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Carnets de JLK - Page 111

  • Last Exit Parano

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    La nuit de Frédéric Jaccaud. Le roman fascinant d'un auteur lausannois atypique de 36 ans, conservateur de la Maison d'ailleurs d'Yverdon-les-Bains.

    C'est un grand roman tout à fait hors norme que La nuit de Frédéric Jaccaud, paru récemment dans la Série noire de Gallimard. La qualification noire est cependant à distinguer du genre policier classique ou du thriller sanglant, se rapportant plutôt, en l'occurrence, à la noirceur absolue d'une fresque apocalyptique dont l'entrée pourrait être surmontée de la même injonction que celle de L'Enfer de Dante: "Laissez toute espérance, vous qui entrez..."

    Vous qui demandez à un livre qu'il vous délasse ou vous promène sans vous secouer, passez aussi votre chemin. Car La nuit commence mal, dans une ville de l'extrême-nord européen plombée par le froid et l'obscurité, avec la mort en couches de la femme du protagoniste et de leur enfant. Après quoi tout ira plus mal encore et pis, sur fond de désastre généralisé.
    Or ce noir glacial, qui fera fuir illico les amateurs de romances flatteusement édulcorées proliférant aux têtes de gondoles de l'Optimisme mondialisé qu'on pourrait dire le nouvel opium des peuples, n'est que le décor climatique, la sombre coloration d'une époque inquiète - la tonalité majeure d'une symphonie romanesque aux mouvements tantôt vertigineux de lucidité et tantôt poignants d'empathie intime.

    Sous la forme d'une espèce de chronique kaléidoscopique aux vrilles temporelles hélicoïdales, le roman joue avec les codes des genres les plus variés, de la littérature criminelle nourrie d'observations sociologiques à la Patricia Highsmith ou de la science fiction contre-utopique à la J.G. Ballard, en passant par le gore et l'humour noir, des situations et des personnages évoquant la bande dessinée ou les séries télévisées, que l'auteur brasse avec maestria tout en suivant une ligne de fond constante marquée par une sorte de mélancolie profonde.
    La qualité très rare de La nuit tient en effet à la vibration intime de tous ses personnages, jusqu'aux plus abjects. Frédéric Jaccaud s'est intéressé aux aspects les plus effrayants de l'être humain dès son premier roman (Monstre, paru en 2010 chez Calmann-Lévy), mais ce qui pourrait être repoussant, ou lassant à force de monstruosité, intéresse et captive, ici, à proportion des dérives indéniablement inquiétantes voire monstrueuses du monde contemporain lui-même. Autant dire que le noir du roman n'est que la projection expressionniste de ce qui "fait mal" dans le monde actuel.

    Le personnage principal de La nuit, Karl Strom, est à la fois vétérinaire urgentiste et romancier panique griffonnant son manuscrit-testament à l'insu de tous. Après la mort tragique de la femme de sa vie - cette Selva qui lui reprochait de tout noircir et s'était éloignée de lui alors même qu'elle attendait leur enfant-, il vit plus ou moins avec la jeune Lucie, militante du MLAD (mouvement de libération des animaux domestiques) dont les menées sont en train de tourner à l'action terroriste. La relation, le plus souvent pathologique, de l'homme avec l'animal est d'ailleurs l'un des thèmes principaux du roman. Deux autres personnages saillants, sbires sadiques d'une firme qui a passé du trafic de substances illicites au commerce d'animaux de compagnie, rythment l'action du roman par leur traque implacable, recoupant celle de deux flics de BD. À ceux-là s'ajoutent une jeune femme obèse dont l'affection maladive pour son chat finira par le tuer; un prof de maths complexé par sa laideur qui collectionne des jouets de rebut dans sa cave; une infirmière prodiguant soins et petits lapins aux pensionnaires d'un mouroir classés par étages éliminatoires comme dans la mémorable nouvelle de Buzzati; un ami de la nature diffusant sur Internet le reality show de ses approches d'un ours sauvage; un jeune fan de rock basculant dans la violence pure à l'instar d'un certain Breivik; diverses prostituées sympathiques et autres travelos du quartier chaud attirant les amateurs de sexe et autres artifices paradisiaques; enfin un jeune hacker claquemuré dans le virtuel et semant une zizanie d'enfer au plus haut niveau des réseaux de sécurité sociale et politique, qui jouera un rôle déterminant dans l'affolement général et l'apocalyptique pagaille.

    Des morceaux d'anthologie, du point de vue de la réflexion sur le phénomène humain, le raccourcissement du temps, la relation de l'homme avec la machine ou la technique, la sujétion de l'animal au bipède imbu de son pouvoir (la saisissante prise de parole d'un perroquet indigné ), entre autres, ponctuent ce roman dont le plus étonnant, une fois encore, tient à l'aura intime des personnages, à commencer par Karl le visionnaire désespéré. On pense parfois à Philip K. Dick ou à Maurice G. Dantec à la lecture de ce roman aux multiples arrière-plans référentiels (l'auteur citant Thomas d'Aquin ou saint Jérôme comme en passant, entre maintes allusions musicales ou littéraires), alors même que son univers mental et verbal, modulé par une construction rigoureuse et poétique à la fois - foisonnant d'idées narratives et de trouvailles formelles -, s'affirme dans sa pleine originalité.
    Bref, et quoique ne partageant guère la vision radicalement catastrophiste qui s'en dégage, La nuit me semble un roman des plus sérieux et des plus ingénieux, tout déjanté qu'il semble au regard de surface. En ce qui me concerne, je n'ai jamais lu rien d'aussi fort, d'aussi pertinent et pénétrant, et d'aussi singulier dans sa forme, chez aucun auteur francophone trentenaire des temps qui courent, et moins encore en nos régions. Après La vérité sur l'affaire Harry Quebert de Joël Dicker, combien bluffant déjà, et devenu l'incroyable phénomène de librairie qu'on sait, voici donc un OVNI de plus dans le ciel littéraire romand et français...

    Frédéric Jaccaud. La Nuit. Gallimard, Série noire, 450p.

  • Ceux qui sont à l'essai

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    Celui qui se prête au jeu le temps le temps d'une partie  carrée / Celle qu'on remplacera au cas où / Ceux qui ont été engagés pour une question de quota / Celui  qui refuse de faire manger l'enfant à la table des disparus /Celle qu'angoisse la baisse du taux / Ceux qui endurent également les effets de la Dette / Celui qui a cherché sa voie dans le peyotl avant d'hériter du funiculaire clefs en mains / Celle  qui avoue des affects coincés au Monsieur à diplôme et canapé tout cuir / Ceux qui échangeraient névroses vénielles contre bonne place au Ministère / Celui qui se prétend agnostique du freudisme même dérivé / Celle qui se réalise dans la chasteté cybersexuelle faute d'être connectée / Ceux qui concluent en déambulant dans les rues de Vienne que l'ingénieuse théorie freudienne est hélas altérée par la contradiction interne et la la confusion entre le per se et le per accidens à un haut degré d'acuité /Celui qui t'a instruit en matière de sexualité des anges en te rappelant qu'"Intellectus angeli potest esse in potentia ad la quae cognoscit naturali cognitione" / Celle qui voit (et sent:  ça mord!) son tout petit mordiller sa mamelle et n'en conclut pas pour autant que c'est parti pour l'Oedipe alors que ça roule avec Raoul / Ceux qui estiment que la curiositéen en matière sexuelle est très exagérée à l'heure qu'il est alors qu'il reste tant à découvrir dans l'exploration des intermondes marins et stellaires /Celui qui a reçu les Freud dans son château du Nivernais et s'est plaint ensuite de ce qu'ils aient emportés plusieurs Actes manqués de sa collection / Celle que surprend toujours le jaillissement inopiné d'un lapsus de derrière les fougères /Ceux qui ne croient pas que l'acte onirique ne soit subordonné qu'aux seules facultés appétitives / Celui qui a fait toutes ses études chez lui / Celle qui se plaint de ce que personne ne manifeste le désir de humer son Moi ni d'ailleurs son Soi / Ceux qui observent attentivement ce monde    avec lequel par ailleurs ils n'ont aucun contrat signé / Celui qui estime que le dédain surnaturel avec lequel Marie Bashkirteff considère le parterre des pipoles signale une qualité rare au Vatican / Celle qui a toujours refusé d'écrire le nom de tous les jours /Ceux qui croient que croire en Dieu Lui  fait plaisir quelque part /Celui qui trouve trop peu de franche fantaisie dans les ouvrages de Michel Onfray qui abuse par ailleurs du verbe "gérer" / Celle qui sait d'expérience que le fameux chocolatier Oskar Wild a tout juste en affirmant que la mailleurs façon de se délivrer d'une tentation est d'y céder / Ceux qui ont découvert l'énorme "Cahier des plaintes" de leur cousine Ermeline et l'ont brûlé avec toutes ses lettres et (sans s'en rendre compte) sept mille dollars en petites coupures serrées dans une enveloppe marquée À donner aux pauvres, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Maurice Nadeau le grand passeur

    Nadeau02.jpgL'éditeur et patron de La Quinzaine littéraire, mort à 102 ans, incarnait la mémoire frondeuse d'un siècle de littérature. Découvreur non aligné, il  "lança" Henry Miller et Michel Houellebecq...

     

    L'édition française vient de perdre deux vénérable figures de sa grande époque. Après la mort de Robert Gallimard, le 8 juin dernier à l'âge de 87 ans, celle de Maurice Nadeau, décédé ce dimanche, marque la disparition d'un fondateur-découvreur d'exception.

    Si Robert Gallimard, neveu du mythique Gaston, joua un rôle assez discret dans les destinées de la prestigieuse maison - non sans avoir été l'interlocuteur privilégié de Sartre, Camus ou Romain Gary, notamment -, Maurice Nadeau a toujours fait figure à la fois de découvreur de premier rang et de franc-tireur de l'édition.  

     

    Fils d’une servante illettrée qui lui montra un jour son derrière pour lui faire sentir combien elle se moquait des convenances, orphelin de père à cinq ans, pupille de la nation poussé aux hautes études par sa mère, Maurice Nadeau fut d'abord un prof de lettres très engagé. Stalinien, puis exclu du Parti pour ses questions incongrues sur la politique de Staline et l’Allemagne nazie,  il était résistant quand il a rencontra un Jean-Paul Sartre qu'il décrit come "politiquement naïf" dans ses mémoires.  Au lendemain de la guerre, il devint «le» critique du journal Combat d’Albert Camus et Pascal Pia. Puis il s’improvisa éditeur pour diffuser le premier témoignage d’un rescapé des camps nazis, Les jours de notre mort de David Rousset. Avec celui-ci, Nadeau fut l’un des rares communistes à reconnaître l’existence des camps du goulag. Critique étranger aux modes médiatiques ou universitaires, il fonda La Quinzaine littéraire en 1966, restée mythique par son indépendance et son ouverture.

     

    Passeur de littérature, Maurice Nadeau a toujours dit qu'il "aimait admirer". Or ses admirations n'avaient rien de convenu ! Ami du « pornographe » Henry Miller dont il publia la trilogie de Sexus, celui que sa mère appelait "Momo" passa des heures à se taire avec Samuel Beckett, se fit servir de l’eau chaude par Henri Michaux, aida Georges Perec à décrocher le Prix Renaudot avec Les Choses, découvrit et défendit de grands auteurs « étrangers » tels Malcolm Lowry - l’auteur du génial Au-dessous du volcan -, le Polonais Witold Gombrowicz, le Sicilien Leonardo Sciascia et le Russe Varlam Chalamov, enfin le Sud-Africain J.M. Coetzee, futur Nobel de littérature.

    La dernière grande découverte   de Maurice Nadeau fut celle de Michel Houellebecq, en 1984, qui se présenta à lui comme "le nouveau Perec !" Après quelques tergiversations, l'éditeur publia Extension du domaine de la lutte.  Mais comme tant d’autres, Houellebecq le quitta bientôt pour un éditeur plus coté. Chanson connue des découvreurs !

