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Carnets de JLK - Page 118

  • Ceux qui gèrent le relationnel

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    Celui qui envoie un SMS a Elena pour lui  dire que dimanche soir ça n’ira pas /  Celle qui répond juste : OK / Ceux qui mettent un smiley même pour rompre par texto / Celui qui se récrie : juste OK donc elle s’en fout mais elle est grave celle-là elle me fait peur /Ceux qui constatent que trop de ponctuation dans un texto peut nuire à la fludité relationnelle / Celui qui en revient au « juste OK » d’Elena pour en déduire qu’elles vont nous bouffer ces manipulatrices / Celle qui a répondu juste ok en se réjouissant de visionner son émission de déco enregistrée ou un film d’animaux ou un texte existentialiste / Ceux qui sont obscènes dans leurs texti (un texto des texti, comme un spaghetto des spaghetti) et filent doux quand il se retrouvent avec elle avec sa dignité de gérante de fortune chez Pictet Picsou / Celui qui envoie un texto tous les 5 kilomètres parcourus sur son tapis d’entraînement du club Hyperforme / Celle qui reçoit un texto limite porno tandis qu’elle regarde un docu sur Dubaï en pédalant sur son vélo cardio / Ceux qui acclament les troubles en Tunisie au motif que ça va faire grimper le cours du baril / Celui qui a piètre opinion des investment bankers de son âge qui ne font que travailler et se féliciter de gagner plus de pognon alors que tout crame et que tout craque un peu partout / Celle qui se garde un investment banker bodybuildé pour ses fins de mois de Lumpengirl new look / Ceux qui ont acheté le lundi matin 2000 lots de pétrole qui leur ont filé entre les pattes à Midi mais qui pourraient leur revenir le soir grâce aux Chinois / Celui qui surveille par webcam celle qui repasse ses quarante-deux chemises Armani à rayures / Celle qui repasse les chemises du blaireau friqué en surveillant les SMS de sa sœur employée de maison comme elle mais à Cologny le slum chic de Geneva International /  Ceux qui ont vu le film American Psycho et s’inspirent des choix vestimentaires de Bateman tout en réprouvant en public ses violences sexuelles qu’ils envient en privé / Celui qui apprend mardi matin par Tom (à l’agence de Singapour) que les chiffres chinois lui ont permis de récuprer sa mise de la veille donc il va relancer Elena pour dimanche et lui donner une petite leçon en l’invitant dans un restau mégachic / Celle qui reçoit le texto du trader niaiseux alors qu’elle lit le dernier Martin Amis dans son bain moussant  parfumé à l’essence de gingembre + noix de kola / Ceux qui estiment eux aussi que l’existentialisme est un humanisme tout en constatant qu’ils n’ont plus de réseau pour l’instant, etc.

     

    Guillet.jpg(Cette liste behaviouriste a été établie durant la lecture de Branta bernicla de Pascal Guillet, paru aux éditions Verticales et constituant un tableau houellebecquien soft de la vie d’un jeune trader français bossant à la City de Londres au début du printemps arabe – lecture recommandable de cette rentrée littéraire française 2012) 

  • Ceux qui en ont vu d’autres

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    Celui qui va remplacer son épouse infidèle par un chihuahua / Celle qui entend des voix dans le Bois du Sourd / Ceux qui n’ont pas de secret pour leur jardinier créole / Celui qui se dit incapable de tuer une femme tout convaincu qu’il soit qu’elle n’a pas d’âme / Celle qui ne supporte pas les succès de sa mère au karaoké / Ceux qui résistent au fou-rire qui les menace d’éclater à l’approche de l’homme-toupie / Celui qui a fait de la luge avec Bashung en 1965 du côté du Ballon d’Alsace / Celle qui a été initié à la calligraphie par un maître dont les gardes rouges ont coupé les mains / Celle qui laisse crever tous ses bonsaïs en s’adonnant à sa passion du jeu de go / Ceux qui écrivent leurs poèmes en marchant et le disent volontiers à la radio ou à la télé sans qu’on le leur demande / Celui qui a une malle pleine d’inédits comme Fernando Pessoa (dit-il) / Celle qui estime que la griserie de l’acrobatie aérienne vaut l’écrasement final / Ceux qui ont été persécuté sous Ponce Pilate sans qu’on se souvienne d’eux / Celui qui a connu le voile noir dans son bombardier survolant la Cochinchine / Celle qui s’est jurée de ne plus envoyer de pyjamas de Noël à ses neveux ingrats / Ceux qui tâtonnent dans la nuit moite à la recherche d’un corps éventuel / Celui qui démarche ce qu’il appelle des vitamines de bonheur / Celle qui prétend qu’un paon n’a aucune conscience de lui-même en dépit de son apparente fierté à l’instant de faire la roue dans la cour de la porcherie du voisin bègue / Ceux qui écrasent leur cigare dans les reste de l’omelette norvégienne en souriant à leurs hôtes pacsés à Noël dernier / Celui qui ne rêve même plus de pénétrer dans la rue morte à bord de l’auto à neuf places / Celle qui dit au beau Marco qu’il sera son butin de fin de soirée sans se douter qu’à minuit à pile il se transformera en statue de pierre ponce / Ceux qui font du rollerskate sur les tuiles de vent du glacier d’Arolla / Celui que son beau-père a oublié sur une aire d’autoroute sans se rappeler dans quel Etat / Celle auquel l’éthéromane demande de ne pas le déranger dans son lait de brume / Ceux qui ont échangé leur sang au bord de la rivière aux écrevisses et sont morts la même année sans le savoir, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ma rentrée 2012

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    Du flafla médiatique et de la réalité des livres. Approximations d'un lecteur décalé dans sa cabane haut perchée...

     

    Il est intéressant de constater comment, pour se défendre des effets d’annonce médiatiques relevant souvent du n’importe quoi, les gens en arrivent à dire eux aussi n’importe.

    La rentrée littéraire française ? Ah mais génial, non mais trop nulle !

    De fait, la rentrée littéraire française est devenue, depuis une trentaine d’années, une espèce de pôle d’agitation et d’emballement qui fait dire et écrire un peu tout et son contraire.

    Barilier2.jpgJe me souviens que, dans les années 80, l’écrivain romand Etienne Barilier avait écrit quelque part que la rentrée littéraire n’existait pas. Qu’elle était le non-événement par excellence. Une baudruche ! Pour ma part, je m’étais fait l’avocat des évidences pour objecter que la rentrée littéraire existait bel et bien en dépit des plus « essentielles » arguties : qu’elle était un fait et qu’il fallait faire avec. À l’époque, la rentrée française alignait 300 ou 400 nouveaux romans, auxquels s’ajoutaient 100 à 150 livres publiés en Suisse romande. Actuellement, ce sont plus de 600 titres qui paraissent en même temps avec les prix littéraire pour point de mire, alors que l’édition romande, en perte de vitesse, vise plutôt la veille des fêtes de fin d’année ou les mois précédant le Salon de Genève, hier, aujourd’hui le Salon du Livre sur Les Quais, qui s’ouvre demain à Morges.

     

    La thèse de Barilier était évidemment d’un « pur » homme de lettres, aux yeux duquel un phénomène socio-économique hyper-médiatisé ne peut qu’être suspect. Pour ma part, recevant physiquement, dès le mois de juin,  des centaines de livres au titre de chroniqueur littéraire d’un grand quotidien local, je ne pouvais que me salir les mains et les yeux au contact combien « impur » de tous ces bouquins, non sans ravissement je le confesse… Or j’ai beau me trouver à présent « en retraite », comme on dit : je ne continue pas moins de me salir les yeux et les mains avec le même mélange d’impatience curieuse et de délectation éventuelle.

    Les médias aussi s’enthousiasment, ou font comme si. Les médias français, ou plus exactement parisiens, se passent le mot et quelques noms (le nouvel Angot, le nouvel Adam, le nouveau Djian, le nouveau Nothomb et consorts) que reprendront les médias provinciaux…

    Pourtant cette notion de provincialisme est à réviser par les temps qui courent, me semble-t-il. Le grand poète et penseur anglais T.S. Eliot disait quelque part, il y a quelque temps, qu’il y a non seulement un provincialisme dans l’espace, tel que nous l’entendons à l’ordinaire, mais également un provincialisme dans le temps. Ainsi désignait-il l’amnésie croissante dans laquelle vivent nos contemporains qui ne connaissent que la « province » de leur époque, si ce n’est de leur génération, et sont de plus en plus ignorants des décennies ou des siècles précédant leur naissance.

    Ce provincialisme temporel, au même titre que le provincialisme géographique, n’a pas été atténué par la mondialisation des médias, loin de là et parfois au contraire.

    Les médias parisiens peuvent être dits, à cet égard, aussi «provinciaux », dans l’espace et le temps, que les médias des cantons romands, plus ou moins à la traîne de ceux-là, ou que les médias américains ou australiens, russes ou japonais, quand il s’agit des « provinces » européennes, bantoue ou germanopratine.

    deville.jpgCes considérations générales, rédigées dans une cabane de bois rousseauiste surplombant le lac Léman, m’amènent au détail de quelques livres de la rentrée littéraire, alors même que j’annote bien attentivement l’un d’eux, immédiatement épatant, intitulé Peste et choléra et publié au Seuil par Patrick Deville. Très solidement documentée, superbement filée du point de vue de l’écriture et de  la narration, cette approche romanesque du destin singulier du « provincial » Alexandre Yersin, né à Morges en milieu très puritain et devenu le plus aventurier des savants collaborateurs de Pasteur, est immédiatement passionnante.

    Roegiers3.jpgAvec un bref coup d’œil dans le rétroviseur de ma bringuebalante machine à lire, je me rappelle qu’avant Peste et choléra du Français Deville j’aurai lu, en juin dernier, le non moins captivant Bonheur des Belges du Bruxellois Patrick Roegiers, grande traversée spatio-temporelle, combinant les plongées diachroniques et les effets de réel, de la Belgique des cultures souvent ignorée des provinciaux du 6e arrondissement…

    Daubant sur la crânerie flamingante de ce magnifique prosateur, j’avais non moins crânement élu ce livre  « mon Goncourt 2012 », mais c’était avant de lire, sur injonction amicale de Bernard de Fallois, La vérité sur l’affaire Harry Quebert du Genevois Joël Dicker, qui pourrait bien devenir « le » Goncourt de l’Académie éponyme. Ce qui est sûr, et même après avoir beaucoup apprécié Avenue des géants de Marc Dugain, c’est que ce faux vrai polar au souffle irrésistible et à la prodigieuse acuité d’observation sur le monde actuel en général et la littérature enparticulier, oscillant entre grandes espérances juvéniles et micmacs éditoriaux, sur fond de quête d’une très fuyante vérité humaine, s’impose comme un OVNI que ne peuvent revendiquer ni la littérature romande ni le chic parisien, au même titre que L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier.

    Olivier3.jpgCelui-ci a –t-il raison lorsqu’il parle, à la veille du Salon du livre Sur les quais de Morges, d’une rentrée littéraire romande d’exception ? Par rapport aux années fastes de l’édition romande, je ne le crois pas. Mais la configuration de la vie littéraire en Suisse française a beaucoup changé, autant que la mentalité des écrivains. Alors que l’édition romande, souvent minée intérieurement par son esprit de chapelle et ses jalousies contre-productives (le même phénomène s’observe dans les autres provinces francophones), s’épuise à la fois par vieillissement et peine à survivre matériellement, une nouvelle ouverture au monde s’est manifestée ces dernières années avec des générations qui voyagent et des talents d’origines diverses, de Marius Daniel Popescu (accueilli par José Corti) à Douna Loup (belle découverte genevoise au Mercure de France, dans la foulée de Pascale Kramer), ou de Jean-Michel Olivier (relançant la percée parisienne de Jacques Chessex) à Metin Arditi, dont le Prince d’orchestre s’impose ces jours au premier rang des éditions d’Actes Sud.   

    Sans aucun préjugé personnel anti-parisien, j’ai toujours défendu la littérature de notre « province » extrêmement composite, où de grands auteurs tels Georges Haldas ou Maurice Chappaz, Corinna Bille ou Nicolas Bouvier, dans le sillage de l’immense Ramuz toujours réduit par beaucoup nos amis français à une espèce de sous-Giono, ont fait œuvre et parfois majeure. Je me rappelle toujours le petit propos de dame Edmonde Charle-Roux, présidente du Goncourt roucoulant un soir à la radio romande que ce Maurice Chappaz (prononcé Chappâze), auquel venait d’être décerné le Goncourt de la poésie, était ma foi un être délicieux, avec son sac à dos en peau de bique, et de surcroît écrivait «un très joli français ». Je continue à penser, en raillant gentiment la satisfaction radieuse de mon ami JMO, bien compréhensible au demeurant, qu’il n’est pas de bon bec que de Paris et que la vraie littérature est une étoffe sans coutures, ainsi que me le disait Vladimir Dimitrijevic le très génial éditeur combien regretté.

    gaulis.jpgHier j’ai commencé de lire un bien beau livre d’une auteure (auteuse ? autoresse ? )  genevoise et aussi voyageuse et fine prosatrice que Bouvier, du nom de Marie Gaulis. Ce récit, aussi rousseausiste que mon isba dans les bois, commence par une évocation de l’Ours de Môtiers, bled jurassien où Jean-Jacques fut criblé de cailloux et tancé par les pasteurs à bonnets de nuit, dans lequel trou   j’apprends qu’est implanté un musée de l’art aborigène.

    Le programme du Salon du livre Sur les quais m’apprend que suis censé m’entretenir, samedi après midi (à l’Arsenal) avec Marie Gaulis et une autre dame dont j’ignore tout, du nom de Laure Mi-Hyun Croset. Le thème de la rencontre est  L’auteur au premier rang. Pourquoi pas, puisqu’il faut bien un auteur pour faire exister un livre ? Mais bon : je reste de l’école proustienne qui se fiche bien de l’auteur pipole et pense que le vrai moi de l’auteur est dans son livre.

    Voilà ce que ça donne sous la plume de Marie Gaulis dans Le rêve des naturels :

    « Il faut réapprendre à marcher encore, encore et encore, chaque jour se lever à nouveau, s’étirer, chasser les nuées de la nuit – quelque fois à regret, car elles nous enveloppent, cocons de rêves, de larmes, d’insectes crissant dans la nuit, de soudaines agitations d’oiseaux, appels, piaillements dans les palmes, de descente dans le puits du désespoir – et au matin, avec ses tâches urgentes et précises, on se demande pourquoi. Pourquoi la peur, le doute, la sensation vertigineuse d’être prisonnière ? » 

    Sur quoi s'alignent, le long des rayons de ma cabane dans les bois, quelques dizaines de titres encore à-lire-absolument ces prochains temps, disons au moins 66 sur 666... 

     

    Patrick Deville. Peste et choléra. Seuil, 2012.

    Patrick Roegiers. Le Bonheur des Belges. Grasset, 2012.

    Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert. Bernard de Fallois / L'Age d'Homme, 2012.

    Jean-Michel Olivier. Après l'orgie. Bernard de Fallois / L'Age d'Homme, 2012.

    Marie Gaulis. Le rêve des naturels. Zoé, 2012.  

  • Ceux qui se retirent du jeu

     

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    Celui qui grimace tout le temps / Celle qui attire les jeunes garçons du Lycée Albert Camus dans son studio de la rue du Mouton / Ceux qui estiment qu’ils comptent au regard de la Postérité/ Celui que la mesquinerie de la surveillante à bas mauves n’empêche pas d’écrire des poèmes érotiques dans la salle de lecture de la Bibliothèque des Acacias / Celle qui pense qu’elle va mettre l’employé Bartleby au pied du mur / Ceux qui exigent des mesures à l’encontre du chat des Viredaz enclin à compisser les hortensias de l’entrée de l’immeuble B / Celui qui ne saura jamais nouer une cravate / Celle qui voit un conseiller fédéral possible en son fils aîné champion de calcul du canton / Ceux à qui l’on coupe le chauffage / Celui qui échappe à son nom / Celle qui garde au lit son air de cheffe du contentieux des Services Municipaux / Ceux qui ont fait de la nouvelle écologie leur idéal de couple / Celui qui fracassera un de ces soirs le vase de Chine à la con que son père dit absolument sans prix à ses invités / Celle qui imite si bien l’Abbé Pierre tricotant un bas de laine / Ceux qui se cherchent dans les stocks de pneus / Celui que l’envoi du drapeau français remplit d’une vieille tendresse coloniale à nuance indéniablement sexuelle / Celle qui reprend le rôle de Médée au Théâtre Communal pour cause de décès inespéré / Ceux qui n’attendent plus la Mathilde de Brel / Celui qui se demande si le penchant de son fils benjamin pour les livres ne dénote pas un germe d’homosexualité à combattre par une inscription prochaine au club de boxe du quartier des Abattoirs / Celle qui pousse son chat Roudoudou à se faire les griffes sur les draps à l’étendage de ses désagréables voisines Céline et Cécile Morel / Ceux qui affirment qu’un orage en montagne donne une consistance particulière au lait de chèvre / Celui qui s’est juré de poignarder son cousin Lo Huc avant le début de la mousson / Celle qui se fera le look de Bette Davis à la prochaine réception des Hayek / Ceux qui fomentent un complot pour faire tomber la responsable du marketing de la firme Beautiful Nails, faux ongles, etc.

