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Carnets de JLK - Page 115

  • Aux jardins Boboli

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    A Gérard Joulié.

    Ce que j’aime chez vous,
    c’est ce lord, mon ami.
    Chez vous l’élégance et la mélancolie
    diffusent comme une douce aura de nuit d'été.

    Nos conversations le soir
    à l’infini s’allongent
    au hasard des bars.
    et quand nous nous retrouvons à la nuit
    (rappelez-vous cette soirée d’été
    aux jardins Boboli, lorsque nous parlions
    de ce que peut-être il y a après)
    sur la marelle des pavés
    nous jouons encore
    à qui le premier
    touchera le paradis.

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,
    vous m’aviez dit que vous,
    vous croyez qu’on revivra,
    comme ça, tout entiers.
    Pour moi, vous-ai-je dit,
    je n’en sais rien: patience.
    Je ne crois pas bien,
    mais, comme au cinéma,
    j’attends:
    les yeux fermés,
    comme aux jardins Boboli de Florence
    je souris en secret.

    Comme aux jardins Boboli,
    je ne vois qu’une lueur
    à l’envers de la nuit.

    Thierry Vernet, Conversation nocturne. Aquarelle.

  • Noir comme l'amour

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    Pour Max Lobe

     

    « Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme » avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre. Il avait fait mine de m’écouter, mais je le sentais ailleurs. Pas encore revenu de sa zumba. Se demandant peut-être ce que fichait Florian pendant son absence. Ou pensant déjà à la sortie de son prochain livre dont il claironnait partout qu’il serait saignant. Se voyant déjà à la télé où, une année plus tôt, je l’avais vu faire son numéro pour son premier best-seller, bien avant notre rencontre dans le TGV. Or il me restait à le décevoir. J’étais là pour ça. C’était lui qui m’avait demandé mon avis et il savait que je n’étais pas du genre à le flatter sur sa bonne mine, mais se doutait-il que cela aussi pourrait être saignant ?

     

    Pour le moment nous étions encore tout sourire. Il y avait à peine un quart d’heure que nous avions pris place sur la terrasse de L'Amazonial côté lac. Le crépuscule s’était attardé sur la baie en longues bandes de pourpre flammées d’orangés et les indigos se mêlaient au-dessus des crêtes douces du Jura ; en face de nous la calotte blanche du Mont-Blanc étincelait au-dessus de l’obscurité montante, et soudain Blacky, revenu de sa feinte distraction, se pencha vers moi l’air ébranlé : « Autrement dit tu ne marches pas ? Je ne l’ai pas bien assassiné selon toi ? J’ai pourtant soigné mon coup de couteau ! Mais vas-tu donc me dire ce qui ne va pas – c’est toi qui commences à me tuer, à la fin, après tout ce que tu m’as déjà fait corriger jusque-là… »

     

    C’était cela qui m’avait attaché à Blacky : cette façon de paraître ailleurs alors qu’il ne perdait rien de ce qui touchait à son affaire. Ce souci de casser la baraque plus fort que sa paresse naturelle. Cet amour-propre, aussi, de Narcisse nègre se décriant lui-même volontiers mais ne supportant pas le moindre reproche des autres. Ce côté fils à maman au père absent qui me cherchait peut-être, va savoir, de ce côté-là.

     

    « Ton coup de couteau ne m’a pas fait mal, Blacky, et c’est ça qui pèche. Un meurtre doit faire mal au monde entier, en tout cas sur la page, sinon tu gobes sans y croire – mais ça je ne sais pas le faire, et tu le sais. Et d’ailleurs on n’y croit pas plus après qu’avant. Tu vas jusqu’à écrire SPLASH en lettres majuscules quand le sang de Billy gicle, mais ça ne suffit pas, Blacky. Faut que tout saigne quand Sony passe à l’acte. Faut que le monde entier ressente l’énormité de la chose. Mais avant ça faut que le passage à l’acte soit pour ainsi dire obligatoire. Faut qu’on n’y pense même pas. Faut que ce soit la seule solution pour le personnage ».

    Pourtant je savais, évidemment, que je n’avais aucune chance de convaincre Blacky de quoi que ce soit sans passer moi aussi à l’acte, ce soir-là, d’une certaine façon. À présent qu’il connaissait un peu mieux ma propre folie, et comme j’avais passé moi aussi de l’autre côté de son miroir, je savais que nous pouvions nous comprendre autrement que par ces sentences assenées de lecteur pro. Or la cuisine très épicée de L’Amazional, après la première fiole de vin de Banyuls que nous venions de descendre, nous aiderait peut-être à retrouver l’Afrique de Blacky, et par conséquent sa meilleure chance de décrocher la timbale...

     

    (Suite de la nouvelle à découvrir dans le recueil Léman noir, à paraître ces jours aux éditions BSN Press, Lausanne-Bangkok. À noter, en outre, que Max Lobe publiera, en janvier prochain, aux éditions Zoé, son nouveau roman intitulé 39, Rue de Berne.)

     

  • Ceux qui écoutent le Temps passer

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    Celui qui sait par cœur toutes les notes de La Flûte enchantée / Ceux qui voient la musique en couleurs et notamment Messiaen et Debussy mais aussi Dutilleux et Arvo Pärt / Celui qui échappe au canard du doute à lèvres de vermouth en se repassant le 4e Concerto brandebourgeois / Celle qui se rappelle l’ami disparu avec lequel on écoutait le Göttingen de Barbara / Ceux qui te répètent qu’ils te reçoivent 5 sur 5 et dont le regard dit tout le contraire / Celui que Vivaldi met en joie alors qu’il n’est qu’épicier non mais t’y comprends quelque chose ? / Celle qui sait les pouvoirs érogènes des ragas de l’Inde / Ceux qui ne se doutent pas qu’ils ont l’oreille absolue et ne semblent pas en souffrir à vue de nez / Celui qui écoute le doux murmure des nonnes à la sieste / Celle qui prête son oreille à un mendiant aveugle qui lui sourit en entendant tomber la pièce / Ceux qui sont à l’écoute des démunis aux heures réglementaires / Celui qui fait semblant de ne pas entendre son heure sonner / Celle qui entend ce que lui disent les lèvres du sourd-muet aussi salace que bien foutu / Ceux qui laissent dire en souriant comme le bourreau qui retient le couteau pour le plaisir / Celui qui mâche du chewing-gum alors que la chanteuse de fado mime le désespoir de celle que son macho plaque pour une Islandaise rousse mais friquée de passage au Barrio Alto / Celle que son père richissime veut absolument faire opérer pour qu’elle devienne le soprano dramatico de ses rêves / Ceux qui écoutent la radio des voisins mais baissent la voix pour critiquer leurs émissions à la con / Celui qui a ce qu’on appelle deux voix dont il use parfois dans les soirées récréatives / Celle qu’on appelle le rossignol de la ZUP / Ceux qui dérogent à leur vœu de ne jamais manger d’oiseau en se tapant de temps en temps un bonne paire de cailles tirées les dimanches de brume / Celui qui entend la musique de l’ascenseur sans se douter que c’est du Monteverdi First Class / Celle qui laisse s’épancher la concierge avant de lui faire comprendre que son appareil audio n’est pas branché / Celle qui sait la partition de Violetta par cœur mais n’a pas encore trouvé l’homme qui la fera souffrir come dans La Traviata / Ceux qui n’écoutent que leur courage hélas peu causant chez des retraités finlandais en saison morte, etc.
    Image : Alexandre Sokourov.

  • Ceux qui se lèvent du bon pied

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    Celui qui sitôt l'éveil fait de l'oeil à son bon ange / Celle qui devant son miroir de l'aube entonne l'hymne apéritif: "Avec Martini, Martini, Martini / Le monde entier / Chante et sourit" / Ceux qui se lavent dans l'eau de fonte du glacier dont les séracs bleutés s'irisent aux premiers rayons de celui qu'on appelle Jean Rosset dans le canton / Celui qui s'ouvre comme un livre que le vent commence à feuilleter / Celle qui sait (intuitivement s'entend) que sa force vive est faite du produit de la masse par le carré de la vitesse et que son dynamisme pétulant d'avocate des pauvres en procède ce matin clair où même les momies de l'Office des poursuites semblent bien lunées à leurs guichets / Ceux qui constatent ce matin que "toutes choses sont conspirantes" dans le sens optimiste qu'entendait Hippocrate / Celui qui voudrait bien croire à l'"harmonie préétablie" du monde dont lui parle son cordonnier spécialiste de Leibniz mais que dément la naissance de son premier enfant nain à tête d'oiseau / Celle qui positive à mort pour ne pas déprimer à vie / Ceux qui croient vivre dans le pire des mondes possibles au motif que le seul Bancomat du quartier vient d'être "explosé" par des vandales sûrement étrangers voire de couleur / Celui qui a repéré deux ou trois trous dans la chaussette de la théodicée de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) / Celle qui considère que 99% des mecs sont niaiseux dès qu'ils théorisent sans en faire une théorie / Ceux qui pouffent de gaieté matinale en lisant les élucubrations pseudo-prophétiques consacrées à Lautréamont par le sémillant Philippe Sollers dans ses Fugues / Celui qui ne voit rien de plus divertissant le matin que la lecture d'un écrivain français postulant la supériorité mondiale de la langue française dont il serait lui-même l'unique survivant ou à peu près en toute modestie objective s'entend / Celle qui pratique le décentrage culturel matutinal en skypant demi-nue (genre string et soutif à pois roses) avec son amant annamite / Ceux qui donneraient à peu près toute la littérature française actuelle pour le seul chapitre des Frères Karamazov intitulé Les gamins, etc.


    Image: JLK, En Toscane

  • Ceux qui se sentent seuls

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    Celui qui reste sans réponse / Celle que l'euphorie générale déconcerte / Ceux que le nombre annihile / Celui qui a le sentiment-sensation de vivre au milieu de zombies / Celle qui n'entend même plus l'écho de sa propre voix / Ceux qui sont enfermés dans un cachot sans murs / Celui qui cherche un semblable dans la masse des pareils au même / Celle qui ne cherche plus rien à force de trouver tout égal / Ceux qui se lèchent pour se donner l'impression-sensation qu'ils communiquent encore un peu / Celui qui ne rêve plus entre ses insomnies / Celle qui fuit dans les achats divers / Ceux qui n'ont même plus peur du vide / Celui qui lit best-seller sur best-seller / Celle que passionnent les stories de serial killers où l'on éventre de très jeunes filles sous l'influence de mères évidemment très très possessives / Ceux qui font des vernissages monstres pour des livres qu'ils espèrent "cultes" voire "cultissimes" / Celui qui a cru reconnaître Robert Walser au fond de la salle de muscule mais ce doit être une erreur / Celle qui se tait dans le train où tout le monde parle pour ne rien dire / Ceux qui de toute façon n'en ont rien à cirer malgré le surplus d'encaustique qu'il faudra sûrement jeter comme les agrumes et les sentiments obsolètes / Celui qui ne sait où fuir la fuite / Celle qui se serre la main à elle-même en se promettant de rester en contact / Ceux qui refusent le refuge du refus / Celui qui va voir ailleurs qui il est / Celle qui fait la sourde oreille pour ne pas voir ce que tu entends / Ceux qui font le mur de la maison de retraite / Celui qui dit comme ça que certaines choses ne sont pas à dire - on peut le dire comme ça / Celle qui a compris qu'elle ne serait pas entendue si elle ne parlait pas pour ne rien dire / Ceux qui se remettent au piano ou à l'écoute du merle matinal / Celui qui n'est à vrai dire presque jamais seul et ne s'en plaint pas plus que de l'être / Celle qui rejoint son conjoint sur le toit de l'Entreprise pour se faire un joint avant de faire le point / Ceux qui se trouvent bien ensemble si ça se trouve et ça se trouve en cherchant bien, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Confession d'un enfant du siècle

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    A propos de Tout autre,une confession, de François Meyronnis.

    Certains livres nous prennent par surprise, et c'est ce qui vient de m'arriver avec la lecture de Tout autre, une confession de François Meyronnis, avec lequel je me suis découvert des points communs en dépit de goûts et de positions très différents, voire opposés.

    Je connaissais un peu François Meyronnis jusque-là, mais d'assez loin, sans avoir lu aucun de ses livres. J'avais bien entrouvert L'Axe du néant, volumineux essai paru il y a quelques années, que j'ai refermé en soupirant comme, trente ans plus tôt, j'avais refermé L'être et le néant, peut-être rien qu'au motif de mon peu d'attirance pour ce concept de "néant" qui suppose une tête philosophique que je n'ai guère. Je savais François Meyronnis proche de Philipe Sollers, dirigeant la revue Ligne de risque avec son compère Yannick Haenel; les attaques haineuses dont il a parfois été gratifié me l'ont rendu plutôt sympathique, mais il m'a fallu lire une dizaine de pages de Tout autre, après l'aimable dédicace annonçant la "confession d'un irrégulier", donc mon semblable éventuel, pour m'intéresser à l'astringente évocation d'une enfance vécue contre l'école, ou du moins contre le drill ordinaire par voies de lettres et de chiffres, immédiatement à l'écart, confrontée à la solitude et forcée à une appropriation personnelle de la parole et de la réalité, notamment par la magie proustienne des Noms - ici porteurs blasonnés de gloires historiques tels Tarquin le Superbe ou Coriolan, Marie Stuart ou Charles le Téméraire, et plus tard le truchement des livres.