    De son Histoire du surréalisme, datant de 1945, à ses Mémoires littéraires portant le titre significatif de Grâces leur soient rendues, en passant par Serviteur !, Maurice Nadeau aura  fait oeuvre, enfin, de chroniqueur d'une riche époque littéraire, comme en témoignait encore Le Chemin de la vie, belle série d'entretiens (Verdier, 2011) recueillis par Laure Adler. Laquelle disait en chaleureuse complice: "Maurice est un blagueur. Un ironique. Un doux rêveur. Il n'en fait qu'à sa tête et n'en démord pas. C'est son désir qui le guide, éclairé par ses intuitions. Au fond, c'est un solitaire, mais qui peut avoir des tendresses"...

     

     

     

  • Le chant du monde

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    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les enfants en armes également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin. Les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur. Le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur… La tentation est alors de conclure qu’il n’y a plus rien : que rien ne vaut plus la peine, que tout est trop gâté et gâché, que tout est trop lourd, que tout est tombé trop bas, que tout est trop encombré. On cherche quelqu’un à qui parler mais personne, on regarde autour de soi mais personne que la foule, on dit encore quelque chose mais pas un écho, on se tait alors, on se tait tout à fait, on fait le vide, on fait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on est prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.

     

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux - l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret... 

     

     

    Peinture: Savoie, 2005.

  • Ceux qui sont de trop

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    Celui qui n'était pas attendu même pas au virage /

     Celle qui a retiré l'oeuf noir du nid àl'insu du coq / Ceux qui n'ont pas la masse musculaire requise à l'admission de l'école des tueurs / Celui qui déroge au dressing code de l'armée des ombres /  Celle qui a un nez de trop / Ceux qui reprochent à Anton ses succès cantonaux au hornuss / Celui qui taille tout ce qui dépasse y compris les ailes de travers / Celle qui tend à l'uniformisation des postures morales de ses catéchumènes  y compris albinos ou javanais / Ceux qui demandent au groupe de les coopter en tant que maillons solvables / Celui qui se sent seul au milieu des pères de famille divorcés néo-libéraux / Celle qui fait comprendre à son juge de mari qu'elle a la loi du plus fort avec elle en la personne du Hell's Angel  El Toro / Ceux qui se sentent mal au sein de la nature même traitée au DDT / Celui qui assiste au repas de l'araignée  non sans une pointe d'envie genre nouvelle cuisine /Celle qui n'avait pas compté sur le goût exclusif de son fils unique pour la laitue non traitée  / Ceux qui dansent sur le ventre de leur mère de façon  inappropriée / Celui dont la présence gêne à la réu des cadres abstinents vu qu'il s'abstient de s'abstenir / Celle qui se fait remarquer par une pertinence argumentative  indésirable au jugé des aînés de la faculté de théologie / Ceux qui font faire canon blanc à leurs recrues noires / Celui qui est tellement trop que c'en est assez / Celle qui défie le Conseil des loutres / Ceux qui font comprendre aux deux messies de retour qu'un suffira comme ça / Celui qui croit en Dieu juste ce qu'il faut / Celle qui n'a jamais promis d'oeuf à deux jaunes et passe donc pour fiable au titre de caissière de l'Association du minigolf / Ceux qui n'ont jamais été admis du fait de leur différence et en ont conclu qu'il leur faudrait se comporter autrement sans se renier trop enfin tu vois quoi ou quoi, etc.

  • En vivant, en voyageant, en écrivant...

    DSCN5906.JPGNotes25.jpgDU VOYAGE. - C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

    ll va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de  Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception  (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

     

    Lucia23.jpgAvant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François  vivant la peinture comme je la vis.  Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel:  simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau - et rien de semblable ne se passe jamais entre nous, ou presque, en musique -, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

     

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.             

     

     

    Vernet1.JPGLA VIE ET L'ART. - Un peu plus d'une année après la mort de Floristella, et quinze ans après celle de Thierry, la présence de ces deux amis nous reste à la fois vive et dispersée entre leurs nombreux tableaux ornant les murs de la Désirade et ceux de nos filles, et ce qui nous reste en mémoire de nos moments de partage, une salade niçoise dans la cuisine de Belleville et la balade qui suivit aux Buttes-Chaumont, le vert des mêmes jardins dans les toiles de Thierry, le Christ orange de Floristella et le merveilleux chat blanc que nous avons vu aux Envierges et qui survit auprès de nous comme un ange tutélaire sur la toile qu'elle nous a offerte, ou les petits opéras de la cour de l'Hôtel de Ville dont Thierry concevait les décors, les coquelicots en Toscane de Floristella, la magie nocturne du port de la Spezia ressaisie par Thierry, et tant de moments, comme autant  de visions fugaces ou de minutes heureuses.  Qu'est-ce qui était de la vie ou de l'art dans cette double relation au double sens de l'affectivité et de la consonance artiste ?L'idée de le distinguer ne nous vient même pas, tant la présence réelle des oeuvres de nos amis pallie leur absence.   

     

    DESTINATION ROMA TERMINI. -  C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux partances sans retour, mais le seul drame ce soir serait de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une avant de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux...

     

    Copie de _DSC0002.JPG COLLINES ET COQUELICOTS .- Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers, et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...

     

    FONTAINES ET FILLES EN FLEURS. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...

     

                                                                                                               (Rome, le 19 mai 2009)

     

    DE LA PARESSE. - Promis-juré:  nous ne ferons rien aujourd'hui,  ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert: c'est cette façon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...

     

     

    DU LIEU PERDU. - La manière d'abruti du chanteur de charme sans voix enfilant, dans cette trattoria de la partie la plus abrutie du Trastevere, les rengaines sentimentales les plus éculées et privées ici du moindre charme, ne serait pas si répulsive si les tablées de Bataves et de Teutons et de Nippons ne lui faisaient une telle ovation d'abrutis...

     

     DU BLEU RETROUVE. - Vous en étiez à désespérer de toute cette vulgarité, assis sous les affiches en format multimondial du couple Beckham, vous vomissiez le nouvel Emporio quand, à trois pas de là, vous avez franchi la porte bleue pour vous retrouver chez les anges très humains et très poètes et très musiciens du très auroral et très pictural Beato Angelico...

     

     DU FANTASME DE TREVI. – Ils n’osent pas, hélas, franchir le pas; ils reviendraient bien à minuit, elle malgré son embonpoint, et lui malgré ses cheveux de vieille souris, se jeter dans la grande vasque, mais à minuit tous deux pioncent après une exténuante journée à rentabiliser le Passeport Musées…

     

    NOS CHERS HÔTES. - De retour à Marina di Carrara, où nous arrivons de Rome par le train, je me dis ce soir que voyager sans bien s'entendre avec sa compagne ou son compagnon, ou voyager sans faire de bonnes rencontres en chemin ne vaut pas la peine. Maintes fois je me suis reproché de ne pas savoir voyager, le plus souvent par réserve timide ou par indolence rêveuse. Dans ma vingtaine je suis allé maintes fois en Italie ou en Espagne, à Paris ou ailleurs dans l'idée d'y écrire un livre, et je revenais sans livre et sans avoir noué aucune amitié, assez semblable en somme au pauvre Ramuz séjournant à Paris comme un empoté alors que Cendrars écumait les bars. Mais même voyageant mal on voyage, on note en passant, Ramuz griffonne ses carnets du Louvre et ne pas le faire au Louvre eût été impensable ou tout différent, comme j'ai vécu une première fois la Toscane en la traversant à vélo sans rencontrer personne ou peu s'en faut; mais tous les jours je rédigeais mes chroniques dont La Liberté publiait des extraits, et quand je suis revenu à Sienne ou Cortone je me retrouvais un peu plus chez moi, sans que la chose puisse évidemment se comparer à notre arrivé de cet après-midi, chez nos amis de la via Bortoloni, accueillis à bras ouverts et bruyamment reconnu par le chien Thea - un peu moins par les chats... 

     

    Retrouver des amis chez eux, c'est retrouver une table et des bibliothèques où piocher et bouquiner sans s'occuper tout le temps des autres, des objets familiers, des objets usuels un peu différents, d'autres habitudes comme celle, pour le Gentiluomo, d'allumer le soir la télé pour vitupérer le "povero paese", ou celle, pour la Professorella, de courir après ses chats en multipliant les appels suppliants. Ainsi resterons-nous quelques jours chez ces amis dont le joyeux désordre de livres et de papiers, et d'animaux, et de tableaux, ressemble assez au nôtre en tout différent, l'amitié consistant à  se laisser aller...

     

                                                                                                  (Marina di Carrara, ce 22 juin)               

     

    COMBINAZIONE. – Au marché de Marina di Carrara vous attend Khaled et son étal de jeans de toutes les tournures et tous à dix euros, que vous essayerez sous le regard narquois des matrones - et pour un euro de plus le petit marchand vous filera la marque de votre choix, Gucci ou Dolce Gabbana, que votre conjointe y coudra volontiers…  

     

    Massa02.jpgLE PARTI DES ANIMAUX. – Sorry Sior Scrittor, étais-je tenté de dire ce soir à Guido Ceronetti en traversant ses collines de Toscane plus douces que nulle part ailleurs, scusi Signor mais je récuse votre façon de récuser toute descendance humaine au profit de l’Aragne ou du Scarabée plus dignes que nous, selon vous, de nous survivre – et qui dira donc la beauté des Crêtes siennoises en votre paradis retrouvé de blattes et de scolopendres, cher misanthrope que je soupçonne, quand les moustiques attaquent, de ne pas lésiner non plus sur le Fly Tox ?

    Or le plus drôle est qu'avec la Professorella, à la faveur de notre escale à Marina di Carrara, nous avons décidé de consacrer l'ouverture d'une prochaine livraison du Passe-Muraille à cet écrivain si singulier dont elle m'a l'air d'avoir tout lu, avec lequel elle se trouve en correspondance régulière et qui se dit prête à m'accompagner jusqu'à sa tanière des alentours de Chiusi.

     

     En attendant je n'en finis pas de m'étonner des curiosités de notre amie, qui nous a emmenés hier en un lieu au moins aussi insolite que le val magique de Mario del Sarto, et qui plairait à Ceronetti, évoquant à la fois une cour des miracles des animaux cabossés et rafistolés de toutes espèces, un biotope forestier paradoxal en plein imbroglio de routes et de bâtiments du bord de mer, enfin une sorte de labyrinthe poétique à la Lewis Carroll où l'on croise à tout moment tel lapereau fuyant comme un jouet mécanique ou tel paon majestueux faisant la roue pour lui-même (raison pour laquelle je l'ai surnommé Sollers), non sans découvrir au passage, derrière une haie de joncs ou le long de nombreuses pièces d'eau, entre autres cages et perchoirs, tout un monde d'oiseaux de jour ou de nuit aux plumages plus ou moins hirsutes ou dépenaillés, de rongeurs de tailles variées et d'ongulés, de volailles farouches ou de chevreuils boiteux. Et nous nous en allions ainsi par les allées, à la fois émus et vaguement enchantés, comme de vieux enfants perdus dans un rêve éveillé.

