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Carnets de JLK - Page 118

  • Mercenaire

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    … C géant, c vachement sexe, tu peux pas savoir, la guerre, c Méga Speed, surtout que maintenant t’a plus à choisir ton camp: c tout guérilla, t avec l’Agent qui douille le plus, t Tsahal ce soir et demain t Hamas si ça se trouve - t’as pas besoin de te prendre les couilles pour réfléchir Midi 14, toute façon c la Fête, d’un côté l’autre ça Xplose, toute façon c Top : on s’éclate…
    Image : Philip Seelen

  • La sœur de Nietzsche

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    …Ah mais qui vois-je venir par delà le muret, ma sœur, il me semble que c’est notre ami Sinbad qui revient du bazar, charmant charmeur qui sait vous charmer et vous masser, ma sœur, et comme à l’accoutumée il nous apporte nos berlingots et nos deux lapines vivantes qu’à notre tour nous allons charmer, masser un peu et mastiquer longtemps en philosophant…
    Image : Philip Seelen

  • Quentin sur orbite

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    C'est parti pour la rentrée de Quentin Mouron, interrogé par Le Nouvel Ob's à propos de son nouveau livre, Notre-Dame-de-la-Merci. On s'en réjouit !

     

    par Xavier Thomann

     

    En Suisse, il n’y a pas que des banques et des exilés fiscaux, il y a aussi de jeunes écrivains prometteurs. Quentin Mouron, phénomène littéraire de 23 ans, y publie son deuxième roman, le premier à paraître chez nous.

    «Notre-Dame-de-la-Merci» raconte sur l’espace de 24 heures les destins croisés de trois personnages singuliers. Odette, à la tête d’un petit trafic de coke, Daniel qui déneige les routes et Jean, un jeune homme prêt à tout pour quitter cette ville misérable du Québec. Pour observer et décrypter ces personnages médiocres, le narrateur est en embuscade, à la fois metteur en scène et spectateur de ce huis-clos dont l’ambiance  n’est pas sans rappeler celle du «Fargo» des frères Coen.

    Son premier roman, «Au point d’effusion des égoûts», publié l’année dernière en Suisse, avait rencontré un succès en librairie et reçu un accueil très favorable de la critique. L’auteur y racontait son voyage à Los Angeles et à Vegas, dans un style franc, à la fois drôle et mélancolique.

    BibliObs Comment fait-on pour devenir écrivain en Suisse ?

    Quentin Mouron Il faut composer avec un public qui ne dépasse pas en nombre la banlieue de Lyon. Ajoutez à cela les divergences entre régions, suffisamment fortes pour qu’un livre paru à Genève soit boudé à Lausanne. Il faut donc tirer rapidement son épingle du jeu, et puis dépasser les frontières. Il n’y a aucun avenir pour un écrivain se limitant à la Suisse – à moins d’écrire des chroniques champêtres ou des thrillers bancaires!

    Dans votre nouveau roman vous situez l’action dans un village un peu spécial, à croire qu’il n’existe pas…

    Pourtant, Notre-Dame-de-la-Merci existe bel et bien. C’est un bled paumé au fin fond du Québec, une sorte de no man’s land où règne une ambiance étrange. Quand on habite là-bas, on a l’impression d’être coupé du monde; c’est comme certains villages isolés en Europe, mais de manière plus accentuée. Il faut près de trois heures de route pour atteindre Montréal.

    Comment avez-vous connu cet endroit?

    J’ai habité à Notre-Dame une dizaine d’années de 3 à 10 ans. Je n’ai pas de souvenirs très précis, je me souviens seulement de son ambiance particulière. J’ai néanmoins des impressions assez fortes des années passées là-bas et c’est à partir de ces impressions que j’ai construit mon récit.

    La ville est certes étrange, mais les personnages le sont encore plus, entre la dealeuse de coke et le fils qui se moque pas mal du suicide de son père…

    Les personnages du roman sont inspirés de personnes que j’ai connues; mais encore une fois mes souvenirs étaient assez vagues donc j’ai dû en quelque sorte les reconstruire. Mais avant tout, j’ai voulu décrire le climat étrange, à la fois violent et pauvre, que j’ai connu là-bas. Je me souviens de trafics de toute sorte, de drogue notamment, des voisins qui se tiraient dessus, des gangs de motards qui sillonnaient la région, des guerres de gangs, des types qu’on retrouvait au matin une balle dans la tête; une petite ville agitée donc (rires), mais où, j’y tiens, vivaient aussi des retraités.

    Ce roman est très différent du premier où vous racontiez votre périple aux USA de façon très subjective…

    Je ne voulais pas être le spécialiste des USA, celui à qui on fait un clin d’œil quand on parle de Californie... C’est un peu le moule qu’ont voulu me forger certains journalistes, et qui ne me convenait pas. Je n’ai pas l’impression d’avoir été spécialement tendre avec les USA, pourtant on m’a vu parfois comme un nouvel adepte du rêve américain. J’ai donc voulu situer l’action ailleurs, explorer d’autres thématiques. J’ai exhumé mes souvenirs d’enfance, et plutôt que d’en faire un truc emmerdant, genre «ma jeunesse dans la cabane au Canada», j’ai écrit un récit à la troisième personne, un vrai roman, où je fais vivre des personnages dans le cadre du village où j’ai vécu toute mon enfance; en écrivant à la troisième personne j’ai mis de la distance entre moi et mes personnages, pour les laisser se développer tous seuls.

    Pourtant vous avez conservé des passages à la première  personne?

    J’au conçu les passages à la première personne comme des incises, des pauses dans le récit principal; c’est un procédé stylistique que j’aime bien dans les romans de manière générale. Cela me permet de préciser les personnages et de les resituer dans le récit. Et en tant que narrateur je peux ainsi me replacer par rapport au décor et au spectacle en train d’avoir lieu, prendre du recul par rapport à la tragédie qui se joue sous mes yeux. Dans les Démons, Dostoïevski a l’air de s’en foutre complètement que le narrateur prenne corps au bout de deux cents pages, qu’il ait tout d’un coup un nom, qu’il prenne part au roman.

    On pourrait s’attendre à ce que le roman soit plus long, l’histoire a beaucoup de potentialités…

    J’ai voulu que le récit reste court. Il y avait certes moyen de le développer, de le prolonger; c’était d’ailleurs le cas avec la première version, mais j’ai décidé d’enlever des passages, pour rendre le récit plus dense. Il me semble que cette densité permet d’accentuer la dimension tragique du livre, de conserver l’unité propre à la tragédie. J’avais aussi le désir en écrivant ce roman de faire quelque chose de sobre, presque expéditif. Maintenant, vous vous dites peut-être que je vous embrouille avec mes histoires de tragique et d’unité, et que je suis tout simplement flemmard, c’est une possibilité... (rires)

    Un nouveau projet?

    J’ai commencé il y a quelques semaines l’écriture de mon troisième roman. Ce sera quelque chose de nettement plus comique, une vraie comédie sur les réseaux sociaux. J’ai commencé par reconstituer des dialogues à partir de Facebook. Dans les jours à venir je vais «décortiquer» Twitter. J’écris toujours avec une certaine urgence. Je me suis même blessé – légèrement – quelquefois. Là, évidemment, c’est un peu plus reposant. Je ne fais pas le boulot tout seul, vous comprenez? J’ai dit à mes contacts facebook: «plus vous serez cons, plus mon livre avancera». Ils savent à quoi s’en tenir! Mais je dois aussi songer à mes études: je ne suis pas écrivain à plein temps!

     

    Propos recueillis par Xavier Thomann

     

    Notre-Dame-de-la-Merci, Quentin Mouron, Olivier Morattel Editeur, 120 p., 15 euros. En librairie le 16 août. 

  • Ours: merci de libérer les portes

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    Par Daniel Vuataz

     

    Sur le siège bleu et vert, entourée de vitres noires, brillantes, il y a cette fille, treize ou quatorze ans en habits dépareillés. Elle utilise son téléphone portable tactile comme un miroir – je pense qu’il doit y avoir une nouvelle application qui permet de se filmer et de se voir à l’écran en même temps (c’est donc un faux miroir qui produit une image qui n’est pas inversée… l’impression doit être dérangeante) – mais la fillette n’a pas l’air de s’en émouvoir : elle sort sa langue, un gros escargot rose et blanc, et la manipule entre son pouce et son index. Au centre de la chair de la langue, sur la tranchée médiane, il y a une petite boule argentée emballée de salive. La fille tire sur sa langue avec ses doigts et la tortille dans tous les sens, penchée sur son téléphone-miroir, pour observer les rougeurs. Selon comment elle tourne et tend le muscle, on voit apparaître le trou : la perce encore lisse et la barre fine de métal qui se finit, sous la langue, par une autre boule argentée. La fille, de toute évidence, ne parvient pas à s’observer l’infection comme elle le voudrait ; elle fait de grands efforts, la bouche ouverte, on peut entendre les bruits de ses doigts contre l’intérieur de ses joues et de son palais. Au bout d’un moment, la fille se tourne vers la vitre noire et essaie de s’en servir comme d’une glace, mais le métro s’arrête net car on arrive à Ours. La fille referme sa bouche devant les gens amassés sur le quai. Elle prend, dans un petit cornet de papier kraft posé entre ses jambes, une boisson sur laquelle un grand M jaune s’étale sur fond de carton blanc. Elle place la paille transparente lignée de rouge dans sa bouche. Ça fait un bruit de glaçons, de plastique serré. La fille grimace, pompe un peu du liquide, puis le garde dans ses joues, elle ne l’avale pas. Je crois que je suis le seul à avoir observé son petit manège de bout en bout, et par chance, à chaque fois qu’elle jète un coup d’œil à l’intérieur de la rame, j’ai le temps de regarder ailleurs – elle n’est pas très rapide. Je me demande depuis combien de temps elle se farcit cette infection sauvage. Sur sa boisson, il est écrit, en grosses lettres circulaires : Refresh yourself

    *** 

    Croisettes. Elles sont assises en face de moi, au visage un sourire de travers et des yeux se lançant des signaux qui veulent dire qu’elles sont les seules à savoir ce qu’il y a de si drôle. Elles pouffent dans des moufles et des mitaines bohème de grosse maille tricotée à la chaîne dans des usines allemandes. L’une est brune avec sur les cheveux un bonnet très étudié. Elle a un sac en toiles de camion. L’autre, brune à cheveux très courts, porte au nez une de ces paires de lunettes à gosses montures brunâtres et verres flous grossissants, comme on n’en voyait plus que dans les séries américaines des années nonante, mais que, depuis quelques temps, avec un peu de retard sur New York, Berlin ou Zurich, on retrouve chez toutes les citadines branchées, même celles qui n’en ont pas vraiment besoin : « Bonjour monsieur mon opticien, auriez-vous encore de ces grosses binocles ridicules que porte ma tante sur ce polaroïd, s’il vous-plaît ? » Les deux étudiantes se passent une barre diététique au fromage et au sésame, s’échangent leur chewing-gum, ne se quittent pas des yeux. A Bessières, là où il y a le plus de monde pour les voir, elles se mettent à s’embrasser, attentivement, à petits coups de langues, de dents, de lunettes qui se touchent dans un bruit de plastique. Aucune des deux ne descend à la gare, et le métro, comme une rame sur deux à cette heure, repart dans l’autre sens.

     ***

    Il est jeune, je dirais l’âge de recevoir un diplôme, en manteau gris, écharpe et béret à pattes de poules. Les vraies pattes de poules, petites comme on n’en voit quasiment plus. Il lit l’Alcibiade de Platon dans une édition salie, désossée, et son signet est un flyers pour un concert de black metal. Ça ne m’étonne pas – ni personne dans la rame : ce métro vient de l’Université.

     

    ***

    Heinz Holliger : c’est donc une partition pour flûte traversière qu’il consulte dans le métro. Il a un pantalon à discrets carreaux beiges, trop courts quand il s’assied, un pull polaire retroussé aux coudes, des petites lunettes ovales et un duvet sur les joues et les tempes. Il tient serré contre lui son étui de cuir brillant. J’imagine l’instrument, cassé en deux, posé sur du velours bleu ou bordeaux ou vert-roi. Ses doigts tapotent la partition pendant qu’il regarde gravement les six dièses à l’armure. Dans la poche de sa polaire, un déodorant neuf.

     

    ***

     

    Je croise B. dans l’escalier glissant. Il monte et moi je descends. Au moment de choisir un côté pour croiser, il lève les yeux, son sandwich dans la bouche, et me remet. B. porte un sweat-shirt de football américain sur un training ample brodé d’un 77. Une médaille octogonale bouge à son cou. Il m’explique en me serrant la main la gauche – il ne lâche pas son sandwich – qu’ils viennent d’être sacrés champions romands et qu’ils sont venus fêté ça ici : il y a ce grand type brun-roux qui le rejoint, me salue de la tête. Il a la même médaille que B., mais la sienne dépasse de son polo blanc (je le reconnaît : c’est l’ex de cette fille à qui j’écrivais, à 11 ans, des lettres auxquelles elle répondait d’une façon que je ne pouvais pas comprendre, on se signait de petites phrases en allemand, je ne lui ai jamais reparlé). B et le type costaud gravissent quelques marches, continuent à me parler, je leur dis que David s’est coupé les cheveux à Atlanta, ils me disent qu’ils l’ont vu en photo, que c’est fou, que ça le rajeunit, on se sépare en riant très artificiellement. Je sors une thune et me dirige vers la brune au comptoir. Elle a une queue de cheval qui sort de l’arrière de sa casquette. Priscille – c’est écrit sur son badge – me demande si je veux un sachet, je fais oui, elle me tend le paquet brun et chaud. Je sors dans l’air froid. A la gare, B. et son gros ami sont sur le quai d’en face, pour la direction opposée. Ils enfilent leurs sandwichs et leurs frites et boivent à grosses gorgées en se parlant, assis sur un banc en métal noir, et c’est obscène parce qu’ils se trouvent – sans le savoir – devant une affiche de format mondial montrant une petite fille squelettique à côté d’un numéro de compte postal. On se salue de la tête. Je me retourne pour voir mon affiche, conscient du danger . Il y a aussi une petite fille. Mais blonde, celle-ci, et bien joufflue devant sa meule d’emmental.

    Vuataz7.jpg(Ce texte de Daniel Vuataz, 25 ans, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrée à la relève littéraire en Suisse romande)  

  • En lettres bleues et or

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    Où il est question d’un premier échange d’impressions. D’une écriture qui déteint. Comment les mots s’appellent, se relancent et fusent. Du fauteuil d’Oblomov en forêt.

     

    Quelques feuillets à l’encre bleue ont marqué le début de cet échange. Daniel Vuataz, de passage à La Désirade pour m’y rapporter de précieux documents qu’il m’avait empruntés en vue de la préparation d’une livraison spéciale du journal littéraire Le Persil toute consacrée à la célébration de Charles-Albert Cingria, me les avait remis à l’instant de m’emprunter encore une relique rarissime représentant, au crayon rouge sur le morceau déchiré d’une nappe de papier de café populaire, le puissant et touchant profil de Charles-Albert en 1946.

           Ces feuillets bleus s’intitulent Impressions d’un civiliste à Lausanne et constituent le fragmentaire journal d’un lecteur découvrant l’écriture de Cingria et commençant d’en écrire. Or, un passage, daté de mars 2011, m’a tellement saisi  que je l’ai recopié tout aussitôt. Ces ellipses étonnantes d’un poète de 24 ans me touchent d’autant plus que j’ai découvert Charles-Albert au même âge, qui m’a guéri de tout un langage terni d’idéologie d’époque contre lequel j’avais alors recopié la sentence désormais célèbre : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec d es ouvertures sur l’infini ». 

    D’une volée ultérieure moins marquée par les pensées collectives, ou d’un tempérament simplement indépendant, Daniel Vuataz a bénéficié d’une  opportunité bien singulière pour accéder à l’œuvre qu’il ignorait jusque-là de Cingria, sous l’égide d’une institution récente assez épatante, à l’enseigne du Service Civil permettant, sous forme de travaux d’intérêt public (en l’occurrence la préparation des Oeuvres complètes de Charles-Albert !)  à l’objecteur de remplacer ainsi son temps obligatoire de  service armé. Or cet aspect aussi, de la personnalité du jeune poète, m’a touché en cela qu’à l’âge de quatorze ans j’ai commis un premier article consacré à la vie et aux menées du pacifiste Lecoin, avant d’aggraver mon cas en adhérant pleinement aux positions du fameux Jean Barois de Roger Martin du Gard -  tout cela me revenant cet après-midi même en transportant, à l’aide du fringant Daniel, l’énorme fauteuil vert que je dédie aux mânes de l’immortel Oblomov, transporté jusqu’à notre isba à travers la forêt…   

    Cingria7.JPGMais  voici ce que notre civiliste écrivait en lettres bleues ce jour-là : «Mars.  Je crois que ça déteint sur moi. J’y pense régulièrement, je me mets à les voir, moi aussi : les couleurs qui se délavent, sauf le noir et le vrai blanc qui ne sont que mirages, et le bleu de l’encre qui est une sensation scolaire. J’y pense par moments, aux petits os qu’on a sous les épaules et qui tiennent les muscles. Aux arbres contre lesquels a haleté le Christ, à l’abri d’une colline. Aux infusoires qui ne vivent que le temps d’un laghu matra. Aux animaux morts dans l’Arche et qu’on ne connaîtra plus. Aux échographies qui nous font oublier le ventre si proche et projettent des images mentales. Aux graines universelles coffrées dans le béton en terre de Béring. À l’achat de toute l’Alaska pour une poignée de dollars. Aux îles Diomèdes depuis lesquelles, pour autant qu’on possède un balcon, la Sibérie s’offre au regard. A Pavuvu et à l’enfer des rats. A la paonne qui crie le nom d’un pape ancien et prophétique juste sous mes fenêtres d’enfance. Aux gens qui nous sourient et qu’on laisse derrière nous, parce que c’est impossible, on ne peut pas faire autrement, on n’aurait pas le temps, on n’aurait pas le courage. Même si on le voulait. Même si on leur courrait après, ils auraient disparu. Il reste alors les livres, gros, remplis de pages terribles et de couleuvres dans les flaques. On y pense en marchant, puis les couleurs se fanent. On y pense comme des reptiles. Roulés en bandes sur des murets, seuls au soleil qui est une étoile lointaine ».

    La qualité de frappe de ces images, la verve tonique de cette écriture aux ellipses lyriques me rappelant bel et bien Charles-Albert, déteignant ici pour le meilleur, mais aussi le Morand de Rien que la terre ou Talent d’Audiberti, m’ont donc donné l’envie d’amorcer un dialogue d’un côté à l’autre du val suspendu où nous habitons tous deux, lui au flanc des Pléiades et nous autres à hauteur de Sonloup, et le même soir un début de pacte était conclu.

    Entretemps j’avais abordé le dernier roman de Pascal Quignard, au titre (Les solidarités mystérieuses) qui trouve lui aussi un immédiat écho en moi, et j’ai souri en lisant ces quelques lignes évoquant un autre souvenir d’enfance d’une femme revenant sur ses pas : «Elle fabriquait des nids pour les merles tombés et leur préparait des dînettes de mie de pain et de lait dans l’espoir qu’il survivent »…  

     

    Prix2005.jpgDe JLK à Daniel Vuataz, ce vendredi 30 septembre 2011.

    Dear Blue Youngster, 

    Cette paonne qui crie un nom de pape ancien sous tes fenêtres d’enfance m’a rappelé son mâle de deux générations antérieures, dans notre quartier des hauts de Lausanne où le chatoyant volatile, opposant sa roue à la morosité des dimanches, y allait de son « Léooon ! » lancinant - et combien de paons ont déchiré l’air des bois de Sauvabelin en nos enfances de sauvageons. Pourtant c’est d’un autre oiseau de la même engeance que j’aimerais te dire deux mots ce matin, qui eût enchanté Charles-Albert par son exquise, atroce présence.

     C’est du paon mité de Massa Marittima que je te parle, en son vaste enclos à ciel ouvert du parc animalier des éclopés de toutes espèces, dont il est en somme le fleuron et le sourcilleux surveillant. 

    Il y a là-bas tous les rescapés de la route violente et des déroutes forestières, les renards happés mais en résilience et les lièvres rescapés de la chevrotine, les daims heurtés en vol par des Alfas et les hulottes chues des palmiers sous le jet de pierre des gredins imberbes, tout un peuple de gueules cassées et de membres fracassés que d’invisibles compatissants ont ramenés en ces lieux pour y être soignés ; et partout cela criaille et roucoule, de partout en liberté cela va et vient, force lapins et couleuvres recrachées, et là-dedans tout au milieu, seul comme dans un orbe sacré, bougeant peu et se déployant de loin en loin : ce paon fripé et décavé vociférant son nom de pape ancien.

    Le paon de toute éternité se fait un peu snober dans le monde trop clinquant d’aujourd’hui où tout un chacun fait la roue, mais le paon de Massa Marittima ne mourra pas, pas plus que le paon de l’Arche que tu dis, dans le souvenir de nos enfances : sa façon de se tenir sur une patte en nous toisant de son œil à moitié borgne relève de cette exquise atrocité qui résume, tu as relevé cela aussi, notre façon même d’être au monde.

    Ramuz psalmodiait sur  son sillon : « Laissez venir l’immensité des choses », et Charles-Albert lui répond non moins crânement : « Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…    

     

    Vuataz19.jpgDaniel Vuataz à JLK

    Chemin du Calvaire, Lausanne, ce dimanche 9 octobre 2011.

    Cher Oldie Goldie,

    Ces chants léonins de ta lointaine Massa Marittima et ceux que j’entendais résonner derrière le thuya bleu de mon enfance – c’est fou comme parler « de mon enfance » sonne creux, quand on sait qu’il m’est toujours impossible de m’offrir un paquet de Parisiennes ou une Petite Arvine sans devoir ressortir mon terrible catogan (coupé un nouvel an par une jeune fille bien inspirée) sur du plastique rayé technologique –, les plaintes, donc, de nos deux paons épiscopaux me font penser, au hasard d’un soir, qu’à l’instar de tous les autres zoziaux frôlant des pives dans les forêts du Val ou se coulant dans des trous aux Antipodes (ils ont alors des noms de fruits vert clair), les nôtres ont dû grimper un jour, en file proto-indienne et dans une colère psittacique (fientant sur les rambardes de cèdre et donnant du bec dans les yeux des onyx), sous les coups de palmes, et de prières physiques d’un vieux barbu, dans cette Arche-ménagerie. Ça me fascine, cette histoire de bestioles pressées dans un navire mastoc, à deux exemplaires par espèce d’espèce (n’y avait-il vraiment que deux chiens ? et lesquels, alors, des houret ?), sauf pour les êtres humains se sont payé le luxe reproductif d’être une bonne douzaine… La bande de joyeux élus – mais le vin, à quelque jours près, n’existait pas encore – devait être rompue aux soins animaux : imagine, cher vieux, si l’un des deux seuls chevaux de toute l’humanité, chats, chèvres, chameaux, zébu, bouc, alpaga, bison, lièvre ou pire : chiens ! n’avait pas passé le cap des quarante jours de mer…

    Arche.jpgOui, si les deux chien de l’Arche étaient morts sur le sel du ponton (ou juste après, lors de l’orgie mystique qu’à dû être ce lâcher de grands carnassiers sur un sommet de montagne), et si nos beaux oiseaux n’avaient pas mieux tenu dans les hautes poutres du bâtiment, Hervé Bazin n’aurait pas pu écrire ceci : « Le maître s’est assis sur le bord du perron ; il émet une sorte de sifflement, sur trois notes : exactement il froue comme l’oiseleur le fait à la pipée. Le houret, qui n’a rien du bichon à sa mémère et que j’imagine trop fier pour quêter de la caresse, s’approche et d’abord réticent se laisse finalement lisser la tête, d’avant en arrière par une main qui insiste, qui utilise l’index pour gratter la ligne médiane. » Avoue-le, ç’aurait été dommage de nous priver d’une chose pareille.