    Dessins à l'encre de Chine: Louis Soutter

  • Ceux qui prennent une semaine de vacances

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    Celui qui est bien calé à sa place réservée dans le TGV quand il aborde la première scène du type qui bande sur la lunette de chiotte / Celle qui a failli se payer tout à l'heure le livre que le type d'en face a commencé de lire alors que le TGV passait à la hauteur des anciens abattoirs / Ceux qui n'ont pas le temps de s'attarder aux chiottes depuis qu'ils ont repris le taf / Celui qui sourit quand le type demande à la jeune fille de lui disposer des quartiers de clémentines sur le zob / Celle qui a entendu dire que ce livre était porno chic mais l'expression ne lui dit rien/ Ceux qui estiment que la pornographie est bonne pour les classes laborieuses / Celui qui trouve après vingt pages qu'Angot retrouve ici la pureté de Vu du ciel son premier livre / Celle qui surveille la moindre mimique de son vis-à-vis lecteur qui pouffe de temps à autre / Ceux qui ont lu tout Cesbron à l'époque et se réjouissent de ce qu'une vierge des années 70-80 à gros lolos redécouvre cet auteur et par exempleChiens perdus sans collier / Celui qui pense qu'un écrivain peut tout dire et qu'importe même la façon / Celle qui est flattée de ce qu'un prof marié et lisant Le Monde ménage son pucelage en la faisant le sucer sans "mettre les dents" / Ceux qui se rappellent le temps où leurs enfans "mettaient les dents" selon l'expression romande / Celui qui dans un autre compartiment du TGV lit un reportage sur les bordels d'animaux en Allemagne évoluée / Celle qui trouve l'écriture d'Angot ra-di-cale et le répète volontiers sur France-Culture et dans les endroits où il faut être vu / Ceux qui ayant baisé Marianne ont constitué le Club des Caprices / Celui qui sourit d'un air entendu quand le type dit à la jeune fille qu'elle a "une personnalité hors du commun" juste parce qu'elle s'est laissé faire ça à ce moment-là en se détendant juste comme il faut / Celle qui défie son partenaire en lui demandant si la prochaine fois il acceptera qu'il n'y ait "rien de physique" entre eux / Ceux qui estiment que les ressources du sexe et de la polique sont limitées du point de vue du roman/ Celui qui s'est remis à la lecture d'Au coeur des ténèbres de Conrad à côté de quoi tout paraît "second hand" / Celle qui trouve bien pédant ce prof qui fait apprendre des termes d'achitecture religieuse à la jeune fille qu'il force à le sucer ensuite dans un confessionnal / Ceux qui apprennent avec ravissement que certain vert végétal saturé se dit satt grün / Celui qui flaire l'arnaque sous les compliments outrés du type qualifiant sa rencontre avec la jeune fille d'"exceptionnelle" / Celle qui est censée trouver exceptionnelle la faveur que lui fait ce type en lui avouant qu'un jour il a écrasé quelqu'un avant de prendre la fuite et qu'il ne l'a jamais dit à personne / Ceux qui ont dit aussi à tel ou telle partenaire d'un moment que rien ne serait jamais plus comme avant / Celui qui écrit un texto à son amie Jackie pour lui dire que le dernier Angot est mieux filé que Les Petits / Celle qui s'étonne de ce que ce type bande sans arrêt et lui demande de lui dire "c'est bon papa" / Ceux qui préfèrent regarder les paysages de la Côte d'or même en ce 3 septembre un peu brumeux / Celui qui se rappelle l'air gêné de ses amis musulmans à la sortie desValseuses où il se reproche toujours de les avoir entraînés / Celle qui affecte d'être très très libre en parole et qu'un rien fait se crisper dans l'intimité / Ceux qui taxent de chiennerie tout ce tralala sexuel / Celui qui distingue les "rencontres de la raison" des "rencontres de circonstance" et des "rencontres d'exception" pour mieux flatter la jeune fille qu'il traitera plus tard selon la règle plus que l'exception/ Celle qui a l'impression que le prof sentencieux et même vétilleux en matière d'usage linguistique se sert d'elle comme d'un sextoy mais elle n'ose rien dire vu son infériorité culturelle patente n'est-ce pas / Ceux qui ne conçoivent pas bien que cet Allemand lettré en soit arrivé à sodomiser un si petit chien jusqu'à l'éviscérer / Celui qui s'attend à tout après avoir vu Amours bestiales d'Ulrich Seidl / Celle qui chiale d'être prise de force par derrière au motif que ce spécialiste de la prononciation du W lui a promis de respecter sa virginité / Ceux qui remarquent en gare de Lyon cette jeune fille seule à l'écart sur le quai et qui parle à son sac...    

     

    (En lisant Une semaine de vacances de Christine Angot. Flammarion, 2012).          

     
  • L'Afrique aux Chinois

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    À propos d’Empire of dust, qui documente les menées d’une entreprise chinoise au Katanga. Vu récemment au 7e Festival des Cinémas d’Afrique, à Lausanne.

     

    Eddy nous lance un « Bonjour tout le monde » en chinois, langue dans laquelle on le surnomme Dragon éternel. Cocasse pour un grand Noir jovial à bonnet de coton rouge, né à Kinshasa et employé comme interprète sur le nouveau chantier de la CREC (Chinese Railway Engineering Company), visant la reconstruction de la liaison routière avec la capitale Lubumbashi. L’implantation en question se situe à une vingtaine de kilomètres de Kolwezi, de fameuse mémoire minière. Ses cadres et ses camions sont chinois, mais ses ouvriers se recrutent parmi les « singes » locaux, ainsi que les Chinois les appellent aimablement, qui leur rendent la politesse en les taxant non moins affablement de « cochons ». Lorsque Eddy explique les desiderata de l'ingénieur chinois qu’il accompagne à un cadre africain, il lui dit comme ça : « Je te parle en swahili pour que le nabot ne comprenne pas… ».

    Africa66.jpgMais les relations entre Dragon éternel et le contremaître chinois n’en sont pas moins cordiales en dépit des vannes que celui-ci balance à celui-là, genre « t’es vraiment paresseux, tes colles ! », eu égard à la souriante nonchalance d’Eddy le Congolais.

    Or il faut reconnaître que bosser avec des « singes » pas trop pressés de se fouler, quand on est un « cochon » imbu des avancées de son peuple, requiert une certaine patience. Parce que notre contremaître, qui a des comptes à rendre aux pontes de la CREC, est attaché au respect de l’horaire et du matériel. Mais pour lui, le simple fait de commander du gravier, de le faire concasser au format, puis de le faire transporter sur le chantier de la future cimenterie relève des travaux d’un véritable Sisyphe ! De fait, les cadres locaux ne sont jamais à l’heure, le matériel (les camions surtout) n’est pas toujours bien traité, sans compter les larcins – punis illico par des retenues de salaires.

    Africa31.jpgOn ne sait pas trop ce que se disent les Chinois entre eux, mais les constats, à la fois réalistes et fatalistes, de l'ingénieur chinois, se nuancent de compréhension au fil des séquences. D’abord parce qu’il partage la rude vie des ouvriers. Ensuite parce qu’il ne saurait leur reprocher le climat plombant ni le « gâchis », selon son expression, qui a suivi le départ des Belges.

    Focalisé sur cet exemple de « cohabitation » problématique, le film Empire of Dust, dont le titre polysémique est illustré par de récurrente images, quasi fantomatiques, de pistes ennuagées de poussière, s’en tient à un constat, frisant parfois le surréalisme, sans documenter les tenants historiques ou économico-politiques de la situation

    Une fois de plus, et c’est un fait qui tend à se généraliser dans les nouveaux docus du "cinéma du réel", on montre plus qu’on ne dénonce.  Au spectateur de tirer ses conclusions et de compléter son info dans les articles et les livres (déjà nombreux) qui éclairent l’espèce de néo-colonialisme chinois en Afrique.

    Le sieur JLK et son ami Max Lobe devraient se pointer, dans une vingtaine de jours, en ces lieux « en chantier » du Katanga. D’autres « notes » pourraient en découler sur ce blog…

     

    Bram Van Paesschen. Empire of dust. Congo/Belgique, 2011.  

  • En lettres bleues et or (6)

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    De Daniel Vuataz, dit le Kid, à JLK.

    En train, ces jours d'août caniculaire, 2012.


    Chère vieille perle !

    L’express de Berne dépasse l’auberge du Gibloux à toute vitesse. Je t’écris avec des haut-le-cœur, dans cette partie tournant du trajet. Un vieux vaudois feuillette le 20 minutes d’hier à bout de bras, les yeux enfoncés dans la tête. Un grand rouquin en mocassins dort contre la vitre, ses écouteurs sur les épaules, et un troisième type, sérieux comme Jérémie, en chemise rose et lunettes rectangulaires, surfe sur son Dell. Ses doigts s’agitent à toute vitesse sur la petite patinoire tactile. Il y a trop de soleil ce matin et les empreintes digitales du Monsieur sont visibles sur toute sa machine chromée. Je ne sais pas ce qu’il fait, mais je l’imagine balançant des bilans financiers fort complexes, ou générant des lignes de codes destinées à produire de la masse musculaire au réseau virtuel. A moins qu’il ne me toise, lui aussi, et qu’il me couche sur son écran, en guise de lettre adressée un ami de vallon ? Peut-être qu’il lit, tout simplement (on lit encore, non ?), par exemple le nouveau roman érotique à la mode, trouvant dans l’uniforme de l’appareil informatique un avantage de taille : pas de couverture gênante. Tu ouvres ta tablette et le champ des possibles. Proust ou Rowling. Du Brahms ou du porno. Moi, je ne me gène pas pour le toiser.

    DSCN1507.JPGJe commence à m’habituer à cette heure de train quotidienne, matinale, dans la campagne vaudoise, le long des collines fribourgeoises, sous la lumière de huit heures filtrée comme à travers un buvard. Le train est entouré d’herbe brillante, de veaux debout entre les arbres. Les ranchs, près de Romont, ont des drapeaux sudistes. Et je dévisage les gens, je crée mes paysages. A droite, les montagnes molles de la Gruyère sont coupées dans du beurre. Facile. Entre Neyruz et Fribourg, les trampolines, devant les villas de l’année, sèchent de fines pellicules d’eau. Chaque matin, j’erre à la recherche d’une place, j’arpente les wagons, je branche mon vieux Toshiba dans l’une des prises du train et j’essaie de travailler, oubliant la nausée, relevant parfois la tête pour mirer mon vis-à-vis, sourire à une gamine, buter contre les poteaux électriques. Près de Berne, l’Aar passe sous le train, parfaitement immobile, grosse et vaseuse dans le petit matin. Depuis Thoune tu peux la suivre en matelas pneumatique ; je le sais, mon petit frère l’a fait, en trois heures jusqu’au palais fédéral, avec quelques amis et une bouteille de blanc.

     

    Pourtalès.jpgJe ne comprends pas où ces dernières semaines sont passées. Tu m’as écrit il y a plus de deux mois, mais quand je te relis, je me dis que tout est neuf. Le monde, ma vie, tes mots. Après avoir quitté les collines à pluie de Charmey et bouclé mon petit mandat d’apprenti éditeur, je suis descendu quelques semaines – les plus ensoleillées de l’été, forcément – dans les caves de la bibliothèque de l’Université, pour lire à haute voix la douzaine de carnets de Guy de Pourtalès. Des carnets de Guerre. Un mois de lecture payée (mon collègue vérifiant simultanément la version dactylographiée), un mois de louvoiements dans la Genève des années dix, entre Verdun et Evian, Chartres et Strasbourg, le Nord et la rue François 1er. Pas sûr, honnêtement, que cette édition (destinée à paraître en 2014, pour le centenaire de la Grande guerre) ne rendre vraiment justice à l’artiste aristo genevois. C’est un peu le « Journal d’un planqué », ce truc-là, il y a peu de surprises, beaucoup de snobisme, et puis, parfois, quelques bons passages. Pourtalès y est sans cesse tiraillé entre le désir d’approcher les combats (non pour se battre, mais pour y mettre son nez et sa plume sans se tremper les doigts) et son oisiveté constitutive de chauffeur automobile (Monsieur promène des officiers à longueur de journée, dîne avec Bernstein et fonde des société littéraires au milieu de la guerre, depuis un hôtel lacustre de Savoie ou un hôpital parisien confortable). Lèche-botte, parvenu, chanceux, donc. Mais quelque part je me suis reconnu dans certains traits du jeune pêcheur miraculeux (il n’avait encore rien prouvé), dans sa façon d’être à l’affût, de savoir s’entourer, de fendre les foules mais d’être quand même seul ; de traquer la matière visible, tangible, sensible, pour alimenter la mécanique de son poignet. Faire gicler les récifs, sauter les digues du réel, aller voir de ses propres yeux l’ailleurs pour y trouver le moteur. Le mouvement perpétuel. Le problème, c’est que ces carnets de guerre ne sont que l’écran de la « recherche », le témoignage au jour le jour des projets ébauchés, à peines évoqués, et pollués de surcroît par une condescendance monumentale et une mauvaise foi superbe. Les meilleurs bouts sont à la fin, alors que Pourtalès traverse le Nord dévasté par les combats, de villages lunaires en apocalypses locales. Rien n’est reconnaissable, tout est miné, retourné. Sidérant, mais tellement peu, trop peu rendu. Pourtalès n’est pas allé au bout – mais qui y va ? –, resté en rade, incapable selon son propre aveux, de faire autre chose qu’avorter ses ébauches. A peine a-t-il remis le pied en ville, décidé d’une nouvelle passion bibliophile (où l’on découvre que c’est aussi un grand pilleur), rendu visite à quelques médecins et quelques bonnes dames, réconforté Hélène, qu’il se perd en dînés, en faste, en mondanités, et en considérations médicales à l’endroit de son cher petit Joffre... Et là, les carnets valent la moitié du prix de leur papier jauni.

    Popescu.jpgMoi aussi j’ai besoin d’aller voir de mes propres yeux, c’est vrai. Besoin de m’exposer aux changements, au monde qui s’impose, besoin de subir, être contraint par le dehors de puiser au dedans. Pourquoi la littérature actuelle parle-t-elle si peu de ce que nous avons sous les yeux ? C’est ta question, celle de ta dernière lettre, et je la toise tous les jours. Popescu en a fait son moteur. Il y a mis sa manière, mais d’autres s’offrent à nous, une infinité même. Alors je fais comme Pouralès : je veux aller voir de plus près, le feu de l’action, et tous les moyens sont bons. Après, c’est une autre paire de manche. Parce que voir ce n’est pas le problème. J’ai par exemple terriblement envie de remette en route, de retrouver le goût des carnets de voyage, les cybercafés enfumés, les étoiles et le bitume, tout ce que tu sais… Voir, ce n’est pas le problème. Le problème, c’est donner.

    Hodler17.jpg 

    Je reviens à l’instant du val de Bagnes d’un lac clair et glacial dans lequel quatre gros Koï japonais nagent entre la vase et le ciel. Aux bords il y a des centaines de truites minuscules poinçonnées de fer liquide. De loin, tu jurerais des nids de vipères, ça t’ondule entre les pieds, de la cotte de maille fluide. L’eau est formidablement limpide. Il n’y a que l’alcool de griotte, disent les personnages de Catherine Colomb, allongés dans des granges au soleil, qui puisse rivaliser. C’était dans un vallon décentré, protégé des regards des villages vignerons, plus haut que le dernier bistrot, bien au-dessus de la limite des arbres, là où les plantes sont grasses et l’air sent fort l’altitude. Il y avait un écho de plusieurs secondes dans le cirque de rochers, sur le plateau des lacs. On avait porté notre bois, trente ou quarante kilos de pin presque vert, sur nos sacs, en plus de deux tentes, d’un cornet de viande à griller et des trois bouteilles de vin valaisan. Le plan d’eau était tellement tiède, tellement vaseux, que l’Arvine qu’on y avait planté se réchauffait au fil de l’après-midi… Pas vraiment le genre du trek alpin à la Loretan ou à la André Georges, tu vois ce que je veux dire. Eux se contentaient d’une fiole de williamine dans la poche arrière du short, ou d’une barre énergique au blé dur, ils ne visaient que le sommet, couraient entre les séracs bleus acides, ne se retournaient jamais contre le fond de la vallée, ne s’arrêtaient jamais, pas même pour pisser. Nous, depuis toujours, on s’en tient aux lacs. Pour une salutation – parlons avec une moustache, à présent – mais un salut authentique, une rédemption, presque, une remise à flot. C’est la septième année consécutive qu’on s’exile comme ça, un jour et une nuit de mi-août, avec mes quatre frères, pour un plan d’eau de montagne et des cailloux qui crament dans un ciel complètement à vif. La Terre passe dans un clinamen de roches stellaires, et c’est Lucrèce qui a raison, soudain, lorsque trente prodigieuses traînées divisent l’horizon noir dans toutes les directions. Là-haut on peut gueuler, chanter, nager, boire, causer toute la nuit, réduire nos bouteilles à néant, vider nos sacs, brûler notre bois, construire un feu immense qui boit l’air, et redescendre, le lendemain, en silence, dans les pâturage, à côté des sentiers, plus légers, renouvelés à l’eau de fonte, un peu plus vieux qu’avant. Et Marius qui veut que je raconte « La famille Vuataz »… On a donc laissé le goli des Otanes derrière nous, un peu de bois, une grille et une vieille casserole faite au feu dans une planque, sous un rocher plat. A Martigny il faisait moite, très chaud, et les éoliennes tournaient au ralenti. On aurait dû rester en haut.

    Chappaz2.jpgEn passant par Le Châble, j’ai eu une pensée brève pour le poète à peaux de phoque de Saint-Maurice, et à toute sa correspondance, que trie un type de ma volée, à Berne, dans les petits bureaux clairs des Archives littéraires suisses. J’y suis depuis le début de la semaine, dans la capitale, et pour deux mois encore. C’est pour cela que je t’écris d’ici, c’est à dire de partout, de Palézieux, de Romont, de Fribourg, de tous les points qui complètent l’espace parce que le train file et que je n’arrête pas de t’écrire. L’autre jour, donc, aux ALS, ce collègue m’a montré des lettres de Jean-Pierre Monnier adressées à Chappaz, qui manquaient à la correspondance pas-encore-complète des deux écrivains. Le buste de Borgeaud lorgnait par dessus notre épaule. Et puis j’ai vu, sur d’autres tas disposés le long de la table, d’autres noms. Il y avait le tien, ton nom de mercenaire, de jeune romancier d’alors, irrévérencieux et varappeur à ta manière. Ton nom de vieux fouteur qui fait froncer, sourire ou soulever des colères noires dans notre jolie galerie de curiosité.

    Ce nouveau job, au milieu des rangées de cartons non-acides des sous-sols réfrigérés, parmi les momies démembrées de la « littérature suisse », provoque en moi plusieurs sentiments contradictoires. Bien sûr il y a le bonheur et même la petite fierté de pouvoir gagner quelques loyers en m’occupant de ce qui me plaît réellement, de payer mes repas au contact de ce qui me passionne. C’est pas donné à tout le monde. Il y a aussi l’intérêt propre, le feu froid de la recherche, et puis ces très belles vitrines pleines de fac-similés, ce mur de machines à écrire (la dernière est celle d’Agota Kristof), ces trésors étranges au détour d’un rayon (une Prose du Transsibérien, les collages soignés du taulier de Ropraz, la bibliothèque de « Staro » en cours d’archivage, des dessins de Le Corbusier adressés à William Ritter), quelques horreurs fascinantes (deux tomes du premier Mein Kampf dédicacés par l’auteur, que me montre un peu scandalisé un autre boursier après la fermeture), la loupe et les poils de blaireaux de Ludwig Hohl dans des écrins de carton, les collections de Mermod (une lettre de Rimbaud… j’ai cru pleurer), il y a tout ça, mais il y a aussi le décorticage clinique des reliques, le fétichisme des collections d’écrivains, l’odeur de morgue des sous-sols réfrigérés, et quand je vois ces deux cents petites boîtes identiques estampillés « Dürrenmatt », avec leurs étiquettes pendues au bout de deux cents gros orteils, lorsque j’arpente aux sixièmes sous-sols des rangées de boîtes de conserve marquées « Bille », je me dis que c’est de la folie, que les papiers seraient mieux dans le Rhône, ces trésors dans la Maggia, ou stockés dans des coffres de chrome en terre de Bering, ou dans un feu de forêt à Viège, ou dans un isba de Préalpes… Bern ist überall.