    Ce qui m'a intéressé dans ce récit est l'aspect vertigineux que peut revêtir la découverte d'une altérité fondamentale, non tant sociale ou psychologique qu'existentielle voire métaphysique, abouchée physiquement à des gouffres psychiques et à des tumultes verbaux. Avant de découvrir Lautréamont à quinze ans, le petit souffre-douleurs de cour d'école "pas comme les autres", traqué par sa prof de maths avant qu'une crise d'apoplexie ne l'en libère, et bientôt considéré par ses proches comme un "être à part", s'est constitué une mythologie fondée sur un rapport magique, voire mystique, avec la parole. Les incantations de Maldoror ne pouvaient trouver meilleure chambre d'écho, et d'autres jeunes gens s'y reconnaîtront, titubant fébrilement entre poésie et philosophie, jusqu'à une véritable révélation dont on rirait, tant elle rappelle celles d'un Pascal ou d'un Claudel, si l'évocation fuligineuse de la rencontre d'un balai, dans un terrain vague, et de la foudre ducassienne, ne portait en elle-même, ici, le signe d'une autodérision cocasse. Pas que l'auteur rie de lui-même; plutôt qu'il nous incite à sourire de sa candeur sincère en somme romantique, pour ne pas dire "enfant du siècle".

    Chaque génération a ses élans et ses effrois, ses dieux et ses démons, ses idoles et ses rejets, et c'est particulièrement visible dans la France littéraire des héritiers de Mai 68, dont les représentants les plus singuliers voire les plus remarquables (tels un Marc-Edouard Nabe, un Maurice G. Dantec ou un Michel Houellebecq) se sont tous définis par le rejet teigneux èvoquant la posture dostoïevskienne du "je suis seul et ils sont tous"...

    François Meyronnis le vit d'une façon plus réservée et douce en apparence, mais on trouvera dans sa "confession" deux épisodes significatifs "d'époque". Le premier est le récit mordant d'un essai de réunion de "bandes" littéraires, affiliées à deux revues rivales, se rencontrant en présence d'une "icône" de la philosophie contemporaine, en la personne de Giorgio Agamben. Le second est la reconstitution imaginaire d'un "dialogue" de l'auteur avec Michel Houellebecq, dont l'oeuvre apparaît alors comme un "repoussoir".

    Or ce qui me frappe en fin de compte, et François Meyronnis y participe autant que Philippe Sollers (dont un bon geste est évoqué lors d'une rencontre nocturne avec l'auteur), c'est la propension de tous ces talentueux littérateurs aux généralisations catastrophistes. Autant je me sens proche d'un Sollers quand il parle des jardins du monde ou grappille entre Stendhal et Diderot, autant m'ont émerveillé maintes pages passionnées des Zigzags de Nabe ou des romans de Michel Houellebecq, autant les constats généraux de ces Messieurs invoquant la décadence occidentale (Dantec le punk camé citant les Pères de l'Eglise et Joseph de Maistre !) et la chiennerie multimondiale nous font passer du "tout autre" au morne ressassement du "toujours le même".

    De François Meyronnis me touche la recherche d'une mythologie personnelle s'inventant des héros "tout autres" du côté de Sienne ou de la Corse et plus encore: sa façon de vivre sa parole. Mais voici la scie relancée. "Disons-le sans fard: nous vivons les derniers jours de l'humanité, au moins un siècle que nous les vivons, et cela durera encore très longtemps - d'autant que la fin a déjà eu lieu. Et qu'il n'y a aucun sens à s'en plaindre".

    Enfin je comprends mieux, à la lecture du Tout autre de François Meyronnis, ce qui me fait regimber, souvent, à celle de Sollers: ce côté société secrète. Déjà la chose me rebutait chez Dimitri: son côté Club de l'Horloge, ou le goût de Dominique de Roux pour le savoir crypté, l'ésotérisme d'Abellio et autres doctrines théologico-politiques genre martinisme du comte De Maistre...

    Tout ça me rebute viscéralement, je ne sais pourquoi mais c'est comme ça: ce côté club des purs, supériorité de quelques-uns et autres "restons entre nous " ou "il est des nôtres" - tout cet ostracisme électif m'a toujours paru douteux et plus exactement: ridicule, autant que les attributs et autres insignes ou colifichets du franc-maçon ou de l'élu de n'importe quelle secte solaire ou lunaire.

    Bref, autant la lecture de Tout autre m'a rendu François Meyronnis proche et fraternel à certains égards, autant cet aspect "nous autres" m'a fait sourire, et particulièrement dans sa conclusion à point d'orgue ronflant: "La parole, qui échelonne le grief, soulève aussi ce qui délivre. Le Messie séjourne auprès de nous, et nous devons l'attendre, et il est déjà venu : - c'est la parole". Couchée entre nos lèvres, elle est le Royaume - "petit comme un grain de moutarde": l'écart d'où s'édifient les ciels et se construisent le mondes. En elle, la sagesse; en elle le discernement: et personne n'en veut depuis que toute une société, maintenant étendue à la planète , a fait le rêve de se posséder elle-même - de se fabriquer elle-même - et de s'approprier la Terre. Disparates au jugement des foules, quelques têtes électriques se tournent vers l' exclue, endossant son exil loin des homme, autant d'existences que la délaissée enrôle pour sa route solitaire. Parmi ces biographies possibles de la parole, voici donc, avec humilité, la mienne. Et pour qu'elle luise de toute sa lumière, portez-lui attention"...

    François Meyronnis. Tout autre, une confession. Gallimard, collection L'Infini,143p.

  • Jane's Memories

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    …D’où que tu le regardes il t’échappe, well, jamais il n’est ce que tu vois même de face, je dirai : surtout de face, c’est comme un enfant qui dort - tu ne vois jamais un enfant qui dort de face, et c’est exactement comme ça que je rêve encore de lui les yeux ouverts, mais pas un profil ne le résume vraiment, de face et mal rasé, stony comme toujours il a toujours l’air de s’effondrer alors que de profil, je veux dire: de tous ses profils, yeah, c’est le dormeur des lilas à facettes…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se contredisent

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    "Je sais bien que je dirai le contraire tout à l'heure; oui, mais tout à l'heure est tout à l'heure, et ce n'est pas maintenant..."

    (Charles-Albert Cingria)


    Celui qui dit une chose et son contraire dans le même temps vu que la chose est apparue dans l'intervalle sous de multiples aspects apparemment similaires quoique nonpareils / Celle qui pense 666 choses à la fois en sirotant son diabolo menthe / Ceux qui respectent le principe de non-contradition ou disons: en principe / Celui qui établit des listes littéralement tissées de contradictions afin de briser l'idole de l'Opinion unique / Celle qui à l'instar de Sollers (l'écrivain, pas le théosophe) est capable de défendre à la fois Sade et Pascal et Lautréamont et Benoît XVI et Confucius et Bossuet et les maisons de passe-passe / Ceux qui à l'instar de Patricia Highsmith (la romancière compassionnelle, pas la tueuse en série) vouent autant de tendresse à l'éléphant blanc à barrissement beethovenien qu'au rossignol mozartien / Celui qui n'a pas trouvé de "message" dans les Chants de Maldoror / Celle qui marche à la fois sur la tête et les pieds et parfois l'inverse mais en même temps / Ceux qui vous rappellent qu'"impossible n'est pas français" tout en déconseillant la lecture de l'impossible Ducasse à vrai dire influencé par l'étranger / Celui qui attend de chaque prise de parole une devise du jour à inscrire dans son agenda à côté des sentences de Paulo Coelho et d'Eric-Emmanuel Schmitt / Celui qui dans la Chambre Zéro de la clnique déclare que l'Empire des chiffres nous ramène tous au même point, point barre / Celle qui conseille la cure de phosphate à l'ado éternel qui affirme que tout est foutu et même le reste / Ceux qui revendiquent leur "enclave de sérénité" / Celui qui se dit tantôt slovène et tatôt sarde au niveau sensibilité / Celle qui refuse de donner à boire au drapeau / Ceux qui abreuvent le fétiche de leurs recommandations citoyennes / Celui qui ne touche plus à la compote sentimentale sans rien perdre de sa sensitivité sensible enfin tu vois la nuance Hortense / Celle qui chevauche son propre squelette dans le rêve de l'intense voyou pictural / Ceux qui revendiquent le droit à la contradiction comme valeur ajoutée à leur exigence de non-réconciliation prématurée, etc.

    Peinture: Basquiat, Riding with the Death.

    (Cette liste a été jetée en marge de la lecture de Tout autre, une confession, de François Meyronnis, paru récemment chez Gallimard.

  • Sollersiana

    Sollers22.jpgLecture de Fugues (1)

    Libre pensée. - Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d'autres. C'est comme une forme qui émerge, si tant est qu'un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu'on ressent comme de l'eau, en pensant évidemment (évidence d'époque) à l'eau prénatale; puis l'objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d'images et d'idées - on ne sait toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.

    De la formulation. - À la première page des Fugues de Philippe Sollers on lit dans l'Avertissement: "Les thèmes sont ici multiples, mais, en réalité, il n'y en a qu'un: la formulation comme passion dominante". Et c'est vrai que tout le travail de Sollers (passionné travailleur) tend de plus en plus à la sensibilisation et à la clarification de tout ce qui retient son attention, appelant aussitôt la formulation. Celle-ci est immédiate dès la première citation en exergue, cette fois de Lautréamont: "Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son heure, telle est son excellence". Et cette formulation fait appel d'air et d'éclaircie, comme l'auteur le signifie à son lecteur contre l'esprit du temps: "L'anti-littérature, sans doute, mais aussi, de plus en plus, l'absence totale de pensée. À travers mille difficultés et ennuis, j'ai fait ce que j'ai pu, lecteur. Cependant, je crois à ton avenir d'éclaircie, et j'espère que tu cours encore".

    Peacock.jpgDe l'admiration. - Ce qu'il y a tout de même d'admirable chez Sollers est son admiration. On le croit entièrement adonné à lui-même et cela peut exaspérer, mais son grand orgueil n'est pas tout vain (à la différence de l'orgueil, la vanité seule est toute vaine, comme nous l'expliquait un jour notre pasteur Serpolet au catéchisme de la paroisse des Oiseaux: "L'orgueil, c'est quand il y a de quoi, et la vanité quand il n'y a pas de quoi") car il réfracte l'orgueil universel de la nature déployé en reflets moirés comme la roue du paon. Or il est établi que Philippe Sollers est lui-même un admirable paon.
    Cependant, à la différence de l'oiseau fameux, Sollers admire d'autres oiseaux et les dieux qui volent au-dessus de ceux-ci dans le ciel homérique, appelant alors la formulation: "Tout est divin, chez Homère, à commencer par le dieu rythmique qui plane au-dessus des autres: lui-même".

    Qui est écrivain ? - On s'amuse pas mal, en ce temps de bavardage mondial et de muflerie confuse, à voir d'aucuns célébrer la "vraie littérature" et le "véritable écrivain" les yeux au ciel, avec cet air grave et compénétré de ceux qui en savent plus que les autres. On s'amuse surtout de voir qui est forcément cité au tableau d'honneur, et par exemple, en France, un Pierre Michon.
    Michon1.jpgJe n'ai rien, pour ma part, contre Pierre Michon, tout à fait estimable stylé styliste, et lui-même n'y peut rien non plus d'être adulé par ceux-là qui vouent à la littérature "littéraire" un culte à la fois touchant et comique, dont l'affectation de pureté restreint hélas le champ de ce qu'est réellement la littérature pour ceux qui l'aiment sans arrière-pensée sociale - tellement plus large et vivante!
    Ce qui me gêne surtout est la censure qu'appelle ce simulacre d'admiration, qui exclut tout ce qui n'est pas Michon ou michonnant, et plus encore le satisfecit que ces juges à la petite semaine se décernent à eux-mêmes. Sous-entendu: je sais, moi, ce qu'est la vraie littérature "littéraire" et ce qu'est le "véritable écrivain", point, barre.

    C'est du joli ! - Je ne sais plus qui disait que ce qui caractérise en somme le goût bourgeois, ou petit- bourgeois, tient à déclarer du beau qu'il est joli et inversement.
    Il va de soi que dire le beau, autant que dire la loi, ne va pas de soi, mais on se comprendra mieux en parlant d'objets précis. Les peintures de Lascaux sont-elles belles ou jolies ? La biche au sous-bois de tel rapin de canton est-elle jolie ou belle ? Les Autoportraits de Rembrandt peuvent-t ils être dits jolis, et peut-on dire des effigies de vierges en plastique vendues à Lourdes qu'elles sont belles ? Comment distinguer enfin la qualité du toc, la vraie beauté du kitsch ?
    L'ennui du moment, dans le brassage des cultures variées et de l'inculture généralisée, tient au fait que tout est à réévaluer pour pallier le nivellement de tout jugement dont le moindre redressement passe pour élitaire. Mal assuré, tout un chacun se replie alors sur la sempiternelle platitude qui conclut qu'à "chacun son goût" ou pire: que "tous les goûts sont dans la nature"...
    Il est pourtant vrai qu'il n'est pas de loi en la matière et que ce qu'on dit "le bon goût" n'est souvent qu'un préjugé de caste, mais à défaut d'absolu le goût participe aussi de la ressemblance humaine, qui fait que ce qu'on appelle la beauté reste identifiable dans toutes les cultures, selon des critères variables mais parents.
    À propos de parents, je me rappelle que les nôtres, petits bourgeois moyennement cultivés et sans aucun snobisme, avaient à leurs murs des reproductions de fresques de Sandro Botticelli, ressortissant à ce qu'on peut dire la beauté, et des chromos genre natures mortes ou poulbots de Montmartre, juste jolis. Or jamais je n'aurais eu le front, la cuistrerie ni surtout le coeur de juger les miens sur leur goût ni de leur opposer le mien, qui n'a d'ailleurs cessé d'évoluer et n'en a pas fini.