    Mais tu te le demandes probablement : oui, je me suis mis à Bazin comme on tombe sur un os. A tout hasard. La « faute » à cette table de bois, au fond de l’éternel couloir de mon immeuble, postée à gauche avant la sortie pour la passerelle de ciment enjambant lue vallon que Cingria remontait en digressant – et que remplace maintenant le ballet des camions à poubelles dès sept heure du matin au-dessous des falaises gorgées d’eau noire et d’étudiants.

    Panopticon7523.jpgOn trouve sur cette table – affreux motif de formica – à tout moment de la journée, selon l’humeur, la mode, la saison, la chance, peut-être le destin, une multitude d’objets : cendriers, valises, sandales, ferrailles, peluches, arbres à chat, cuvettes, passoires, plumeaux, beauty case, requins, lampadaires, sécateurs, bouquins, ventouses, bottins, vrilles, cirage, conserves, laissés ici sur le vieux meuble (lui même probablement abandonné en tout premier, et depuis jamais délogé : je sais qu’il y meurt un bupreste) ; j’y ai moi même laissé un couteau de cuisine – non sans une petite scrupule, le soir au retour, voyant que la lame n’y était plus –, une casserole démanchée et quelques dictionnaires. En échange j’ai puisé dans un gros stock de bigaros, hérité d’un ventilateur et, dernièrement, de cette Eglise verte de Bazin.

    Widoff29.JPGCe pourrait être l’Arche, finalement, avec un titre pareil : notre sanctuaire écolo avant l’heure. Ou mieux : la première grotte sylvestre, au creux d’un long vallon vidé d’animaux – sauf pour ce qui est des rorquals, mais à présent il n’y en a plus – où Noé inventa le vin et prit la première cuite de l’humanité. On le comprend un peu : tu t’imagines, toi, remonter à l’isba sans entendre les rouges-queues, les mésanges, les épeiches, les sittelles, les rousserolles, les loriots, les fauvettes, les glaucopes, les verdins, les piquebaies, les échelets, les mérions, tout ce petit peuple frouer ?

  • En lettres bleues et or (2)

     

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    De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid.

     

    Colonata, foyer d’anarchie, ce 23 octobre 2011

     

    Caro fanciullo,

    On est ici sous les falaises de marbre, mais au-dessus des guérites mythiques où s’activaient les foudres d’anarchie que furent les Spartani, tailleurs plus ou moins outlaws des pierres perdue de l’Exploitation du marbre et de ses carriers en butte à tous les dangers. Je t’ai envoyé un SMS du val magique où s’active encore l’un d’eux, le titanesque Mario del Sarto, taillant et meulant  (mais pas au sens des enfants de notre pays qui meulent) au milieu de ses créatures sculptées dont il m’a raconté un peu plus de la genèse.

    Dans mon SMS, je t’ai dit que j’avais pris ton poème, lu la veille au soir dans une trattoria surplombant la mer, pour celui de quelque Américain que tu avais recopié, ou de quelque beatnik nordique, ou d’un épigone de Whitman ou de Whitman lui-même traduit par un rocker lettré, et puis j’ai compris que ces mots sortaient de ton gosier de drôle d’oiseau  préalpin et leur délire m’a bluffé jusque dans ses acrobaties nonsensiques, tu m’as fait vaciller là-bas au bord de l’écume de la Bleue comme, en miniature taguée n’est-ce pas, sur des fragments  de roche verbale arrachés à telle rhapsodie de  Cendrars  ou telle glossolalie Charles-Albert avec ta papatte à toi.

    C’est un drôle de machin sidéral bleu à stries d’argentique que cette Prière polaroïd, elle dit un appel qu’on n’entend plus  tellement par les temps qui courent, la déferlante est à la fois verticale et tournoie sur les horizons  comme par une sorte de gyroscopie géographique, et ça ça me plaît que tu investisses le géographique « plus haut / et plus loin d’ivresse / sur ce globe bouleversé /patinant sur son axe »,  j’aime ce tournis de points de vue qui varie les focales comme cela se passe désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans l’oculaire panoptique « si tu regardes / dans la grande loupe à gaz / où la buée fait ses fusées mécaniques », tu remues toute une brocante lyrique qui fait parfois pas mal recyclage surréaliste, mais j’aime assez tes vallées « à poulains angoras ruminant de l’osier » et toi « demandant le phoque / échangeant l’émail / et recevant / l’asile et le thé / le long des voies ferrées », il y a là les images d’une dramaturgie voyageuse relancée, un coup de rein d’épopée de grand air, une pulsation d’envies à répétition, et ça y va, ça roule, ça coule, les vocables sont des gemmes que tu fais tourner dans les éclairages astraux : « Je vois les étagères de cette ancienne bibliothèque / quand les géodes diamantaires  les lapis-lazulis posés réfractés lourds / pressaient sur les actographies / des fonds océaniques / leurs mobiles perpétuels lapins / en manuels traduits de dialectes ouraliens / alors l e temps faisait encore partie du jour »…

    Et le barde te fait écho : « En route pour plus que l’Inde / ô secret de la terre et du ciel ! »

    °°°

    Entretemps j’avais reçu Bazin dont tu me parlais, j’veux dire : Vipère au poing réédité en Cahiers rouges, mon  premier choc de lecteur de quinze ans et des poussières, ce roman de la révolte absolue d’une jeunesse humiliée à l’intimité blessée à mort par la vilenie pseudo-familiale, antisociale et cléricale concentrée en une pile de haine au nom de Folcoche. Nous qui sommes de la saine tribu des tendres, d’après les famines et les guerres, nous  aurons eu besoin de cet acide dont la meilleure littérature nous dose les transfusions vitales, et l’ado enragé de Bazin, le réfractaire Jean Barois de Martin du Gard, Moravagine le fou à lier de Cendrars, Zorba le maître à vivre auront été ces foudres de grande camaraderie que chantent jusqu’à nous les Whitman et les Ginsberg ou William Cliff  l’errant belge au lyrisme de voyou de la ville-monde qui  nous lance dans la foulée «les gens fument les gens absorbent du café/les gens boivent les gens mangent beaucoup de viande/ils mangent la chair des bêtes qu’ils ont tuées », et c’est parti pour un tour de manège dans la vie de tous les jours, avec au ciel les oiseaux qui chantent  « à gorge triomphante l’Existence Immense… »

    °°°

    IMG_1779.JPGJe te raconterai une autre fois, sous les falaises de marbre, ma visite à Mario del Sarto, le géant au coeur d’enfant, dont la frise de personnages qu’il sculpte dans son val suspendu raconte l’humanité. Lui aussi a son Arche là-bas, tout en bas de Colonata, sa cabane au Canada, son isba au fronton de laquelle il a écrit en lettres bleu ciel : Lavorando mi riposo – je me repose en travaillant.

    Il y a là toute une Italie populaire, qui te récite des Canti de Dante par cœur et qui se fout du Cavaliere. Mario del Sarto se réclame des Primitifs, son Arche est celle d’une espèce de vieux sage des dimanches prolétaires dont les sentences, en polychromie, émaillent tous les rochers des alentours, entre bestiaire et figures de toutes espèces – je te les envoie par MMS… 

     
     
     Vuataz3.jpgDe Daniel Vuataz à JLK, dit le Papillon.

     

    Lally, le 21 novembre 2011.


    Dear Old Buddy,

    C’est un peu la Laponie de mon côté de la Vallée, et le soleil, à 15 heures tapantes, passe déjà derrière les mélèzes bleus et les sapins de Douglas. D’ici je te vois presque : je vois la Dent de Jaman crochée dans ses Rochers de Naye, la route du Vallon qui file sèche entre les pentes gelées et les grosses taches de soleil, jusqu’aux côtes pelées du Molard et même plus loin, la Dent de Lys où mon frère part parfois glisser sur des pierres trempées de myrtilles. Ton côté de la vallée est sépia, il y a de petites nappes troubles à hauteur du chemin de fer, et je t’imagine dans ta piaule, ou peut-être à l’isba, à repeindre une fenêtre alors que ton double se repose une minute sur sa bêche en considérant le fond du lac et le chemin creusé depuis la dernière clope. Ou plus probablement dans ta petite pièce, à l’étage, où dorment les Œuvres complètes d’un dandy sur papier rugueux, et puis sèchent des couleurs, des toiles, des bouts de carton dans la ventilation de ton ordinateur. Ta fenêtre sur le monde. Peut-être que tu relis les vers d’une Prière en développement instantané, ou que tu es passé à autre chose. Tu passes toujours à autre chose. Je sais qu’il y a sous tes fesses une pile de gros coussins plats, et dans tes mains un vieux renversé du matin.

     

    Oiseau.JPGC’est pas trop tôt : depuis hier la maison de mes parents, d’où je t’écris, est enfin décemment connectée. Deux types à casquette de base-ball et accent d’un Sud quelconque sont venus serrer la main de ma mère et poser une petite boîte noire contre notre charpente sud, au-dessus de ce jeune viorne aubier que mon père a planté à la Saint-Michel, avant les premiers gels, à égale distance de la haie morte et de la véranda. Cette véranda où je bois du Jotterand, et d’où je te devine – à moins que tu ne sois sur quelque route en lacets dégourdis, des bouquins plein le siège du mort, une bonne demi-douzaine de flics au cul. Ici on est enfin reliés, comme tout bon bouquin, et c’est grâce à une technologie nouvelle, un truc de relais, d’onde à fréquence élevées : l’antenne qui nous alimente se trouve au sommet des deux petites maisons à toits très pentus – je pense à ces maquettes rouges de Finlande – quelques centaines de mètres au-dessus de chez toi, de ton côté du vallon. La liaison est donc physique, et c’est pas pour me déplaire ! Quand il neige, il paraît que ça passe encore mieux. On verra bien. Si tu veux me couper de tout, tu sais ce qu’il te reste à faire : enfiler tes moonboots et t’en aller déguiller la belle installation, sur le toit des voisins. Au pire, il me restera Whitman, Tolkien ou Lagerkvist pour me passer le temps. Et ça me fera écrire, peut-être, qui sait. Le monde explose partout.

    Ce matin je me suis pété la gueule pour la première fois de l’hiver sur la route des Pléiades. Une sale petite couche de givre et c’est parti d’un coup sur le flanc droit. Le genou a ramassé, le droit, comme à chaque fois. C’est une sorte d’avertissement. Le plus drôle c’est que, dans ce vallon pratiquement dépeuplé, j’ai réussi à me vautrer devant trois braves témoins, tous là, les bras croisés à siroter l’instant, comme s’ils savaient que ça allait arriver, ici et maintenant : un prof de maths à rouflaquettes a d’abord sauté de son balcon pour m’aider à relever le scooter, aussi vite qu’il s’est empressé de repartir sucrer son thé ; puis c’est un vieux dans sa Volvo embuée, qui m’a fait répéter que je n’avais rien de cassé, qu’il fallait pas chialer, avant de contourner ma tache d’huile en se mordant la langue ; la troisième, une drôle de célibataire sans chien, n’a rien trouvé de mieux que de frouer et se foutre de ma gueule, elle qui en avait déjà vu deux ou trois comme moi, ce même matin, se viander en deux roues contre son pâturage. Elle a dû probablement voir mon frère : plus personne d’autre ne prend de scooter après la Toussaint sur ces routes de givrés.

    Le genou bleu a du bon : je suis obligé de rester tranquille et du coup, je bûche dans ma véranda. Je pense faire des albums, ou couper du bristol pour recouvrir un mur. Ou prendre des photos, et laisser les pellicules cramer au soleil de novembre. Il y a quatre jours, j’ai développé ma première image argentique, chez un vieux qui me donne des cours particuliers. Il s’appelle comme ce peintre et graveur que tu connais et que tu aimes, mais quand je lui ai demandé s’il était de la famille, il m’a seulement raconté un truc sur l’ambassade chrétienne du Laos. Il ne répond que par histoires interposées, par anecdotes de dingo, et j’ai pas encore réussi à savoir s’il se foutait de moi ou pas. C’est un type à training et petite moustache blanche qui a visité tous les pays du monde avec sa femme et ses vieux Leica – il me les a fait soupeser, comme des très gros bolets, ou des grenades lourdes dégoupillées. Chimiste de formation, mais il préfère prendre la route. Il loue un petit studio crade près de l’Armée du salut, qu’il n’utilise que comme laboratoire, et peut-être garçonnière. Je le soupçonne d’y passer ses journées d’hiver, derrière les rideaux de plomb à motifs de Cuba, à développer ses chromes en écoutant Mahler. Cela dit, la matinée passée avec lui a été épatante – un mot qui est à Cendrars – dans le noir étrange des ampoules ténues, à lui raconter mon Monténégro alors qu’il me parlait de son Beyrouth, à lui causer de nos Danemark alors qu’il évoquait tous ses Nicaragua et me filait au compte-goutte les ficelles du métier. Et dans les sels d’argent, le vinaigre et le carton massicoté, c’est toi que j’ai fait apparaître. Tu le croiras ou non, mais mon premier miracle, celui dont on se souvient toute sa vie – me dit Aeschlimann en se grattant le pif – parce que c’est quand-même quelque chose de magique, ce papier trempé dans une bassine de plastique qui se met à foncer, à noircir par endroits, à prendre du sens, du volume, du chien – eh bien ce premier miracle, c’est une image de toi : oui, toi, tes yeux d’abord qui se sont ouverts dans l’eau claire, sous l’horloge à bosons. Toi et ta gueule dans le vent, Old boy, sur ton balcon, les poings fichés au bois noir de la balustrade, prêt à en découdre.

    JLKBoxeur.JPGIl faudrait que je te la scanne, cette photo, et que je te l’envoie un de ces jours. Elle m’inspire. Le truc drôle avec la photo : tu en prends quinze avec ton téléphone, et tu veux l’imprimer sur papier couché ; et quand elles proviennent d’une bonne vieille pellicule, tu s’empresses de la scanner pour la balancer d’un seul clique dans ce Multimonde dont tu me parles et qui ne s’arrête plus aux portes ouvertes de la maison de mes parents… J’ai montré le miracle à un écrivain de Prilly, colleur d’affiches et brûleur de chameaux. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Que t’avais l’air d’un boxeur. Je l’ai jamais vu rire autant, il avait les lèvres complètement retroussées

     

    Paint133.jpgC’est tout pour aujourd’hui : demain je file en Wagon-Lit pour Budapest et plus loin la drôle de Roumanie. J’espère pouvoir y trouver une parabole, une antenne, un émetteur, une ligne de fibre optique, n’importe quoi qui pourra me rapprocher du vallon où tu cuis des côtelettes et dorlote trois petits Cervins acidulés. Tu n’es pas un peintre comme les autres, tu sais. Ce sont les autres qui sont comme toi : toujours une longueur d’avance…

     

    À Dieu-vat, à dans quelques jours !

    Danny

  • En lettres bleues et or (4)

     

    Amsterdam8.jpg

    De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid

     

    Amsterdam, ce dimanche 5 février.

    Lieve vriend,

    Pardon d’avoir tant lanterné avant de répondre à ta merveille de lettre, mais j’étais sur mes Chemins de traverse à brasser les années, ce qui multiplie d’autant les voyages. D’ailleurs c’est à Amsterdam qu’une autre année m’est venue l’idée du voyage dans le voyage en revenant, sur les traces de la mère de Lady L., dans les souvenirs de celle-ci mêlés, pour ma part, au souvenir de L’Homme qui regardait passer les trains de Simenon et, que je lisais durant ce périple des souvenances, aux traversées de Sebald dans je ne sais plus lequel de ses récits à tiroirs où il parle des voyages de Stendhal au fil de ses propres retours amont.

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    NewYork8.jpgAmsterdam est ces jours sous la neige. C’est curieux d’être sous la neige à la hauteur de la mer. C’est ainsi que j’ai découvert Venise un matin d’hiver de ma vingtaine. Ainsi aussi que je suis descendu un autre matin de janvier la Ve Avenue de New York jusqu’au bac de Staten Island que j’ai pris à sept heures du matin pour découvrir Manhattan comme, arrivant du large, les émigrés. Je débarquais alors du Texas où j’étais allé présenter l’œuvre de Charles-Albert Cingria au 55e étage d’un building bleuté. Le même jour je devais présenter Charles-Albert aux dames de l’Alliance Française. J’étais arrivé transi chez le directeur de celle-ci, qui avait l’air lui aussi d’une sorte de douairière chic à la Cocteau et qui m’avait offert un plaid et un scotch pour me réchauffer avant de rejoindre le papotant aréopage. Le délicieux personnage m’a filé un chèque à la fin de ma causerie, de sorte que j’ai pu le lendemain m’acheter un pardessus à col de loutre dans un petit magasin juif de Brooklyn Heights. Tu sais quelle dilection chaste porte les dames lettrées à la fréquentation de Charles-Albert, et ça n’a pas manqué cette fois : les pages que j’ai lues de celui-ci, notamment prises d’Enveloppes, c’est à savoir La dompteuse nue, Les chèvres et La haute dame, ont fait quelques adeptes qui vont sans doute se jeter sur la nouvelle édition bleu et or à laquelle tu me dis travailler ces jours.

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    Camperduin7.JPGLe Vondelspark sous la neige est comme un salon de musique désert, alors qu’en été le lieu relève de l’agora cosmopolite bordée d’alcôves sous les feuillages parfumés au cannabis. Je t’écris du Café Sibérie tandis que Lady L. marche le long des canaux en fumant ses cibiches mentholées, bras-dessus-bras-dessous avec nos amis bataves, à remuer leurs souvenirs. J’imagine ce que doivent être ces jours les polders du côté de Camperduin. La dernière fois que nous y avons passé, durant ce voyage de mémoire que je t’ai dit, je m’étais levé tôt l’aube et, parcourant les prairies embrumées, j’avais aperçu là-bas un voilier semblant traverser les champs, puis un chameau dont j’appris plus tard qu’il était là pour la promenade des enfants. Non je n’invente rien sous l’effet de l’alcool de genièvre qui me réchauffe à l’unisson des clients du Café Sibérie: la réalité dépasse souvent les inventions de Fantaisie, même au pays plat - à vrai dire bien moins plat que certaines contrées que tu sais où l’ont « freine à la montée ».
    À ce propos je ne t’ai pas encore félicité pour ton succès académique. Se faire diplômer en fac de lettres pour un mémoire sur La Gazette Littéraire me semble d’autant plus méritoire que Frank Jotterand, précisément, était de ceux à Lausanne qui ne freinaient pas à la montée. Dès mes seize ans j’ai collectionné, avec les Bob Morane de la collection Marabout, les suppléments de la Gazette littéraire dont j’aimais les images en noir et blanc. J’en ai même tapissé les murs de l’espèce de grotte pleine de livres et de papillons épinglés et de tritons en bocaux que je m’étais aménagée au fond d’un galetas de la maison de nos enfances. J’ai commencé d’y découper les chroniques d’auteurs appelés à répondre à la question Pourquoi j’écris, préférant entre toutes la raison de Blaise Cendrars répondant simplement : Parce que.

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    Cendrars7.jpgCendrars représentait alors le sommet de mon gotha poétique de jeune lecteur, Cendrars et les récits délicieusement ambigus de la collection Signe de Piste aux ados androgynes, Cendrars et l’épique Thomas Wolfe de La Toile et le Roc publié chez Marguerat, Cendrars et le Michel Strogoff de Jules Verne, Cendrars et les Noces de Camus que j’ai mémorisées pour le prix de Récitation du Collège Classique et que j’ai remporté sans pouvoir déclamer Noces à Djemila du haut de la chaire protestante de la cathédrale de Lausanne au motif que Camus y fait profession d’agnosticisme aggravé de sensualité – un camarade avait choisi Claudel et c’est lui qui est monté en chaire à mon grand soulagement d’ailleurs…

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    MASSARD73.JPGMon premier souvenir d’Amsterdam date de la scène contestataire du tout début des années 70, où j’étais venu avec un compère photographe, Claude Paccaud plus précisément, qui fit de superbes images alors que, dans le reportage qu’on m’avait commandé, je « freinais à la montée » en critiquant, d’un point de vue à relents marxisants, les hippies vautrés au Paradiso et autres rebuts de décadence. À vrai dire, l’acclimatation de la rébellion m’a toujours impatienté, et c’est ainsi aussi, par esprit de contradiction inverse, que j’ai parfois raillé le gauchisme de salon de la Gazette littéraire. Cela m’a fait passer pour un type vieux avant l’âge, voire un fieffé réac, mais j’aime bien me rappeler le petit crevé que j’étais alors, qui a en somme suivi son chemin de traverse. D’ailleurs je vais te servir l’exergue de ce nouveau livre que je prépare, sous ce titre précisément de Chemins de traverse, signé Céline : «On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu’on voudrait peut-être s’arrêter tout net d’être jeune, attendre la jeunesse qu’elle se détache, attendre qu’elle vous dépasse, la voir s’en aller, s’éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu’elle s’en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l’autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu’ils sont les gens et les choses ». Pour ne rien te cacher enfin, tu seras, avec ma bonne amie pour toujours, l’un des trois dédicataires de cet ouvrage immortel…

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    Rembrandt22.jpgMes agents à La Désirade me signalent à l’instant, par SMS, que la température a chuté la nuit dernière à -20°, et que l’eau a gelé à la citerne d’à côté. C’est fort bien. « Il faut que l’hiver se fasse », dit le peuple terrien, et c’est bon aussi pour les peuples marins qui se replient dans la peinture hollandaise que figurent encore tant de cafés à vieille patine d’Amsterdam.
    Mais là, cher Kid, nous avons rencard avec Rembrandt. On ne passe pas à Amsterdam sans revenir saluer l’Humanité que résument les autoportraits de Rembrandt dont les portraits de l’enfant Titus ou de la mère du peintre sont des modulations ajoutées, comme tout ce que qu’écrit « tout l’homme ».

    Allez vis bien, baise bien, regarde bien le monde, écris de belles choses et réponds-moi plus vite que je ne l’ai fait.

    Ton Oldie Goldie

  • En lettres bleues et or (5)

     Enafrique5.jpg

    De Daniel Vuataz, dit Le Kid, à JLK

    Charmey, 7 juin 2012

    Dear Old Gangsta,

    Il y a trois mois, je partais dans un vieux van bleu-vert et pétrolais dans les Balkans, jusqu’à Istanbul et la pointe sud de l’Anatolie, avec deux vieux amis. Dix ans auparavant, on jouait de la guitare et de la flûte à bec dans les champs de cresson d’un Gymnase lacustre, après des cours sur Kant et Levinas. La clope était encore tolérée dans les pentes de Burier. Les filles avaient des liquettes de Supertramp, très peu d’inhibitions, on passait nos nuits dans des cabanes avec du vin, de la raclette et des djembés. Là, ces deux fous furieux lorgnaient sur l’Afrique depuis des années. Julien avait acheté une immense carte qu’il avait punaisé au mur de sa chambre, sous-gare. David avait passé son hiver dans l’atelier d’un garagiste de Bex pour remettre à neuf le moteur d’un vieux T4. Ils avaient économisé pendant leur uni, venaient d’obtenir un Master (Economie et Science de la vie) et avaient eu la bonne idée de ne pas écouter les avis de parents et autres connaisseurs prêts à tout pour les décourager. C’était leur projet. En Afrique par la route. Mon père était parti lui aussi, avec ma mère, à vingt-cinq ans, et j’avais des histoires plein les tempes. Je me suis joint à l’aventure, au dernier moment, pour un mois de vadrouille (eux en avaient huit devant eux, et toutes les plaines du Soudan, les savanes du Kenya et les montagnes de l’Ethiopie dans des guides de voyage). C’était le 11 mars. Le 11 avril, je m’arrêtais face à l’Afrique et rebroussais chemin, la mort dans l’âme, l’âme ferrée dans les grands containers du port marchand de Mersin, laissant les deux potes en transit sur leur Méditerranée. La Syrie était à cent kilomètres. Le Groenland à quelques milliers. Eux avaient les lions de plage de la Namibie en ligne de mire, les sables orange de la Zambie, l’ambre de Madagascar…

    EnAfrique33.jpgJe ne t’ai pas écrit depuis tout ce temps. Ou, plus exactement, je t’ai écrit régulièrement, mais n’ai rien achevé, n’ai rien envoyé. Il s’est passé pas mal de choses, depuis mon retour. De Mersin j’ai pris un bus Ulusoy à l’odeur de cuir neuf jusqu’à Istanbul, et vu sur l’écran incrusté de mon siège, simultanément dans les écrans de tous les autres passagers, simultanément dans les reflets des vitres du bus entier, l’accident mortel d’un autre bus semblable, quelque part sur la même autoroute. J’ai relu Tranströmer dans un taxi lancé à tombeau ouvert contre les ponts blancs du Bosphore, sur la rive Asiatique. J’ai retrouvé mon vieil appartement de la rive européenne, acheté de la viande de bœuf, pleuré sur les quais de la Marmara en regardant les souvenirs d’un mois de liberté absolue se dissoudre dans la pluie des pavés millénaires. J’ai bu du çay avec des ombres dans les cybercafés humides de Kumkapi, acheté toutes sortes de t-shirts à moustaches et bicyclettes avec de la petite monnaie trouble, bu des jus d’orange sanguine et chanté du Brassens dans ma tête jusqu’à la folie. J’ai pris des bus bondés et passé ma monnaie vers l’avant, marché sur des autoroutes à quatre pistes, écrit dans des mosquées, pissé dans des bouteilles de Turka Cola, vu des types très pauvres avec des dents en or et des types très riches avec des mouches dans les cheveux. Et puis je suis rentré, en cargo jusqu’à Montfalcone, en huit jours huileux et inconcevables entre les îles grecques, les ombres déchiquetées des Pouilles et le violet profond de l’Adriatique supérieure. Il y avait des tortues sous la poupe du navire, disait l’adjoint du capitaine.

