Variations cingriesques (9)
L'intitulé, Poétique, de la deuxième section de ces Propos pourrait annoncer une belle théorie de l'art poétique à la magistrale manière de Goethe, mais il n'en est rien: pas plus qu'il ne poétise, au petit sens, Charles-Albert ne théorise dans les grandes largeurs plus ou moins académiques. À vrai dire l'essentiel de sa poétique est infuse, ou plus exactement vécue dans sa pratique de la langue. Cela ne l'empêche pas, au demeurant, de moduler une réflexion continue sur l'écriture poétique dont la formule presque rebattue cristallise pourtant de la plus étincelante façon: "L'écriture est un art d'oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l'infini". De son essai sur Pétrarque à ses innombrables propos, publiés ou non, Charles-Albert n'en finit pas de redéfinir "sur l'objet" ce qu'est pour lui la mise en acte poétique de l'être.
Dans sa présentation diversement inspirée, où elle propose quelques formulations des plus heureuses, à côté de développements bien plus discutables, Maryke de Courten croit entrevoir quatre lignes de force traversant ces éléments éclatés d'une poétique, dont la première serait la propension de Charles-Albert à l'improvisation, à l'enseigne d'une sorte d'esthétique du primesaut, par opposition à une discipline de composition plus austère, mais ça se discute.
D'abord parce que l'improvisation n'a rien de ce qu'on pourrait croire un jaillissement spontané en somme naturel, comparable à un mot d'enfant ou à une vanne de comptoir. L'improvisation, chez Cingria, vient en effet de loin. C'est un précipité qu'on pourrait comparer à l'unique trait de pinceau du calligraphe chinois, résultant d'un long apprentissage et d'une patiente préparation. Dès ses premières lettres d'Italie ou d'Afrique du nord à ses amis, Charles-Albert manifeste certes un don pour ce qui semble en effet une improvisation verbale débridée et primesautière, mais qui traduit à la fois un réel effort de composition. Comme chez Céline, le naturel de Charles-Albert est des plus ciselés. Il procède d'un travail, donc d'une forme de composition qui va de pair avec ce qui semble donné d'un jet.
Maryke de Courten illustre, ensuite, le rejet du genre romanesque par Cingria, qui fait mine de fourrer dans un seul sac - dans une lettre à Claudel de 1925 -, Proust et Morand entre autres romanciers, comme si le genre romanesque congelait la vie dans une forme trop empesée ou conventionnelle, "bourgeoise" en un mot. Cependant, comme il en va de son rejet du moderne "voulu moderne", il faut le prendre en se rappelant les limites qu'il s'est lui-même données ou que son type de talent lui a fixées. Un écrivain raille souvent ce qui lui manque, comme pour se justifier. Or le rejet de Cingria est le fait d'un écrivain marginal qui sait sa qualité, énervé par les convenances ou les engouements d'un certain milieu littéraire, dont il se sent tenu à l'écart. On sait, à ce propos, que divers pontes de la N.R.F., où Jean Paulhan l'avait introduit et le défendait mordicus, avaient son écriture et son personnage en petite estime, tels un Gide ou un Drieu La Rochelle. Ceci expliquant en partie cela. Comme son compère Léautaud, Cingria se sent peu fait pour les embrouilles psychologiques du roman ordinaire, aussi le rejette-t-il en bloc. Cela n'en fait pas un critique bien sérieux du genre romanesque pour autant. Lorsque le jeune Léautaud parle de Proust, il radote. Quant à Charles-Albert, c'est plutôt les proustolâtres ou les joyçomanes qu'il persifle.
Ce qu'il dit de Ramuz, romancier et poète-essayiste de génie, sur lequel il écrit de fortes pages, vise le plus souvent le Ramuz selon lui essentiel, relativement au sourcier d'une nouvelle langue, une perception du monde dont le tellurisme n'est pas loin du sien, à un chantre de la vie élémentaire comme il l'est lui-même à son originale façon.