     

                                                                                                     (Marina di Carrara, le 23 mai)

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui font la part des anges

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    Celui qui a appris à deux à lutter contre le froid / Celle qu'on croit inactive parce qu'elle fait des patiences / Ceux qui se vantent d'avoir vaincu la vanité / Celui qui fait effort de laisser-aller / Celle qui en apprend pas mal de ses têtes blondes / Ceux qui domptent leur impatience / Celui qui n'a pas su protéger ses enfants de la faiblesse / Celle qui rêvait de fabriquer une Angelina Joie bis et qui a été déçue en mieux / Celui qui fait partie d'un choeur et se sent donc l'âme grandie / Celle qui se sent protégée en chantant des motets de Schütz / Ceux qui écoutent la manécanterie du fond de la cathédrale / Celui qui sent son eau devenir plus tranquille / Celle qui libère ses cheveux en attendant que le vent se lève / Ceux qui relisent la liste des invités de Gatsby consignée par Nick Carraway dans les marges d'un annuaire de chemins de fer perimé /Celui qui marque ses pages avec une repro de l'Angelus Novus de Paul Klee cher à WB / Celle qui lit et relit L'Effondrement de Scott Fitzgerald en se rappelant ses belles années à Baltimore / Ceux qui ont connu le beau   type à guêtres violettes qui plus tard étrangla sa femme / Celui  qui se rappelle les ailes déployées des livres ouverts de Bergotte dans la vitrine de Monsieur Marcel de la librairie Chez Céleste / Celle qui se rappelle le zozotement de cet Edgar Beaver dont les cheveux sont devenus blancs comme neige en une nuit sans que nul ne sache pourquoi même pas lui / Ceux qui pensent toujours à l'un ou l'autre de leurs cousins quand la radio annonce un "accident de personne" / Celui qui ne fut au repos sexuel que dans le cercueil  que sa veuve fit visser fissa / Celle qui te dit comme ça que de Fitzgerald il faut lire "surtout les nouvelles" comme pour laisser les romans aux philistins /Ceux qui ne se souviennent pas d'avoir pensé qu'ils étaient enfants quand ils l'étaient / Celui qui a vu l'ange le premier mais n'en à rien dit au pharmacien Camomille / Celle qui jouit d'être seule avant et après le bureau / Ceux qui savent que les bureaux conspirent / Celui qui a connu la faiseuse d'anges de Montorgueil / Celle qui ne tombera pas du trapèze tant que l'ange la tiendra à l'oeil / Ceux qui savent que l'humanité perdra son enfance et donc son âme quand elle perdra son conteur, etc,  

     

     Image: Angelus Novus, de Paul Klee

  • Ceux qui étendent le domaine de la lutte


     

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    Celui qui écrit seul dans un phare désaffecté / Celle qui se réjouit d’aborder Plotin avec ses petits crevés / Ceux qui prennent tout leur temps pour faire ce qu’ils aiment dans une maison bien tenue / Celui qui range son atelier en écoutant du Vivaldi / Celle qui récurait le dortoir des séminaristes annamites à l’époque où Marguerite n’était pas encore Duras / Ceux qui accomplissent leur devoir civique avec la gravité des esclaves récemment libérés / Celui qui remet ses compteurs vitaux à zéro / Celle qui se remplit d’énergie en marchant le long de la mer aux poumons tonitruants / Ceux qui ne savent plus où ils en sont et se l’avouent et se sentent alors un peu mieux et parlent entre eux et c’est reparti mon fifi / Celui qui est paralysé par l’hésitation / Celle qui n’en peut plus de ne pas être écoutée / Ceux qui se taisent pour ne pas déranger / Celui qui préfère ses fantasmes à son esseulement et s’en retrouve plus seul encore c’est fatal / Celle qui tourne en rond dans la cage d’ascenseur de son cœur qui monte et descend comme un dément / Ceux qui sont d’autant plus vrais qu’ils n’ont aucune idée du faux / Celui qui se perd dans la Toile en espérant s’y retrouver par défaut / Celle qui a trop peu d’humour pour se risquer sur Facebook sans se blesser / Ceux qui ont trop de bons sens pour compter leurs amis / Celui qui voit l’avenir de Facebook dans le bistrot d’à côté / Celle qui écrit à ses 1777 amis et n’en a plus que 1666 quand elle a fini / Ceux qui se demandent comment donner plus de sens à leur vie sans se demander pourquoi / Celui qui parle trop vite pour s’entendre lui-même / Celle qui se dispute avec son conjoint sur le thème d’une morale plutôt innée ou plutôt acquise tandis que leur fils Kevin évalue la résistance bioéthique du chimpanzé Bono au moyen d’un fer à souder / Ceux qui ont tout misé sur leur visibilité sociale sans mesurer ses effets sur les bandes des quartiers défavorisés / Celui que la jobardise généralisée ne désarme pas du tout au contraire cher Hubert /  Celle qui lit Joseph de Maistre pour énerver sa mère végétarienne et adepte des Valeurs de Progrès / Ceux qui luttent pour ne pas se décourager de lutter / Celui qui te dit va voir en Afrique chaque fois que tu te plains de ce qui se passe dans ce canton à vrai dire épargné par la grande criminalité mais où les petites crapules pullulent en toute impunité / Celle qui trouve tous les jours une nouvelle cause à défendre sur son site garantissant le remboursement des causes perdues / Ceux qui estiment que la montée en puissance de la Chine remet en cause les fondamentaux de l’extension du domaine de la lutte, etc.

     

     

    Image: Philip Seelen

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Ceux qui parlent en dormant

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    Celui qui est sous l’eau / Celle qui rêve à la Ville Sainte / Ceux qui font la paix dans le désert blanc / Celui qui parcourt tous les Calvaires d’Espagne / Celle qui drague entre les tombes / Ceux qui s’estiment les Remparts du Bien Foncier / Celui qui ne supporte pas l’odeur des tenniswomen / Celle qui fait ses lessives en tenue de latex / Ceux qui refusent l’absolution de l’évêque Boubacar Lomé invité à la chapelle des Augustines / Celui qui joue du banjo pour sa cousine trisomique / Celle qui a calculé que le ventilateur la décapiterait avant Minuit / Ceux qui fument de l’opium au Danemark / Celui qui sait tout du Grand Sylvain / Celle qui prétend avoir connu Soubise et ses oignons dans une vie antérieure / Ceux qui ont des fesses à la douceur de bourses en pis de chamelles / Celui qui légifère en fonction des avancées de son cancer du pylore / Celle qui pique les fleurs en papier de la salle d’attente du Docteur Belouga / Ceux qui se font tartir au bord de la mer Caspienne / Celui qui exterminait les hannetons du Champ Dessous au printemps 1955 / Celle qui tire la langue à l’abbé Charrat / Ceux qui se sont rencontrés à l’Amicale des éleveurs de vers à soie / Celui qui rêve d’emballer la caissière bègue de la COOP / Celle qui découvre que le Centre de sophrologie de V. est un vecteur de rencontres échangistes / Ceux qui hantent les tea-rooms de veuves encore faisables / Celui qui fait observer à sa voisine de palier Nadine Cruchon que la pie jacasse elle aussi mais est fidèle / Celle qui croyait que Nadine était une gousse / Ceux que Nadine Cruchon a déçus / Celui qui a repeint son violon aux couleurs de l’Equateur / Celle qui a envoûté Beckham par télépathie afin qu’il marque contre l’Equateur / Ceux qui n’ont jamais su où se trouvait l’Equateur ni les Pouilles / Celui qui a passé toute son enfance dans une township / Celle qui répertorie les blogs sataniques / Ceux qui rompent le pain de l’amitié, etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Conversation sous les étoiles

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    Sur le dialogue. - Nous étions l'autre soir une chic équipe de poulains et parrains littéraires, sur la terrasse presque estivale d'un café du coeur de Lausanne, à parler de choses et d'autres en nous régalant de cuisine italienne, quand la plus jeune du quintet, prénom Isabelle (Isabelle Aeschlimann, auteure jusque-là d'un seul livre, Un été de trop), lança comme ça la question du dialogue: bonne question.

    La question du dialogue est en effet des plus intéressantes, rarement évoquée par la critique, en cela qu'elle est ce moment du roman où le personnage se dessine par ce qu'il dit et se définit par rapport à son interlocuteur. Le dialogue n'est évidemment qu'un moment du roman, il peut être explicite ou implicite, mais si ce détail sonne faux, gare à l'ensemble. Au cinéma, c'est pareil, où tant de films sonnent faux parce que leur dialogue reste artificiel - l'observation est assez accablante pour le cinéma suisse romand, notamment. Mais un certain cinéma français très dialogué pèche aussi, souvent, par excès de mots d'esprit et autres vannes flattant le public. Le vrai dialogue est une sculpture mobile dans l'espace. Le dialogue travaille le verbe en 3D. En passant, j'ai indiqué à la jeune Isabelle la piste des romans de la chipie anglaise Ivy Compton-Burnett, essentiellement tissés de dialogues qui "tiennent" l'espace et le temps d'incomparable façon.

    Or  Jean-Michel Olivier, présent à notre table et d'ailleurs parrain de la jeune Isabelle, a lui aussi faufilé tout son dernier roman, Après l'orgie, par le truchement d'un dialogue étincelant entre une jouvencelle chinoise déjantée  et un psy confit de jobardise; et l'autre jeunote de la compagnie , Anne-Frédérique Rochat (auteure pour sa part d'Accident de personne et Apnée), s'est déjà fait remarquer pour ses dialogues de théâtre incisifs voire barbelés; enfin l'ami Quentin Mouron, également de la partie. nous étonnera encore dans le même registre: cela ne fait pas un pli. Autant dire que la conversation sous les étoiles n'avait rien d'artificiel ou d'académique !  

     

    Simenon5.jpgDétour par Michel Audiard

    Cette question du dialogue est abordée, non sans pertinence mordante, dans un petit livre d'Alain Paucard, Président du Club des Ronchons, récemment réédité chez Xénia et consacré à Michel Audiard en ses oeuvres de verbe et de celluloïd, au titre de grand dialoguiste comparable à un Henri Jeanson.  

    Anar réac assumant jovialement sa liberté d'esprit, Alain Paucard distingue bien le dialogue français authentique monté de l'humus populaire et sa contrefaçon argotique de salon ou de bar chic. Grand connaisseur de cinéma, il oppose en outre les observateurs tendrement pessimistes  de la société (les Marcel Aymé, Duvivier et consorts) et les   artisans de cinéma  point trop sophistiqués ou moralisants (John Ford contre Hitchcock ou Kubrick), aux intellos des années 60 jugeant le cinéma populaire du haut des Cahiers qu'on sait...

    Et Paucard de préciser cela de très juste: "Le dialogue de film n'est pas de la littérature. Audiard, qui aime Simenon, l'a adapté plusieurs fois et n'a pas gardé une ligne du dialogue originel que pourtant il appréciait." Cependant un écrivain, poulain ou parrain, aurait beaucoup à apprendre des meilleurs artisans du dialogue, que ce soit au théâtre (relire Anouilh !)  ou au cinéma. L'une des faiblesses récurrentes du cinéma romand et de la littérature de même souche est d'ailleurs là, je le répète lourdement: platitude ou pédanterie du dialogue, sans parler des carences de scénars...

     

    Eva.jpgQuestion métier. - Bref, il faut revenir aux maîtres du genre, et par exemple aux nouvelles ciselées en finesse de Scott Fitzgerald ou aux premiers récits, à la fois comiques et plombés de mélancolie, de Tchékhov. Ou bien, exercice du jour pour votre atelier d'écriture, Madame, ou pour votre cours magistral, Monsieur, en l'Institut littéraire à fronton de Haute Ecole Spécialisée productrice de diplômes d'écrivaines  et d'écrivains (point trop vaines on espère. et non moins vains), cette leçon formidable que reste la revoyure, pour la énième fois, du chef d'oeuvre de Mankiewicz intitulé All about Eve, à détailler plan par plan pour le dialogue et sa mise en bouche par Bette Davis et Ann Baxter. autant que pour sa mélodie d'images...     

  • Donner à voir

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    La formule de Conrad. - Dans une espèce de nouvelle à valeur de profession de foi de "pro", datant de 1933 et intitulée Une centaine de faux départs, Scott Fitzgerald cite l'énoncé du "devoir" de l'écrivain tel que l'a formulé le romancier Teodor Jozef Konrad Korzeniowski, alias Joseph Conrad: "Mon devoir est, par la seule puissance du mot écrit, de vous donner à entendre, de vous donner à sentir, mais il est avant tout de vous donner à voir".

