À propos de Proust contre Cocteau, de Claude Arnaud.
La surabondante jactance critique encombre les rivages de l'océanique Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais il vaut la peine, et c'est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau de Claude Arnaud, très éclairante approche d'une rivalité littéraire d'abord ancrée dans la vie affective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu'aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu'un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment.
Peu d'écrivains directement contemporains, juste décalés par vingt ans d'âge, se sont autant fascinés l'un l'autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. "Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles", précise Claude Arnaud. "Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d'emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d'un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l'aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte".
À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l'on pourrait croire que le rapprochement de l'immense romancier et de l'Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n'en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la "bienvenue dans les abysses", n'exagère-t-il aucunement.
Aux abysses humains de Proust, pour commencer, c'est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu'on va retrouver: un "insecte atroce", comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.
Balayant tranquillement diverses interprétations anciennes ou récentes, Claude Arnaud présente le petit Marcel en "éternel nourrisson" qui, au sens plein du terme, n'aima que sa mère et ne fut aimé que d'elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, "fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver". Adolescent, Proust s'arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa "sensibilité asphyxiante" et de sa "gentillesse collante" de tyran se jugeant lui-même impossible...
Face à cette sangsue à "regard de gazelle" et "sourire las", le jeune Cocteau fait figure d'elfe, né dans une famille bien plus ouverte au monde moderne que les Proust-Weil et formant avec sa mère - après le suicide du père dans le lit conjugal alors que son fils n'avait que huit ans - un drôle de couple oedipien, charmant en ville et plus étouffant à la maison. Les dons exceptionnel de Jean lui permettront d'en sortir à sa façon, avant de souffrir autant sinon plus que Marcel "en réalité".
La rencontre des deux singuliers personnage date du tournant des année 1909-1910, donc au moment où Proust esquisse son grand oeuvre. Au milieu de francs fous rires, la tortue Marcel observe et envie le lièvre Cocteau: c'est que Jean va déjà partout alors que lui-même se replie dans sa boîte de liège. Cocteau fait ami-ami avec Anna de Noailles qui le traite en égal, et pire: il est reçu par la terrible comtesse Laure de Chevigné, née Sade, que Proust rêve de rencontrer et qui le snobe et le vilipendera en se retrouvant dans la Recherche sous les traits d'une certaine Oriane de Guermantes.
Tandis que Cocteau brille et folâtre, Proust sait déjà que pour lui ce qui lui reste de vie reviendra à "sacrifier son être réel, s'il veut se reconstruire par écrit". Dans la foulée, sa fascination pour Cocteau se transformera peu à peu en observation plus froide (dont il tirera le personnage assez secondaire qu'on sait dans la Recherche, surnommé "dans-les-choux"), voire en réprobation. Sans se brouiller jamais tout à fait, les deux écrivains vivront cette relation tissée de non-dits (sans compter les lettres volées à Cocteau) mais le cadet sera le premier vrai lecteur de Proust, plus lucide que le cher Gide et bien mal récompensé par la smala Gallimard. D'une certaine manière, Proust "tuera" symboliquement Cocteau, en le cannibalisant littérairement, avant de lui damer le pion socialement parlant dès son triomphe parisien et bientôt international.
L'histoire de cette rivalité, magnifiquement documentée et racontée par Claude Arnaud, illustre aussi bien la relation sublimée, dépassant les feux de l'envie, que René Girard appelle la médiation externe, à laquelle Proust lui-même donne le meilleur commentaire: "Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l'infini, et, bien des siècles après que s'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial".
Comme le montre aussi Claude Arnaud, l'auteur de La difficulté d'être, qui a probablement plus aimé "en réalité" que Proust en ses fantasmagoriques projections de souffreteux, est devenu plus grand de ne pas être aimé tout à fait en retour (à commencer par Radiguet) et de se voir snobé ou décrié littérairement en dépit de sa mue profonde. À juste titre, le biographe de Cocteau se dit lui-même plus libre, en tant qu'écrivain, dans la fréquentation littéraire de celui-ci que dans le flux à la fois envoûtant et paralysant, sinon vampirique, de la prose proustienne.
Mais là encore, excluant par ailleurs la comparaison de deux oeuvres de dimensions inégales, la mise à distance de la médiation externe permet de rendre à toutes deux l'admiration bien proportionnée qu'elles méritent, faisant leurs abysses respectifs plus habitables...
Claude Arnaud. Proust contre Cocteau. Grasset, 202p.
Pour mémoire: René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. in De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.