     Enafrique2.jpgLa première fois que je t’ai écrit, c’était dans un camping de varappeurs, près d’Antalya, où nous venions de passer une petite semaine en immersion. Paradise lost, de Massive Attack, passait dans le petit transistor de la salle commune, sorte de cabane dans un immense eucalyptus, face au calcaire rouillé du cirque alentour où grimpaient des Danois et des Australiens. Une araignée trottinant sur la neige, un bouddha, et je pensais à Chappaz. Un employé du Climbers Garden, dans la petite cuisine en lino, marcel délavé et avant-bras surdimensionnés, préparait des crèmes à l’orange. C’était un resting day, les pensionnaires peignaient notre bus au soleil. On avait roulé depuis Sofia, presque d’une traite, par la mer Noir et jusqu’à Istanbul. Et puis, en suivant les contours de la mer Egée, plus loin au sud sur les presqu’îles turques où les téléphones reçoivent le réseau grec et les gens, sous leurs moustaches, élèvent des bateaux de bois noble pour les multimillionnaires hollandais. Je lisais La Haute Route au sommet des collines de Bozburun, à Julien et David ensommeillés sur les rochers coupants, le vent dans le visage, le soleil parfaitement blanc, alors qu’un aiglon fendait le bleu ferreux du ciel et que les baies à espadons avaient toutes sortes de mauves sur les pentes à coraux, cinq cents mètres au-dessous. David avait des envies de parapente. Et puis je lisais Jack London, à haute voix encore (Un steak et Construire un feu), pendant que Julien conduisait, à la lampe frontale, seuls au monde sur les semi autoroute d’Anatolie. David, le soir, bouquinait Destruction massive, de ton cher postfacier qui adore trop en faire mais n’en fait jamais assez. Julien écornait Sur la route, le reposait, le reprenait, cherchait à savoir ce que ce livre pouvait bien avoir de culte. Je ne pouvais pas l’aider, je ne l’ai jamais fini. Restaient Les Promesses de l’aube, pour la semaine suivante, en feuilleton.

    Cendrars7.jpgEt moi j’entamais la dernière partie de Bourlinguer, par tranches, sous les voies d’escalade en dévers de Trabenna, sur les toilettes du camping, dans l’embrasure des douches mixtes, à la lueur de la bougie, à l’arrière de notre van sur quinze kilos d’oranges, avant de m’endormir. J’aurais pu être marin, je crois. Ou vivre dans les ports, simplement, entre des litres de kérosène, des putes et des sacs de sucre de Cuba. Un bouquin pour oreiller.

     EnAfrique41.jpgLa deuxième fois que je t’ai écrit, les arbres avaient changé. A Olympos les citronniers poussaient entre les diner pseudo Far West de la route en terre battue et les cactus importés qui menaient à la mer. Il y avait des types à dreadlocks et des hippies de seize ans dans tous les hamacs, assis en tailleurs sur toutes les plates-formes à pachas des cabanes en bois noir. Des Portugaises venaient sauver les tortues de mer. Des Danoises étaient en crise mystique. Le lieu était épatant : plage de galets noirs, vachettes sans cloches en semi liberté, flots turquoise entre des montagnes sacrées, eucalyptus immenses, pins bleu-vert et coquelicots : tu aurais pu peindre, comme ça, pendant des heures, depuis ton balcon. Les coquelicots étaient peut-être des pavots. Et mon grand-père mourrait, pendant le vingtième jour, alors que j’arpentais, sans savoir encore qu’il était parti, les vestiges lyciens, latins et grecs d’une acropole antique, sous les dunes et la lune, dans les forêts marines. Je suis resté une demi nuit au bord d’un ruisseau à ruminer ce début de voyage. La nuit je me couchais entre deux potes, entre deux filles, entre deux tortues ou entre deux ombres longues, sur la plage face à l’Afrique, et les étoiles tournaient dans tous les sens. Il me restait dix jours. J’aurais pu m’installer n’importe où et ouvrir un troquet. L’enterrement aurait lieu sans moi, le mardi, à Saint-Légier. 

    La troisièmAuschwitz.jpge fois que je t’ai écrit, c’est juste après la lecture du dernier Roland De Muralt, L’Espoir d’une parole à venir, reçu la veille du départ avec une courte paraphe, et terminé à la lueur du soleil dans le rétroviseur. On avait passé une nouvelle frontière. Sur Paul Celan, pudiquement placé entre parenthèses, voilà ce qu’écrivait mon ancien prof de français au gymnase : « ([…] Il lui arrive souvent de penser que s’il cessait d’écrire, il n’aurait plus à entretenir ces conversations insolites et épuisantes avec les morts, conversations au cours desquelles ils devisent de la langue allemande, de la désolation de Dieu qui manque à son trône, de son découronnement, de l’absence ou encore des poèmes qui sont comme l’avoine de plage qui fixe les reliefs dunaires. Il n’aurait plus à aider les morts à parler… Mais personne, pas plus le témoin que le poète, ne peut aider les morts à parler ! Il faudrait pour cela qu’ils reviennent, qu’ils secouent les cendres et racontent leur propre mort. Parmi ces morts, tous ne seraient pas des poètes, mais tous seraient des témoins qui raconteraient la réalité – et celle-ci serait la vérité, la vérité de ces morts plus inachevées que d’autres.) » Je n’ai pas vu la guerre qu’a vu Celan, ma famille n’est pas morte dans des camps nazis – mon grand-père s’est éteint avec toute sa tête dans le gros lit blanc d’un hôpital suisse, à la fenêtre d’un jardin de printemps poussée de bégonias –, je n’ai pas de point de compréhension, tout cela est abstrait, et pourtant moi aussi, par moment, je me dis que seuls les morts devraient écrire, et les vivants écouter. Et puis je vois déguerpir une vachette dans les cailloux, je vois passer un vieux turc avec son plateau de çay, je vois David et Julien jouer au tavla en s’engueulant, je vois deux couples dans l’eau sous les falaises, j’entends Ugur le marin chanter ses complaintes arméniennes, je sens l’eau douce de Kas sur mes pieds nus, et je reprends le stylo. Ou la route. Ce qui est la même chose, d’une certaine façon. Immanquablement.

    EnAfrique34.jpgA ce moment-là, les Poussières du monde récoltées par Bouvier tournaient en boucle dans la  voiture, et, au lieu de leur en lire L’Usage, j’expliquais à David et Julien ce que je savais d’Heidegger, de la poésie de Celan, de l’écriture après l’inimaginable, l’inconcevable. Il est inconcevable de ne plus écrire, j’ai peut-être dit. Et ma braguette était ouverte. Les violons de Vittorio Monti vibraient dans le petit haut-parleur de bois brut, et j’imaginais Nicolas et Thierry capturant les tziganes d’Albanie sur leur Revox à bande, passant aux mêmes endroits que nous, sur la route de l’Orient, et puis bifurquant d’un coup vers l’Iran et cette saloperie de Syrie. Trop de gens sont déjà passés aux mêmes endroits, dit le vieux roublard, et comme pour me rejoindre, sans un mot, David avait tourné vers l’Ouest, sur une route de terre rouge, entre les oliviers en effeuille.

     Widoff10.JPGLa quatrième fois que je t’ai écrit, j’étais de retour à Istanbul, et Camille m’avait rapporté un peu d’herbe sourde de nos cantons boisés. Elle avait des scarabées dans les cheveux, un pull bleu-vert. Istanbul avait pris d’un coup un climat de Pléiades : sous la pluie, à Taksim, la ville continuait sa transe comme si de rien n’était, et les vendeurs de café noir et de cartes mémoire devenaient des vendeurs de parapluie. C’est là que tu m’as appelé, depuis ton haut chalet, peut-être assis au frais de ton balcon face aux Alpes françaises, alors que nous partagions quelques kilos de cacahouètes au sésame en buvant thé sur thé, au deuxième étage d’un cafetier stambouliote, attendant que l’averse se calme. Tu me parlais de mes croquis de voyage, de tous les jeunes auteurs que tu découvrais ces jours, ces semaines, et puis de ta nouvelle amitié avec un kangourou boxeur, de tes espoirs, de Quentin, de Ziegler et de Radio-Lausanne. Camille écoutait en souriant. Derrière les fenêtres sans vitres, le bruit plastifié des flots du ciel en furie résonnait dans les ruelles. L’air était frais, lavé, et l’averse a duré trois jours. Les toits et les rues sans aucune bouche d’égout devenaient des plans d’eau. En rentrant à l’appartement de notre ruelle sans nom, nous étions trempés comme les hippocampes des jardins du Rivage, par gros coup de Joran sur le lac. Sous la pluie et le soir rouge, entre la Mosquée bleue et Sainte-Sophie, les voies du plus vieux tramways d’Europe brillaient bien plus que des vitraux.

     vernet170001.JPGLa cinquième fois que je t’ai écrit, Camille et moi nous apprêtions à remettre les voiles. On laissait derrière nous les rues à thème d’Istanbul (rue des robinets, rue des clarinettes turques, rue des épices, rue des cordes et ficelles, rue des voleurs, rue des Internet cafés…), les quais défoncés de Kumkapi et l’éternel réinvention – métamorphose solide – de cette ville impossible à doubler. Pourtant on y a cuisiné, fait la lessive, marché, couru, baisé, rit, erré, attendu, parlé, joué, mangé, lu, photographié, tiré les rideaux, arpenté les bazars et bu la pluie tombée. On était au milieu du mois d’avril, sur un ferry pour Gemlik, cent kilomètres au sud dans un bras brun de la mer de Marmara, et une tempête à Yalova nous avait fait prendre un jour de retard. De loin, par-dessus l’épaule de Camille, sur les flots déchaînés, Istanbul s’étalais sur des centaines de collines, en tapis de maisons bossues, aussi loin que portait le regard. Le ciel était vert. A Gemlik le minaret de la mosquée était à la même hauteur que notre fenêtre d’hôtel, à une envergure de cormoran, et le Burger King avait une immense terrasse panoramique. Les immeubles du bord de mer étaient verts, jaunes, roses, oranges, mauves. Le ciel transportait des nuages en rouleaux de pluie blanche. La silhouette brune du port de fret, à un kilomètre dans la baie suivante, s’observait à la longue vue statique pour une lire turque. Les grues fumaient dans la poussière du soleil retrouvé, entre les cargos italiens et les gravières. Camille recevait un sms de sa mère, à Chardonne. Le prunier était tombé, déraciné, sur la cahute des voisins. Tout s’écroulait et pourtant rien ne bougeait, disait-elle. Moi je ne parvenais pas à finir Bourlinguer, pris dans les méandres de Gênes et d’enfance. Ça sentait le vieux sucre dans les rues de Gemlik.

    EnAfrique37.jpgEmbarquer sur un cargo n’a rien de simple, et je te raconterai une autre fois comment on s’y est pris, en plusieurs jours, en plusieurs heures. Le stress qui monte, la hantise que ça ne fonctionne pas. Et puis tout va très vite. Soudain on est dans la bouche béante du monstre, à quai, dans l’ascenseur, puis dans les labyrinthes de couloirs bleus, devant de lourdes portes en fonte, contre des hublots sous les flots. Des pancartes partout, des signes, des écriteaux, de têtes de morts et des masques à gaz. Un marin en training qui nous dresse deux lits, rapidement. Deux heures du matin. Une fois au neuvième étage du SPES, en route pour l’Italie, le lendemain, à dix heures dans la loupe d’un ciel d’après-pluie, assis sur deux mille cinq cents Fiat neuves de toutes les couleurs, une fois le quai décroché, les amarres enroulées, tu peux vraiment sentir le monde glisser sous toi. De l’huile sur la fesse du monde. Et cette odeur de mazout, de peinture fraîche et de grand air iodé. La vie sur ce blindé, huit jours durant, seuls passagers au milieu des gradés italiens et des hommes de main philippins, te vaudra une nouvelle lettre, ou un après-midi dans ton Isba. David et Julien me paraissaient déjà très loin, les grimpeurs d’Antalya encore plus, le couch-surfing de Sofia presque enterré. Je me douchais à l’eau déssalée, courait sur le pont en short des San Antonio Spurs, dormait dans le ressac des Dardanelles, comptait les couleurs de la mer, regardais New York stories et puis offrait le DVD aux Philippins. On tenait des carnets. Parlait beaucoup. David et Julien, eux, tentaient de récupérer leur van à Alexandrie, traversaient un désert, suivaient le Nil jusqu’en Ethiopie. Cela je ne l’ai su que plus tard, parce qu’il n’y avait alors aucun moyen de communication. Je me détachais de plus en plus, et finissait La Pêche à la truite en Amérique.

    Fitzgerald.JPGCamille lisait Gatsby le magnifique en anglais. On passait du temps, du temps qui avait un poids réel, appréciable, mesurable. Au loin les côtes se faisaient plus vertes, plus montagneuses, et la Suisse était bientôt à portée de vue – entre temps ils avaient rasé les Alpes. A Ravenne, lors de notre seule escale, on est sorti dans le port immensément vide pour sauter dans un taxi et célébrer le souvenir de la libération italienne (Rome, ville ouverte…). Au musée national, les mosaïques dorées des basiliques byzantines avaient quelque chose de tes livres : un découpage bordélique et craquelé de très près, et puis, pour qui prend la peine de prendre du recul, de faire deux pas de côté, un sens doré et une vraie beauté pleine… D’Istanbul à Byzance, il y a donc un cargo vers le Nord. Et il nous restait une nuit jusqu’au mont du Faucon. Je ne voulais pas que ça s’arrête.

     Pluie09.jpgLa sixième fois que je t’ai écrit, j’étais bien de retour. Il grêlait sur la frange du Léman. Tout me paraissait confiné. Je m’étais fait interrompre par un Skype de David et Julien, assis dans ma véranda des Pléiades à corriger les épreuves de mon bouquin sur Jotterand et la Gazette littéraire. Ton côté n’existait plus, le brouillard s’était levé en fin d’après midi. David me racontait qu’il avait appris la mort d’un de ses amis, dans les montagnes valaisannes, quelques jours auparavant. Il me racontait sa guerre des six jours pour récupérer la voiture au port d’Alexandrie, leur passage sur la place révolutionnaire du Caire, les aventures d’une bouteille de vinaigre que les douaniers prenaient pour de la picole, sa barbe qui prenait de l’ampleur, celle de Julien qui ne poussait pas. David avait le nez bouché, et Julien trafiquait, en direct, le micro de leur ordinateur pour rétablir la connexion qui s’interrompait toute les vingt secondes. Ces dernières nouvelles m’avaient ramené dans les nues, et puis celles du Soudan et de l’Ethiopie m’avaient fait basculer, avec ces photos hallucinées de barges remplies à ras bord, de ciels solides dans des tempêtes de sable curry, d’oiseaux inconcevables, de dentitions pourries… ce vagues à l’âme, ce trouble quand je revois leurs tête, le van, les objets que j’ai côtoyé deux mois durant. J’avais fermé ta lettre.

     EnAfrique36.jpgJe t’ai écrit six fois, et puis bien d’autres encore, dans ma tête, sur mon scooter, en déménageant mes meubles et mes livres avec Camille, du Calvaire en direction du Mont, en faisant la brasse coulée à la piscine municipale de Vevey, en jouant au beach volley à Blonay, en réglant des comptes avec de vieux démons, en récitant des histoires de vendanges, en regardant les images argentiques de mon grand-père se révéler sous la pellicule liquide d’une révélation chimique, en chantant Heart of gold de Neil Young devant des pasteurs réformés, en venant te voir entouré d’amis dans un café de Chauderon où sautillait le Kangourou, rigolait Blacky, maraudait le Loup et butinaient toutes sortes d’autres insectes attachants, je t’ai écrit toutes sortes de lettres, cher Old Boy, et tu ne les a jamais lues. Parce que je ne te les ai pas envoyées, ou, souvent, pas écrites. La septième fois, c’était la bonne. Depuis les collines crémeuses de la Gruyère, mon vieux rebelle, loin du « milieu lémanique romand » (pour paraphraser l’éditeur qui m’embauche), je t’envoie ces lignes denses et un peu bordéliques, que je relis lentement en pensant à ces derniers mois.

    lucioles2.jpgDes satellites tournent autour du Monde, produisant leurs propres flashes Iridium. Je crois que je suis planté sur place. Les prochains mois seront tout aussi beaux, j’en suis sûr, et la matière – sensible, physique, faiblement chargée d’ors, brûlante dans la paume – ne devrait pas manquer. Il y a ce stage éditorial, et puis la correction des carnets de guerre de Pourtalès, enfin les Archives littéraires suisses qui m’attendent pour Donzé à la fin de l’été, un livre en chantier, d’autres dans le fond des yeux, l’AJAR que tu parraine spontanément, des lectures, des journaux à faire paraître, des photos à révéler, des concerts, des Cervins à mettre aux murs, des amis à retrouver, le vent du sud à digérer… et la route à reprendre !  Je te dis donc : à très vite. Prends soin de ta retraite, celle depuis laquelle tu surplombes la plupart des hommes sans les prendre de haut, et celle dans laquelle tu t’installes pour de bon, dear bloody Oblomov, et pour longtemps encore ! Ecris-moi bientôt – du premier coup, si tu y arrives ! Le Kid

    Isbaindien.jpgDe JLK, dit le Papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid

    La Désirade, ce vendredi 8 juin.

     

    Dear youngsta,

    Ta toute bonne lettre, faite de celles que tu ne m’as pas envoyées et plus encore, m’a fait du bien au moment où je l’ai reçue. La veille j’en avais reçue une d’un Nobody qui ne t’aurait pas loupé si tu t’étais trouvé sur sa route. Cette lettre m’est arrivée comme de l’enfer et n’a pas manqué de terrifier ma bonne amie et de semer d’autres troubles. Depuis trois jours je pense à ceux qui sont tombés dans les pattes de ce morne exterminateur qu’on appelle « le mort » dans sa prison, comme je l’ai raconté dans mes Chemins de traverse, et qui me fait la leçon en me rappelant, après avoir lu mon livre, qu’il est vivant. Certes, vivant encore et obsédé, j’ose l’espérer, par les tortures qu’il a infligées aux innocents qu’il a ensuite massacrés. Mais on m’a dit qu’il se branlait encore en pensant à ses victimes. Moi je n’en sais rien et cela ne m’intéresse pas d’en savoir plus.  Cependant je lui ai répondu, j’ai même fait le compassionnel parce que je crois que son mal « vient de plus loin » et qu’il passe tout jugement humain. Je suis à vrai dire de moins en moins sûr qu’il y ait un Dieu pour en juger: ce qu’on appelle la « justice divine » a légitimé tous les massacrs, mais je me rappelle à l’instant l’exergue du Viol de l’ange que j’empruntais au penseur américain R.A. Torrey : « L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seront persécutés par leurs souvenirs ».

     Quentin8.jpgPardon, Kiddy, de t’infliger ce début de réponse si lugubre, mais il y a en toi assez de santé et de générosité, de joie de vivre et de sérieux pour absorber et filtrer les ombres rampant dans nos plus noires ténèbres. Tu liras bientôt le deuxième roman de Quentin, Notre-Dame-de-la-Merci, qui sonde lui aussi les grands fonds de la déréliction humaine en interrogeant quelques destinées  paumées le temps d’une tempête dans la forêt québecoise. Tu verras que les promesses de son premier livre sont tenues et dépassées, dans un livre apparemment sombre mais lumineux par dedans – je veux dire : éclairé et réchauffé par une espèce d’affection attentive sans rien de la pitié démago ou de la commisération à bon marché. Je me garderai de crier au chef-d’œuvre, le souvenir de Typhon de Joseph Conrad (qui n’est d’ailleurs pas son chef-d’œuvre) peut nous rappeler les largeurs de la grande littérature, mais je ne vois aucun auteur de votre génération, pour le moment, à toucher si juste et si profond dans le registre de l’émotion. Ta papatte à toi est tout autre, ainsi que ta façon de voyager et d’évoquer le monde en trouvère à basquettes, mais je sais que tu couperas à l’envie parce que tu sais que tu es unique autant que nous le sommes tous. Donc le prochain Passe-Muraille, auquel je mets la dernière main, s’ouvrira avec un début de chapitre de Notre-Dame-de-La-Merci et suivront dix pages égrenant ton épatante chronique du métro lausannois, un bel extrait du prochain roman de Douna Loup, trois nouvelles également originales de Noémi Schaub, Elodie Glerum et Fanny Wobmann-Richard, sans oublier tes complices de l’AJAR - Guy et Matthieu, plus Nicolas et Bruno qui revient de Madagascar -,   Sébastien Meyer qui revient de Buenos Aires ou Max le Blacky en pleine composition d’un roman à crime de sang…  

     

    grimpejlk22.jpgTe retrouver lisant La Haute Route de Maurice Chappaz, que j’avais jugé assez rudement à l’époque, tant son lyrisme et ses jodlées vocales me semblaient artificielle ou disons forcées, m’a rappelé nos propres équipées entre Saas-Fee, Zermatt et Chamonix, il y a de ça plus de quarante putains d’années ! Mais ton histoire d’accident de bus m’a rappelé le premier mort que nous avons découvert, sous une avalanche de la nuit même, au pied du col du Strahlhorn, et tes varappes exotiques m’ont fait retrouver mon ami Reynald, tombé dans les séracs du bien-nommé Dolent le 15 août 1985 (l’année de naissance de Julie) ou nos grimpes marines avec Anicet Sarrasin dans les Calanques d’En Vau – mon rude compagnon passant la journée sous une pierre tant il craignait le soleil des hippies bronzant à poil tout à côté.

    Kerouac1.jpgJe vous vois très bien aussi lire Jack London on the Road – et soit dit en passant, je partage tout à fait votre perplexité à l’égard du livre « culte » de Kerouac, dont le romantisme de surface ne m’a jamais scotché -, tu sais combien je partage aussi  ta passion pour Cendrars et Charles-Albert, et cela m’a beaucoup touché également de savoir ton pote lisant Destruction massive de Jean le fou auquel je parlais d’ailleurs hier soir de vous tous, nos youngsters (toi, Quentin, Blacky, Douna, Matthieu, Bruno et j’en passe) et de l’espoir que vous nous donnez que tout n’est pas définitivement avili et foutu.