    Or cela tombe bien, s'agissant de Fitzgerald dont on peut comparer directement, ces jours, ce que donne à voir son chef-d'oeuvre intitulé Gatsby (The great Gatsby) dans le fil qu'en a tiré Baz Luhrmann. Celui-ci nous en met plein la vue, comme on dit, mais que montre-t-il ? Beaucoup moins que ce que montrent les mots de Fitzgerald sur l'écran de notre cinéma mental. À vrai dire, les quelques qualités sensibles indéniables du film, si l'on excepte son délire visuel spécifique parfois intéressant, se rapportent aux mots et aux images du livre fidèlement recyclés. Sinon: trop de tape-à-l'oeil qui empêche de voir.

     

    Dicker5.jpgCe que montre Joël Dicker.- Le phénoménal succès de La vérité sur l'affaire Quebert a suscité autant de commentaires dépréciatifs, sur fond d'envie de nature variée, que d'enthousiasme, réduit par les plus sots à une affaire de marketing, alors que la première qualité du romancier Joël Dicker est aussi de donner à voir.  On a ressassé le fait que le roman faisait tourner les pages, comme s'il s'agissait d'un gadget mécanique, alors que son immédiate vertu est de donner à voir en imposant un espace romanesque clair et chargé d'énergie. On voit immédiatement Marcus Goldman courir à travers les rues de New York, comme on voit Holden Caulfield, le protagoniste de L'Attrape-coeurs de Salinger, errer dans les mêmes rues. Le fait que ce roman "culte" ait dépassé les 60 millions d'exemplaires et qu'il s'en vende chaque année plus de 200.000 n'a rien à voir avec un plan marketing prolongé - c'est un effet du charme singulier de l'ouvrage dont personne ne dira que c'est un chef-d'oeuvre mais qui n'en continue pas moins de faire tourner les pages -on en souhaite autant à Dicker...

     

    Fitzgerald13.jpgL'image parasite. -  Si l'une des forces du romancier est de donner à voir, comme le disait Conrad, il va de soi que cette recommandation n'est en rien une apologie d'un réalisme descriptif conventionnel de type photographique. S'il y a de très bons romans réalistes, et même dans la catégorie facilement décriée du réalisme socialiste (que ses contempteurs n'ont le plus souvent pas lu), le "donner à voir" de Conrad nous renvoie à ce que nous "entendons" aussi bien dans son prodigieux Typhon, récit d'un naufrage qu'on peut lire comme un poème épique ou une métaphore politico-sociale. Or la plasticité de ce roman, magnifiquement passé dans notre langue par André Gide, se retrouve dès les premières pages de Jean-Luc persécuté, l'un des plus beaux romans de Ramuz, comme il se retrouve dès les premières pages merveilleusement elliptiques et dansantes de Gatsby, par le seul moyen des mots.

    A contrario, et le film de Baz Luhrmann est là pour l'illustrer, la prolifération des images est un cancer pour l'oeil dont les métastases menacent l'esprit. Sans en faire une nouvelle querelle des images, je dirai pourtant que leur multiplication chaotique contrevient au point de vue de l'ange...       

     

     

  • Ceux qui donnent à voir

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    Celui qui révèle un certain jaune en le confrontant à un certain noir / Celle qui décrit le paysage en fouettant l'air de sa canne blanche / Ceux qui lisent la fleur par son seul parfum / Celui qui s'exhibe sur Youtube sans rien montrer que son cul à quelques milliers de cons dont certains gagneraient à être connus mais pas tous /Celle qui présente ses tulipes avec fierté /  Ceux qui regardent les jouets des enfants après leur départ qui à la ville qui à l'étranger / Celui qui n'aime rien tant que la vue des îles qui émergent du fleuve proustien dans une lumière que les critiques littmraires diplômés qualifient d'intemporelle /Celle qui pense que Dieu se montre dans la Nature mais pas partout / Ceux qui voient la lune quand on montre le rond de serviette / Celui qui affirme au colloque qu'une nouvelle Poétique est à fonder en insistant sur le fait que sa proposition soit homologuée dans les Actes finaux avec son nom et son titre précisés /Celle qu'on dit une coloriste des sentiments / Ceux qui regardaient l'opéra les yeux fermés - je parle évidemment de La Donna del lago diffusée sur Radio Beromünster en octobre 1956 / Celui qui montre son savoir à ses lycéennes un peu déçues qu'il s'en tienne là / Celle qui compare Nabila à une nature morte aux deux melons / Ceux qui font le détour par l'idéogramme afin de faire piger le truc aux réticents / Celui qui tend à épurer son discours de toute référence culturelle ou littéraire explicite afin de se rapprocher du peuple et des indigènes plus proches de la nature que ses collègues de la fac de Lettres / Celle qui a le don de raconter des conneries en 3D / Ceux qui dissertent à propos de la mise en espace des romans d'Ivy Compton-Burnett par le seul truchement des dialogues qui annoncent en somme Beckett et tout le fourbi / Celui qui donne à voir à condition qu'il ait à boire / Celle qui voit la IXe Symphonie de Mahler  rien qu'à déchiffrer la partition dans le métro aérien de New York pourtant tristement connu des mélomanes pour son acoustique discutable, etc.  

     

    Peinture: Joseph Czapski.

  • De vieux amis

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    Après notre cappuccio de tous les matins, assortis de force dolci, la Professorella nous a emmenés ce matin à Bocca di Magra tout en nous faisant l’irrésistible récit du séjour de l'écrivain Georges Borgeaud en Toscane, qui non seulement est arrivé à se faire payer le voyage mais a renouvelé en outre sa garde-robe aux frais de ses hôtes. Or nous sourions et rions sans discontinuer, avec la Professorella qui est devenue, en quelque jours une véritable amie, autant que le Gentiluomo. Moi qui me suis toujours senti mal à l'aise en compagnie des universitaires du milieu littéraire romand, le plus souvent guindés et rabat-joie, je suis enchanté par le bon naturel et la gouaille de la Professorella, dont l'enfance et l'adolescence très difficiles, la jeunesse problématique et borderline, puis les études menées contre vents et marées, le départ en Italie et la carrière, participent d'une expérience humaine et d'un caractère hors du commun qui me rappellent  la trajectoire inverse, d'Italie en Suisse, d'une Anne Cuneo. Sacrées bonnes femmes ! Et combien je suis content, aussi, de voir ma bonne amie, qui a passé sa licence universitaire la cinquantaine passée, s'entendre si bien avec la Professorella tandis que je souris aux vitupérations mussoliniennes du Gentiluono ne cessant de conspuer la pourriture actuelle du "povero paese" avec des accents nostalgiques et des incantations au Duce que je récuse évidemment.

     

    Professorella77.JPGNos amis prisent, tous deux, les romans policiers qu'on appelle gialli, en Italie, et je les verrais bien en protagonistes de romans noirs subtilement retors à la Highsmith, non pas assassins l'un de l'autre mais peut-être complices dans la couverture d'un meurtre particulièrement esthétique ou à valeur politique purificatrice. Je sens plus de tendresse, chez la Professorella, à l'endroit de son étudiant quinqua de la prison de Pise, meurtrier par amour, que pour ses collègues de la Faculté des Lettres de Lausanne dont elle  persifle volontiers les intrigues et les ridicules. Au chapitre toujours réjouissant des racontars, je me suis régalé de l'entendre évoquer les séjours, à Pise, d'un Gilles Deleuze et de ses secrétaires-esclaves, ou d'un Michel Foucault plus débonnaire à son dire; et le feuilleton de ses relations avec Maître Jacques, auquel elle a consacré tout un livre, ne m'a pas moins enchanté tant elle y met de couleur et d'humour. Plus qu'un bas-bleu ordinaire, comme on en trouve tant dans la paroisse littéraire romande, notre amie était LA spécialiste de littérature, un peu canaille sur les bords, qui pouvait évoquer la place de la femme dans les romans de Jacques Chessex ou parler de Nicolas Bouvier sans forcément poser à la vestale vénérante du Temple.            

    Copie de DSCN7334.JPGIl n'y a guère que quelques jours que nous avons débarqué à Marina di Carrara et pourtant, étrangement, il me semble que nous avons déjà là de vieux amis, tant nos souvenirs respectifs s'entrecroisent, de nos plus belles années  de jeunesse (selon le mythe dont aucun de nous quatre ne semble être dupe) à celles que nous vivons aujourd'hui, en passant par divers personnages que nous avons connus dans  la bohème lausannoise de l'époque où la Professorella hantait  le Barbare, la librairie anar de Claude Frochaux ou les rives du lac où les plus belles filles du monde (selon Godard) draguaient les mecs - je pense évidemment à la Professorella en fleur d'une certaine photographie vintage soupirant au pied d'un macho à chemise ouverte et avenir assuré dans le Barreau...                                      (A Marina di Carrara, ce jeudi 27 mars 2008)

     

    (Cette évocation est extraite d'un livre en chantier)

  • Ceux qui vivent dans les arbres

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    Celui qui s’est bricolé un abri dans les arbres / Celle qui ne boude jamais dans son boudoir / Ceux qui ont le sens de la clairière / Celui qui fuit les estrades / Celle qui relit la Cinquième Promenade du Rêveur solitaire dans la salle d’attente d’une modeste gare de zone industrielle / Ceux qui n’en finissent pas de visiter et de faire visiter l’unique pièce de leur cabane au toit défoncé / Celui qui parle avec émerveillement du mauve intense des landes de bruyère dont la fleur est la préférée de sa mère impotente / Celle qui chantonne en constatant le progrès quotidien de son lupus érythémateux / Ceux qui n’ont jamais tué un lapin et ne le regrettent point / Celui qui ne se sait pas affilié à la société secrète des zélateurs du point-virgule et qui l’est bel et bien / Celle qui remplit son nouveau matelas de laine de mouton sur lequel elle va faire des sauts dont elle se réjouit déjà, ah, ah / Ceux qui redoutent les émanations d’ammoniac / Celui qui croit reconnaître son père enfui dans le portrait de Napoléon le Premier qu’il déniche dans un placard secret de sa mère défunte / Celle qui pouffe tous les matins en retrouvant bien roses ses joues de lolotte dans le miroir ébréché / Ceux qui ont l’air d’anges même quand il se chient dessus / Celui qui se reproche de ne pas être attentif aux messages personnels du personnel céleste / Celle qui s’est fait à tout sauf aux lazzis de ses collègues téléphonistes de mœurs païennes / Ceux qui se planquent dans le tendre refuge de la poésie de Verlaine / Celui qui sait par cœur Booz endormi et en inflige la récitation à ses neveux insomniaques /   Celle qui se mitonne un lapin en gibelotte / Ceux qui attendent un petit signe du bon Dieu quand ils font le bien et son tout dépités de ne voir Rien / Celui qui raconte ses mécomptes au fils du Comte qui se cure le nez de son index à l’ongle rongé / Celle qui vend des rameaux de buis au magasin Le Bon Berger / Ceux qui portent leur auréole de côté comme un béret / Celui qui achète des romans noirs avec le produits de ses ventes de pains de glace / Celle qui lit Le Chemin de la perfection au milieu des peluches qui la voient travailler la nuit / Ceux qui s’identifient aux héros de Ponson du Terrail / Celui qui porte le nom de Clément Douleur qui en impose à ceux qui savent la triste fin de sa mère écrasée un vendredi 13 par un tram bleu / Celle qui bouchonne le catcheur dont les fesses rebondies ont la consistance de la courge crétoise / Ceux qui savent distinguer la scarole de la frisée et la trévise de la roquette / Celui qui a construit une estrade pour son lit à une place et y adjoindra un baldaquin au moment du deux-places / Celles dont les soupes sont si consistantes que les cuillers s’y tiennent au garde-à-vous / Ceux qui laissent dans l’ancien pavillon de chasse des reliefs de festins et peut-être même d’orgies / Celui qui a connu (au sens biblique)  la chaisière de la paroisse dans la chapelle désaffectée du château Peugeot / Celle qui lit Hérodote en surveillant la chèvre Amandine / Ceux qui aiment leurs enfants presque autant que leurs veaux / Celui qui prend à la glu les oiseaux pillards de son cerisier / Celle qui file des sucres d’orge aux jolis adolescents qui lui feront des choses à l’insu de l’épicier Lasueur / Ceux qui craignent de s’en aller sans avoir connu la griserie du Baptême de l’Air / Celui qui croyait voir le ciel de plus près du sommet de la Tour Eiffel d'où il a chu / Celle qui aime jouer de la flûte douce durant la sieste de faucheurs / Ceux qui se voient leurs enfants de la fenêtre alors qu’il s’est remis à pleuvoir sur la prison, etc.