    Donzé.jpgMoi, on m’a mis au travail sur Roland Donzé. Un collègue de Walzer à l’Université de Berne, linguiste, logicien, grammairien, qui, à l’âge de la retraite, a entrepris d’écrire et de publier sa saga biennoise – dialogique au possible – de l’après krach boursier. Un véritable fantôme des « lettres romandes », pour le coup, ce Donzé : jurassien exilé dans la capitale qui a publié, dans une presque parfaite indifférence, ses cinq romans entre soixante-cinq et huitante-cinq ans ; édité à la sauvette par Claude Frochaux à l’Age d’Homme ; ignoré de tous, sauf de Walzer et de ..quelques autres. Probablement un cas unique.

    vlcsnap-2011-10-11-09h59m10s243.pngEmergé de nulle part, un peu comme Catherine Colomb, sans raison, sans prétention, sans contacts, sans assurance, et pourtant avec un style, une manière étourdissante, une finesse de dialogues, une rigueur de ton. Je le lis dans le train. Et le « job » rattrape la passion. Une crainte hallucinante, une prudence terrible, ce type. Tu dois d’ailleurs t’en souvenir, du vieux prof, toi qui constitue une mémoire noire (et vive) de ces noms-là. Je crois qu’il y a eu deux articles ou trois à son sujet dans ton journal, parus avant l’an 2000. Les trente ou quarante classeurs fédéraux de Donzé, pré-mâchés par l’auteur, attendent leur archivage autour de mon petit bureau. Ils seront démembrés, classés dans des fines chemises standards, puis rassemblés dans des dossiers plus grands, mis eux-même dans des boîtes, étiquetés, cotés, annotés, référencés. Et balancés en ligne, of course. En quelques clics tu retrouves sa correspondance, la succession précise de ses manuscrits, ses photos de famille, son livret militaire, ses notes de primaire… C’est troublant de penser à cela : les choses qu’il faut écrire, les choses qu’il faut garder, celles qu’il faut remiser, celles qu’il faut mettre en avant. Et le faire pour les autres, surtout. Je ne te parles pas de littérature, là, mais de l’immense fourbi, matériel, virtuel, mémoriel, de nos existences. Comment ne pas se laisser rattraper par la panique ? Il faut l’air de la montagne ?

    Panopticon7788.jpgToi, tu as découvert ton Internet avant la lettre, et ça ne m’étonne pas, à seize ans devant les fenêtres-écrans d’une quasi-cité simultanée. Tu as besoin de ça, du bordel de l’Intermonde. Tu es aussi « chercheur », à ta manière. Aux fenêtres de ta toile on se douchait, on se reluquait, on se couchait, on s’aimait, on se parlait, on se branlait, on s’ignorait probablement. Mais c’était quand-même du vrai, le monde avait de l’épaisseur. Tu dis justement que le monde gagne en platitude (d’autre chantent au fond de la pièce qu’il se nivèle), et c’est pourtant un prodige, quand on pense à sa densité innommable, qu’il parvienne encore à se laisser coucher à plat, sur nos papiers, le monde. On m’a dit un jour que derrière l’aplat de la page, de l’écran, du plan d’archivage, il y a plus de champs (pour te parler cinéma, à toi qui reviens de Locarno) que derrière une fenêtre grande ouverte. Même de la tienne, mon vieux bluesman, qui embrasse tout, de Vouvry à Aubonne.

     Profite bien de ton altitude, et de tes noces de perle, cher vieux,

     Le Kid.


    De JLK, dit le Papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid.

    À La Désirade, ce 1er septembre de première neige sur les hauts. 

    Cher baladin,

    Ta lettre ferroviaire et grappillante m'a tout revigoré. La police a donné la chasse ces derniers jours aux gens du voyage, et tu peux t'imaginer à quel point ça me fait léviter. Pas du tout que le sort de ces nomades à Mercedes m'afflige quand on les vire de terrains qu'ils conchient avant de faire des doigts d'honneur aux proprios paysans qui les accueillent: plutôt à cause du climat de mépris mutuel qui s'instaure et de la manière de tout normaliser avec des chiens flics et des armures anti-émeutes, en attendant les blindés. Notre cocon se fait bunker à la moindre anicroche et ça me navre. Mais ta bonne lettre m'arrive et j'ai d'autres motifs de ne pas déprimer au triste show des Suissauds se la jouant vigiles de choc.

     

    Ziegler3.jpgTa lettre m'a rappelé un téléphone de l'autre soir avec le camarade Jean Ziegler, qui me remercait de lui avoir écrit pour le remercier de sa lettre-postface à mesChemins de traverse, en déplorant du même coup le fait qu'on ne s'écrive plus par les temps qui courent que des SMS ou des courriels sans lendemain. Notre complicité, née de ma lecture enthousiaste du Bonheur d'être Suisse, remontant donc à 1993, s'est approfondie avec les années, à proportion de l'attention fraternelle que Jean a portée à mes opuscules - tu ne le sais peut-être pas mais cet énergumène est un vrai lecteur et ce qu'il m'a écrit de certains de mes livres, comme Le viol de l'ange, m'a touché par sa pénétration sensible, enfin je viens de relire La Suisse lave plus blanc et son dialogue avec Régis Debray que tu devrais lire aussi tant il éclaire, avec dix ans d'avance, nos désarrois actuels.

    Ce sacré Jean s'est beaucoup occupé en outre, ces derniers mois, des tribulations du peuple syrien et j'admire son incroyable pugnacité alors même que l'évolution actuelle des choses lui donne raison, jusque dans ses délires et autres dérives occasionnels, contre tous ses détracteurs. Moi aussi je l'ai dégommé quand il s'est prêté à la pantalonnade du Prix Khadafi des droits de l'homme, mais j'ai bien plus de raisons, aujourd'hui, de le respecter pour son combat et de l'aimer pour son refus de souscrire à l'hypocrisie helvétique en général et à l'infamie des émirs banquiers suisses en particulier. Et puis j'aime son grand rire de terrien bernois et ses évocations du candomblé brésilien, auquel il participe en homme de foi réellement timbré, m'ont botté plus que tout...

    °°°

    Ramuz.jpg
    Tu me parles de "journal d'un planqué" à propos des carnets de guerre de Pourtalès, et l'expression me rappelle la posture de Ramuz à la même époque, qui disait souffrir, à sa table, autant que les jeunes Français qui la pilaient au front, par le seul fait de penser à leur pauvre sort. Tu vois ça: Blaise Cendrars en chiait dans une infirmerie de campagne, à côté d'un jeune troufion se vidant de son sang par la faute d'un officier charcutier sadique (J'ai saigné, dudit Blaise, réédité chez Zoé, est à chialer) mais Ramuz n'était pas en reste.  Je ne le qualifierai pas pour autant de planqué. Il a "payé" à sa façon, pour reprendre l'expression de Céline selon lequel un écrivain ne peut être pris au sérieux s'il n'a pas "payé", mais enfin nuançons, avant de se rappeler que Céline plaçait Ramuz au top...

    Et puis Ramuz a fait des émules. Dans une nouvelle épatante du recueil intitulé Le thé au citron, de Marian Pankowski, je me rappelle ces deux anciens déportés juifs polonais qui se retrouvent par hasard sur une bateau de la CGN, au milieu du lac Léman, en compagnie d'une brave Helvète accompagnant l'un d'eux. Or comme ils évoquent leur passé dans le ghetto puis dans les camps, la dame y va de son couplet: que nous aussi en Suisse, pendant la guerre, nous aurons connu les privations...    

    °°°

    Richard.jpgTes lettres sont pleines de résonances que j'aimerais prolonger en revivifiant la notion de correspondance. Il y a quelque temps je reçois, ainsi, une missive manuscrite de Francis Richard, blogueur catholique de droite qui m'écrit lui aussi pour me remercier de l'avoir remercié des très bonnes lignes qu'il a consacrées à mes Chemins de traverse sur la Toile. Or  ce qui me touche particulièrement, dans sa lettre, tient à cela qu'il me dit que je l'ai incité à lire les nouvelles complètes de Flannery O'Connor, qu'il s'est procurées et qu'il va emporter au Pays basque. "Certes l'Atlantique n'est pas la Mare nostrum, me répond-il alors que je lui écrivais de Cap d'Agde, mais les deux communiquent comme nous communiquons et communions en esprit en empruntant des chemins de traverse différents sans pour autant rester vraiment à l'écart l'un de l'autre".

    Francis Richard est un catho de droite, Jean Ziegler un catho de gauche ultra, mais je me sens aussi libre avec l'un qu'avec l'autre. Francis le sage me dira peut-être, en libéral bon teint, que Jean le fou exagère, mais voilà que ce matin, juste après avoir fini de relire La Suisse lave plus blanc, j'apprends dans Le Temps que le Tribunal fédéral vient d'accorder le droit de sévir, en Valais touristique, à un promoteur russe au passé notoirement mafieux. Autant dire que notre pays reste décidément au-dessus de tout soupçon, comme au temps où le camarade Ziegler en stigmatisait les menées de sainte nitouche dans son fameux brûlot de 1976.

    °°°

    ammann.jpgTu aimerais bien aussi, toi qui caracoles autant par les cimes que dans la poussière des déserts et des bibliothèques, mon confrère chroniqueur et ancien crack de saut à ski Jean Ammann, de passage récemment à La Désirade où il m'a très finement cuisiné avant de me consacrer une fracassante première page dans La Liberté de Fribourg; et le voici qui m'envoie d'ailleurs ladite page, illustrée par le portrait que tu as commis de ma plantigrade personne, et mieux encore: un recueil de chroniques de  sa patte intitulé Ze very best of dont le premier texte, évoquant la vie précaire du boss de Novartis Daniel Vasella (lequel gagne 55.000 francs suisses par jour), me fait rugir de contentement par son ton vif et grinçant. Dans la foulée, la chronique suivante m'a fait saliver plus encore dès ses premières lignes: "Je hais la gastronoimie et les gastronomes. J'abhorre les critiques gastronomiques". Ah mais quel bien cela fait là encore de prolonger une belle rencontre par un bon livre bien insolent et bien stylé !

    Je t'ai dit que j'avais incité Francis Richard a lire les nouvelles du feu de Dieu de Flannery O'Connor, et c'est pareillement que j'en ai filé le recueil en Quarto à Quentin Mouron après lui avoir fait lire Et ce sont les violents qui l'emportent et un Carver auquel son dernier livre me fait penser, comme je l'ai écrit dans ma postface.

    Tu vois ça le Kid: il y a là comme un cercle magique qui s'établit à travers les lieux et les âges et c'est reparti avec un long courriel que me balance un autre compère que je n'ai jamais rencontré ailleurs que dans ses livres et à travers ce qu'il m'écrit des miens, à savoir Alain Dugrand, voyageur au long cours et savoureux écrivain - parfois en complicité avec sa bonne amie à lui, qui campe lui aussi dans cette zone sacrée de la littérature abolissant toute notion de temps et de lieu.

     

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    C'est ainsi qu'il m'a écrit au lendemain de la mort de Dimitri qui hantait par excellence cette zone sacrée, et voilà que je reçois cette immense lettre alors que je venais de noter sur mes carnets une phrase de lui tirée de son superbe essai-récit consacré à Joseph Conrad l'étrange bienfaiteur, que je te sers illico. Il évoque le bord de mer breton où Conrad et sa jeune épouse viennent de débarquer pour un drôle de voyage de noces et il note comme ça: "J'imagine dans ce brun rouillé le pissat des porcs"...

    Quant à sa lettre je t'en copie/colle des bouts vu qu'elle participe elle aussi de la littérature-monde, comme les romans de grand souffle de son ami David Fauquemberg (qui est aussi le mien via Marius) ou comme la correspondance de Thierry Vernet et Nicolas Bouvier (dont il préside le prix à Saint-Malo), mêlant donc la bonne vie et les belles oeuvres...   

    Voici donc: "Je me disais je vais écrire à JLK, lui dire combien... Mais les flâneries, les embarras de la circulation, les lessives, les commissions et la cuisine m’ont distrait. Tes Chemins ont pu infuser le temps qu’il fallait, il faut dire que les feuilles de ce thé étaient le meilleur earl grey qui soit.Tiens, alors que je t’écris ces lignes, je me casse à la cuisine pour crever les dents d’un superbe abricot.

    Dugrand5.jpgJe t’ai lu en une petite semaine, alors que ma bonne amie me quittait pour rejoindre, un mois tout entier, les estives de l’Ubaye provençale et du Piémont italien pour aller vivre, avec une bergère de sa connaissance, l’épuisant labeur des pâtres de moutons, sans cesse sur le qui-vive depuis que les loups, ces sauvages amis des écolos-durables, massacrent les troupeaux là-bas, au sud. Ta curiosité de diariste, tes éclairs dans ta façon de rendre compte de tes lectures, ta capacité à nous faire saisir un crayon à papier pour noircir nos carnets, tout est un enchantement. Tu trouves l’angle, tire les lignes et projette les perspectives. Romans, essais, mémoires mêlés, tu nous embarques dans tes passions, ouverture d’esprit, respect, indignation et colère froide. Epatantes, tes lectures du monde. Méli-mélo du goût et des sons, ainsi le bourgmestre de Furnes, Enesco, Soutine, Vernet, cette remémoration, chez moi, des traces dans la neige de Walser, mort, l’idée de dieu pour les zoroastriens, le soulèvement inutile des “gens décents” contre la probable guerre de Bush en Irak, le film de François Reusser (pas vu), les raccourcis de Michaux, Piroué, le vieillissement que tu constates dans ton corps, entomologiste, Charles-Albert encore, Vassily Rozanov, Jean-Jacques le marcheur, Orwell... Tu écris: “On dit amour quand il s’agit d’indifférence, éthique quand il n’est question que de masquer son cynisme, et ainsi de suite”... A propos, je viens de finir les pages, avalées, de Complexe d’Orphée de Jean-Claude Michéa, sous-titre: “La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès”, que j’ai annoté en songeant que George Orwell était de tes fréquentations"...

    Du coup, le Kid, je me dis in petto que: sûr, qu'Orwell a été de mes fréquentaions et pas seulement en tant qu'homme de gauche dégoûté par les deux fascismes brun et rouge: aussi pour sa correspondance à lui et ses essais autobiographiques de contemporain capital au même titre qu'un Conrad.

    Mais la lettre d'Alain continue non sans me révéler son état de père-grand, ce qui me ravit chez un ancien briscard de la première équipe de  Libé: "Un coup d’oeil au jardin: Ioseff, mon petit-fils, 2 ans, nu-pied dans l’herbe, goûte, délicat, les framboises qu’Anne (rentrée des alpages) lui cueille avec groseilles, cassis et un “petit suisse” pour son goût des 4 heures.

    Vernet30.jpg"Te lisant, j’ai ressenti tout au long la saveur de La Désirade comme autrefois La Gravière de Floristella et Thierry. Je suis content, par devers l’Alpe, de t’avoir lu dans ma fausse platitude briarde, à un pet de nonne de Vaux-le-Vicomte, près de chez nous, dont je compte bien, un jour, écrire la beauté ordonnée, glorieuse et froide. Ton journalier est de ces régals d’intimité, un journal d’âme qui aide à poursuivre, soi-même. J’ai passé non loin de chez toi, voici deux mois. J’étais en voiture avec Tom, mon libraire de fils, Lyonnais, et Charlotte, ma nièce, correctrice de presse. Avec son chéri, Nico, elle est éditrice de Libertalia, maison anarchiste comme son label l’indique. Nous allions vers la vallée des Contamines pour porter en terre Hubert, le vieux fiancé de Sylvie, ma soeur. Hubert Bessat, Savoyard de souche, vivait dans le quartier de la Ringale, aux Contamines, où tous les siens résident depuis la nuit des temps. Né en montagne, habitant à l’année au pied du Mont Blanc, ce linguiste, spécialiste de toponymie alpine, Hubert parcourait depuis toujours les sommets de l’Alpe, France, Suisse et Italie, en quête de la confiance des connaisseurs des adrets, pasteurs, bûcherons et chasseurs. Hubert, dit Zub au village, traquait “l’oralité”, le plus  ancien moyen de constituer les archives de la parole. Il passait son temps, depuis 35 ans, à noter la chatoyance des dialectes des hommes des hauts. La toponymie dialectale était son miel. Il meurt, nous laissant deux livres savants chez l’éditeur Ellug, l’université Stendhal de Grenoble: Lieux en mémoire de l’Alpe; Toponymie des alpages en Savoie et vallée d’Aoste; puis Le patois et la vie traditionnelle aux Contamines-Montjoie. Ses dieux en la matière étaient le Valdotin Johannes Hubschmid, Saussure et Van Gennep. De temps en temps, quand le blues me prend, je tourne les pages de ses livres, et je picore les mots perdus de la langue qui s’est formée avec les Seutrons et les grands peuples voisins, Allobroges de la vallée de l’Arve et Helvètes de Suisse romande. J’aime bien “ankapâ en ramasse”, c’est-à-dire descendre droit une pente de neige en ramasse (c’est-à-dire se laissant glisser sur les pieds en se tenant au piolet).  

    Samivel4.JPGHubert, une sorte d’elfe, petit, maigrelet, crins longs, poils de barbe partout, joues rubicondes, noueux comme un cep, skieur, escaladeur, savant pauvre, se levait à 3 plombes, la nuit, pour arroser le miroir de la patinoire publique pour les enfants du patelin, coupait, fendait les bûches de ses parcelles familiales, bref, un anar bonhomme à pleurer d’émotion.

    Hubert, en ce jour de printemps, skiait avec Monika, une très belle hollandaise qui vit six mois par an aux Contamines. Cette belle ouvrait la trace, dégringolant la pente, quand tout d’un coup elle se détourna: Hubert, pas loin derrière, tout droit, s’était arrêté. Il massait ses côtes et son rachis. La Batave fait demi-tour, remonte la pente, s’assoit dans la neige, et recueille Zub qui expire dans la boucle de ses bras gracieux. Alertée, la gendarmerie cantonale emporta Hubert en hélicoptère pour atterrir  à Martigny. Aux pompes funèbres, mes frangins accourus ont reçu un accueil parfait du croque-mort, tartines de beurre et verre de fendant. Comme ils étaient arrivés les mains nues chez l’ordonnateur, celui-ci alla prendre des chaussettes dans son armoire pour notre mort. Problème: le brave homme chaussait du 44, alors que Hubert mesurait 35; idem pour le slip: le gars pèse 100 kilos... Il passa son calfouette à mon beau-frère qui avait un corps d’adolescent. Imagine un dessin de Reiser. On a placé la bière d’Hubert dans la fosse du cimetière des Contamines, où il repose avec ses parents paysans. Au foyer communal du village, 150 bouteilles de Nuits-Saint-Georges ont été sifflées par les amis avec des toasts.

    Pourquoi te raconter tout ça, cher Jean-Louis? Tes Chemins de traverse m’y poussent (je reprends mon Pilot vert: je viens de libérer un bourdon collé à la vitre dans la cuisine, Anne, ma douce, nous a inculqué à tous une telle attitude à l’égard des p’tites bêtes, ainsi les toiles d’araignées dans les bibliothèques, les chambres des enfants qui respectent la moindre chose volante ou rampante.)

    A Lyon, Tom est libraire chez Passages. Entre Kinshasa et Paris, Camille, notre fille, combine anthropologie urbaine et une affection dévorante du Congo.

    J’ai lu tes Chemins de traverse en trois jours et deux nuits. J’avais le temps, Anne était toujours là-haut, au sud, elle prépare un gros livre sur le retour de canis lupus dans l’Alpe, aussi, en cette saison d’agnelage, elle crapahutait à l’estive avec les bergers et bergères. Son objet: comprendre l’inversion anthropologique, la séduction fascinée à l’égard du croqueur de moutons, de l’animal sauvage, au risque de l’extinction des brebis. L’écologiste, en effet, considère le mouton, ce commensal de l’homme, comme animal crétin, “machine à côtelettes”, qu’on pourrait élever et nourrir sur caillebotis comme les cochons bretons, enfermés dans des hangars, en bas des vallées, pour laisser place aux divagations des loups, ce grand signe de réémergence de l’idéal celte...

