Ne donne pas en toute chose ton avis. C’est à toi que les mots coûtent le moins.

    JLK. - Montaigne donne son avis sur pas mal de choses, et c'est à lui que les mots coûtent le plus, même si le problème n'est pas là. Donc ne crains pas de lire Montaigne, mais la phrase de Pascal est également digne d'attention, dont chaque mot coûte aussi "le plus". Quant à ceux à qui les mots coûtent le moins, ils opposeront l'un et l'autre, ou joueront Camus contre Sartre.

    DK. - Tes mots n’ont pas de prix.

    JLK. - C'est le genre d'assertion qui peut te ramener au relativisme aussi bien tempéré qu'un clavecin. Au demeurant, tes mots méritent peut-être un prix, mais n'y pense pas...

    DK. - Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?

    JLK. - Si la nation te demande poliment de monter sur le podium pour le prochain discours de la Fête nationale du 1er août, vas-y petit.


    DK. - Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.


    JLK. - Que signifie d'être "en face" ou "au-dessous" de l'opposition. Je ne sais pas. Et quelle opposition, à quel moment, comment ? Tout ça relève de la posture et non de la position.

    DK. - Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

    JLK. - Quel pouvoir et quels princes ? Et quel "au-dessus" ? La princesse bantoue se sent-elle au-dessus du "vacabon" des gadoues ?

    DK. - Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

    JLK. - Ce qu'il y a de terrible avec le "politiquement correct", c'est qu'il soit si souvent moralement correct sans engager le moins du monde.

    DK. - Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

    JLK. .- Mais bon sang, comment envisager le juste chemin d'un écrivain sans attention à toute forme d'injustice ?

    DK. - Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

    JLK. - Garde en mémoire tout ce que les autres t'ont réellement appris et laisse ta mémoire filtrer ce que tu apprendras aux autres sans rien oublier de ce qui compte.

    DK. - Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

    JLK. - Là encore le cher Danilo mélange tout, même si Vaclav Havel reste un bon ou un mauvais écrivain comme il a été un bon ou un mauvais chef d'Etat. Pour le magma il n'y a pas de règle. L'atelier de Bacon ou les carnets de Dostoïevski ne sont pas des modèles d'école.

    DK. - Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

    JLK. Suis leur regard: ils vont tous être d'accord! Je sais que tu n'aimes pas ça, moi non plus.

    DK.- Ne sois pas l’écrivain des minorités.

    JLK. - Et pourquoi pas si tu leur échappes ? Et pourquoi pas l'écrivain des majorités si tu leur échappes ?

    DK. - Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

    JLK. - Il y a en effet des assimilations visqueuses, mais il en est d'autres joyeuses, mais nous parlerons un soir de la notion de communauté ou de l'écrivain "bon génie de la Cité".

    DK. - N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.

    JLK.- Cela signifie-t-il qu'il ne faut pas écrire pour aucun lecteur ?


    DK. - N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.


    JLK. - Cette notion d'élite est en général un faux-fuyant, soit pour flatter la médiocrité, soit pour se sentir au-dessus du "commun". Le mieux serait d'éviter toute démagogie et toute "cible" sociale quand on écrit.

    DK. - Ne pense pas à la mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

    JLK. - La mort n'existe pas comme objet de pensée mais elle se vit de phrase en phrase et c'est ce noir qui rehausse les couleurs de nos pages.

    DK. - Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

    JLK. - L'expression "sottises de professeurs" est ce qu'on peut dire un "argument massue". Quant à l'immortalité de l'écrivain, c'est une métaphore de plus et ce que j'appelle une "illusion féconde". Disons qu'à ce taux-là Homère résiste au temps plus que les pyramides de crânes de Tamerlan.

    DK. -Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

    JLK. - Le comique est par essence lesté par le sérieux du tragique. D'Aristophane à Shakespeare, via l'Afrique du pleurer-rire.

    DK. - Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

    JLK. - Quand tu voudras dire le plus tragique de la vie, tu écriras une comédie. C'est en tout cas ce que Brecht conseilla au poète algérien Kateb Yacine.

    DK. - Ne sois pas bouffon de cour.

    JLK. - Si ta cour est faite des commères de Douala, je n'ai pas de conseil à te donner mais je sais que tu t'en tireras...



    DK. - Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.


    JLK. - Comme je t'ai vu hausser les épaules au défilé des Grands Mots, aucun souci pour toi !

    DK.- Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

    JLK. - J'aimerais bien t'aider à admettre que tu vaux mieux que tu ne crois, mais faut aussi que je me soigne, et les Boyards on les fume sur le trottoir...

    DK. - Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

    JLK. - Là, ne jurons de rien sans savoir de quelle idée il s'agira. Chacun est facilement d'accord avec Brassens quand il refuse de "mourir pour des idées", mais qui sait ce qui nous attend sous le masque de "l'idée" ?

    DK. - Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

    JLK. - Là encore, non confronté à l'épreuve, le mépris reste en somme platonique.

    DK. - N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

    JLK. - Sinon que serait-ce que le don de sa vie ?

    DK. - N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce que tu écris pour la fête fait jubiler ?

