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Carnets de JLK - Page 120

  • Le regard du Bantou

    MAXLOBE.jpgL’Afrique à la rue de Berne. Max Lobe, après L’Enfant du miracle, poursuit son observation caustique et sensible des choses de la passion "déviante" et de la société.

    C’est avec un livre tonique et profus, savoureux de substance et un peu « jeté » dans sa forme - surtout édité à la diable à l’enseigne des Sauvages que Max Lobe, né en 1986 à Douala (Cameroun) et établi à Genève, a fait son apparition l’an dernier sur la scène littéraire romande. Avec autant de lucidité sociale que d’humour, l’auteur de L’Enfant du miracle combine l’évocation d’une naissance africaine burlesque, dans un milieu encore très marqué par la tradition et les micmacs de diverses religions, et l’apprentissage de la vie d’un jeune garçon pas tout à fait conforme aux normes admises, notamment en matière de sexualité - plus précisément affligé de la « maladie d’Eboa » ou syndrome du « fille-garçonnisme ». Parallèlement à l’aperçu de la vie quotidienne camerounaise aux multiples personnages bien épinglés, le protagoniste raconte ses tribulations sur le campus de l’Université de Lausanne, notamment au cours de manifs dont il souligne malicieusement les aspects dérisoires. Foisonnant et plein d’idées, ce premier roman dénote un talent évident d’observateur et de conteur, qu’on se réjouit de voir se déployer dans un cadre éditorial plus rigourex. Aux dernières nouvelles, les éditions Zoé ont fait bon accueil à la première mouture d’un nouveau roman en chantier de Max Lobe, intitulé Rue de Berne 39. À suivre de près…

    MaxLobe.jpegEntretien avec Max Lobe

    - Comment le désir d'écrire vous est-il venu ? Une influence extérieure (un griot, votre mère, un livre particulier, etc,) vous a -t-elle marqué à cet égard ?

    - Le désir d'écrire m'habite depuis la fin de l'adolescence. Elevé sous l’influence d’approches culturelles différentes les unes des autres (traditionalisme, modernisme, christianisme), j'ai toujours eu envie de raconter toutes ces contradictions qui, enfin de compte, me caractérisent.  J'ai été très marqué par l'Afrique contemporaine et ses multiples faces, par l'Afrique d'en haut qui cohabite avec l'Afrique d'en bas. Toutes ces facettes se retrouvent dans une littérature riche allant de Calixthe Beyala à Alain Mabanckou en passant pas Léonora Miano ou Fatou Diome, pour ne citer que les plus fameux.

    - Qu'était-ce pour vous qu'un livre durant votre enfance et votre adolescence ? A cette époque-là,  avez-vous jamais pensé que vous écririez un jour et seriez publié ?

    - Durant mon adolescence, les livres étaient essentiellement de la littérature négro-africaine : Aimé Césaire, Amadou Hampaté Ba, Birago Diop et ses Contes d'Amadou Koumba, Aminata Sow Fall, Mongo Beti, Ferdinand Oyono, et surtout Calixthe Beyala dont j'ai lu pratiquement toutes les romans.Un livre pour moi était avant tout une histoire voire un conte (personnage principal suivant un but visé, tout en traversant de multiples péripéties), un contexte (l'Afrique et toujours l'Afrique et ses couleurs), et aussi un engagement (on n'écrit pas juste pour écrire). Je m'identifiais facilement aux personnages de ces romans de chez moi par rapport, par exemple, aux romans français qui me paraissaient bien plus lointains. 

    A cette époque, même si je bricolais déjà des textes, j'étais loin de m'imaginer que j'aurais pu gagner un concours littéraire, trouver un éditeur et être publié.

    - Vous dites avoir écrit L'Enfant du miracle  en un mois. Pourquoi cette urgence ?

    - Je crois que pour écrire, il faut avoir quelque chose à raconter, quelque chose qui nous tient à coeur. Et dans le cas de L'enfant du Miracle, j'avais trop à dire. Toute cette histoire bouillonnait au fond de moi depuis quelques années. J'étais fâché ! J'en avais marre de certaines choses. Il y avait de la hargne dans mon ventre. Je voulais exprimer ma colère en écrivant, mais également en riant.  Et j'étais persuadé que seul ce livre pouvait me libérer ou du moins, entamer un processus de libération en moi.

     

    - Vous sentez-vous proche des autres auteurs de même origine, Camerounais ou Africains d'autres pays ? - Lisez-vous de préférence la littérature africaine ?

    - Je me sens très proche des auteurs africains, en général. Ces dernières années, c'est le phénomène Mabanckou qui m'a surtout marqué. Il dépeint l'Afrique que je connais et que j'ai envie de connaître. En lisant ses romans, on peutbpercevoir  l'accent de ses personnages, on peut voir les reliques de l'Histoire dans la vie des gens très modestes. Et ça, c'est génial, car j'ai l'impression de voyager. Par contre, depuis que je vis en Suisse, j'ai essayé de me rattraper sur la littérature « non africaine », notamment suisse et française. Mais j'ai aussi découvert avec passion la littérature latino-américaine. Elle est drôle et proche de la littérature négro-africaine. Sans doute parce que certaines revendications sont semblables des deux côtés de l'Atlantique.

    - Ce premier livre a-t-il changé quelque chose à votre rapport avec la Suisse ?

    - Non, pas vraiment. Mes rapports avec la Suisse demeurent les mêmes c'est-à-dire des rapports de passion, d'amour et de découverte. Le divorce n'est pas prévu, du moins, pas pour le moment.

    - Comment envisagez-vous la suite de votre travail d'écriture ?

    - J'ai encore assez de choses à dire. Ma vie m'inspire beaucoup. Et en tant que jeune Africain en Suisse, je crois avoir trop à raconter. Des choses drôles, moins drôles : j'ai beaucoup d'idées. Puis j'ai des causes à défendre ; j'ignore vraiment lesquelles… Je suis militant de causes que j'ignore moi-même !

    - Sur quoi travaillez-vous ces jours plus précisément ?

    - Je travaille actuellement sur un roman inspiré, une fois de plus, de mon expérience personnelle. Entre la Suisse et le Cameroun, le narrateur nous raconte une histoire d'amour passionnelle avec un jeune homme. Cela sur fond  de thèmes qui m'intéressent tels que la gouvernance en Afrique, les différences culturelles, ou encore la vi et la mort.

    Max Lobe. L’enfant du miracle. Éditions des sauvages… Genève, 2011, 178p.

    (Cet entretien est à paraître dans un numéro prochain du Passe-Muraille entièrement consacré à la relève littéraire en Suisse romande, avec des contributions de Guy Chevalley, Mathias Clivaz, Elodie Glerum, Douna Loup, Sébastien Meyer, Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Matthieu Ruf, Aude Seigne, Noémi Schaub, Daniel Vuataz, Vincent Yersin, notamment)

  • Horizon de paille

    Inédit

    DounaNB.jpgLes Lignes de ta paume

    Par Douna Loup

     

    Miécourt. Une vieille vous accueille avec ses deux fils qui auraient l'âge de partir mais qu'elle corsète aux bras lourds de sa ferme. Ils sont grands, frustes et bruns. Ils vous saluent avec mutisme mais ne vous quittent pas des yeux.

    La ferme a une toiture noire de sourcils en friche, ses murs trapus sont acculés aux champs d'orges et de tournesols. La ferme est fraiche, profonde et tu calcules en trois secondes que son épaisseur ne se pliera jamais en quatre dans ton coeur. Qu'elle restera autour de toi comme une proéminence abjecte. Qu'elle te sera toujours étrange. Étrangère.

    La nuit qui vous couche ce soir-là tutoie vos fenêtres à larges battants, vous êtes couchées sur un lit simple dans la chambre de la vieille mère et vos cousins dorment à deux pas dans une autre chambre qui grince.

     

    Le temps de s'éveiller il est déjà trop tard.

    La géographie a fait de vous ses prisonnières.

    Les collines du Jura vous toisent vertement aux fenêtres, les cousins vous dévorent des yeux et la vieille vous nourrit comme certains curés aigris donnent la messe.

    Il fait chaud. Lorsque vous contournez la grange où le foin sèche en vagues, les cousins surgissent avec leur chien. Entre ses jambes pend un long bâton rouge, miroir du désir enterré dans les cerveaux des garçons trop âgés pour les chambres de célibataires.

    Vous regardez le foin en tas, vous auscultez les murs de bois... le soleil se cramponne aux planches sur lesquelles vos regards bleus butent, il ne faut surtout pas lâcher cette image de bois, elle vous sauve pour l'instant encore.

    Mais les cousins ne passent pas leur chemin, ils restent, ils ne vous disent rien, ils vous regardent. Leurs regards torpillent vos coeurs, leur silence est un rapt. Les mots le désamorceraient mais vous êtes aussi muettes que la paille, alors vous partez en courant, vous essoufflez votre peur dans les champs, vous longez la route, traversez le village et atterrissez hagardes dans l'épicerie de Miécourt.

    Vous n'avez ni argent ni courses à faire, mais vos visages et votre peur font venir près de vous l'épicière. Elle s'appelle Marie, elle est à peine plus âgée que vous; peu de mots suffisent à vous faire comprendre, à vous faire assoir, à vous faire adopter. Vous buvez de la limonade tout l'après-midi. Les bulles et sa compagnie tendre apaise la terreur en vos corps.

     

    ... tes rêveries te manquent, les mouches recouvrent les jours de leurs petites pattes noires, ton imagination s'arrêtent aux murs, les garçons vous poursuivent, vous espionnent, vous traquent, mais ne sont pas encore parvenus à vous serrer. 

    Les griffes du réel t'enserrent. Les bras du réel t'affectionnent. Le réel c'est l'or des nuits, c'est la crème couverte de mouches, c'est aussi Marie l'épicière, les petits mots qu'elle a pour vous.

    Son père boit, son père noie son corps de litres et de degrés forts. Et les mots de Marie pourtant, ses mots sourient, ils sortent tout droit de sa douceur, ne savent pas briser sa tendresse. Lorsque Marie aimerait se fâcher, crier contre ce vieil ivrogne, elle parvient tout juste à chanter une vieille comptine et à soupirer face aux vitres. Au milieu de ses clients rares, Marie lève le poids des choses, pèse en grammes les lentilles, entasse ses sacs de farine et le soir venu additionne quelques sous avec sa pauvre joie.

    Toi tu trépignes. Ce Jura t'impatiente. Cette Suisse te révolte.

    Ici c'est pire que tout dis-tu, je préfère les Allemands. Tu n'as jamais vu de près les Allemands. Tu n'as vu que leurs ailes de plombs. Tu te souviens avec nostalgie du mot guerre, de la radio de ton père, de votre maison à Roppe remplie de tumultes ces derniers mois, de Jeanne restée dans sa maison feutrée où tu n'as jamais pu entrer. 

    Il faut quitter ces collines infestées de vaches, quitter ce ciel où infusent des mouches, ce pays de garçons vicieux.

    Il y a bien Marie et sa limonade mais elle ne fera pas le poids.

    Ce pays est une infection, on aurait mieux fait d'avoir la gale dis-tu, la douanière nous aurait empêché de passer. On aurait mieux fait d'être pleines de maladies, pleines de rage, de peste, de poux ou de puces de lapins, la Suisse nous aurait tout de suite rejetées, nous serions retournés à Roppe!

    Tu as treize ans et demi et tu t'appelles Nelly, tu te sens vieille, tu penses que ton destin de femme ressemble à autre chose qu'à un horizon de paille dénommé Miécourt, tu penses que tu ne supporteras pas un jour de plus les garçons et leur chien, que tu peux devenir une autre, devenir une fugueuse heureuse.  

    Tu ne rêves plus que d'une seule chose, passer cette ligne dans l'autre sens. Tu te souviens du nom de la petite ville où vous êtes passés de la France en Suisse, elle s'appelle Delle. Delle a été la honte, la nudité volée, Delle sera transfigurée si vous passez en sens inverse. Si vous passez de Suisse en France.

    La vieille a un champ près de Delle, un champs de pommes de terre roses à sortir du sol. Vous attendez le jour de la récolte, vous calculez les ciels et les températures, vous préparez votre petit bagage. Une soeur cadette vous y retrouvera avec la tante de Boncourt et tu seras la cheffe d'expédition, la cheffe de délivrance. Enfin vous quitterez ce mauvais pays...

    D.L.

     

    (Ce texte est extrait du deuxième roman de Douna Loup, Les lignes de ta paume, à paraître en août 2012 au Mercure de France)

      

     

     

     

  • Mon Goncourt 2012

    Roegiers3.jpg

    Une lecture du Bonheur des Belges de Patrick Roegiers (1)

    Le Prix Goncourt 2012 sera belge ou ne sera pas. Je le fanfaronne tranquillement en lisant Le Bonheur des Belges de Patrick Roegiers, à paraître le 5 septembre prochain chez Grasset. Je ne suis pas seul à penser que le Prix Goncourt gagnera fort à se voir attribué à ce livre : Patrick Roegiers le pense aussi tant il est lui-même fanfaron. J’ai connu Patrick au Salon du Livre de Balma en 2005, et tout de suite ce grand diable m’a exaspéré par sa fanfaronnade avant de me devenir sympathique autour d’une table de bistrot où nous avait emmenés Daniel de Roulet, sur quoi je découvris un écrivain hors norme. Cette évidence m’est apparue à la lecture rétrospective d’Hémisphère nord  (paru en 1995 et gratifié du Goncourt belge que représente le Prix Rossel) puis se confirma avec Le cousin de Fragonard et La nuit du monde, autant que dans Le Mal du pays, autobiographie de la Belgique où le romancier a puisé ses personnages et ses décors afin de brosser cette fresque carnavalesque à la fois rutilante et réjouissante, revigorante et ravigotante, bonnement ravissante au sens du ravissement des Sabines par les Sabins.

    Le Bonheur des Belges fait naturellement pendant au Chagrin des Belges du vormidabel Hugo Claus ; et naturellement, quoique prisant fort le maître flamand, je préfère son compère bruxellois qui se prend illico par la main de Victor Hugo pour grimper avec celui-ci (en train d’achever ses Misérables) sur la butte de mémoire de Waterloo au pied de laquelle il est écrit : « L’accès de l’escalier est interdit avec des frites ».      

    Patrick Roegiers (prononcez Roudgirs) est un écrivain hugolien quand il évoque l’auteur immense de L’Homme qui rit et de La Légende des siècles, napoléonien quand il décrit de près le « petit tondu », et plus encore rabelaisien (Alcofribas étant un auteur potentiellement belge de par son universalitude) par son mélange d’érudition joyeuse et son amour de notre langue qu’il trousse avec une vigueur inégalée ces jours de météo littéraire maussade en France française.