  • Temps présents

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    Notes de l'isba (38)

     

    Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil ! En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !

     

     Augustine.jpgWebcams. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.  Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

    L'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité  de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là. Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de  Temps Présent.      

     

    MaxLobe.jpegFaits et fiction. -   Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

    Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres . Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...    

     

     

  • Cherche Blanc à marier

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    Un reportage de la RTS qui fait débat. Et la nouvelle inédite qu'en tire Max Lobe: La couleur du malheur. 

     

    Un reportage à la fois intéressant et dérangeant, à divers égards, a été diffusé cette semaine par la Télévisions suisse romande, à l'enseigne de Temps Présent, sur le thème Cherche Blanc à marier, avec une focalisation marquée sur les mariages plus ou moins truqués, et autres arnaques via Internet, observable notamment au Cameroun. Moments forts du reportage: les relations virtuelles établies, par l'entremise d'une webcam, par telle jeune femme décidée à se marier à tout prix avec un Européen; l'analyse, par un fonctionnaire camerounais, de faux documents de divorce produits par un mari camerounais établi en Suisse, ou l'établissement devant la caméra de faux papiers officiels, obtenus pour de l'argentau Cameroun et confirmant le divorce de la journaliste elle-même (!), ou encore l'intervention du cinéaste Thierry Ntamack,  auteur d'un film démystifiant les grandes espérances de certaines femmes africaines, intitulé Le Blanc d'Eyenga.

    Choqués par l'aspect certes "glauque" de certaines séquences, mais bien réelles hélas, des téléspectateur africains, notamment Camerounais, se sont exprimés avec virulence sur le Forum de la RTS. Au demeurant, il a été dit très clairement, pendant et après le reportage, que les situations exposées ne représentaient qu'une minorité des relations contractées entre Africains (ou autres étrangers) et Suisses. D'aucuns vont jusqu'à affirmer que l'émission aurait été programmée sciemment afin d'influencer les prochaines votation sur la révision de la Loi sur l'asile, ce qui semble évidemment faux. Du moins le débat mérite-t-il de s'ouvrir, car l'émission de TP expose une réalité indéniable qu'il serait vain ou hypocrite de nier. L'orientation du reportage peut-elle être taxée de racisme ? Nullement, même si l'accent porté sur les cas évoqués pèse peut-être excessivement, sans contrepoint positif.

             Réaction intéressante: celle du jeune écrivain camerounais Max Lobe, auteur de 39, rue de Berne, roman dans lequel les thèmes de l'exploitation des femmes africaines, autant que les mariages "bidon", à Genève, sont modulés avec autant de force expressive que d'émotion. Pour contribuer à sa façon au débat, Max Lobe vient d'ailleurs de composer la nouvelle que voici:

            

    La couleur du malheur

    par Max Lobe

     

    Moi aussi je cherche mon Blanc. Et je me fiche du qu’en dira-t-on.

    Ma mère a toujours été claire dans cette histoire-là : le jour où je lui ramène un Nègre chez elle, out ! elle me fout dehors. Elle me fout dehors et me renie.  Punto basta. Quelle honte ! elle s’offusque toujours. Un gendre noir pour elle, c’est un échec. Non, elle n’en veut pas. Et moi, je la comprends.

    Depuis mon plus jeune âge, ma mère a toujours soutenu qu’elle avait trop souffert de la discrimination raciale ici chez les Blancs où moi j’ai eu la chance de naître. Elle m’a toujours dit qu’elle avait été dénigrée au contact des Blancs. Elle s’était sentie salie, certes. Mais ma mère a toujours soutenu défendu qu’elle s’était davantage sentie salie au contact des Noirs. Elle demandait à Dieu comment il avait eu la mauvaise idée – oh combien mauvaise fut-elle! – de la créer Noire. Femme et noire : l’équation de tous ses malheurs, elle dit. Elle avait pourtant tout fait pour s’arracher cette couleur incrustée dans sa peau. En vain. Même des bains réguliers dans de l’eau de Javel n’y pouvaient rien. Exténuée, elle avait dû déclarer forfait.

    Le comble, c’est l’erreur qu’elle a commise en se mariant avec un Noir. Elle se le reproche tout le temps.

    Mourâh c’est ma mère. Elle est née dans un Cameroun en pleine colonisation. Elle dit qu’à l’époque on chantait la Marseillaise dans les écoles bantoues. On était Français. On était Français et bien éduqués. On portait des petites robes blanches, des chapeaux à visière rose et des chaussettes bien propres. Mourâh s’est toujours vantée d’avoir été à l’école du Blanc. Ses parents aussi, dit-elle. Vers la fin de ses études primaires, elle devait se marier. C’était comme ça. Son promis venait de terminer son Brevet d’études du premier cycle. Il devait partir en Métropole, en France. Partir en Métropole pour rallonger ses connaissances. Mais avant son départ, sa famille avait jugé qu’il n’était pas bon pour un homme de rester seul. La famille de cet homme-là avait cogné à la porte des parents de Mourâh et avait demandé sa main. La dot était conséquente, correspondant au niveau d’études très élevé de ma mère. On avait tout arrangé entre familles. Ma mère était absente, bien sûr. Elle savait qu’elle allait finir par aimer cet homme-là. Elle allait l’aimer. L’aimer parce qu’il avait un Brevet d’études. L’aimer parce qu’il partait en Métropole, à Paris. L’aimer parce qu’il allait devenir son mari. L’aimer parce que c’est comme ça. L’aimer parce que ça s’apprend, l’amour. Avec le temps, tu finiras par l’aimer, lui disaient les autres femmes, conseillères.

    Quelques années plus tard, après avoir réussi son certificat d’études primaires, elle avait rejoint son mari, ce Noir-là. Dès les premiers mois, c’était la galère. Il lui avait imposé deux autres épouses noires ; elles n’étaient même pas bantoues ! C’était à prendre ou à laisser. Mourâh avait écrit à sa famille pour leur raconter que les choses ne lui convenaient pas là où on l’avait envoyée. Elle avait reçu une lettre qui lui disait ce qu’elle n’ignorait pas. Et ce qu’elle n’ignorait pas c’était que l’amour-là, ça s’apprend. Ça s’apprend comme toute autre chose. Ça vient petit à petit, avec le temps. Il faut seulement être patient. C’est tout.

    Elle savait ce que voulait dire être épouse dans un ménage polygame puisqu’elle était elle-même issue de ce type de famille. Quand c’est ton tour de donner la chose-là, il faut seulement donner. Sans broncher. Elle était devenue une donner-donner. Une donneuse. Et son mari prenait ça comme il voulait. Comme un fauve. Aucune tendresse, elle dit. Aucun mot doux. Aucun préliminaire. Ma mère était donneuse et lui preneur. Chacun a sa place. Chacun joue son rôle. Et le jour où ma donneuse de mère avait eu la mauvaise idée de fermer ses jambes alors même que c’était son tour de donner, cela lui avait valu une magistrale bastonnade. Un poignet cassé, des cheveux arrachés, un œil de panda et de nombreux autres bleus. Tout ça c’était passé en France. En Europe oui ! La peur, le silence, la soumission : c’était là les maitres mots. Donne tes fesses, cuisine et tais-toi.

    Mais Mourâh n’était pas comme ses coépouses. Elle s’était entêtée. Après tout, n’avait-elle pas fait un certificat d’études primaires ? Ne lui avait-on pas enfoncé dans le crâne depuis toujours qu’elle était Française, Blanche et bien éduquée ? Alors, pourquoi se laisser malmener ainsi par un vulgaire Noir ? Ma mère rêvait d’amour. Elle rêvait de tendresse. Elle rêvait de petits jeux amoureux comme le chantaient ces talentueux artistes français. Des textes qu’on leur faisait lire et chanter à l’école du Blanc, en terre bantoue. Elle attendait toujours que lui soient offertes des perles de pluie venues des pays où il ne pleut pas. Elle attendait toujours que surgisse un jour son aigle noir avec des yeux couleur rubis et des plumes couleur de la nuit comme dans ses rêves d’enfant. Oui elle attendait toujours qu'on lui demande d’aller décrocher la lune, d’aller voler la fortune et de se teindre en blonde. Mais rien de toutes ses attentes jamais dévoilées n’arrivait. Son homme était juste trop Noir pour se ployer devant de tels caprices de petites Blanches. Ce qu’il voulait, lui, c’était manger et baiser à satiété. Le reste, on s’en tape !

    D’un de ses multiples viols conjugaux, Mourâh était tombée enceinte. J’étais née, en France. Au Cameroun on avait dit que Mourâh était une vraie femme. Voilà qu’elle a fini par apprendre à aimer, avait-on constaté  en regardant des photos d’elle. Photos où elle s’efforçait tant bien que mal à de sourire. À son faux sourire, au pays, on avait dit que c’était le sourire des Blancs. Que Mourâh était devenue Blanche.

    Mais peu après ces âneries familiales, ma mère s’était enfuie du domicile conjugal. Son bébé au dos. C’est dans un refuge pour femmes battues qu’elle s’était cachée.

    Mais le noir ne dure jamais éternellement, Mourâh me dit toujours. Le soleil finit par jaillir, elle conclut. Son soleil blanc avait fini par l’éclairer. Et c’est le Blanc de ma mère qui maintenant est mon père. Je porte son nom et c’est lui qui m’a élevée.

    Voilà pourquoi ma mère dit qu’elle ne veut plus voir la trace des Nègres dans sa descendance. Et moi, je la comprends.

    Moi aussi je cherche mon Blanc. Et en toute sincérité, je me fiche de ce que les gens penseront de moi. Je suis née ici. Je suis d’ici. Désormais mes origines sont ici, ici en Europe, vous me comprenez bien ?! Je suis une Européenne. Je suis une Blanche ! Blanche je suis dans ma pensée. Blanche je suis dans mon quotidien. Blanche je suis par mon accent. Blanche je suis dans mon alimentation. Blanche je suis dans mon sourire. Blanche je suis jusque dans mes rêves. Dites-le-moi, pourquoi vais-je aller avec des Noirs ? D’ailleurs j’ai quitté Paris parce qu’il y en a trop ! Ils sont partout. Partout, on les voit. Dans les métros, dans les avenues, dans les magasins, et maintenant même à la télévision et dans la politique. On se croirait en Afrique! Aussi ai-je décidé de quitter Paris, de quitter la France. Je vis aujourd’hui dans le Gros-de-Vaud en pays vaudois, dans une petite commune de quelque deux cent habitants. Je suis la seule Noire du village et c’est mieux comme ça.

    Et quand je pense à toute la discrimination que ma mère a vécue depuis son arrivée en Europe. Les boulots de merde. Une administration qui vous discrimine au patronyme. Un voisin de palier qui vous soupçonne des odeurs de poisse et de viande de brousse. Une sphère politique qui vous traite de profiteurs. Un peuple qui vous prend régulièrement pour cible. Quand je pense à tout cela… Quand je pense à toute la discrimination que j’ai moi-même vécue malgré le fait que je suis Blanche. Quand je pense à tout cela, je me dis : non, plus jamais ça. Plus jamais de cette vilaine peau dans ma famille.