    DK.- N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

    JLK. - Si le panégyrique est mérité et joliment tourné, tu ne regretteras rien que d'être jalousé par ceux qu'ombrage toute forme d'admiration.

    DK. - N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

    JLK. - Tout dépend là encore de qui on appelle héros. Mais si le héros le mérite vraiment, pourquoi pas ? Et puis le genre littéraire de l'oraison funèbre peut être renouvelé - je vois bien un rap à Sankara...

    DK.- Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

    JLK. - Non: si tu ne peux pas dire la vérité: dis que tu ne peux pas dire la vérité. Enfin c'est ça qu'il faudrait, n'est-ce pas ?

    DK. - Garde-toi des demi-vérités.

    JLK. - C'est ce qu'on appelle une demi-vérité.

    DK. Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce n'est pas une agitation hyper-festive du genre actuel qui n'a plus rien de la fête ?


    DK. - Ne rends pas service aux princes et aux boyards.


    JLK. - Pourquoi parler de "boyards" et de "princes" à propos des apparatchiks d'une dictature populaire ? Tout cela n'est-il pas trop littéraire en somme ?

    DK. - Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

    JLK. - Tu vois le jeune écrivain "demander service" au Politburo ?

    DK. - Ne sois pas tolérant par politesse.

    JLK. - Et ne craignons pas d'être impolis par souci de tolérance.

    DK. - Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».

    JLK. - Défendons au contraire la vérité à tout prix, même en présence de ce que nous croyons un imbécile.

    DK.- Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas.

    JLK. - Bah, tout ça va de soi, même si ça se discute.

    DK: - « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )

    JLK.- Quand ils sont signés Karl Popper, ces truismes prennent du galon à ce qu'il semble.

    DK. - « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)

    JLK. - Bis repetita. Quand j'admets que tu as raison, Maxou, je dois craindre de croire que le Cameroun et les Pâquis ont également raison. Laissons là ces poppers !


    DK. - Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».


    JLK. - Quand tu m'as taxé d'ignorance à propos de ton pays, et que j'ai raillé la tienne à propos du mien, nous aurions donc dû cesser de discuter ? Mais quelle étrange maïeutique que celle de cet écrivain pourtant excellent quand il cesse de prêcher !

    DK. - N’aie pas de mission.

    JLK. - La Suisse t'a chargé d'une mission au Katanga et tu l'a remplie en grappillant mille observations "hors mission". T'en priver eût été une démission d'écrivain.



    DK. - Garde-toi de ceux qui ont une mission.



    JLK
    . - Garde-toi plutôt de toute démission.

    DK. - Ne crois pas à la « pensée scientifique ».


    JLK. - Ne crains pas de lire Bacon et Hobbes et Descartes et Spinoza et Leibniz qui ajoutent tous plus ou moins à la poésie de la connaissance qui n'exclut ni la pensée magique ni le syncopé anglo-nègre ni le baroque italien ni l'art du haï-ku.

    DK. - Ne crois pas à l’intuition.


    JLK
    . - Tu devines, comme tu es devin, que ce conseil serait le plus stupide de Danilo Kis s'il traduisait effectivement sa pensée alors que ses livres disent tout le contraire et nous le font vivre.

    DK. - Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

    JLK. - Un très cher ami de haute spiritualité m'a reproché, de son vivant, de n'être pas assez cynique. À savoir: de ne pas me défendre assez d'une société globalement dominée par le cynisme. Il y a donc cynisme et cynisme. L'important est de ne pas perdre son âme, ce que j'appelais "le noyau".
    DK.- Evite les lieux communs et les citations idéologiques.


    JLK.- Et voilà qu'on retombe dans les lieux communs !

    DK. - Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.


    JLK
    . - Chose facile. Plus difficile est de distinguer la part du génie et de la servilité chez un grand écrivain adulé et vilipendé pour les mêmes mauvaises raisons.


    DK. - Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.


    JLK. - Auquel cas il faudrait renoncer à comprendre une kyrielle d'écrivains égarés, à travers l'Histoire, dans les labyrinthes de l'idéologie et de la politique...

    DK. - Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

    JLK. - Tâchons plutôt de voir en quoi Sartre et Camus dépassent, et de loin, la polémique qui les oppose et le dilemme artificiel d'un choix de l'un contre l'autre (façon Michel Onfray), alors que leurs oeuvres respectives ont encore tant à nous dire à divers degrés.

    DK. - Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.

    JLK. - Cette opposition réductrice entre "obscurité" littéraire (le surréalisme, la poésie vague,etc.) et "clarté" est intéressante et vaut la discussion, comme le classement de Tolstoï du coté "diune" et Dostoèivski du côté "nocturne", mais le ton péremptoire du conseiller accuse la faiblesse de l'exclusivisme.

    DK.- Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

    JLK. - À commencer par l'école du rejet...

    DK. - A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.

    JLK. - Ce refus de la discussion sent terriblement son dogmatisme anti-dogmatique d'époque. Il ya dans le réalisme socialiste, des oeuvres très intéressantes...

    DK. - Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.