    De l'art souverain. - Il y a de la beauté, ou plutôt: je trouve de la beauté dans ce que d'autres estiment de la laideur. Beauté de Soutine. Beauté de Soutter. Beauté convulsive des expressionnistes. Beauté de certain art dit brut. Beauté des arts dits premiers. Ainsi de suite: l'inventaire de "mon" histoire de l'art, de Lascaux à Czapski ou de Giotto à Munch n'a aucun intérêt sans formulation personnelle, qui ne prétendra pas convaincre qui que ce soit.
    Soutine3.JPGSollers peut m'expliquer en quoi De Kooning, Picasso ou Manet relèvent de l'art souverain, comme Homère ou Diderot, mais il y a loin de l'explication à l'implication, et cela vaut pour tout le monde. Jusque-là, la porte du Paradis de Sollers m'est restée close. Plus grave: il m'a fallu des années avant de m'impliquer vraiment dans la lecture de la Recherche du temps perdu dont j'étais en mesure d'expliquer l'importance depuis mes dix-huit ans. Par ailleurs, je n'attends pas un mot de Sollers sur Dostoïevski, Tchékhov ou Simenon. Chacun son guichet, comme le disait notre ami Pierre Gripari, qui ne comprenait rien à l'art souverain de Charles-Albert Cingria ni au génie visionnaire de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dieux de ma jeunesse et restés tels.Bref, la guerre du goût continue. Philipe Sollers retrouve donc les dieux de l'Illiade: "Sous eux, la terre divine fait croître des herbes nouvelles, le lotus couvert de rosée, le safran, la jacinthe". Tout cela évidemment "dans un nuage d'or". Pendant ce temps, "dans la plaine mortelle, Diomède et son compagnon "marchent, pareils à deux lions, par la nuit ténébreuse, entre les corps, le carnage. le sang noir, les armes". Et Sollers de conclure: "On lit très jeune ces passages, et, pour la vie, ce ciel des rêves est ouvert"...


    Philipe Sollers. Fugues.Gallimard, 2012, 1164p.





  • Ceux qui dérangent

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    Celui qui ne dit jamais ce qu'il faut comme il faut / Celle qui détone dans la discussion de groupe des Anciens de la Poste / Ceux qui disent aimer qu'on les dérange sauf quand ça les dérange en effet / Celui qui se pointe le matin devant son miroir genre Thomas Bernhard l'emmerdeur autrichien pour lancer à son reflet: et maintenant je vais déranger ! / Celle qui répond au petit Descartes se pointant dans son boudoir le matin: mais non René, pas de philo avant l'apéro ! / Ceux que plombe le conformisme de l'anticonformisme / Celui qui ne s'indigne que pour la galerie et se conforme le reste du temps à ce qui se dit sur Facebook et environs / Celle qui cultive l'attention flottante sans cesser de se plier à l'éthique de l'argumentation fondée par ce professeur Habermas que son fils morganatique a fréquenté à l'époque sur les bords du Neckar / Ceux qui s'inscrivent au cours de Fantaisie heuristique proposé ce printemps à l'Université des champs / Celle dont le clavecin manque de tempérament ce matin et qui s'en remet donc aux bras du fougueux forestier / Ceux qui restent "assis dans l'oubli" / Celui qui croit aussi à "l'avenir d'éclaircie" entrevu par Joyaux le fugueur / Celle qui se retrempe dans L'Illiade sans le dire à personne / Ceux qui se sentent plutôt païens le matin et plutôt chrétiens le soir quand le corps "fatigue" / Celui que dérange la seule vision d'un lecteur lisant à l'écart / Celle que dérange la seule pensée d'une jeune fille écrivant un poème dans un tea-room désert / Ceux que dérange la joyeuse animation d'un petit groupe d'ados à capuches dans un train voué au transport des adultes responsables / Celui qui se rappelle les vociférations des voisins genevois de ce couple de Russes du nom de Dostoïevski (ou Tolstoïevski ? ) qui pleuraient si fort la mort de leur premier enfant que ça les dérangeait carrément / Celle que dérange l'obsession de pas mal de Suisses et de Finlandais et de Français et de sujets de diverses nationalités de ne pas être dérangés pendant le repas et même après / Ceux qui se disent épicuriens le matin et schopenhaueriens le soir mais ça peut changer / Celui qui dit volontiers (sur Facebook ou par Twitter) qu'il "relit" Lucrèce pour faire l'intéressant / Celle qui sait d'expérience que ceux qui sentent peu pensent mal / Ceux qui savent que les pourceaux d'Epicure n'ont jamais manqué de phosphate / Celui qui dérange en affirmant crânement que de la mort il n'a nulle peur / Celle qui est morte et ressuscitée par sa seule imagination reptilienne / Ceux qui se rappellent que Molière a traduit De natura rerum / Celui qui ne voit en Epicure et Pascal ou Montaigne et Calvin que des hôtes également bienvenus de son Abbaye de Thélème / Celle qui examine les doctrines au doctrinoscope / Ceux qui n'ont point d'idole à brûler ce matin faute de briquet et de briquettes / Celui que sa liberté d'esprit rend suspect / Celle qui s'entend bien avec son jardin / Ceux qui se gardent de déranger le lecteur aux anges / Celle que rien ne dérange plus maintenant / Ceux qui ont l'esprit dérangé par l'esprit du temps, etc.


    (Cette liste doit un peu de son miel et de son fiel à la lecture incessamment roborative des éblouissantes Fugues de l'exaspérant Philippe Sollers)


    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Sollers le fugueur

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    Une nouvelle somme de lecture s’ouvre comme un immense jardin avec Fugues. Plus de 1000 pages de passion communicative. Après La Guerre du goût, Eloge de l'infini et Discours parfait, jamais trois sans quatre. Retour sur le pénultième recueil de cette tétralogie paru en 2010. Avant la suite fuguée...

    Philippe Sollers, dont voici paraître le soixantième livre sous le titre apparemment immodeste de Discours parfait, est à la fois connu comme le loup blanc, dans la bergerie chic du top des lettres françaises actuelles, et plutôt méconnu en réalité. Très médiatisé, très maîtrisé dans son image et ses poses de grand seigneur à fume-cigarette et sourire en coin frotté d’ironie supérieure, le ci-devant ponte de l’avant-garde littéraire des années 60-70, qui atteignit une célébrité plus « populaire » dès la parution de Femmes, en 1983, semble intervenir partout et à tout moment, alors que c’est ailleurs que se passe sa vraie vie d’écrivain.

    Car Philippe Sollers, avant tout, est un écrivain. Et autant qu’un écrivain : un lecteur. Et autant qu’un lecteur : un vivant. Et sur 918 pages ici, qui réfractent les milliers d’heures d’attention vive d’un vivant lecteur curieux de tout ce qui compte dans la vie, à commencer par la connaissance de soi et du monde : un travailleur de fond, un passeur d’idées et un passeur de beauté, un éclaireur (au double sens) et un éveilleur. Or cet immense bosseur solitaire a le culot d’aimer ce qu’il fait et de le dire. Et de le dire bien : au fil d’une écriture de plus en plus libre et joyeuse. Naguère très cérébrale, difficile voire illisible (travers de jeunesse et d’époque), l’écriture de Sollers s’est épanouie et déploie aujourd’hui ses moires de roue de paon. Je suis magnifique, dit en somme cette écriture : le monde est magnifique. Soljenitsyne, revenu du Goulag, le disait tranquillement à son retour d’exil : le monde est parfait. Et Discours parfait, formidable inventaire des beautés du jardin universel, du Paradis de Dante à l’île possible de Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : « À l’opposé de toute vision apocalyptique, ou de « fin de l’Histoire », ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d’une Renaissance à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit ». Belle paroles de littérateur, argueront les détracteurs de Sollers, sans le lire. Mais lui-même n’a-t-il pas entretenu le malentendu ?

    Un bonheur insolent

    Sollers maudit ? L’image fait sourire quand on se repasse le film de sa vie. Dès la parution d’Une curieuse solitude, son premier roman paru en 1958, le jeune homme né coiffé fut reconnu par le gaulliste Mauriac et le communiste Aragon. André Breton le déclara «aimé des fées ». Mais d’emblée aussi l’insolent fils de bourgeois bordelais, le frondeur de haut lignage, le provocateur de préau, ne cessa de pratiquer « le plaisir aristocratique de déplaire » cher à Baudelaire, qui lui valut d’être autant jalousé, son succès croissant, que décrié et taxé de tous les vices : renégat de la gauche, girouette intellectuelle, flatteur opportuniste, écrabouilleur cynique. Le sociologue maître à peser Pierre Bourdieu crut lui régler son compte en définissant ainsi sa trajectoire : « de Tel Quel à Balladur, de l'avant-garde littéraire (et politique) en simili à l'arrière-garde politique authentique ». Et l’accusation de misogynie de faire florès après la publication de Femmes. Or c’est d’une femme, justement, Catherine Clément, de la gauche la plus ferme et d’un féminisme avéré, que viendra l’une des meilleurs approches d’un Sollers craint comme le « diable » et se découvrant peu à peu. Et c’est aujourd’hui dans ce qu’on pourrait dire un autoportrait « en creux » qu’il faut relire ce démon d’écriture, avec le triptyque constitué par La Guerre du goût, Eloge de l’infini et Discours parfait…
    Le style mode de survie

    Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style…

    Philippe Sollers, Discours parfait. Gallimard, 2010, 918

    Philippe Sollers,Fugues. Gallimard, 2012, 1114p.

    PS. Je reviendrai sous peu à Fugues où il est question, notamment, d'Epicure et de Diderot (le sommet de la langue fançaise selon l'auteur), de Lautréamont et de Sade comme souvent, et plus qu'avant de Chine et du pape et de plaisir et de Mozart et, beaucoup, de Manet. Entre autres entretiens sur son cher lui-même...

  • Ceux qui sont en réunion

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    Celui qu’on sait en rendez-vous dans la maison du même nom / Celle qui se dit en conférence sans préciser qu’elle y est seule / Ceux qui sont en séance même que ça s’entend dans le couloir / Celui qui est inatteignable même par lui-même / Celle qui délègue la gestion de ses absences / Ceux qui ne reçoivent que sur rendez-vous reportés / Celui qui se recueille avant de manadger / Celle qui recule pour mieux se faire sauter / Ceux qui invoquent la crise pour justifier leurs bénéfices / Celui qui sort de son dernier divorce avec un parachute doré / Celle qui bivouaque dans son coffre-fort / Ceux qui se plaignent de gagner trop / Celui qui gagne à ne pas être connu / Celle qui possède un double de la clef des champs / Ceux qui infèrent de la Science que l’individuel existe puisque Vinteuil l’a modélisé / Celle qui décrie le sac vide du Moqueur / Ceux qui pensent que la prière est le langage dont use Dieu pour se célébrer Lui-même / Celui qui retrouve Bach au-delà du bruit de l'orchestre à 224 pieds bottés /Celle qui zone entre les parenthèses / Ceux qui savent la louche influence de Saturne / Celui qui a intégré le divin dans son organigramme / Celle qui ne spéculera pas sur les derniers mots de Spinoza / Celui qui défait les noeuds de son angoisse en recourant à d'anciennes formules chamaniques où dominent les consonnes / Celui qui se sait supérieur en abjection au cafard qu'il écrase d'un coup de talon distrait / Celle qui fait un retour à la nature dont elle connaît le taux de saturation en DDT / Ceux qui entendent encore au double sens d'entendre et de comprendre les clameurs des Malebolge de L'Enfer de Dante / Celui qui lit attentivement les journaux pour ne pas oublier l'état de la cata / Celle qui se défait peu à peu de sa chair ma chère / Ceux que les nouvelles Puissances ravissent, etc. Image: Philip Seelen

  • Merci jeune homme !

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    Après « Indignez-vous ! », Stéphane Hessel avait persisté et précisé avec « Engagez-vous ! ». Pour ne pas consentir à l’inacceptable. Flash-back et reconnaissance au rebelle disparu !



    Un jeune homme de 93 ans fait ces jours un tabac en librairie et sur les estrades publiques et médiatiques. Après quelques mois, son fameux libelle, Indignez-vous !, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et a été traduit en plus de vingt langues. Ce cri du cœur, de toute évidence, est en phase avec un ras-le-bol général. En plein vent printanier de révolte contre les puissants plus ou moins pourris, Stéphane Hessel, né en 1917, l’année de la Révolution bolchevique, et qui a donc l’âge aujourd’hui des pères de soixante-huitards plus ou moins raplapla, a déplié sa grande carcasse d’ancien résistant, torturé et déporté, pour se lever comme il le fit contre les nazis et dire posément: non.

    Non à l’indignité où tant de nos semblables sont rejetés. Non à l’injustice sociale. Non à la violence. Non au pillage ou au saccage de la planète. Rien de « révolutionnaire» pour autant dans l’appel de l’ancien diplomate humaniste, type de l’homme de bonne volonté aux multiples bons offices, pour les sans-papiers, les sans-logis ou la paix entre Israël et les Palestiniens, pour une économie moins prédatrice et une écologie gage d’avenir.

    Avec la caution morale de son passé, Stéphane Hessel se tourne cependant vers l’avenir. Preuve en est son nouveau manifeste, Engagez-vous ! où il dialogue avec le jeune écolo-reporter Gilles Vanderpooten.