Le fait est que le roman de l'époque, la psychologie enchevêtrée des candidats au Goncourt, la ronde des amours, les maux de coeur de la duchesse ou de la mercière, les séances de flagellation de Monsieur de Charlus ou les menées unanimistes des personnages de Jules Romains, ne sauraient passionner Charles-Albert. À la "lettre à a petite cousine" que représente le roman selon Céline, Cingria oppose juste un bref "merci et merde".
Mais est-ce la faute du roman, et Cingria préfigure-t-il vraiment, comme le prétend notre pieuse présentatrice, une ère littéraire nouvelle où, après le Nouveau Roman, la prose narrative s'ébattra plus librement loin des conventions du genre romanesque, comme chez un Pierre Michon par exemple ?
L'argumentation, convoquant la poétique romanesque de Milan Kundera dans la foulée, me paraît une acrobatie de prof de lettres un peu trop prompte à prendre les foucades passagères de Cingria au pied de la lettre. Dans sa lettre à Claudel de juillet 1925, Charles-Albert évoque "toute cette défécation incolore des Valéry, Morand, Proust, Giraudoux, Delteil", autrement dit les écrivains les moins "incolores" de l'époque ! Et notre commentatrice de relever sans malice: "Cingria exprime, avec moins de violence mais autant de conviction qu'Antonin Artaud, le lien indissoluble du corps et de la pensée". Comme si Proust, Morand, et l'hyper-sensuel Joseph Delteil n'incarnaient pas, précisément, une littérature à tout moment à l'écoute du corps, du désir et des fantasmagories variées, modulée par des écritures merveilleusement sensibles et physiques ! Proust "incolore", ces écrivains taxés de "grisaille" et de coupeurs de cheveux en quatre par notre cingriomane. On croit rêver !
Maryke de Courten est mieux inspirée quand elle contaste que la poésie selon Cingria tend à affirmer "une éclatante présence de l'être dans la cosmos", mais elle s'égare étrangement quand elle prétend que Cingria se "moque éperdument" de ce qu'on appelle l'art d'écrire. Il en a au contraire le plus grand souci, fût-ce de manière non conventionnelle.
Pire: quand la présentatrice, après avoir posé Cingria "en avance sur son temps", voit en lui le garant d'une sorte d'humanisme, avant de nous servir cette admirable platitude: "Les récits de ses pérégrinations dénotent une heureuse frénésie, qui fait sens parce qu'elle est de l'homme pour l'homme".
À trop vouloir situer Charles-Albert Cingria dans un "contexte historico-social", sans dégager le vrai noyau de son oeuvre, qui relève d'une ontologie poétique clairement exprimée dans force textes (à commencer par Le Canal exutoire, véritable manifeste d'un art poétique chanté), l'on risque de le ramener à des formules-bateau au goût du jour en invoquant la désormais inévitable "posture" ("La posture est celle du témoignage circonstanciel" !!!), le rapport avec le lecteur, la fin de l'humanisme ("Cingria sonne le glas" !!!) et autres bourdes dont Charles-Albert, autant que des Grands Evénemnts de l'Actualité, se "foutait complètement".
Bref, on sait un gré considérable à Maryke de Courten et à toute l'équipe pour le précieux travail d'annotation enrichissant cette édition critique d'innombrables renseignements utiles, mais voyons plutôt comment l'oiseleur échappe à la cage des gloses...
Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p.
Commentaires
Belle chronique clairvoyante, avec le "naturel ciselé" de Cingria. Sur l'auteur, j'ai "commis" une petite présentation :
http://lievrelunaire.blogspot.fr/2011/04/florides-helvetes-la-fourmi-rouge-et.html
En amitié complice
LL
Critique clairvoyante
En amitié avec Cingria
http://lievrelunaire.blogspot.fr/2011/04/florides-helvetes-la-fourmi-rouge-et.html