    Paint133.jpgTa bonne lettre te vaudra deux des trois Cervins que je t’ai promis. Le troisième te reviendra quand tu nous fileras ton tapuscrit promis pour la collection Le Passe-Muraille des éditions d’autre part. Pascal t’attend de pied ferme tout souriant. Tu sais quelle rigueur jurassienne cache ce sourire. Tu devrais absolument lire Le prochains, son dernier livre. C’est une galerie de portraits que je préfère pour ma part aux «vies minuscules » de Pierre Michon - même si c’est nettement moins ciselé en finesse et moins « gravé dans le marbre » - , à proportion de la tendresse jamais mielleuse de l’auteur et de sa générosité, de sa poésie « dans la vie » et de son tonus verbal. Ce mec est « classe », pour parler ton volapück: non seulement il ne m’en a pas voulu d’aller voir chez Olivier Morattel si j’y étais, mais il m’a complimenté en appelant mes Chemins de traverse le livre d’un « Mensch ». Je ne peux que te dire la même chose de lui : « Isch a guët Mensch »…


     

    Traverse1.jpgJe ne sais pas si, dans ton ermitage fribourgeois de ces jours, tu as entendu la belle édition d’Entre les lignes que les sieurs Félix et Ciocca m’ont consacrée cette semaine. Tu peux encore la podcaster si tu veux nous entendre – moi je n’ai pas osé la réécouter. Ce que j’ai beaucoup aimé, de la part de la paire, c’est leur attention sans faille, la compétence avec laquelle ils ont préparé l’émission que mon incontinence verbale a quelque peu chahutée je crois. Ce qui est sûr est que j’avais l’impression d’être avec des amis des mots et des livres, des idées et de la vie, le comédien Frédéric Lugon a super bien lu deux ou trois de mes pages, Christian Ciocca a fait une magnifique présentation de mon opuscule après une entrée en matière non moins bienveillante de Jean-Marie Félix, bref toi qui revient d’Istambul tu sais ce que signifie l’expression ç’a été Byzance.

     Federer12.jpgCe qui me botte d’ailleurs de plus en plus à la Radio c’est ça : la compétence. Putain ce que j’aime la compétence. Pas que l’efficience technique évidemment, même si tout se tient : mais la compétence à tous les degrés de la perception, de l’analyse, de la compréhension et de l’exercice chanté. Compétence de Federer trop évidente, mais aussi compétence des duettistes Félix & Ciocca quand ils se faufilent « entre mes lignes ». Compétence de l’équipe de Philippe Revaz le soir quand j’écoute Forum à l’isba sur mon sans-fil, sans discontinuer mes travaux d’incompétent charpentier-menuisier-peinturlureur. Compétence de Charles Sigel dans ses formidables émissions où la culture devient si vivante qu’on en mangerait. Compétence de Jean Leclair dans Histoire vivante  dont les récentes séries sur Céline et Churchill m’ont passionné. La même putain de compétence que tu as déployée dans ton mémoire de lettres sur Jotterand et sa Gazette littéraire dont les feuillets aux belles illustrations à l’argentique  ont tapissé ma première cabane dans les bois. Compétence, j’veux dire : amour de la chose et du travail artisanal bien fait pour la beauté de la chose et de la chaise. L’Art excède évidemment la compétence, mais tu sais l’importance des ateliers de Rembrandt ou Velasquez…

    Notes90.jpgTa remontée du Sud en cargo, le long des côtes adriatiques, m’a rappelé ma descente le long du même littoral aux ports de marbre évoquant la splendeur vénitienne passée, en 1993, quand les Croates et les Serbes se battaient sur les crêtes, comme je l’ai raconté en détail dans L’Ambassade du papillon. Or une fois de plus je constate que tes voyages, comme les miens, se dédoublent en lectures. Là tu parles de L’Espoir d’une langue à venir, thème que je vis pour ainsi dire ces jours en lisant Rabelais, et qui me ramène à la conversation que nous avons prolongée l’autre jour avec Christian Ciocca, après l’émission, sur la terrasse du Café de la Radio, où ce nouvel ami (je crois que je peux dire ça) m’a parlé du livre de Roland de Muralt. Qui m’a rappelé une autre conversation avec Quentin sur Adorno. Et voilà que du cites Heidegger. Qui me rappelle une crise de rage de Dimitri quand je me permettais, un soir, de critiquer le philosophe pour sa pleutrerie face aux nazis. Qui me rappelle aussi que j’ai repris l’autre jour la lecture du Courage d’être de Tillich, émigré aux States dès 1933. Sur quoi tu évoques « cette saloperie de Syrie », à laquelle fait écho Jean le fou dans sa postface à mes Chemins et qui me ramène ce matin aux Carnets de Homs de Jonathan Littell que je viens d’aborder. Comme quoi tout revient toujours à la case réel – tout se tenant.

    Littell3 (Kuffer v1).JPG

     L’autre jour à la radio romande, une consoeur compétente et non sans courage (parce que le type ne fait pas de cadeau) demandait à Jonathan Littell ce qui le poussait à se rendre en Tchétchénie ou en Syrie alors qu’il est « surtout » écrivain. Or l’auteur des Bienveillantes, que je crois l’un des livres français majeurs de la première décennie passée, ne s’est pas contenté de dire qu’il ne se considérait pas fondamentalement comme un écrivain – et je l’ai entendu sans coquetterie de sa part – et que ce qui l’attirait sur de tels foyers de violence ne s’expliquait pas. Non sans maladresse, la journaliste a comparé la démarche de Littell à celle de BHL, ce qui lui a valu une réaction poliment dilatoire, mais en lisant Carnet de Homs, comme en lisant Les Bienveillantes du même Littell, qui invoquait le travail de Michel Foucault à l’instant où son interlocutrice évoquait le « thème du Mal », je crois entendre Patricia Higshmith me dire que la seule chose qui l’intéresse est la réalité et ses objets. Et cela me ramène au tueur dont je parlais au début de cette lettre. Cela me ramène à cette lettre que j’ai ouvert en tremblant après avoir lu le nom de son interlocuteur, immédiatement identifié. Cela me ramène à l’impensable, quel qu’il soit.

    Notes85.jpgFaut-il taire ce dont on ne peut pas parler, Kiddy ? Je me le demande. N’est-ce pas une folie que de nous exposer ainsi sur la Toile et ses réseaux multiples ? Jusqu’où peut-on jouer avec le virtuel ? Que nous dit l’exhibition mondiale des webcams ? Comment penser cette destruction de l'intimité ? Pourquoi la littérature actuelle parle-t-elle si peu de ce que nous avons sous les yeux ? Un dossier récent de la revue Transfuge accuse la littérature française d’être rétrograde, mais avec des arguments tellement vieillots qu’on a l’impression que les morts s’enterrent entre eux. Ainsi parle-t-on des Bienveillantes comme d’un livre tourné vers le passé. Foutaise incroyable ! Chichis germanopratins !

     

    Romilly.jpgLorsque j’ai retrouvé Dimitri après quinze ans de séparation, notre cher ami m’a donné à lire un petit livre d’un jeune informaticien chrétien intitulé L’Enfer d’Internet. Hélas l’essai en question n’est que la mise en garde d’un enfant de chœur, relançant les recommandations vertueuses à « nos jeunes ». Jacqueline de Romilly était plus futée, quand je lui demandais comment elle agirait avec des enfants par rapport à la télé. « Surtout ne pas interdire ! », s’est-elle aussitôt exclamée. «Ne pas dramatiser ou moraliser, mais parler, discuter, exercer le sens critique, donner des contrepoids ». Le bon sens même, quoi, que nous aurons pratiqué avec nos filles sans même y penser. Elles ont beau avoir vu toutes les horreurs imaginables: elles sont aujourd'hui bonnement équilibrées et encore romantiques à tout crin.

     

    Panopticon136.jpgInternet un enfer ou une poubelle, pour reprendre les termes d'Alain Finkielkraut ? Je comprends très bien les prudences hautaines d’un Philippe Sollers à l’égard  du seul ordinateur et de la Toile évidemment: c’est de sa génération et de son style perso à stylo bleu. Moi vieille peau je me sens de la tienne en matière de curiosité. J‘ai découvert Internet à seize ans. Nous avions à peine la télé, à la maison, mais des tours se sont construites sur la colline dominant le quartier de notre adolescence, trois tours, les tours de Valmont des hauts de Lausanne que les journaux ont appelé le Mur de la Honte : trois tours présentant la nuit des milliers de fenêtres-écrans qui ont en somme inauguré ma carrière de voyeur internaute cliquant sur le site WorldWideWebcam.com et regardant l'inconcevable, l'impensable platitude de l'Exhibition mondialisée.  

    Seidl2.JPGD’un clic j’accède à ta bonne lettre, mon bien cher. D’un autre clic j’accède à toutes les images que toi et tes compères avez grappillées au long de votre périple.  D'un clic je balance entre Hitler et le Christ. À ce propos tu devrais regarder le film Import/Export d’Ulrich Seidl, un garçon sérieux qui voit de la beauté jusque dans la pire laideur. Il y est question, notamment, d’une jeune femme qui fuit l’enfer industriel ukrainien où sa mère va rester à s’occuper de son enfant « naturel », tandis qu’elle cherche un job en Autriche. Son premier point de chute est une espèce d’immense loft subdivisé en « salons » dans lesquels des filles, larguées comme elle, s’agitent devant des oeilletons de webcams dont on entend les clients-voyeurs vociférer des quatre coins du monde. Peep-show mondial. Il faut regarder ça attentivement et y réfléchir, même si ça ne dure que trois minutes dans le film. Ce n’est pas, évidemment, toute la réalité, mais c’est un aspect de l’irréalité réelle du virtuel qui tisse le « roman » d’aujourd’hui. 

    Isba13.jpgÀ part quoi la vie bonne continue. Un SMS et tu peux dire à tes enfants que tu les aimes, qui te répondent dans la minute. L’Abbaye de Thélème est partout. L’isba en est une succursale qui s’ouvrira bientôt avec 12.000 livres, une table à écrire, une bouteille de rouge, une autre de Turka Cola, des sèches pour ceux qui sèchent les Conseils du Médecin, un lit, un pot de chambre sous le lit qui se rince à la cascade - sinon toute une forêt pour la petite et la grande commission. Rousseau eût kiffé l’écart. On t’y attend, chenapan…

     Con un abbraccio, Jls

  • Le franc-tireur engagé

     

    Rencontre avec Hugo Loetscher

    Lorsqu'on demande à Hugo Loestcher en quel animal il lui plairait de se réincarner, il répond avec malice que la position du Steinbock, dont le mot désigne à la fois, en allemand, son signe zodiacal du Capricorne (il est né à Zurich le 22 décembre 1929) et ce leste et robuste guetteur des cimes que nous appelons bouquetin, lui conviendrait assez. Solitaire et cependant solidaire du troupeau: tel est de fait l'auteur du Déserteur engagé, portrait magistral d'un héros de notre temps qui lutte pour s'immuniser contre toute forme d'asservissement social ou mental. Sans doute son extraction familiale modeste (son père, ouvrier, a connu le chômage dans les années trente) explique-t-elle le sens des réalités concrètes manifesté par le journaliste et l'écrivain, que ses études à l'étranger (notamment à Paris, d'où il tient son admirable maîtrise de notre langue) et ses multiples voyages (surtout en Amérique latine) ont exercé au «décentrage» critique. Contestataire non dogmatique, Hugo Loetscher fut l'un des premiers à s'intéresser au sort du tiers monde sans en faire un fonds de commerce idéologique. Tous azimuts, ses positions se distinguent par leur mélange d'ouverture critique et de clairvoyance constructive. La clarté d'esprit, l'érudition joyeuse et l'humour, qui n'excluent pas la profondeur, imprègnent également l'oeuvre de ce bon génie de la Cité.


    - Hugo Loetscher, après les votations concernant la Lex Friedrich, on a parlé d'une cassure dramatique entre Alémaniques et Romands. Qu'en pensez-vous ?
    - Ce résultat m'a personnellement surpris et beaucoup déçu, qui signale une véritable hostilité, dans notre pays, envers tout ce qui est étranger. Cela étant, ce résultat ne fait pas apparaître à mes yeux, un clivage particulier entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. Avec la votation sur l'Europe, on a pu voir, déjà, que la ville et la jeunesse alémanique sont aussi ouverts que les Romands. Pour moi le grand problème n'est pas un clivage entre Suisse alémanique et suisse romande, mais entre une certaine conscience de la vie moderne, qui suppose une ouverture, et la crispation traditionaliste contraire. Je suis convaincu que le résultat de cette votation n'a rien à faire avec le contenu de la loi, mais que le mot étranger a suffit à effrayer. Ce qui est grave, alors, c'est que les cantons primitifs deviennnent représentatifs de la Suisse alémanique. Par ailleurs on a observé, chez certains de nos intellectuels, et par exemple sur la question du dialecte, une tendance à revaloriser nos origines et nos sources, avec d'étranges contradictions parfois. Ainsi un Otto F. Walter qui était contre la célébation du 700e anniversaire de la Confédération, en 1991, sous prétexte que notre démocratie ne valait pas la peine d'être célébrée, a invoqué la même démocratie pour s'opposer l'année suivante à l'Europe. Il y a là un problème lié à la perception de la ville. Ce qui est curieux, c'est que les villes ont toujours joué un rôle important dans le développement de l'histoire suisse, mais que l'idéologie nationale parle toujours des paysans. Cela se vérifie même chez la plupart de nos écrivains. Je n'ai rien contre le yodel, mais je trouve absurde que cette musique devienne le symbole de l'art suisse ! Il faut combattre ces clichés traditionalistes. La Suisse est un pays industrialisé, très moderne, avec les aspects positifs et négatifs que cela comporte.
    - Pensez-vous qu'il y ait une «culture suisse» spécifique?
    - Je ne me fais pas d'illusion sur les grands élans de curisosité réciproque, mais je crois qu'il y a des éléments de conscience culturelle commune, et cela commence par la langue. Chacun de nous dispose d'une langue maternelle, mais très tôt ensuite on prend conscience qu'il y a d'autres langues. Cela instaure aussitôt une relativité par rapport à sa langue. Cette disponibilité aux autres langues est un élément déterminant de notre conscience culturelle, qui a une dimension politique. C'est une chance pour notre pays. Il y a d'ailleurs, dans ce phénomène, une valeur dont l'idéal européen devrait s'inspirer. La culture germanique n'est pas une: il y a celle des deux Allemagnes, de l'Autriche et de la Suisse alémanique. Pareil pour la francophonie. Cette conscience de la relativité de la valeur de chaque culture, et de la diversité des cultures, vaut aussi sur le plan des religions. Je suis d'une famille catholique, né dans une ville protestante devenue, par les chiffres, une communauté catholique majoritaire, etc. Je n'ai pas de grande illusions sur le fait qu'on ait envie de se connaître mutuellement, mais je crois que le respect mutuel est un fait.
    - Vous qui avez-vous beaucoup voyagé, que vous semble l'image de notre pays à l'étranger ?
    - On a passé des clichés du pays paisible et merveilleux à un autre cliché des banques et des fonds juifs. Il y a aussi des clichés à l'intérieur. Nous étions une fois les meilleurs, puis nous sommes devenus les pires. J'appelle cela du Negativjodel. De nouveau nous faisons figure d'exception. A me yeux, la phrase la plus subversive, dans ce pays, consiste à dire que nous autres Suisses sommes assez moyens, avec des vertus et des vices. Quelque fois la critique des intellectuels me paraît ridicule, tant elle est manichéenne et bien pensante. Ce que je défends, pour ma part, c'est l'idée de la démocratisation de la démocratie. Il n'y a pas une démocratie suisse tombée du ciel, mais une évolution vers plus de démocratie. Depuis quand la démocratie existe-t-elle pour les femmes ? Une vingtaine d'années. Rappelez vous que Gottfried Keller, ce démocrate libéral, était encore contre le droit de vote à tous. La reconnaissance des quatre langues est aussi récente. Les lois en matière de sexualité et la neutralité ausi font partie d'un processus historique. Quand on réalise qu'au lieu d'une démocratie fixe, ce qu'on appelle démocratie a toujours dû se redéfinir sans cesse, on ne peut pas être si choqué de la situation actuelle. Le fédéralisme d'aujourd'hui doit évoluer, devenir peut-être plus régional et s'adapter à un autre fédéralisme plus large de niveau européen.

    - Pensez-vous que les crispations actuelles vont se radicaliser, ou êtes-vous plutôt optimistes ?
    - J'ai assez confiance en la tendance majoritaire ouverte de la jeunesse, même s'il y a aussi des jeunes parmi les traditionalistes et les racistes. Si la jeunesse est plus ouverte, ce n'est pas parce qu'elle est intrinsèquement bonne, ou plus humaniste que les aînés, mais parce qu'elle vit les mêmes problèmes qu'à l'étranger. La culture s'est internationalisée, et je crois qu'il y a une force des choses. Je ne crains pas qu'on reste indéfiniment dans son coin, mais qu'on perde maintenant des acquis en ne sortant pas de son coin. Ce qui me semble significatif, c'est que les questions les plus importantes ne sont plus à discuter en fonction de positions de partis. Le grand changement a été la chute du mur. Mais le mur était tombé depuis longtemps dans la tête des gens. Je n'ai pas fait des études littéraires mais des études de philosophie politique.

    - Vous tenez-vous pour un auteur engagé ?

    - La notion d'engagement est évidemment importante pour moi, marquée par l'époque de Sartre. Le premier livre dans lequel j'aie entrevue ma propre éthique est un sermon d'un jésuite du XVIIe, Antonio Vieira, un grand styliste. C'est un sermon de Saint Antoine aux poissons, contre les colonialiste portugais. Et dans ce sermon il dit que c'est un grand scandale que les poissons se mangent entre eux. Et c'est un scandale plus grand encore que les plus grands mangent les plus petits. Le contraire serait moins scandaleux, parce qu'un grand suffirait à nouri beaucoup de petits. J'ai écrit un long essai en introduction à la réédition de ce texte. J'ai relevé d'une part sa moralité, et son style. Dans les années soixante, il suffisait souvent d'avoir une bonne idée, un beau message pour faire de la mauvaise littérature. On m'a beaucoup attaqué parce que j'ai osé dire, à l'époque de la guerre du Vietnam, que les poètes tuaient les Vietcongs une deuxième fois par leur mauvaise littérature. J'étais contre cette guerre, au demeurant. Vieira me semblait donc combiner l'éthique et le grand style. Pour moi, je crois qu'il y a un moment moral dans le style même. C'est pourquoi j'étais très actif dans les associations d'écrivains. 
    - Quelle fut votre position par rapport au marxisme ?
    - Les écrits critiques du jeune Marx ont été très importants pour moi, Mais jamais l'explication de l'histoire comme une détermination à 100%. Et puis la naïveté académique et l'incompétence des pouvoirs marxistes m'a sidéré, notamment à Cuba et au Chili. Je me rappelle Cuba: l'agriculture y était une catatstrophe, du fait des choix de Castro plus que des Américains. Mêmne chose au Chili. Si Marx m'a apporté quelque chose, c'est dans l'attention qu'il a porté aux mécanismes économique et aux situations concrètes.

    - Quelles relations avez-vous entretenu avec Frisch et Dürrenmatt ?
    - J'ai été très ami avec Dürenmatt, et il était évidemment difficile de l'être des deux. Frisch avait des disciples. Quand il est mort, il s'est posé la question de savoir qui allait le remplacer. Qui deviendrait LA conscience ? Moi je n'avais pas le don d'être un disciple. Dürrenmatt était une espèce de roi, chez lequel il y avait du bon roi. Les discussons avec lui portaient le plus souvent sur le métier ou sur des choses concrètes. Dans les discussions, il n'était pas dogmatique mais sensible à la nuance. A un moment donné, il était très chic d'être contre Israël, et très compliqué de soutenir l'exisence d'israël tout en contestant la politique extérieur d'Israël... Nous relevions, Dürrenmatt et moi, ce genre de défis...
    - Pensez-vous qu'un écrivain puisse tout dire ?
    - Si j'écris un texte littéraire et que je parle de notre religion, je n'hésiterai pas à dire tout ce que je pense. J'hésiterai en revanche à l'égard d'autres religione, que je ne connaîtrais pas aussi bien, crainte de juger de trop haut. Il faut prendre position contre les totalitarismes, de quelque couleurs qu'ils soient. Comme je vous l'ai déjà dit, le clivage entre gauche et droite n'est plus significatif, tandis que le clivage s'accentue entre pluralistes et totalitaires. Avec les fondamentalistes qui me répondent par des bombes, je ne peux parler. Ce qui compte est qu'on puisse discuter. C'est cela qui compte. En ce qui concerne un Rushdie, l'incitation au meurtre m'a paru inadmissible. Je puis comprendre, cela étant, qu'on hésite à publier certains textes, même si je suis contre l'index catholique et sa nouvelle forme actuelle de la political correctness, qui attaque Mark Twain pour son prétendu racisme. Mais Sophocle n'a rien dit contre l'esclavage, rendez-vos compte... Tout serait donc  à réexaminer ? Que dirais-je, pour ma part, si ma maison d'édition projetait de publier Mein Kampf ? Et-ce que je l'accepterais ? Je ne crois pas. Pourtant je ne suis pas opposé à la publication de Mein Kampf.  Est-ce que la démocratie n'a pas à être démocratique au point de permettre cette lecture pour sa valeur documentaire ?

    - Comment faites-vous la différence entre particularisme et nationalisme ?
    - Dans le cas individuel, autant que dans une communauté, on ne se connaît que par les autre. C'est assez nouveau que la Suisse doive se définir comme Suisse. La Suisse doit se redéfinir par rapport à l'Europe. L'identité ne se définit pas dans une commission parlementaire ou une révue littéraire  Ce que je trouve intéressant, c'est d'envisager le rapport avec tous ceux qui nous entourent et par delà: la France, le Danemark, le protestantisme, etc. J'ai pour ma part, toujours eu un problème avec ce concept de l'identité. Il n'y a que les morts qui aient une identité définie 100%. mais si je prends mon existence, je suis Suisse, Alémanique, pratiquant de la langue allemande, influencé par l'autrichien Robert Musil et le Français d'Algérie Albert Camus. Comme intellectuel, je m'entends peut-être mieux avec un Brésilien qu'avec mon voisin de bistrot. Il y a donc toujours un système de relations et un lieu géométrique. C'est pourquoi je n'aime pas la guerre: parce que la guerre, c'est l'identité totale, fixée par l'uniforme, qui me cache l'être humain. Dans les idéologies c'est pareil, les autres sont réduits à tel ou tel type. Dans mes romans, ce qui m'importe est de raconter une situation: qu'il s'agisse du Brésil ou de la Californie. Ce n'est jamais l'individu comme tel qui m'intéresse, mais l'individu dans ses relations. Dans mon dernier roman, le jeune héros est considéré dans ses relations avec la société vue comme un théâtre.
    - Qu'en est-il alors de vos relations avec la gent animale ?
    - Il y a d'abord le roman consacré à Noé. Les animaux y jouent un certain rôle. Ils sont représenatifs de la Création. Ils puent, ils font du bruit. Et là, Noé dit: je ne sais pas où est la vie. Je vais donc sauver la possibilité de la vie. Dans ces histoires, le point de départ étaint purement littéraire. Je voulais écrire des fables. Et c'était clair que des fables modernes devaient intégrer le repoussoir de la société humaine. On parle des animaux dans des situatons crées par l'homme. Ensuite j'ai voulu une écrire une postface, et cela a donné un livre plus important que La mouche et la soupe. Ainsi Le coq prêcheur a-t-il été publié avant... J'étais fasciné par l'idée de ce bestiaire. Cela revenait à considérer l'unité de la condition humaine. Ces fables m'ont imposé une grande documentation. Si vous écrivez d'une manière méticuleuse, exate, vous arrivez à une sorte de surréalisme.
    - Vous qui dites détester les superlatifs, quels rapports entretenez-vous avec l'Absolu ?
    - Il y a un an, on m'a invité à faire un sermon dans le cadre d'un séminaire. Là, j'ai évoqué l'aspect religieux de quelques livres. Les Egouts c'est le problème du mal qui entre dans le monde. Je suis contre la pureté: je suis pour la canalisation. Hanna Arendt dit qu'elle est très intéressée par le péché dans la politique. Noé, pour moi, c'était l'homme le plus riche, qui comprend qu'un autre pourrait être à sa place. Noé devient juste quand il devient son propre remplaçant. Une phrase magnifique de la Bible dit que celui qui se perd se sauve. Dans les papiers du Déserteur engagé, il y a la définition du Dieu d'Immun. Pour Immun, personne ne peut supporter le monde ou la réalité en tant que telle. Alors il faut avoir une conscience qui est ouverte à tout et qi est prête à supporter cete totalité. Or il est vrai qu'un seul nom convient à cette conscience, qui est Dieu, lequel n'a rien d'un dieu d'église. Il y a là comme une ironie supérieure, dans ce Dieu dont la fonction serait de supporter sa propre création... Cette dimension m'a toujours intéressé. Dans mes études, en outre, j'ai toujours été intrigué par le thème de l'absurdité. Avec Dürrenmatt, j'en ai beaucoup parlé. L'absurdité survient quand il n'y a plus de sens (Sinnlos), mais un sens ouvert (Sinnfrei). La religion est-elle divisible ? Si vraiment Dieu est l'absolu, je ne peux permettre aux autres d'avoir un autre Dieu... Mais il y a un moment inexplicable dans la vie humaine: on peut dire beaucoup de choses d'un individu, pourtant il y a toujours un «reste». Peut-être est-ce notre secret ? La grande contradiction de l'homme, c'est de savoir qu'il est mortel et de vivre comme s'il était immortel...