    Le Bonheur des Belges raconte l’histoire d’un crâne petit garçon qui commence, en rêve, par se débarrasser de sa mère dévorante, laquelle lui apparaît sous les traits de la Yolande Moreau du film Quand la mère monte. C’est un bon début pour se lancer dans la vie rêvée et la selva oscura de la mémoire belge dont le premier Virgile sera donc Torugo.

    Patrick Roegiers sait tout des aventures de Torugo en Belgique, évoquées sur un ton vif et frondeur qui fait la première qualité du Bonheur des Belges, façon « ligne claire». Virtuose avéré des longues phrases, Patrick Roegiers raccourcit celles-ci pour être plus et mieux lu, les dégage autour des oreilles afin de les rendre plus musicales et les fait onduler et crépiter et se déployer en évocations saisissantes, notamment dans la reconstitution de la bataille de Waterloo qui introduit une autre composante essentielle du roman : savoir sa façon de baiser le Temps. On sait depuis Lucrèce, Spinoza et Proust que tous les temps sont dans la nature, surtout en ce pays fictif par excellence qu’est la Belgique. On découvre en outre que tous les temps sont permis au pays de Thyl Ulenspiegel.

    Le premier morceau d’anthologie du Bonheur des Belges (cf. L’Anthologie des oeuvres de Patrick Roedgiers, à paraître en 2047 pour le centenaire de l’auteur) est repérable entre les pages 36 et 38 du roman, traitant de la dualité fratricide de la famille belge où l’Histoire européenne vit parfois un Franz et un Frans s’entrebaïonetter avec des élans de ferveur meurtriers pour le compte de belligérants qui n’usèrent pas autrement des mercenaires suisses.

    Je cite à la volée : « Les Belges ont peu de fierté naturelle. Ce sont de fieffés saccageurs. (…) Voici le cas de deux frères devenus adversaire par caprice de l’Empereur. Ils ont tous deux l’âge d’aller à la guerre. L’un s’appelle Frans et l’autre Franz. Ils ont le même âge, un air de famille et un accent semblable, mais parlent des langues différentes, ce qui les a fait s’enrôler dans des camps opposés, mais ils auraient pu échanger leurs place et revêtir l’uniforme de l’ennemi. (…) L’un a un cœur de diamant, l'autre de pierre. Aucun des deux n’est à même d’assurer seul son rôle (…) L’un ne s’adresse à personne, l’autre fait appel à tout le monde. Chacun baragouine sa propre langue, mais ils ne s’entendent que si les deux se parlent ensemble. L’un est de partout, l’autre de nulle part. L’un est jaloux, l’autre envieux. L’un est élancé, l’autre trapu ».

    Ainsi de suite et ceci encore : « L’un aux côtés de l’Empereur est sergent, l’autre aux côtés des Alliés est simple caporal.

    -          Toi ici ?, dit Frans.

    -          Toi aussi ?, dit Franz.

    -          Tu es plus qu’un frère pour moi.

    -          Tu es mon alter ego.

    -          Et toi, tu es moi-même.

    Et la belle paire de s’embrocher : « On retrouve les deux frères dans les bras l’un de l’autre, enlacés dans une commune agonie, unis dans un baiser de haine à quoi les achemine leur distincte trajectoire. Waterlooser ! »

         Le deuxième morceau de choix du Bonheur des Belges suit entre les pages 43 et 66, relatif à l’évocation de la bataille de Waterloo et au portrait de Napoléon vue de tout près par le jeune narrateur. Il faudrait tout citer. Mais on m’appelle à table ! La suite suivra…

  • La mort de Dominique de Roux

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    Lorsque Vladimir Dimitrijevic m’a annoncé, ce soir, la mort subite de Dominique de Roux, foudroyé à l’âge de quarante-deux ans par une crise cardiaque, un sentiment très étrange m’a saisi, mêlé de surprise et d’incrédulité, et j’ai revu ce personnage si brillant et si fluide, si à l’aise dans le monde, si vivant, si naturellement urbain et si sûr de lui, qui m’avait reçu une première fois en 1972 dans la pénombre de son grand appartement de la rue de Bourgogne – j’ai revu le pull de cachemire qu’il portait ce jour-là et je me suis demandé comment il se faisait qu’un type visiblement si bien dans son pull puisse mourir si brusquement sans crier gare ?

    Avait-il, lui l’intuitif fulgurant, le pressentiment que cette vie qu’il aimait d’une passion orientée par le sens des destinées personnelles, bien plus que par le sens de l’Histoire, lui serait ravie aussi tôt ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, passé le premier saisissement, je me dis que cette mort en plein vol a quelque chose d’un paraphe, tout à fait dans le style à fulgurances de l’écrivain, signant finalement une œuvre étincelante et une vie comme en porte-à-faux avec notre époque.

    C’est qu’il y avait chez lui du vaillant mousquetaire, dont la pensée et la plume, à tout instant stimulées par le « plaisir aristocratique de déplaire », ne pouvaient séduire à gauche plus qu’à droite, et d’ailleurs de ma première lecture de L’Ouverture de la chasse me reste un souvenir mêlé de reconnaissance et de rejet. J’ai reconnu ma propre défiance, vécue dans les rues du Quartier latin en mai 1968, quand j’ai lu ces lignes écrites à chaud et publiées en juillet de la même année : « Il a fallu l’asservissement des adultes à leurs citadelles arriérées, à leur corps endormi pour qu’aux premiers fracas d’un bavardage poétique tournant au-dessus des émeutes ils se soumettent, s’avalent par rangs de taille, et donnent à penser à leurs fils qu’ils faisaient la révolution. » J’avais beau me sentir, moi aussi, fils en révolte : le délire rhétorique du troupeau m’avait rejeté dans les marges et je retrouvais exactement mon sentiment du moment en lisant ces lignes féroces : « Or ces fils, livrés à eux-mêmes, aliénés par des chimères, embusqués dans un surréalisme amolli, encrassé, se sont déchirés aux fourrés des mythologies révolutionnaires, au niveau de la culture générale. La crise spirituelle déguisée puis barbouillée de nihilisme à la manière des enfants, piégeait sa jeunesse, ses nouveaux mois, ses projets de révolution, tout ce qui une seule fois précède la mort. »
    Pourtant à l’adhésion succédait le rejet de la rhétorique ronflante réinvestie par notre d’Artagnan célébrant « le seul révolutionnaire » en la personne providentielle de Charles de Gaulle – non, décidément, là ça ne passait plus, et toujours j’ai regimbé devant les poses « historiques » d’un écrivain soucieux de marquer le siècle de sa propre trace héroïque à la Malraux et jetant au ciel ses métaphores par trop grandiloquentes à mon goût de descendant de chevriers helvètes : « Le monde a été conçu dans le feu, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d’émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l’éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d’acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes ce que sont aujourd’hui à Istamboul les harems à pou¬fiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles. »

    Pourtant ce style flamboyant, malgré le creux sonnant, m’en imposait tout de même par l’élan qu’il marquait, et l’éclat cerné d’obscurité d’une langue relançant la pensée poétique et la furia d’une critique inspirée, belle et rebelle.

    Aussi me plaît que Dominique de Roux se soit toujours affirmé contre le Nouvel Homme nivelé style Chigalev, tandis que, passeur, il servait les causes perdues de Céline ou de Pound, et celle non moins inconvenue alors d’un Witold Gombrowicz, révélé dans sa propre rébellion, ou qu’il fasse et fasse faire les Cahiers de l’Herne comme il a aidé à se lancer L’Âge d’Homme.

    C’était un romantique sans illusions qui luttait contre les abaissements de l’époque, un oiseau-phénix trop à l’étroit dans la cage du parisianisme, un romancier velléitaire quelque peu, champion de l’amorce, mais à retombées parfois décevantes, les feux de l’incendiaire éblouissaient plus qu’ils n’éclairaient, mais le défenseur était un honnête homme, je crois. Je ne sais trop ce qui lui a pris d’aller se jucher sur la jeep d’un général portugais, ni ne comprends bien son Cinquième empire, mais je suis triste de voir s’en aller si vite un type bien que, peut-être, j’aurais fini par rencontrer vraiment...

    Note de 1977, extraite des Passions partagées (2004)

  • Aventurier de style

    medium_De_Roux0001_kuffer_v1_.JPGDominique de Roux en 1972 (Paule Rinsoz)


    Le nom de Dominique de Roux (1935-1977) a longtemps suscité l’opprobre d’une fraction de l’intelligentsia parisienne, « politiquement correcte » avant l’heure, à une époque où faire l’éloge d’un Louis-Ferdinand Céline, notamment ne pouvait que relever du « fascisme ». Pratiquant le « plaisir aristocratique de déplaire » en anarchiste de droite, ce mousquetaire romantique mal fait pour La France de Jean Yanne, selon le titre d’un de ses pamphlets, était naturellement porté à défendre un maudit génial tel Ezra Pound (bel et bien égaré dans le fascisme mussolinien, celui-là) ou, avant tous les autres, le grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, alors méconnu, qu’il révéla au lecteur français.

    Fin de race hanté dès sa jeunesse par le pressentiment d’une mort prématurée (qui frappa plusieurs de ses frères), ce fils d’une longue lignée aristocratique de Charente, fasciné par le général de Gaulle, se rêva un destin de héros stendhalien, à la fois homme d’action et écrivain engagé dans l’histoire contemporaine comme l’avait été un Malraux. Fondateur des Cahiers de l’Herne (où il fit célébrer Michaux, Borges, Jouve, Dostoïevski, et tant d’autres) et grand découvreur de l’édition parisienne, écrivain au style flamboyant quoique inégal, Dominique de Roux composa de brefs romans élégants et voilés de mélancolie (Mademoiselle Anicet, L’Harmonika-Zug, La jeune fille au ballon rouge, Maison jaune), quelques beaux essais très personnels (sur Céline, l’écriture de Charles de Gaulle et Gombrowicz) et un recueil de fragments aussi étincelants qu’irrévérencieux (notamment des propos sur Roland Barthes et Georges Pompidou, jugés scandaleux), intitulé Immédiatement et qui lui valut de perdre brutalement son poste de directeur littéraire aux Presses de la Cité, en février 1972.

    Habité par une vision politique à caractère poético-messianique, Dominique de Roux voyait l’accomplissement du gaullisme dans une sorte d’internationale pacificatrice, qui le fit s’engager dans la révolution portugaise de 1974 et dans la guérilla angolaise, au titre de conseiller personnel de Jonas Savimbi. Sous le couvert de reportages, il accomplit des missions pour le Renseignement français, ainsi que le révèle Jean-Luc Barré dans la passionnante biographie qu’il vient de consacrer à l’auteur du Cinquième empire, vaste chronique romanesque imprégnée par la dernière grande aventure de l’écrivain. Un autre aspect, plus intime mais combien révélateur, de la vie de Dominique de Roux est également éclairé en l’occurrence, tenant à ses relations de séducteur et d’amoureux plus profond, dont témoignent de magnifiques lettres recueillies par le biographe.

    - Comment, Jean-Luc Barré, situez-vous Dominique de Roux dans la littérature du XXe siècle ?
    - Je le vois d’abord comme un des acteurs majeurs de la vie littéraire, à la fois éditeur et écrivain comme le furent un Jean Paulhan ou un Jacques Rivière. Et outre, et le public le découvrira à la publication de sa correspondance : il m’apparaît comme l’un des derniers grands épistoliers de la littérature française.
    - Qu’avez-vous découvert en travaillant à cette biographie ?
    - Le coup de chance, et la principale découverte, a été le lot de plus de mille lettres inédites qui m’ont été remises, contenant une masse de renseignements sur le parcours de l’écrivain entre 1970 et 1977, où il vécut dans l’errance la plus totale. C’est l’occasion de lever le voile sur une trajectoire peu connue, dont il commente les étapes à ses correspondantes : les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie à part son épouse Jacqueline de Roux. En outre, je mets en lumière son engagement effectif dans les services de renseignements français et son rôle auprès du leader de l’UNITA, Jonas Savimbi.
    - Que cherchait-il au juste ?
    - On sent qu’il cherchait « le roman », l’Histoire en marche. Il a d’abord découvert, dans le personnage de Spinola, un personnage à la De Gaulle qui l’a fasciné. Engagé dans la révolution des œillets, il n’y a vu qu’une péripétie dans le genre de mai 68, mais c’est avec beaucoup plus de conviction qu’il a défendu la cause de l’UNITA…
    - Pourquoi, dans votre titre, le qualifiez-vous de « provocateur » ?
    - La provocation n’est pas chez lui, comme chez un Jean Edern Hallier, une fin mais un moyen. C’est une constante remise en question de tout ce qui tend à la sclérose, au conformisme et à l’uniformisation. D’où sa fascination pour les parias, les maudits et les univers parallèles. A tous égards, c’est un homme qui a sans cesse vécu dans l’urgence, conscient du fait que ses jours étaient comptés.
    - Quelle est, finalement, l’idée directrice qui se dégage de sa quête ?
    - Dominique de Roux me semble l’un des derniers écrivains de notre époque qui a pensé en termes d’universalité. Rêvant d’une sorte de communauté lusitanienne post-coloniale, il était ouvert au mélange des cultures et tout à fait opposé à l’apartheid. Le gaullisme lui avait fait entrevoir une troisième voie. Ce qui me frappe chez lui, c’est le refus de souscrire à une identité qui enferme. En dernier ressort, on sent en outre que tout pour lui devait aboutir à la littérature. Telle est d’ailleurs la dernière issue de sa vie.

    Jean-Luc Barré. Dominique de Roux le provocateur. Fayard, 651p.
    Dominique de Roux, L’Ouverture de la chasse. Le Rocher. Réédition d’un recueil d’essais percutants, notamment sur Mai 68, Sollers, Jean Edern Hallier, Marcuse, Brancusi, Gombrowicz et l’Internationale après-gaulliste.