    Léautaud8.JPGJ’y reviens: ton journalier est délicat, c’est une conversation, une promenade dans la vie, comme celle du père Léautaud, gavot de souche provençale, né dans les montagnes de l’Ubaye. Tout m’émeut dans tes pages, Lucienne, tes lectures de Dieu, la Désirade aux oiseaux, les “pitrous” dit-on dans mes pré-alpes huguenotes, les cinéastes du jeune ciné suisse, nos Ramuz, Cendrars et Cingria, le verbe du Michaux de La Marche dans le tunnel, ce trait de Jean-Jacques: “Seul celui qui marche est apte au réel”. “Observer, c’est aimer”, écrit Charles-Albert. Tout est net, dit, franc et vrai, ton goût devient nôtre.

    C’est dit.

    Au fait, dans le grenier de Hubert, avec Sylvie, ma soeur, nous nous sommes efforcés de localiser sa planque. Sous la mata (tas de planches croisées les unes contre les autres), nous avons découvert 52 bouteilles de limonades remplies d’alcool! Une véritable cargaison d’”anshyan-na”, la gentiane pourpre dont il fabriquait de la gnôle avec les racines tubercules. Tiens, je m’en verse un canuche en te saluant, etc. Alain"

    Rebetez7.jpgDupuy33.jpgTu vises le bol que c'est d'avoir de tels amis même jamais rencontrés, le Kid ? Et ça n'a pas arrêté tout l'été: sur la Piazza Grande de Locarno à siffler de l'Humagne avec Pascal Rebetez et sa Jasmine adorable, qui s'entend comme luronne avec ma bonne amie à moi; une nuit entière à nous raconter nos vies de traverse avec Max le Bantou en descendant deux fioles de whisky dans ma carrée de l'Angelo; une merveille de visite ensuite à La Désirade retrouvée avec Jean-Daniel Dupuy et les siens (une Johanna respirant la sérénité joyeuse et deux beaux enfants aussi vifs qu'attentifs et aimants, Anouk et Aymeric), et là encore nous nous retrouvions en zone sacrée, entre bouquins et Labyrinthe d'art brut, paysages irradiés de lumière et grillades sous les étoiles que Jeanda identifie comme autant de joyaux familiers; et Zermatt enfin pour fêter nos trente ans de vie commune avec nos filles et leurs chevaliers servants sans peurs ni reproches majeurs - bref la vie prodigue comme nous l'aimons à grandes foulées - mais voici que la première neige apparaît sur le Grammont, garçon, donc je te quitte, salut j'tai vu, de toute façon on ne se quitte plus à s'écrire comme ça...

    Ton papillon jamais épinglé caporal,

    JLs

     


  • L'Afrique des tribus


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    À propos de Togetherness Supreme, de Nathan Collett
     
    Kama est un jeune artiste idéaliste rêvant d’échapper aux antagonismes tribaux qui plombent le Kenya et, plus précisément le coin du bidonville de Kibera, à Nairobi, où il vit avec son père en s’efforçant de dissimuler son identité de Kikuyu, l’ethnie dominante du parti au pouvoir que la majorité des habitant du slum exècrent.
    Sous l’influence de son meilleur ami, le dragueur Oti, le voici s’inscrire au parti réformiste orange dont la jeunesse attend le changement, et participer à sa campagne électorale en dessinant logos et affiches. Le film documente en effet les événements de 2007, lors desquels la victoire du parti dominant provoqua de violentes émeutes.
    L’intrigue politique se corse dès l’apparition d’une ravissante fille de pasteur qui tape aussitôt dans l’oeil de Kama, alors que son ami  la considère déjà comme conquise. Oscillant entre les deux garçons, la charmante infirmière tombera finalement dans les bras du plus pur alors qu'Oti paie cher ses menées très louches. 
    Visant le plus large public, ce film illustre bien la question des conflits inter-ethniques latents au Kenya, tout en montrant la fragilité des choix respectifs de Kama (qui vénère Bob Marley et milite par imitation autant que par aspiration à la réconciliation) et d’Oti, détournant à son profit une partie de l’argent de la cause. En outre, la rivalité mimétique des deux jeunes gens se disputant les faveurs de la fille du pasteur donne un peu plus de relief à leurs personnages un peu  trop typés et au scénario de (bon) téléfilm.
    Rappelant un peu l’esthétique à brusques à-coups visuels de Slumdog millionnaire de Danny Boyle, en beaucoup plus modeste question moyens, le film de Nathan Collett, qui a fondé la Kibera Film School et suscité un grand intérêt au Kenya, touche du moins par sa thématique et vaut aussi par l’interprétation très engagée de ses jeunes protagonistes, non professionnels à la base. Toutes choses qui lui ont valu d’être primé meilleur film étrager au festival de Santa Barbara de 2011. 


    Nathan Collett. Togetherness Supreme. Kenya/Venezuela, 2010. 

  • Ceux qui gesticulent

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    Celui qui se tient informé à tout instant sur Gmail des retours de ses passages à la télé et dans les médias et autres réseaux sociaux dont il entend contrôler la gestion d’archive sur disque dur /Celle qui s’est payé des talons plus hauts pour sa nouvelle émission win-win / Ceux qui parlent très-très vite pour ne pas qu’on s’aperçoive qu’ils n’ont rien à dire / Celui qui va tous les piétiner pour leurs montrer qu’il est dans le rap djeune le loser qui gagne / Celle qui entretient la paranoïa du produc en lui rapportant les propos dubitatifs du sponsor ultragauchiste de salon / Ceux qui font feu de toute suie / Celui qui observe la traîne de bave humaine laissée par le Conseiller suivi de ses courtisans dans les jardins duMirador / Celle qui flaire la muflerie de l’arriviste et s’en protège par de vagues sourires / Ceux qui n’aiment pas voir leurs amis céder à la vanité débile / Celui qui pratique le plaisir aristocratique de déplaire mais en société seulement / Celle qui pontifie en sa qualité de conscience conscientisée de l’intelligentsia de centre gauche ménageant ses entrées dans les médias de centre droit / Ceux qui se battent pour défendre ce qu’ils appellent la zone sacrée /Celui qui ne s’est jamais éloigné de la zone sacrée investie à sa première véritable émotion de lecteur / Celle qui ne fréquente que les librairies pourvues d’échelles sur lesquelles on peut rester à lire même après la fermeture / Ceux qui vont en librairie comme d’autres vont à l’église avec dans les poches des adresses de maisons /Celui qui s’est retrouvé hors du temps et loin de tout autre lieu que cette prairie du bord du Neckar en cet été 61 où il a lu Tonio Kröger/ Celle qui associe le goût de la vodka au miel à sa lecture de La Dame au petit chien dans la pénombre carmin du café Florianska de Cracovie /Ceux qui n’ont de cesse que de protéger la zone sacrée des gesticulations des agités et des bruyants, etc.

  • L'Afrique du courage

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    À propos d’Une affaire de nègres d’Osvalde Lewat. Un film politique d’émotion et de réflexion.

     

    On a vu des films passionnants à l’enseigne du récent 7e Festival Cinémas d’Afrique de Lausanne, mais aucun qui atteigne, par sa valeur de témoignage pour mémoire, et son propos plus général sur la démocratie et ses angles morts, autant que par ses qualités plastiques, le niveau d’Une affaire de nègres, production franco-camerounaise datant de 2008 et dont il faut préciser qu’il n’a jamais été projeté au Cameroun.  

    En exergue du film, une réflexion du Nobel de littérature nigérian Wole Soyinka mérite d’être citée : « On dit des Africains qu’ils ne sont pas prêts pour la démocratie, alors je m’interroge : ont-ils jamais été prêts pour la dictature « ?

    Nègres4.jpgComme elle le révèle dans l’entretien très éclairant proposé en complément du DVD de son ouvrage, Osvalde Lewat a décidé de tourner son film après avoir recueilli le témoignage, effectivement bouleversant, d ‘un homme qui a vu son fils achevé sous ses yeux à l’époque du « Commandement opérationnel ». Sous cette appellation agissait une unité spéciale mise en place par le chef de l’Etat du Cameroun, en 2000-2001, pour juguler le banditisme sévissant alors dans la région de Douala.

    Nègres2.jpgÀ cette enseigne sévirent des escadrons armés raflant les supposés malfrats, parfois désignés sur simple dénonciation de voisins, et les liquidant sans autre forme de procès ainsi que le raconte, dans le film, le prénommé Rigobert au fil d’un récit saisissant coiffé par une reconstitution nocturne « sur le terrain ». Les opérations se soldèrent par plus de mille disparitions avant de susciter des réactions de la presse et de l’opinion publique, mais les enquêtes officielles tournèrent court et les responsables de cette « justice » expéditive restent impunis.       

    Ouvrant son film sur une émouvante cérémonie de deuil, que d’autres suivront, la réalisatrice camerounaise a recueilli de nombreux témoignages de parents de disparus ou de rescapés, alternant avec les dépositions d’un avocat très impliqué dans la défense des victimes, d’un patron de presse et d’un journaliste ou encore d’un homme politique jetant un regard grinçant sur le fonctionnement des institutions de son pays.

    affaire_negre2.jpg«Tant que c'est une affaire de nègres, les gens n'en ont rien à faire", dit un avocat des droits de l'homme. Et d’ajouter que "Les forces de l'ordre au Cameroun ont pour mission essentielle d'opprimer le peuple pour qu'il ait peur. On peut organiser des élections frauduleuses : il ne dira rien." C’est si vrai qu’un micro-trottoir réalisé par Osvalde Lewat, après le générique final, fait apparaître le consentement de nombreux Camerounais interrogés sur l’action du « Commandement opérationnel », dont certains appellent même le retour. Quant au souriant Rigobert, qui estime avoir abatuu environ 400 personnes, il raconte avec force détails comment les sections spéciales exécutaient les prévenus et les précipitaient dans des fosses communes, avant de faire la fête avec les officiers satisfaits du bon travail accompli…

    Le pas de trop sera franchi avec l’exécution de neuf jeunes gens dénoncés comme voleurs par une voisine jalouse qui avait prétendu qu'ils avaient pris sa bouteille de gaz. Ainsi  les "9 de Bepanda" seront-ils l'objet d'une polémique lancée par la presse et relayée par des manifestations, mais  une parodie de procès aboutira au blanchiment des  militaires.

    "Pour le Camerounais, mieux vaut vivre à genoux que de mourir debout", commente l'homme politique désabusé, tandis que l’avocat Momo Jean de Dieu (sic) prend sur lui la défense des victimes en dépit des menaces de mort le frappant lui et ses enfants.

    Par delà le drame en question, le film débouche sur une mise en accusation de la « démocratie tropicalisée », et plus généralement du consentement de toute une société, autant que de l’indifférence occidentale ne voyant là qu’un « affaire de nègres »...  

    Les « nègres » du film, en ces temps où le racisme primaire recommence de faire florès dans les pays dits civilisés, illustrent magnifiquement, en l'occurrence, l’exigence de dignité fondant ce qu'on pourrait dire la ressemblance humaine dans cette oeuvre nécessaire dont il faut souligner, enfin, les grandes qualités esthétiques.

     

    Nègres3.jpgOsvalde Lewat. Une affaire de nègres. DVD, Les Films du paradoxe.

  • Ceux qui délirent

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    À propos d'une polémique française dont les tenants restent à éclairer pièces en mains avant de s'emballer connement...

    Celui qui affirme que la France aura mérité l’attentat qui fera 500 morts à fin septembre durant la messe dominicale de Notre-Dame sur le geste déterminé d’un jeune désarçonné incriminant le putanisme de la social-démocratie et la peine qu’en ressent Jeanne d’Arc dont il a entendu la Voix / Celle qui campe dans l’aile dure du Krach de la secte des purs / Ceux qui voient en la Norvège le maillon faible de l’Europe traditionnelle à jolis bas blancs style petits chanteurs à la croix de bois / Celui qui en appelle à de nouveaux escadrons de la morgue française / Celle qui a traduit en lapon les essais de Pier Paolo Pasolini sur les Brigades rouges où il disait en somme tels pères tels fils et cherchait une autre issue que celle du fielleux qui se mord le zob / Ceux qui refusent les alternatives meurtrières et les combats à coups d’épée de coton / Celui qui compare les styles de François Rabelais et de Louis-Ferdinand Céline et de Marc-Edouard Nabe et d’Anders Breivik et en tire des conclusions sur la disjonction crescendo du signifié et du signifiant par temps lourd / Celle qui exalte la beauté du « geste littéraire » d’Yukio Mishima se faisant seppuku devant mille jeunes fans jouissant de concert / Ceux qui ne trouvent que l’interdiction professionnelle en réponse au polémiste endiablé / Celui qui est prêt à s’immoler pour la défense du point-virgule ou du moins c’est ce qu’il affirme au cocktail de Gallimard / Celle qui défend le français métissé genre Henri Lopes ou Gisèle Pineau ces métèques culturellement impurs n’est-il pas ? /ceux qui se régalent à la lecture des Désarçonnés de Pascal Quignard / Celui qui enseigne le français épuré à son épagneul breton passé à l’adolescence par un collège espérantiste / Celle qu’ont toujours fasciné les extrémistes blonds musclés et rationnellement conséquents / Ceux qui se demandent quelle prochaine étape de la souffrance les attend pendant que la tempête se déchaîne dans le verre d’eau plate du milieu littéraire et médiatique français /Celui qui relit L’Envie de Iouri Olécha pour se remémorer la posture de caniche salivant de l’intellectuel moyen devant le Mec activiste ou la Bête de pouvoir / Celle qui va cueillir des myrtilles (la saison a commencé) en attendant les barbares et le Saint-Esprit / Ceux qui reprennent la lecture de ce recueil de vraie poésie intitulé C'est à dire et signé Franck Venaille qu’ils ont entamé hier matin et qui s’arrêtent sur cet extrait de la pièce intitulée L’arrivée des barbares :« Ainsi la mer ouvrait plus largement notre champ de vision, déroulant son histoire secrète, ancienne, protégée par son armure, scrutant au plus loin afin d’être prête à répondre à l’invasion de légions vulgaires – jurant – puant l’alcol et le tabac de troupe barbare ». Et ceci encore de pas mal : que «c’est peut-être le calme de la nuit sur l’eau qui nous amène à réfléchir à notre condition », etc.

    Image : Philip Seelen

  • Les âmes errantes

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    La vraie poésie nous arrache à notre nouménal nounours Nous-même. La vraie poésie nous sort de ces gonds-là. La vraie poésie nous renvoie à ces mondes qui sont tous nos moi nombreux, pénombreux, d'un gris somptueux aux lagunes - d'un gris que je dis suprême en lisant ce matin C'est à dire de Franck Venaille. Il y a comme ça des poètes auxquels on revient de loin en loin comme à des maisons cachées aux fenêtres ouvertes sur des landes ou des baies ou des lacs ou des terrils. Or je reviens depuis tout le temps au Canzoniere d'Umberto Saba ou à quelques vers de Rilke ou de Verlaine ou d'Essenine ou de Dylan Thomas ou de William Cliff et les chambres de Cavafis s'entrouvrent dans la nuit des corps et la chambre de Pavese reste silencieuse après le coup de feu, et ça reste à dire tout ça - je lis donc:

    Alors que dehors les âmes errantes des enfants jamais nés

    Forment une longue file menée par ce vieil homme

    Aveugle qui,sans le savoir, vers le Maelström les entraîne

    Ô ces destins, ces gloires au

    Coeur perforé, que chaque femme

    Délaissée par l'amant lâche laisse geindre & peiner

    Les éloignant à jamais des rires, des élans

    De ces baisers qui eussent dû couronner leur tête

    Dehors ces âmes errantes des enfants jamais nés.


    Et je reste pensif en me rappelant cet enfant né tant de fois et qui jouera ce soir, encore, au billard avec d'autre anciens enfants...

    (En lisant C'est à dire de Franck Venaille, paru au Mercure de France en janvier 2012.)

  • Ceux qui se poilent

    PanopticonA35.jpgCelui qui voit toujours le comique des pires situations / Celle qui a l’impolitesse du désespoir / Ceux qui rient de tout sauf de ce qui est triste / Celui qui compatit sans lamento / Celle qui pense comme Pollyanna que tout pourrait être tellement pire que c’est à rendre joyce / Ceux que la faim dans le monde fait franchement marrant tellement c’est marrant n’est-ce pas, ah, ah / Celui qui met unpain sur la figure du faux mendiant qui magouille la vraie vieille / Celle qui trouve drôle l’unijambiste qui sifflote sur sa branche / Ceux qui tricotent le fil de fer barbelé et parfois se blessent aux doigts ça c pas gai /Celui qui fait les enterrements pour les buffets des familles élargies / Celle qui fait élargir le lit parental pour sa famille recomposée / Ceux qui trouvent rigolo d’avoir plusieurs mères et des mecs qui vont et viennent avec des Nokia et même des Blackberry selon leurs affaires / Celui qui annonce à ses papas gays qu’il est tombé raide amoureux d’une postière hétéro / Celle qui s’excuse d’êtrenormale et promet de faire de son mieux à l’avenir / Ceux qui se bidonnent tout au long de leur première nuit tellement c’est bidon /Celui qui constate que le Suisse moyen en camping est statistiquement aussi con que le Français ou le Danois mais faut pas généraliser / Celle qui se la joue Deschiens avec ses deux beaufs et leur pavillon à volets couleurs fantaisie / Ceux qui se succèdent à eux-même au poste de caissier du mingolf des Bleuets dont les avoirs viennent d’être dégelés par l’Administration communale / Celui qui se mort annoncée par la voyante belge réjouit vu qu’il a encore le temps d’épouser sa Canadienne et de se payer la Studebaker rose à bord de laquelle ils vont se crasher contre un séquoia en 2016 / Celle qui meurt de rire et pleure de joie en ressuscitant grâce à sa foi alleluia / Ceux qui ontmis lesrieurs de leur côté et de l’autre un peu de thune, etc.

    Image: Philip Seelen

  • L'Afrique des enfants perdus

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    Sur Bakoroman, documentaire burkinabé de Simplice Ganou consacré aux enfants de la rue.

    On les appelle « enfants de la rue », ce qu’ils n’apprécient pas forcément. « Comme si la rue était notre mère ! », s’exclame ainsi l’un des cinq « bakoroman » de ce docu burkinabé dénué de tout pathos apitoyé, où l’on rit plutôt en dépit de la dèche dans laquelle vivent ces garçons, et que magnifient aussi les belles images de Michel K. Zongo. La route est longue qui conduit de Koudougou à « Ouaga » où, disent-ils, la vie est plus facile quand on n’a rien. Or c’est sur cette route que nous suivons les cinq lascars se « poussant » à la colle sniffée et se partageant un poulet chapardé en chemin, avant de faire escale réparatrice à un puits, jusqu’aux abords de la grande ville surgie dans l’aube fantomatique. Au fil de leur marche, le réalisateur, Simplice Ganou, fait parler chacun en plan-fixe, détaillant chaque trajectoire sur fond de précarité générale et de rejets familiaux occasionnels. Ce qui frappe en effet est que tous ne sont pas forcément victimes. En tout cas ils ne posent pas aux malheureux, assumant leur choix de ne plus aller à l’école ou de ne plus retourner à la maison - parfois depuis leur prime enfance -, par goût de la liberté ou pour échapper à une vie trop contraignante. À les entendre, parlant souvent avec une sorte d’aplomb adulte plus ou moins comique, on a presque l’impression d’entendre des clochards parisiens ou des SDF revendiquant leur état… Tant par son filmage, de premier ordre, que par la vivacité de son dialogue et par son contenu latent (car il va de soi qu’on n’est pas là dans l’imagerie pittoresque ou complaisante), ce documentaire séduit enfin par la netteté de son observation, dont la tendresse nuance la dureté de fait.

