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Dürrenmatt pétomane

OttoFrei02.jpgDürrenmatt (kuffer v1).jpgÀ propos d'un souvenir d'Otto Frei...

Les voies de l'amitié sont parfois imprévisibles, ainsi que me l'apprit un jour mon estimable confrère Otto Frei, mon aîné de vingt ans, alors correspondant en Suisse romande  de la vénérable Neue Zürcher Zeitung. Portant beau, francophile raffiné, Otto Frei avait vécu la sombre période de la Guerre froide à Berlin et goûtait particulièrement, la cinquantaine passée, son séjour sur la Côte vaudoise qu'il avait évoquée dans un petit livre intitulé Un village dans les vignes, traduit à L'Age d'Homme. C'est à l'occasion de cette parution que je l'avais rencontré. Son regard affectueusement ironique sur la Suisse romande, et notamment sur sa littérature qu'il jugeait trop peu ancrée dans la réalité, me plaisait assez. Des écrivains alémaniques, inversement trop politisés à ses yeux, dans un sens étroitement dogmatique, il appréciait plus que tous un Friedrich Dürrenmatt, auquel il avait proposé un entretien pour la NZZ.

Or Dürrenmatt, à ce moment-là, était fâché avec la prestigieuse gazette zurichoise. Je ne m'en rappelle plus la raison, mais c'était un fait: Otto Frei, sans s'en douter, se pointait en terrain miné. Bel et bien reçu à Neuchâtel, dans la demeure de l'écrivain, il fut prié de prendre place face au plantureux auteur, assis à son bureau, les pieds sur celui-ci, son ample postérieur dirigé contre l'envoyé du journal honni. Et le célèbre dramaturge de commencer, alors, de bombarder son hôte de longues et larges vesses...

Contre toute attente, cependant, une réelle amitié s'est alors scellée entre les deux hommes, et non seulement du fait de la patience supérieure du reporter-chroniqueur, dont l'endurance polie relevait certes déjà de l'exploit. Mieux: ce qui fit, ce jour-là, du dramaturge malappris et de son pair admiratif, des compères bientôt complices, puis des amis, ce furent, d'une part, l'origine terrienne d'Otto Frei, fils d'un paysan de Steckborn, et leur sort commun de diabétiques...

"Ce que vous écrivez n'est pas encore assez concret", me dit et me répéta le même Otto Frei à propos d'un petit livre que j'avais alors en chantier, où j'évoquais des souvenirs d'enfance mêlant nos cultures française et alémanique. Or cette résistance, bien plus que les compliments de mon ami éditeur Vladimir Dimitrijevic, m'a été une aide décisive en matière d'écriture. Ce fut Otto Frei, lui encore, qui m'apprit un jour que le même Dürrenmatt qualifiait alors de "rose bleue" la poésie romande, moquant certain spiritualisme protestant ou certaine affectation esthétisante - certaine pose du milieu littéraire romand longtemps dominé par la double figure du Pasteur et du Professeur. Au nez de ceux-ci, un Otto Frei se serait bien gardé, pour sa part, de venter. Chacun son style. Mais j'aime bien cette idée que l'on apprend "contre" mieux qu'en se flattant - ou en se la pétant...

Commentaires

  • Tres rigolo, et je prends bien note de ce que vous dites...mais "le concret" c'est quoi? c'est ou a l'heure du virtuel ou il n'y a plus ni boulanger ni électricien, a l'heure ou la viande de cheval est vendue pour du boeuf....est-ce que ça existe encore le concret quand le trader cynique fait mumuse un instant avec son enfant-jouet sur les genoux avant d'aller assassiner réellement des familles entières a Detroit pour accroitre sa "richesse" virtuelle et les likes de sa hierarchie? ...c'est ou le "monde"? Personnellement j'ai plus vraiment l'impression d'habiter un monde, mais une pure distorsion ou tout se mélange constamment dans la plus grande confusion. Sous le système? mais le système est entièrement et constamment contradictoire...ne reste que la subjectivité, le bien des pauvres...et la possibilité d'en retourner le principe concret...je veux dire peut être que contrairement a d'autres epoques la notre n'est pas une transition vers une nouvelle forme du monde, mais un cul de sac qui n'en finit pas de perdurer parce qu'il n'est pas réel et que , peut-être ce qui s'y joue est d'un tout autre ordre qu'une renaissance du monde peut-être perdu a jamais.

  • Mais non voyons, Jérôme, le virtuel n'effacera jamais le concret - d'ailleurs le virtuel n'est qu'une forme du concret. Bref: nous avons des pieds et des mains et c'est ça qu'il faut faire: des pieds et des mains pour le Faire qui n'en finit pas de refaire le monde...

  • Ce qui est concret, c'est qu'ils étaient tous les deux diabétiques.
    Ce fut le concret de leur amitié :)

  • Une fois de plus, ma chère Michèle, vous décrochez le Pompon...

  • Et tournez manèges... :)

  • ....un pompom diabétique? Belle recompense! Moi c'etait des basquettes avec tout son poids d'ambivalence symbolique a se trainer comme des casserolles.

  • Pour Jérôme, à partir de ses questions...
    Où est le monde.
    Notre façon d'être-dans-le-monde comme "fait techniquement produit"... notre faculté de perception "dépendante des appareils du système technique dans lequel nous vivons."

    http://www.etre-et-ecran.net/

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