    Un succès controversé

    À quoi peut bien tenir l’extraordinaire retentissement de la première plaquette de Stéphane Hessel ? Pourquoi ce succès phénoménal, et comment expliquer aussi la violence des réactions que ce manifeste a suscitées à la fin de l’an dernier, notamment de la part de Sammy Ghozlan, directeur du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, et de l’historien-polémiste Pierre-André Taguieff, dont on a pu lire sur Facebook ces propos vifs : « Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ».

    À vrai dire le seul tort de Stéphane Hessel est de s’en être pris à la politique menée par Israël contre les Palestiniens. Or ces attaques paraissent d’autant plus mesquines que le personnage visé, hors norme, déjoue ces critiques par son parcours.

    Hors du commun, sa mère le fut déjà à outrance. De fait, Berlinoise non conformiste, qui traduira la Lolita de Nabokov en allemand et sera le modèle de la Catherine du film Jules et Jim de Truffaut en aimant deux homme à la fois, Helen Hessel, mariée à un Juif lettré (proche de Walter Benjamin) d’origine polonaise, a donné à son fils l’exemple de la liberté d’esprit.

    Brillant sujet de Normal Sup’ vite gagné au plaidoyer de Sartre pour la responsabilité et l’engagement, le jeune Stéphane va rejoindre, en 1941, De Gaulle à Londres puis la Résistance en France, où il participera à la mission Gréco. Arrêtéen 1944, soumis au supplice de la baignoire, déporté à Buchenwald, puis à Dora, le résistant s’évadera à quatre reprises et échappera miraculeusement à la mort qui frappa 31 de ses 37 camarades arrêtés avec lui.

    « Ce qui caractérise ma vie, c’est la chance, reconnaît-il aujourd’hui. J’ai eu énormément de chance. Je suis passé à travers des péripéties qui ont mal tourné et je m’en suis bien sorti. Du coup, je projette cette chance sur l’histoire. L’histoire peut produire de la chance : c’est ce qu’on peut appeler de l’optimisme. Tout en reconnaissant volontiers que ce n’est pas toujours vrai… ».

    Optimiste, mais pas jobard pour autant, Stéphane Hessel n’a rien de l’idéaliste flatteur. À ceux qui le taxent d’antisémitisme, ilrépond sans agressivité, pièces en main. De la même façon, son appel à la responsabilité des nouvelles générations n’a rien de flagorneur non plus.

    « La conscience éthique doit nous rendre sensibles au fait que ce que nous faisons aujourd’hui a des répercussions sur ceux qui viennent ensuite », déclare encore Stéphane Hessel. « Il est bon que nous y réfléchissions et que nous fassions le plus possible pour que les générations suivantes puissent poursuivre heureusement leur existence. » A préciser dans la foulée que, désintéressé, Stéphane Hessel a renoncé à tous ses droits d’auteurs, son premier éditeur ayant déjà versé 100.000 euros au Tribunal Russel pour la Palestine…

    Helen Hessel avait souhaité que son fils fût heureux « afin de rendre les autres heureux ». Elle n’aurait pas trop à rougir de son vieux fiston…

    Stéphane Hessel. Indignez-vous ! Editions Indigène, 29p.



    Hessel2.jpgPour une transmission salutaire

    Après Indignez-vous !Stéphane Hessel répond à ceux qui lui ont objecté, justement, qu’il ne suffisait pas de s’indigner. Au fil de ces entretiens avec Gilles Vanderpooten, écolo-reporter de 25 ans, il expose sa conception de notre responsabilité commune. À son jeune interlocuteur qui évoque les mesures très concrètes que prônait le Conseil National de la Résistance et l’interroge sur l’action à mener aujourd’hui, Stéphane Hessel répond : «Refuser le diktat du profit et de l’argent, s’indigner contre la coexistence d’une extrême pauvreté et d’une richesse arrogante, refuser les féodalités économiques, réaffirmer le besoin d’une presse vraiment indépendante, assurer la sécurité sociale sous toutes ses formes ». Et d’insister sur le fait que « le scandale majeur est économique », beaucoup plus difficile à combattre que l’occupant nazi. Puis de constater que « le deuxième grand défi, partout et maintenant, est la dégradation de la planète et de l’environnement. Et d’en appeler à la résistance de la jeunesse, tout en remarquant que « la jeune génération manifeste peu de résistance par rapport à ce qui la scandalise.»

    Dans les grandes largeurs, Stéphane Hessel prône la création d’un Conseil de sécurité économique et social qui réunirait par élection les 20 à 30 Etats « les plus responsables » afin d’instaurer une stratégie mondiale qui exercerait son autorité sur les instances financières, commerciale, du travail et de la santé. « Le système des Nations unies aurait ainsi une tête », ajoute-t-il.

    Evoquant en optimiste clairvoyant la question du progrès humain, Hessel réitère sa confiance en l’homme tout en nuançant : « Cet animal-là, il est dangereux et il est capable de tout bousiller (…) mais il est formidablement capable d’aborder de nouveaux problèmes avec de nouvelles idées ! »

    Stéphane Hessel et Gilles Vanderpooten. Engagez-vous ! Editions de l’Aube, collection Monde en cours, série Conversation pour l’avenir, 92p. En librairie dès le 10 mars 2011.


    La fronde des détracteurs


    Pierre André Taguieff, singeant Voltaire : «Un soir au fond du Sahel, un serpent piqua le vieil Hessel, que croyez-vous qu’il arriva, ce fut le serpent qui creva.

    Alain Finkielkraut : «On s'inquiète à juste titre de la démagogie croissante des populistes, mais un même phénomène est à l'oeuvre chez les bobos français. Indignez- vous! est l'incarnation même de ce «boboïsme»…

    Claude Lanzmann : «De Nicolas Donin, qui incitait à brûler le Talmud, à Stéphane Hessel, on connaît un certain nombre de gens qui, ayant de lointaines origines juives, sont passés à l'ennemi».

    Eric Zemmour : «Ce que fait Papi Hessel, c'est de la fausse provocation, comme le font Cali, Raphaël ou Stéphane Guillon. Comme disait legénéral de Gaulle : la vieillesse est un naufrage… ».



  • De parrain à poulain

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    Retouches aux Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis

    À l'attention particulière de Max Lobe, mon poulain attitré,

    et pour Aude Seigne, Anne-Frédérique Rochat, Isabelle Aeschlimann-Petignat; mes amis Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Daniel Vuataz, Matthieu Ruf, Sébastien Meyer et la jeune bande de l'AJAR


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    DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

    JLK. - Tâchons de parler ensemble, un de ces soirs, de ce qu'est réellement une idéologie...

    DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.

    JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?

    DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

    JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et de Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.

    DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...

    DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.

    DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

    JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...


    DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.


    JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".


    DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.


    JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion.

    DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

    JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.

    DK. - Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

    JLK. - Nous parlions l'autre soir des croisements et autres collisions des trains historiques de l'Europe et de l'Afrique, et nous savons aujourd'hui qu'il est d'autres urgences historiques que les lendemains qui chantent, mais reparlons donc, un autre soir, de ce que signifie une métaphore et son bon usage...

    DK. - Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.

    JLK. - Le "train" est aujourd'hui le "trend" et nous n'en sommes pas plus dupes toi que moi, mais on peut faire du "trend" une miniature et jouer avec, non ?

    DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».

    JLK. - Le mieux serait de penser que toute maxime, comme une médaille, a un revers, en vertu de quoi l'on pourrait dire que "qui rate le but rate aussi tout le reste".

    DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

    JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivan et l'écrivain.

    DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.

    DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.

    DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.

    JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.

    DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

    JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.

    DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.

    JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.

    DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

    JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.

    DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

    JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".

    DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

    JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...

    DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

    JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.

    DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

    JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.

    DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.

    JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.

    DK. - N’écris pas sur commande.

    JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.

    DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.

    DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.

    DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

    JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.

    DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

    JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.

    DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

    JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".

    DK. - Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».

    JLK.- Marcel Proust dit à peu près que le génie est une affaire d'obstination, où l'esprit de suite est requis jusqu'à la bêtise. Tu peux écrire tout le temps sans écrire rien, ou progresser en t'abstenant: peu importe. L'esprit de suite est une fidélité fondamentale à ton "noyau". Tout le reste vient "après" ou "avec" mais ça viendra...

    DK. - Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

    JLK. - Méfie-toi, Maxou, des préceptes et autres sentences dénués d'exemples. Qui sont ces gens "qui paient cher leur inconséquence" ? Et quel genre d'inconséquence ? Méfie-toi des abstraits !

    DK. - Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

    JLK. - Remarque aussi que les conseils en disent souvent plus sur les conseillers que sur les conseillés.

    DK. - Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.

    JLK. - Là c'est la porte ouverte qu'on enfonce ! Mais il est vrai que cette question du relativisme est fondamentale à l'ère du nivellement généralisé - autre "généralité". Donc entendons-nous sur les notions de relativisme, de hiérarchie et de valeurs. À bas les généralités convenues !

    DK. - Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.


    JLK. - L'écrivain est un caniche, me disait le délicieux Marian Pankowski. Qu'il y ait donc, derrière la haie, un prince ou une accorte jouvencelle lui promettant un biscuit: il jappe et sautille. Quant à ne rien faire pour mériter quoi que ce soit, c'est encore la vanité qui parle. Restons purs: ce genre de postures...

    DK.- Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

    JLK. - Tu m'intéresses, Maxou, parce que tu écris dans plusieurs langues à la fois, que la tienne rassemble en bouquet. Cette idée selon laquelle le bassa (auquel tu n'emprunte que des bribes d'expressions) ou le suisse allemand (dont les téléphones de ma mère m'ont éloigné à sept ans) seraient la meilleure langue du monde est une posture provinciale et finalement assez snob. On sourit déjà quand Sollers déclare que la langue française est la meilleure du monde. Et qui ne se contenterait que d'une langue ?

    DK. - Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

    JLK. - Une fois de plus, ces balancements dialectiques entre "le pire" et "le meilleur" nous ramènent à la rhétorique binaire débile du BONUS et MALUS...

    DK. - « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)

    JLK. - À quinze ans la parole biblique "les tièdes, je les crache" me bottait pas mal. Mais une digne maîtresse de piano, bien des années avant, m'avait déclaré un jour en penchant son chignon de mon côté: "Et maintenant, jeune homme, nous allons mettre les nuances"...

    DK. - Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

    JLK. - Quels princes mon zoulou ? T'as déjà vu des princes ? Et pourquoi cette servilité ? Pour obtenir une subvention d'un fonctionnaire de la culture ? Non mais cette pensée est celle d'un valet !

    DK. - Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

    JLK. - La question de la présomption liée à un mimétisme social doit-elle t'inquiéter au moment où tu commences une "carrière" ? Encore heureux que ton bon sens hérité de ta mère te préserve de ces gesticulations.

    DK. - Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

    JLK. - Là, je sais que tu ne risques rien. La littérature des pays nantis devient de plus en plus "socialement inutile", c'est pourtant vrai, mais il y a plus grave puisque la littérature est irréductible à la notion sociale d'utilité

    DK.- Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».


    JLK. - Parie au contraire pour l'utilité fondamentale de ta littérature, sans penser à "la société" ou juste "par moments".

    DK. - Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

    JLK. - Pense au contraire que tu es un membre aussi utile de la société que le Top Manageur Daniel Vasella qui ne lira pas ton livre.

    DK. - Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

    JLK. - Cette idée des "insectes nuisibles" ressortit à plusieurs idéologies et n'a plus à nous intéresser qu'en tant qu'entomologistes de la langue de bois ou de fer. Matière intéressante pour un écrivain.


    DK. - Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

    JLK. - Cela m'amuserait de te voir te mettre au sonnet. C'est une discipline rigoureuse qui vaudrait la peine de sacrifier quelques heures de zumba.


    DK. - Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.


    JLK. - Le président français de droite Georges Pompidou avait une bonne connaissance du mètre poétique, de même que le Président français de gauche François Mitterrand.

    DK. - Aie en toute chose ton avis propre.

    JLK. - On croit souvent que son avis est d'origine avec brevet déposé, alors qu'on l'a emprunté à tel ou tel qu'on admire ou qu'on aime bien. Quant à être tout à fait personnel, ça peut venir mais pas forcément. Beaucoup se fondent dans la masse, opinent du chef et du sous-chef, mais n'en pensent pas moins parfois.

    DK.- Ne donne pas en toute chose ton avis. C’est à toi que les mots coûtent le moins.

    JLK. - Montaigne donne son avis sur pas mal de choses, et c'est à lui que les mots coûtent le plus, même si le problème n'est pas là. Donc ne crains pas de lire Montaigne, mais la phrase de Pascal est également digne d'attention, dont chaque mot coûte aussi "le plus". Quant à ceux à qui les mots coûtent le moins, ils opposeront l'un et l'autre, ou joueront Camus contre Sartre.

    DK. - Tes mots n’ont pas de prix.

    JLK. - C'est le genre d'assertion qui peut te ramener au relativisme aussi bien tempéré qu'un clavecin. Au demeurant, tes mots méritent peut-être un prix, mais n'y pense pas...

    DK. - Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?

    JLK. - Si la nation te demande poliment de monter sur le podium pour le prochain discours de la Fête nationale du 1er août, vas-y petit.


    DK. - Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.


    JLK. - Que signifie d'être "en face" ou "au-dessous" de l'opposition. Je ne sais pas. Et quelle opposition, à quel moment, comment ? Tout ça relève de la posture et non de la position.

    DK. - Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

    JLK. - Quel pouvoir et quels princes ? Et quel "au-dessus" ? La princesse bantoue se sent-elle au-dessus du "vacabon" des gadoues ?

    DK. - Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

    JLK. - Ce qu'il y a de terrible avec le "politiquement correct", c'est qu'il soit si souvent moralement correct sans engager le moins du monde.