    Simplice Ganou, image de Michel K. Zongo. Bakoroman. Burkina Faso /France, 2011.

  • L'Afrique aux déviants


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    À propos de Cameroun: sortir du nkuta, de Cécile Metzger, sur la répression des homos.

     

    Si la traque aux pédés qu’illustrait le mémorable Scènes de chasse en Bavière (1969) de Peter Fleischmann n’est plus (trop) de mise en Europe, l’homophobie est encore très vivace en de nombreux pays du monde, notamment musulmans, où les relations sexuelles entre personnes d’un même sexe vont jusqu’à être punies de mort. Ce n’est pas le cas au Cameroun, où l’homosexualité reste cependant un délit poursuivi en vertu d’une ordonnance de 1972 stipulant qu’elle peut valoir au coupable une peine de six mois à cinq ans de prison.  Or la nouvelle Constitution du Cameroun  de 1996, qui garantit les droits et la protection des minorités, entre en contradiction flagrante avec cette ordonnance. C’est en tout cas ce qu’affirme l’avocate Alice Nkom, qui a pris fait et cause pour les gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres et qu’on voit à l’œuvre dans le documentaire tourné par la Française Cécile Metzger entre 2006 et 2008 à Yaoundé, focalisant son observation sur le procès de neuf jeunes homme dont certains ont été arrêtés sur simple dénonciation…

    Africa22.jpgOn pense (un peu) au formidable Cleveland contre Wall Street de notre ami Jean-Stéphane Bron, docu-fiction consacré au scandale des subprimes américaines, en assistant à Cameroun : sortir du nkuta, hélas beaucoup moins rigoureux dans l’exposé des faits et surtout dans sa forme. Si la présence d’Alice, comme celle de l’indomptable avocate de Cleveland, est un fil conducteur solide, de même que celle de Lambert l’ex-détenu qui va militer pour ses semblables après sa libération, la réalisatrice passe beaucoup trop vite sur certains témoignages, qui démarrent très fort, et embrouille son propos avec l’intervention des inévitables « spécialistes » en socio-psychologie, qui n’éclairent pas grand-chose. Sans doute courageux, le film est immédiatement nourri par des déclarations homophobes virulentes, voire hilarantes (où il est notamment question de la contamination du pays par un certain docteur) et quelques situations vécues par des femmes et des hommes ont valeur de témoignage, mais pas mal de séquences flottent ou se perdent en bavardages « à la française », comme le discours sur dominants et dominés qui tombe à plat.

    Africa52.jpgPar ailleurs, la chose frise parfois l’amateurisme du point de vue de la réalisation, ce que les « bonnes intentions » ne suffisent certes pas à excuser. Une séquence filmée à la sauvette, au tribunal, de dessous un banc ou tout comme, acquiert cependant une sorte de valeur « héroïque » en captant hors-champ l’engueulade homérique de l’avocate Alice et du juge. À préciser enfin que l’expression « sortit du nkuta », littéralement sac aux secrets, équivaut en français à « sortir du placard » ou, en anglais dans le texte : à faire son coming out…

    Cécile Metzger. Cameroun: sortir du nkuta. France /Cameroun, 2009.


  • Ceux qui aiment le noir

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    Pour Maxou le Bantou, Fluri le Gritschun, Nétonon Noël le Tchadien lémanique et Bona le Kinboy britannique, mes amis négros...

     

    Celui qui se fait reprocher par son ami Blacky au falzar chamarré jaune et bleu de porter une chemise noire genre évangéliste ou Johnny Cash déprimé / Celle dont la peau d’ébène moire l’obscurité d’ocelles orangées / Ceux qui portent le deuil en blanc / Celui qui danse sur place en écoutant Sister Fa / Celle qu’accable le merdier africain mais qui trouve que la vie dans le bidonville de Kibera est plus vivante qu’à Zoug / Ceux qui estiment que la beauté des images et des cadrages d’un artiste à la Zongo valent bien un manifeste / Celui qui pense plus que jamais que la beauté sauvera le monde état entendu que les droits humains font partie de la beauté du monde / Celle qui défend les déviants en clamant à travers Douala que c’est le Régime qui dévie / Celui qui est prêt à tout sauf à la pirogue / Celle qui lit Le terroriste noir de Tienen Monénembo dans le métro de Lausanne où y a aussi pas mal de dealers pas clairs / Ceux qui dans le métro de Lausanne matent la probable Tutsi au port altier et au carillon de bijoux légers / Ceux qui ont milité pour l’Afrique en 67-77 et parlent aujourd’hui de « péché de jeunesse » avec leurs amis du tennis-club de Vidy où la tenue blanche est exigée / Celui qui n’est d’aucune autre secte que celle du cœur / Celle qui sort son portable en pleine brousse / Ceux qui prennent acte des communiqués de l’AFP (Asssociation des Femmes des Pâquis) et en tirent les conséquences conséquentes / Celui qui salive devant le poulet télévisé / Celle dont le fils a grimpé dans l’Administration par la voie de la promotion-canapé/ Ceux qui sont prêts à toutes les concessions sauf à tolérer du Kikuyu dans leur quartier /Celui qui affirme que c’est un Docteur français qui a inoculé de l’homosexualité aux sphères dirigeantes du pays et ensuite on voit ce qu’on voit avec l’effet cascade / Celle qui gagne sa vie avec son petit ami et perd la raison avec sa grande amie / Ceux qui ont arrangé le mariage de leur fils bachelor qui revient d’Italie où il finira son master après la cérémonie en Ethiopie /Celui qui lance la nouvelle ligne de fringues Township en sa qualité de designer attitré du bidonville / Celle qui traite les petits mendiants de Ouaga de « losers » / Ceux qui jurent que jamais au grand jamais ils ne feront de tourisme en Afrique mais que s’ils peuvent s’y rendre agréables ou utiles c’est demain  - armez la pirogue Nord-Sud, etc.


    Image: Le visage d'un enfant des rues de Kougoudou cadrée par Michel K. Zongo pour Bakoroman, superbe documentaire burkinabé de Semplice Gamou

  • L'Afrique aux liens

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    Sur Espoir Voyage, de Mickel K. Zongo, présenté au Festival Cinémas d'Afrique.

     

    Les traces d'un individu s'effacent plus vite en Afrique que sur le continent européen, affirme l'un des interlocuteurs du réalisateur burkinabé  Michel K. Zongo, mais la quête obstinée de celui-ci tend à prouver le contraire. Sa mèrt affirme d'ailleurs qu'un homme ne disparaît pas comme un animal. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que la mémoire orale collective est plus vivace en Afrique qu'en nos contrées, notamment du fait des liens de cousinages et de voisinage qui s'entretiennent de villes en villages.

    Pour en savoir plus sur son frère aîné Joanny, parti du Burkina Faso dix-huit ans plus tôt, comme beaucoup de jeunes gens en mal d'aventure et de travail - le voyage ayant pour ainsi dire valeur initiatique -, Michel s'embarque pour la Côte d'ivoire après avoir enregistré, avec sa caméra, un message de sa mère adressé à son cousin Augustin, parti lui aussi sans donner plus de nouvelles aux siens que Joanny. Or c'est par Augustin et diverses connaissances de celui-ci que, de proche en proche, Michel va se retrouver dans la cour du vieil homme qui a employé son frère aîné et en fait le plus bel éloge, suivi par son fils qui évoque la maladie dont il est mort brutalement. 

    Africa13.jpgCaméra au poing, avec la maîtrise parfaite d'un chef'op éprouvé, Michel K.Zongo tire de sa quête un bel hommage final à son frère aîné  propre à rassurer sa mère et les siens, et un documentaire nourri sur la migration intérieure fréquente en Afrique, les conditions de travail dans les plantations de café et de cacao, ou encore les difficultés, voire les frustrations  affectives ou économiques, dans les relations familiales, liées à des allers-retours parfois entourés de silence.

    Par delà l'intérêt documentaire d'Espoir voyage, on relèvera les qualités plastiques du tournage et la belle empathie humaine que le le réalisateur manifeste dans son rapport avec les autres.

     

    Michel K. Zongo. Espoir Voyage.  Burkina Faso / France, 2012.

  • L'Afrique au coeur

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    Première soirée d'hier en beauté, au 7e Festival Cinémas d'Afrique, à Lausanne, en dépit de quelques ondées sur l'écran Open Air de Montbenon. Avec la projection de La Pirogue du Sénégalais Moussa Touré, un très beau film plein d'humanité. Autant que, projeté ce soir, le long métrage d'un autre Sénégalais, Alain Gomis, intitulé Aujourd'hui et déjà vu à Locarno. 

     

    "Je n'ai jamais vu autant de monde sur l'Esplanade", s'est exclamé hier soir Alain Bottarelli, l'un des animateurs de Cinémas d'Afrique, avec son compère Boubacar Samb également présent. De fait, ce ne sont pas moins de 450 spectateurs qui s'étaient assis sur les gradins gazonnés de l'Esplanade en plein air de Montbenon, jouxtant la Cinémathèque suisse, pour assister à la projection de La Pirogue, après les préambules d'une démonstration de danse frottée de hip-hop, par une compagnie locale, et la présentation de l'action Cinomade, visant à la présentation de films de sensibilisation au Burkina Faso, à laquelle une collecte a permis d'offrir un nouveau bus.

    Rappelant le déclin du cinéma africain de ces dernières décennies "après un âge d'or certain", Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse, a souligné le regain de vitalité récent des cinématographies africaines, dont le festival offre un aperçu.

     

    Africa9.jpgLa Pirogue de l'espoir

    Dans la foulée, après un premier couac technique et une première ondée, le public a pu découvrir La Pirogue du Sénégalais Moussa Touré, qui a présenté lui-même son film. 

    Africa44.jpg"Nous autres,à Dakar, nous ne vivons pas seulement au bord de l'océan", a déclaré le réalisateur en substance: "Nous vivons dans l'océan - l'océan est notre horizon". Or il s'est trouvé, pendant quelques années, que tout horizon s'est bouché aux yeux de nombreux Sénégalais, jeunes particuièrement, qui ont choisi "la pirogue" pour atteindre des rivages moins désespérants. À la fin du film, l'on apprend que quelque 50.000 personnes de tous âges ont pris ainsi la mer, dont 5000 environ y ont perdu la vie.

    Africa5.jpgAdmirablement filmé (on se demande d'ailleurs comment, techniquement, certaines images si maîtrisées ont pu être tournées dans le tumulte des flots), La Piroguesaisit par sa beauté hiératique et comme épurée, sans rien d'esthétisant pour autant. Sans autres détails documentaires sur la situation socio-économique du moment, Moussa Touré focalise son regard sur une trentaine d'hommes et, montée à bord en clandestine, une femme qui provoquera, on s'en doute, diverses réactions, à commencer par la proposition de la balancer par-dessus bord.

    Africa19.jpgFiction ou document humain sublimé ? On ne se le demande pas, tant la densité et la force expressive de ce poème cinématographique transcende les genres. Du capitaine désigné, impressionnant de carrure et de dignité (Souleymane Seye Ndiaye), aux passagers de provenances, de religions et de langues  diverses (notamment un groupe de Peuls, qui font figure de personnes plus déplacées que les autres... ), les migrants de la pirogue acquièrent, au fil de la traversée, durant laquelle les morts se succéderont, le statut quasi symbolique d'un groupe humain en détresse au milieu de nulle part -et l'onpense à l'extraordinaire scène du naufrage de L'Homme qui rit de Victor Hugo, quand la prière collective s'élève soudain . De la même façon, à un moment donné, alors que tout semble voué à la perdition, les psalmodies d'un griot, entre autres chants traditionnels, surgissent de la nuit à vous fendre l'âme.

    Bref, c'est un beau film d'émotion non sentimentale, où les visages silencieux sont cadrés avec une profonde et respectueuse tendresse, que La Pirogue, dont le dénouement, avec retour forcé à la case départ pour certains survivants, scelle la douloureuse vérité sur fond de crise tous azimuts. À voir et revoir...   

     

    LocarnoGomis3.jpgMélancolie du dernier jour

    C'est une autre image de Dakar, loin de la mer et semblant parfois un dépotoir dévasté, qu'Alain Gomis donne dans Aujourd'hui, qu'il présentait récemment au Festival de Locarno. L'argument du film rappelle, en raccourci, celui de La Mort d'Ivan Illich de Léon Tolstoï, dont Akira Kurosawa a tiré le prodigieux Vivre. Plus précisément, il s'agit de la mort annoncé du protagoniste, qui va survenir ici le jour même et pas dans quelques semaines ou mois. Satché (le poète et musicien hip-hop Saul William) se réveille le matin, dans la maison de sa mère, en sachant (comme elle et tous ses parents et amis, voire toute la ville et le pays) que cet aujourd'hui est le dernier qu'il lui est donné à vivre. Accueilli la matin avec tous les égards affectueux de ses proches, le protagoniste, qui a passé quelques années aux USA avant de revenir au Sénégal pour la solennelle occasion (!),va traverser la ville en compagnie de son meilleur ami, qu'il quittera le soir pour retrouver sa femme (pas vraiment ravie par ce qui lui arrive) et ses enfants. D'une ancienne maîtresse probable à ses camarades de non moins probable militance politique, en passant par les rues et la cour d'un Hôtel de Ville où il arrive trop tard pour être fêté - épisode un peu surréaliste, voire fellinien, qui dit pas mal de choses sur l'état de l'Administration, sans un mot relevant du discours politique-, Satché s'arrête dans le jardin d'un beau grand oncle sage (interprété par un beau grand acteur décédé il y a peu de temps...) qui lui fait remarquer, comme il s'étonne de ce qui lui arrive, que c'est en somme une chance de savoir le jour de sa mort, qu'on peut vivre ainsi avec une intensité particulière... Et de lui montrer ensuite, comme Satché lui a demandé spécialement de laver son corps le lendemain, les gestes rituels avec lesquels il accomplira, avec la gravité requise, ces ultimes ablutions...    

    Dénué de toute emphase dramatique, Aujourd'hui touche à la poésie par la beauté de ses images, de ses cadrages souvent insolites mais jamais maniérés, autant que par sa bande sonore vaguement bluesy (comme dans Vivre de Kurosava, l'inoubliable mélopée du vieil homme sous la neige) et son enchaînement de plans très épurés rappelant ceux d'un Pedro Costa.

    Ceux qui réclament un cinéma engagé à proportion des problèmes de l'Afrique seront peut-être décontenancés par ce film, et je trouve cela très bien. Je trouve très bien qu'un sentiment humain à caractère universel, lié à la crainte de lamort et au besoin de justification qu'éprouve tout individu confronté aux échéance sultimes, se module ainsi avecélégance et naturel. La dernière étreinte de Satché et de sa femme apparaît comme une sorte d'effusion essentielle, par delà les corps, après une longue station sur deux chaises-longues où chacun semble perdu dans ses pensées entre les gosses qui vont et viennent et la lumière qui décline...    

     

    LocarnoGomis.jpgAlain Gomis. Aujourd'hui. Au Cinématographe de la Cinémathèque, ce 24 août à 21h, et le dimanche 26 août à11h. Un court métrage de Daouda Coulbaly, La Maison de la vérité, complète le programme. Il s'agit d'une approche de la tradition Bambara, ethnie principale du Mali, à travers le regard des ancêtres courroucés...   

  • Les frères rastaquouères

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    1925. Alexandre et Charles-Albert Cingria bigarrent la culture romande

    Les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria font figure d’oiseaux de Paradis dans la volière bien sage voire un peu grise de la culture romande de la première moitié du XXe siècle. « Il ne saurait y avoir d’autre pays que le Paradis », écrivait d’ailleurs Alexandre le peintre, dit le Magnifique, comme Charles-Albert l’écrivain, dit le Merveilleux, n’aura cessé de l’illustrer dans son œuvre.

    « Drôles d’oiseaux » aux yeux des conformistes, les deux frères à double origine dalmate, par leur père, et polonaise, par leur mère, assumaient princièrement leur état de « sangs mêlés, déclassés, rastaquouères ». Que ce soit dans la peinture et l’art verrier pour Alexandre l’aîné (1879-1945), ou dans la littérature pour Charles-Albert (1883-1953), ces deux grands tempéraments lyriques, également baroques et mystiques, ont marqué la vie littéraire, intellectuelle et artistique de notre pays tout en défrayant la chronique locale par des comportements hors norme, nourrissant de vraies  légendes – surtout le génial et terrible Charles-Albert.

    CINGRIALEX1.jpgEn 1925, c’est pourtant à Alexandre, le plus sage des deux frangins, qu’il arrive un premier « pépin ». L’incident se passe à Milan. Bousculé par des inconnus, insulté, arrêté par deux carabiniers, accusé de vol, interrogé et incarcéré à la prison San Vittore, l’artiste sera libéré après cinq jours de détention sur l’intervention d’un Conseiller d’Etat genevois, sans explications ni excuses. Commentaire de Charles-Albert qui va faire bientôt l’expérience des ergastules du Duce : « C’est un genre de police des Etats capitalistes occidentaux depuis 6, 8 ans »…    

    Cingria13.JPGComiquement taxé d’ « ambigu » » par son ami poète Max Jacob, connu lui-même pour son faible à l’égard des jeunes gens, Charles-Albert est arrêté en octobre 1926 sur la plage d’Ostie, en compagnie louche  de deux ragazzi di vita. Or la police « capitaliste » sévit derechef et Charles-Albert se retrouve incarcéré à la prison romaine de Regina Coeli. Un procès expéditif aboutit au verdit de neuf mois de réclusion. Charles-Albert invoque le procès politique. Son frère et ses amis se bougent. Max Jacob alerte Claudel qui alerte le quai d’Orsay. Mais  c’est  Gonzague de Reynold, giflé par Charles-Albert quelques années plus tôt pour des questions pseudo-idéologiques (en fait, Gonzague avait vexé le frère cadet en affirmant que seul l’aîné des frères était digne d’estime…) qui intervient auprès du ministre de la Justice fasciste, préconisant la libération du lascar sous condition d’un internement psychiatrique en Suisse.  Largement documentée par Pierre-Olivier Walzer dans Les prisons de Charles-Albert, l’affaire fera grand bruit dans le landerneau littéraire romand et vaudra à l’écrivain une réputation de « pédéraste » qu’il récusera toujours à grand cris. Le fait est que l’essentiel de sa vie sera désormais voué à la sublimation par l’écriture, hors de toute relation affective ou sexuelle suivie, avec l’alcool pour soutien. La légende « bohème » des deux frères fera florès. Mais leurs œuvres respectives volent à d’autres hauteurs.