    L'oeuvre de Hugo Loetscher est publiée aux éditions Diogenes. Plusieurs de ses romans et essais ont été traduits chez Fayard. Cet entretien date de son vivant.

    Le portrait de Loetscher (mal) reproduit ici est l'oeuvre de Varlin.

  • Ceux qui se ressourcent

    recensement



    Celui qui reconnaît que tout est parfait dans l'espace Wellness de l'Hotel Romantik Julen de Zermatt et qui angoisse d'autant plus grave / Celle qui acquiert avec confiance le package Poids (sauge, verveine, citronnelle, chiendent, feuilles de bigaradier) drainant, reminéralisant et détoxiquant / Ceux qui sourient sans discontinuer aux séances d’aquagym / Celui qui rassemble ses forces avecun massage relâchant (sic) et un bain de foin des montagnes de Zermatt / Celle qui consacre quatre heures à The Ultimate comprenant le Body Scrub, le Vitamine Body Wrap, le Tailor Made Massage, l'Organic Facial et la Manicure & Pedicure de l'Espace Wellness du Romantic Julen de Zermatt pour la sommeforfaitaire de 525 francs suisses / Celui qui estime qu’un pot de gelée royale vaut le prix d’un Evangile relié plein cuir / Celle qui découvre enfin la pressothérapie après deux divorces épuisants quoique rémunérateurs / Ceux qui parlent russe dans le jacuzzi / Celui qui a appris à distinguer le bigaradier coupe-faim de l’oranger ordinaire traité aux produits chimiques / Celle qui va se fumer une pipe de tabac hollandais sur la terrasse enneigée après que son amie Rosemonde lui a clairement fait des remarques sur son surpoids et ses humeurs de sanglier / Ceux qui se repassent la vidéo de l’exécution de Saddam en attendant l’heure de leur traitement botulique / Celui qui lit Eschyle dans l’Espace Wellness du *** / Celle qui remarque que ce qui manque à l'Espace Wellness du **** est une enceinte de barbelés et des miradors pour surveiller ceux qui refusent de se relaxer / Ceux qui ne sont pas loin de penser que le watsu est la grande conquête de la nouvelle culture japonaise / Celui qui se fait expliquer l’origine du shiatsu par le Japonais aux long cheveux qui lui a emprunté Le Tapin (c’est ainsi qu’il appelle le journal Le Matin) / Celle qui explique à la petite amie du Japonais aux longs cheveux que la raclette ne se déguste pas avec de la bière / Ceux qui passent des heures dans la salle de repos panoramique à s’efforcer de ne penser à rien sans y parvenir nom de Dieu / Celui qui se demande comment son chien Snoopy réagirait à la cure de relaxation Reiki plusieurs fois millénaire / Celle qui recommande le traitement à la pierre volcanique aux Hollandais qui lui ont révélé les vertus du massage pédimaniluve / Ceux qui estiment que les employés du Focus Julen ne devraient pas faire usage des  nettoyeuses Karcher aux abords des bassins en plein air à cause des gaz polluants et d’une nuisance phonique pas possible / Celui qui se paie une teinture de sourcils pour se donner plus de chances auprès du jeune Chilien Pablo Escudo dont il apprécie les interprétations au pianola / Celle qui pète les plombs dans le hammam / Ceux qui déclarent que la cure de détente totale Nirvana à 75 francs les 30 minutes ne vaut pas la caresse gratos des buses d'eau, etc.

    Image: Leonor Fini

  • Aux Fruits d'or

     

    Barbare.JPGJ’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa librairie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’avait appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le Maître n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les cafards ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.  

     

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

     

     

  • Ceux qui ne font que passer

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    Celui que les romans noirs revigorent / Celle qu’on a rajeuni pour la vendre / Ceux qui ont un puits de larmes au fond de leur arrière-cour / Celui qui revient au pays sans en revenir / Celle qui (dit-elle) met un caleçon à sa langue / Ceux qui votent sans le savoir / Celui qui en a tant bavé qu’il accueille le nouveau jour comme une grâce / Celle qui n’aime pas les sentiments petits petits / Ceux qui font la nuance entre le ndolo et la doulou /Celle qui a le ndolo du soir / Ceux qui se taisent en silence tant les poigne le mal du (mauvais) pays / Celui qui vacille au bord de son propre abîme / Celle qui a la force des accablés / Ceux qui ont une façon particulière de plisser les yeux en vous regardant / Celui qui dit n’avoir pas une grande estime de soi et que les autres apprécient d’autant plus / Celle qui se méfie de ceux qui agissent façon façon / Ceux qui alimentent les commérages avec alacrité / Celui qui sait que le temps est un censeur plus sévère que la morale / Celle qui a la mélancolie évidente des inconcevables derniers jours / Ceux qui préfèent vivre seuls à deux / Celui qui se reproche de ne plus perdre la tête pour si peu de chose / Celle qui ressort son petit chapeau à fleurs pour faire un tour au tea-room/ Ceux qui sont attentifs aux jugements formulés par les très vieilles personnes avec la liberté cinglante de ces âges / Celui qui est devenu complètement sincère en évitant cependant le choc des natures / Celle que son âge acquitte du délit d’opinion / Ceux qui évitent les bagarres de drogués autant que les sermons de planqués, etc.


    Image : Dans le métro. Huile sur toile de Thierry Vernet.

  • Back zapping 2011

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    33 films du Festival de Locarno à se repasser les yeux fermés…

     

    Amarcord, de Federico Fellini. Italie, 1973. Piazza Grande. Dans la foulée du bel hommage de la Cinémathèque suisse au Maestro, programmer ce chef-d’œuvre de poésie et de faconde malicieuse à l’italienne, en préambule à l’édition 2011 du Festival de Locarno, ravit d’autant plus que la projection sur la Piazza était ouverte à tous par entrée gratuite. Rien de gratuit évidemment dans cette merveilleuse chronique des  années d’enfance et de jeunesse de Federico Fellini, qui suit et précède à la fois (dans les deux temps de la filmographie et des l’Histoire) le non moins moins mémorable Vitelloni. *****

     

    Locarnokit14.jpegSuper 8, de J.J. Adams. Film d’ouverture. USA, 2011. Piazza Grande.

    Déclaré « blockbuster de l’été », ce film de kids pour kids de tous âges  a pas mal de charme, surtout  dans sa première partie, évoquant les années de l’après-guerre américain avec une foison de détails pittoresques. La mise en abyme du film dans le film est également plaisante, qui voit une bande d’ados « recycler » un événement réel (un accident ferroviaire mahousse) dans le film en Super 8 qu’ils sont en train de tourner, basculant bientôt dans la SF à la Spielberg. **     

    LocarnoKit1.jpegBeirut Hotel, de Danielle Arbid. France/Liban, 2011. Compétition internationale.

    Zoha, chanteuse libanaise (Darine Hamzé), lasse des épaisseurs de son conjoint, rêve du prince charmant « sur un volcan », ce Beyrouth d’après la guerre où débarque un avocat d’affaires français (Charles Berling) plus ou moins soupçonné d’espionnage. La relation, essentiellement charnelle et passagère pour celui-ci, frustre évidemment la belle, mais l’intérêt du film tient surtout au climat de menace et de confusion qui règne toujours sur la ville. Le scénario, un peu lâche dans son développement dramatique, et le dialogue, assez plat, limitent la qualité de la chose. **     

     

    Bez sniegu (sans neige), de Magnus von Horn. CouLocarnokit18.jpegrt métrage. Pologne, 2011. Compétition Léopards de demain.

    En Suède profonde, l’hiver, un groupe d’ados fous de motos et se cherchant sexuellement parlant, trouvent un bouc émissaire en la personne du plus fragile, épileptique et doué en composition, bref sûrement « pédé »... Climat « scènes de chasse » pour cette évocation sensible et puissante à la fois, finissant en tragédie. ***

     

    Locarnokit189.jpegRespect, de Benoît Forgeard. Court métrage. France, 2011. Compétition Léopards de demain.

    Satire assez carabinée, voire grinçante que cette histoire loufoque d’un barbu vivant en couple avec l’ours en peluche géant Flippy, vedette des céréales Flip’s. L’apparition du fils de Matthieu, également accro aux sex toys de remplacement, va pousser le père à l’exécution de Flippy, en somme réjouissante. Question cinéma, ça l’est un peu moins... *

    Locarnokit20.jpegVoisins, de Josh Levinsky. Court métrage. UK, 2011. Léopards de demain.

    Un humour singulier marque les relations pugilistiques (en anglais dans le texte) du protagoniste et de son voisin, qui se rencontrent tous les jours comme sur un ring ou un tatami, en aussi dansant et violent. Il y a comme un brin de perversté dans cet affrontement de mâles narcissiques, jusqu’au jour où l’un déménage. Mais les paires sont à transformations, comme les bras cassés se plâtrent. Filmage black and white de comique vintage. **    

      Locarnokit21.jpegT’as une histoire ?, de Dario Jurican. Court métrage. Croatie, 2010. Léopards de demain.

    Dans le genre érotico-satirique, cet aperçu d’une scène chaude virant du soft porno au hard psycho vaut son pesant d’ironie acide. L’on y voit l’amante raconter, à la demande de l’amant en mal de stiumlation, l’histoire la plus salace de son répertoire, après quoi, les rôles dûment échangés, l’amant provoque une crise de jalousie hystérique de l’amante en brodant sur une anecdote impliquant un ours. Alertée par l'amante, la mère de l'amant menace de rappliquer ! Très bon climat et perfomance appréciable des deux acteurs, sur un canevas narratif bien ressaisi par le filmage. **  

    Locarnokit8.jpegUn amour de jeunesse, de Mia Hansen-Love. France/Allemagne, 2010. Compétition internationale.

    La réalisatrice capte merveilleusement les composantes de cet amour irradiant la jeunesse fraîche et joyeuse à quoi participent les corps et les visages de Camille (Lola Creton, tout à fait remarquable) et Sullivan (Sebastian Urzendovsky, non moins vibant de présence). Dans la foulée, l’arrachement consécutif au départ de Sullivan impatient de « grandir », et seul, en Amérique du Sud, sa disparition progressive et la détresse croissante de Camille, est également exprimé avec intensité et justesse. Le film perd un peu de sa tension et de sa cohésion dramatique au fil de l’évolution de Camille, jamais vraiment guérie du départ de Sullivan. Reste un bel ouvrage plein de sensibilité, avec de très beaux cadrages et une fluidité narrative qui fait «chanter les plans », si l’on ose dire. Le jury de la compétition internationale a accordé une mention spéciale à ce film ***

    Headhunters, de Morten Tyldum.

    Norvège/Danemark/Allemagne, 2011. Piazza Grande.

    Tiré de Chasseurs de tête, thriller très noir de Jo Nesbo, ce film, qui reste assez proche du roman, rend pas mal le contraste des deux protagonistes masculins : Roger le chasseur de têtes qui se croit à la coule dans le milieu de l'art où sa femme Diana (Synnove Macody Lund) étincèle, et Clas Greve le « tueur »  qu'il engage au top sans se rendre compte que cela va se retourner contre lui. Si le livre prend réellement aux tripes, le film relève  de la fabrication très efficace, sans plus. **

    Locarno1122.jpegHell, de Tim Fehlbaum. Allemagne/Suisse, 2011. Piazza Grande.

    Dans le genre très largement représenté aujourd'hui des films d'après le déluge nucléaire, les clichés redondants font souvent florès. Fuite dans les décombres de quelques âmes pures, lutte pour la survie, menace latente de bandes sauvages ou même cannibales : c'était aussi le canevas du magnifique roman de Cormac McCarthy intitulé La Route, adapté au cinéma par John Hillcoat.  Or le premier « long » de Tim Fehlbaum réinvestit le thème post-apocalyptique avec la même force poétique et la même quête de rédemption, jusqu'à la scène finale du salut matérialisé par l'eau de source, qui pourrait illustrer la fable de McCarthy. À relever la belle maîtrise de la mise en scène, la solidité du scénario (co-écrit par Thomas Wöbke), l'originalité de l'image de Markus Förderer aux sfumati à la Sokourov, et aussi la qualité de l'intrerprétation, notamment de la jeune Hannah Herzsprung (Marie) et d'Angela Winkler. Un talent prometteur du cinéma suisse. ***

     

    Locarnokit22.jpegTahrir, de Stefano Savona. Italie, 2011. Chronique documentaire.

    Au fil d'une montée en puissance magnifiquement restituée par l'image et l'effet choral des témoignages privilégiant quelques protagonistes des deux sexes, le réalisateur italien nous fait revivre, comme en immersion, du dedans et avec une proximité quasi intimiste dans le maëlstrom de la foule, les journées et les nuits cruciales qui ont abouti à la chute du Raïs égyptien. L'an dernier déjà, avec Piombo fuso, Stefano Savona avait réussi cet exploit de donner une force dramaturgique, et même une saisissante « beauté », à une chronique également explicite en matière politique. Ici, l'espoir et les menaces planant sur la  révolution égyptienne sont éclairés par la dialectique des prises de parole autant que par le  travail de cinéma . ****

     

    Melgar55.jpegVol spécial, de Fernand Melgar. Suisse, 2011. Documentaire.  Compétition internationale.

    Après La Forteresse, qui évoquait l'épreuve vécue par les requérants d'asile dans un centre d'accueil, à leur entrée en Suisse, Fernand Melgar documente l'autre extrémité du transit des sans-papiers, au centre de détention administrative de Frambois, près de Genève, préludant aux vols spéciaux de retour dans les divers pays d'origine des demandeurs déboutés. Avec autant d'honnêteté que de clarté dans l'exposition des faits -  humainement révoltants en ce qui concerne les conditions matérielle dans lesquelles les vols spéciaux se déroulent -, ce film échappe à toute forme de démagogie, autant qu'à la seule anecdote journalistique. Comme un Jean-Stéphane Bron, Fernand Melgar parvient à donner une intensité émotionnelle rare à son observation des destinées individuelles, et l'objet qui en résulte honore aussi, du pointd de vue de la forme, ce qu'on appelle le cinéma du réel. ****

    Hashoter (Le policier) de Nadav Lapid. Drame social. Israël, 2011. Compétition internationale.

    Locarnokit3.jpegLa première partie de ce film du jeune réalisateur israélien est excellente, qui brosse le portrait de groupe d'un unité d'élite de la police spécialisée dans la répression du terrorisme arabe. Au premier rang : un flic fringant sur le point de devenir père et qu'inquiète la tumeur d'un de ses collègues. Avec une pointe d'ironie, cette entrée en matière touche par la justesse nuancée du trait. Sur quoi le film bifurque sur la présentation de quelques jeunes révoltés qu'on dirait sortis du Grand soir de Reusser, aussi naïfs qu'exaltés, qui se lancent dans une prise d'otages de haute volée, mais à vrai dire peu crédible dans sa modulation dramatique, le scénario et les dialogues péchant tout de même.  Le film est cependant intéressant par sa thématique, touchant à une faille de la société israélienne contemporaine: la pauvreté que dénoncent les jeunes militants, et par le fait que des policiers israéliens soient contraints de retourner leurs armes contre de jeunes compatriotes. À cet égard, la dernière séquence durant laquelle le regard du jeune flic s'attarde sur la révolutionnaire abattue, en dit très long. Le prix spécial du jury a récompensé ce premier long métrage de Nadav Lapid.   ***

    Locarnokit11.jpegCow-boy s & Aliens, de Jon Favreau. Western SF. USA, 2011. Piazza Grande.

    Comme il en va de Super 8, cette espèce de grande BD combinant les stéréotypes du western classique et des films de science fiction dégage un certain charme dans sa mise en place, avec son bled typique à saloon et ses magnifiques paysages; et la greffe avec le monde des aliens peut amuser aussi. Cela ne compense pas pour autant la vacuité des personnages, si l'on excepte le plus puant d'entre eux, incarné par Harrison Ford, dont la psychologie de vieux briscard désabusé atteint un semblant de relief.  Quant à l'idéologie consistant à identifier l'Alien au Mal venu d'ailleurs, elle s'inscrit dans le droit fil d'une «pensée» américaine qui justifie d'autant plus la violence que l'étranger, en l'occurrence, est venu pomper l'or des pionniers... **

    Brigadoon, de Vincente Minelli. Comédie musicale. Etats-Unis, 1954. Rétrospective Minelli.

    Brigadoon, merveilleux village d'une Ecosse de conte, est le lieu du bonheur par excellence, où l'on n'arrive jamais que par l'imagination et que l'on ne quitte pas si l'on y est né, au risque de voir l'illusion se dissiper. Surgi du décor peint le plus délcieusement kitsch qui se puisse concevoir, Brigadoon est aussi le lieu par excellence de la fiction et de l'art, du faux qui devient vrai par la magie de l'art, du mensonge poétique qui tisse une autre réalité, comme chez Flaubert ou Proust, maîtres avérés de Minelli. Voir ou revoir Brigadoon sur grand écran, où le Cinémascope fait rutiler ses couleurs, est un vrai bonheur que la reprise prochaine de la rétrospective de Locarno, à la Cinémathèque suisse, à Lausanne, permettra de revivre encore. *****

    Locarno1164.jpegNuvem - le poisson-lune, de Basil Da Cunha. Court métrage. Appellations suisses, 2011.

    Nuvem, Nuage, jeune homme errant dans un bidonville de Lisbonne, est l'incarnation du rêveur solitaire que tous rejettent, qu'il s'agisse de la serveuse de café pour laquelle il en pince, des joueurs de cartes du même café, de sa mère qui lui reproche sa paresse ou des habitants du bidonville qu'il défie à sa façon. Naïf et candide, il croit ceux qui lui jurent que seul un poisson-lune lui vaudra les faveurs de sa belle, mais sa quête a aussi valeur de parcours initiatique. Tenant de la fable et du poème, ce nouveau court métrage dense et très maîtrisé de Basil Da Cunha, après le déjà très remarquable À Côté, inscrit ce jeune cinéaste suisse (26 ans)  d'origine portugaise au premier rang des nouveaux réalisateurs à suivre. ***

    Locarno1175.jpgToulouse, de Lionel Baier. Road-movie. Suisse, 2010. Appellations suisses.

    Né d'un projet d'atelier de création collective avec la troupe d'amateurs de La Dentcreuze, à Aubonne, ce film s'inscrit assez naturellement, par réappropriation personnelle à forte densité poétique, dans la suite des courts et longs métrages du plus « artiste » des réalisateurs romands, dans la filiation d'un Michel Soutter. L'argument narratif du film, tenant à l'échappée d'une jeune femme (prénom Cécile, et interprétée par Julie Parazzini) désireuse de protéger sa fille Marion (Alexandra Angiolini) de la  passion dangereuse de son ami, est fragile, mais une histoire cohérente se construit bel et bien au fil de de la fugue, prétexte à de nombreuses digressions, rencontres, retours de mémoire, à travers des paysages magnifiés par le regard de l'auteur et de son cameraman, Bastien Bösiger. Après Low Cost, découvert l'an dernier à Locarno, Toulouse séduit non sans nous impatienter à l'idée d'un film de plus d'ambition où le grand talent de Baier se déployerait plus largement. ***

    Locarnokit10.jpegBachir Lazhar, de Philippe Falardeau. Comédie. Québec, 2011. Piazza Grande.

    À la suite du suicide d'une jeune enseignante, qui s'est pendue dans sa classe d'une école privée de Montréal, Bachir Lazhar, requérant d'asile algérien, se pointe à ladite école pour proposer ses services. Ceux-ci donnent satisfaction en dépit de méthodes surannées de ce drôle de prof, dont la femme écrivain engagée a été victime d'un incendie criminel, lequel a poussé Bachir à se réfugier au Canada. Sur la base d'un monologue de théâtre, Philippe Falardeau a complètement reconstruit ce drame à deux faces, dans lequel les enfants jouent un rôle aussi important que le protagoniste. Le mensonge de Bachir (qui n'a jamais été enseignant en réalité) et le jeu subtil et complexe qui se joue entre lui, les enfants, les parents de ceux-ci et les autres enseignants, donne à ce film d'émotion une résonance très singulière, non convenue en dépit des apparences et pas seulement parce qu'il bat en brèche le politiquement correct. Dès sa projection, très applaudie, la probabilité d'un Prix du public semblait s'imposer, confirmée au palmarès. ****

    Locarnokit45.jpegAbrir puertas y ventanas, de Milagros Mumenthaler. Comédie. Argentine/Suisse, 2011. Compétition internationale.

    Premier long métrage de Milagros Mumenthaler, née en Argentine mais ayant accompli ses premières écoles en Suisse avant de retourner à Buenas Aires étudier le cinéma, ce film évoque, avec beaucoup de sensibilité et de finessem les relations douces acides entre trois soeurs orphelines qui se retrouvent dans la maison familiale après la mort de la grand-mère qui les a élevées. À touches légères et très précises à la fois, jouant sur les contrastes vifs entre Marina l'étudiante responsable, Sofia toute portée sur son look et le bien-être matériel, et Violeta l'artiste et la passionnée du trio, la réalisatrice maintient une tension constante alors que tout se déroule dans une sorte de parenthèse existentielle. Quant aux traits psychologiques, on retrouve la justesse de regard d'Andrea Staka, dans La jeune fille, dans un ton plus intimiste. Le léopard d'or est revenu à ce beau film, fragile mais  assurément prometteur. ***

    Locarnokit15.jpegRomance, de Georges Schwizgebel. Film d'animation. Suisse, 2011. Piazza Grande.

    Virtuose autant qu'à l'ordinaire, Schwizgebel nous revient avec une variation picturale sur une sonate de Rachmaninov unterprétée par sa propre fille. À relever d'abord le crayonné du début du film, qui aiguise la sensation de spontanéité très rapide de l'action, évoquant le rêve d'un personnage endormi dans un avion, dont la belle voisine va le suivre et le rejoindre au dédale des désirs. Cela dure 7 minutes, 7 minutes de grâce - un peu volatile au demeurant. **

     

    Locarnokit26.jpegThe Funeral, d'Abel Ferrara. Comédie noire. USA, 1996. Hommage à Ferrara.

    Après avoir exécuté ses frangins, et plutôt deux fois qu'une, Cesarino se tire une balle dans la bouche non sans s'être exclamé, à l'adresse des femmes éplorées de la famille réunies alentour, qu'il ne pouvait tout de même pas vivre plus longtemps sans ses frères chéris. Pensées d'une logique évangélique, dans un esprit non moins logiquement dérangé,  pour une dernière scène macabre et drolatique, aussi violente et grinçante que tout ce film consacré au cycle du Mal entretenu par tradition et nécessité dans une famille bien catholique de la Maffia new yorkaise. Les questions de la folie mentale et de la grâce, autant que du mal et de la vengeance s'entrelacent dans ce film pur et dur. ****

     

    Locarnokit5.jpegMangrove, de Frédéric Choffat et Julie Gilbert. Comédie. Suisse/France, 2011. Compétition internationale.