  • Ceux qui s'informent

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    Celui qui se documente sur les mécanismes du sommeil de la mouche tsé-tsé / Celle qu’on dit aussi paresseuse que l’escargot de mer Aplysia californica / Ceux qui ont un détecteur automatique d’émotions d’arrière-plan / Celui qui régule ses émotions sociales en fonction de son plan de carrière / Celle qui affirme que le port royal de son bonobo est inné plus qu’il n’est acquis à son contact de biologiste de bonne famille genevoise / Ceux qui n’ont pas conscience des structures de dominance qu’ils ont acquises au Service des automobiles / Celui que les informations forment / Celle que l’informatique déforme / Ceux que la saturation d’informations a rendu informes / Celui qui affirme que sa sœur Monique ressent tout par le nez comme il en va de certains vers / Celle qui n’a pas informé son voisinage de sa disparition vu qu’elle était déjà morte pour eux / Ceux qui se demandent si les plantes portant les organes mâles et femelles sont influencées par d’autres végétaux à l’instar des individus bisexuels soumis à la discipline des chambrées militaires ou des classes de couture / Celui qui rappelle au groupe de réflexion transgenre que les anciens rois tahitiens n’avaient guère de descendance issue de rapports incestueux / Celle qui se dit « bête comme l’Himalaya » sans que ses mufles ne cousins ne protestent / Ceux qui achoppent à la dotation biologique de Madame Sans-Gène / Celui qui pense faire une chatterie à son amie Adeline en lui disant qu’elle a du chien / Celle qui a trébuché sur les marches de l’évolution et se retrouve pourtant docteur ès lettres de l’uni de Lausanne / Ceux qui ont fait théologie et se sont recyclés dans l’économie de marché / Celui qui ne dirige son orchestre olympique que d’une main / Celle qui se renseigne sur les moeurs de l’organiste / Ceux qui redoutent la curiosité prédatrice des prétendu philanthropes / Celui qui n’est pas étonné d’apprendre que Gargantua a bu toute l’eau de la Sarine avant de se laver les pieds dans la flaque connue depuis lors sous le nom de Lac noir ou Schwarzsee / Celle qui ne sait pas que sa phobie des cloches remonte au temps des géants / Ceux qui chantaient la chanson de Gargantua dans la classe de mademoiselle Chambovey où il est dit que le géant a bu l’eau du lac de Bret après avoir jeté la pierre du Niton, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Visions de Jack

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    par Maxime Maillard

     

    I

      

    Sa tête bourdonnait comme une lavande

    Et les fruits succédaient aux fleurs

    Quand elle se laissa partir

    Bien décidée à ne pas revenir

     Des deux côtés du couloir on se regardait sans se comprendre

    Entre détresse et soulagement

     

    II

     

    Ces deux-là ne faisaient qu’un

    La vie les avait rendus doux comme des galets

    On les voyait côte à côte à Noël sur le divan

    Lui, donnant le la

    Elle, les lèvres en coeur

    Sous de fines lunettes posées tout au bout du nez

     Ils tiraient à deux mains dans les ruelles du bourg

    Une vieille histoire d’adolescents

    Inséparables au guichet de la poste

    A la piscine municipale les jours de pluie

    Leurs deux bonnets de silicone bleu

    Progressant lentement parmi les vaguelettes

     Puis une nuit

    Comme une plante pousse

    Le forgeron est parti

    Sans saluer personne

    S’est faufilé dans un coin de sa Françoise

      

    III

    Sa vie durant le boucher s’était tu

    Acceptant tout et bien plus

    Amen - pauvre boucher

    Qui devint même banquier pour lui plaire

     Des bonshommes en costume et gousset

    Passaient derrière la vitre opaque

    Puis s’installaient autour d’un vermouth

    Pendant qu’il déglaçait son filet  

    Amen – pauvre boucher

    Qui fut trop tendre pour vivre vieux

     Tout blanc dans son cancer

    Il veilla la nuit entière

    Pour la voir dans ses beaux habits

    Avant que le jour ne chasse l’ombre

    Pour la voir comme au sortir de la forêt

    Coquette avec son béret rouge

    Et qu’elle lui tende

    Enveloppé dans une lavallière

    Le vieux livre au scotch brun

    Où ils s’étaient rencontrés

    Du temps qu’il était guignol

    Sur la scène d’un théâtre amateur

     

    IV 

    Le père Bovet alité depuis belle lurette s’est envolé vers midi

    Sa femme l’a vu qui flottait au-dessus de la grange dans un drap blanc

    saluant les bêtes de ses paumes charnues

    Avant de disparaître dans le vent


    V

     

    Les grands-parents sont partis presque en même temps à force d’être  

    vieux

    Ce fut le pire accident de leur enfance et la fin d’une saison

     Adieu les livres d’images

    Adieu la farandole

    Le grenier merveilleux

    Adieu mes frères

     

    VI 

    Se peut-il qu’on s’en aille sans jamais revenir

    Qu’ils se dérobent ceux-là qui nous ont vu grandir

     

    VII

     

    Ils ont beau traverser l’existence

    Tels ces pèlerins de Compostelle

    Ce sont des jardins qui s’en vont avec eux

    Où il était bon de s’asseoir pour écouter

    Le chagrin qu’ils sèment remplira ce creux

    Et l’on se relèvera comme on s’est allongé

     Quand le père s’en ira

    Cette place qu’il laissera

    Il faudra à mon tour que je la laisse

    Car on ne voudra plus de moi

    Dans ce quatre pièces plein sud

    Où les murs schlinguent les livres

     

    Qu’il claque et je pleurerai

    Comme un môme enfin libre

    De monter dans un train

    Et de marcher à l’envers

     

    VIII

    Quand elle est partie j’ai voulu partir aussi

    Enfouir ma tête dans ses plis

    Et me laisser porté dans le courant

    Mais au matin mon réveil a sonné

    J’ai enfilé mon bleu et je suis sorti

    A travers la nuit j’ai marché jusqu’au trolley

    Dans le parc la lumière coulait le long des bouleaux

    Les biches mâchaient des biscuits ramollis par la rosée

    Et j’ai compris qu’on ne part pas aussi simplement

     J’ai fleuri son urne matins midis et soirs

    Une fois j’ai repris le bus sans y penser

    Le lendemain j’ai fredonné l’air de Dona

    En rempotant un camélia

    Chaque semaine je disposais dans l’alcôve

    Une fleur que je piquais dans les serres

    Puis un jour à côté de sa photo

    J’ai installé un petit pin en pot

    Et une bougie dont la flamme dure

    m’a dit le vendeur

    Aussi long qu’un paquebot pour les Indes

     

    IX

    Mon genou fait crac dans les escaliers

    Et mon dos a fait crac lorsque je me suis baissé sur une motte

    Mon ongle craque sous mes dents comme craque le vernis du banc

    La montagne craque au-dessus du cimetière où mon ami s’enterre

    Et l’échelle entendra peut-être ce craquement qui fendra l’air

     quand je me hisserai sur les platanes pour la taille

    On rira de moi gentiment comme chaque année et je rirai pour qu’ils

      restent eux-mêmes

    J’attraperai mon sécateur et je sectionnerai quelques branchettes

    à leurs gros moignons

    Depuis là-haut j’entendrai le chant du martinet et je verrai la

      garniture blanche de leurs crânes

    Une lointaine fumée s’élèvera au-dessus d’un feu de planchettes

    Qui recouvrira la tombe du général et la croix en bois de Ramuz

     

    X

    Allongé sur mon reposoir concave

    Le dos bien calé avec trois oreillers

    Mes pieds en chaussons à dix heures dix

    Une brise légère me caresse les cuisses

    J’entends le vieux qui gratte un zwieback

    Le ciel est un champ de laine en fuite

    Je suis en slip, parfaitement à l’aise

    Sans rien devant ni derrière


    (Cette suite poétique inédite, de Maxime Maillard, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrle à la relève littéraire romande)

     

  • Le Puits

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    Inédit

    Par Elodie Glerum

     

    Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Il a beau se pencher sur le rebord, scruter les eaux, il ne voit rien. Immobiles, elles captent temporairement des rayons de poussière. Quand le vent du sud-ouest chasse les nuages, caresse lierre, mousses et spores. Que les arbres cessent de bruire dans leur symphonie hivernale.

    Le sol se couvre d’épines et de feuilles.

    Il se souvient de sa répugnance à traverser les champs psychotropes, entre la route de terre battue et la colline. De son vertige, aussi, sur la falaise qui grimpe très haut jusqu’à la frontière. Et du moment où serrer fort sa main évitait qu’elle ne s’envole.

    C’était avant.

    Maintenant, la guerre est finie. Le héros est de retour : autant qu’il le peut, il retarde son retour à la norme. Déjà, il retravaille. Quelques hypocrites continuent à le fournir en surplus de fromage, de gnole. À le descendre en camion dans la vallée, gratuitement, alors que nous devons doublement nous serrer la ceinture.

    Justement, parce que nous n’avons rien fait.

    Avant la guerre, le héros était paresseux. Ça mangeait chez sa sœur quatre fois par semaine. Ça se faisait héberger gratis chez une veuve. Ça dormait sa sieste sous les oliviers pendant les foins. Et quand on se permettait de le remarquer, le héros parlait d’oppression, de révolution. De toute manière, tout finirait par changer ! Monsieur l’abbé devait être sur ses gardes.

    Ça peut être con, un héros.

    Pendant le conflit, sans penser à lui, il est monté plus d’une fois au col. Il a dû passer par les terrasses, plus haut, en direction de l’ancienne mine et de la route frontalière.

    Plus personne ne débroussaille. C’est sale. C’est anarchique. Parfois ça pue le cadavre. Mais c’est là que se trouve le dernier puits qui n’est pas asséché.

    Depuis que le canal des deux frontières a été détourné, impossible de s’abreuver ailleurs. D’ordinaire, un soldat monte la garde. Cette fois, il est mort. En outre, on a volé le seau. Saboté la manivelle. Saloperie !

    Il redescend à la Grange. Remonte, une corde sur le dos. Le héros ne leur rend pas la vie facile, explique-t-il à sa fille qui court un bout de chemin. Elle acquiesce. Oui, papa, ce sont des salopards. Chut, il dit, il faut tout de même se surveiller. Au début de la guerre, elle prenait les héros pour des dieux. Mais depuis qu’il faut nous faire chaque jour ces trois kilomètres jusqu’à la fontaine, elle a changé d’avis : ce sont des salopards qui rendent la vie difficile.

    Quand il revient au puits, il entend des bruits de feuilles. Se retourne. Ne voit personne. Ça vient d’en bas, du ravin. Le héros pointe son arme sur un soldat.

    « Tu n’as pas envie de dire.

    -       Non.

    -       Tu pourrais faire un effort.

    -       J’en suis incapable.

    -       Très bien. »

    Le bruit a fait hurler les pies. Et les feuilles ont volé. Le héros regarde autour de lui, lâche à son compagnon : « On dégage. » Ils dégagent et laissent le corps après l’avoir dépouillé de tous ses vêtements.

    « Aujourd’hui, je suis tombée sur un homme nu dans la forêt » lui dit sa fille à l’heure du repas. Il repose sa cuiller et cesse d’avaler.

    « Il était vivant ?

    -       Non.

    -       Alors ça va. »

    Les camions commencent à prendre la route de la frontière. Ils sont remplis d’uniformes.

    « Ce sont les héros ? demande sa fille.

    -       Non. »

    Avec les semaines, il n’y a plus d’essence. Les fuyards sont seuls, à pied et très mal équipés. La route du col est pénible. Sans eau, on est mort. La zone frontalière est maintenant infestée de héros. On fait tout pour les retenir.

    Un jour, le héros désigne une maison. C’est la fin de l’été. L’air est sec. Il fait chaud. Et des tracts de libération ont été lancés des avions parce que personne ne veut bouger son cul ici. Ils n’ont qu’à s’acheter la radio.

    Il coupe du bois. Il les entend. Ils ont soif. « C’est la cabane du bourru. Il vit seul avec sa fille. Il nous donnera à boire. »

    Ils frappent. Il arrive du jardin. Il sent bon les essences de septembre, l’odeur de bois cru, la fumée sèche des feuilles mortes. À cette altitude, les capuchons de moine pigmentent les éboulis derrière la Grange, de violet, de mauve, les recoins humides qui sont torrents en mai, secs en été.

    « Comment vas-tu ? » demande le héros en souriant. Il ne répond pas, mais va chercher la gnole.

    « Et ta fille ? Elle n’est pas ici ?

    -       Elle est morte. »

    Le héros se fige. Sa troupe le regarde bizarrement. Il se racle la gorge et avale d’une traite le fond de verre. Il tousse.

    « Ce sont vraiment des salauds. »

    Il ne répond pas. Son manque d’entrain les incite à quitter ce trou. « Il faudra qu’on t’installe l’eau courante, une fois » dit le héros, ajoutant qu’ils comptent atteindre le village avant la nuit. Plus sûr. Le héros s’embourgeoise. Il ne répond rien. Ce sont des promesses en l’air. De politicien. Au village, les bruits courent que le héros vise un mandat de maire. En vallée, ça chuchote. On ne veut pas d’un communiste là-haut.

    Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Les eaux sont calmes. L’escalier de pierre, tout pourri. Un gros panneau prohibitif indique :

    Danger. Ne pas boire.

    C’est le maire qui l’a installé. Cent vingt-huit voix contre douze. Un bulletin blanc. Trop d’effort, pour lui, de descendre au village. On sort l’argument collabos pour expliquer un score si bas pour un héros.

    Il a quand même gagné.

    Le héros marche vers la fontaine. Le salue. Je reviens du poste frontière flambant neuf. Il sent la gentiane.

    « Qu’est-ce que tu regardes ? demande le héros.

    -       Le puits.

    -       Je vois.

    -       Quelqu’un est tombé dedans.

    -       Ah bon ! se glace le héros.

    -       Vous êtes des salopards. »

    Le héros suffoque. On ne s’adresse pas comme ça à un élu. Encore moins à un héros. On lui doit du respect et la liberté.

    « Qu’est-ce que tu racontes ?

    -       Vous auriez pu me dire que vous l’aviez empoisonné, ce puits, avec des capuchons de moine… avant que j’y envoie ma fille. Tout ça pour ralentir leur retraite ! »

    E.G.


    (Cette nouvelle d'Elodie Glerum a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, de juin 2012, réservée à dix-sept jeunes auteurs romands)

     


  • Swiss Way

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    …A ma connaissance, notre pays est le seul au monde qui propose au citoyen marcheur d’atteindre Les Cases par la droite ou par la gauche,  et ce n’est pas d’ambivalence politique qu’il s’agit là mais du Symbole même de ce multilatéralisme séculaire qui nous a enseigné que, de la même façon, nous pouvons être  roulés par la gauche ou par la droite…

    Image : Philip Seelen

     

    Image : Philip Seelen

  • Folk Pride

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    …Et vous reconnaîtrez de gauche à droite, camarades du parti Swiss Value, sept de nos membres fidèles posant pour notre campagne de sensibilisation, à savoir  Greta Hübsch du staff des RH de Microsoft, Vreneli Schatz la monitrice d’Aquagym New Life, Magda Schäfli qui accuse le coup en tant que gérante de fortune à l’UBS - quant au type à l’accordéon c’est le portier Sepp du siège principal de La Vie assurée où se sont connus nos trois membres-phares  du Team Folky de la section, plus précisément Sepp Stolz (porte-drapeau attitré) récemment passé Second Chief dans l'Entreprise, Markus Schlupp le First Chief et Nestor Duflon notre Memory's Chap incarné, bientôt en retraite…
    Image : Philip Seelen

  • Lumière de Grignan

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    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Montélimar, ce 14 janvier 2001. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

    Jaccottet18.jpgEn entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    (Ces pages sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, paru récemment chez Olivier Morattel).