    DK. - Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

    JLK. .- Mais bon sang, comment envisager le juste chemin d'un écrivain sans attention à toute forme d'injustice ?

    DK. - Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

    JLK. - Garde en mémoire tout ce que les autres t'ont réellement appris et laisse ta mémoire filtrer ce que tu apprendras aux autres sans rien oublier de ce qui compte.

    DK. - Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

    JLK. - Là encore le cher Danilo mélange tout, même si Vaclav Havel reste un bon ou un mauvais écrivain comme il a été un bon ou un mauvais chef d'Etat. Pour le magma il n'y a pas de règle. L'atelier de Bacon ou les carnets de Dostoïevski ne sont pas des modèles d'école.

    DK. - Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

    JLK. Suis leur regard: ils vont tous être d'accord! Je sais que tu n'aimes pas ça, moi non plus.

    DK.- Ne sois pas l’écrivain des minorités.

    JLK. - Et pourquoi pas si tu leur échappes ? Et pourquoi pas l'écrivain des majorités si tu leur échappes ?

    DK. - Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

    JLK. - Il y a en effet des assimilations visqueuses, mais il en est d'autres joyeuses, mais nous parlerons un soir de la notion de communauté ou de l'écrivain "bon génie de la Cité".

    DK. - N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.

    JLK.- Cela signifie-t-il qu'il ne faut pas écrire pour aucun lecteur ?


    DK. - N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.


    JLK. - Cette notion d'élite est en général un faux-fuyant, soit pour flatter la médiocrité, soit pour se sentir au-dessus du "commun". Le mieux serait d'éviter toute démagogie et toute "cible" sociale quand on écrit.

    DK. - Ne pense pas à la mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

    JLK. - La mort n'existe pas comme objet de pensée mais elle se vit de phrase en phrase et c'est ce noir qui rehausse les couleurs de nos pages.

    DK. - Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

    JLK. - L'expression "sottises de professeurs" est ce qu'on peut dire un "argument massue". Quant à l'immortalité de l'écrivain, c'est une métaphore de plus et ce que j'appelle une "illusion féconde". Disons qu'à ce taux-là Homère résiste au temps plus que les pyramides de crânes de Tamerlan.

    DK. -Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

    JLK. - Le comique est par essence lesté par le sérieux du tragique. D'Aristophane à Shakespeare, via l'Afrique du pleurer-rire.

    DK. - Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

    JLK. - Quand tu voudras dire le plus tragique de la vie, tu écriras une comédie. C'est en tout cas ce que Brecht conseilla au poète algérien Kateb Yacine.

    DK. - Ne sois pas bouffon de cour.

    JLK. - Si ta cour est faite des commères de Douala, je n'ai pas de conseil à te donner mais je sais que tu t'en tireras...



    DK. - Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.


    JLK. - Comme je t'ai vu hausser les épaules au défilé des Grands Mots, aucun souci pour toi !

    DK.- Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

    JLK. - J'aimerais bien t'aider à admettre que tu vaux mieux que tu ne crois, mais faut aussi que je me soigne, et les Boyards on les fume sur le trottoir...

    DK. - Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

    JLK. - Là, ne jurons de rien sans savoir de quelle idée il s'agira. Chacun est facilement d'accord avec Brassens quand il refuse de "mourir pour des idées", mais qui sait ce qui nous attend sous le masque de "l'idée" ?

    DK. - Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

    JLK. - Là encore, non confronté à l'épreuve, le mépris reste en somme platonique.

    DK. - N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

    JLK. - Sinon que serait-ce que le don de sa vie ?

    DK. - N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce que tu écris pour la fête fait jubiler ?

    DK.- N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

    JLK. - Si le panégyrique est mérité et joliment tourné, tu ne regretteras rien que d'être jalousé par ceux qu'ombrage toute forme d'admiration.

    DK. - N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

    JLK. - Tout dépend là encore de qui on appelle héros. Mais si le héros le mérite vraiment, pourquoi pas ? Et puis le genre littéraire de l'oraison funèbre peut être renouvelé - je vois bien un rap à Sankara...

    DK.- Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

    JLK. - Non: si tu ne peux pas dire la vérité: dis que tu ne peux pas dire la vérité. Enfin c'est ça qu'il faudrait, n'est-ce pas ?

    DK. - Garde-toi des demi-vérités.

    JLK. - C'est ce qu'on appelle une demi-vérité.

    DK. Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce n'est pas une agitation hyper-festive du genre actuel qui n'a plus rien de la fête ?


    DK. - Ne rends pas service aux princes et aux boyards.


    JLK. - Pourquoi parler de "boyards" et de "princes" à propos des apparatchiks d'une dictature populaire ? Tout cela n'est-il pas trop littéraire en somme ?

    DK. - Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

    JLK. - Tu vois le jeune écrivain "demander service" au Politburo ?

    DK. - Ne sois pas tolérant par politesse.

    JLK. - Et ne craignons pas d'être impolis par souci de tolérance.

    DK. - Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».

    JLK. - Défendons au contraire la vérité à tout prix, même en présence de ce que nous croyons un imbécile.

    DK.- Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas.

    JLK. - Bah, tout ça va de soi, même si ça se discute.

    DK: - « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )

    JLK.- Quand ils sont signés Karl Popper, ces truismes prennent du galon à ce qu'il semble.

    DK. - « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)

    JLK. - Bis repetita. Quand j'admets que tu as raison, Maxou, je dois craindre de croire que le Cameroun et les Pâquis ont également raison. Laissons là ces poppers !


    DK. - Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».


    JLK. - Quand tu m'as taxé d'ignorance à propos de ton pays, et que j'ai raillé la tienne à propos du mien, nous aurions donc dû cesser de discuter ? Mais quelle étrange maïeutique que celle de cet écrivain pourtant excellent quand il cesse de prêcher !

    DK. - N’aie pas de mission.

    JLK. - La Suisse t'a chargé d'une mission au Katanga et tu l'a remplie en grappillant mille observations "hors mission". T'en priver eût été une démission d'écrivain.



    DK. - Garde-toi de ceux qui ont une mission.



    JLK
    . - Garde-toi plutôt de toute démission.

    DK. - Ne crois pas à la « pensée scientifique ».


    JLK. - Ne crains pas de lire Bacon et Hobbes et Descartes et Spinoza et Leibniz qui ajoutent tous plus ou moins à la poésie de la connaissance qui n'exclut ni la pensée magique ni le syncopé anglo-nègre ni le baroque italien ni l'art du haï-ku.

    DK. - Ne crois pas à l’intuition.


    JLK
    . - Tu devines, comme tu es devin, que ce conseil serait le plus stupide de Danilo Kis s'il traduisait effectivement sa pensée alors que ses livres disent tout le contraire et nous le font vivre.

    DK. - Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

    JLK. - Un très cher ami de haute spiritualité m'a reproché, de son vivant, de n'être pas assez cynique. À savoir: de ne pas me défendre assez d'une société globalement dominée par le cynisme. Il y a donc cynisme et cynisme. L'important est de ne pas perdre son âme, ce que j'appelais "le noyau".
    DK.- Evite les lieux communs et les citations idéologiques.


    JLK.- Et voilà qu'on retombe dans les lieux communs !

    DK. - Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.


    JLK
    . - Chose facile. Plus difficile est de distinguer la part du génie et de la servilité chez un grand écrivain adulé et vilipendé pour les mêmes mauvaises raisons.


    DK. - Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.


    JLK. - Auquel cas il faudrait renoncer à comprendre une kyrielle d'écrivains égarés, à travers l'Histoire, dans les labyrinthes de l'idéologie et de la politique...

    DK. - Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

    JLK. - Tâchons plutôt de voir en quoi Sartre et Camus dépassent, et de loin, la polémique qui les oppose et le dilemme artificiel d'un choix de l'un contre l'autre (façon Michel Onfray), alors que leurs oeuvres respectives ont encore tant à nous dire à divers degrés.

    DK. - Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.

    JLK. - Cette opposition réductrice entre "obscurité" littéraire (le surréalisme, la poésie vague,etc.) et "clarté" est intéressante et vaut la discussion, comme le classement de Tolstoï du coté "diune" et Dostoèivski du côté "nocturne", mais le ton péremptoire du conseiller accuse la faiblesse de l'exclusivisme.

    DK.- Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

    JLK. - À commencer par l'école du rejet...

    DK. - A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.

    JLK. - Ce refus de la discussion sent terriblement son dogmatisme anti-dogmatique d'époque. Il ya dans le réalisme socialiste, des oeuvres très intéressantes...

    DK. - Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.

    JLK. - Quelle erreur ! Et quel mépris pour "les professeurs" ! Même si beaucoup d'entre eux ont une notion étriquée de "l'engagement", la discussion doit s'ouvrir !

    DK. - Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

    JLK. - Mais oui, mais oui.

    DK. - Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

    JLK. - Ce qu'il faudrait au contraire, c'est examiner tranquillement tout ce qui fait différer la Kolyma, et l'ensemble de l'archipel concentrationnaire russe, du plan d'extermination des nazis symbolisé par Auschwitz. On n'envoie pas au diable un ignorant: on discute. On lui fait lire Vie et destin de Vassili Grossman ou les récits de Varlam Chalamov, et déjà l'on voit les différences entre communisme et nazisme, au-delà des similitudes (Grossman les a montrées mieux que personne), après quoi toute la littérature de l'infamie humaine est à explorer, de Primo Levi à Jean Amery ou d'Ety Hillesum RoBert Antelme - des Bienveillantes de Jonathan Littell à la somme consacrée par Hugh Thomas à La Traite des noirs...

    DK. - Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    JLK. - Bien entendu, mais un jeune écrivain a-t-il besoin de tels conseils ?

    DK. - Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement. « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

    JLK.- Voilà donc, Maxou, les conseils que Danilo Kis, écrivain serbe exilé à Paris, tout à fait estimable quoique par trop adulé par d'aucuns, typique en tout cas d'une certaine intelligentsia de la deuxième moitié du XXe siècle, adressait à un jeune écrivain de son vivant. Je te donnerai ses livres et tu en jugeras. Dans l'immédiat, je me réjouis de notre prochaine revoyure de poulain et de parrain, en te remerciant déjà pour tout ce que tu m'as apporté depuis notre rencontre de l'été 2012. Ma génération, qui est celle aussi de Danilo Kis, considère parfois "ceux qui viennent" avec condescendance. Cette attitude me parait regrettable, même si le "djeunisme" me semble non moins débile. Un certain art de la conversation est à relancer. Or il n'est aucune conversation sans réciprocité...

  • Ceux qui restent aux aguets

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    Celui qui postule qu'un réactif est l'oposé d'un réactionnaire / Celle qui réactive son logiciel de perception panoptique / Ceux qui récusent la pensé cyclique / Celui qui se dresse contre les dominations à commencer par la sienne Etienne / Celle qui se rappelle la réflexion de G.K. Chesterton selon laquelle "le monde est plein d'idées chrétiennes devenues folle" / Ceux qui ont dépassé la conception d'une Histoire hégéliene divinisée / Celui qui oppose sa douceur privée à la "violence accoucheuse de l'Histoire" / Celle qui observe les désarrois du jeune auteur pris entre adulation et lynchage / Ceux qu'ont dit "décideurs" sans savoir de quoi / Celui qui taxe de "rêverie" tout projet constructif / Celle qu'on dit improductive parce qu'elle écrit / Ceux qui se croient plus forts (ou plus malins) de ne plus affirmer quoi que ce soit / Celui qui prend acte du nouveau décentrement du mode / Celle qui n'a guère de nostalgies que la musique n'apaise / Ceux qui se prennent toujours pour le centre du monde dans leur canton parisien / Celui qui est partout chez lui même en Chine / Celle qui "échange" sur Facebook en restant elle-même à ce qu'il semble / Ceux qui s'ouvrent au monde sans quitter leur jardin / Celui qui ne se crispe pas sur ses acquis / Celle qui reste Française jusqu'a bout des ongles et même Parisienne jusqu'au bout des cils / Ceux que la curiosité pousse à tout accueillir en ne sacrifiant rien de leur esprit critique millénaire / Celui qui estime que le soleil des indépendances brille pour tous y compris lui-même / Celle qui observe les ravages du libre marché sur la mentalité de son filleul trader qu'elle tance quand il prétend l'aider à sortir du besoin / Ceux qui font leur miel de l'immatériel / Celui qui conspue tout parti unique y compris celui du Supermarché / Celle qui vitupère sa mère lui recommandant de "profiter" de son séjour à Bandung / Ceux qui fuient les croisières "de rêve" / Celui qui participe à la cyber-révolution sans laisser tomber sa plume d'oie / Ceux qui mutent sans changer de cheval / Celui qui recommande à son fils adoptif les vertus de l'"éthique de l'argumentation" et la cure de phosphate / Celui qui aime trop son pays pour être nationaliste / Celle qui n'aime pas des masses qu'on pense à sa place / Ceux qui se répètent dans la langue d'Adolf Hitler: "Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch", ce qui signifie dans la langue de Boris Cyrulnik: "Où est le péril croît aussi le salut" / Celui qui semblait allergique à toute bonne nouvelle avant de reprendre courage / Celle qui ne se contente pas de "gérer" ses affects / Ceux qu'insupporte la mentalité des retraités revenus de tout / Celui qui s'obstine à croire à la bonté humaine / Celle qui prône le retour à l'empathie / Ceux qui ne célébreront point la mémoire de Schopenhauer, etc.