    Ce film eût fait un court métrage parfait. Avec ses 70 minutes, sur un scénario par trop elliptique et avec un dialogue réellement insuffisant, on sent hélas le temps peser. L'argument et son développement sont à peu près crédibles, qui mettent en scène le retour, sur une plage du pacifique mexicain, d'une femme qui a vécu là un drame de sang, et son fils. Hélas, on se demande ce que fait là ce fils à peu près muet et réduit à un rôle de figuration (à l'exception de la charmante danse d'un petit crabe), et les allées et venues de la protagoniste m'auraient achevé si le film ne jouait pas, essentiellement, sur la magie nocturne d'un climat qui est celui-là même de la mangrove. Un plan enfin, le dernier, joue un sale tour à cet ouvrage qui est loin d'être sans qualités au demeurant, avec un couteau planté dans un requin mort que le spectateur peut prendre pour sa propre estocade. Aïe, mais vraiment, ce symbolisme à deux balles fait trop mal ! **

     

    Locarnokit99.jpegLe Havre, d'Aki Kaurismäki. Drame poético-social. Finlande/France/ Allemagne, 2011. Piazza Grande.

    Retour au grand cinéma d'auteur, dans le port du havre qu'on dirait repeint aux couleurs de ce peintre qu'est aussi Kaurismäki, avec des rouges à la Soutine, des verts à la Van Dongen ou à la Hopper, des bleus tendres qui s'allient naturellement avec des verts languides et des jaunes de tisanes de petites convalescences. Et ces cadrages et ces enchaînements de plans, et cette humanité des personnes incarnée sur fond d'inhumanité sociale avérée. Ah mais, Kaurismäki accorde autant d'attention fraternelle au commissaire Darroussin qu'à l'écrivain cireur de pompes Marcel Marx (André Vilms) et au petit négro immigré (Blondin Miguel), donc ça doit être un film facho pour Paulo Branco ?! Passons...

    Comme une conte d'enfance où il y a les gentils contre le méchant monde, cette fable adorable aligne les beautés (Kati Outinen, épouse de Marx frappée de maladie peut-être mortelle, en est une de haute lignée) et les bontés avec une sorte de candeur angélique qui retourne bonnement le poids du monde en chant du monde. Si j'étais critique de cinéma, je détaillerais tout ça avec les termes appropriés. Mais le public non plus n'est pas critique, et ce soir sur la Piazza on l'a senti à genoux à l'unisson, transi d'émotion. *****

    Ringo, de Yaara Sumeruk. Court métrage. USA, 2011. Léopards de demain.

    Ringo fait commerce de ses charmes auprès de ces dames, mais ce qu'il lui arrive ce jour-là le déstabilise grave. A-t-il affaire à une dingue ? En tout cas, quand cette femme qui pourrait être sa mère, au lieu de lui laisser faire son job, lui ordonne de mimer sa venue au monde, puis le traite en fils avant de le sommer de juger son père, entre autres composantes d'un jeu de rôle en crescendo, le lascar va pour se défiler, jusqu'au moment où, la femme l'ayant payé pour le simulacre, il prend tout à son compte et craque on imagine pourquoi. Genre short cut tendre acide, c'est plutôt réussi. **

    Séptimo, de Valentina Chamorro. Court métrage. Suède, 2011. Léopards de demain.

    L'évocation de cette rencontre entre deux beaux garçons, le blond et le brun, pourrait s'en tenir à une idylle délicate du rayon gay, mais d'emblée on sent qu'il y a quelque part quelquechose qui cloche du côté de Vincent, qui n'en finit pas de se raser le poil, qu'il a très dru et peut-être aussi abondant que celui du bouc ou du lion noir ? On n'en dira pas plus sur ce conte virant au fantastique à fines touches, illustrant une sorte de «différence» au carré et très maîtrisé dans sa forme. **

    Liberdade, de Gabriel Abrantes et Benjamin Crotty. Court métrage. Portugal, 2011. Léopards de demain.

    Les extérieurs saisissants de Luanda, avec ses taudis à vingt étages ouverts à tous vents, ses bords de mer aux immenses épaves de navires et son dédale de rues où court la violence la plus sauvage, constituent pour ainsi dire le premier « personnage » de cette histoire d'amour entre le jeune Angolais Liberdade et la jolie Chinoise Betty, dont on sait d'entrée de jeu que leur liaison est condamnée. Faute de scénario plus explicite, et faute aussi d'un dialogue permettant d'identifier les deux protagonistes, le film ne va pas vraiment au bout de ses intentions sûrement légitimes dans la ressaisie du métissage et ses modulations sociales et affectives. **

    Tokyo Koen, de Shinji Aoyama. Fiction psychologique. Japon, 2011. Compétition internationale.

    On pense un peu au Blow-Up d'Antonioni en suivant les chasses  photographiques de Koji, apprenti photographe , dans les jardins publics de Tokyo où il a été chargé, notamment, de filer la petite amie d'un client comme  le ferait un détective. Très élaboré, le scénario superpose les divers plans de la réalité réelle ou fantasmée, et fait se rencontrer le visible et l'invisible aux franges du fantastique, avec un contraste très nippon entre les apparences glacées et leur substrat compliqué, voire gore. Le film a impressionné le jury qui lui a accordé un léopard d'or « spécial », mais pour ma part je n'ai guère été touché. Ce doit être un manque de culture cinéphilique. Tant mieux ou tant pis ?  ***

    Saudade, de Katsuya Tomita. Fresque sociale. Japon, 2011. Compétition internationale.

    Pourquoi si long ? Voilà ce qu'on se demande après les tois heures de projection de ce film pourtant intéressant à beaucoup d'égards, et d'abord par sa façon de documenter une réalité peu connue, sur les chantiers de construction et dans la ville provinciale de Kofu où se côtoient Japonais et Brésiliens, entre autres Thaïlandais et immigrés d'autres pays. Un peu comme dans West Side Story, mais de manière beaucoup plus flottante, le récit met en scène deux communautés, japonaise d'une part et brésilienne de l'autre, qui s'expriment par le rap. Celui des Japonais est violent, politiquement agressif et même nationaliste, tandis que les Brésiliens sont plus lyriques et nostalgiques dans leur expression. Quelques personnages assez bien silhouettés, comme dans Short cuts de Rober Altman, cristallisent les thèmes du déracinement et de la dégradation des conditions de travail, de l'acculturation et des difficultés d'intégration, dans une société mondialisée aux repères flottants sur fond de consommation abrutie et de drogue. Bref, on est ici dans le docu-fiction, avec des réussites de cinéma mais décidément trop de longueurs. ***

     

    Locarnokit16.jpegSport de filles, de Patricia Lazuy. Comédie équestre. France /Allemagne, 2011. Piazza Grande.

    L'idée de montrer l'envers du milieu clinquant des courses de chevaux, avec ses tractations financières peu romantiques évidemment, était intéressante, et l'on pourrait dire que la chose est réussie dans les petites largeurs d'un téléfilm divertissant. Dans les grandes largeurs en revanche, un adjectif m'est revenu, plutôt récurrent dans la production actuelle, et précisément parce que la forme du téléfilm semble une référence, consciente ou inconsciente, quasi omniprésente - l'adjectif : paresseux. Scénar paresseux, dialogue paresseux. Les trois personnages, de la propriétaire de chevaux vacharde (Josiane Balasko), de la fille de paysan passionnée pure et dure de chevaux (Marina Hands) et de l'entraîneur de haut vol désabusé (Bruno Ganz), existent certes grâce au jeu des comédiens (un Bruno Ganz qui crève l'écran de sa présence, tout en débitant un dialogue français plutôt débile, et Marina Hands en attachante furie de très belle prestance) , mais tout ça reste carré et convenu, par trop stéréotypé, et la Piazza n'a pas vibré. **

    Locarnokit54.pngOtto e mezzo, de Federico Fellini. Film en abyme. Italie, 1963. Programmes spéciaux - hommage à Claudia Cardinale.

    Le noir et blanc est une couleur, et tout est cadeau en cet après-midi à la FEVI, avec la présence de Claudia Cardinale, la présentation de  quelques « bijoux » de pub signés par le Maestro, et la projection du chef-d'œuvre incontesté de celui-ci. Un réalisateur (Marcello Mastroianni, très nonchalamment génial de bout en bout) en crise de quarantaine aggravée, qui « déconstruit » son nouveau film au moins quinze ans avant la mode de ladite « déconstruction », des tas de femmes autour de lui plus belles les unes que les autres, de sa régulière infiniment patiente (Anouk Aimée) à sa craquante maîtresse (Sandra Milo) ou à sa muse sublime (Claudia Cardinale), et le tournage qui approche, et les souvenirs de tous les âges qui remontent, et tout ça brassé façon cinéma proustien, tout ça formellement et poétiquement maîtrisé pilpoil, tout ça bordélique et minutieusement agencé, bref c'est le bonheur et pas une ridule - et ce finale comme un générique déroulé pour toute l'œuvre de cet immense poète de cinéma qu'escorte la petite musique  popu du divin Nino Rota... *****

     

  • Ceux qui dégustent

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    Celui qui est coincé dans la file d’attente du tunnel du Gothard à bord d’un car rempli d’une trentaine de jodleurs en pleine forme / Celle qui savoure la soupe aux pois de la prison pour femmes de La Tuilière en pensant à ses cousines crevant la dalle à Yaoundé /Ceux qui se font battre au Scrabble par des bachelors sourds et muets /Celui qui essuie un grain sur son Optimist / Celle qui essuie la première goutte de sang tombée du plafond sans se douter que son voisin du dessus a été saigné grave par les dealers des Pâquis  et qu’une deuxième goutte va donc tomber sur sa table en loupe de noyer / Ceux qui endurent la colère de l’oncle puis lui font la peau pour avoir la paix en ce bel après-midi d'un 14 août à Berne la paisible / Celui qui déguste son premier émincé d’autostoppeur / Celle qui encaisse les coups de son conjoint en attendant de se disjoindre de ce con / Ceux qui laissent passer la tempête avant de lâcher un vent / Celui qui goûte les nouveaux crus de la cave de Dracula / Celle qui affirme que ses enfants adoptés lui boivent le sang / Ceux qui ont passé du socialisme réel au consumérisme surréel / Celui qui contracte un mariage blanc avec une noire aux idées rouges / Celle qui taste la vendange tardive dans le caveau qui sera muré selon ses dernières volontés / Ceux qui sont si peu  dégoûtés de goûter à tout qu’ils en chopent la goutte, etc.

     

    Image : Indermaur

  • Ceux qui se font la totale

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    Celui qui a enchaîné l’intégrale des Niebelungen et celle de l’arête de l’Aiguille Noire de Peuterey dans l’orage non moins wagnérien / Celle qui dit avoir goûté à tous les ragazzi de la Casa Matta / Ceux qui se sont tapé la rétrospective complète des films de Bette Davis jusqu’à sangloter avec elle dans All about Eve / Celui qui se repasse Le Mépris pour se faire une idée plus précise de la chose / Celle qui relit toute la série des Angélique pour assurer en amour ou en affaires / Ceux qui se refont tous les épisodes de Columbo à commencer par Le chant du cygne avec Johnny Cash / Celui qui bat le rappel de ses amantes noires pour se saouler de leur parfum / Celle qui mange les insectes qu’elle recueille au pied des baies au motif qu’eux aussi ont une âme nom de Dieu / Ceux qui se font arnaquer sur toute la ligne de coke / Celui qui a battu tous les records y compris du plus long glaviot belge / Celle qui se dit exhaustive à tous les niveaux / Ceux qui pensent à tout sauf au reste / Celui qui se dit intermittent de l'entracte / Celle qui a autant d’amants qu’il y a de jours dans la semaine y compris Dimanche qui est noir et croyant en Nyambè / Ceux qui ayant fait le tour de la Question reviennent à la case départ dont le toit de tôle prend l’eau / Celui qui se dit ouvert à toutes les solutions et finit par solutionner le Problème de la seule façon qui lui semble digne d’un réel solutionnement citoyen / Celle qui se donne tous les moyens de ses fins de mois / Ceux qui se montrent partout où il faut selon les indications de Nadine de Rotschild qu’ils n’ont jamais rencontrée sur place ainsi qu'ilsl'ont signalé à l'Agence / Celui qui fait une turbosieste dans son jet privé dont le crash le réveille avant l'heure / Celle qui remue son arrière-train dans l’arrière-tram / Ceux qui se font totalement épiler avant la crémation dans le Funeral Home top glamour, etc.

    Image: Brazil, de Terry Gilliam.

  • Sédition de la mémoire

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    À découvrir: Le magasin de curiosités, de Jean-Daniel Dupuy
    Les alluvions du Temps, comme ceux des autres grands fleuves que forment les rivières nourries par les torrents et dès les sources parfois où des fées jettent baguettes et escarboucles – les alluvions charrient des trésors que de jeunes mendiants et de vieilles antiquaires se disputent et qui finissent en petits tas le long des rues pauvres, sur les étals des foires ou dans les brocantes, les boutiques plus luxueuses, parfois même les ventes aux enchères internationales où tel angelot baroque du XVIIe se vendra des milliers de dollars après avoir été dégoté dans un bric-à-brac de Séville ou aux puces madrilènes qu’on appelle là-bas El Rastro.

    Le grand écrivain espagnol Ramon Gomez De La Serna a consacré tout un ouvrage au Rastro (paru en 1914 et réédité maintes fois, jusqu’en 2002 aux éditions Galaxia Gutenberg/Circulo de Lectores, avec les photographies de Carlos Saura) , mais c’est dans L’Homme perdu (André Dimanche, 2001) que Jean-Daniel Dupuy a trouvé le déclencheur poétique d’un roman actuellement en chantier, dont un extrait a été publié en juillet 2010 dans Le Passe-Muraille sous le titre de Noctogrammes, et d'où il a tiré un chapitre autonome pour en faire l’objet d’un livre récement paru, Le magasin de curiosités, admirablement typographié et adorné par les éditions AENCRAGES & Co de Baume-les-Dames.

    La mise en vente du Magasin de curiosités du sieur Tristan Lhomme, tenancier de la maison depuis 55 ans, et la présentation, à cette occasion, de huit de ses Lots, du numéro 021 (Matériel de tricheur) au numéro 555 (Bestiaire excentrique), est à la fois l’occasion de déployer les multiples « décors » à transformations d’un Locus Solus féerique, et de développer une suite de récits oniriques marquant le même goût « pour l’étrange et l’inédit » que les objets collectionnés, tels le « matériel de dévampirisation », les jeux de triche sophistiqués (dont la pièce à triple face), les ouvrages rares (Propriétés du vice du fameux Athanor Erdanase), et tout un fatras zoomorphique ou para-industriel (les « mécanique de peur ») qui apparaît au fil des rêves hantés par des personnages récurrents à commencer par Elle, qui s’appelle tantôt Barizza, Annayala ou Sonietcha, selon la couleur du songe ou son parfum.

    Tout cela pourrait parfois sembler gratuit, mais une intense poésie se dégage progressivement de cette rêverie à la topologie recoupant parfois celle d’Invention des autres jours (Attila, 2009), par exemple lorsqu’on franchit la rivière Suave ou qu’on se pointe à l’Hôtel Moderne. En outre un réjouissant esprit de sédition couve et court à travers le livre, contre la Force d’Occupation dont on a compris dès la première page qu’elle fonde « la réalité du monde».

    « Je collectionne de mots, des vagues de souvenirs, des fleurs sauvages et des eaux fortes, des présupposés, des phases de lune, des utopies noctures, des armes, des graines de beauté, des flacons d’ivresse, des bleuités, des susdits, des objets petits et gros », annonce Tristan Lhomme au seuil du Magasin de Curiosités qui a « fonction de contredire la réalité du monde, la soumission, l’oubli et la mort ». Et de préciser : « Archaïque architecture des songes, cette boutique n’aurait jamais dû exister : elle contrariait l’ordre des choses »

    Il y a de l’auberge espagnole dans Le magasin de curiosités, qui demande au lecteur une participation de fantaisie et d’imagination, un brin de folie aussi, de l’attention vive et le sens de l’humour sans brides. Si l’auteur fournit les résilles « dont l’unique fonction est de capturer le visible », encore faut-il un moindre effort pour déceler la part invisible du livre, interroger « la nature de la luminescence observé chez le hareng mort » ou tirer enseignement de la « constante insurrection des poissons-chats qui survivent au fond des lacs. »

    Pourquoi le commerce de l’eau est-il déclaré interdit dans la cité capitale, et que vise le mouvement insurrectionnel déclenché à l’enseigne du refoulement des ténèbres ? C’est la question que pose aussi ce livre au doux délire puissamment évocateur et parfumé (notamment par un distillateur asiate raffiné), dont les trouvailles poétiques et les images, les multiples figures narratives ou musicales et rythmiques, plastiques pour l’exercice de l’œil ou biotoniques pour celui du mental, du parapsychique ou de l’hypermnésique, font florès.

    « Tenia tan mala memoria, que un dia se olvido de que tenia mala memoria, y empezo a recordarlo todo », écrivait Ramon Gomez de La Serna. Ce que le poisson-chat traduit en ces mots avec l'aide de Sophie Kuffer: «Il avait tellement mauvaise mémoire qu’un jour il oublia qu’il avait mauvaise mémoire, et commenca de se souvenir de tout »…

    Dupuy7.jpgJean-Daniel Dupuy. Le Magasin de curiosités. AEncrages & Co, 54p.

  • Ceux qui se font du cinéma

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    Celui qui court après son ombre diluée par les spots /Celle qui accepte toujours trop d’interviews pour pouvoir en refuser assez / Ceux qui stressent à l’idée de ne pas speeder / Celui qui fait jouer son carnet d’adresses pour entrer gratos / Celle qui se réseaute all-casting /Ceux qui se font des toiles entre les lignes / Celui qui se sent moins obscur dans les salles noires / Celle qui est venue de Saint-Gall pour offrir un pain de poires typique à Ornella Muti / Ceux qui se battent au couteau au bord de la piscine genre Bigger Splash dont les eaux turquoises feront un beau contraste avec le rouge du sang giclé / Celui qui lit les chroniques de feu Serge Daney dans les vasque de la Maggia / Celle qui s’inquiète de ne pas recevoir de SMS de son fiston en camp WWF alors que sur l’écran de la Piazza les Miss se font éviscérer grave / Ceux qui se font leur propre film sans sortir de leur chambre agrandie par les effets du scotch / Celui qui se dit « en festival » comme sa secrétaire le dit « en conférence » / Celle qui reconnaît l’ex de son ami de lycée avec laquelle est parti son ex à elle après une soirée sur la Piazza Grande où se donnait La vie des autres / Ceux qui sont déçus en découvrant des penchants hitlériens au compagnon du patron du restau branché Da Renzo / Celui qui évoque ses amours à la Noémie Lvovksy qu’il aurait d’ailleurs pu rencontrer s’il en avait eu l’âge mais ça se choisit pas / Celle qui va de salle en salle sans cesser de se laver les mains entre deux / Ceux qui trouvent tout super pour ne pas regretter le prix de l’abonnement / Celui qui ne voit que les mauvais aspects des bons films / Celle qui s’affiche avec un candidat aux Léopards de demain en parlant fort pour si jamais / Ceux qui estiment que les festivaliers illustrent l’esprit grégaire typique de la société du spectacle comme l’ont bien vu un Guy Debord puis un Philippe Muray tous deux hélas décédés pour des excès d’alcool et de tabac / Celui qui aime les rituels locarnais genre lemoncino sur la Piazza ou petits dèjes à l’hôtel où l’on se raconte les films de la veille / Celle qui a vécu intensément la dernière journée de Satché dans Aujourd’hui le beau film tendre et mélancolique du Sénégalais Alain Doumis / Ceux qui se levant très tôt rencontrent au bord du lac ceux qui ne se sont pas couchés et parfois cela débouche sur une séquence aussi douce que celle de la toute fin de Festen…

    Image: une scène d'Aujourd'hui, film d'Alain Gomis.

  • Massacre sur la Piazza

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    En première mondiale, le nouveau film de Michael Steiner (Mon nom est Eugen et Grounding) combine glamour sexy et gore grinçant. La  Miss Suisse  Nadine Vinzens fait partie du casting réunissant 16 beautés…

    Le nom de Michael Steiner, réalisateur alémanique de 43 ans, s’est imposé en 2006 au premier rang du nouveau cinéma suisse. D’abord avec les chenapans à la Harry Potter de Mon nom est Eugène, plébiscité par plus de 500.000 spectateurs et gratifié du Prix du cinéma suisse à Soleure. Puis avec Grounding, mémorable docu-fiction consacré à l’effondrement de la Swissair. Six ans plus tard, après Sennentuntschi, film d’horreur combinant légende alpestre et réalité glauque, le quadra et son complice scénariste Michael Sauter poursuivent leur exploration des «genres» avec une comédie rose et noire. Entretien.     

    LocarnoSteiner2.jpeg- Quel est, Michael Steiner, le point de départ de ce nouveau film ? Pourquoi vous être intéressé aux Miss, et qu’en est-il de l’intrigue ?

    - Les concours de beauté ont quelque chose de fascinant, entre rêve et désillusion, et j’ai toujours eu un faible pour les minorités. Or il me semble qu’un réalisateur suisse doit se colleter une fois ou l’autre avec la réalité des minorités. C’est pourquoi j’ai embarqué 16 Miss sur une île, où elles vont être agressées par un tueur. Cela pose conjointement la  grave question de savoir si les Miss peuvent être sauvées de la disparition…

    - Comment avez-vous choisi les interprètes du film ? De vraies Miss figurent-elles dans le casting ?

    - Absolument: Nadine Vinzens a été Miss Suisse. Mais le casting n’a pas joué sur ce seul critère. Nous avons auditionné plus de 200 jeunes dames et notre choix ne s’est fait que sur leur talent. C’est ainsi que nous débarquons avec une brochette d’illustres inconnues, ce qui comporte évidemment un gros risque. Mais je crois à notre casting !

    - Pourquoi avez-vous choisi de tourner Das Missen Massaker en Thaïlande ?

    - Parce que l’histoire se passe sur une île exotique du nom de Gapo Guapo, dans l’atoll de Tanga. Et puis, de tous les pays du Sud-est asiatique, la Thaïlande dispose de la meilleure infrastructure pour tourner des films.

    - Comment l’équipe du film a t-elle vécu le tournage?

    - Nous avons tourné dans trois lieux différents, à l’écart des hordes de touristes, en plein milieu de la Thaïlande. Le tournage a été très éprouvant en raison du climat, mais l’entente de cette bande de Suisses parachutés au bout de nulle part a été parfaite. Ce qui est sûr, c’est que tous les participants ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour faire un bon film.

    - Cela vous a-t-il amusé, comme dans My Name is Eugen,  de jouer avec des stéréotypes et autres « clichés » ?

    - Bien entendu. Comme toutes les minorités, en Suisse, les Miss ont leurs stigmates. Et cela me plaît de jouer avec ça…

    - Y a-t-il un lien entre Sennentuntschi, votre film précédent, et celui-ci Et qu’en est-il de votre hommage à Dario Argento ? 

    - Non, il n’y a pas de lien direct entre Sennentunstchi et ce nouveau film. Das Missen Massaker est un croisement des genres de la comédie et du film d’horreur. On y trouve des citations de classiques américains et pas mal d’emprunts, aussi, au cinéma policier italien. C’est d’ailleurs à ce titre qu’une scène rend un hommage explicite à Dario Argento.

    - Est-il important pour vous d’être accueilli sur la Piazza Grande?

    - Oui, et d’autant plus que ce film, par son décor et sa thématique, représente un nouveau défi.  Je trouve excitant d’avoir un public aussi mélangé pour la première mondiale, et je suis très curieux de voir les réactions…

    Das Missen Massaker. Piazza Grande, vendredi 10 août, à 21h30. Suivi de Bonjour tristesse d’Otto Preminger.