  • Amiet

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    Qui aime la couleur ne peut qu'être touché par la peinture de Cuno Amiet. Ce fut en effet un irradiant coloriste que ce maître incontesté de l'art suisse de  la première moitié du XXe siècle, même si sa notoriété posthume n'égale certes pas celle de Ferdinand Hodler, dont il fut le continuateur direct.

    C'est peut-être que l'œuvre d'Amiet est plus composite, moins puissante et moins radicale en ses aboutissants que celle de Hodler, mais la couleur le sauve de cet apparent éparpillement, autant que son art de l'aquarelle et du dessin, non moins marqué par la grâce.

    Il y a chez lui du fauve français autant que  del'expressionniste allemand, ses couleurs évoquent successivement  Gauguin et  Van Gogh, Kirchner et Nolde, avec des bonheurs à la Bonnard.

    Caméléon ? Je dirai plutôt : poreux à l'extrême, et tout de même partagé entre service public et vertu privée. Il y a en effet presque deux œuvres chez celui qui fut à la fois l'Artiste suisse officiel de l'entre-deux-guerres, solidement implanté dans son arche mythique d'Oschwand où se retrouvaient artistes et écrivains, et le créateur plus intimiste et plus libre dont son jeune ami et émule Eduard Gerber grappillera le meilleur pour en constituer une inappréciable collection, témoignant aussi de la bonification de l'œuvre en ses dernières années.

    Amiet14.jpgSans le génie ardent d'un Hodler, Cuno Amiet n'a jamais pour autant donné dans l'art officiel lénifiant, même si le symbolisme appuyé de ses fameuses Cueilleuse de pommes - gracieux sgraffito de la façade du Musée des Beaux-Arts de Berne rappelant le programme de défense spirituelle du pays, en 1936 - fleure évidemment son époque bien datée. On a aussi reproché au notable Amiet de s'être opposé à l'acquisition par le même musée bernois, en 1946, d'une toile de Picasso. « S'il y avait du jaune là où c'est blanc on pourrait l'acheter », aurait déclaré en dialecte bernois celui-là même qui participa aux mouvements novateurs du Blaue Reiter allemand  ou de la Sécession autrichienne. On n'en fera pas un renégat réactionnaire pour autant puisque ce n'était, en somme, qu'une question de couleurs !

    Amiet3.jpgÀ la bascule des générations, mais surtout d'une époque que marquera la fin d'une certaine peinture (Hodler ira jusqu'à la fusion de l'abstraction lyrique, mais après ?), Cuno Amiet fut aussi le dernier peintre « national » d'une certaine Suisse qui l'a d'abord vilipendé avant de le célébrer, puis de l'oublier...

    Amiet19.jpgNota Bene : né en 1868 à Soleure, Cuno Amiet fit très jeune ses premières études artistiques à Munich, où il se lia avec Giovanni Giacometti, dont il devint plus tard le parrain du fils, Alberto. Après un séjour à l'Académie Julian de Paris, il séjourna à Pont-Aven et s'établit, dès après son mariage avec Anna Studer, en 1898, dans le village d'Oschwander, canton de Berne, qu'il ne quitta que pour des voyages autour du monde liés à son rayonnement international. En 1931, à l'occasion d'une grande exposition au Glaspalast de Munich, détruit par un incendie, 51 toiles de Cuno Amiet furent anéanties. Un jeune jardinier, Eduard Gerber, s'approcha peu après de l'artiste auquel il acheta une première aquarelle, avant de se lier au couple et de constituer, avec peu de moyens, une collection faisant aujourd'hui référence. Celle-ci fit l'objet d'une grande exposition au Kunstmuseum de Berne, en 2011, dont le catalogue, publié chez Kerber, représente une bonne introduction à l'œuvre et à la vie de l'artiste. Celui-ci est mort en 1961 à Soleure, huit ans après la disparition d'Anna Amiet qui partagea sa vie, ses peines (la mort prématurée d'un premier enfant, compensée ensuite par plusieurs adoptions et tutelles, dont celle du fils de Hermann Hesse) et ses joies. Une grande rétrospective au Kunsthaus de Zurich avait célébré le nonagénaire en 1958.  Amiet12.jpg

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  • L'Arche de JLK

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    Ce qu'écrit Eléonore Sulser, critique littéraire au journal Le Temps, de Chemins de traverse.

    « Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses »…

    Une arche de Noé, la littérature ? L’image est très belle qui surgit au détour de ces notes sur le monde, sur sa lecture et sur la lecture, rédigées, nous dit Jean-Louis Kuffer, depuis l’adolescence.

    Chemins de traverse est la suite d’un long journal, publié pour parties sous divers titres et chez divers éditeurs, accueilli cette fois par Olivier Morattel.

    On y lit des éblouissements et des peines privés – tendres visions de son épouse, « Lady L » en « bonne amie »,décès d’une mère - ; bonheurs et servitudes de la vie au sein d’un journal (semaine d’édition, interviews loufoques ou passionnantes, reportages), puis la vie des lettres romandes vue comme critique et comme auteur : fâcherie violente avec « Maître Jacques » (feu jacques Chessex) et, bien plus tard, réconciliation épistolaire ; errances passionnées, inspirantes et destructrices avec « Marius Daniel » (Popescu). Et bien d’autres histoires encore.

    Mais avant tout Kuffer-Noé est un lecteur et les livres sont la première chose qu’il partage ici. Il relit des classiques (beaucoup de Russes mais aussi Sagan ou Simenon), s’aventure avec éclectisme chez les contemporaines (Pascale Kramer, Charles Dantzig, Alexandre Jollien) comme en témoignant ces notes et la bibliographie buissonnière qui clôt ces Chemins de traverse.

    C’est aussi une mine de citations, à commencer par celle-ci de Charles-Albert Cingria : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini ».

    Eléonore Sulser

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer. Chemins de traverse ; lecture du monde 2000-2005. Olivier Morattel, 420p.

     

    Cet article a paru dans le supplément culturel du Temps en date du samedi 26 mai 2012.

  • Cantique suisse

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    Pour entonner le Cantique suisse

    J'ouvre ce nouveau blog, sur le site web de 24 Heures dont je suis le plus jeune retraité,  afin de donner, à un projet de longue date qui devrait aboutir l'an prochain à la publication d'un livre, aux éditions d'Autre part, une base interactive vivante. Cantique suisse, le livre, sera constitué sous la forme d'un Abécédaire, d'Absinthe à Zouc, dont la plupart des articles n'excéderont pas une page. Son double souci premier sera d'originalité subjective et de style. Les ouvrages consacrés à la Suisse sont innombrables, mais notre pays reste souvent méconnu dans sa part la plus singulière. C'est celle-ci qui m'intéresse de manière à la fois subjective et documentée, qui n'exclut ni la poésie ni la polémique, hors de toute prétention académique.

    Cantique suisse, le blog, se veut ouvert à la discussion ou aux rebonds vifs, et les souhaite même dans la limite du respect mutuel. L'énoncé de l'Abécédaire passionnel ci-dessous est provisoire et sujet à de multiples ajouts. Il sera enrichi chaque jour sans suivre forcément l'ordre alphabétique.  

            

    Abécédaire passionnel

    Absinthe.jpgAbsinthe / Accent / Aline / Alinghi / Aloyse / Altdorf / Amiel / Amiet/ Aurigeno / Bahnhofstrasse / Bakounine / Ballenberg / Berchtold / Bergier / Bieler / Betty Bossi / Birchermüesli / Blocher/ Böcklin / Bögli / Botta / Bouvier / Budry / Carnaval / Cendrars / Cenovis / Ceresole / CERN/ Cervin / CFF / Chillon / Cingria / Chappaz / Chessex / Cuisses-Dames / Dada / Davos / Dimitri / Dindo / Doyen Bridel / Dürrenmatt / Duttweiler / Eigerwand / Erasme / Erni / Ernst S. / Federer / FipFop / Franches Montagnes / Frisch /Geiger (Hermann) / Gilliard / Général Guisan / Génie helvétique (Le) / Giacometti / Gianadda / Gilles / Godard / Goetheanum / Gothard & Gothard / Gotthelf / Grounding / Grütli / Guillaume Tell /  Grock / Güllen / Haldas / Heidi / Hesse / Hingis / Hirschhorn (Thomas) /   Hodler / Honegger / Hornuss / Humbert-Droz / Keller / Journaux / Joyce / Jung / Klee / Koblet / Küng (Hans) / Kudelski / Lavater / Lénine / Palais fédéral / Le Parfait / Pipilotti / Landsgemeinde / Longines / Lötschental / Pestalozzi /  Maggi / Maison d'Ailleurs / Monte Verita / Morgenstraich / Morisod / Murer (Fredi) / Muzot / Nains de jardin / Nessi (Alberto) / Nabokov / Nestlé / Niederdorf / NPCK / NZZ / Odéon / Opel & Ospel / Orelli & Orelli / Parachutes dorés / Piazza Grande / Pilet-Golaz / Pont du Diable / Ramuz / Rilke / Ritz /  Römerholz / Rote Fabrik / Saurer / Schmid (Daniel) / Stress / Schwarzenbach / Segantini / Sils-Maria / Soglio / Soutter / Sugus / Suter (Martin) / Tinguely / Tissot / Töpffer / Tuor (Leo) / Walser / Winkelried / Wölffli / Ziegler /  Zoccoli / Zorn / Zouc.Zouc2.jpg

    Cantique suisse, le blog:

    http://cantiquesuisse.blog.24heures.ch

     

  • Ceux qui passent la ligne

    Pano14.jpgCelui qui plaque tout à l’instant de prendre connaissance du courriel glacial du responsable des Ressources Humaines lui demandant s’il s’identifie vraiment à l’Entreprise / Celle qui va chercher des clopes à l’heure de la pose et se retrouve le soir même sur le quai d’embarquement pour les îles Lofoten / Ceux qui ont passé de l’état de cadres moyens à celui de clochards à plein temps sans en avertir leur belle-famille recomposée / Celui qui consacre son atelier d’écriture en prison au thème du passage à l’acte / Celle qui s’est donné trois ans pour mater son macho qui a succombé sept ans plus tard à une cirrhose bien méritée /  Ceux qui en veulent à celui qui s’en va / Celui qui lit Spinoza avait raison moelleusement allongé dans son divan de cuir de Russie / Celle qui est consciente du fait que ses émotions relèvent d’un théâtre public alors que ses sentiments restent du domaine privé soumis au Secret / Ceux qui n’ont pas le sens du Secret / Celui qui ne sait se dépasser qu’en dépensant l’argent du ménage /  Celle que tout dépasse sauf son imagination aux ailes de licorne enchantée / Ceux qui se dépassent dans le tunnel et alimentent de ce fait les statistiques de la mortalité routière par collisions et incendies spontanés / Celui qui étudie le motif du passage de la ligne dans les romans « durs » de Georges Simenon tels que La Fuite de Monsieur Monde ou L’Homme qui regardait passer les trains / Celle qui réduit le génie de Simenon à un taux élevé de testostérone qui fait évidemment défaut à son conjoint Palotin / Ceux qui passent la ligne tous les matins au titre de Roms chapardeurs des zones frontalières / Celui qui s’intéresse à la source reptilienne de ses émotions les plus violentes / Celle qui étudie le modèle neurobiologique plausible des sentiments dans l’Unité de Recherche de l’Université de Malmö dont elle découvre les espaces verts au bras d’un prof de zumba brésilien que lui envient les bimbos suédoises / Ceux qui donnent raison à l’écrivain irlandais James Joyce quand il observe que l’écrivain anglais Bill Shakespeare « est le fonds dans lequel doivent chercher tous les esprits qui ont perdu l’équilibre » / Celui qui observe attentivement le processus de sa mise en colère tout en exprimant celle-ci avec la plus sauvage véhémence / Celle qui bride ses émotions et couve ses sentiments / Ceux qui sont de plus en plus conscients de la complexité de leur machinerie homéodynamique et en tirent un surcroît de flegme à l’anglaise dans les situations même agaçantes genre ce con me pique ma place dans ce parking de merde / Celui qui ne se doute pas de ce qu’il dit quand il évoque le Grand Arbre de la Vie / Celle qui est descendue des hautes branches du grand arbre de l’évolution  pour s’établir esthéticienne en Argovie / Ceux qui lisaient Conoscimento del dolore de Gadda lorsque les eaux du Pô ont débordé cette année-là de leur vingt ans et des poussières, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ne disent pas tout

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    Celui qui n’a pas de réserve naturelle mais a appris à distinguer ce qui est à publier de ce qui ne l’est pas / Celle qui est discrète par respect de soi et d’autrui /Ceux qui sont indiscrets par esprit de revanche / Celui qui répand de faux bruits juste pour voir / Celle qui pratique la médisance comme un art martial / Ceux qui ont perdu un œil dans le trou de la serrure de sécurité / Celui qui mate la matrone de Matmata / Celle qui dit écrire pour ses tiroirs / Ceux qui parlent entre les lignes à haute tension / Celui que la parlote vide remplit d’un croissant effroi / Celle qui ne peut plus se connecter par crainte de la connerie connexe / Ceux qu’accablent les atteintes à la vie privée des prétendus amis du réseau des réseaux / Celui qui pratique la discrétion bien tempérée et le clavecin en plein air / Celle qui ne dit rien de ce qui lui importe vraiment / Ceux qu’on ne publiera qu’après leur mort genre Kafka ou Pessoa mais on s’en balance n’est-ce pas / Celui qui veut tout voir et tout entendre et tout sentir mais qui n’a pas le cœur de tout dire / Celle qui se tait avec éloquence / Ceux qui ne comptent pas leurs mots mais les choisissent avec soin / Celui fait des phrases / Celle qui cisèle de la poésie actuelle où il est question de Traces de fractures et de Bribes de failles / Ceux dont les recueils atones et aphones se vendent cher / Celui qui lit dans la foule du festival comme Gargantua en traversant la Seine à la nage d’une main et tenant son livre de l’autre sans le mouiller / Celle qui mouille sur le talus en lisant Despentes / Ceux qui parlent le soir en picolant de ce qu’ils ont lu le matin chacun dans son coin / Celui qu’on appelle bouche d’or / Celle qui en bouche un coin aux beaux parleurs en se taisant avec véhémence / Ceux qui disent Ave César Ducon ceux qui vont parler te saluent, etc.