  • Au fil des jours

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    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie
    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tout coup les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.
    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’Enfant, sans montrer guère d’attention à mes récits de père niaiseux : l’Enfant parlait-il déjà ? L’Enfant s’était-il mis à lire ? L’Enfant écrirait-il bientôt ?
    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.
    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes qui deviendront des tanks et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en crèvera.
    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’Enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.
    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès les aurores n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.
    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’Enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.
    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dè¨s le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur - Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas ou des enfant s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas, les merveilleux nuages…

    (Extrait de L’Enfant prodigue,

    Image : Richard Aeschlimann. L’envers et l’endroit, encre de Chine, 1970.

     

     

  • Fellini l'enchanteur

    cinéma


     

    cinéma« L’art doit être aussi méticuleux que la vie », dit Fellini à propos de la forme artistique la plus proche de la réalité que semble le cinéma, qui requiert précisément, alors, la transformation de la réalité apparente en trompe-l’œil dont la mer de plastique du Casanova est l’un des plus fameux exemples. cinémaLe film intitulé Je suis un grand menteur, dans lequel le Maestro décrit la germination de son art avec une quantité d’exemples vécus sur le plateau, est une belle leçon de choses dans laquelle interviennent, autant que le marionnettiste, ses poupées plus ou moins consentante, du malheureux Donald Sutherland qui semble ne pas être encore revenu du fait d’avoir tant été malmené durant les premières semaines du tournage du Casanova (on sait que Fellini ne pouvait pas l’encadrer…) à Terence Stamp évoquant superbement sa propre expérience, en passant par Giuletta Masina ou Roberto Begnini aux impayables observations.
    Sceptique à l’endroit de tout scepticisme, plaidant pour la disponibilité totale du créateur, médium plus qu’ingénieur trop lucide, Fellini apparaît à la fois en Dieu le Père et en enfant pénétré par son jeu, et le voir travailler avec ses acteurs (la scène de triolisme où il dirige, un regard après l’autre, un geste après l’autre, les caresses des jeunes amants du Satyricon), le voir détailler l’importance absolue de telle couleur ou de telle lumière, le voir cajoler ses gens ou les houspiller, le voir créer son univers apparemment ex nihilo, mais fait de tout ce qui existe et nous traverse, est une fabuleuse démonstration d’attention amoureuse à cela simplement qui est…

    Je suis un grand menteur, film de Damian Pettigrew, fait partie du coffret de 8DVD réunissant 6 films de Federico Fellini: Il Bidone, I Vitelloni, La dolce vita, Juliette des esprits, Prova d'orchestra et Le voce della luna.

  • La paix des sens

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    L’apparition dans la pénombre du sous-bois de l’ammanite phalloïde au gland mauve ne trouble plus Mademoiselle Terrier notre ancienne maîtresse de piano.
    La nostalgie des anciennes élèves de l’école de couture de Plan-les-Ouates que les Italiens sifflaient si joliment à la sortie s’est diluée dans leurs souvenirs des éditions successives du Festival de San Remo, mort avant elles.
    Un docteur Uli Mauser a proposé à son vieil ami le juge Miauton qui lui a avoué qu’il ne « levait » plus, de lui injecter une dose d’un certain produit, mais ce cher Max a répondu qu’il en avait assez du va-et-vient auquel il préfère désormais les films d’animaux.
    Au total on voit un peu de tout : certains se calment avec l’âge, d’autres se découvrent des goûts de vendanges tardives, il y a maints dérivatifs offerts par les académies du soir et les matinées au hammam, les tea-rooms ou les clubs de bricolage - mais à part ça l’on sait encore certains chats le faire à vingt ans en douces volutes, alors pourquoi se gêner ?

  • Ceux qui croient savoir

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    Celui qui écrase les pieds de la danseuse de tout le poids pesant de son prétendu savoir / Celle qui trouve que le récit de la Création en sept jours est poétiquement plus satisfaisant que les approximations scientifiques du Big Bang où on n'était pas de toute façon / Ceux qui se lancent à la figure des arguments qui les défigurent / Celui qui en pleine discussion contradictoire sort son Diplôme autoproclamé / Celle qui affirme qu'en tant que vierge du Zodiaque elle a rarement tort et souvent même raison au point que les scorpions et autres gémeaux n'ont qu'à se la coincer / Ceux qui sont deux dans le même sac pour être nés entre le 21 mai et le 21 juin / Celui qui n'est jamais tout à fait le même ni vraiment un autre en conformité astrale avec le signe des Gémeaux / Celle qui est plutôt du genre Pollux à l'instar de Mariyln Monroe et non du genre Kafka comme était Kafka / Ceux qui marchent à l'intuition et aux souvenirs / Celui qui remet les balances à l'heure / Celle qui ravaude les filets du pêcheur d'hommes / Ceux qui sont experts en science inexacte / Celui qui fait mal aux autres pour le plaisir d'en souffrir / Celle qui relâche ses moeurs sous le pêcher en fleurs / Ceux qui vitupèrent la famille de père en fils / Celle qui se dit complètement radicale au niveau du choix de son look / Ceux qui sont à fond contre les femmes battues ou plutôt pour j'veux dire tu vois ce que j'entends ? / Celui qui renverse tous les tabous y compris les tabourets / Celle que tu aimes même en rêve / Ceux qui pratiquent le plaisir aristocratique de déplaire sans savoir que Baudelaire en est mort / Celui qui va dans le mur en actionnant la sonnette de son vélosolex / Celle qui attrape la grippe dans la rue et fait l'amour au lit / Ceux qui voient l'homme comme un roseau pascal entre deux infinis mal pensants / Celui qui aime bien les gens mais séparément / Celle qui invoque les droits de l'homme en tant que femme / Ceux qui fréquentent les bibliothèques même quand il fait beau, etc.

    Peinture: Robert Indermaur.

  • Dictionnaire

    Lectrice97.jpgIl y a de la rose dans ce bouquet feuillu, donc il y faut fouiner et fouiller délicatement et menu du bout de la langue ou avec doigté, s'entend: du bout de l'ongle au biseau d'un feuillet après l'autre, à détailler tout l'Alphabet. Aussitôt le mot Ambigu fait tituber l'initiale d'Amour dont on sait le nez qui voque, et voici tout un Boucan à l'initiale de Baiser et de Bander ou de Bordel - et Bourdaloue le théologue tance tant alors les mots populaires et déshonnêtes qu'à l'initiale de Censure on les gainera de la Capote à moins que Cocher vulgaire trouve plus comique de les décalotter ou déculotter, aux caprices de l'abécédaire...

    (Extrait de La Fée Valse)

     

     

     

  • Ceux qui partent avec la caisse

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    Celui qui fédère la droite et la gauche helvétiques en proposant la retraite à 60 ans et 72 millions de bonus TVA comprise mais à l'exclusion des classes laborieuses pour qui le travail reste un idéal / Celle qui a constaté sur les radios de Daniel Vasella qu'il avait le coeur à gauche / Ceux qui ont instauré le modèle néolibéral du traître à la patrie méritant / Celui qui a décollé le lendemain du Grounding de la Swissair sur les ailes de ses primes à la faillite / Celle qui céderait volontiers sa place de femme de milliardaire sauf qu'elle est déjà prise / Ceux qui affirment qu'il y a quelque démagogie n'est-ce pas de s'attaquer à des patrons qui certes sont bien payés mais pas autant que s'ils gagnaient le double / Celui qui ne pense pas aux milliers de travailleurs qu'il a fait licencier alors que ce seraient des millions s'ils étaient Chinois qui pourtant travaillent mieux / Celui qui est déçu par ses actionnaires qu'il est tenté de taxer de réactionnaires / Celle qui a toujours pensé que ce Monsieur Vasella ne serait pas là où il est s'il était resté chevrier dans le Piémont ou même contrebandier / Ceux qui se sont fiés aux lois du marché tant qu'elles semblaient marcher mais les temps changent à en croire le fameux économiste Robert Dylan / Celui qui a fait face à la crise en exposant les fesses de ses associés d'ailleurs serrées par la solidarité d'une vraie famille / Celle qui affirme qu'elle partira avec Monsieur Daniel qui lui a promis qu'il se rappellerait d'elle si elle lui faisait signe aux Bahamas / Ceux qui rappellent la parole d'évangile selon laquelle les derniers seront les premiers donc ne regrettez pas d'avoir été virés ou alors c'est que vous êtes de piètres croyants mes pauvres / Celui qui considère que c'est de la délation que d'appeler par leurs noms les vautours financiers genre Hans Kopp ou Marcel Ospel ou Daniel Vasella et pas mal d'autres donc il ne mettra que les initiales sur Facebook / Celle qui estime qu'un grand sportif genre Federer mérite ses millions vu que c'est un grand sportif et qu'il présente bien et ne se dope qu'au Nutella / Ceux qui ne roulent pas sur l'or mais sur les gentes dames qui ont quelque argent / Celui qui n'a jamais mangé de vache enragée ni commis aucune autre faute de goût / Celle qui donne toujours aux riches qui ont l'air si malheureux dans ses soirées de bienfaisance / Ceux qui vous expliquent qu'ils ont tellement trimé avant leur premier million que ça vous donne envie d'en gagner tout de suite deux / Celui qui a constaté que l'égalité n'était jamais comparable d'une classe à l'autre / Celle qui affirme que son conjoint s'est enrichi par le travail sans préciser de qui / Ceux qui roulent tout le monde mais restent infoutus de le faire de leurs cigarettes, etc.

    Image: Friedrich Dürrenmatt, Le banquet du Conseil d'administration.

  • Ceux qui font le bon choix

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    Celui qui n'a aucun choix faute de moyens / Celle qui n'a pas choisi (pense-t-elle) le bon continent pour venir au monde / Ceux qui estiment leur progéniture de premier choix en sous-entendant: nous aussi / Celui qui a choisi d'être plus humain sans le savoir mais ça viendra / Celle qui ne prend jamais la Rolls pour ses visites dans les favellas / Ceux pour qui tout est dilemme genre toubib or not toubib / Celui que l'amicale des manchots a coopté en dépit de ses idées boiteuses / Celle qui a évolué (pense-t-elle) en adhérant au créationnisme pur et dur / Ceux qui ne disent ni oui ni non mais décrient l'irrésoution sensuelle des gastéropodes / Celui qui n'a pas choisi ses parents qu'il aime malgré tout et finira par adopter si ça se trouve au fînal / Celle qui a hésité entre les ursulines et les clarisses pour se retrouver chez les patelines à cornettes / Ceux qui pensent que notre parenté manifeste avec le bonobo explique nos mauvais penchants alors que Lady Dian Fossey affirme au contraire que la bonne nature de celui-là préfigure l'Avenir de la Femme / Celui qui a choisi celle qui prétend maintenant qu'elle n'avait pas le choix / Celle qui a renoncé à la Vodka Wyborowa pour se concentrer sur la traçabilité de la patate russe / Ceux qui ont toujours été incapables de choisir entre leurs enfants qu'ils ont donc renoncé à manger quand ils en avaient l'âge / Celui qui pense que les gens ne sont ni bons ni mauvais mais assez malins pour justifier leurs prétendues bonnes décisions / Celle qui considère que le choix ultime de Sénèque n'en était pas un vu qu'il avait la couteau sous la gorge / Ceux qui concluent qu'à nul n'échoit le choix de ne pas choir / Celui qui aime bien suspendre le débat dans le séchoir avec deux ou trois feuilles d'eucalyptus / Celle qui affirme n'être pour rien dans la décision de son fils Ange-Marie de la Sainte-Croix de faire un apprentissage de sabotier dans les territoires occupés / Ceux qui ont choisi de se taire dans le procès en révision de leur Bonne Conscience,etc.

    Image : Philip Seelen

  • L'amour fou du Bantou

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    Son premier roman, d'une irrésistible vitalité, excelle dans le pleurer-rire. 39, rue de Berne marque la naissance d'un véritable écrivain. Max Lobe sera en signature aujourd'hui au Salon du Livre Sur les Quais, à Morges.


    Les commères de Douala en restent baba ! Les plus fameux caquets du Cameroun viennent en effet d'apprendre, par Facebook, qu'il y aurait en Suisse un jeune homme à la langue mieux pendue qu'elles toutes réunies: une espèce de griot-écrivain dont le verbe aurait la saveur d'une griotte veloutée et piquante. Le conditionnel tombe d'ailleurs puisque la nouvelle est de source "sûre-sûre", émanant de la très fiable AFP, en clair: l'Association des Filles des Pâquis, dont les bureaux se trouvent au 39, rue de Berne, en pleine Afrique genevoise. Or cette adresse est aussi le titre d'un livre écrit par ce prodige de la parlote, du nom de Max Lobe, aussi doué à l'écrit que pour la zumba ! Quel rapport y a-t-il entre un Camerounais de 26 ans bien éduqué, cinquième de sept enfants, débarqué à Lugano son bac en poche et diplômé en communication et management, actuellement en stage à la Commune de Renens, et le jeune Dipita, fils de prostituée aux Pâquis et condamné à cinq ans de prison pour le meurtre passionnel de son jeune ami William ? Le rapport s'intitule 39, rue de Berne, un vrai roman qui saisit immédiatement par sa densité humaine, la présence vibrante de ses personnages et l'aperçu de ce qui se passe en Afrique ou à côté de chez nous. De sa cellule de Champ-Dollon, Dipita raconte sa vie de garçon pas comme les autres, marqué en son enfance par les discours de son oncle Démoney. Rebelle très monté contre "papa Biya", le Président qu'il appelle "la Barbie de l'Elysée", l'oncle vitupère les magouilles du régime et le délabrement de la société, tout en recommandant à son neveu de ne pas se comporter à l'instar des hommes blancs qui pleurent comme des femmes et font de "mauvaises choses" entre eux. Or le même oncle, qui est à la fois le frère et le "papa" de Mbila, la mère de Dipita, n'a pas hésité à vendre celle-ci à des "Philanthropes-Bienfaiteurs" affiliés à un réseau international de prostitution, jusqu'à Genève où la jeune fille de 16 ans, abusivement vieillie sur son (faux) passeport, doit racheter sa liberté en payant de son corps. Dans la foulée, elle se fait engrosser par le chanteur-maquereau d'un groupe fameux, qui la pousse ensuite à conclure un mariage blanc avec un Monsieur Rappard spécialisé dans ce trafic lucratif. Pour faire bon poids, Mbila fourguera aussi de la cocaïne avec la complicité (de mauvaise grâce) du jeune Dipita. Enfin, cerise sur le gâteau, celui-ci, bravant les mises en gardes de son tonton, tombera raide amoureux d'un beau blond qui n'est autre que le fils du (faux) mari de sa mère. Glauque et compliqué tout ça ? Nullement: car Mbila, malgré ses humiliations atroces et sa colère contre son frère-papa, est aussi gaie que son fils est gay. Celui-ci garde par ailleurs respect et tendresse pour son oncle et sa tante Bilolo (la famille africaine, bien compliquée à nos yeux, reste sacrée), même si c'est chez les Filles des Pâquis, héritières d'une certaine Grisélidis, qu'il trouve refuge affectif et formation continue en toutes matières, y compris sexuelle.