  • Le passage du divo

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    Gael Garcia Bernal honoré sur la Piazza Grande. Où a été projeté mercredi soir le film politique No, du Chilien Paul Larrain, illustrant admirablement les équivoques de nos sociétés. Le léopard d’or se cherche encore à Locarno.  À deux jours de la conclusion, les pronostics sont incertains. Mais la compétition internationale affiche un bon niveau.

     

    Des jeunotes en folie ont accueilli mercredi soir le « divo » mexicain Gael Garcia Bernal sur la Piazza Grande archicomble, avant la projection de No, film politique mais grand public du Chilien Paul Larrain. Magnifique mise en scène, formidable interprétation de Bernal,  thème en phase parfaite avec notre époque ambiguë au possible : comment le dictateur Pinochet se fait virer par le truchement d’une campagne publicitaire. 

     

    LocarnoBrizé.jpg« Vous êtes le jury ! », scandent les affiches géantes du Prix du public, qui pourrait bien revenir à ce film. À moins que la Piazza plébiscite plutôt Quelques heures de printemps du Français Stéphane Brizé, grand moment d’émotion pure et dure, filtrée par une Hélène Vincent bouleversante et un Vincent Lindon saisissant lui aussi de vérité.

    LocarnoMobile2.jpgEt la compétition internationale dans tout ça ? Sans préjuger des décisions d’un jury de « pros » présidé par le très estimé réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, elle a réservé de belles découvertes. À commencer par Starlet du quadra américain Sean Baker, belle confrontation entre deux femmes, la vieille dame à chihuahua et Jane la jeune défoncée. Autre paire émouvante dans un film de haute sensibilité : les deux protagonmistes de Der Glanz des Tages des Autrichiens Tizza Covi et Rainer Frimmel. Ou dans un registre plus frais : les deux glandeurs, genre Vitelloni, de Mobile Home du Belge François Pirot. Du couple on passe au trio, toujours en finesse, dans Une Estonienne à Paris d’Illmaar Raag, avec Jeanne Moreau.

    LocarnoMettler.jpgCôté Suisses, le désolant pseudo-docu Image Problem de Simon Baumann et Andreas Pfiffner semble d’avance hors-course, alors que la grande fresque poético-philosophique de Peter Mettler, The End of Time, aux images splendides mais flatteuses  à la Yann Arthus Bertrand, paraît déplacée dans cette sélection…

    À l'enseigne de  Cinéastes du présent, deuxième concours international, les décisions du jury présidé par le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun seront probablement plus épineuses, dont ondoute qu’elles offrent la moindre chance au Tessinois Niccolò Castelli pour Tutti Giù. Enfin, ce qui paraît sûr est que les Léopards de demain, couronnant des courts métrages de réalisateurs prometteurs, brilleront en section internationale alors que la sélection suisse s’est fait remarquer par sa platitude.

    Au demeurant, le palmarès de Locarno, festival éminemment public brassant les âges et les langues (où les accents romands sont très présents !), ne se borne pas aux prix attribués. De Maire en Père, avec la bénédiction du Président Marco Solari, ce festival éminemment convivial reste jeune au tournant de sa 65e édition… 

  • Jeunes et lisses à la glisse

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    Le jeune cinéma suisse à Locarno, entre (trop) belle image et vacuité... 

    Tutti giù de Niccolò Castelli reflète le malaise latent d’une jeunesse lisse et qui glisse, parfois, vers l’abîme. Où la rejoignent les courts métrages indigents présentés à Locarno… 

    Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils vivent dans une société privilégiée, et pourtant il y a du malaise dans l’air. Chiara la championne de ski au joli minois (Lara Gut) n’en peut plus de voir sa mère la « gérer » comme une affaire d’avenir. Jullo (Yanick Cohades) est aussi à l’aise sur son rollerskate que dans les bras des filles, mais les médecins lui découvrent un cœur menacé d’explosion nécessitant une greffe. Quant à Edo (Nicola Perot), l’artiste farouche à capuche, il exprime sa révolte en couvrant les murs de tags avant de se faire massacrer en pleine rue pour rien, juste parce qu’il se trouvait là – et l’on pense au malheureux Capverdien tué à Lausanne dans les mêmes affreuse circonstances, la veille de la projection de Tutti giù à Locarno...

    LocarnoTutti.jpgLocarnoTutti1.jpgEn compétition internationale, ce premier long métrage de Niccolò Castelli (né en 1982 à Lugano) relève de la chronique actuelle focalisée sur de très jeunes gens, rappelant donc Ken Park de Larry Clark, en plus lisse ou, plus près de nous, Garçon stupide de Lionel Baier, en moins aigu et personnel, et la série de Romans d’ados. Alignant avec lyrisme des images qui exaltent la jeunesse dancingo-sportive (entre compète de ski, folles courses de rollers et matches de hockey) sur un rythme scandé par le rock et le rap, genre vidéo-clip, Castelli rend bien le labyrinthe urbain de Lugano cerné de paysage sublimes mais n’échappant pas à une menace latente.  Or, l’évocation parallèle de trois expériences lancinantes de la solitude, dans un milieu apparemment « tout feu tout fun », est rendue avec une sensibilité qui passe plus par les images et la musique que par les mots, avec une belle sensualité.  Comme souvent dans le jeune cinéma, la maîtrise technique en impose, jusqu’au trop léché. L’image de Pietro Zuercher est somptueuse, notamment dans sa façonde de rendre la nuit luganaise ou de cadrer visages et postures. La musique des rockers tessinois de Kovlo ajoute un tonus rythmique et parfois dramatique au film, et  la direction des acteurs compense le caractère stéréotypé des personnages.

    À cet égard, la surmédiatisée Lara Gut apparaît ici en toute simplicité, belle et juste dans toutes ses attitudes, même si son personnage de Chiara Merz frise l’esquisse. Même chose pour le personnage du tagueur Edo, sauvé par le charme ombrageux de Nicola Perot, alors que l’agression qu’il subit est pour ainsi dire évacuée du scénario. Quant au jeune Nyonnais Yanick Cohades, il fait figure de révélation dans le rôle plus élaboré de Jullo, dont la formidable vitalité est soudain brisée par la menace terrible (et symbolique) de son cœur en expansion. De la même façon, une réelle émotion se dégage, dans le groupe de ses potes, au moment où il révèle la nature de son mal. Film choral fondé sur la culture « djeune », Tutti giù reste assez superficiel et convenu dans ses observations, mais son énergie expressive et sa vibration émotive sauvent la mise. Rien en tout cas de la vision mortifère, prétentieuse ou vide de certains aspirants cinéastes de la relève…

    Une cuvée déplorable

    Les écoles de cinéma suisse ont-elles un problème ? C’est ce qu’on pourrait se demander en découvrant la sélection nationale 2012 des Léopards de demain, dont certains des courts métrages frisent le degré zéro. Encore L’Amour bègue de Jan Czarlewski, produite par l’ECAL, séduit-il par un filmage élégant et une interprétation sensible modulant en finesse le thème du handicap verbal. De la même façon, Homo Sapiens cyborg du Tessinois Stefano Mosimann en «jette» plastiquement dans ses fusions visuelles à la David Lynch. Mais le reste de la sélection nous a paru bien faible, atteignant le fond de la vacuité déprimée avec Il vulcano d’Alice Riva, évoquant l’errance hagarde d’un jeune probablement en quête du sens de «tout ça», et pire: dans lamina de Christian Schanz, atteignant un sommet d’indigence pseudo-symboliste avec son yéti de peluche marron dans le désert et sa femme gobant des abeilles crues…

     

    Locarno13.jpgEmotions sur la Piazza Grande

    La Piazza Grande n’est pas tout le festival, mais la magie nocturne en est incomparable sous les étoiles. Au fil de cette 65e édition, quelques moments forts y ont été vécus en prélude aux films de la soirée, dont le choix voulu « grand public » laisse parfois songeur. Ainsi, lundi soir, de l’accrocheuse comédie américaine de Leslye Headland intitulée Bachelorette, dont l’hystérie vulgaire contrastait pour le moins avec le véritable événement du jour: l’apparition, sur la grande scène, devant 8000 spectateurs, du grand chanteur et comédien Harry Belafonte, seigneur de 82 ans au lumineux sourire, dont un clip de présentation évoquait la carrière parralléle de militants des droits civiques.

    Belafonte.jpg Rappelant le mérite d’Otto Preminger (dont la rétrospective fait le plein des salles) qui a tourné avec lui Carmen Jones en 1954, où tous les rôles de l’opéra de Bizet sont chantés par des Noirs, Harry Belafonte s’est livré à une belle profession de foi à la gloire de l’art rapprochant les hommes. Or la veille, le même message, assorti d’une minute de silence en hommage aux civils Maliens massacrés ces jours, avait été adressé au public de la Piazza par le grand cinéaste africain  Souleymane Cissé, auteur du mythique Yeleen. Ce soir enfin, le fameux acteur mexicain Gael Garcia Bernal, interprète principal du film chilien No, de Pablo Larrain, évoquant la fin de la dictature de Pinochet, devrait marquer la Piazza de sa présence à la réception de son Excellence Award…  

  • Michel Polac côté jardin

    littérature,journal intimeLe polémiste Michel Polac est mort à l'âge de 82 ans. A la fois journaliste, écrivain, cinéaste et trublion du petit écran, il avait créé en 1955 l'émission de radio Le Masque et la Plume sur France Inter, qu'il avait animée jusqu'en 1970. En 1981, il avait créé Droit de réponse, un talk-show provocateur et enfumé sur TF1. Présentateur de plusieurs émissions littéraires à la télévision, il avait également produit et réalisé des documentaires, notamment sur Céline. Il avait ensuite fait son grand retour sur France 2 en 2006-2007, formant avec Eric Zemmour un duo de polémistes redoutés dans. Il avait également longtemps fait une chronique littéraire dans Charlie Hebdo ».

    Michel Polac avait publié son premier roman La Vie incertaine, chez Gallimard, en 1956. Dans sa préface, l'auteur confesse : « On peut dire que j'écrivais pour ne pas me suicider. » Le propos n'étonnera pas les détracteurs du râleur. Les autres se diront que cet éternel pessimiste a mené sa barque, jusqu'à ses réunions de papys flingueurs avec ses vieux potes de Charlie Hebdo...

    littérature,journal intimeUne visite, en janvier 2000, à propos du Journal.

    L’antre de l’ours est le moins tape-à-l’œil qui se puisse imaginer. A l’étage d’une maison blanche, c’est tout intime et modeste, dans le genre bon vieux goût personnel de campagnol humaniste. L’homme est naturel au possible, un peu réservé d’abord, puis les yeux pétillants de malice. A ses côtés m’attendait Pierre-Emmanuel Dauzat, plantureux quadra au visage et aux yeux de bon bougre, autre genre de phénomène puisque ce familier des Pères de l’Eglise, qui a publié 250 traductions en vingt ans, pratique au moins dix-huit langues européennes et a « traité » quelque 800 pages par jour du monumental Journal, en trois semaines.
    Michel Polac se traite volontiers lui-même de fainéant, pourtant cet Oblomov à savates en peau de chèvre a rédigé, de 1980 à 1998, l’équivalent de 20.000 pages dactylographiées dans ce seul Journal. Quand je lui demande ce que ça fait de voir son texte retaillé par un tiers, il me répond que ça lui a permis d’y revenir comme s’il s’agissait de l’ouvrage d’un autre, en s’étonnant lui-même de son impudeur ou en souffrant de s’y voir souffrir.
    « J’ai commencé par lire la dernière année », m’explique Pierre-Emmanuel Dauzat, «où il m’est apparu que tous les grands thèmes étaient là: l’idée du suicide, le rêve de l’œuvre à faire, les lectures, les maîtresses, la parano, la maladie, la mort de la mère ; et c’est ce faisceau de thèmes qui, ensuite, a induit mon travail de réduction ».
    Celui-ci fait la part belle, aussi, aux préoccupations métaphysiques de Michel Polac, auteur d’un essai inédit intitulé Le Dieu impossible.
    « La question du sens de la vie m’a toujours hanté », poursuit alors l’affreux-jojo septuagénaire qui n’a jamais reçu la moindre éducation religieuse. « Vous y croirez ou non, mais la lecture de Teilhard de Chardin m’a fait un choc. Pourtant cette conception mystique de Dieu m’a toujours paru trop optimiste. Si je parle d’un «Dieu impossible», c’est que je perçois cette réalité comme insaisissable ».

    En l’écoutant parler, j’oublie le personnage public à dégaine de provocateur, retrouvant l’homme blessé de son Journal dont le parcours n’a rien de clinquant. Je le vois, tel qu’il se décrit, dans son jardin languedocien de La Borie, qui observe la rencontre d’un criquet unijambiste et d’une sauterelle, ou je me le rappelle qui raconte la longue, lente, insupportable fin de sa mère à laquelle il voue un tenace mélange de haine-amour. Du petit Juif humilié sous l’Occupation, marqué par la déportation de son père et la froideur de sa mère, à l’adolescent solitaire et tourmenté avide d’absolu, ou au routard de 20 ans et au traîne-patins de la bohème parisienne passé maître dans l’art de défaire ce qui a été fait, j’entends une voix mal assurée, angoissée, émouvante, sous les propos qu’il balance crânement à la cantonade : « J’emmerde les artistes, je n’ai pas de fonction, pas de don. Je suis un chercheur de vérité (j’étais) qui ne s’est jamais identifié avec les rôles qu’il a joués ou qu’on lui a proposés ».

  • Un Lausannois à Locarno

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    Jean-Luc Borgeat participe à un film dur et poignant de Stéphane Brizé: Quelques heures de printemps, avec Hélène Vincent, Vincent Lindon, Emmanuelle Seigner et Olivier Perrier, notamment.

    L’émotion était au rendez-vous dimanche soir sur la Piazza Grande, ou pour beaucoup dans la salle de la FEVI  où la projection était doublée pour cause de pluie. À l’affiche, après un bref hommage au cinéma africain subsaharien présent à l’enseigne de la section Open Doors : le nouveau film de Stéphane Brizé, Quelques heures de printemps, avec Hélène Vincent et Vincent Lindon. Deux heures de cinéma à la fois très dur et hypersenible, d’une densité humaine exceptionnelle et d’une rigueur égale dans la réalisation. Argument du film : la confrontation d’Alain (Vincent Lindon), grand con de routier sorti de prison après une condamnation pour trafic illicite, et de sa vieille mère (Hélène Vincent) aussi butée que lui mais fragilisée par une tumeur au cerveau. Entre eux : le tas informe d’un chien baveux qui les rapprochera contre toute attente ; un voisin compatissant, un pote de bowling, une belle joueuse de boules (Emmanuelle Seigner). Et deux acteurs romands, Véronique Montel et Jean-Luc Borgeat, pour incarner les assistants d’une association d’auto-délivrance genre Exit. Le film s’achève en effet en Suisse sur la décision de la vieille dame d’échapper à l’agonie annoncée.

    Choisi par casting pour le réalisateur en quête d’acteurs à l’accent suisse ( ?!), Jean-Luc Borgeat, quinqua d’origine valaisanne mais établi à  Lausanne depuis des lustres - l’un de nos meilleurs comédiens, notamment attaché au jeune théâtre – a été choisi et dit avoir vécu, avec l’équipe de Stéphane Brizé, une expérience humaine hors du commun.

    « Stéphane dit que ce qui lui importe essentiellement est de filmer la vie. Après une première prise, il nous a tous dégommés. Puis quelque chose s’est passé entre nous. Et après la troisième prise, visionnée par Vincent Lindon, celui-ci s’est exclamé que c’était énorme ! Que Brizé était le seul réalisateur français à oser faire un tel plan-séquence, avant de me dire que ce que j’avais fait était incroyable… »

    Egalement criante de vérité dans l’avant-dernière séquence, Véronique Montel semble coulée dans le moule de suavité propre-en-ordre des assistants du bon Dr Sobel. Rien pour autant de la charge caricaturale dans l’image donnée par le film de l’association documentée par Fernand Melgar. Et la dernière séquence, poignante à pleurer, marque un dernier contrepoint avec les affrontements parfois insoutenable du fils à « tête de lard » et de sa mère.

    «Ce que je souhaite », conclut Jean-Luc Borgeat, c’est qu’Hélène Vincent décroche un César pour son interprétation »… 

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  • Road movie sur place

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    LocarnoMobile2.jpgDeux glandeurs qui voyagent sur place pour notre bonheur dans Mobile Home de François Pirot. La fin du temps qui n’en finit pas de Peter Mettler. Et l'irradiante beauté d'Ornella Muti...

    Le festival de Locarno est la plus belle occasion de l’année, pour le public le plus varié, de voyager à travers le monde sans quitter les salles obscures. Celles-ci sont le plus souvent pleines en cette 65eédition, qu’il fasse soleil ou pluie. Dimanche matin ainsi, dès 9 heures, le bouche-à-oreille ayant déjà opéré, plus de mille spectateurs assistaient à ce que je dirai mon premier coup de cœur de la compétition internationale.

    Titre : Mobile Home.Auteur : le Belge de 35 ans François Pirot. Thème : le voyage plus ou moins immobile de deux glandeurs  attachants et magnifiquement campés par Arthur Dupont et Guillaume Gouix. Le scénario pourrait sembler minimaliste puisqu’il se réduit, pour ces deux garçons rêvant de foutre le camp au bout du monde, à une suite de faux départs piteux. Or on ne s’embête pas une seconde dans ce portrait en mouvement de deux trentenaires velléitaires (et de quelques filles, et de leurs gentils parents scotchés à leur petite vie) dessinés avec une merveilleuse finesse, au fil d’un dialogue dont chaque mot sonne juste. Les deux protagonostes, Simon le beau gosse a voix de bluesman, qui vient de larguer son amie Sylvie par crainte de s’engluer en couple, autant que  son pote Julien que son père vieillissant rêve de garder près de lui pour jouer au scrabble, sont approchés  avec une empathie sans faille. L’atmosphère de la province, qui pourrait être suisse ou de partout, est captée avec une précision réaliste jamais pesante.   Et puis il y a du cinéma là-dedans. À l’opposé de tous les effets: une parfaite fluidité des plans, des cadrages qui modulent le regard aussi vif qu’affectueux de François Pirot, un rythme très soutenu et la preuve par l’image, rejoignant le propos même du récit, que le voyage commence à côté de chez vous et que le vie bien observée est passionnante partout. Le cinéma belge a déjà produit quelque merveilles dans ce registre, avec Les convoyeurs attendent et les films des frères Dardenne, notamment. Or François Pirot, après quelques « courts », signe ici son premier long métrage qu’on espère retrouver au palmarès. Bien accueilli par le public de Locarno, Mobile Home s’inscrit dans la lignée des films au réel potentiel « grand public » que nous auront révélés les éditions précédentes du festival, comme La petite chambre ou Le responsable des ressources humaines,  l’an dernier, ou Akademia Platonos l’année précédente, notamment.  

     

    LocarnoMettler2.jpgUne symphonie ronflante  

    Autant Mobile Home brille par sa légèreté et son humour tendre-acide, autant The End of Time de Peter Mettler, réalisateur quinquagénaire né à Toronto de parents suisses, pèse par son emphase esthétique et son discours poético-philosophique sur les multiples conceptions et autres composantes du Temps. Coproduction suisse et canadienne, ce film qui n’en finit pas ne manque certes pas d’intérêt ni de qualités, mais la place de ce docu-poème, est-elle vraiment dans la compétition  internationale, comme la question se posait déjà pour Image Probleme de Simon Baumann et Andreas Pfiffner ?  Amorcé par une visite guidée dans les profondeurs du CERN où l’on fait joujou avec l’infiniment petit, et s’achevant dans les abîmes stellaires que scrutent des télescopes, l’ouvrage brasse toutes les questions liées à la nature du temps et de ses rapports intimes avec l’espace depuis qu’un certain Einstein a rebrassé les cartes…  

    Entre les deux infinis pascaliens, Peter Mettler entraîne le spectateur dans un périple aux magnifiques images, ponctué de rencontres diverses, de tel ermite savant scrutant la formation d’une île volcanique à longueur de coulées de laves, à telle écolo cultivant son jardin communautaire à l’écart des pluies acides, en passant par tel féru de techno ou tel adepte de la sagesse bouddhiste – chacun y allant de son credo sur le temps qui nous fait et nous défait…                         

     

    LocarnoOrnella1.jpgLe soleil d’Ornella sous les trombes  

    Accueillant hier la star italienne au forum du Spazio Cinema, Olivier Père dit n’avoir jamais vu tant de monde en ce lieu, jamais aussi arrosé non plus. « Mais le soleil nous arrive avec Ornella Muti ! »   

    Et de fait, radieuse et plus que glamoureuse: belle à craquer, et vivante, gouailleuse, drôle, naturelle, se riant volontiers d’elle-même.   Evoquant ses débuts en réponse à la première question lancée par le directeur du festival, Ornella Muti dit qu’elle a fait ses débuts au cinéma « par hasard », dans un film de Damiano Damiani, La mogllie piû bella,  dont elle avait, à 14 ans, l’âge du personnage. Sans penser sérieusement qu’elle ferait du cinéma, la jeune fille, qui se voyait plutôt danseuse à cette époque, n’en enchaîna pas moins, par la suite, les rôles dans des comédies populaires avant d’entamer sa grande carrière marquée par les rencontres de Mario Monicelli, Dino Risi, Marco Ferreri (pour une relation de « grand amour » après un début plutôt pénible), Ben Gazzara et tant d’autres.  

    A une spectatrice lui demandant quel a été le plus beau jour de sa vie, Ornella Muti répond qu’il est difficile d’en choisir un seul quand on a trois enfants, et que, les années passant, « le plus beau jour » peut changer. Quant au plus triste jour de son existence, l’actrice l’associe à la mort de son père. Et à une autre question portant sur ce qu’elle aimerait changer dans le monde, Ornella Muti répond enfin avec gravité : « Je changerais les hommes. Je veux dire : les hommes et les femmes, l’homme dans sa nature. Je crois que l’homme est méchant, et c’est cela que j’aimerais changer si j’en avais le pouvoir »…  

  • Leos Carax à Locarno

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    « Le cinéma est mon île »

     

    « Parler de cinéma en plein jour est un cauchemar », déclare Leos Carax  devant le nombreux public venu l’écouter au forum jouxtant la FEVI. Interrogé par Olivier Père, qui s’est dit très honoré de recevoir le réalisateur français à la parole aussi « rare que précieuse », à l’image de son œuvre, l’auteur du fascinant Holy Motors avait précisé qu’il tenait à éviter un entretien trop « cinéphilique ».  Coquetterie ? Plutôt : souci de faire la part de plus en plus importante de la vie dans le processus de sa création. « Je crois avoir payé ma dette au cinéma des autres dans mes premiers films », précise-t-il alors. Et d’affirmer ensuite qu’un film ne doit pas être un tunnel coupé de la vie dans lequel on s’engouffre. «Les débuts de tournage sont souvent catastrophiques, parce qu’on oublie que la vie doit y participer ». Mais rien d’un souci « vériste » de coller à la réalité ordinaire: plutôt le souci de restituer la vraie réalité sous les apparence.

    Dans Holy Motors, le virtuel est ainsi une composante importante du récit, mais Leos Carax ne l’exlate pas pour autant. « Je suis sensible à l’invisible, dont le virtuel est un reflet paresseux ». À une jeune fille qui l’interroge sur ses rapports avec la beauté, Leos Carax répond en souriant : « Excellents. C’est une chose mystérieuse que la beauté. Lorsque vous êtes jeunes, vous la traquez avec impatience, puis, l’âge venant, vous la laissez venir à vous ».

    Attentif aux questions, précis dans ses réponses, éludant tout bavardage, Leos Carax parle aussi de ses rapports avec Gérard Manset, Kylie Minogue ou Denis Lavant, dont les présences irradient son « île ».