    Image : Philip Seelen

  • L'échappée libre

     

     

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    Carnets de JLK: bilan de sept ans de blog. 3400 textes. 20.000 visites par mois. Avant d'autres échappées...

    Il y a sept  ans, dès juin 2005,  que j’ai entrepris la publication quotidienne de ces Carnets de JLK, comptant aujourd’hui  3400 textes et visités chaque jour par 500-800 lecteurs  fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns, parfois fructueuses. Sans les avoir jamais rencontrés, je me suis fait d'éventuels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy, poète au verbe inouï, et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008 de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog - expérience reprise récemment avec fruit dans un échange d'épistoles avec Daniel Vuataz, jeune auteur  vaudois que je crois de bel avenir. De même ai-je apprécié les  échanges avec  Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à  Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... et je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis via Fabebook, notamment avec Angèle Paoli, dont le blog Terres de femmes est référentiel, les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Antonin Moeri, Alain Bagnoud ou Jean-Michel Olivier, les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert ou Gilda Nataf, Claudine Redon ou Jacqueline Wyser,  et tant d'autres...

    Journal intime/extime
    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966 d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une quarantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 1500 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures et, tout récemment, Chemins de traverse.littérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intime

    Blog-miroir et blog-fenêtre
    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre.
    littérature,journal intimeMais on peut se promener à poil sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire. Ainsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. Tout récemment,un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog avec attention. Cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile, mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité, en les ménageant un peu mieux... 

    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.
    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement 2300 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    littérature,journal intimeDe l’atelier à l’agora
    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé (ici Radio Désirade…), dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.
    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui apliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce.
    N’ayant plus trop le goût des chamaill
    eries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ?
    Quoi qu’il en soit la nave va... 

    RicheCouve.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande. Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    Ces Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin  (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas. Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang. Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister. Dans la foulée, j'ai d'autres  d'autres séries comme celle des proses brèves de La Fée Valse et de mes Pensées de l'aube et autres Pensées en chemin, qui devraient aboutir à un triptyque.

    Benjamin7.jpgAngelusNovus.net

    Et  c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant àl'automen dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes. On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ?  Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté  devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !      

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer,je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. Mais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

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    littérature,journal intimeAux dernières nouvelles, un nouvel éditeur qui a l'âge d'un mec qui eût pu être  mon fils, du nom d'  Olivier Morattel, ayant publié un livre surpremamt, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme.

    littérature,journal intime J'ai horreur de ceux qui, en Suisse romande, freinent à la montée, comme disait mon ami Thierry Vernet. Les éditeurs jaloux de leurs auteurs et qui se bouffent le museau entre eux, dans nos provinces chiffonnées par la morgue de Paris,   m'ont un peu fatigué. Je le chante donc sur mon blog, Facebook, Twitter & Co: à bas les bonnets de nuit et les rabat-joie, et vive la littérature vivante qui se joue de toutes les formes et de tous les genres ! Après mes Chemins de traverse; lectures du monde 2000-20005, je publierai tantôt La Fée Valse, recueil de proses onirico-satirico-poético-érotiques et un Cantique suisse, aux éditions d'autre part, constituant mon Abécédaire passionnel d'un étrange pays, d'Absinthe à Zouc, avant une nouvelle tranche de carnets 2006-2012 qu'Olivier Morattel m'a promis d'éditer en 2013, si je ne l'ai pas ruiné entretemps. Son titre m'est déjà tout un programme vécu: L'échappée libre...

     

  • Ceux qui rebondissent

     

     

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    Celui qui repart comme en quarante / Celle qui remonte le courant dans sa Dauphine/ Ceux qui se délestent de leur surpoids / Celui qui n’a jamais renoncé à ses bretelles / Celle qui s’accorde des prolongations sans tirs au but / Ceux qui donnent le change avec une touche de colorant / Celui qui reprend son saxo à 87 ans / Celle qui pleure en entendant son vieux compagnon improviser sur Sunny Side / Ceux qui remettent le turbo genre torpédo / Celui qui va tâter de l’hébreu ou se mettre au ping-pong / Celle qui prend la vie comme elle vient et le temps comme il va et le funiculaire en fin de semaine pour voir les choses d’un peu plus haut / Ceux qui tombent deux ou trois masques / Celui qui replace sa dynamo dans le torrent de fonte des névés / Celle qui exulte à la rumeur du printemps russe / Ceux qui se déploient dans l’air tonique / Celui qui se berce d’illusions fécondes / Celle qui frissonne de voir le ciel s’ouvrir / Ceux qui rachètent le Temps en s’y plongeant ce matin neuf / Celui qui fait la nique au Gros Animal / Celle qui pressent un nouveau départ par exemple au Brésil / Ceux qui n’auront plus de souvenirs que rafraîchis / Celui qui se débat plus tranquillement qu’hier / Celle qui reprend ses marches en forêt / Ceux qui réveillent l’Ours affalé sous son bureau de fondé de pouvoir bernois / Celui qui a toujours été du matin sauf durant ces longs mois de composition de son putain de nouveau livre pourtant assez lumineux sur les bords / Celle qui interprète L’Eveil du printemps sur son pianola / Ceux qui saluent la monté de la sève en hennissant dans la cafète de l’Entreprise / Celui qui dépouille le Vieil Homme selon le rite païen / Celle qui change l’eau des fleurs et va marcher pieds nus dans la prairie encore spongieuse / Ceux qui revivent après avoir tourné la page / Celui qui fait de ce 1er mars le jour béni d’un dieu de paix / Celle qui estime ce matin qu’à l’impossible chacun sera tenu / Ceux qui savent qu’être heureux n’est pas de rester engourdi / Celui qui sent l’avenir et parle donc du présent avec justesse / Celle qui accuse le révolté de rester plus ou moins esclave / Ceux qui considèrent que la science devient alors que la poésie se contente d’être / Celui qui se délecte de son repentir au point d’aggraver son cas / Celle qui a compris que la corruption était insatiable et reste donc à l’écart des malins et des moqueurs / Ceux qui ont le sens et plus encore le goût du renouveau / Celui qui se sent aussi mal tout seul qu’en groupe / Celle qui reproche à son fils Alcide de rester là groupé comme un fœtus et cousu comme une volaille alors que le jour l’attend au jardin  / Ceux qui s’ouvrent à l’offrande de cette matinée comme des fleurs en papier dans l’eau claire, etc.      

     

    Image : Philip Seelen

     

  • Mes adieux aux larmes

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    À La Désirade, ce samedi 30 juin. – Je me suis réveillé tôt l’aube ce matin sur un éclat de rire partagé avec ma bonne amie. J’étais encore tout habillé et nous avons évoqué mon retour épique de la rédaction, hier soir, moi cuité comme jamais et elle me poussant plus ou moins et me guidant après m’avoir apporté deux bâtons de ski, vraiment la drôle de paire grimpant le chemin conduisant à La Désirade à travers le pâturage, elle  me désignant les barbelés ou les orties et moi tricotant des deux cannes et finissant par me jeter tout habillé sur le lit que nous partageons depuis plus de trente ans puisque nous avons conçu Sophie en mars 1982 et nous sommes civilement mariés le 30 juin de la même année, il y a donc tout juste trente ans aujourd’hui.

     

    En dépit de mes craintes de parano, mon Adieu aux larmes s’est donc très joyeusement passé au desk de la rédaction, avec à peu près trente-trois confrères et sœurs ou peut-être même plus, autour d'une solide dotation de Pinot noir et d’eau sobre, sans compter les six gâteaux au fromage et aux pommes que j’avais préparés. Notre rédacteur en chef Thierry Meyer  m’a gratifié de paroles très amicales frottées de douce ironie, avant de m’annoncer trois mauvaises nouvelles. J’avais demandé de m’épargner tout discours et toute forme de cadeau. Or non seulement j’ai dû subir ce premier hommage verbal, mais la compagnie m’a offert un prodigieux stylo Caran d’Ache que je réserverai à mes notes matinales ; Raymond Burki m’a fait LE cadeau dont rêvent les célébrités cantonales et mondiales en me croquant sous des traits qui me ressemblent non sans évoquer mes sosies reconnus aux noms de Michel Boujenah et Enrico Macias. Enfin, pour me faire subir ce qu’on peut dire la totale, la toujours craquante Joëlle Fabre et son adorable complice blonde  m’ont réservé la dernière surprise consistant en une lecture à deux voix de l’entretien avec Jean Lacouture dont je traîne la casserole depuis vingt ans, « exécuté » un soir de décembre après une verrée de rubrique et dans lequel je finissais par engueuler positivement mon prestigieux interlocuteur.

    Les vaches ! Me faire ça alors que, déjà, ce jour-là, juste avant que ne tournent les rotatives, je m’étais demandé comment arrêter ce massacre…

    Or ce papier d’anthologie fait partie de la suite des Je me souviens que j’avais composée hier pour évoquer mes 23 ans à 24Heures, et les 43 ans durant lesquels j’aurais sévi dans une quinzaine de titres (de La Tribune de Lausanne dès 1969 à La Liberté de Fribourg, La Gazette de Lausanne et le Journal de Genève, l’hebdo Construire, le Magazine littéraire et même Le Monde et Libé à quelques reprises…), dont j’ai fait la lecture dans la foulée en présence de ma bonne amie et de Monsieur le directeur du Théâtre du Jorat, alias Michel Caspary, frère et confrère, admirable ex-chef de rubrique dont je dis l’amitié dans mes Chemins de traverse. Or voici cette liste, évidemment lacunaire…    

     

    Je me souviens…

    Je me souviens de l’odeur du plomb...

    Je me souviens de l’ombre massive sur le trottoir du localier Pijac…

    Je me souviens de la pipe de MacDonald le reporter cantonal...

    Je me souviens des matelas qu’il y avait dans certains recoins secrets des sous-sols aux rotatives…

    Je me souviens de mon premier reportage en Tunisie consacré aux débuts du tourisme de masse et qui m’a fait renoncer pour toujours à la lecture marxiste d’une situation concrète…

    Je me souviens de mon arrivée nocturne à Kairouan où des milliers de petits téléviseurs reproduisaient le discours du père de la nation sorti de l’hôpital...

    Je me souviens du premier bar de la Tour ne fermant qu’à point d’heures…

    Je me souviens de la série SOS Survie lancée à La Tribune-Dimanche en 1972 à l’initiative de René Langel notre mentor de l’époque, avec Richard Garzarolli, bien avant qu’on ne parle d’écologie et que le ressassement hebdomadaire du sujet ne fatigue Monsieur Lamunière…

     

    Je me souviens de Claude Langel évoquant les défilés de mode parisiens…

     

    Je me souviens du col de loutre du manteau de soirée d’Antoine Livio…

     

    Je me souviens des subjonctifs imparfaits du critique musical Henri Jaton, à la culturelle de La Tribune de Lausanne, vers 1970…

     

    Je me souviens des silences de Marc Lamunière dans l’ascenseur où nous étions coincés ensemble sur 8 étages alors que je n’étais qu’un obscur pigiste de vingt-deux ans plein de réserve envers la presse bourgeoise et ses requins présumés…  

     

    Je me souviens des briefings des chefs de rubrique de Marcel Pasche se demandant si la culturelle de La Tribune de Lausanne ne péchait pas par élitisme après avoir manqué un méga-concert de rock de plus…

     

    Je me souviens de Marie-Laure Borel restée mon amie et que je reverrai demain chez les Langel fêtant leurs 60 ans de mariage…

     

    Je me souviens des critiques de théâtre qu’on dictait le soir même aux linotypistes et qu’on appelait des tardifs...

     

    Je me souviens du dîner que m’a offert le directeur des Galas Karsenty pour essayer de me faire mettre du miel dans mon fiel…

     

    Je me souviens d’avoir embarrassé Paul Loup Sulitzer en lui demandant des détails trop précis sur l’excellent roman Popov dont je ne savais pas encor que c’était un autre qui l’avait écrit et qu’il n’avait visiblement pas lu…

     

    Je me souviens de ce que me dit un jour Ménie Grégoire à propos des retraités dont l’un d’eux lui avait déclaré que ce qu’il y a de terrible dans la retraite est qu’on n’a plus de vacances...

    Je me souviens des cinéastes romands réunis aux Journées de Sorrente en 1976 et discutant gravement le soir de la meilleure façon de toucher les masses en sirotant leur limoncello…

     

    Je me souviens d’avoir payé le souper auquel Günter Wallraff m’avait invité lorsque je suis venu l’interviewer à Cologne à propos de Tête de Turc et qui m’a ulcéré en traitant la Suisse de vampire de l’Europe...

     

    Je me souviens de mon entretien avec la diva Teresa Berganza qui m’a fredonné l’air de Musetta sur son canapé violet…

     

    Je me souviens de l’énorme ananas avec lequel je suis sorti de l’Hôtel Georges V après une conversation très arrosée avec Gore Vidal qui voulait me faire oublier qu’il m’avait fait lanterner une heure dans le hall du palace…

     

    Je me souviens de l’interview la plus pénible que j’aie jamais faite avec un Michel Houellebecq aussi déprimé que déprimant…

     

    Je me souviens d’avoir perdu notre fille Julie de sept ans dans la méga-foule du concert des Stones à Frauenfeld que je devais couvrir pour la culturelle de 24 Heures

     

    Je me souviens d’avoir fait du canoë avec Roger de Diesbach sur la Loue au titre du rapprochement convivial des collaborateurs du titre…

     

    Je me souviens de Georges Baumgartner au 69e étage du Centre de presse de Ginza, au cœur de Tokyo, qui m’expliquait les pressions qu’il subissait de la part des grandes firmes japonaises dont on voyait tous les buildings alentour comme autant de tours de seigneurs du Moyen Age…

     

    Je me souviens du séjour à Tokyo offert à notre rédacteur en chef par une grande firme japonaise qui espérait le faire se séparer de l’honorable Georges Baumgartner…

     

    Je me souviens d’un jeune coursier qui a l’air presque toujours aussi jeune et dont je ne sais toujours pas le prénom…

    Je me souviens des plaintes des téléphonistes houspillées par Jacques Chessex…

     

    Je me souviens de ma première rencontre avec Jean Ziegler après la sortie du Bonheur suisse qui a scellé notre amitié, et de sa question portant sur ma « fonctionnalité marchande dans le groupe Edipresse »…

     

    Je me souviens des fins de soirées du service de correction de 24 Heures au night-club Brummel qui servait encore des spags jusqu’à deux heures du matin…

     

    Je me souviens du prote, alias le chef correcteur, alias Monsieur Liardon…

     

     Je me souviens de la maman de Jo Lavanchy avec laquelle nous corrigions les textes jetés au téléphone par les reporters sportifs…

     

    Je me souviens de la patience que Jo Lavanchy a (presque) toujours montrée  lors de mes correspondances téléphonique parisiennes plus ou moins titubantes…

     

    Je me souviens de ce matin du 16 août 1985 où je suis arrivé en tremblant à mon bureau de la Tour où l’adjudant-guide Michel a confirmé au téléphone mon pressentiment que mon compagnon de cordée Reynald s’était crashé dans la face glaciaire du Dolent où il était parti l’avant- veille sans moi…

     

    Je me souviens de la critique musicale Myriam Teytaz lustrant ses chaussures de montagne à Tokyo dans l’intention de gravir le Fuji Yama...