    Une langue-geste

    Notre grand Ramuz a fondé une langue-geste, qui travaille au corps toutes les formes de langage. Loin d'aligner les expressions locales, le romancier a forgé un style qui suggère les pensées et les émotions autant par les gestes de ses personnages que par leurs paroles. C'est exactement la démarche qu'on retrouve chez Max Lobe, qui ne sait rien de Ramuz mais a lu Ahmadou Kourouma et Henri Lopes et réussit à capter, dans son récit de conteur, des expressions souvent drôles mais plus encore significatives du doux mélange des cultures. Dans la bouche de l'oncle Démoney, le "cumul des mandats" devient "cumul des mangeoires". Dans celle de Dipita, le derrière rebondi de Mbila devient "cube magie". Et les mots de bassa ou de lingala y ajoutent leur son-couleur: le ndolo pour l'amour, le mbongo pour l'argent, notamment. Max Lobe a écrit 39,rue de Berne avec son sang et ses larmes, et sa joie de vivre, sa générosité, son élégance intérieure, sa tristesse ravalée, son incroyable sens du comique fusionnent dans un livre plein d'amour pour les gens et la vie. Le portrait (en creux) de Dipita est des plus attachants, et celui de Mbila bouleversant. La présidente de l'AFP, une digne dame Madeleine, a décerné au livre un prix spécial en matière d'observation. Et les commères de Douala se feront un plaisir de dérider les vertueuses Dames de Morges si celles-ci froncent le sourcil. Chiche que Calvin se mette à la zumba!

    Zap04.pngMax Lobe. 39, rue de Berne. Zoé, 180p.
    Cet article est à paraître dans le quotidien 24 Heures, ce mercredi 23 janvier.




    Max Lobe en dates



    13 janvier 1986.. Naissance à Douala, 5e de 7 enfants.

    2004, Après un bac à Douala, arrivée en Suisse.

    2008. Bachelor en communication à Lugano.

    2009. Prix de la Sorge sur manuscrit.

    2010. Mort de son père. 2011. Parution de L'Enfant du miracle, récit. Master en management.

    2012. En septembre, participe au Congrés des écrivains francophones de Lubumbashi sous l'égide de Présence suisse.
     

  • Ceux qui planifient

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    Celui qui note tout ce qu'il doit faire ce matin qu'il finira cet après-midi ou demain s'il pense à le noter / Celle qui est jalouse du plan de carrière de sa bru Mathilde qui risque en plus de faire ombrage à son fils actuaire chez Lampion / Ceux qui ne sont pas nés où ils auraient dû en fonction de leur sentiment très sang bleu de l'existence en tant que telle / Celui qui a programmé ses fils en fonction d'un rendement maximum immédiat et d'un retour sur investissement garanti / Celle qui négocie ses ballots de nippes aux moukères des quartiers d'Alexandrie investis par la nouvelle émigration et même au-delà et qui reconnaissent en tout cas que ces jeunes Chinoises triment plus dur que les frères musulmans et compagnie / Ceux qui ont organisé le défilé pilpoil sans prévoir que la princesse noire perdrait les eaux dans la Rolls blanche / Celui qui tire des plans sur la commère / Celle qui ne t'avait pas prévu au programme ni que ton Prix Nobel de chimie l'obligerait à un déplacement à Stockholm où le soleil se couche (dit-on) à point d'heures / Ceux qu'on a triés sur le volet d'aération sans tenir compte de l'odeur de friture / Celui qui a inscrit un grand B sur son organigramme sans préciser à sa secrétaire Betty Boop si c'est le jour de Bettina ou de Bianca l'Américaine ou encore de sa Babouchka à pelisse de ragondin / Celle qui fait des réussites entre deux parties d'échecs / Ceux qui ont pris des tas de résolutions en janvier et c'est déjà mi-février autant dire que Pâques se pointe et faudra caser un Noël de famille en août vu qu'en décembre ils sont tous à Benidorm ou Cancun / Celui qui t'explique qu'au niveau stratégie on va viser les têtes de gondoles / Celle dont le récit fumant de couguar va faire un méga tabac / Ceux qui n'avaient pas prévu de sortir avant que les majorettes leur fassent un tel rentre-dedans qu'ils les suivent à la Buvette, etc.

  • Un amour plus fort que la mort

     


    Sokourov1.JPGMère et fils, un chef-d’œuvre d'Alexandre  Sokourov


     


    Mère est fils est à mes yeux, ces jours, le plus beau film du monde. Dès le premier imperceptible mouvement animant, à la surface de l’écran, deux visages comme confondus puis se distinguant, de la mère mourante et de son fils, qu’on dirait les deux figures écrasées puis se levant lentement, d’un grand tableau de maître ancien entre Rembrandt et Le Greco, dès le premier souffle du premier mot, suivant une lointaine musique égrenée par le ciel, du Schubert il me semble, dès le premier murmure du fils racontant son rêve à sa mère, qui lui dit ensuite qu’elle a fait le même rêve que lui, dès le premier d’une série de longs et lents plans-séquences se suivant sous la même lumière intemporelle et tout intime, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un à l’autre, s’instaure dans Mère et fils une atmosphère qu’il faut bien dire sacrée, et sacré chaque geste comme d’un rituel, sacrée la relation liant le fils à la mère qui deviennent ici tous les fils et les mères et les pères et les filles.


    Sokourov2.JPGMère et fils est un poème d’amour et une suite de tableaux empreints de toute la beauté et de toute la douleur du monde, c’est une traversée de toutes les saisons de la vie, du printemps à la fenêtre à l’hiver du corps, c’est la traversée de l’immense nature silencieuse et indifférente, juste délimitée par la familière fumée d’un train à vapeur et de son sifflet au loin, par un jeune homme portant sa mère comme pour lui montrer une dernière fois le monde et la montrer au monde dans le même mouvement.


    Sokourov20.JPGSokourov24.JPGMère et fils est l’œuvre d’un admirateur des maîtres anciens qui ont dit toute la profondeur en surface, sans artifice de perspective ou d’autres trucs optiques, d’Uccello au Greco, et toute l’épaisseur de la chair et du temps à plat sur la toile, de Rembrandt à Goya, avec la sfumato romantique d’un Caspar David Friedrich qui rappelle l’élégie de l’âme russe, à dominantes de verts éteints et de gris cendreux, de roux et de blanc. Et la musique , et les sons, la musique des voix et du vent qu’on dirait de la mer et qui fait onduler les champs, la musique du monde va son chant qui se mêle ou se démêle du chant des images, puis c’est la mort et les larmes, l'absolu désarroi, et le chant reprend, le cri redevient murmure du fils qui sait qu’il n’est séparé de sa mère que le temps d’accéder à l’autre côté du miroir…


     


    Alexandre Sokourov. Mère et fils. DVD Potemkine. Suppléments extrêmement intéressants, avec des interviews du réalisateur portant, notamment, sur la peinture, la musique et le montage.     


    Un chapitre magistral du dernier livre de Georges Nivat, Vivre en Russe, paru aux éditions L'Age d'Homme, est consacré à l'oeuvre de Sokourov. 


     

  • Le cancer qui ronge l'islam

    Littérature,politique,islamQuand Federico Camponovo s'entretenait avec Abdelwahab Meddeb, après la flambée de violence liée aux caricatures de Mahomet. Où l'on voit que le serpent intégriste continue de se mordre la queue... 
    «L’intégrisme est un cancer qui ronge l’islam. » Le diagnostic est signé Abdelwahab Meddeb, écrivain et professeur franco-tunisien qui, de Paris où il vit, appelle inlassablement ses frères musulmans à se libérer de leurs chaînes coraniques.
    Il a des yeux d’un bleu doux et profond, il est d’une érudition infinie et son propos ne trahit aucune inquiétude. Pourtant, dans Contre-prêches, son dernier livre, Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-X-Nanterre, se met une nouvelle fois en danger. En repartant au combat contre le cancer intégriste dénoncé en 2002 dans La maladie de l’islam, une religion dans le berceau de laquelle, dit-il, la «violence a été déposée». Pour asphyxier le fanatisme, résume Meddeb, «l’islam doit s’adapter à l’Europe, et non le contraire. »
    — Comment interprétez-vous l’ampleur des protestations suscitées par les caricatures de Mahomet et les propos du pape sur l’islam et la violence?
    — Je ne supporte pas cette réaction épidermique. Ce prurit de la victimisation me scandalise et me révolte, parce qu’il est pour moi le révélateur de l’état de l’islam, d’où je proviens. Un signe de faiblesse, comme si nous avions désormais à faire à une bête blessée qui se débat sans parvenir à soigner ses plaies.

    — Vous avez toujours dit que la violence est dans l’islam. Ces réactions sont donc normales.
    — Pas exactement. La violence est dans l’islam comme dans la Bible, pas moins mais pas davantage. En revanche, la dimension guerrière de la Bible a, elle, été totalement neutralisée au fil des siècles. Dans l’islam, le même processus a commencé mais il a été interrompu, et c’est le pire qui est venu après. Avec la volonté de se distinguer de la culture dominante, je veux parler de la culture occidentale, de réagir au nom d’une différence. C’est la pire lecture qu’on pouvait faire du Coran pour mobiliser les exclus et les damnés.
    — Pour vous, tout n’est donc qu’une question de lecture des textes, d’interprétation?
    — A l’évidence. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement?

    — Dans une interview à Die Zeit, vous avez pourtant affirmé que «la violence a été déposée dans le berceau de l’islam».
    — Je vous le répète: comme dans la Bible! Et pas dans le berceau: dans la lettre fondatrice. Dans le Coran, nous avons des versets très violents, et d’autres qui sont tout le contraire.
    — Soit. Mais pourquoi donc le «verset de l’épée» triomphe-t-il du «verset de la tolérance» ou de celui de «pas de contrainte en religion»?
    — C’est une lecture, encore une fois! L’un des problèmes majeurs que connaît l’islam, ce sont les concessions que l’islam officiel est en train de faire à son interprétation islamiste. C’est ce genre de concession, par exemple, qui a abouti à l’universalisation du voile. Peu de gens savent qu’après la conférence du pape à Ratisbonne, sans doute un peu trop longtemps après, d’ailleurs, trente-huit docteurs de l’islam, et non des moindres, on écrit une lettre de conciliation au Saint-Père, pour lui dire qu’ils acceptaient ses regrets mais surtout, surtout, pour l’assurer, par exemple, que le verset «pas de contrainte en religion» n’était pas abrogé. Les islamistes, eux, s’appuient sur la seule interprétation violente qui l’abroge pour annuler les quarante-neuf autres qui affirment sa permanence.
    — Pourquoi l’islam officiel fait-il des concessions aux islamistes?
    — L’islamisme triomphe en raison de l’incompétence des esprits et des échecs des Etats. Il faut aussi rappeler la responsabilité des États-Unis, de leurs alliés arabes et d’Israël dans cette émergence. A un moment donné, ces concessions ont constitué une véritable stratégie politique: pour casser des tendances nationalistes, de gauche, révolutionnaires, on a joué la carte de l’islamisme. Je vivais en Tunisie à l’époque où les étudiants étaient tous soixante-huitards et maoïstes. Pour les briser, on a jeté le pays dans les bras de l’islamisme, avec les conséquences que l’on sait.
    — Vous semblez profondément pessimiste. Pensez-vous néanmoins que la culture européenne parvienne, un jour, à féconder l’islam?
    — L’islamisme n’est pas une fatalité, et je ne démissionnerai donc jamais. Jamais je ne cesserai de rappeler qu’une construction tout à fait opposée a été proposée: celle, justement, de l’origine occidentale de l’islam. Tout ce qui a été fait de grand dans l’islam, absolument tout, a été fait par des emprunts à d’autres cultures. La théologie, la philosophie, la grammaire, la logique, tout cela, sans de multiples emprunts à la culture grecque, n’aurait jamais existé.
    — Concrètement, sera-t-il possible de réconcilier l’égalité et la lettre coranique? Je pense au statut des femmes, au port du voile…
    — Dans l’affaire du voile, je vais encore plus loin. Nous avons de nombreux textes, écrits en langue arabe, particulièrement en Égypte, mais en d’autres langues aussi, qui ont prôné le dévoilement des femmes et qui ont été suivis d’effet. Encore une fois, le retour du voile est dû à cette construction d’une identité, avec les matériaux de l’islam, destinée à se différencier de l’Occident et à le combattre.
    — A propos de différences, la Suisse doit-elle laisser s’ériger des minarets sur son territoire?
    — Si l’on veut être démocrate, et donc favorable à la liberté de culte, je répondrais oui. Encore faut-il que l’Etat puisse garantir la qualité de la formation des imams qui officieront dans ces mosquées. Je suis pour un islam européen: pourquoi donc construire ici des minarets conquérants? Pourquoi ne pas inventer une architecture européenne des mosquées, en confiant leur construction à Mario Botta, à Jean Nouvel? Ce serait la meilleure façon de contrer les intégristes et leur stratégie d’occupation, de conquête et d’adaptation à la situation démocratique européenne. Vous en avez un exemple en Suisse, avec les frères Ramadan…
    — Vous qui avez enseigné à Genève, que pensez-vous d’eux?
    — Ils attribuent à leur grand-père, fondateur des Frères musulmans, un rôle de réformateur, alors que c’est lui qui a fait de l’islam une idéologie de combat contre la dominance occidentale. Cela dit, le discours de Tariq Ramadan me semble être en train d’évoluer. Est-ce une évolution tactique ou authentique? Je n’en sais rien. Dans le même temps, il ne semble pas avoir rompu avec son frère Hani qui, lui, ne fait aucune concession. Dès lors, si c’est le cas, on est en droit de penser qu’ils sont les deux faces d’une même pièce.
    — Dans Contre-prêches, vous allez jusqu’à évoquer la possibilité d’user de «pressions guerrières» pour réformer l’islam.
    — Vous savez peut-être que je n’étais pas contre l’intervention américaine en Irak. Ce que je trouve catastrophique, en revanche, c’est que personne n’a songé à ce qui allait se passer après, à l’avenir. Mais j’ai la conviction profonde qu’il faut être très ferme, jusqu’à l’exercice des armes, sur la défense des principes. Je me méfie terriblement du culte de la différence: je ne respecterai une différence, quelle qu’elle soit, et c’est important dans le discours sur l’islam, qu’à la seule condition que je puisse voir en elle des éléments de partage avec ma propre identité.

