François Debluë reçoit, ce samedi 5 octobre à Ropraz, le Prix Edouard-Rod pour l'ensemble de son œuvre..
En Suisse romande, le nom de François Debluë, autant que celui de son oncle Henri, est associé pour le grand public à la Fête des Vignerons. Henri Debluë, lettré vaudois à faconde, signa le livret de l’édition quasi mythique de 1977. Son neveu François, plus discret et secret, lui fut pourtant un digne successeur en 1999. Mais l’auteur des Saisons d’Arlevin n’aime point trop être confiné dans ce seul rôle, pas plus qu’on ne l’imagine se «ranger» au lendemain de sa retraite de quelque trente-sept ans d’enseignement, alors qu’il vient de publier deux nouveaux livres et qu’il débarque d’un séjour en Chine où il était convié à la sortie de la traduction de sa Conversation avec Rembrandt.
« Vertigineux ! », s’exclame-t-il. «Voilà le mot qui m’est venu à l’esprit et que je me suis gardé de dire tout haut, durant ce voyage trop bref mais si dense et intense, où il m’a semblé vivre deux temps à la fois : celui de la Chine immémoriale et celui du géant qui se réveille la tête couverte de grues… »
Le Temps, le Temps qui nous traverse et nous relie à nos origines, tout en marquant la borne ultime de notre fin : tel est le thème majeur qui court à travers tous les livres de François Debluë, d’un premier recueil intitulé Travail du Temps à son dernier ouvrage, De la mort prochaine, tout pétri d’une méditation sur la fuite et les traces du Temps, sublimée par la musique des mots.
La musique est d’ailleurs une des autres constantes de la vie et des œuvres de François Debluë, fils d’un musicien d’orchestre et pour ainsi dire « né dans un violon ». Tôt initié à l’instrument, ensuite emmené aux répétitions de l’Orchestre de Chambre de Lausanne où son père jouait, l’enfant aura compensé certain manque affectif, lié à l’indifférence puis à l’absence de la mère, par la musique et la rêverie. De la même façon, la lecture palliera ce « peu d’enfance » qu’il évoque avec une ombre dans le regard. « Les mots ont été, d’une certaine manière, mes confidents », relève-t-il. Et dans les grandes largeurs puisque, à la prime adolescence, il se plonge dans La Guerre et la Paix de Tolstoï.
« C’est tout un monde qui s’est alors ouvert à moi, avec cette terre russe qu’il me semblait fouler au milieu de personnages réels », se rappelle le prof de littérature, en précisant aussitôt : « Mais il y avait aussi Tintin et Mark Twain ! » Et sur les autres grandes figures qui l’ont accompagné en ses jeunes années : «Le Rousseau des Rêveries a beaucoup compté pour moi, et cela durant toute ma vie d’enseignant, de même que Dostoïevski, dont j’ai souvent parlé avec Georges Haldas des années plus tard».
De Georges Haldas, mentor et ami sans pareil, rencontré en 1968 et resté le plus proche de ses pairs écrivains, avec Jean Vuilleumier, François Debluë apprit la mort à Vienne, à son retour de Chine où il dit avoir été réveillé, la veille, par un cauchemar prémonitoire. « C’est une page personnelle importante qui se tourne, et cette immense présence qu’il représentait laisse un grand vide, mais ses livres restent, sans compter tant et tant de souvenirs».
Or, s’il y a de la mélancolie chez François Debluë, comme en témoignent les pages magnifiques de De la mort prochaine, le poète d’Arlevin, sensible à la lumière du monde, voire dionysiaque dans sa poésie, très attentif à la vérité profonde des mythes constituant notre culture, est aussi un humoriste étrange et un peu fou, d’une originalité souvent inaperçue dans la tournure du personnage aimablement vaudois, homme de lettre patelin qu’on imagine en sages savates en son logis de Rivaz, ou devisant en quelque cercle littéraire.
Enfin, un Debluë peut en cacher un autre, et nous ne parlons pas de son oncle Henri, autre mentor de sa jeunesse, mais de son double kafkaïen : du romancier singulier de Troubles fêtes, détournant une commémoration solennelle et creuse pour mieux sonder la mémoire collective, comme le bon génie d’Arlevin, avec l’aide des dieux lutins, a défié le folklore éculé sur son propre terrain. Alors, méfiez-vous du sourire en coin de l’auteur de Fausses pistes, et tenez-le vous pour dit : « Ce que vous direz de lui sera toujours faux par cela même que c’est vous qui le direz »…
François Debluë: « Les mots ont été, d’une certaine manière, mes confidents »