     

     Je me souviens de la dégaine de boxeur court sur pattes de Milan Kundera…

     

    Je me souviens de la culotte de dame qu’un rédacteur en chef libidineux a sortie de sa poche lors d’un pot de départ…

    Je me souviens de la recommandation de Jacqueline de Romilly de ne pas interdire la télé aux petits enfants - et c’était la veille de son entrée à l’Académie française…

     

    Je me souviens d’une verrée de rubrique de fin d’année après laquelle j’avais encore à finir la transcription d’une interview de Jean Lacouture dont les questions devinrentlus longues que les réponses et sur un ton d’agressivité que je me reproche encore…

     

    Je me souvien d’avoir recouru à mon amie germaniste Cornelia Niebler afin de traduire mon enregistrement d’un entretien avec Günter Grass trompé par ma première question en allemand soigné et lancé ensuite dans un terrifiant monologue d’une heure auquel je ne compris presque rien…

     

    Je me souviens d’avoir annoncé le suicide d’un écrivain lausannois à la suite d’un malentendu avec son éditeur, et de la honte que j’en éprouve encore faute d’avoir vérifié mes sources…

     

    Je me souviens que pendant une interview dans son repaire de Chevreuse Michel Tournier me quitta un quart d’heure pour jouer avec trois petits garçons sur la même pelouse qui accueillait l’hélico perso de Mitterrand…

     

    Je me souviens que c’est grâce à Michel Caspary que je me suis aperçu que le supplément de salaire auquel j’avais droit comme chef de rubrique ne m’avait pas été payé depuis deux ans…

     

    Je me souviens que Marcel Pasche a accepté d’indexer mon salaire à venir mais a refusé de me rembourser ce qu’on me devait rétrospectivement - ce qui me fait dire qu’Edipresse me doit l’équivalent d’un scooter neuf…

     

    Je me souviens des parties de badminton  en compagnie de Jean et de Michel…

     

    Je me souviens d’un entretien de février 1980 avec Georges Haldas qui devait bien faire 8000 signes…

     

    Je me souviens du choc éprouvé lorsque mon ordinateur m’a dit pour la première fois LONGUES PHRASES…

     

    Je me souviens du concert de jazz improvisé par Heinz Holliger dans une boîte de San Francisco, le dernier jour de la tournée de l’OSR au Japon et aux States à laquelle j’avais été convié en tant que chroniqueur…

     

    Je me souviens de ma visite à Marina Vlady aux yeux très bleus, ce matin du 11 septembre 2001 ; de la perte affreuse, dans le métro, de mon carnet contenant une année de notes et d’aquarelles ; du film-catastrophe diffusé ensuite  par la télé du  studio de la Rue du Bac, enfin du premier commentaire des attentats au bar d’à côté, comme quoi c’était un coup du Mossad…

     

    Je me souviens du petit éléphant que le clown Dimitri a dessiné pour notre fille Julie…

     

    Je me souviens du petit renard que j’ai ramené à notre fille Sophie de Sapporo…

     

    Je me souviens du cher Picson qui se réjouissait qu’un article entre dans sa page « comme le papa dans la maman »…

     

    Je me souviens d’avoir été interdit d’écriture sur la question de l’ex-Yougoslavie après un reportage à Dubrovnik qui m’avait valu une vingtaine de lettres d’injures de Croates me taxant de désinformation pro-serbe…

     

    Je me souviens que dix jours après cette interdiction les mêmes chefs m’envoyaient en du côté du Mont Athos assister à un congrès de l’orthodoxie mondiale qui ne pouvait que se révéler  un foyer ardent de propagande pro-serbe…

     

    Je me souviens de la solidarité que m’ont manifestée Xavier Alonso et Philippe Dumartheray à un moment difficile…

     

    Je me souviens de ce moment difficile où je fus prié de mettre en page la démolition de mes Passions partagées par un pigiste commis à cette corvée – pénible épisode que j’évoque dans mes Chemins de traverse

     

    Je me souviens d’avoir agressé Gilbert Salem au moment où il s’apprêtait à me doubler pour 24 Heures sur un reportage exclusif du Matin que j’avais réalisé à la rédaction du Canard enchaîné

     

    Je me souviens du bonheur que c’est parfois de faire du bon travail en équipe...

     

    Je me souviens de la mise en page la plus hideuse de l’histoire de 24Heures où ma présentation des œuvres magnifiques de Fabienne Verdier s’étalait sur deux pages foutues en l’air par de hideuses publicités charcutières…  

     

    Je me souviens de la patience avec laquelle on a toujours accueilli ma faiblesse en matière de journalisme rigoureux…

     

    Je me souviens des fins de soirée avec Henri-Charles Tauxe et son amie du moment…

     

    Je me souviens que c’est le même Henri-Charles qui a accueilli, à La Feuilles d’avis de Lausanne (« mère » de 24Heures) l’entretien poltitiqueent très incorrect que j’ai eu en 1972 avec le grand romancier fasciste Lucien Rebatet, quelques mois avant sa mort…

     

    Je me souviens des premières au théâtre de Vidy, chez Gonzalo du lac et mon compère René Zahnd…

     

    Je me souviens de l’heure magique passée avec le Chinois François Cheng à la veille de son entrée à l’Académie française…

     

    Je me souviens du ravissement de Patricia Highsmith à découvrir les dessins de nos filles et le jeu de tarots que je lui avais acheté à Locarno…

     

    Je me souviens que Patricia Highmsith ma dit qu’elle aimerait renaitre sous la forme d’un petit poisson ou d’un vieil éléphant…

     

     Je me souviens de la pondération de Robert Netz…

     

    Je me souviens du cynisme affiché de Gérard de Villiers et de la kalachnikov soudée à un corps de femme nue trônant au milieu de son bureau…

     

    Je me souviens de ce chef d’orchestre vaudois qui disait qu’on ne savait pas ce qui était le pire : d’épouser Gorjat, critique au Matin, ou d’égorger Pousaz, critique à 24 Heures

     

    Je me souviens de toutes les rencontres inoubliables que permet le sésame d’une carte de presse…

     

    Je me souviens de l’oiseau entré dans la salle de concert de Santa Barbara (Californie) et de sa vaine tentative de distraire le chef Armin Jordam et la soliste Martha Argerich…

     

     Je me souviens des chroniques quotidiennes que je dictais la nuit du Japon ou de Californie à Arlette Choffat qui les dactylographiait le jour…

     

    Je me souviens d’avoir séché un rendezvous avec Jacques Prévert par timidité…

     

    Je me souviendrai que Jean Elgass fut le premier chef de la rubrique culturelle à être parvenu à me faire lire un roman de Marc Levy…

     

    Je me souviendrai de la gentillesse et de la patience de mes camarades de la culturelle…

     

    Je me souviendrai de l’exclamation de Jean Ellgass selon lequel nous nous serons bien amusés naguère…

     

    Je me souviendrai de nos cafés-croissants du lundi matin avec Boris Senff et François Barras mes voyous préférés…

     

    Je me souviendrai de la page magnifique que m’a consacrée Philippe Dubath avec la complicité de Jean Ellgass et de la chefferie…

     

    Je me souviendrai de la main de velours dans le gant de fer - ou le contraire - de Thierry Meyer - …

     

    Et si vous ne vous souvenez pas de moi, chiche que je me rappellerai à votre bon souvenir au prochain écrivain mort qu’on me priera d’enterrer au titre d’increvable dinosaure de mémoire…

  • Ceux qui prennent la tangente

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    Celui qui éventre le divan de sa cousine défunte à la recherche du magot de l’oncle arménien / Celle qui porte le deuil à ravir / Ceux qui estiment que le lait nuit à leur libido / Celui qui bécote les photomatons de ses catéchumènes / Celle qui se demande si son ami Valentin n’est pas un Bachelor potentiel / Ceux qui feront tout pour que l’anniversaire de Cindy soit un flop / Celui qui prend tous les soirs sa tisane antipalu sur la véranda de son bungalow d’Awala en Guyane / Ceux qui lancent des appels au secours que personne n’entend / Celui qui dit trouver l’inspiration de ses raps dans la contemplation des tanches / Celle qui dit pas touche à mes tchoutches en tchatchant / Ceux qui ont (disent-ils) les narines en stéréo à force d’y sniffer grave / Celui qui s’adonne aux périples périphériques / Celle qui s’inflige l’itinéraire drastique à genoux sur le macadam de la chapelle au cimetière / Ceux qui comme Alphonse de Châteaubriant en 1939 crurent déceler l’ «immense bonté du visage d’Hitler» / Celui qui menace ses amis d’écrire un roman sur son impossibilité d’écrire / Celle qui a conservé tous les disques de Gloria Lasso / Ceux qui insinuent que c’est Bob Littell qui a écrit le livre de son fils / Celui qui s’est promis d’écrire un poème sur les vaincus à la fin de la semaine / Celle qui aime sortir nue sous sa pelisse de ragondin et parcourir ainsi la rue des Abattoirs / Ceux qui vont passer une semaine aux Moluques pour se ressourcer au niveau du senti / Celui qui pense que son collègue Dulaurier a mérité quelque part sa tumeur au menton / Celle qui laisse un message à la secrétaire de Frédéric Beigbeder à qui elle se propose de raconter la fugue de sa tortue Samantha / Ceux qui prétendent qu’y se la pètent dur à Marrakech / Celui qui lit des romans de Jane Austen à sa marraine aveugle de Brisbane / Celle qui mire les abricots le long de l’autoroute / Ceux qui aiment s’aimer en écoutant du Johnny Cash dans leur Mobilhome garé le long du canal des Maures / Celui qui fera ce dimanche sa cure de chocolat noir / Celle qui dit qu’elle prend son pied en lisant Thomas d’Aquin dans le métro de Montréal / Ceux qui se sont connus dans un billard de Bilbao, etc.

    Aquarelle JLK: Partie de billard à Bilbao, 2004.

  • De JMO sur JLK

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    Pour saluer JLK

    Par Jean-Michel Olivier

    Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ca sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.

    D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.

    Je parle ici de Jean-Louis  Kuffer, journaliste et écrivain. Mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur  de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du papillon (2000), des Passions partagées (2004) et de Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005. C’est un livre extraordinaire et passionnant.

    JLK est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz.Il a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du mode, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».

    Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, autre vampire, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa «bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), JLK remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.

    Son journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse – images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage – qui trouvent leur unité dans l’écriture. Ecrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?

    Le 15 mai prochain, Jean-Louis Kuffer quittera son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après quarante années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment.  Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.

    Traverse1.jpg(Cet article a paru ce samedi 12 mai dans Le Nouvelliste, quotidien principal du Valais)

      

  • Ceux qui se purifient

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    In memoriam Henri Ronse

    Celui qui ramasse ses miettes de mémoire et en fait du pain-perdu / Celle qui s’imprègne du silence de l’aube avant le premier chant du merle / Ceux qui se retrouvent à Königsberg pour leur promenade quotidienne / Celui qui associe ironiquement le caniche et la boniche de Schopenhauer / Celle qui revit son premier saisissement devant la crypte des morts de Palerme / Ceux qu’enchante la seule évocation des îles Borromées / Celui qui joue la sonate Hammerklavier au clair de terre / Celle qui a lu L’Abbé C. de Georges Bataille en ses années intranquilles / Ceux qui se récitent par cœur les derniers poèmes d’Umberto Saba / Celui qui s’accoise en songeant au Chiostro verde de Paolo Uccello / Celle qu’a toujours ému la drôle de tristesse d’Erik Satie / Ceux qui contemplent les quinze pierres grises posées sur la nappe de sable blanc qui forment, sans arbres, ni eau ni fleurs, la parfaite géométrie d’éternité du jardin sec de Ryôan-ji où seules les mousses au pied des pierres…  / Celui qui ne saurait oublier la rencontre de l’ermite et de la reine de Saba / Celle qui voit les statues de l’île de Pâques en fermant les yeux dans le métro / Ceux qui se sentent visés par les autoportraits d’Egon Schiele / Celui qui regarde les cerises bien rouges sur la nappe bien bleue reflétant le ciel bien pur /  Celle qui scrute le visage de Stendhal scruté par Valery Larbaud dans ce texte où il est question de cette espèce d’amour « désincarné, spirituel, sans espoir et cependant durable, pour un souvenir, pour une ombre, pour une âme entrevue » / Ceux qui resongent à l’exil de Dante et à sa mort à Ravenne / Celui qui a souvent croisé un certain jeune homme élégant au chapeau à large bord à la Cinémathèque où souvent ils furent seuls sans s’adresser ni regard ni parole / Celle qui regarde la pluie tomber sur Athènes / Ceux qui se rappellent toujours le goût des petits fruits cueillis en famille dans les bois de Rovéréaz / Celle qui pense certains matins gris aux yeux bleus de son père défunt / Ceux qui ont de tels nœuds papillon qu’on dirait qu’ils vont s’envoler / Celui qui a d’abord hanté les petites maisons côtières de Jersey et ensuite les demeures forestières de Guernesey  / Celle qui voit s’épanouir le camélia de Billie Holiday quand elle entend le saxo de Lester Young / Ceux qui aiment la caresse des tissus de Fortuny / Celui qui vit à sa façon l’exil d’Ovide en mer Noire / Celle qui sait ce que disent les saintes catins mutiques de Louis Soutter /  Ceux qui prisent les noirs très noirs des lavis de Victor Hugo / Celui qu’émeut le regard éperdument absent des portraits du Fayoum / Celle qui balance entre la préférence des bibliographies et celle des généalogies / Ceux qui se rappellent leur séjour à Ostende où dehors le vent de mer faisait trembler les chaises / Celle qui se délecte à la visite nocturne du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy / Ceux qui écrivent des lettres aux hirondelles en réponse à leurs célestes paraphes / Celui qui se sent protégé sous le nuage rouge de Mondrian / Celle qui entend encore frissonner les ailes aquarellées des oiseaux d’Audubon dans le petit musée de La Nouvelle Orléans au jeune gardien disert / Ceux que berce la voix d’Elvis Presley dans Blue Moon, etc.