    Cingrialex6.jpgEn 1925, Charles-Albert compose sa première chronique à la Nouvelle Revue Française, contre les Surréalistes. Refusée.  Mais  Jean Paulhan sera plus tard le défenseur le plus ardent du merveilleux prosateur. La même année, Alexandre la magnifique expose au Musée Rath de Genève, où son œuvre commence d’être appréciée. Ami de Strawinsky dès 1913, il a collaboré aux Cahiers vaudois autant que Charles-Albert, notamment avec La décadence de l’art sacré que Claudel encense. De la théorie polémique à une pratique novatrice, il deviendra le pilier du fameux groupe de Saint-Luc, cristallisant le renouveau de l’art verrier, en collaboration étroite avec l’architecte romontois Fernand Dumas. Choquant parfois le clergé local, Alexandre et le groupe de Saint-Luc auront le soutien de Mgr Besson et de l’Abbé Journet, autant que de Claudel et Maritain. Or le paradoxe est que ce Byzantin baroque jouera le rôle le plus éminent dans le renouveau de l’art sacré de nos régions. D’une façon analogue, nul n’a parlé de la capitale vaudoise avec plus d’originalité et de verve poétique que Charles-Albert dans ses Impressions d’un passant à Lausanne, ni déployé plus de pénétrante observations sur le génie d’un lieu que dans ses Musiques de Fribourg. « Rastaquouères » honorant le pays romand ? L’art fait parfois des miracles… 


    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 24 août 2012, à l'enseigne de la série consacrée aux 250 ans du journal. À chaqueannée a été consacrée la dernière page complète de celui-ci. Un livre en sortira en fin d'année.Cingria33.jpgCingrialex4.jpg

  • L'Afrique aux tripes

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    Viva Riva, du Congolais Djo Munga, est le film le plus attendu du 7e Festival Cinémas d'Afrique, à Lausanne. La vierge sensitive, la vieille dame candide  et l'enfant innocent ne devraient pas y être confrontés. Trés sombre et très violente histoire que celle de ce flambeur flambé...

     

    C’est un film à la fois superbe et terrible que Viva Riva, dont la force expressive des images n’a d’égale que l’efficacité descriptive des situations, à valeur implicite de critique frisant le cynisme. On pense au « bout de la nuit » de Céline, aux films américains les plus noirs (jusqu’à Abel Ferrara ou Tarantino, sans la dérision parodique)  en suivant les tribulations de Riva, revenant d’Angola à Kinshasa avec un camion de fuel aussi explosif qu’une bombe. Le chaos local est immédiatement perceptible à l’image . La violence des rapports humains, exacerbés par la convoitise, s’incarne dans  les malfrats rivaux qui vont donner la chasse à Riva. Celui-ci ne pense qu’à jouir de son fric, dont il croit qu’il lui donne un droit de cuissage immédiat sur la fascinante Nora. Celle-ci, dans une belle scène, le met en garde contre le pouvoir corrupteur de l’argent. Mais elle-même est corrompue, autant que la commandante trafiquant avec le diabolique homme en blanc qui fait massacrer le maléfique homme en rouge, avant que le prêtre – plus corrompu que tous – ne soit abattu à son tour. Au cœur de ces ténèbres flamboyantes, la sensualité torride des images n’exclut pas des éclaircies de tendresse, mais la machine infernale s’emballera au lieu de se cabrer devant les parents de Riva invoquant leur éducation de gens dignes et honnêtes, avec la même véhémence que la sœur de Riva vitupérant son jules pourri.

    Riva3.jpgUn petit marchand de capotes, seul enfant attaché aux pas de Riva, survit à la fin atroce de celui-ci - transformé en torche vivante -, donnant une touche d’espoir infime à ce tableau désespéré quand il repousse le sac de fric qu’il trouve dans le camion cramé et mime, comme dans un véhicule-jouet, le départ vers quelque ailleurs improbable.

    Superbes acteurs, narration vigoureuse mais sans effets factices. On ne « dénonce » pas mais on montre, et cela fait mal à l’humanité – très mal ! Mais l'humanité n'est-elle que cela ? 

     

    Djo Munga. Viva Riva. Cinémathèque suisse, Salle des fêtes, le samedi 25 août, à 14h. Et le dimanche 25 août, au Cinématographe, à 13h. Séances en présence de l'acteur principal, Patsha Bay.

    Cet article a paru ce matin en complément d'une page consacrée au cinéma congolas en voie de recomposition (?) dans le quotidien 24 Heures.

  • L'Afrique aux éclats

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    7e Festival Cinémas d'Afrique, à la Cinémathèque suisse. Lausanne, du 23 au 26 août.

     

    Ce jeudi 23 août s'ouvre à Lausanne, à l'initiative de l'Association Afrique Cinéma, et en collaboration avec la Cinémathèque suisse, le 7e Festival Cinémas d'Afrique consacré, notamment, à une nouvelle génération de réalisateurs africains.

    Jusqu'au 26 août, c'est l'occasion de voir une cinquantaine de films, fictions et docus, d'assister à des débats et au concert de Sister Fa, de découvrir les oeuvres du plasticien genevois d'origine sénégalaise Momar Seck, et de faire la fête.

    Le programme complet est disponible sur le site du festival: www.cinemasdafrique.ch 

     


    Afrique1.jpgÀ découvrir en ouverture
    La Pirogue de Moussa Touré. Esplanade de Montbenon, ce 23 août, à 21h. En présence du réalisateur. Les projections du soir en plein air, à la Salle des fêtes en cas de pluie, sont gratuites.

     

    Africa6.jpgLa Pirogue. Sénégal/France, fiction, 2012. 87'

     

    Présenté à Cannes dans la section Un certain regard, ce film de Moussa Touré évoque les tribulations d'une trentaine de migrants réunis sur une pirogue et naviguant d'un village de pêcheurs de la grande banlieue de Dakar jusqu'aux îles Canaries. Certains n'ont jamais vu la mer,ils ne se comprennent pas tous et ne savent pas ce qui les attend... 

  • Ceux qui sont surbookés


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    Celui qui passe son temps en rendez-vous même quand il rêve / Celle qui a tout le temps un phoner à donner / Ceux qui n’entendent pas Leonardo qui leur dit pourtant qu’il a l’intention d’en finir ce soir / Celui qui trouve la vie plus sensée depuis qu’il ne répond plus qu’aux appels au secours / Celle qui ouvre son cœur à de nouvelles prédilections / Ceux qui redécouvret la banalité magique de la vie alors que tous les voyants rouges clignotent alentour / Celui qui repousse l’étreinte de celle qui craint ceux qui s’en vont comme toujours / Celle qui se replie au milieu de ses chats et de leur odeur d'aigre pissat / Ceux qui font semblant de se déconnecter pour mieux exercer leur surveillance / Celui qui dit comme ça qu’il a des hontes / Celle qui te fait répéter tout haut ce que tu as dit tout bas à son répondeur / Ceux que l’exil rend plus libres de s’attacher / Celui qui n’a pas le temps de lire les doléances des inadaptés et d’autant moins qu’on est en Suisse où tout est sous contrôle oui ou non / Celle qui te rappelle que celui qui voit doit être semblable à la chose vue avant de la contempler / Ceux qui n’aiment pas qu’on les regarde pendant qu’ils dorment / Celui qui se sert d’un petit miroir pour lire l’avenir de la Banque dont il vient de retirer son compte courant et son neveu commis / Celle qui devine tout ce qui lui arriverait si elle fléchissait en tant que cheffe de projet à principes / Ceux qui vivent ce qu’ils ont rêvé sans y aspirer réellement / Celui qui est tenté d’échapper à sa destinée puis y renonce pour s’adonner au croquet avec quelque amie choisie / Celle qui a senti le démon la pénétrer alors qu’elle assistait à la réu du Groupe de Conscience / Ceux qui ont vu les enfants changer après l’Apparition survenue au moment de la sortie des bureaux / Celui qui a toujours affirmé que la nouvelle génération manquait de sens spirituel et découvre ce matin ses trois fils en état de lévitation dans le living-room / Celle qui inclut la turbo-méditation dans son organigramme de battante / Ceux que solidarise le fait d’avoir gagné au Tribolo cette année / Celui qui fait le même rêve que son voisin de dortoir et les mêmes fautes que sa voisine d’auditoire / Celle qui est un peu déçue par la mer réelle qu’elle découvre cinquante ans après l’avoir vue au Cinéac / Ceux que la vision des blanches communiantes alignées pour la photo fait rougir à l’excès / Celui qui cultive sa pureté comme un vice rare / Celle qui se flagelle avec des rubans de soie en espérant que le Seigneur le lui revaudra / Ceux qui trouvent les conférences d’autant plus longues que la vie est courte malgré les dénégations du Philosophe, etc.

    Image : Philip Seelen

  • En mémoire de Walter Bonatti

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    Souvenir d'une rencontre. Walter Bonatti (1930-2011) fait actuellement l'objet d'une exposition au (magnifique) Musée de Zermatt, et le Festival du film alpin, aux Diablerets, lui a rendu hommage en projetant ses films.


    Walter Bonatti représentait, à nos yeux de jeunes fous de montagne, le héros parfait comme on n’en voit plus aujourd’hui, et lui restait à part, solitaire comme il l’avait été dans ses plus grandes premières, et je l’avais maintenant en face de moi, plus court sur pattes que je ne me l’étais imaginé mais splendide en ses proportions, solide et net, inspirant aussitôt la confiance mais sans flatterie, aimable et bientôt fraternel quand je lui eus dit notre fascination pour la rectitude de ses itinéraires, aux Drus ou au Grand Capucin et à la face nord du Cervin, et la beauté de ses livres aussi.Bonatti7.jpg

    Deux heures durant ainsi, dans son bivouac milanais de deux petites pièces sis à je ne sais plus quel étage perché d’un vilain immeuble que son ami Buzzati aurait pu représenter dans ses Enfers du XXe siècle, nous avons parlé de notre passion commune mais aussi des terres lointaines qu’il écumait désormais en reporter indépendant.
    Bonatti9.jpgUne ombre cependant à passé sur son visage de vigoureux sexagénaire aux yeux d’un noir ardent, lorsque nous avons évoqué les attaques sordides dont il fut l’objet après l’expédition au K2, de la part de coéquipiers envieux. Or, trente ans après les faits, on sentait que cette vilenie lui avait laissé plus qu’une cicatrice: une rage tenace contre ceux qui ne jouent pas le jeu, et c’est ce qui le mobilisait encore dans ses reportages évoquant les beautés de la planète, mais aussi les déprédations de notre espèce.

    Bonatti8.jpgEn 1965, le grand Walter tirait sa révérence, au lendemain d’un ultime exploit solitaire en hivernale de la face nord du Cervin. “Je mettais ainsi fin à un alpinisme vécu pendant de nombreuses années à l’extrême marge des difficultés. En prenant congé de « mes » cimes, là-haut, je me garantissais avec cet adieu le souvenir le plus intense”, devait-il écrire plus tard dans son autobiographie. Désormais, il allait parcourir le monde en tant que reporter très soucieux des problèmes écologiques de notre chère planète, avec ce même esprit d’aventure et de liberté.

    Buzzati2.jpg“Dino était un génie”, me dit-il après que je lui eus raconté ma découverte du Désert des Tartares sur le parcours de la Haute Route, un jour que nous étions immobilisés par le blizzard. “Dino Buzzati cachait, sous son air un peu glacé de Monsieur toujours tiré à quatre épingles, le chaos de tous les vrais artistes sensibles, avec des histoires de femmes très compliquées, des révoltes de jeune homme et des rires d’enfant. J’aimais beaucoup ses silences, lorsque nous étions ensemble en montagne...” 

    sa concision. 

  • Mercenaire

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    … C géant, c vachement sexe, tu peux pas savoir, la guerre, c Méga Speed, surtout que maintenant t’a plus à choisir ton camp: c tout guérilla, t avec l’Agent qui douille le plus, t Tsahal ce soir et demain t Hamas si ça se trouve - t’as pas besoin de te prendre les couilles pour réfléchir Midi 14, toute façon c la Fête, d’un côté l’autre ça Xplose, toute façon c Top : on s’éclate…
    Image : Philip Seelen

  • La sœur de Nietzsche

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    …Ah mais qui vois-je venir par delà le muret, ma sœur, il me semble que c’est notre ami Sinbad qui revient du bazar, charmant charmeur qui sait vous charmer et vous masser, ma sœur, et comme à l’accoutumée il nous apporte nos berlingots et nos deux lapines vivantes qu’à notre tour nous allons charmer, masser un peu et mastiquer longtemps en philosophant…
    Image : Philip Seelen

  • Quentin sur orbite

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    C'est parti pour la rentrée de Quentin Mouron, interrogé par Le Nouvel Ob's à propos de son nouveau livre, Notre-Dame-de-la-Merci. On s'en réjouit !

     

    par Xavier Thomann

     

    En Suisse, il n’y a pas que des banques et des exilés fiscaux, il y a aussi de jeunes écrivains prometteurs. Quentin Mouron, phénomène littéraire de 23 ans, y publie son deuxième roman, le premier à paraître chez nous.

    «Notre-Dame-de-la-Merci» raconte sur l’espace de 24 heures les destins croisés de trois personnages singuliers. Odette, à la tête d’un petit trafic de coke, Daniel qui déneige les routes et Jean, un jeune homme prêt à tout pour quitter cette ville misérable du Québec. Pour observer et décrypter ces personnages médiocres, le narrateur est en embuscade, à la fois metteur en scène et spectateur de ce huis-clos dont l’ambiance  n’est pas sans rappeler celle du «Fargo» des frères Coen.

    Son premier roman, «Au point d’effusion des égoûts», publié l’année dernière en Suisse, avait rencontré un succès en librairie et reçu un accueil très favorable de la critique. L’auteur y racontait son voyage à Los Angeles et à Vegas, dans un style franc, à la fois drôle et mélancolique.

    BibliObs Comment fait-on pour devenir écrivain en Suisse ?

    Quentin Mouron Il faut composer avec un public qui ne dépasse pas en nombre la banlieue de Lyon. Ajoutez à cela les divergences entre régions, suffisamment fortes pour qu’un livre paru à Genève soit boudé à Lausanne. Il faut donc tirer rapidement son épingle du jeu, et puis dépasser les frontières. Il n’y a aucun avenir pour un écrivain se limitant à la Suisse – à moins d’écrire des chroniques champêtres ou des thrillers bancaires!

    Dans votre nouveau roman vous situez l’action dans un village un peu spécial, à croire qu’il n’existe pas…

    Pourtant, Notre-Dame-de-la-Merci existe bel et bien. C’est un bled paumé au fin fond du Québec, une sorte de no man’s land où règne une ambiance étrange. Quand on habite là-bas, on a l’impression d’être coupé du monde; c’est comme certains villages isolés en Europe, mais de manière plus accentuée. Il faut près de trois heures de route pour atteindre Montréal.

    Comment avez-vous connu cet endroit?

    J’ai habité à Notre-Dame une dizaine d’années de 3 à 10 ans. Je n’ai pas de souvenirs très précis, je me souviens seulement de son ambiance particulière. J’ai néanmoins des impressions assez fortes des années passées là-bas et c’est à partir de ces impressions que j’ai construit mon récit.

    La ville est certes étrange, mais les personnages le sont encore plus, entre la dealeuse de coke et le fils qui se moque pas mal du suicide de son père…

    Les personnages du roman sont inspirés de personnes que j’ai connues; mais encore une fois mes souvenirs étaient assez vagues donc j’ai dû en quelque sorte les reconstruire. Mais avant tout, j’ai voulu décrire le climat étrange, à la fois violent et pauvre, que j’ai connu là-bas. Je me souviens de trafics de toute sorte, de drogue notamment, des voisins qui se tiraient dessus, des gangs de motards qui sillonnaient la région, des guerres de gangs, des types qu’on retrouvait au matin une balle dans la tête; une petite ville agitée donc (rires), mais où, j’y tiens, vivaient aussi des retraités.

    Ce roman est très différent du premier où vous racontiez votre périple aux USA de façon très subjective…

    Je ne voulais pas être le spécialiste des USA, celui à qui on fait un clin d’œil quand on parle de Californie... C’est un peu le moule qu’ont voulu me forger certains journalistes, et qui ne me convenait pas. Je n’ai pas l’impression d’avoir été spécialement tendre avec les USA, pourtant on m’a vu parfois comme un nouvel adepte du rêve américain. J’ai donc voulu situer l’action ailleurs, explorer d’autres thématiques. J’ai exhumé mes souvenirs d’enfance, et plutôt que d’en faire un truc emmerdant, genre «ma jeunesse dans la cabane au Canada», j’ai écrit un récit à la troisième personne, un vrai roman, où je fais vivre des personnages dans le cadre du village où j’ai vécu toute mon enfance; en écrivant à la troisième personne j’ai mis de la distance entre moi et mes personnages, pour les laisser se développer tous seuls.

    Pourtant vous avez conservé des passages à la première  personne?

    J’au conçu les passages à la première personne comme des incises, des pauses dans le récit principal; c’est un procédé stylistique que j’aime bien dans les romans de manière générale. Cela me permet de préciser les personnages et de les resituer dans le récit. Et en tant que narrateur je peux ainsi me replacer par rapport au décor et au spectacle en train d’avoir lieu, prendre du recul par rapport à la tragédie qui se joue sous mes yeux. Dans les Démons, Dostoïevski a l’air de s’en foutre complètement que le narrateur prenne corps au bout de deux cents pages, qu’il ait tout d’un coup un nom, qu’il prenne part au roman.

    On pourrait s’attendre à ce que le roman soit plus long, l’histoire a beaucoup de potentialités…

    J’ai voulu que le récit reste court. Il y avait certes moyen de le développer, de le prolonger; c’était d’ailleurs le cas avec la première version, mais j’ai décidé d’enlever des passages, pour rendre le récit plus dense. Il me semble que cette densité permet d’accentuer la dimension tragique du livre, de conserver l’unité propre à la tragédie. J’avais aussi le désir en écrivant ce roman de faire quelque chose de sobre, presque expéditif. Maintenant, vous vous dites peut-être que je vous embrouille avec mes histoires de tragique et d’unité, et que je suis tout simplement flemmard, c’est une possibilité... (rires)

    Un nouveau projet?

    J’ai commencé il y a quelques semaines l’écriture de mon troisième roman. Ce sera quelque chose de nettement plus comique, une vraie comédie sur les réseaux sociaux. J’ai commencé par reconstituer des dialogues à partir de Facebook. Dans les jours à venir je vais «décortiquer» Twitter. J’écris toujours avec une certaine urgence. Je me suis même blessé – légèrement – quelquefois. Là, évidemment, c’est un peu plus reposant. Je ne fais pas le boulot tout seul, vous comprenez? J’ai dit à mes contacts facebook: «plus vous serez cons, plus mon livre avancera». Ils savent à quoi s’en tenir! Mais je dois aussi songer à mes études: je ne suis pas écrivain à plein temps!

     

    Propos recueillis par Xavier Thomann

     

    Notre-Dame-de-la-Merci, Quentin Mouron, Olivier Morattel Editeur, 120 p., 15 euros. En librairie le 16 août. 