    Et de conclure avec finesse et douceur : « J’aurais peu-être préféré vivre une vie de musique, je ne suis pas sûr de mon goût en peinture, et la littérature n’est pas mon pays, mais sur cette  île qu'est pour moi le ciinéma, je suis sûr de mon goût, comme devant un paysage »…

  • Helvetia fait le ménage

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    Alain Delon se déclarant immortel, des petits Allemands sauvés par un Juif et des Suisses demandant pardon aux étrangers : du grand écart signé Olivier Père au Festival de Locarno…

     

    Au deuxième jour du festival, la Piazza Grande était archicomble jeudi soir pour accueillir l’une des légendes survivantes du cinéma mondial : Alain Delon. À l’instant de recevoir son léopard d’or au titre de Lifetime Achievement Award, des mains d’Elsa Martinelli, le (toujours) fringant septuagénaire, jouant les mauvais garçons, a lancé avec un grain de sel qu’il détestait cette expression de « Lifetime Achievement », faisant supposer qu’il a déjà un pied dans la tombe. Et de se la jouer crâne à belle mèche argentée: « La bonne nouvelle de ce soir, c’est que je ne vais pas mourir ! Et que je vais encore emmerder pas mal de gens ».

    Dans la foulée, une très jeune équipe se pointait autour de la réalisatrice australienne Cate Shortland, avant la projection du « long » unique de la soirée,Lore, évoquant la fuite éperdue de quelques enfants d’une famille de notables nazis à travers l’Allemagne en déroute de 1945, qui trouvent, chez  un jeune Juif, rencontré dans le chaos, une aide providentielle. Le retournement de situation devient un thème presque convenu, sur une intention sans doute louable, dont il résulte un film aux belles images et aux jeunes interprètes (notamment Saskia Rosendhal) émouvants. Rien de bouleversant au demeurant…

    L’effet Michael Moore

    « C’est du foutage de gueule ! C’est n’importe quoi ! Vous allez salir la Suisse ! ». Telles sont les premières réactions qu’on recueillies les compères bernois Simon Baumann et Andreas Pfiffner présentant quelques séquences de leur « docu » faussement patriotique à de braves Allemands.

    Or le projet déclaré d’ Image problem, docu satirique en compétition internationale, n’était-il pas de redorer le blason de la Suisse supposée de plus en plus mal vue à l’étranger ? Dès les premières séquences, tournées dans les jardins proprets de villas à nains de jardin, la dérision perce cependant, au fil de réponses plus conformistes, voire débiles, les uns que les autres, genre Michael Moore chez les Deschiens helvètes. Jouant la fausse naïveté, les lascars prennent conseils chez les « experts », de tel cadre de Présence suisse prônant le multipack publicitaire (avec la casquette idoine) à telle psychologue lénifiante, tel pasteur interrogé sur les thèmes de la culpabilité et de la réconciliation ou tel spécialiste des relations Nord-Sud, entre autres.

    Disposer des déchets dans une idyllique prairie zermattoise sur fond de Cervin pour « casser » le cliché trop flatteur, et demander aux touristes étrangers ce qu’ils en pensent; débarquer dans un quartier huppé de la côte dorée zurichoise pour enjoindre ses habitants de lire une déclaration d’autocritique, jusqu’à les faire appeler la police  pour filmage intrusif; proposer la même démarche d’excuses solennelles à des employés de la firme Glencore pointée du doigt par un critique virulent : tels sont quelques-unes des astuces tactiques des auteurs, qui jouent également sur le « making of » foireux du film en train de se faire.

    Gorillant les clichés en multipliant contrastes pseudo-critiques (les joueurs de cor des Alpes sur fond d’installations mécaniques) et mise en scène grotesques (le Noir à sac tyrolien suivant les panneaux jaunes des joyeux marcheurs), les duettistes multiplient aussi les effets visuels (accélération folle du trafic dans une Suisse genre maquette de trains) et les ruptures d’auto-dérision.

    La chose, tout de même assez « foutraque », a été trouvée désopilante par Olivier Père, Français notoire devenu polyglotte à Locarno et « star » d’une publicité de grande banque suisse. Pour faire bon poids, le film s’achève sur le casting d’une figuration idéale de la nouvelle Helvetia ? Plutôt blonde ou brune ? Peut-être une requérante d’asile sexy ? Avec un javelot en forme de tuyau d’aspirateur et un sourire à la Heidi recyclée Betty Bossi ? Aux dernières nouvelles, l’Office Fédéral de la Culture annonce qu’il va primer la qualité et récompenser le succès. On n’a pas fini de rire…

  • Zoom sur Locarno

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    Ce 1er août s’ouvre, à Locarno, la 65e édition du Festival du film. Pour dix jours de découvertes, de regards rétrospectifs et de nuits magiques sur la Piazza Grande. Nous y serons dès demain...


    Je m’étais fait à l’idée de ne pas « couvrir » cette année le Festival de Locarno pour24Heures, ayant moi aussi passé le cap des 65 ans et donc prêt à passer la main. Or, contre toute attente, et à mon vif contentement, voici que la Rédaction relance son plus jeune retraité faute de remplaçant disponible. J’aurais pu hésiter, car l’exercice n’est pas de tout repos, avec les papiers à livrer tous les jours à côté des heures de projection néfastes à la circulation sanguine, entre autres multiples rencontres et interviouves, mais la perspective de découvrir une trentaine au moins de nouveaux films, et d’en revoir autant d’anciens, dans une ambiance à la fois débonnaire et vivifiante, a de quoi fouetter le sang du vieux mercenaire autant que de sa bonne amie. À nous donc le vent dans les toiles et le rebond du Léopard!

    Père3.jpgOr que nous promet cette 65e édition, troisième de l’ère d’Olivier Père ?

    Pas moins éclectique que son prédécesseur et pair Frédéric Maire, l’actuel directeur artistique, en phase avec le président Marco Solari, slalome souplement  entre cinéphilie pointue et plaisance grand public, avec une forte propension au mélange des genres.

    Côté glamour et starmania, se pointeront cette année Alain Delon (pour un Life Achievement Award) et Charlotte Rampling (Excellence Award), Leos Carax(Léopard d’honneur) ou encore Ornella Muti, Harry Belafonte et Eric Cantona, le parrain du thriller chinois Johnnie To ou le réalisateur polonais Krzysztof Zanussi.

    Locarno1224.jpgComme chaque année, après Ernst Lubitsch et Vincente Minelli ces deux dernières années, la rétrospective remplira le Rex avec une trentaine de films signés Otto Preminger, de Laura à Autopsie d’un meurtre (avec un  fabuleux James Stewart) ou de  Carmen Jones à  L’Homme au bras d’or (pour Frank Sinatra dans son meilleur rôle et la musique de Duke Ellington). En outre, un hommage plus modeste sera rendu à Dino Risi avec la présentation de cinq courts-métrages exhumés récemment, remontant aux années 1946-1949.

    Sur la Piazza Grande, dont la soirée d’ouverture accueillera The Sweeney, long métrage de Nick Love inspiré par une série policière des années 60, sont attendus de nombreux films  en première dont le nouveau Magic Mike de Steven Soderberghet Le Massacre des Miss du Suisse Michael Steiner, variation sexi-gore sur les concours de beauté tournée en Thaïlande. Après les très populaire Eugen is my nameGrounding et Sennentuntschi, cet hommage à Dario Argento relance le gorillage des « clichés » cher au réalisateur alémanique.

    Si le cinéma romand d’auteurs n’est pas très présent cette année, trente-sept films suisses sont cependant à l’affiche, avec un long métrage du Tessinois Niccolo Castelli, Tutti Giu,et nombre de films documentaires dont le dernier opus « écolo » de Markus ImhoofMore than honey, qui fera la clôture de la Piazza.

    La compétition internationale pour le Léopard d’or reste, aussi, l’un des axes du Festival de Locarno, rassemblant cette année 19 films dont 13 premières mondiales, où se retrouvent quelques auteurs confirmées tels le Portugais Joao Pedro Rodriguez ou le Français Jean-Claude Brisseau, entre autres jeunes réalisateurs américains indépendants ; et les autres sections en concours sont également à suivre de près, dont celle des Léopards de demain côté relève.

    Parmi les innovations  de  cette 65e édition, une section baptisée Histoire(s) du cinéma, par allusion à la fameuse fresque kaléidoscopique de Jean-Luc Godard, rassemble une cinquantaine de films restaurés, suisses ou étrangers.

    Au rayon helvétique encore, l’ensemble des films réalisés sous le titre général de La Faute à Rousseau, est également à découvrir, de même que la satire de Simon Baumann et Andreas Pfiffner intitulée Image Problem, traitant de la mauvaise image de notre pays dans le monde. Un documentaire suisse qui a fait rire Olivier Père comme aucun autre à ce qu’il dit…

    Locarno. Festival international du film, du 1er au 11 août.  WWW.pardo.ch 

  • Buzz de rentrée

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    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, est à paraître le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. 650 pages à vous couper le souffle !

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme. 

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il fDicker07.jpgaudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  


    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans uneexpérience assez longue d'éditeur,oncroit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, ve certainement étonnenr tout le monde".

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p. en librairie le 19 septembre.   

  • Ceux qui se paient de mots


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    Celui qui s’écoute parler à la radio et s’en agace au point de switcher sur France Culture où il est question de l’oralité assumée chez l’auteur bantou Maxime Lomé et du coup ça le calme /Celle qui se fait un collier de vocables genre dents de requins /Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui parle comme un livre et se referme moins bien / Celle qui a mis le grappin sur le jeune romancier à potentiel qu’elle espère à tous les niveaux / Ceux qui écrivent comme ils parlent et ça sent donc de la bouche même imprimé / Celui qui écrit un best-seller pour voir si ça se vend / Celle qui n’achète que des têtes de gondoles / Ceux qui estiment que seuls sont bons leurs livres qui ne se vendent pas ça c’est sûr / Celui qui s’est fait un nom avec ses manuscrits refusés / Celle qui finance une résidence d’écrivains méconnus en espérant faire parler d’elle àla Grande Librairie / Ceux qui pensent comme Henri Michaux (le poète) que vendre autant que Jean d’Ormesson (le romancier) relève de l’indignité nationale mais ça se discute entre snobs / Celui qui ne lit aucun écrivain vivant pour ne pas faire de jaloux /Celle qui renonce à écrire et en tire une jouissance spéciale qu’elle partage avec son psy poète à ses heures genre Baudelaire belge / Ceux qui ont relu L’Invitation au voyage avant de s’embarquer pour Cythère dont l’aéroport a été restauré par les Chinois / Celle qui couche avec son nègre pour lui faire éprouver le frisson de la création /Ceux qui écrivent toujours le même livre pour un public qui ne s’en aperçoit pas plus qu'eux, etc.

    Image : Claude Verlinde  

  • Flash back sur Grounding

    Consacré à la chute de la maison Swissair, Grounding illustre un désastre significatif du néo-libéralisme. Rencontre avec le réalisateur Michael Steiner.

    Naguère jugé ennuyeux par d'aucuns, faute de toucher le grand public, le cinéma suisse connaît depuis quelque temps une nouvelle percée, avec des films alliant qualité (pas tous) et popularité. Après Achtung, fertig Charlie de Mike Eschmann et Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, renouant avec le succès des Petites fugues ou des Faiseurs de Suisses , la meilleure illustration de cet heureux alliage est Mein Name ist Eugen de Michael Steiner, qui a déjà été vu par plus de 500 000 spectateurs en Suisse alémanique et sera projeté en Romandie à fin avril: un régal de fantaisie débridée sur fond de Suisse profonde anarchisante. Plus directement lié à un authentique drame national, Grounding fait à son tour un tabac découlant à la fois de l'intérêt exceptionnel du sujet du film, et du talent du jeune coréalisateur Michael Steiner (36 ans), rencontré à Zurich.

    - Comment la passion du cinéma vous est-elle venue?

    - Je suis le produit typique d'une génération nourrie de musique autant que d'images, de livres et de vécu intense. La culture pop m'a imprégné dès mon adolescence, où j'ai commencé à écumer les festivals Open Air et à écrire des papiers sur les concerts, dont je ramenais aussi des photos. Plus que l'Université, où j'ai fait de l'ethnologie et de l'histoire de l'art, c'est sur le tas que j'ai acquis ma véritable expérience. Question cinéma, un choc décisif a été la découverte du Brazil de Terry Gilliam. Les films de notre compatriote Xavier Koller, comme Das gefrorene Herz ou son Voyage vers l'espoir, exprimant la détresse des migrants, m'ont aussi interpellé. Ensuite j'ai basculé dans le monde du cinéma où j'ai alterné les films personnels, dont La nuit des Arlequins, cosigné avec Pascal Walder en 1996, et une quantité de travaux alimentaires, dans la pub, qui m'ont beaucoup appris.

    - Qu'est-ce qui vous a amené à adapter Mein Name ist Eugen?

    - C'est mon ami scénariste Michael Sauter (auteur des scénarios de Strähl et de Snow White, notamment, et coscénariste de Grounding, n.d.l.r.) qui m'a fait lire ce vieux succès de la littérature populaire alémanique de Klaus Schädelin, une histoire d'ados fugueurs à la Huckleberry Finn. J'y ai retrouvé ma propre enfance et, par exemple, la sensation des grands espaces «américains» que m'évoquait le Gothard quand nous passions le col avec mes parents pour aller en Italie. J'adore cette Suisse populaire, et cette course-poursuite des chenapans et de leurs vieux déjantés m'a permis de brasser toute une imagerie que j'ai transposée au début des années 60.

    - Vous attendiez-vous au succès phénoménal de ce film?

    - Je pensais qu'il plairait aux Alémaniques, mais sans imaginer un tel engouement... à vrai dire salvateur, puisque j'ai dépassé de 2 millions le budget prévu de 4 millions et que nous allions, avec la maison de production que je codirigeais, droit à la ruine!

    - Diriger des enfants vous a-t-il posé des problèmes particuliers?

    - En fait, tous les acteurs sont des enfants (Rires) avec lesquels il faut faire preuve d'attention et de sensibilité. Ma chance a été que les grands acteurs réunis dans le film m'ont énormément aidé à travailler avec les adolescents. C'est d'ailleurs ça que j'aime, moi qui aime les gens: j'aime faire confiance aux autres, si possible les meilleurs, dans leur partie du métier, lequel métier est évidemment collectif. Sur un tournage, je dirai que travailler avec les acteurs est mon job principal. Cela demande autant d'énergie que de tact.

    - Dans Grounding, les personnages campés sont en partie «joués» et en partie «réels». Une difficulté de plus?

    - Bien sûr, mais là encore je n'étais pas seul: le casting est décisif, avec des acteurs qui sont parfois très ressemblants physiquement, comme Hanspeter Müller-Drossaart qui incarne Mario Corti, ou plus «décalés», comme Gilles Tschudi qui impose «son» Marcel Ospel. Un travail documentaire approfondi a été réalisé en amont, à partir d'un livre qui est lui-même une mine d'informations. Six scénaristes ont collaboré, et le travail de Tobias Fueter, mon coréalisateur, a été capital. Le premier scénario était essentiellement économique. Ensuite, nous avons introduit l'aspect «soap» des histoires personnelles vécues à tous les niveaux, du steward au directeur de banque ou du conseiller fédéral au vieux cuisinier italien viré auquel son fils employé de banque essaie d'expliquer la logique néolibérale…

    - Comment avez-vous, personnellement, vécu la chute de Swissair, et pensez-vous que votre film puisse avoir un impact politique?

    - Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte des dimensions du désastre, mais j'y ai tout de suite vu quelque chose de choquant et d'injuste. La préparation du film m'a révélé des drames personnels sous un autre angle, comme celui de Mario Corti, sorte de Sisyphe condamné à échouer malgré ses compétences et sa bonne volonté. Ce n'est pas un gâchis dû à quelques «méchants», mais à des gens dont la plupart pensaient plus à leur agenda qu'à l'intérêt général. Plus qu'une mise en accusation: un exposé des faits dramatisés par tous les moyens du cinéma. Ainsi, la bande-son stressante est là pour bousculer le spectateur, ensuite confronté au silence absolu du grounding, avec la terrible vision des avions cloués au sol. De quoi nous secouer salubrement: c'est en cela que le film a peut-être quelque chose de «citoyen», sinon de politique. Il nous confronte à une faiblesse dangereuse de la Suisse actuelle.

     

    Un film percutant et salubre

     

     

     

     

    Marcel Ospel, grand patron de l'Union de Banques suisses (UBS),  ne pouvait faire de meilleure publicité à Grounding qu'avec sa contre-offensive d'intimidation publique, mais celle-ci tombe à plat. Sans falsifier les faits, le film touche au cœur de la cible: il fait mal parce qu'il sonne vrai. Dans le rôle de Marcel Ospel, Gilles Tschudi se garde d'ailleurs de donner dans la caricature.

    Il y a certes du monstre froid chez le patron de l'UBS, mais il y en a de pires dans le film, dont le propos n'est d'ailleurs pas de leur faire endosser toute la responsabilité de la chute de la maison Swissair. Du moins les priorités du pouvoir de l'argent sont-elles établies, autant que l'arrogance des banquiers face aux plus hautes autorités fédérales. Or Grounding, qui échappe autant au manichéisme qu'à la sensation, ne se contente pas de les «dénoncer» vertueusement: il en illustre les tenants et les aboutissants humains, complexes.

    Le préambule, lancé à la même vitesse que les investissements mégalos des premiers responsables «historiques», contient tout ce qui suit, et ceux qui se succéderont pour pallier le grounding n'y pourront rien, à commencer par Mario Corti, superbement campé par Hanspeter Müller-Drossart, qui rend les nuances et les dilemmes de ce personnage de quasi-tragédie.

    Mené à un rythme effréné, avec des plans en incessants jeux de miroir d'une efficacité redoutable, sur un fond sonore réellement dérangeant, le film s'inspire des fictions documentées du genre JFK, d'Oliver Stone, ou de ceux de Michael Mann, l'une des références de Steiner, en combinant habilement documents d'actualité et fiction.

    Le climat n'en est pas moins «suisse», où la question fondamentale de la loyauté par rapport au contrat (valeur basique du pacte helvétique) dont la Swissair était un emblème, est traitée sérieusement.

     

  • L'échappée belle des loustics

    Un road movie helvète a révélé le nom de Michael Steiner en 2006. Qui signa ensuite le mémorable Grounding sur la capilotade de Swissair. Et qu'on va retrouver à Locarno avec Le Massacre des Miss...
    Après un formidable tabac en Alémanie (plus de 500.000 entrées) et le Prix du meilleur film suisse 2006 aux Journées de Soleure, Je m’appelle Eugen arrive enfin sur les écrans romands dans le sillage de Grounding, autre réalisation éclatante de Michael Steiner.
    Gare aux grincheux et autres adultes rassis: de fait, farces et niches vont se succéder en cascade au fil d’une course-poursuite effrénée dont le triple enjeu sera, pour Eugen et sa bande, de rejoindre le roi des garnements, grâce auquel ils pourront mettre la main sur le trésor du Lac Titicaca, et ce sans se faire attraper par leurs parents lancés, en Opel Rekord et autre DS, sur leurs traces de chenapans à la Mark Twain.
    On a parlé d’un Harry Potter bernois à propos du film de Michael Steiner, ce qui se tient pour la fantaisie de fond et les effets de forme, mais c’est plutôt du côté de Huckleberry Finn et de l’universel ado farceur, idéaliste et naïf, que nous entraînent Eugen (le narrateur à père criseux) et ses compères Wrigley (surnom chiqué de Frantz, le plus hardi, doublé d’un joli cœur), Eduard (le bon bougre dodu) et Bäschteli (le « mimi » du groupe). A préciser que le quatuor, avant de caracoler sur grand écran, avait déjà fait le bonheur des cohortes de lecteurs du roman éponyme, best-seller des familles alémaniques.
    Toujours est-il que, de leur Berne natal qu’ils fuient après diverses catastrophes, à Zurich-City où ils ont localisé leur mentor et qu’ils découvriront de nuit comme une mégapole à mille millions de lumières, les garçons valseront sur leurs bicyclettes à travers la Suisse profonde, de pics en lacs et d’épingles à cheveux en fosses à purin, dans un road movie exaltant nos paysages à grand renfort de sublimes panoramiques et de couplets entraînants d’une délicieuse ringardise. 
    « C’est en 1999, raconte Michael Steiner, que mon ami scénariste Michael Sauter m’a sommé de lire le livre de Schädelin, convaincu qu’on pouvait en tirer un film grand public. Aussitôt, le roman m’a fait revoir toute une Suisse de mon enfance, quand nous passions le Gothard avec mes parents sur la route des vacances en Italie. Même si j’ai beaucoup voyagé à travers le monde, je suis resté très attaché à notre pays et à son folklore plus ou moins kitsch, que j’avais envie de célébrer dans un film affectueux, « patriotique » si vous voulez mais pas du tout dans le sens du chauvinisme des politiciens nationalistes. Eugen et ses potes incarnent d’ailleurs un esprit de liberté ancré dans ce pays, qui les fait renouveler régulièrement leur serment d’être de fidèles vauriens, en singeant la posture solennelle des premiers Confédérés »…
    Epique et comique saga d’ados (ce qui lui a valu le récent Grand prix du meilleur film pour enfants à Montréal), Je m’appelle Eugen est également une irrésistible reconstitution de la Suisse des années 60. « Le roman se passe dans les années 50, mais je l’ai transposé en 1964, année de l’Expo, parce que l’époque coïncide avec un changement de société tout en gardant, en Suisse, un petit côté désuet qui contraste avec la mode des grandes villes de l’époque. Cette adaptation au « décor » des années 60 a d’ailleurs été l’un des gros postes, question budget. Celui-ci, d’abord prévu à 4 millions, a bientôt atteint les 6 millions. J’ai eu conscience, alors, de jouer la survie de notre société de production, finalement sauvée par le succès, bien plus important que nous ne l’espérions…»
    A noter, pour conclure, que ledit succès de Je m’appelle Eugen ne doit rien à la démagogie. D’une fraîcheur roborative, ce chant à la rébellion juvénile, à l’amitié et à la Suisse populaire est un régal


    Michael Steiner, conteur mainstream
    « Je suis un raconteur d’histoires, un conteur en images». Ainsi se définit Michael Steiner, 37 ans et la dégaine d’un grand gaillard à visage d’enfant narquois, longs tifs et jeans flagadas. Le succès de ses derniers films le réjouit sans lui monter à la tête : rien chez lui qui le distingue d’un trentenaire issu de la classe moyenne, imbibé de culture pop, qui a commis ses premières images sur les terrains de festivals Open Air et enchaîné, après une escale à l’université, courts et longs métrages (cinq à ce jour), en peaufinant sa technique sur une quarantaine de films de commande et autres spots publicitaires.
    « Ma première fascination au cinéma ? Brazil de Terry Gilliam. C’est là que j’ai vu qu’on pouvait parler du monde contemporain dans un langage actuel. Côté cinéma suisse, j’ai admiré les films de Xavier Koller, notamment Das gefrorene Herz. En outre, le cinéma d’un d’un Michael Mann m’intéresse beaucoup – entre autres. Pour ma part, je me situerais plutôt dans cette mouvance mainstream créative…».
    Insistant sur l’importance des équipes avec lesquelles il travaille, où chacun est choisi en fonction de sa compétence, gage de liberté et de confiance, Michael Steiner accorde une attention majeure à la direction des acteurs. « C’est une bonne part de mon job de réalisateur. Pour un conteur, l’histoire et les personnages sont essentiels. Par conséquent, le scénario, le dialogue et le jeu des comédiens comptent tout autant. »
    Lorsqu’on lui parle des recommandations de Nicolas Bideau, le nouveau Monsieur Cinéma helvétique, relatives à un cinéma « populaire de qualité », Michael Steiner surabonde : « C’est vrai, si j’étais directeur de cirque et que je faisais fuir le public en lui servant de la daube, je n’aurais plus qu’à fermer boutique et ce serait ma faute, voilà… »
    Quant à son nouveau projet, le réalisateur de Grounding le situe dans la jungle du sud-est asiatique… Il en ira pourtant d’un sujet en prise directe avec les délires collectifs de la société contemporaine. Story à suivre…