    Image: le jardin zen de Ryôan-ji.

  • Ceux qui font le job

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    Celui qui s’impatiente par trop impatiemment / Celle qui s’en remet aux préceptes du jardinage et de la sagesse stoïcienne selon la collection de poche Marabout / Ceux qui prennent acte du pire en savourant leur carpaccio aux orties  / Celui qui oppose à l’imbécillité machiste la grâce du Chérubin des Noces de Figaro / Celle qui fut un Chérubin craquant à Salzbourg en 1922 et chantonne à présent toute seule dans le couloir vert céladon de la maison de retraite L’étoile du matin / Ceux qui en appellent  à une Afrique responsable et travailleuse genre démocratie libérale à la danoise / Celui qui compte ses amis Facebook avant de s’endormir dans sa peau de mouton / Celle qui préfère le fromage de chabichou émietté style Twitter / Ceux qui se sont juré fidélité sur Meetic et se sont séparés d’un clic / Celui qui se documente sur la modélisation des sentiments ambivalents dans la future robotique amoureuse / Celle qui compare son âme à une chauve-souris pacifiste / Ceux qui croient que ce en quoi ils croient a plus de réalité que ce qu’ils ne croient pas / Celui dont l’âme existe parce qu’il le croit en tant qu’intermittent du spectacle / Celle qu’on dit l’âme vaillante des majorettes sceptiques / Ceux qui ont perdu leur âme (disent-ils) en se rinçant les cheveux à l’ammoniac /  Celui qui aime le remuement et le changement dans sa journée qui lui rappelle la sentence de Pétrone selon lequel « le jour lui-même ne nous plaît que parce que l’heure change de chevaux dans sa course » / Celle qui change de cheval moins souvent que l’eau de ses carpes chinoises / Ceux qui découvrent les neurosciences à l’insu de leur directeur de conscience / Celui qui déconseille à Rémi de se fiancer à Suzanne au motif que celle-ci ne se donne pas vraiment à sa charge de monitrice d’école du dimanche / Ceux qui ne connaissent pas un membre féminin de la famille Du Pontet de Sous-Garde qui se soit fiancé sans arrière-pensée d’ordre économico-romantique / Celui qui se dit chrétien mécréant pratiquant / Celle qui te demande « où tu en es avec Dieu » avant de t’interroger sur ton salaire mensuel de ténor extra / Ceux qui conseillent à leur cerveau de ne pas se prendre la tête / Celui qui ne fait rien (affirme-t-il) qui ne serve à rien et fonctionne donc comme l’abeille industrieuse (interprétation poétique) ou la blatte (version polémique) sans en avoir plus conscience que le scolopendre ou la punaise / Celle qui avance sur les échasse de son orgueil familial dont l’une se brise hélas sous l’effet de son surpoids de gourmande notoire / Ceux qui se reposent le 7e jour et en profitent pour se replonger dans L’Origine des espèces, etc.     

    Image: Daniel Vuataz

  • Ceux qu'on floute

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    Celui qu’on efface par Photoshop / Celle dont on gomme le bec-de-lièvre / Ceux qui ont l’air de disparus / Celui qui n’est plus persona grata en tant que pipole / Celle qui se dénigre par (fausse) modestie / Ceux qui incarnent un reproche vivant socialement indésirable / Celui qui sent bourdonner en lui une musique continue genre machine à coudre à la Jean-Sébastien Bach / Celle qui découvre la science des sentiments en autopsiant le cerveau de son ex / Ceux qui ont mal à leur membre amputé / Celui qui n’a plus peur du loup depuis son AVC / Celle dont la mémoire s’est surdéveloppée au volante de son taxi londonien / Ceux qui cartographient le Tendre neuronal / Celui qui hésite de plus en plus à parler de « mystère » à propos de son amour des tortues et des clavecinistes jeunes / Celle qui achoppe au problème de l’unicité de l’âme et du corps depuis qu’elle est a perdu la moitié de son hypermnésie / Ceux qui se donnent rendez-vous à la Casa Spinoza de la Haye / Celui qui a flouté le suaire / Celle que les idées de Baruch emporte « comme un balai de sorcière » / Ceux qui font de leur joie une nécessité vitale / Celui qui constate tranquillement ce matin clair que ce qu’on appelle Dieu et ce qu’on appelle la Nature se trouvent contenus dans son cerveau voletant ça et là dans la cage d’os de son crâne d’académicien dit immortel / Celle à qui on ne la fait pas en matière de transmigration de l’immatériel immature / Ceux qui reçoivent leurs ordre directs des Invisibles à l’œil nu / Celui qui efface ses traces dans la boîte aux lettres / Celle qui signe de son seul ADN avec un joli paraphe / Ceux qui s’éclipsent à la lune rousse / Celui qui s’exerce à l’effacement virtuel / Celle qui se rappelle que le nom de Little Boy n’est pas que d’un enfant sage / Ceux qui voient plus loin que le BUZZ / Celui qui se prête au jeu sans en penser moins / Celle qui tombe sous le coup de la formule dite de l’emploi switché / Ceux qu’accable l’optimisme simulé / Celui qui rêve de fjords et autres lieux du Nord ardent / Celle qui tient compagnie au hamster Turelure / Ceux qui saignent du coeur sur la main / Celui qui ne demande rien mais prend tout / Celle qui tricote des liens sociaux / Ceux qui en appellent à un retour aux sources à dividendes mieux répartis entre propriétaires responsables, etc.   

  • Au présent absolu

     

     

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    Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: “Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ?”

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: “Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements”.

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: “A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite!”

     

    264c0cd5e7cd88ee9d20398e40657ef8.jpgCalligraphie de Fabienne Verdier

    Peinture ci-dessus: Fabienne Verdier, détail de Maturare No1, L'Esprit de la montagne, 2005.

  • Révélations du noir

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    Sur une nouvelle noire achevée face à la mer. D’un roman terrifiant de Donald Ray Pollock et de ses résonances profondes. De l’imprimatur accordé par Lady L. à Black is Blacky.

    Au Cap d’Agde, ce samedi 26 mai. – Une déferlante de débris de méduses nous rappelle, ce matin, la présence de la nature naturelle jusqu’en zone naturiste, et j’en suis naturellement reconnaissant au Seigneur des marées qui brasse et rebrasse les océans tout en foutant un peu la paix à notre mère Méditerranée en son pourtour varié dont cette région s’alanguit en dunes infiniment douces et berceuses. De fait les méduses mortes sont encore du vivant, alors qu’un doigt de goudron suffit à gâcher tout le tonneau marin…

    °°°

    En achevant ce matin la composition de ma nouvelle noire intitulée Black is Blacky, dans laquelle j’essaie de moduler une réflexion « en acte » sur la représentation littéraire d’un passage à l’acte criminel, je constate une fois de plus combien la fiction est riche de surprises et d’enseignements, déjouant les plans et les intentions trop ordonnées. La chose m’intéresse particulièrement, en l’occurrence, par son effet de réel, par rapport au roman qu’est en train d’écrire mon ami Max Lobe, et plus encore dans la relation involontaire, mais non moins évidente, de mon récit avec la théorie mimétique de René Girard. La nouvelle raconte, grosso modo, comment un vieux lecteur pro, intéressé par le premier livre du nommé Blacky, jeune Africain établi dans les rues chaudes de la froide Geneva International, réagit à la lecture du nouveau roman en chantier du youngster, dont le crime de sang par jalousie lui semble peu crédible. Or ce qui m’a intéressé, en pointant le thème du passage à l’acte, a été de concevoir une mise en scène en milieu naturel, à la fois intimiste, trouble et troublante, où ce que les deux protagonistes ont en commun, malgré les quarante ans qui les séparent, se rejoue dans la mise en abyme du roman qu’ils imaginent l’un et l’autre. Dans la foulée, plusieurs belles idées narratives me sont venues, je crois, dont celle d’une espèce de transfert magique entre le vieux lettré et le jeune auteur, qui ont complètement inversé le dénouement que j’avais initialement imaginé. Je ne sais encore si tout ça tient la route, comme on dit, je ne vais pas tarder à soumettre la chose à Lady L. qui en a apprécié la première moitié, mais ce que je retiens de l’expérience, dans l’immédiat, est un plaisir aussi vif que j’éprouve en lisant les nouvellistes que je tiens pour mes possibles mentors, à savoir Flannery O’Connor, Paul Bowles ou Patricia Highsmith, dans l’inspiration commune des révélations du noir.

    °°°

    Pollock1.jpgPlus noir que Le Diable, tout le temps, tu meurs. Et mes craintes premières de voir l’auteur, Donald Ray Pollock, se complaire dans l’atroce et l’abject, après cent premières pages insoutenables, cèdent peu à peu, comme dans Catastrophes de Patricia Highsmith, ou comme dans La Route de Cormac McCarthy, devant le dessein manifeste d’un écrivain qu’on a justement rapproché de Flannery o’Connor. Cette suite d’histoires, plus affreuses les unes que les autres, mettent également, comme dans La sagesse dans le sang ou Ce sont les violents qui l’emportent, des prophètes-prédicateurs déjantés ou dégénérés, un ancien combattant de la guerre du Pacifique revenu foudroyé par ce qu’il a vécu, un prêtre pédophile, un couple monstrueux s’attaquant à de jeunes auto-stoppeurs pour les photographier « comme des stars » et les massacrer, un flic justicier basculant dans l’exécution sauvage de la Loi revue selon son goût – bref un pandémonium infernal où seuls quelques êtres, comme dans The Road, portent des relents de lumière ou de conscience. L’obsession du péché, l’ombre portée d’un Dieu méchant et pervers, le viol engendrant le viol: tels sont quelques-un des motifs de cette fresque hallucinante sur fond d’Amérique profonde (cela se passe en Ohio, dans le Midwest de la fameuse Bible Belt) brossée avec une sorte de vigueur visionnaire, dans une langue certes moins cristalline ou pénétrante que celle de Flannery ou de McCarthy – mais il faudrait regarder la traduction française, signée Christophe Mercier, de plus près et avec une meilleure connaissance de l’anglais que la mienne. Bref c’est « du lourd » que ce roman, creusant bien plus profond que les innombrables polars américains que l’on pourrait dire de la face sombre des States, mais j’y reviendrai …

    °°°

    Dunes5.jpgAprès lecture à Lady L., qui m’a fait corriger deux ou trois mots et une conclusion frisant la provoc, ma nouvelle noire Black is Blacky a obtenu sa première imprimatur, en attendant la réaction du Gitan, alias Marius Daniel Popescu, son commanditaire,  et de Max Lobe son dédicataire. Sur quoi nous allons nous régaler de fruits de mer et de vin des Corbières avant de regagner, demain dimanche, nos pénates préalpines..


     

  • Là-bas en enfance

    Bellini01.JPG

    Au commencement

    Une cigarette tue un lapin, disait Grossvater. On ne doit pas fumer : c’est mal. C’est un péché. Dieu ne sera pas content s’Il vous voit fumer. Dix cigarettes tuent un cheval.

    Lorsque Dieu créa le monde, Il le fit comme il faut. Alors, personne ne fumait, ni ne buvait, ni ne gaspillait son argent. Dieu n’a pas créé la cigarette ni les tavernes. Il n’a pas pu vouloir ça.

    Dieu a tout de suite tout arrangé tiptop dans le jardin, disait Grossvater.

    Au commencement, Il a fait les cieux et la terre. Pour qu’on s’y retrouve, dans le noir, Il a mis la lumière. Et la lumière fut. Et puis l’eau : l’eau douce qu’il y a au robinet, et l’eau salée à la mer. Vous n’avez pas encore vu la mer. Regardez là, sur l’atlas : la Suisse, c’est ça, et la mer c’est ça. Quand nous sommes allés travailler à l’Hôtel Royal du Caire, avec Grossmutter, nous avons pris le grand bateau pour la traverser.

    Dieu a créée la mer pour les poissons, disait Grossvater. Et de même Il a créé le ciel pour les oiseaux. Et c’est comme ça aussi qu’Il a fait les cinq continents pour tous les animaux. Et pour finir, Il a créée l’homme qu’Il a appelé Adam, comme c’est écrit dans la Bible. Et d’une côte d’Adam Il a sorti une femme, et ce fut Eve.

    Tout cela, Dieu l’a fait en six jours. Et le septième jour, qui était un dimanche, Dieu s’est reposé.

    La faute

    Avec l’argent de ce taxi, dit une fois Grossvater d’un ton de reproche à Tante Greta, comme nous venions de débarquer pour les grandes vacances, on aurait acheté une quantité de pain !

    Alors tante Greta lui répondit du tac au tac, tout en dialecte, tandis qu’elle rangeait nos vêtements dans la penderie et que Tante Lena montait le reste de nos affaires à la mansarde.

    Mais Grossvater poursuivait déjà : Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage.

    Au commencement, il a  mis Adam et Eve dans le Jardin, et tout était en ordre : les fleurs poussaient, chacune selon son espèce, les arbres donnaient et il y avait aussi des denrées coloniales et des comestibles, selon leur espèce.

    Dieu avait tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté.

    L’homme veut toujours plus, disait Grossvater, alors il finit par faire des dettes.

    Nous n’y comprenions rien, les enfants. Cependant, nous imaginions le lapin et le cheval fumant leurs cigarettes, sans oser nous échapper de là.

    Quant à nos tantes, elles s’évertuaient à le faire taire, mais Grossvater continuait, imperturbable : et parce qu’il a fauté, l’homme a été chassé du Jardin, et la femme avec, et Dieu les a punis en les envoyant travailler à la sueur de leur front. Jawohl ! 

    Chameau (kuffer v1).jpgLes Mahométans

    Chez les Mahométans disait Grossvater, à celui qui a volé, on coupe la main. Ce qui est juste est juste. Et il faisait le geste, avec une main, de trancher l’autre, supposée avoir fauté.