    JLK. - Quelle erreur ! Et quel mépris pour "les professeurs" ! Même si beaucoup d'entre eux ont une notion étriquée de "l'engagement", la discussion doit s'ouvrir !

    DK. - Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

    JLK. - Mais oui, mais oui.

    DK. - Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

    JLK. - Ce qu'il faudrait au contraire, c'est examiner tranquillement tout ce qui fait différer la Kolyma, et l'ensemble de l'archipel concentrationnaire russe, du plan d'extermination des nazis symbolisé par Auschwitz. On n'envoie pas au diable un ignorant: on discute. On lui fait lire Vie et destin de Vassili Grossman ou les récits de Varlam Chalamov, et déjà l'on voit les différences entre communisme et nazisme, au-delà des similitudes (Grossman les a montrées mieux que personne), après quoi toute la littérature de l'infamie humaine est à explorer, de Primo Levi à Jean Amery ou d'Ety Hillesum RoBert Antelme - des Bienveillantes de Jonathan Littell à la somme consacrée par Hugh Thomas à La Traite des noirs...

    DK. - Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    JLK. - Bien entendu, mais un jeune écrivain a-t-il besoin de tels conseils ?

    DK. - Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement. « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

    JLK.- Voilà donc, Maxou, les conseils que Danilo Kis, écrivain serbe exilé à Paris, tout à fait estimable quoique par trop adulé par d'aucuns, typique en tout cas d'une certaine intelligentsia de la deuxième moitié du XXe siècle, adressait à un jeune écrivain de son vivant. Je te donnerai ses livres et tu en jugeras. Dans l'immédiat, je me réjouis de notre prochaine revoyure de poulain et de parrain, en te remerciant déjà pour tout ce que tu m'as apporté depuis notre rencontre de l'été 2012. Ma génération, qui est celle aussi de Danilo Kis, considère parfois "ceux qui viennent" avec condescendance. Cette attitude me parait regrettable, même si le "djeunisme" me semble non moins débile. Un certain art de la conversation est à relancer. Or il n'est aucune conversation sans réciprocité...

  • Ceux qui restent aux aguets

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    Celui qui postule qu'un réactif est l'oposé d'un réactionnaire / Celle qui réactive son logiciel de perception panoptique / Ceux qui récusent la pensé cyclique / Celui qui se dresse contre les dominations à commencer par la sienne Etienne / Celle qui se rappelle la réflexion de G.K. Chesterton selon laquelle "le monde est plein d'idées chrétiennes devenues folle" / Ceux qui ont dépassé la conception d'une Histoire hégéliene divinisée / Celui qui oppose sa douceur privée à la "violence accoucheuse de l'Histoire" / Celle qui observe les désarrois du jeune auteur pris entre adulation et lynchage / Ceux qu'ont dit "décideurs" sans savoir de quoi / Celui qui taxe de "rêverie" tout projet constructif / Celle qu'on dit improductive parce qu'elle écrit / Ceux qui se croient plus forts (ou plus malins) de ne plus affirmer quoi que ce soit / Celui qui prend acte du nouveau décentrement du mode / Celle qui n'a guère de nostalgies que la musique n'apaise / Ceux qui se prennent toujours pour le centre du monde dans leur canton parisien / Celui qui est partout chez lui même en Chine / Celle qui "échange" sur Facebook en restant elle-même à ce qu'il semble / Ceux qui s'ouvrent au monde sans quitter leur jardin / Celui qui ne se crispe pas sur ses acquis / Celle qui reste Française jusqu'a bout des ongles et même Parisienne jusqu'au bout des cils / Ceux que la curiosité pousse à tout accueillir en ne sacrifiant rien de leur esprit critique millénaire / Celui qui estime que le soleil des indépendances brille pour tous y compris lui-même / Celle qui observe les ravages du libre marché sur la mentalité de son filleul trader qu'elle tance quand il prétend l'aider à sortir du besoin / Ceux qui font leur miel de l'immatériel / Celui qui conspue tout parti unique y compris celui du Supermarché / Celle qui vitupère sa mère lui recommandant de "profiter" de son séjour à Bandung / Ceux qui fuient les croisières "de rêve" / Celui qui participe à la cyber-révolution sans laisser tomber sa plume d'oie / Ceux qui mutent sans changer de cheval / Celui qui recommande à son fils adoptif les vertus de l'"éthique de l'argumentation" et la cure de phosphate / Celui qui aime trop son pays pour être nationaliste / Celle qui n'aime pas des masses qu'on pense à sa place / Ceux qui se répètent dans la langue d'Adolf Hitler: "Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch", ce qui signifie dans la langue de Boris Cyrulnik: "Où est le péril croît aussi le salut" / Celui qui semblait allergique à toute bonne nouvelle avant de reprendre courage / Celle qui ne se contente pas de "gérer" ses affects / Ceux qu'insupporte la mentalité des retraités revenus de tout / Celui qui s'obstine à croire à la bonté humaine / Celle qui prône le retour à l'empathie / Ceux qui ne célébreront point la mémoire de Schopenhauer, etc.