    Tout ce mépris, tout ce dédain à cause de ce noir qui salit ma peau si abondamment.Non, je ne veux pas de cela pour ma descendance. Quand je pense à tous ces produits que ma mère a déversé sur ma peau pour venir à bout de cette couleur du dénigrement, cette couleur du rabais, cette couleur de l’insulte, cette couleur de la suspicion, de la souffrance, de la pauvreté, du désœuvrement, de la famine, de la guerre, de l’excision, du mal, de toute la misère du monde… Je me dis non, je ne veux pas de cela pour ma progéniture. Je ne veux pas de la même souffrance pour mes enfants. Est-ce si difficile à comprendre ?… Je n’en veux pas.

    Et malheur ! Je dis bien malheur ! Malheur à mes filles couleur renversé à qui je donnerai un patronyme européen, celui de mon Blanc que j’aurais trouvé sans grande difficulté puisque je suis moi-même Blanche. Malheur à mes filles si elles ramènent dans ma famille un nom bizarre. Malheur à elles, si elles osent ramener encore cette couleur-là dans les voies de mes entrailles. Malheur !

     

     

       

     

     

     

    Cherche Blanc à marier. Rediffusion le lundi 3 juin 2013 à 16h sur RTS Deux. Un reportage de Philippe Mach et Isabelle Ducret Image : Philippe Mory Son : Blaise Gabioud Montage : Valérie Weyer

     

     

     

     

  • Pour aller danser...

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    … Elle avait beau se trouver au pied du mur, comme qui dirait qu’elle faisait tapisserie dans sa robe sac, mais tout à coup il s’est passé quelque chose, je ne sais pas, la brise du soir, un rien de sensualité coulant du boulevard, et voilà qu’elle s’est mise à onduler, toute lascive et molle, sa robe s’est remplie d’airs, on y a vu à travers, on aurait dit qu’elle dansait avec son ombre claire, enfin quoi plus belle qu’elle à ce moment-là tu oublies…
    Image : Philip Seelen

  • Une tragédie ordinaire

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    Sur Le Passé, d'Ashgar Fahradi.

     

    Il est certains films dont les qualités, qu'on pourrait dire simplement humaines, liées à l'émotion qu'ils suscitent à la ressaisie de situations dramatiques, voire tragiques, vont de pair avec l'élaboration d'une forme artistique accomplie, tant pour leur mise en scène que dans le travail des acteurs, et sans doute Le Passé, de l'Iranien Ashgar Fahradi, présenté au dernier festival de Cannes, en est-il un exemple des plus remarquables.    

     

    Ceux qui ont déjà vu Une séparation, qui décrocha l'Ours d'or du festival de Berlin en 2011 et fut admiré un peu partout dans le monde, se rappellent la première qualité d'Ashgar Fahradi, directeur d'acteurs dont l'extrême sensibilité se confirme dans Le Passé, en complicité parfaite avec d'admirables acteurs et un imagier de premier ordre.

    Si l'opus précédent du réalisateur iranien se passait à Téhéran, dont le climat social était assez lancinant, Le passé se déroule en région parisienne où Marie (Béatrice Béjo, saisissante d'intensité à foucades et replis) vit avec sa fille Lucie (genre grande ado révoltée, qui porte un lourd secret et à laquelle Pauline Burlet prête son très beau visage et sa sensibilité vive)) avec son nouvel ami Samir (Tahar Rahim, dont l'immense talent s'est imposé dès Le prophète de Jacques Audiard), le fils de celui-ci et sa fille cadette à elle - deux rôles d'enfants incarnés à merveille par les petits Elyes Aguis et Jane Jestin.  

     

    Lepassé04.jpgAu début du film, après quatre ans de séparation, le mari de Marie, Ahmad (le cinéaste Ali Mosaffa, passé de l'autre côté de la caméra) débarque à Paris à la demande de sa femme qui désire régler une procédure de divorce relevant apparemment de la formalité. Or la situation que découvre Ahmad, reparti au pays après avoir vainement essayé de s'adapter à la vie française, se trouve plombée par un secret, voire plusieurs secrets, qui entourent le geste désespéré de la femme de Samir, plongée dans le coma depuis des mois. Passons sur les détails, même si tout dans ce film repose sur les détails parfois infimes qui changent souvent le cours de nos vies, et que le scénario travaille en finesse. D'aucuns, à ce propos, ont parlé de pesanteur ou de lenteur, mais il me semble que le refus de dynamiser artificiellement l'action, au profit des sentiments en jeu dans leur dévoilement progressif, donne justement sa force sans pathos à ce film d'amour scellé par le tragique le plus ordinaire.

    Comme dans Une séparation, le regard porté sur ses personnages par le réalisateur, sans pesanteur accusatrice aucune, laisse entrevoir la part de responsabilité de chacun, jusqu'au plus innocent en apparence. Au latent sentiment de gâchis, qui pourrait se dégager de telles situations typiques des familles éclatées ou recomposées si banales de nos jours, s'oppose un effort de compréhension et de pacification, aux conséquences parfois imprévisibles, que poursuit ici l'ex de passage. Bref c'est un film à voir absolument que Le Passé, dont on ne sort pas bouleversé mais ému, touché, réellement interpellé...       

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  • On the Rocks

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    … La question n’est pas de savoir s’il est plus élégant de patiner sur un iceberg ou sur un glacier de Terre de Feu : ce qui compte est le style qui s’y adapte à chaque fois, car tout dépend des surfaces taillées et du plus ou moins aigu des angles, tant que de la consistance cristalline de leurs biseaux - mais quelle griserie c’est à tout coup de toupiller imaginairement sur son glaçon à la pointe de ses lames tout en laissant couler en soi la chaleur ambrée de son treizième Coca-cognac…
    Image : Philip Seelen

  • Un Gatsby qui en jette

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    Dans une version baroque et kitschissime, Baz Luhrmann se montre moins infidèle à la lettre qu'on aurait pu le craindre...

    L'adaptation cinématographique des grands textes littéraires est souvent décevante, et c'est un peu à reculons que nous allions assister ce soir à la projection de Gatsby le magnifique de Baz Luhrmann, mais une chronique de Sorj Chalandon, dans Le canard enchaîné, m'avait incliné à une curiosité qu'auraient pu décourager divers autres jugements très négatifs. Excès de paillettes et d'effets spéciaux, avais-je entendu dire, blockbuster hollywoodien tape-à-l'oeil noyant le récit au dam de tout romantisme. Bref à peu près ce que je déteste à l'ordinaire.

     

    Gatsby03.jpgOr curieusement, c'est justement le summum de l'artifice qui m'a intéressé dans cette version frisant parfois le surréalisme dans le kitsch visuel, comparable au parti pris esthétique hyper-kitsch du Querelle de Jean Genet adapté par Rainer Werner Fassbinder, autre exemple d'une transposition paradoxalement très proche du texte en dépit de sa féerie plastique. Car les mots du texte de Fitzgerald traversent le film de part en part, sous la plume de Nick Carraway le narrateur. 

     

    Gatsby01.jpgJe comprends, cela va sans dire, la frustration de ceux qui s'attendaient à une adaptation plus "classique" du Great Gatsby, tant par le décor que par l'atmosphère de l'époque. En l'occurrence, cependant le "décor" numérique de New York et des châteaux, évoquant plus le Las Vegas d'un cocaïnomane que les demeures patriciennes de la côte Est, touche au rêve éveillé par sa grandiose folie autant que par l'hyperréalisme de BD des scènes misérabilistes, constituant une sorte d'objet en soi et ressortissant plus à la manipulations d'images virtuelles qu'au cinéma ordinaire, dans lequel s'inscrivent les protagonistes.

     

    Gatsby05.jpgCela étant, les personnages  du drame sont bien là, physiquement présents et "dégageant" leur aura particulière, autant en ce qui concerne Jay Gatsby campé par le magistral Leonardo di Caprio, que l'adorable Daisy en son double rôle (Carey Mulligan) et le "narrateur" Nick Carraway (Tobey Maguire) dont la présence décentrée de témoin est bien rendue par un jeu distancié non dénué d'attention amicale.    

     

    Bref, la partie psychologique du drame reste assez bien cadrée dans les scènes de retrouvailles de Gatsby et Daisy, ou dans la confrontation des deux rivaux, et la fin du film, par-delà les assommantes cascades de voitures et autres zooms calamiteux sur Manhattan ou les étoiles filantes, rejoint le livre de Fitzgerald en douceur, non sans un filet d'émotion, par la seule vertu des mots. Après cela,on oubliera vite le film pour revenir au livre... 

     

     

  • Au piège du temps

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    À propos du dernier roman de Martin Suter

     

    C'est  un livre étrange et un peu fou, dégageant une sensation physique e t psychique de malaise et de curiosité mêlés, que le dernier roman de Martin Suter, intitulé Le Temps, le temps et modulant une réflexion apparemment abstraite à partir de faits apparemment concrets sur la nature du temps.

    Lorsque Martin Suter était enfant, il recopia une comptine qu'il cite en épilogue et disant: "Le temps, le temps / il fait un long voyage, / il court il court / vers l'éternité".  

     

    Mais qu'est-ce au juste que le temps, dont on ne sache pas que même Marcel Proust l'ait rencontré ? Existe-t-il plus que Dieu dont on ne trouve pas le nom cité une seule fois dans la Recherche ? Le vieux Knupp est persuadé du contraire: il pense que le temps n'existe pas. Ce qui existe, selon lui, ce sont les modifications liées au passage des jours et des années, qu'il suffirait en somme de supprimer pour "tuer" le temps ou, plus exactement, afin de prouver que celui-ci n'existe pas.

     

    Le prof octogénaire Knupp a élaboré sa théorie après la mort de sa femme, une vingtaine d'années plus tôt, à la suite d'un voyage en Afrique. L'événement, bonnement inconcevable pour ce personnage très organisé,  l'a choqué au point qu'il en est venu, comme souvent cela arrive après les grands traumatismes qui nous font imaginer que l'événement n'est qu'un cauchemar, à reconstituer le monde environnant supprimant toutes les modifications apparentes, de la taille des arbres aux moindres objets constituant le décor de ce quartier petit-bourgeois propre-en-ordre où il se trouve que son vis-à-vis immédiat, un certain Peter Taler, a vécu à peu près le même drame, à cela près que sa femme à lui a été assassinée à sa porte.

    Comme on s'en doute, les deux personnages seront amenés à se rencontrer, et d'abord parce que Peter Taler, de la fenêtre qu'il ne quitte plus depuis la fin tragique de sa femme, observe sans discontinuer le voisinage en quête du moindre indice pouvant se rapporter à l'assassin, et plus particulièrement le vieux Knupp qu'il a naturellement soupçonné malgré les dénégations de la police. Or ce qu'il va découvrir, c'est que le vieux Knupp l'épie lui aussi, et depuis assez de temps pour savoir, peut-être, ce qui s'est passé le jour du meurtre. Ce qui les rapproche est évidemment le fait qu'aucun des autres n'a "tourné la page", rejetant chacun à sa façon la réalité et son inscription dans le temps De fil en aiguille, Taler va se trouver engagé dans l'entreprise de plus en plus extravagante de Knupp, qui ne laisse d'intriguer et d'inquiéter le quartier... Dans la foulée, on pense à Bouvard et Pécuchet en suivant les menées des deux personnages à la fois grotesques et comiques, auxquels le romancier parvient à nous intéresser.

     

    S'il démarre lentement et progresse au rythme des déambulations de nos deux barjos alémaniaques, ce roman singulier peut être lu comme une espèce de fable très suisse, à la fois par le climat  sourdement oppressant dans lequel il se déroule - le quartier a quelque chose de terrifiant dans sa tranquillité menaçante, où tous s'observent en coin - et par la réflexion qu'il développe sur le refus de tout accroc dans la trame des jours, revenant à la fois au refus de la mort et, bien entendu, de la vie.     