  • Ours: merci de libérer les portes

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    Par Daniel Vuataz

     

    Sur le siège bleu et vert, entourée de vitres noires, brillantes, il y a cette fille, treize ou quatorze ans en habits dépareillés. Elle utilise son téléphone portable tactile comme un miroir – je pense qu’il doit y avoir une nouvelle application qui permet de se filmer et de se voir à l’écran en même temps (c’est donc un faux miroir qui produit une image qui n’est pas inversée… l’impression doit être dérangeante) – mais la fillette n’a pas l’air de s’en émouvoir : elle sort sa langue, un gros escargot rose et blanc, et la manipule entre son pouce et son index. Au centre de la chair de la langue, sur la tranchée médiane, il y a une petite boule argentée emballée de salive. La fille tire sur sa langue avec ses doigts et la tortille dans tous les sens, penchée sur son téléphone-miroir, pour observer les rougeurs. Selon comment elle tourne et tend le muscle, on voit apparaître le trou : la perce encore lisse et la barre fine de métal qui se finit, sous la langue, par une autre boule argentée. La fille, de toute évidence, ne parvient pas à s’observer l’infection comme elle le voudrait ; elle fait de grands efforts, la bouche ouverte, on peut entendre les bruits de ses doigts contre l’intérieur de ses joues et de son palais. Au bout d’un moment, la fille se tourne vers la vitre noire et essaie de s’en servir comme d’une glace, mais le métro s’arrête net car on arrive à Ours. La fille referme sa bouche devant les gens amassés sur le quai. Elle prend, dans un petit cornet de papier kraft posé entre ses jambes, une boisson sur laquelle un grand M jaune s’étale sur fond de carton blanc. Elle place la paille transparente lignée de rouge dans sa bouche. Ça fait un bruit de glaçons, de plastique serré. La fille grimace, pompe un peu du liquide, puis le garde dans ses joues, elle ne l’avale pas. Je crois que je suis le seul à avoir observé son petit manège de bout en bout, et par chance, à chaque fois qu’elle jète un coup d’œil à l’intérieur de la rame, j’ai le temps de regarder ailleurs – elle n’est pas très rapide. Je me demande depuis combien de temps elle se farcit cette infection sauvage. Sur sa boisson, il est écrit, en grosses lettres circulaires : Refresh yourself

    *** 

    Croisettes. Elles sont assises en face de moi, au visage un sourire de travers et des yeux se lançant des signaux qui veulent dire qu’elles sont les seules à savoir ce qu’il y a de si drôle. Elles pouffent dans des moufles et des mitaines bohème de grosse maille tricotée à la chaîne dans des usines allemandes. L’une est brune avec sur les cheveux un bonnet très étudié. Elle a un sac en toiles de camion. L’autre, brune à cheveux très courts, porte au nez une de ces paires de lunettes à gosses montures brunâtres et verres flous grossissants, comme on n’en voyait plus que dans les séries américaines des années nonante, mais que, depuis quelques temps, avec un peu de retard sur New York, Berlin ou Zurich, on retrouve chez toutes les citadines branchées, même celles qui n’en ont pas vraiment besoin : « Bonjour monsieur mon opticien, auriez-vous encore de ces grosses binocles ridicules que porte ma tante sur ce polaroïd, s’il vous-plaît ? » Les deux étudiantes se passent une barre diététique au fromage et au sésame, s’échangent leur chewing-gum, ne se quittent pas des yeux. A Bessières, là où il y a le plus de monde pour les voir, elles se mettent à s’embrasser, attentivement, à petits coups de langues, de dents, de lunettes qui se touchent dans un bruit de plastique. Aucune des deux ne descend à la gare, et le métro, comme une rame sur deux à cette heure, repart dans l’autre sens.

     ***

    Il est jeune, je dirais l’âge de recevoir un diplôme, en manteau gris, écharpe et béret à pattes de poules. Les vraies pattes de poules, petites comme on n’en voit quasiment plus. Il lit l’Alcibiade de Platon dans une édition salie, désossée, et son signet est un flyers pour un concert de black metal. Ça ne m’étonne pas – ni personne dans la rame : ce métro vient de l’Université.

     

    ***

    Heinz Holliger : c’est donc une partition pour flûte traversière qu’il consulte dans le métro. Il a un pantalon à discrets carreaux beiges, trop courts quand il s’assied, un pull polaire retroussé aux coudes, des petites lunettes ovales et un duvet sur les joues et les tempes. Il tient serré contre lui son étui de cuir brillant. J’imagine l’instrument, cassé en deux, posé sur du velours bleu ou bordeaux ou vert-roi. Ses doigts tapotent la partition pendant qu’il regarde gravement les six dièses à l’armure. Dans la poche de sa polaire, un déodorant neuf.

     

    ***

     

    Je croise B. dans l’escalier glissant. Il monte et moi je descends. Au moment de choisir un côté pour croiser, il lève les yeux, son sandwich dans la bouche, et me remet. B. porte un sweat-shirt de football américain sur un training ample brodé d’un 77. Une médaille octogonale bouge à son cou. Il m’explique en me serrant la main la gauche – il ne lâche pas son sandwich – qu’ils viennent d’être sacrés champions romands et qu’ils sont venus fêté ça ici : il y a ce grand type brun-roux qui le rejoint, me salue de la tête. Il a la même médaille que B., mais la sienne dépasse de son polo blanc (je le reconnaît : c’est l’ex de cette fille à qui j’écrivais, à 11 ans, des lettres auxquelles elle répondait d’une façon que je ne pouvais pas comprendre, on se signait de petites phrases en allemand, je ne lui ai jamais reparlé). B et le type costaud gravissent quelques marches, continuent à me parler, je leur dis que David s’est coupé les cheveux à Atlanta, ils me disent qu’ils l’ont vu en photo, que c’est fou, que ça le rajeunit, on se sépare en riant très artificiellement. Je sors une thune et me dirige vers la brune au comptoir. Elle a une queue de cheval qui sort de l’arrière de sa casquette. Priscille – c’est écrit sur son badge – me demande si je veux un sachet, je fais oui, elle me tend le paquet brun et chaud. Je sors dans l’air froid. A la gare, B. et son gros ami sont sur le quai d’en face, pour la direction opposée. Ils enfilent leurs sandwichs et leurs frites et boivent à grosses gorgées en se parlant, assis sur un banc en métal noir, et c’est obscène parce qu’ils se trouvent – sans le savoir – devant une affiche de format mondial montrant une petite fille squelettique à côté d’un numéro de compte postal. On se salue de la tête. Je me retourne pour voir mon affiche, conscient du danger . Il y a aussi une petite fille. Mais blonde, celle-ci, et bien joufflue devant sa meule d’emmental.

    Vuataz7.jpg(Ce texte de Daniel Vuataz, 25 ans, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrée à la relève littéraire en Suisse romande)  

  • En lettres bleues et or

     CINGRIA5 (kuffer v1).jpg

    Où il est question d’un premier échange d’impressions. D’une écriture qui déteint. Comment les mots s’appellent, se relancent et fusent. Du fauteuil d’Oblomov en forêt.

     

    Quelques feuillets à l’encre bleue ont marqué le début de cet échange. Daniel Vuataz, de passage à La Désirade pour m’y rapporter de précieux documents qu’il m’avait empruntés en vue de la préparation d’une livraison spéciale du journal littéraire Le Persil toute consacrée à la célébration de Charles-Albert Cingria, me les avait remis à l’instant de m’emprunter encore une relique rarissime représentant, au crayon rouge sur le morceau déchiré d’une nappe de papier de café populaire, le puissant et touchant profil de Charles-Albert en 1946.

           Ces feuillets bleus s’intitulent Impressions d’un civiliste à Lausanne et constituent le fragmentaire journal d’un lecteur découvrant l’écriture de Cingria et commençant d’en écrire. Or, un passage, daté de mars 2011, m’a tellement saisi  que je l’ai recopié tout aussitôt. Ces ellipses étonnantes d’un poète de 24 ans me touchent d’autant plus que j’ai découvert Charles-Albert au même âge, qui m’a guéri de tout un langage terni d’idéologie d’époque contre lequel j’avais alors recopié la sentence désormais célèbre : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec d es ouvertures sur l’infini ». 

    D’une volée ultérieure moins marquée par les pensées collectives, ou d’un tempérament simplement indépendant, Daniel Vuataz a bénéficié d’une  opportunité bien singulière pour accéder à l’œuvre qu’il ignorait jusque-là de Cingria, sous l’égide d’une institution récente assez épatante, à l’enseigne du Service Civil permettant, sous forme de travaux d’intérêt public (en l’occurrence la préparation des Oeuvres complètes de Charles-Albert !)  à l’objecteur de remplacer ainsi son temps obligatoire de  service armé. Or cet aspect aussi, de la personnalité du jeune poète, m’a touché en cela qu’à l’âge de quatorze ans j’ai commis un premier article consacré à la vie et aux menées du pacifiste Lecoin, avant d’aggraver mon cas en adhérant pleinement aux positions du fameux Jean Barois de Roger Martin du Gard -  tout cela me revenant cet après-midi même en transportant, à l’aide du fringant Daniel, l’énorme fauteuil vert que je dédie aux mânes de l’immortel Oblomov, transporté jusqu’à notre isba à travers la forêt…   

    Cingria7.JPGMais  voici ce que notre civiliste écrivait en lettres bleues ce jour-là : «Mars.  Je crois que ça déteint sur moi. J’y pense régulièrement, je me mets à les voir, moi aussi : les couleurs qui se délavent, sauf le noir et le vrai blanc qui ne sont que mirages, et le bleu de l’encre qui est une sensation scolaire. J’y pense par moments, aux petits os qu’on a sous les épaules et qui tiennent les muscles. Aux arbres contre lesquels a haleté le Christ, à l’abri d’une colline. Aux infusoires qui ne vivent que le temps d’un laghu matra. Aux animaux morts dans l’Arche et qu’on ne connaîtra plus. Aux échographies qui nous font oublier le ventre si proche et projettent des images mentales. Aux graines universelles coffrées dans le béton en terre de Béring. À l’achat de toute l’Alaska pour une poignée de dollars. Aux îles Diomèdes depuis lesquelles, pour autant qu’on possède un balcon, la Sibérie s’offre au regard. A Pavuvu et à l’enfer des rats. A la paonne qui crie le nom d’un pape ancien et prophétique juste sous mes fenêtres d’enfance. Aux gens qui nous sourient et qu’on laisse derrière nous, parce que c’est impossible, on ne peut pas faire autrement, on n’aurait pas le temps, on n’aurait pas le courage. Même si on le voulait. Même si on leur courrait après, ils auraient disparu. Il reste alors les livres, gros, remplis de pages terribles et de couleuvres dans les flaques. On y pense en marchant, puis les couleurs se fanent. On y pense comme des reptiles. Roulés en bandes sur des murets, seuls au soleil qui est une étoile lointaine ».

    La qualité de frappe de ces images, la verve tonique de cette écriture aux ellipses lyriques me rappelant bel et bien Charles-Albert, déteignant ici pour le meilleur, mais aussi le Morand de Rien que la terre ou Talent d’Audiberti, m’ont donc donné l’envie d’amorcer un dialogue d’un côté à l’autre du val suspendu où nous habitons tous deux, lui au flanc des Pléiades et nous autres à hauteur de Sonloup, et le même soir un début de pacte était conclu.

    Entretemps j’avais abordé le dernier roman de Pascal Quignard, au titre (Les solidarités mystérieuses) qui trouve lui aussi un immédiat écho en moi, et j’ai souri en lisant ces quelques lignes évoquant un autre souvenir d’enfance d’une femme revenant sur ses pas : «Elle fabriquait des nids pour les merles tombés et leur préparait des dînettes de mie de pain et de lait dans l’espoir qu’il survivent »…  

     

    Prix2005.jpgDe JLK à Daniel Vuataz, ce vendredi 30 septembre 2011.

    Dear Blue Youngster, 

    Cette paonne qui crie un nom de pape ancien sous tes fenêtres d’enfance m’a rappelé son mâle de deux générations antérieures, dans notre quartier des hauts de Lausanne où le chatoyant volatile, opposant sa roue à la morosité des dimanches, y allait de son « Léooon ! » lancinant - et combien de paons ont déchiré l’air des bois de Sauvabelin en nos enfances de sauvageons. Pourtant c’est d’un autre oiseau de la même engeance que j’aimerais te dire deux mots ce matin, qui eût enchanté Charles-Albert par son exquise, atroce présence.

     C’est du paon mité de Massa Marittima que je te parle, en son vaste enclos à ciel ouvert du parc animalier des éclopés de toutes espèces, dont il est en somme le fleuron et le sourcilleux surveillant. 

    Il y a là-bas tous les rescapés de la route violente et des déroutes forestières, les renards happés mais en résilience et les lièvres rescapés de la chevrotine, les daims heurtés en vol par des Alfas et les hulottes chues des palmiers sous le jet de pierre des gredins imberbes, tout un peuple de gueules cassées et de membres fracassés que d’invisibles compatissants ont ramenés en ces lieux pour y être soignés ; et partout cela criaille et roucoule, de partout en liberté cela va et vient, force lapins et couleuvres recrachées, et là-dedans tout au milieu, seul comme dans un orbe sacré, bougeant peu et se déployant de loin en loin : ce paon fripé et décavé vociférant son nom de pape ancien.

    Le paon de toute éternité se fait un peu snober dans le monde trop clinquant d’aujourd’hui où tout un chacun fait la roue, mais le paon de Massa Marittima ne mourra pas, pas plus que le paon de l’Arche que tu dis, dans le souvenir de nos enfances : sa façon de se tenir sur une patte en nous toisant de son œil à moitié borgne relève de cette exquise atrocité qui résume, tu as relevé cela aussi, notre façon même d’être au monde.

    Ramuz psalmodiait sur  son sillon : « Laissez venir l’immensité des choses », et Charles-Albert lui répond non moins crânement : « Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…    

     

    Vuataz19.jpgDaniel Vuataz à JLK

    Chemin du Calvaire, Lausanne, ce dimanche 9 octobre 2011.

    Cher Oldie Goldie,

    Ces chants léonins de ta lointaine Massa Marittima et ceux que j’entendais résonner derrière le thuya bleu de mon enfance – c’est fou comme parler « de mon enfance » sonne creux, quand on sait qu’il m’est toujours impossible de m’offrir un paquet de Parisiennes ou une Petite Arvine sans devoir ressortir mon terrible catogan (coupé un nouvel an par une jeune fille bien inspirée) sur du plastique rayé technologique –, les plaintes, donc, de nos deux paons épiscopaux me font penser, au hasard d’un soir, qu’à l’instar de tous les autres zoziaux frôlant des pives dans les forêts du Val ou se coulant dans des trous aux Antipodes (ils ont alors des noms de fruits vert clair), les nôtres ont dû grimper un jour, en file proto-indienne et dans une colère psittacique (fientant sur les rambardes de cèdre et donnant du bec dans les yeux des onyx), sous les coups de palmes, et de prières physiques d’un vieux barbu, dans cette Arche-ménagerie. Ça me fascine, cette histoire de bestioles pressées dans un navire mastoc, à deux exemplaires par espèce d’espèce (n’y avait-il vraiment que deux chiens ? et lesquels, alors, des houret ?), sauf pour les êtres humains se sont payé le luxe reproductif d’être une bonne douzaine… La bande de joyeux élus – mais le vin, à quelque jours près, n’existait pas encore – devait être rompue aux soins animaux : imagine, cher vieux, si l’un des deux seuls chevaux de toute l’humanité, chats, chèvres, chameaux, zébu, bouc, alpaga, bison, lièvre ou pire : chiens ! n’avait pas passé le cap des quarante jours de mer…

    Arche.jpgOui, si les deux chien de l’Arche étaient morts sur le sel du ponton (ou juste après, lors de l’orgie mystique qu’à dû être ce lâcher de grands carnassiers sur un sommet de montagne), et si nos beaux oiseaux n’avaient pas mieux tenu dans les hautes poutres du bâtiment, Hervé Bazin n’aurait pas pu écrire ceci : « Le maître s’est assis sur le bord du perron ; il émet une sorte de sifflement, sur trois notes : exactement il froue comme l’oiseleur le fait à la pipée. Le houret, qui n’a rien du bichon à sa mémère et que j’imagine trop fier pour quêter de la caresse, s’approche et d’abord réticent se laisse finalement lisser la tête, d’avant en arrière par une main qui insiste, qui utilise l’index pour gratter la ligne médiane. » Avoue-le, ç’aurait été dommage de nous priver d’une chose pareille.

    Mais tu te le demandes probablement : oui, je me suis mis à Bazin comme on tombe sur un os. A tout hasard. La « faute » à cette table de bois, au fond de l’éternel couloir de mon immeuble, postée à gauche avant la sortie pour la passerelle de ciment enjambant lue vallon que Cingria remontait en digressant – et que remplace maintenant le ballet des camions à poubelles dès sept heure du matin au-dessous des falaises gorgées d’eau noire et d’étudiants.

    Panopticon7523.jpgOn trouve sur cette table – affreux motif de formica – à tout moment de la journée, selon l’humeur, la mode, la saison, la chance, peut-être le destin, une multitude d’objets : cendriers, valises, sandales, ferrailles, peluches, arbres à chat, cuvettes, passoires, plumeaux, beauty case, requins, lampadaires, sécateurs, bouquins, ventouses, bottins, vrilles, cirage, conserves, laissés ici sur le vieux meuble (lui même probablement abandonné en tout premier, et depuis jamais délogé : je sais qu’il y meurt un bupreste) ; j’y ai moi même laissé un couteau de cuisine – non sans une petite scrupule, le soir au retour, voyant que la lame n’y était plus –, une casserole démanchée et quelques dictionnaires. En échange j’ai puisé dans un gros stock de bigaros, hérité d’un ventilateur et, dernièrement, de cette Eglise verte de Bazin.

    Widoff29.JPGCe pourrait être l’Arche, finalement, avec un titre pareil : notre sanctuaire écolo avant l’heure. Ou mieux : la première grotte sylvestre, au creux d’un long vallon vidé d’animaux – sauf pour ce qui est des rorquals, mais à présent il n’y en a plus – où Noé inventa le vin et prit la première cuite de l’humanité. On le comprend un peu : tu t’imagines, toi, remonter à l’isba sans entendre les rouges-queues, les mésanges, les épeiches, les sittelles, les rousserolles, les loriots, les fauvettes, les glaucopes, les verdins, les piquebaies, les échelets, les mérions, tout ce petit peuple frouer ?

  • En lettres bleues et or (2)

     

    Notes19.jpg

    De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid.

     

    Colonata, foyer d’anarchie, ce 23 octobre 2011

     

    Caro fanciullo,

    On est ici sous les falaises de marbre, mais au-dessus des guérites mythiques où s’activaient les foudres d’anarchie que furent les Spartani, tailleurs plus ou moins outlaws des pierres perdue de l’Exploitation du marbre et de ses carriers en butte à tous les dangers. Je t’ai envoyé un SMS du val magique où s’active encore l’un d’eux, le titanesque Mario del Sarto, taillant et meulant  (mais pas au sens des enfants de notre pays qui meulent) au milieu de ses créatures sculptées dont il m’a raconté un peu plus de la genèse.