    Au-dessus du poêle de la Stube (la chambre commune) se trouvait une grande photographie montrant Grossvater et Grossmutter au temps du Royal, juchés sur deux chameaux que conduisaient deux personnages vêtus de longues robes noires.

    Celui qui va devant, nous avait dit Grossvater, c’est Mustapha, ce qui nous avait fait rire, à cause du maraudeur tigré de nos voisins, à la Rouvraie. Et celui de Grossmutter, c’est Brahim. Le Dieu de Mustapha et de Brahim est Allah. Quand ils vont prier, ils se prosternent ainsi en direction de La Mecque – et Grossvater s’était prosterné devant nous –, et jamais ils n’osent boire une goutte d’alcool, car Allah l’a défendu. Et nous pouvions distinguer, sur la photo sépia, les mains intactes des deux Mahométans.

    Ensuite nous passions à table. Durant la prière, je fermais les yeux pour mieux voir Dieu, ainsi que me l’avait recommandé Tante Greta. Et le soir, après qu’il avait rangé sa bécane de colporteur à côté de l’atelier du facteur d’orgues, son plus vieux locataire, Grossvater y allait d’une autre litanie.

    On reconnaît l’homme à son travail, disait-il. Lorsque Dieu a chassé Adam et Eve du Jardin, Il savait ce qu’Il faisait. On doit faire son travail comme il faut. Parce que si l’homme ne travaille pas, il va à la taverne et s’enivre pour oublier. Et comme l’argent vient bientôt à lui manquer, car tout se paie, voilà que l’homme est dans les dettes jusqu’au cou.

    En outre, convoiter des douceurs, lit-on dans les Proverbes, est un péché, disait Grossvater.

    Ainsi, au moment où, rituellement, avant le coucher, Grossmutter faisait passer, autour de la table de la Stube, la grande boîte ornée de vues polychromes des Alpes toujours pleine de choses délectables, les yeux de Grossvater se vrillaient-ils soudain à sa Bible ou à ses glossaires.

    De fait, l’Ecriture Sainte et les langues étrangères qu’il avait pratiquées jadis, et dont il se gardait tant bien que mal de perdre l’usage, constituaient l’essentiel de ses lectures vespérales.

    Telle année, il nous apprenait ainsi à souper que le fromage, en arabe, se dit gibne ; et telle autre, que l’expression appropriée à l’infortune du voyageur victime de quelque Italien aux doigts longs se traduit par gli è stato rubato il portafoglio.

    Guisan1.jpgOr, dès que Grossvater se mettait à parler d’autres langues que celles de Guillaume Tell ou du Général, son regard s’allumait.

    Il disait good night, sleep well en se penchant vers nous, ou bien il disait buenas noches, hasta manana, ou encore, en français pointu de Paris, qu’il connaissait d’un séjour au Ritz, au temps de son apprentissage, il disait bonsoir Froufrou en clignant de l’œil à celle de mes sœurs qui était là, et Tante Greta secouait la tête, l’air de trouver que c’étaient là de drôles de manières, cependant que, de son côté, Grossmutter demeurait silencieuse comme à l’accoutumée, les yeux baissés sur son ouvrage.

    Puis l’une ou l’autre de nos tantes nous conduisait à la mansarde et, si c’était Tante Greta, nous faisait répéter les versets du jour :

    « Dans les cités de la savante Asie

    Chez les enfants sauvages du désert

    Et jusqu’au sein de la Polynésie

    La Vérité marche à front découvert ».

    La mansarde exhalait des odeurs d’herbes séchées, de naphtaline et de vieux chapeaux.

    Pour échapper aux yeux scrutateurs de l’ours aux parapluies, je n’avais qu’à me tasser sous le duvet, contre la paroi orientée au levant, vers le Mont Righi et La Mecque, pendant qu’on nous faisait la lecture de Pinocchio

    Pinocchio était en bois  et il parlait, tandis que l’ours aux parapluies, qu’on avait retiré du hall d’entrée parce qu’il faisait nid à poussière, au dire de tante Greta, ne parlait pas bien qu’il fût lui aussi en bois.

    Quant à mon Mâni (ours en peluche), il n’était en bois ni ne parlait, mais c’était mon Mâni que je n’aurais pas lâché, en de tels instants, pour tout l’or du monde.

     

    Suisse12.jpgBerg am See

    Le prince Fiodor vilipendait tout son avoir, disait Grossvater, que c’en était une vergogne.

    Au début de son exil, on racontait qu’il avait plus de fortune que tous les hôtes de Berg am See réunis. Mais il n’a pas su résister à la tentation, de sorte que le démon du jeu l’aurait ruiné, s’il n’était mort avant.

    On ne doit pas jouer, disait Grossvater : c’est mal. Cela non plus, Dieu n’a pas pu le vouloir. Et s’Il a puni le prince Fiodor de s’être tellement enivré et d’avoir tant fumé et tant joué avec Lord Hamilton et les autres Messieurs, Il n’a fait qu’appliquer Sa Loi. Que ceux qui ont des yeux voient ! Que ceux qui ont des oreilles entendent !

    Pensez que le prince Fiodor ne se levait jamais avant des onze heures du matin, alors de quoi s’étonner ?

    On commence à jouer, disait Grossvater. On met d’abord une petite somme : mettons cinq francs. Et puis on met plus – c’est le démon du jeu. On met donc dix francs. Pensez à tout ce qu’on achèterait de nécessaire avec ça ! Et puis on met encore plus. On met cent francs. Et alors c’est fini terminé. Schluss : on est perdu !

    Et savez-vous ce que faisait ce fou de Russe certains dimanches, quand il avait bu jusqu’au matin ? C’est presque  à ne pas croire, et pourtant Grossmutter aussi l’a vu.

    Donc le jour du Seigneur, le prince Fiodor descendait à l’église du village avec Lord Hamilton. Ils prenaient par le sentier muletier, et c’était le vieux diplomate qui soutenait le prince Fiodor, lui qui avait à peine trente ans. Ensuite, le prince allait se mettre juste au-dessus du parvis, derrière un mélèze accroché à la pente, et quand les gens sortaient de la messe, il plongeait ses deux mains dans ses poches et en sortait des poignées de monnaie qu’il faisait pleuvoir de là-haut. Alors les enfants du village se jetaient les uns sur les autres comme les diables de la Géhenne. Et cela faisait rire les deux insensés ! C’étaient pourtant des Messieurs, mais lorsqu’ils sont pris de boisson, le maître et le valet sont pareils.

    Maintenant, vous pouvez regarder  à la longue-vue.

    De la galerie du Grand Hôtel désaffecté de Berg am See où il nous avait entraînés cette fois-là, pendant que Grossmutter et nos tantes préparaient le goûter au milieu des gentianes, Grossvater désignait un chemin longeant un promontoire d’herbe ensoleillée d’où il semblait qu’on eût pu se lancer dans les eaux de cristal émeraude du lac, en contrebas.

    Regardez, disait Grossvater, mais chacun son tour : voilà par où arrivaient les hôtes, dans le temps, tous à dos de mulet, sauf le prince Fiodor qui se faisait transporter par l’ancienne chaise à porteurs.

    Et là-haut, poursuivait Grossvater, c’est le Teufelhorn.

    A la longue-vue, on voyait deux espèces de cornes et l’arête d’un long museau de pierre à l’aplomb du clocher de la chapelle anglicane flanquant le Grand Hôtel.

    C’est là-haut que le Sepp emmenait les Messieurs pour quelque argent, disait Grossvater. Des trois fils du carillonneur de Berg am See, ce Sepp était le seul qui ne buvait pas, et puis on disait que sa bravoure en faisait un autre Winkelried.   

    Alors le prince Fiodor, quand il s’est mis à tousser, a voulu que le Sepp monte au Teufelhorn pour y allumer un feu à l’occasion de son anniversaire. Et les Messieurs buvaient avec lui, ce soir-là, en attendant la tombée de la nuit. Et le prince Fiodor, à l’instant où l’on a vue la lueur du feu sur la montagne, s’est levé et a dit qu’il allait bientôt mourir mais qu’il laisserait un pécule au Sepp à la condition qu’il commémore ainsi son souvenir d’année en année. Et il en fut selon sa volonté, après le décès du pauvre type, jusqu'à ce triste printemps où l’avalanche a emporté le Sepp.

    Dans le temps, dit encore Grossvater, comme nos tantes, probablement à notre recherche, donnaient de la voix de tous côtés, on ne vivait pas comme au jour d’aujourd’hui, et pourtant il y avait déjà le Bien et le Mal, et en cela rien n’a changé.

    Au commencement, Dieu n’a pas créé le riche et le miséreux, mais Il a établi Adam et Eve dans le jardin, et c’était bien comme ça.

    Ensuite, tout remonte à la faute, sans quoi vous n’auriez pas tant de pauvres bougres. Car voilà ce qui se passe depuis l’affaire du Serpent : l’homme fait tout ce qui est défendu, et c’est alors qu’il s’égare dans les ténèbres, tout comme Caïn que Dieu a maudit.

    A supposer que vous donniez la même somme le matin à deux particuliers, ajoutait-il, vous pouvez être sûrs que le soir, l’un des deux aura tout dépensé alors que l’autre se sera dépêché d’aller faire un versement à sa Caisse d’épargne. Et Grossvater nous enjoignait, une fois de plus, de mettre de côté sou par sou afin d’avoir de quoi plus tard.

    D’un côté, il y a donc le Bien, disait-il encore, et de l’autre il y a le Mal. Ce que l’homme a semé, il le moissonnera.

    Grossmutter qu’on voyait coudre ensemble des carrés de laine destinés aux missions des pays chauds, c’était le Bien. Tandis que le Mal était d’enfreindre les Dix Commandements, de céder à l’attrait de l’un ou l’autre des Sept Péchés Capitaux, de ne pas honorer la mémoire du Général, de fouler les plates-bandes de Tante Greta, de se présenter à table  les ongles en deuil ou de ne pas se tenir tranquille à la messe au risque d’être privé non seulement du Salut, mais encore de la traditionnelle friandise de l’étape dominicale au tea-room La Couronne.

     

    (Ces pages constituent le début du récit kaléidoscopique intitulé Le Pain de coucou, paru en 1983 à L’Age d’Homme, Prix Schiller 1983, et réédité dans la collection Poche suisse (No 144) avec une préface de Pierre-Olivier Walzer.)

  • Ceux qui se lâchent dans le jacuzzi

    listes
    Celui qui affirme que la lecture de Michel Onfray équivaut à une cure de wellness / Celle qui affirme que seule la cure de phosphate pourrait aider Michel Houellebecq à positiver / Ceux qui voient en l’eau plate un substitut économique aux romans de Marc Levy / Celui qui s’est fait tatouer la Joconde sur le gland / Celle qui estime qu’un peu de surréalisme aide à vivre / Ceux qui essaient de revendre la litho de Jeff Koons le représentant en train de lécher Cicciolina qui leur a quand même coûté 85.ooo dollars / Celui qui recycle sa collection de la Transavantgarde italienne devenu obsolète avec la Crise / Celle qui a modélisé les étrons d’Inès de la Fressange en résine bleue sans être sûre sûre de l’authenticité de leur origine mais elle se la coince /Ceux qui n’osent plus dire qu’ils aiment le cinéma de Bergman / Celui qui a tout Joyce chez lui et t’a juré qu’il passait ses nuits sur Finnigon’s Wait / Celle qui se fait faire un creaming à la Kristeva / Ceux qui te proposent d’aller travailler nos relations dans l’Espace Freud / Ceux qui apprécient la human touch de la nouvelle émission Nous on lit pas / Celui qui retire toutes ses photos des archives médiatiques pour vivre l’expérience de Michaux / Celle qui se retrouve seule dans un ascenseur avec Beigdeber qu’elle confond avec Benchetrit / Ceux qui regrettent que Sartre ne soit plus là pour nous dire QUE FAIRE / Celui qui estime qu’à l’époque de Céline et Bernanos un Dantec ou un Houellebecq eussent juste fait les chiens écrasés de la NRF / Celle qui a posé pour Balthus alors qu’elle allait sur ses vingt-sept ans / Ceux qui ont affiné leur art de parler des livres qu’ils n’ont pas lu, etc.

  • Le chevrier voyageur humaniste

    Un chroniqueur qui préfigure Rousseau, Cendrars et Bouvier: Thomas Platter.

    Les mémoires de Thomas Platter (1499-1582) racontent l’histoire d’un petit pâtre pauvre des hauts gazons valaisans, qui traversa toute l’Europe du XVIe siècle, fuyant la peste et les bandits pour grappiller un peu de savoir, et qui finit par s’établir à Bâle où il devint un humaniste érudit, imprimeur et professeur.
    Racontée sur le tard (Platter dit le Vieux avait passé la septantaine), cette saga d’un présumé descendant de géants (son grand-père aurait procréé jusqu’à l’âge de cent ans…) n’en a pas moins une épatante fraîcheur de ton, mélange d’ingénuité et de cocasserie, tout en constituant un merveilleux « reportage » sur l’Europe de l’époque. L’historien Emmanuel LeRoy Ladurie a rendu hommage à Platter et à ses fils, grands personnages eux aussi de la Renaissance protestante, après les portraits incisifs qu’en a tracés Alfred Berchtold dans Bâle et l’Europe. Mais par-delà l’histoire, c’est également une source vive de la littérature suisse, entité parfois discutée, qu’on trouve dans Ma vie, pétrie de bon naturel et d’indépendance d’esprit, terrienne dans l’âme mais avide de savoirs et d’autres horizons, à l’opposé de la Suisse mortifère et satisfaite dont on dit complaisamment qu’elle « n’existe pas ». Platter est un conteur-voyageur savoureux comme le seront un Cendrars ou un Cingria, ou un Nicolas Bouvier qui en a fait le père fondateur de la Suisse nomade. La partie de ses mémoires évoquant ses épiques errances d’écolier maraudeur, ici poursuivi par un précepteur-maquereau exploitant ses gamins, là convoqué par une vieille Allemande refusant de « mourir tranquille » avant d’avoir vu un Suisse, est un pur régal. Plein de détails inoubliables (la découverte des premières tuiles ou des premières oies…) et d’échos de l’époque (Marignan), ce récit annonce les observations de la « nouvelle histoire » autant que le ton moderne des étonnants voyageurs.

    Thomas Platter. Ma vie. L'Age d'Home, collection Poche suisse, 1982.

  • Chemins de JLK

     

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    À propos du dernier livre de JLK, vu par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps.

     

    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

     

    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

     

    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

     

    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

     

    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

     Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

    Ce texte a été publié onitialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie rêveuse http://lasciereveuse.hautetfort.com/