     

    Comme dans Small World, premier de ses romans explorant le bord des gouffres physiques et psychiques de la maladie d'Alzheimer, Martin Suter parvient à capter l'attention du lecteur avec un art de conteur simplement magistral, jusqu'au dénouement rusé à souhait.

    Martin Suter . Le Temps, le temps. Editions Bourgois, 354p.

  • Ceux qui n'en reviennent pas

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    Celui qui en reste baba / Celle qui se sent dépassée / Ceux qui se cherchent une contenance / Celui qui a découvert ses limites de tolérance à l’odeur corporelle au bureau / Celle qui prétend qu’elle reconnaît une personne de couleur les yeux fermés dans l’autobus / Ceux qui spéculent sur l’au-delà / Celui qui reprend sa mise / Celle qui va pour présenter sa fille Agathe au concours de Miss Handicap / Ceux qui ont fait leur deuil de leur l’Opel Kadett restée sous une coulée de boue du Teufelhorn / Celui qui en revient à l’omnibus pedibus selon son expression de radinus / Celle qui a compris que des enfants ne lui permettraient pas de s’affirmer en tant que battante à la japonaise / Ceux qui ont renoncé à se faire exploser dans un grand magasin par simple nonchalance / Celui qui est stupéfait de constater la vitesse de dégradation d’un visage quand la méchanceté sévit / Celle qui a fait le tour de la Question et ne se gêne donc plus de prendre du poids et même d’en jouir, ah, ah / Ceux qui se mouchent dans leurs doigts avant de serrer la main du dentiste aux ongles douteux / Celui qui pose en slip minimum dans le bulletin des Body Builders du quartier des Oiseaux / Celle qui est jalouse de son cousin Paul dont le magazine Je m’occupe fait l’éloge à propos de son élevage de ragondins / Ceux qui font le poing dans leur poche revolver / Celui qui gît sous le coup que Morphée lui a assené en plein débat sur le développement durable / Celle qui boit les paroles du diacre dont la ressemblance avec George Clooney diffuse une sorte de parfum de café subliminal / Celui qui vainc les forces du Mal en bombant le torse / Celle qui vainc les forces du Mal en fronçant le sourcil / Ceux qui ont vaincu les forces du Mal en leur jeunesse scoute et qui les reçoivent maintenant à goûter, eh eh / Celui qui dit que la modiste travaille du chapeau / Celle qui opine du chef et parfois du sous-chef / Celles qui font l’amour avec leur piano à queue mais au figuré s’entend / Celui qui change de nom la nuit / Celle qui demande à Pablo de l’étonner et qui se fait larguer dans la foulée / Ceux qui constatent que plus rien n’est comme avant et se demandent : et après ?, etc

    Image :Philip Seelen.

  • Le chorus géant d'Alain Gerber

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    Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.

    L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".

    NewYork9.jpgOn est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !

    De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.

    Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.

    C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.

    Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.

    Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.

    Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.

    Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p.

  • Cingria clochard cosmique

     

     

    Cingria130001.JPGLa nouvelle édition critique des Oeuvres complètes du génial Charles-Albert inspire même les pédants !

    Charles-Albert Cingria (1883-1954) est un immense écrivain mineur qui ne sera jamais lu par plus de mille lecteurs. Mais ceux-ci font des petits et l’œuvre, pas toujours facile d’accès, continue de susciter le même émerveillement candide ou savant.

    La légende de l’extravagant personnage, charriant mille anecdotes savoureuses, conserve son aura. Georges Haldas nous le décrivait pionçant sur des sacs de sucre à la gare de Cornavin ou lavant ses caleçons dans le Rhône; un autre ami l’a vu traverser la pelouse de l’éditeur Mermod et rejoindre la compagnie très chic en beau costume, prêté par ses hôtes, non sans traverser le bassin aux nénuphars. On en aurait comme ça des sacs !

    Cingria13.JPGVélocipédiste savant sillonnant l’Europe, d’Ouchy à Sienne ou de Genève à Paris, en passant par le Maroc et la Provence, avec sa petite valise aux manuscrits, son béret basque, ses boîtes de cachous (pour les enfants) et ses pantalons golf, Cingria fut le plus atypique des écrivains issus de Suisse romande. Pittoresque et bien plus, ce fils de famille cosmopolite (Turco-polonaise et genevoise d’assimilation) d’abord aisée et ensuite ruinée, ne gagna jamais sa pitance qu’en écrivant. Des tables l’accueillaient un peu partout pour le  sustenter et bénéficier de ses sublimes improvisations de conteur. Il vécut souvent à la limite de la misère, humilié par les bourgeois (et plus encore les bourgeoises) qui lui supposaient par ailleurs des mœurs douteuses. Un épisode pédérastique anodin - de jeunes voyous pelotés sur une plage - lui valut ainsi un bref séjour dans les prisons de Mussolini. Mais la sublimation radieuse, autant que l’alcool (certains le disaient « toujours ivre ») remplacèrent sûrement la vie affective et sexuelle de cet homme très pansu à tête de forçat dont l’œuvre, pourtant extrêmement poreuse et sensible, est pure de toute psychologie sentimentale.

    Or Cingria, autre paradoxe, s’est acquis des lectrices fanatiques, séduites par sa façon prodigieuse d’enluminer le monde, à l’écart des embrouilles politiques et de la platitude quotidienne. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs joué un rôle décisif dans le rassemblement d’une œuvre énorme mais longtemps éparpillée en une constellation de revues et journaux.

    Cingria7.JPGÀ relever alors: que ses écrits follement originaux, lumineusement profonds, furieusement toniques, mais aussi précieux, voire parfois abscons, n’ont jamais cessé d’être lus depuis la mort de l’écrivain. De nouvelles générations d’amateurs et de commentateurs se bousculent ainsi au portillon du paradis poétique de celui qu’on appelle familièrement Charles-Albert, comme Rousseau est appelé Jean-Jacques.

    Les deux premiers (énormes) volumes de l’édition critique des Œuvres complètes, qui en comptera sept , viennent de paraître sous couverture bleue à motifs dorés, témoignant de ce persistant et joyeux intérêt. On pouvait craindre, comme avec Ramuz, que les « spécialistes» asphyxient le texte sous leurs commentaires pédants ou jargonnants. Mais ce Gulliver, loin d’être bridé par les Lilliputiens universitaires, les inspire au contraire !

    À la première édition «safran» en 18 volumes, dirigée par Pierre Olivier Walzer et  suivant l’ordre chronologique des parutions, succède ici une édition critique qui a le grand avantage, après le désastre ramuzien, de placer les gloses, souvent bienvenues d’ailleurs, après les textes. De nombreux inédits intéressants, des notes de pas de page souvent utiles, des descriptions «génétiques»    également éclairantes donnent son sens à l’entreprise. Chaperonnée par la très diligente Maryke de Courten, introduite avec brio malicieux par Michel Delon, l’édition suit un classement parfois discutable mais en somme ingénieux et conforme à  l’esprit kaléidoscopique et buissonnant de Charles-Albert, dûment expliqué par la vestale du Temple que figure  Doris  Jakubec.

    Cingria77.jpgUne constellation d 'hommage persillés

    «Ah, sacré Charles-Albert !», s’exclame le jeune écrivain et lettreux vaudois Daniel Vuataz, 26 ans, qui vient de décrocher sa licence avec une étude consacrée à la légendaire Gazette littéraire de Frank Jotterand. Simultanément, le lascar a conçu et dirigé un triple numéro de la revue lausannoise Le Persil, fondée par Marius Daniel Popescu. 

    48 pages sur papier pelure grand format, réunissant des inédits, une iconographie formidable et des textes d’auteurs reconnus (comme Philippe Jaccottet, François Debluë ou Corinne Desarzens, notamment) ou de la génération de Daniel Vuataz, aux tons très divers et répondant éloquemment à la question-titre : «Pourquoi faut-il relire Charles-Albert Cingria ?».

    Après divers autres hommages «historiques», dès la mort de l’écrivain (la fameuse Couronne de la N.R.F., chez Gallimard, en 1955), deux petits livres également épatants viennent de paraître chez Infolio, sous la direction de Patrick Amstutz: Florides helvètes de Charles-Albert Cingria, par Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris, fourmillant de notations pertinentes; et  un recueil d’hommages intitulé Cippe à Charles-Albert Cingria, d’excellent niveau lui aussi.

    Charles-Albert Cingria. Œuvres complètes, Vol. 1 et 2. L’Age d’Homme, 2012.

    Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris. Florides helvètes de Charles-Albert Cingria. InFolio, coll. Le Cippe, 109p.

    Cippe à Charles-Albert Cingria, InFolio, Le Cippe, 118.

  • Ramuz classique en toute jeunesse

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    Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.  

     

    Ramuz1.jpgLes portraits du vivant de Ramuz nous le montrent sous un visage austère. Il a l’air bien grave, Monsieur Ramuz, sur les photos. Pas le genre bohème ou romantique, même en sa jeunesse, d’un Rimbaud ou d’un Blaise Cendrars, le grand voyageur qui fait rêver les adolescents. L’air digne, Ramuz n’a rien d’une « icône » de la littérature, comme on le dit aujourd’hui. Son apparence est d’un homme de lettres posé, non sans élégance avec sa cape noire, l’air un peu démodé.  Et pourtant Ramuz reste d’aujourd’hui. Du « profond aujourd’hui», pour citer encore Cendrars. D’un présent qui traverse les siècles par son humanité et son verbe toujours frais, comme une herbe matinale ou l’eau d’un lac de montagne. La nature est d’ailleurs un élément fondamental de son œuvre, et c’est important aujourd’hui que notre terre est menacée. Après Jean-Jacques Rousseau, Ramuz est en effet un grand poète de la nature. Il consacre des pages magnifiques à ce qu’il voit de sa fenêtre : le lac et les montagnes, les vignes et les champs de blé, mais aussi à ce que l’homme tire des vignes et des champs de blé : le vin et le pain. L’homme de Ramuz fait partie de la nature, au sens le plus large, bien enraciné dans le pays qui est le sien, et qui déborde sur le cosmos.

    Panopticon44.jpgEntre le lac et le soleil, la terre est travaillée par l’homme, comme il en a été de tout temps et partout. Or, les personnages de Ramuz, même vivant à la campagne ou à la montagne, nous touchent au cœur par les drames qu’ils vivent, comme les ont vécu les hommes de tous les temps et de tous les lieux de la terre.   Aline, jeune femme engrossée par un fils de notable et ensuite abandonnée, pourrait être chilienne ou chinoise. Jean-Luc, montagnard trompé par sa femme, pourrait être russe ou sicilien. Le martyre vécu par le petit chien, que les bergers alpins laissent crever sans pitié dans une faille de rocher, dans la nouvelle bouleversante intitulée Mousse, pourrait être aussi mal traité par des bergers grecs de l’Antiquité, de même que le martyre vécu par le vieux cheval battu, dans Le cheval du seautier, est le même que celui dont parle, dans Kholst Mer, le romancier russe Léon Tolstoï. C’est en cela que Ramuz est de partout et de tout temps. A quoi s’ajoute la musique d’une langue nouvelle.

    C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…

    Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.

    Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète. 

     

    Salut à beaucoup de personnages

    Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.

    Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en  découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien,  fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.

    PanopticonB124.jpgLe montagnard Jean-Luc Robille, protagoniste de Jean-Luc persécuté, troisième roman de Ramuz paru en 1908, est également une figure de victime dont le cœur simple et bon contraste avec la fourberie moqueuse de sa femme, qui paie avec son enfant le prix de sa trahison.

    Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé  et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.

    Or, ce que Ramuz a  vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’  Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».

    « L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à  la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…

     

    Un terrien au bord du ciel  

    Ramuz2.jpgRamuz détestait les bourgeois encaqués dans leur confort, sans céder pour autant aux sirènes des idéologies de son époque, nazisme ou communisme. Il fut un grand romancier des destinées individuelles dans ses cinq premier romans, avant une mutation marquée par la publication d’ Adieu à beaucoup de personnages, en 1914. Par la suite, ses romans évoluèrent vers de grands évocations «épiques », selon son expression, à la fois poétiques et traversés par de grandes question touchant à la condition humaine. Les personnages y seront moins des individus auxquels nous nous identifions que des « types », et l’écrivain y « creuse » plus qu’il n’étend son territoire, tournant décidément le dos à la ville.