    — Vous arrive-t-il d’avoir peur?
    — Des proches me mettent en garde, me disent d’être prudent. Je ne suis pas très courageux, je suis même plutôt couard, mais je ne peux pas les entendre. Aujourd’hui, face au péril qui menace une civilisation, une culture, comment voulez-vous que je me taise?


    PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR FEDERICO CAMPONOVO

    Vient de paraître: Abdelwahab Meddeb. Contre-prêches. Seuil, 2006.


    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 22 décembre 2006.

  • Ceux qui gagnent au change

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    Celui qui épile sa canne de golf / Celle qui négocie son transit céleste / Ceux qui sifflent la bouteille à l'encre / Celui qui joue aux dominos avec la Chancelière de l'échiquier / Celle qui s'assied sur le protocole à pieds Louis XVI / Ceux qui font installer l'électricité dans l'arbre à pain / Celui qui fait des avances à sa cousine arriérée / Celle qui marche comme sur des fourmis stressées / Ceux qui travaillent dans les Ponts Déchausssés / Celui qui devance les avances de la veuve de l'arrière-droit libero / Celle qui recommande à son frère Horace de se montrer coriace avec sa nouvelle épouse au motif qu'une femme "ça enferme" / Ceux qui ont mis la maison du (prétendu) muet sur écoutes / Celui qui s'invente un passé radieux avec père au foyer et mère supérieure / Celle qui croit que tout peut s'acheter même l'humeur du pitbull Killer / Ceux qui racontent des choses du vieux temps aux pendules qui s'en balancent / Celui qui tient un bric-à-brac d'idées reçues / Celle qui se prend un coup de griffes du porte-parapluies à pattes de lion / Ceux qui ne revendront jamais leurs trésors de mémoire / Celui qui transmet les nouvelles aux poulpes sur Radio Calamar La Première / Celle qui a un coeur d'or sous son parler brodé / Ceux qui fêtent l'entrée au couvent du moniteur d'auto-école à Panhard bleu ciel et fort en cour chez Monseigneur l'évêque Glapion / Celui qui lit la Bible en secret pour ne pas être collé si jamais / Celle qui parle à la bombe d'eau à l'insu des jattes susceptibles / Ceux qui ne prennent pas ombrage des lumières du cirque / Celui qui est né avec les oreilles raides de Calvin qu'il a assouplies au yoga / Celle qui estime que sa fille Honorine sait trop de choses et par exemple ce que font les roses pour se reproduire / Ceux qui ont lu trop de livres dont on ne parle même pas à Toulemonde en parle / Celui qu'on a pris pour une mangouste quand il a fui du fourré d'où il épiait les baigneuses en tenue légère / Celle qui se mire dans le miroir à trois faces du Père et du Fils et de la veuve de Christophe Colomb dite la Colombe de la Paix / Ceux qui ont d'autres mémoires que les autres / Celui qui a une mémoire à tiroirs secrets dont il ignore où sont les clefs / Celle qui a la mémoire involontaire des membres amputés / Ceux qui reçoivent la Présidente de l'Union des Mères Conséquentes avec le raki requis, etc.

    Image:Philp Seelen

  • Salamalec à Rafik

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    Les derniers événements survenus en Tunisie me rappellent notre voyage, avec Rafik Ben Salah, en juillet 2012. L'écrivain tunisien établi en Suisse vibrait alors de joie mais aussi de pessimisme. Nous pensons beaucoup, ces jours, à lui autant qu'aux siens, à Tunis, et à tout son peuple...

    Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés… Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement. Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier. Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter. Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable. « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre...

    La plupart des ouvrages de Rafik Ben Salah ont été publiés par les éditions L'Age d'Homme.

  • Ceux qui savent y faire

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    Celui qui te dit ah bon vous écrivez eh bien ça c'est bien ça occupe moi aussi je fais des bricolages et tout ça / Celle qui se plaint de ce que son conjoint Paul se cantonne dans la métaphysique spéculative alors qu'il reste des pommes à cueillir dans le verger de derrière / Ceux qui ont investi le terrain de la veuve au motif que le défunt leur devait des arriérés / Celui qui visitant la Chapelle Sixtine avec le Groupe des Aînés conclut qu'avec les Japonais c'est plus propre qu'il y a quarante ans quand il est venu avec les Jeunes Paroissiens / Celle qui se demande (en allemand) où le chien est enterré / Ceux qui ont passé l'Occupation à ne rien faire / Celui qui sourit à celle qui le félicite d’écrire parce que ça au moins ça restera / Celle qui estime que l’art conceptuel est un super hobby / Ceux qui ont vraiment tout dans leur villa Regina y compris un coin bar-bibliothèque avec tous les livres de Bocuse et autres Reader’s Digest / Celui qui a toujours pensé que les artistes étaient des improductifs / Celle qui te dit qu’elle lira quand elle saura plus quoi faire / Ceux qui pensent d’abord jardinage et gastro / Celui qui ayant vu l’Afrique à la télé estime avoir tout vu / Celle dont le prochain Défi Budget sera un jacuzzi / Ceux qui ont un home-trainer à stéréo intégrée pour leur doberman Dolfi / Celui qui pense en marche sans avancer / Celle qui est sûre que son neveu Fernand est entré en fac de lettres à cause de ses penchants / Ceux pour lesquels un immeuble habité par une famille de couleur est à surveiller / Celle qui remercie par écrit l’auteur d’En avant la vie pour ce livre positif en lequel se reconnaissent les retraités belges / Ceux qui ont des enfants néonazis alors qu’ils ont lu tout Marx et même Engels en allemand / Celui qui rappelle aux étudiants en sémiologie théâtrale qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Celle qui a renoncé au péché sans peine vu que ça l’a toujours peinée après / Ceux qui se retrouvent chez les couples échangistes avec leurs collections de coquillages respectives / Celui qui préfère les gens à leurs idées / Celle qui lisait jadis Husserl en v.o. mais ça fait déjà des années / Ceux qui ont toujours brillé au jeu de Lego / Celui qui lit toujours un peu de Duras après un coït satisfaisant son Ego / Celle qui fume le cigare en se rappelant ses années Bashung / Ceux qui parquent ostensiblement sur la case réservée du médecin nigérian qui se prend pour qui avec sa BMW / Celui qui esime que l'émancipation féminine est un job à plein temps et que sa femme à d'autres choses à faire pour le moment alors c'est vite vu / Celle qui affirme que de toute façon les critiques sont payés et même assez cher s’ils disent pas ce qu’ils pensent / Ceux qui veulent être non seulement admirés et redoutés mais aussi aimés comme les Etats-Unis d'Amérique sous Reagan et même après / Celui qui sait par sa famille que Bob Dylan avait des dons manifestes de tapissier-décorateur avant de se laisser détourner dans la chanson par une équipe de drogués / Celle qui est tellement barjo qu’elle se passe des chants grégoriens pour se déstresser sous son masque de laitues / Ceux qui s’occupent à ne rien faire que des listes sur Facebook non mais tu te rends compte la décadence, etc.

    Peinture: Robert Indermaur

  • Shakespeare notre contemporain

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    À Kléber-Méleau, les (formidables) comédiens de la Schaubühne de Berlin présentent, sous la direction de Thomas Ostermeier, un Mesure pour mesure d'une actualité percutante.

    Shakespeare: notre contemporain. La formule, titre d'un fameux essai de Jan Kott, retrouve sa pleine signification sous la "patte" de Thomas Ostermeier et de son équipe de la Schaubühne. De quoi parle en effet Mesure pour mesure ? Du pouvoir et de ses conséquences sur ceux qui l'exercent. Des temps alternés de licence et de retour à l'ordre moral. De la morale que l'Etat ou l'Eglise entend imposer en matière de vie individuelle par des lois. Des cent façons d'utiliser celles-ci ou de les contourner, par les uns et les autres.
    Ostermeier02.jpgAu coeur de la pièce, un thème cristallise le combat du vice et de la vertu, opposant l'innocence d'une jeune vierge et le désir pervers qu'elle suscite. Une réplique luciférienne nous parle encore: "Avec tant d'espaces déjà profanés par nous / Nous faudra-t-il aussi raser le saint des saints / Pour y faire régner nos vices ?"

    Jouée devant le roi Jacques au lendemain de Noël 1604, Mesure pour mesure fait écho à la fermeture, en 1603, des bordels londoniens tenus pour responsables de la peste qui tua cette année quelque 30.000 personnes. Traitant de la relation du pouvoir et de la loi, la pièce fait doublement allusion à la justice du talion de l'Ancien Testament ("oeil pour oeil, dent pour dent") et à l'injonction évangélique du Sermon sur la montagne: "C'est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous". Entre ces deux pôles d'une logique toute punitive et d'une approche plus charitable des conduites humaines, la pièce instaure une sorte de jeu de rôles à tout moment réversibles que l'humour génial de Shakespeare dégage des alternatives rassurantes. Nul, ici, n'est tout pur ou tout abject. Et vous, qu'auriez-vous fait sous tel ou tel masque ?

    L'histoire, située à Vienne (ajout ultérieur à la mort de Shakespeare), évoque le congé pris quelque temps par le Duc régnant, Vincentio, qui investit le noble Angelo de la charge de le remplacer. Proclamant le retour à l'ordre moral, Angelo le pur et dur condamne à mort le jeune Claudio, coupable d'avoir engrossé sa fiancée avant la consécration du mariage. Paraît alors Isabella, soeur de Claudio et novice ayant fait voeu de chasteté, qui supplie Angelo de grâcier son frère. D'abord inflexible, Angelo propose à l'innocente de se livrer à lui pour sauver Claudio...

    Ostermeier02.jpgDe l'imbroglio de la pièce, Thomas Ostermeier a tiré une façon d'épure dramaturgique qui s'inscrit dans le droit fil de sa mise en scène de Démons de Lars Norèn, autre génie théâtral mais contemporain, présentée en janvier 2012 à Kléber-Méleau. Tout en effet, de la scénographie minimaliste de Jan Pappelbaum aux polyphonies vocales a cappella, entre autres contrepoints musicaux, jusqu'à l'interprétation, rend un "son" parfaitement actuel alors que rien, de l'essentiel du texte, n'est sacrifié .
    Ostermeier07.jpg Dans les premiers rôles, Gert Voss campe un Duc magistral alternant avec un moine subtilement retors, véritable meneur de jeu de ce théâtre dans le théâtre joué entre les murs du palais-bordel. En Angelo, Lars Eidinger incarne admirablement la psychorigidité du réformateur puritain que trouble soudain sa propre sensualité au toucher des mains délicates d'Isabella, figure angélique trouvant en Jenny König une non moins parfaite interprète.
    Ostermeier04.pngQuant à Claudio, genre hippie christique quasi nu, il doit à Bernardo Aria Porras sa dégaine de victime sacrificielle, aussi fragile en apparence qu'est forte sa soeur en réalité. Plus que sur la perversité "sadienne" d'Angelo, c'est en effet sur la véhémence protestataire de la jeune religieuse, et sur le plaidoyer final du Duc pour le pardon, dans une optique réellement chrétienne (mais non cléricale) que Thomas Ostermeier porte l'accent de cette lecture à la fois très libre, savoureusement sensuelle à tous égards, et très fidèle.

    Lausanne-Renens. Mesure pour mesure. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 10 février Location complète, avec liste d'attente.

    Jan Kott, Shakespeare notre contemporain. Petite Bibliothèque Payot, 395p.

    William Shakespeare. Mesure pour mesure (traduction André Markowicz), Les Solitaires intempestifs, 174p.