    Dans mon SMS, je t’ai dit que j’avais pris ton poème, lu la veille au soir dans une trattoria surplombant la mer, pour celui de quelque Américain que tu avais recopié, ou de quelque beatnik nordique, ou d’un épigone de Whitman ou de Whitman lui-même traduit par un rocker lettré, et puis j’ai compris que ces mots sortaient de ton gosier de drôle d’oiseau  préalpin et leur délire m’a bluffé jusque dans ses acrobaties nonsensiques, tu m’as fait vaciller là-bas au bord de l’écume de la Bleue comme, en miniature taguée n’est-ce pas, sur des fragments  de roche verbale arrachés à telle rhapsodie de  Cendrars  ou telle glossolalie Charles-Albert avec ta papatte à toi.

    C’est un drôle de machin sidéral bleu à stries d’argentique que cette Prière polaroïd, elle dit un appel qu’on n’entend plus  tellement par les temps qui courent, la déferlante est à la fois verticale et tournoie sur les horizons  comme par une sorte de gyroscopie géographique, et ça ça me plaît que tu investisses le géographique « plus haut / et plus loin d’ivresse / sur ce globe bouleversé /patinant sur son axe »,  j’aime ce tournis de points de vue qui varie les focales comme cela se passe désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans l’oculaire panoptique « si tu regardes / dans la grande loupe à gaz / où la buée fait ses fusées mécaniques », tu remues toute une brocante lyrique qui fait parfois pas mal recyclage surréaliste, mais j’aime assez tes vallées « à poulains angoras ruminant de l’osier » et toi « demandant le phoque / échangeant l’émail / et recevant / l’asile et le thé / le long des voies ferrées », il y a là les images d’une dramaturgie voyageuse relancée, un coup de rein d’épopée de grand air, une pulsation d’envies à répétition, et ça y va, ça roule, ça coule, les vocables sont des gemmes que tu fais tourner dans les éclairages astraux : « Je vois les étagères de cette ancienne bibliothèque / quand les géodes diamantaires  les lapis-lazulis posés réfractés lourds / pressaient sur les actographies / des fonds océaniques / leurs mobiles perpétuels lapins / en manuels traduits de dialectes ouraliens / alors l e temps faisait encore partie du jour »…

    Et le barde te fait écho : « En route pour plus que l’Inde / ô secret de la terre et du ciel ! »

    °°°

    Entretemps j’avais reçu Bazin dont tu me parlais, j’veux dire : Vipère au poing réédité en Cahiers rouges, mon  premier choc de lecteur de quinze ans et des poussières, ce roman de la révolte absolue d’une jeunesse humiliée à l’intimité blessée à mort par la vilenie pseudo-familiale, antisociale et cléricale concentrée en une pile de haine au nom de Folcoche. Nous qui sommes de la saine tribu des tendres, d’après les famines et les guerres, nous  aurons eu besoin de cet acide dont la meilleure littérature nous dose les transfusions vitales, et l’ado enragé de Bazin, le réfractaire Jean Barois de Martin du Gard, Moravagine le fou à lier de Cendrars, Zorba le maître à vivre auront été ces foudres de grande camaraderie que chantent jusqu’à nous les Whitman et les Ginsberg ou William Cliff  l’errant belge au lyrisme de voyou de la ville-monde qui  nous lance dans la foulée «les gens fument les gens absorbent du café/les gens boivent les gens mangent beaucoup de viande/ils mangent la chair des bêtes qu’ils ont tuées », et c’est parti pour un tour de manège dans la vie de tous les jours, avec au ciel les oiseaux qui chantent  « à gorge triomphante l’Existence Immense… »

    °°°

    IMG_1779.JPGJe te raconterai une autre fois, sous les falaises de marbre, ma visite à Mario del Sarto, le géant au coeur d’enfant, dont la frise de personnages qu’il sculpte dans son val suspendu raconte l’humanité. Lui aussi a son Arche là-bas, tout en bas de Colonata, sa cabane au Canada, son isba au fronton de laquelle il a écrit en lettres bleu ciel : Lavorando mi riposo – je me repose en travaillant.

    Il y a là toute une Italie populaire, qui te récite des Canti de Dante par cœur et qui se fout du Cavaliere. Mario del Sarto se réclame des Primitifs, son Arche est celle d’une espèce de vieux sage des dimanches prolétaires dont les sentences, en polychromie, émaillent tous les rochers des alentours, entre bestiaire et figures de toutes espèces – je te les envoie par MMS… 

     
     
     Vuataz3.jpgDe Daniel Vuataz à JLK, dit le Papillon.

     

    Lally, le 21 novembre 2011.


    Dear Old Buddy,

    C’est un peu la Laponie de mon côté de la Vallée, et le soleil, à 15 heures tapantes, passe déjà derrière les mélèzes bleus et les sapins de Douglas. D’ici je te vois presque : je vois la Dent de Jaman crochée dans ses Rochers de Naye, la route du Vallon qui file sèche entre les pentes gelées et les grosses taches de soleil, jusqu’aux côtes pelées du Molard et même plus loin, la Dent de Lys où mon frère part parfois glisser sur des pierres trempées de myrtilles. Ton côté de la vallée est sépia, il y a de petites nappes troubles à hauteur du chemin de fer, et je t’imagine dans ta piaule, ou peut-être à l’isba, à repeindre une fenêtre alors que ton double se repose une minute sur sa bêche en considérant le fond du lac et le chemin creusé depuis la dernière clope. Ou plus probablement dans ta petite pièce, à l’étage, où dorment les Œuvres complètes d’un dandy sur papier rugueux, et puis sèchent des couleurs, des toiles, des bouts de carton dans la ventilation de ton ordinateur. Ta fenêtre sur le monde. Peut-être que tu relis les vers d’une Prière en développement instantané, ou que tu es passé à autre chose. Tu passes toujours à autre chose. Je sais qu’il y a sous tes fesses une pile de gros coussins plats, et dans tes mains un vieux renversé du matin.

     

    Oiseau.JPGC’est pas trop tôt : depuis hier la maison de mes parents, d’où je t’écris, est enfin décemment connectée. Deux types à casquette de base-ball et accent d’un Sud quelconque sont venus serrer la main de ma mère et poser une petite boîte noire contre notre charpente sud, au-dessus de ce jeune viorne aubier que mon père a planté à la Saint-Michel, avant les premiers gels, à égale distance de la haie morte et de la véranda. Cette véranda où je bois du Jotterand, et d’où je te devine – à moins que tu ne sois sur quelque route en lacets dégourdis, des bouquins plein le siège du mort, une bonne demi-douzaine de flics au cul. Ici on est enfin reliés, comme tout bon bouquin, et c’est grâce à une technologie nouvelle, un truc de relais, d’onde à fréquence élevées : l’antenne qui nous alimente se trouve au sommet des deux petites maisons à toits très pentus – je pense à ces maquettes rouges de Finlande – quelques centaines de mètres au-dessus de chez toi, de ton côté du vallon. La liaison est donc physique, et c’est pas pour me déplaire ! Quand il neige, il paraît que ça passe encore mieux. On verra bien. Si tu veux me couper de tout, tu sais ce qu’il te reste à faire : enfiler tes moonboots et t’en aller déguiller la belle installation, sur le toit des voisins. Au pire, il me restera Whitman, Tolkien ou Lagerkvist pour me passer le temps. Et ça me fera écrire, peut-être, qui sait. Le monde explose partout.

    Ce matin je me suis pété la gueule pour la première fois de l’hiver sur la route des Pléiades. Une sale petite couche de givre et c’est parti d’un coup sur le flanc droit. Le genou a ramassé, le droit, comme à chaque fois. C’est une sorte d’avertissement. Le plus drôle c’est que, dans ce vallon pratiquement dépeuplé, j’ai réussi à me vautrer devant trois braves témoins, tous là, les bras croisés à siroter l’instant, comme s’ils savaient que ça allait arriver, ici et maintenant : un prof de maths à rouflaquettes a d’abord sauté de son balcon pour m’aider à relever le scooter, aussi vite qu’il s’est empressé de repartir sucrer son thé ; puis c’est un vieux dans sa Volvo embuée, qui m’a fait répéter que je n’avais rien de cassé, qu’il fallait pas chialer, avant de contourner ma tache d’huile en se mordant la langue ; la troisième, une drôle de célibataire sans chien, n’a rien trouvé de mieux que de frouer et se foutre de ma gueule, elle qui en avait déjà vu deux ou trois comme moi, ce même matin, se viander en deux roues contre son pâturage. Elle a dû probablement voir mon frère : plus personne d’autre ne prend de scooter après la Toussaint sur ces routes de givrés.

    Le genou bleu a du bon : je suis obligé de rester tranquille et du coup, je bûche dans ma véranda. Je pense faire des albums, ou couper du bristol pour recouvrir un mur. Ou prendre des photos, et laisser les pellicules cramer au soleil de novembre. Il y a quatre jours, j’ai développé ma première image argentique, chez un vieux qui me donne des cours particuliers. Il s’appelle comme ce peintre et graveur que tu connais et que tu aimes, mais quand je lui ai demandé s’il était de la famille, il m’a seulement raconté un truc sur l’ambassade chrétienne du Laos. Il ne répond que par histoires interposées, par anecdotes de dingo, et j’ai pas encore réussi à savoir s’il se foutait de moi ou pas. C’est un type à training et petite moustache blanche qui a visité tous les pays du monde avec sa femme et ses vieux Leica – il me les a fait soupeser, comme des très gros bolets, ou des grenades lourdes dégoupillées. Chimiste de formation, mais il préfère prendre la route. Il loue un petit studio crade près de l’Armée du salut, qu’il n’utilise que comme laboratoire, et peut-être garçonnière. Je le soupçonne d’y passer ses journées d’hiver, derrière les rideaux de plomb à motifs de Cuba, à développer ses chromes en écoutant Mahler. Cela dit, la matinée passée avec lui a été épatante – un mot qui est à Cendrars – dans le noir étrange des ampoules ténues, à lui raconter mon Monténégro alors qu’il me parlait de son Beyrouth, à lui causer de nos Danemark alors qu’il évoquait tous ses Nicaragua et me filait au compte-goutte les ficelles du métier. Et dans les sels d’argent, le vinaigre et le carton massicoté, c’est toi que j’ai fait apparaître. Tu le croiras ou non, mais mon premier miracle, celui dont on se souvient toute sa vie – me dit Aeschlimann en se grattant le pif – parce que c’est quand-même quelque chose de magique, ce papier trempé dans une bassine de plastique qui se met à foncer, à noircir par endroits, à prendre du sens, du volume, du chien – eh bien ce premier miracle, c’est une image de toi : oui, toi, tes yeux d’abord qui se sont ouverts dans l’eau claire, sous l’horloge à bosons. Toi et ta gueule dans le vent, Old boy, sur ton balcon, les poings fichés au bois noir de la balustrade, prêt à en découdre.

    JLKBoxeur.JPGIl faudrait que je te la scanne, cette photo, et que je te l’envoie un de ces jours. Elle m’inspire. Le truc drôle avec la photo : tu en prends quinze avec ton téléphone, et tu veux l’imprimer sur papier couché ; et quand elles proviennent d’une bonne vieille pellicule, tu s’empresses de la scanner pour la balancer d’un seul clique dans ce Multimonde dont tu me parles et qui ne s’arrête plus aux portes ouvertes de la maison de mes parents… J’ai montré le miracle à un écrivain de Prilly, colleur d’affiches et brûleur de chameaux. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Que t’avais l’air d’un boxeur. Je l’ai jamais vu rire autant, il avait les lèvres complètement retroussées

     

    Paint133.jpgC’est tout pour aujourd’hui : demain je file en Wagon-Lit pour Budapest et plus loin la drôle de Roumanie. J’espère pouvoir y trouver une parabole, une antenne, un émetteur, une ligne de fibre optique, n’importe quoi qui pourra me rapprocher du vallon où tu cuis des côtelettes et dorlote trois petits Cervins acidulés. Tu n’es pas un peintre comme les autres, tu sais. Ce sont les autres qui sont comme toi : toujours une longueur d’avance…

     

    À Dieu-vat, à dans quelques jours !

    Danny

  • En lettres bleues et or (4)

     

    Amsterdam8.jpg

    De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid

     

    Amsterdam, ce dimanche 5 février.

    Lieve vriend,

    Pardon d’avoir tant lanterné avant de répondre à ta merveille de lettre, mais j’étais sur mes Chemins de traverse à brasser les années, ce qui multiplie d’autant les voyages. D’ailleurs c’est à Amsterdam qu’une autre année m’est venue l’idée du voyage dans le voyage en revenant, sur les traces de la mère de Lady L., dans les souvenirs de celle-ci mêlés, pour ma part, au souvenir de L’Homme qui regardait passer les trains de Simenon et, que je lisais durant ce périple des souvenances, aux traversées de Sebald dans je ne sais plus lequel de ses récits à tiroirs où il parle des voyages de Stendhal au fil de ses propres retours amont.

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    NewYork8.jpgAmsterdam est ces jours sous la neige. C’est curieux d’être sous la neige à la hauteur de la mer. C’est ainsi que j’ai découvert Venise un matin d’hiver de ma vingtaine. Ainsi aussi que je suis descendu un autre matin de janvier la Ve Avenue de New York jusqu’au bac de Staten Island que j’ai pris à sept heures du matin pour découvrir Manhattan comme, arrivant du large, les émigrés. Je débarquais alors du Texas où j’étais allé présenter l’œuvre de Charles-Albert Cingria au 55e étage d’un building bleuté. Le même jour je devais présenter Charles-Albert aux dames de l’Alliance Française. J’étais arrivé transi chez le directeur de celle-ci, qui avait l’air lui aussi d’une sorte de douairière chic à la Cocteau et qui m’avait offert un plaid et un scotch pour me réchauffer avant de rejoindre le papotant aréopage. Le délicieux personnage m’a filé un chèque à la fin de ma causerie, de sorte que j’ai pu le lendemain m’acheter un pardessus à col de loutre dans un petit magasin juif de Brooklyn Heights. Tu sais quelle dilection chaste porte les dames lettrées à la fréquentation de Charles-Albert, et ça n’a pas manqué cette fois : les pages que j’ai lues de celui-ci, notamment prises d’Enveloppes, c’est à savoir La dompteuse nue, Les chèvres et La haute dame, ont fait quelques adeptes qui vont sans doute se jeter sur la nouvelle édition bleu et or à laquelle tu me dis travailler ces jours.

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    Camperduin7.JPGLe Vondelspark sous la neige est comme un salon de musique désert, alors qu’en été le lieu relève de l’agora cosmopolite bordée d’alcôves sous les feuillages parfumés au cannabis. Je t’écris du Café Sibérie tandis que Lady L. marche le long des canaux en fumant ses cibiches mentholées, bras-dessus-bras-dessous avec nos amis bataves, à remuer leurs souvenirs. J’imagine ce que doivent être ces jours les polders du côté de Camperduin. La dernière fois que nous y avons passé, durant ce voyage de mémoire que je t’ai dit, je m’étais levé tôt l’aube et, parcourant les prairies embrumées, j’avais aperçu là-bas un voilier semblant traverser les champs, puis un chameau dont j’appris plus tard qu’il était là pour la promenade des enfants. Non je n’invente rien sous l’effet de l’alcool de genièvre qui me réchauffe à l’unisson des clients du Café Sibérie: la réalité dépasse souvent les inventions de Fantaisie, même au pays plat - à vrai dire bien moins plat que certaines contrées que tu sais où l’ont « freine à la montée ».
    À ce propos je ne t’ai pas encore félicité pour ton succès académique. Se faire diplômer en fac de lettres pour un mémoire sur La Gazette Littéraire me semble d’autant plus méritoire que Frank Jotterand, précisément, était de ceux à Lausanne qui ne freinaient pas à la montée. Dès mes seize ans j’ai collectionné, avec les Bob Morane de la collection Marabout, les suppléments de la Gazette littéraire dont j’aimais les images en noir et blanc. J’en ai même tapissé les murs de l’espèce de grotte pleine de livres et de papillons épinglés et de tritons en bocaux que je m’étais aménagée au fond d’un galetas de la maison de nos enfances. J’ai commencé d’y découper les chroniques d’auteurs appelés à répondre à la question Pourquoi j’écris, préférant entre toutes la raison de Blaise Cendrars répondant simplement : Parce que.

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    Cendrars7.jpgCendrars représentait alors le sommet de mon gotha poétique de jeune lecteur, Cendrars et les récits délicieusement ambigus de la collection Signe de Piste aux ados androgynes, Cendrars et l’épique Thomas Wolfe de La Toile et le Roc publié chez Marguerat, Cendrars et le Michel Strogoff de Jules Verne, Cendrars et les Noces de Camus que j’ai mémorisées pour le prix de Récitation du Collège Classique et que j’ai remporté sans pouvoir déclamer Noces à Djemila du haut de la chaire protestante de la cathédrale de Lausanne au motif que Camus y fait profession d’agnosticisme aggravé de sensualité – un camarade avait choisi Claudel et c’est lui qui est monté en chaire à mon grand soulagement d’ailleurs…

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    MASSARD73.JPGMon premier souvenir d’Amsterdam date de la scène contestataire du tout début des années 70, où j’étais venu avec un compère photographe, Claude Paccaud plus précisément, qui fit de superbes images alors que, dans le reportage qu’on m’avait commandé, je « freinais à la montée » en critiquant, d’un point de vue à relents marxisants, les hippies vautrés au Paradiso et autres rebuts de décadence. À vrai dire, l’acclimatation de la rébellion m’a toujours impatienté, et c’est ainsi aussi, par esprit de contradiction inverse, que j’ai parfois raillé le gauchisme de salon de la Gazette littéraire. Cela m’a fait passer pour un type vieux avant l’âge, voire un fieffé réac, mais j’aime bien me rappeler le petit crevé que j’étais alors, qui a en somme suivi son chemin de traverse. D’ailleurs je vais te servir l’exergue de ce nouveau livre que je prépare, sous ce titre précisément de Chemins de traverse, signé Céline : «On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu’on voudrait peut-être s’arrêter tout net d’être jeune, attendre la jeunesse qu’elle se détache, attendre qu’elle vous dépasse, la voir s’en aller, s’éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu’elle s’en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l’autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu’ils sont les gens et les choses ». Pour ne rien te cacher enfin, tu seras, avec ma bonne amie pour toujours, l’un des trois dédicataires de cet ouvrage immortel…

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    Rembrandt22.jpgMes agents à La Désirade me signalent à l’instant, par SMS, que la température a chuté la nuit dernière à -20°, et que l’eau a gelé à la citerne d’à côté. C’est fort bien. « Il faut que l’hiver se fasse », dit le peuple terrien, et c’est bon aussi pour les peuples marins qui se replient dans la peinture hollandaise que figurent encore tant de cafés à vieille patine d’Amsterdam.
    Mais là, cher Kid, nous avons rencard avec Rembrandt. On ne passe pas à Amsterdam sans revenir saluer l’Humanité que résument les autoportraits de Rembrandt dont les portraits de l’enfant Titus ou de la mère du peintre sont des modulations ajoutées, comme tout ce que qu’écrit « tout l’homme ».

    Allez vis bien, baise bien, regarde bien le monde, écris de belles choses et réponds-moi plus vite que je ne l’ai fait.

    Ton Oldie Goldie