    La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…

     

    (Ce texte a paru dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy)

  • Ceux qui élèvent le débat

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     Celui qui rêve d'une nouvelle alliance entre les vivants et le vivant / Celle qui se relève en chantonnant avant de faire un doigt d'honneur à l'évangéliste en Mercedes /Ceux qui estiment que tout ce qui a été tordu peut être redressé / Celui qui se rappele "le monde merveilleux des métamorphoses qu'invente la féerie de l'enfance et que l'adulte dédaigne d'explorer pour le refouler en fantasmes morbides dont il s'empoisonne l'existence" / Celle qui renonce à dire que la vie est sacrée pour affirmer qu'elle est bien belle et bonne à vivre / Ceux qui récusent "l'art funeste d'étouffer la nature" que désignait Diderot / Celui qui recommande la tolérance pour toutes les opinions et l'intolérance pour tout acte inhumain / Celle  qui se sent mieux dans les brasseries que dans les temples et les cabinets de psys / Ceux qui s'opposent à toute forme de mutilation prétendue sacrée et à toute mise à mort sacerdotale des bêtes / Celle qui rappelle le geste de la poétesse Qurrati 'l-Ayn appelant dans la Perse de 1848 les femmes à se libérer du tchador et de la tyrannie masculine /  Ceux qui constatent que le sacré est trop souvent l'alibi de la barbarie / Celui qui peine à croire en aucun âge d'or de l'humanité même si les cueilleurs du magdalénien se la coulaient plus douce que les mineurs du Katanga ou les paysans chinois / Celle qui te fait valoir les dernières découvertes de la paléontologie selon lesquelles l'exhumation des squelettes aurignaciens ou magdaléniens ne laisse point apparaître de crânes fracassés à coups de battes de base-ball ou de poitrines percées au sabre de Ninja /  Ceux qui revendiquent l'acception première du terme de religio exprimant un sentiment de fusion entre les éléments inséparables du vivant genre tes meufs et les autres gazelles / Celui qui lisait Alain à dix-huit ans et rajeunit tout soudain en relisant dans Propos sur le bonheur que "nous sommes empoisonnés de religion" et qu'"il faut prêcehr sur la vie, non sur la mort; répandre l'espoir, non la crainte; et cultiver en commun la joie,vrai trésor humain" / Celle qui enjoint ses enfants de ne point se comparer aux autres au motif que chacun est unique / Ceux qui reconnaissent avec Raoul le Belge "qu'il n'y a que la volonté de vivre pour dissoudre ce qui la nie", et.

     Peinture: Robert Indermaur.

    (Cette liste fait partiellement écho à la lecture  de l'essai de Raoul Vaneigem intitulé De l'inhumanité de la religion, paru en 2000 chez Denoël)

  • Ceux qui assument leur part animale

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    Celui qui progresse de branche en branche / Celle qui se sent personnellement regardée par l'axolotl / Ceux qui se verraient bien renaître en panda convivial / Celui qui capte le message de la reine des abeilles / Celle qui se sent proche de l'esprit du lamantin / Ceux qui échangent avec le poisson-lune / Celui qui a traqué l'Apollon dans les Monts des Géants avant l'extinction de sa race du fait de l'anéantissement de sa plante nourricière / Celle qui retire son béret en lisant l'inscription à l'encre dorée sur le parchemin: Le papillon Sans Souci / Salue l'Oiseau Zeitvorbei (en clair: l'Oiseau à côté duquel le temps passe sans le toucher) /  Celui qui sait dans le champ succulent des colonies de chenilles voraces / Celle qui compare la sauterelle à un épileptique à ressort / Ceux qui font hennir leur hippogryphe / Celui qui amorce son hivernage au sein de Dame Nature / Celle qui sait par sa mère  l'alphabet du chardon / Ceux qui recommandent au bonobo les bilobas de Bilbao / Celui qui envoie une caisse de figues au babouin gourmand / Celle qui prétend avoir une âme chrétienne de même que la tortue et le toucan réclamant le baptême / Ceux qui nagent dans l'eau de lune tandis que rampe le légionnaire mal rasé / Celui qui se la joue Bombyx de la ronce en posture d'anneau du diable  / Celle qui fait toujours un effet boeuf à la réu des poules bouillies / Ceux qui allument la salamandre asturienne / Celui qui milite contre la cuisson à froid des poulets de l'espace / Celle qui rêve de s'installer dans le sous-sol de l'aquarium chauffé selon les normes / Ceux qui bourdonnent autour du cognassier tels des hannetons épargnés par le DDT / Celui qui se rappelle à la vue de Philippe Sollers (l'écrivain) à la télé que la paon est l'oiseau symbolique de mai / Celle qui a toujours évité d'irriter le vison et d'inquiéter le  bison / Ceux qui surveillent les essaims en espérant la mise en examen de la présidente du FMI qu'ils estiment une butineuse ingérable / Celui qui sait que l'épaule gauche du mouton est plus tendre au motif qu'elle travaille moins / Celle qui promène son homard que son psy consulte sur la profondeur des gouffres à l'aplomb du Cap Nerval / Ceux qui se rappellent le proverbe bantou conseillant de ne point atteler la charrue à la poétesse languide, etc.     

  • Ceux qui reluquent

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    Celui qui se prend dans l'oeil un jet de salive possiblement contaminée vu qu'il mate le site grave de Webcamworld.com / Celle qui veut absolument savoir dans quelle tenue Arielle Dombasle se met au lit le vendredi soir / Ceux qui matent faute de pouvoir mater le matou / Celui qui constate que l'indiscrétion mondialisée coïncide avec l'indifférence globalisée / Celle qui va aux rensigements sur Facebook en sorte de nourrir ses rêveries de fin d'après-midi / Ceux qui se flagellent après chaque séance de voyeurisme et ça maman c'est le plan géant / Celui qui estime que l'exhibitionnisme n'est pas un humanisme au sens existentialiste forgé à l'époque des caveaux de Saint Germain-des-Prés où des femmes nues dansaient sur les tables en tout cas c'est ce qu'on dit / Celle qui se prénomme Margot et n'a pas de chat ni de corsage ni de gougoutte mais un compte au Crédit lyonnais qu'elle alimente avec son salon de Grenoble à l'hygiène garantie / Ceux qui sont gais par nature et trouvent naturellement contre nature les gays qui font la gueule / Celui qui pense que l'amour dit romantique est contre nature au contraire des caresses de certains chimpanzés pratiquant la relation de tendresse genre vieux amants / Celle qui s'est demandé que faire lorsque son fils Rachid est venu au monde avec deux zobs alors que le père présumé avait rejoint les brigades du Jihad / Ceux qui veulent la peau du père Anselme au motif qu'il confesse les vierges à vue / Celui qui classe la curiosité au rang des péchés majeurs méritant un max de pénitence genre fouet à neuf queues / Celle qui montre tout à ses hommes mais pas en même temps / Ceux qui se font masser à l'oeil / Celui qui prétend que Dieu voit tout ce qui explique les tsunamis et autres séquelles de Sa Colère / Celle qui dénonce sa cousine effrontée à l'imam absolument opposé à la révélation publique des lèvres inférieures féminines / Ceux qui obligent leurs épouses à se baigner en anoracks avec passe-montagne et piolet contre les voyeurs obsédés / Celui qui fouette sa femme lui demandant d'allumer une bougie pendant l'Acte et gare si leur premier fils est une fille / Ceux qui ont vu le Surmoi calviniste pénétrer dans la boîte par la porte de derrière et faire ça comme je vous dis pas / Celui que scandalise le comportement inapproprié des amants sur la plage déserte qu'il observe à la longue-vue / Celle qui se fait empaler dans la boîte libertine en s'attendant à ce que ça jase demain mais faut assumer n'est-ce pas / Ceux qui se rincent l'oeil à l'eau de source en rappelant la Parole selon laquelle tout est pur à ceux qui sont purs, etc.  

  • Le mec super sympa, quoi...

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    À propos de Polémiques

    de Benoît Duteurtre

     On rit pas mal à la lecture des Polémiques de Benoît Duteurtre, dont la vivacité critique, féroce et joyeuse à la fois, procède d'un jugement en somme aussi sain que sérieux. Les uns le trouveront trop à droite, et les autres trop à gauche, alors qu'il est essentiellement benoît, c'est à savoir plutôt doux et bon, mais bon comme le scout et refusant donc d'être poire. Très Français,  comme nous autres francophones (éventuellement francophiles) nous les aimons, il  échappe en tout cas à un  travers également très français qui est de ne connaître en logique et dans le choix des couleurs que le noir et le blanc, la gauche et la droite exclusives, le Bien et le Mal, la Réaction et le Progrès, sans nuances et détails intermédiaires, bref l'esprit tout binaire et cartésien dans le sens le plus étroit. En outre, à l'ère des spécialistes en presque rien, il est généraliste en un peu tout et surtout: en écrivain.

    De fait, qu'il s'en prenne à la terreur "sympa" des vélos zigzaguant sur les trottoirs avec l'arrogance des purs, à l'invasion des "soirées foot" sur les chaînes de radio aux mêmes heures, à la marche triomphale des nouvelles poussettes à fronts de béliers ou de tanks dans les établissements ou les transports  publics, à la sanctification de l'Enfant-Roi ou de la Mère sacrificielle, à l'optimisme obligatoire ou à la convivialité forcée, à tous les nouveaux lieux communs du politiquement correct ou du moralement inapproprié, à la diplomatie du bien ou à la culture du zapping, au dénigrement masochiste de la France par les Français, au culte si confortable de l'art-qui-dérange ou de l'artiste officiel "rebelle", Benoît Duteurtre oppose, en écrivain à substantifique moelle,  un esprit critique fondé sur le bon sens (valeur absolument suspecte aux yeux d'une certaine intelligentsia), un goût de la contradiction à double tranchant qui se défie de tout ce qui semble aujourd'hui le plus convenu - du mariage pour tous au rejet sans débat du nucléaire -, avec des positions personnelles qui se distinguent des "postures" affichées par tant d'intellectuels de gauche ou de droite, caractérisées par l'insoumission à l'empire américain, le réalisme en politique, la défense de l'idée européenne de nation non assimilable à un chauvinisme, l'amour de la musique et de la peinture de Claude Monet, le rejet de tout terrorisme intellectuel ou spirituel et la redécouverte de notre passé non assimilable à un passéisme.

    Ce que, pour ma part, j'apprécie particulièrement chez Benoît Duteurtre, c'est un certain ton enjoué qui ne cède jamais à la condescendance hargneuse ou méprisante de certains contempteurs de l'époque, sans omnitolérance pour autant; et puis il écrit clair et vif, ce qui ne gâche rien. Bref, en nettement  moins teigneux, et moins radical aussi, qu'un Philippe Muray, non loin par l'esprit d'un Michel Houellebecq, c'est un chroniqueur de bonne compagnie que l'auteur de Polémiques, qui pense en romancier autant qu'en journaliste curieux de tout et en bon vivant cultivé, gentiment hédoniste et joliment libre d'esprit. Avec un grain de sel disons: le mec super sympa, quoi...

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  • Humour de saison

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    Notes de l'isba (36)          

     

    Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en mai, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval. D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby dont on parle beaucoup ces jours à cause du nouveau film et de Leonardo di Caprio qui y fait paraît-il merveille, mais c'est à voir encore: on jugera sur pièce.         

    Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".

    Chaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe. Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion.  

    Et Dieu là-dedans... -   Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge d'un an où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.

    À ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours. C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses récentes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.

    Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters. Et c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...    

     

    Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa. 

    Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard. 

    Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage.