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Carnets de JLK - Page 120

  • Ceux qui font le job

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    Celui qui s’impatiente par trop impatiemment / Celle qui s’en remet aux préceptes du jardinage et de la sagesse stoïcienne selon la collection de poche Marabout / Ceux qui prennent acte du pire en savourant leur carpaccio aux orties  / Celui qui oppose à l’imbécillité machiste la grâce du Chérubin des Noces de Figaro / Celle qui fut un Chérubin craquant à Salzbourg en 1922 et chantonne à présent toute seule dans le couloir vert céladon de la maison de retraite L’étoile du matin / Ceux qui en appellent  à une Afrique responsable et travailleuse genre démocratie libérale à la danoise / Celui qui compte ses amis Facebook avant de s’endormir dans sa peau de mouton / Celle qui préfère le fromage de chabichou émietté style Twitter / Ceux qui se sont juré fidélité sur Meetic et se sont séparés d’un clic / Celui qui se documente sur la modélisation des sentiments ambivalents dans la future robotique amoureuse / Celle qui compare son âme à une chauve-souris pacifiste / Ceux qui croient que ce en quoi ils croient a plus de réalité que ce qu’ils ne croient pas / Celui dont l’âme existe parce qu’il le croit en tant qu’intermittent du spectacle / Celle qu’on dit l’âme vaillante des majorettes sceptiques / Ceux qui ont perdu leur âme (disent-ils) en se rinçant les cheveux à l’ammoniac /  Celui qui aime le remuement et le changement dans sa journée qui lui rappelle la sentence de Pétrone selon lequel « le jour lui-même ne nous plaît que parce que l’heure change de chevaux dans sa course » / Celle qui change de cheval moins souvent que l’eau de ses carpes chinoises / Ceux qui découvrent les neurosciences à l’insu de leur directeur de conscience / Celui qui déconseille à Rémi de se fiancer à Suzanne au motif que celle-ci ne se donne pas vraiment à sa charge de monitrice d’école du dimanche / Ceux qui ne connaissent pas un membre féminin de la famille Du Pontet de Sous-Garde qui se soit fiancé sans arrière-pensée d’ordre économico-romantique / Celui qui se dit chrétien mécréant pratiquant / Celle qui te demande « où tu en es avec Dieu » avant de t’interroger sur ton salaire mensuel de ténor extra / Ceux qui conseillent à leur cerveau de ne pas se prendre la tête / Celui qui ne fait rien (affirme-t-il) qui ne serve à rien et fonctionne donc comme l’abeille industrieuse (interprétation poétique) ou la blatte (version polémique) sans en avoir plus conscience que le scolopendre ou la punaise / Celle qui avance sur les échasse de son orgueil familial dont l’une se brise hélas sous l’effet de son surpoids de gourmande notoire / Ceux qui se reposent le 7e jour et en profitent pour se replonger dans L’Origine des espèces, etc.     

    Image: Daniel Vuataz

  • Ceux qu'on floute

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    Celui qu’on efface par Photoshop / Celle dont on gomme le bec-de-lièvre / Ceux qui ont l’air de disparus / Celui qui n’est plus persona grata en tant que pipole / Celle qui se dénigre par (fausse) modestie / Ceux qui incarnent un reproche vivant socialement indésirable / Celui qui sent bourdonner en lui une musique continue genre machine à coudre à la Jean-Sébastien Bach / Celle qui découvre la science des sentiments en autopsiant le cerveau de son ex / Ceux qui ont mal à leur membre amputé / Celui qui n’a plus peur du loup depuis son AVC / Celle dont la mémoire s’est surdéveloppée au volante de son taxi londonien / Ceux qui cartographient le Tendre neuronal / Celui qui hésite de plus en plus à parler de « mystère » à propos de son amour des tortues et des clavecinistes jeunes / Celle qui achoppe au problème de l’unicité de l’âme et du corps depuis qu’elle est a perdu la moitié de son hypermnésie / Ceux qui se donnent rendez-vous à la Casa Spinoza de la Haye / Celui qui a flouté le suaire / Celle que les idées de Baruch emporte « comme un balai de sorcière » / Ceux qui font de leur joie une nécessité vitale / Celui qui constate tranquillement ce matin clair que ce qu’on appelle Dieu et ce qu’on appelle la Nature se trouvent contenus dans son cerveau voletant ça et là dans la cage d’os de son crâne d’académicien dit immortel / Celle à qui on ne la fait pas en matière de transmigration de l’immatériel immature / Ceux qui reçoivent leurs ordre directs des Invisibles à l’œil nu / Celui qui efface ses traces dans la boîte aux lettres / Celle qui signe de son seul ADN avec un joli paraphe / Ceux qui s’éclipsent à la lune rousse / Celui qui s’exerce à l’effacement virtuel / Celle qui se rappelle que le nom de Little Boy n’est pas que d’un enfant sage / Ceux qui voient plus loin que le BUZZ / Celui qui se prête au jeu sans en penser moins / Celle qui tombe sous le coup de la formule dite de l’emploi switché / Ceux qu’accable l’optimisme simulé / Celui qui rêve de fjords et autres lieux du Nord ardent / Celle qui tient compagnie au hamster Turelure / Ceux qui saignent du coeur sur la main / Celui qui ne demande rien mais prend tout / Celle qui tricote des liens sociaux / Ceux qui en appellent à un retour aux sources à dividendes mieux répartis entre propriétaires responsables, etc.   

  • Au présent absolu

     

     

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    Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: “Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ?”

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: “Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements”.

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: “A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite!”

     

    264c0cd5e7cd88ee9d20398e40657ef8.jpgCalligraphie de Fabienne Verdier

    Peinture ci-dessus: Fabienne Verdier, détail de Maturare No1, L'Esprit de la montagne, 2005.

  • Révélations du noir

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    Sur une nouvelle noire achevée face à la mer. D’un roman terrifiant de Donald Ray Pollock et de ses résonances profondes. De l’imprimatur accordé par Lady L. à Black is Blacky.

    Au Cap d’Agde, ce samedi 26 mai. – Une déferlante de débris de méduses nous rappelle, ce matin, la présence de la nature naturelle jusqu’en zone naturiste, et j’en suis naturellement reconnaissant au Seigneur des marées qui brasse et rebrasse les océans tout en foutant un peu la paix à notre mère Méditerranée en son pourtour varié dont cette région s’alanguit en dunes infiniment douces et berceuses. De fait les méduses mortes sont encore du vivant, alors qu’un doigt de goudron suffit à gâcher tout le tonneau marin…

    °°°

    En achevant ce matin la composition de ma nouvelle noire intitulée Black is Blacky, dans laquelle j’essaie de moduler une réflexion « en acte » sur la représentation littéraire d’un passage à l’acte criminel, je constate une fois de plus combien la fiction est riche de surprises et d’enseignements, déjouant les plans et les intentions trop ordonnées. La chose m’intéresse particulièrement, en l’occurrence, par son effet de réel, par rapport au roman qu’est en train d’écrire mon ami Max Lobe, et plus encore dans la relation involontaire, mais non moins évidente, de mon récit avec la théorie mimétique de René Girard. La nouvelle raconte, grosso modo, comment un vieux lecteur pro, intéressé par le premier livre du nommé Blacky, jeune Africain établi dans les rues chaudes de la froide Geneva International, réagit à la lecture du nouveau roman en chantier du youngster, dont le crime de sang par jalousie lui semble peu crédible. Or ce qui m’a intéressé, en pointant le thème du passage à l’acte, a été de concevoir une mise en scène en milieu naturel, à la fois intimiste, trouble et troublante, où ce que les deux protagonistes ont en commun, malgré les quarante ans qui les séparent, se rejoue dans la mise en abyme du roman qu’ils imaginent l’un et l’autre. Dans la foulée, plusieurs belles idées narratives me sont venues, je crois, dont celle d’une espèce de transfert magique entre le vieux lettré et le jeune auteur, qui ont complètement inversé le dénouement que j’avais initialement imaginé. Je ne sais encore si tout ça tient la route, comme on dit, je ne vais pas tarder à soumettre la chose à Lady L. qui en a apprécié la première moitié, mais ce que je retiens de l’expérience, dans l’immédiat, est un plaisir aussi vif que j’éprouve en lisant les nouvellistes que je tiens pour mes possibles mentors, à savoir Flannery O’Connor, Paul Bowles ou Patricia Highsmith, dans l’inspiration commune des révélations du noir.

    °°°

    Pollock1.jpgPlus noir que Le Diable, tout le temps, tu meurs. Et mes craintes premières de voir l’auteur, Donald Ray Pollock, se complaire dans l’atroce et l’abject, après cent premières pages insoutenables, cèdent peu à peu, comme dans Catastrophes de Patricia Highsmith, ou comme dans La Route de Cormac McCarthy, devant le dessein manifeste d’un écrivain qu’on a justement rapproché de Flannery o’Connor. Cette suite d’histoires, plus affreuses les unes que les autres, mettent également, comme dans La sagesse dans le sang ou Ce sont les violents qui l’emportent, des prophètes-prédicateurs déjantés ou dégénérés, un ancien combattant de la guerre du Pacifique revenu foudroyé par ce qu’il a vécu, un prêtre pédophile, un couple monstrueux s’attaquant à de jeunes auto-stoppeurs pour les photographier « comme des stars » et les massacrer, un flic justicier basculant dans l’exécution sauvage de la Loi revue selon son goût – bref un pandémonium infernal où seuls quelques êtres, comme dans The Road, portent des relents de lumière ou de conscience. L’obsession du péché, l’ombre portée d’un Dieu méchant et pervers, le viol engendrant le viol: tels sont quelques-un des motifs de cette fresque hallucinante sur fond d’Amérique profonde (cela se passe en Ohio, dans le Midwest de la fameuse Bible Belt) brossée avec une sorte de vigueur visionnaire, dans une langue certes moins cristalline ou pénétrante que celle de Flannery ou de McCarthy – mais il faudrait regarder la traduction française, signée Christophe Mercier, de plus près et avec une meilleure connaissance de l’anglais que la mienne. Bref c’est « du lourd » que ce roman, creusant bien plus profond que les innombrables polars américains que l’on pourrait dire de la face sombre des States, mais j’y reviendrai …

    °°°

    Dunes5.jpgAprès lecture à Lady L., qui m’a fait corriger deux ou trois mots et une conclusion frisant la provoc, ma nouvelle noire Black is Blacky a obtenu sa première imprimatur, en attendant la réaction du Gitan, alias Marius Daniel Popescu, son commanditaire,  et de Max Lobe son dédicataire. Sur quoi nous allons nous régaler de fruits de mer et de vin des Corbières avant de regagner, demain dimanche, nos pénates préalpines..


     

  • Là-bas en enfance

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    Au commencement

    Une cigarette tue un lapin, disait Grossvater. On ne doit pas fumer : c’est mal. C’est un péché. Dieu ne sera pas content s’Il vous voit fumer. Dix cigarettes tuent un cheval.

    Lorsque Dieu créa le monde, Il le fit comme il faut. Alors, personne ne fumait, ni ne buvait, ni ne gaspillait son argent. Dieu n’a pas créé la cigarette ni les tavernes. Il n’a pas pu vouloir ça.

    Dieu a tout de suite tout arrangé tiptop dans le jardin, disait Grossvater.

    Au commencement, Il a fait les cieux et la terre. Pour qu’on s’y retrouve, dans le noir, Il a mis la lumière. Et la lumière fut. Et puis l’eau : l’eau douce qu’il y a au robinet, et l’eau salée à la mer. Vous n’avez pas encore vu la mer. Regardez là, sur l’atlas : la Suisse, c’est ça, et la mer c’est ça. Quand nous sommes allés travailler à l’Hôtel Royal du Caire, avec Grossmutter, nous avons pris le grand bateau pour la traverser.

    Dieu a créée la mer pour les poissons, disait Grossvater. Et de même Il a créé le ciel pour les oiseaux. Et c’est comme ça aussi qu’Il a fait les cinq continents pour tous les animaux. Et pour finir, Il a créée l’homme qu’Il a appelé Adam, comme c’est écrit dans la Bible. Et d’une côte d’Adam Il a sorti une femme, et ce fut Eve.

    Tout cela, Dieu l’a fait en six jours. Et le septième jour, qui était un dimanche, Dieu s’est reposé.

    La faute

    Avec l’argent de ce taxi, dit une fois Grossvater d’un ton de reproche à Tante Greta, comme nous venions de débarquer pour les grandes vacances, on aurait acheté une quantité de pain !

    Alors tante Greta lui répondit du tac au tac, tout en dialecte, tandis qu’elle rangeait nos vêtements dans la penderie et que Tante Lena montait le reste de nos affaires à la mansarde.

    Mais Grossvater poursuivait déjà : Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage.

    Au commencement, il a  mis Adam et Eve dans le Jardin, et tout était en ordre : les fleurs poussaient, chacune selon son espèce, les arbres donnaient et il y avait aussi des denrées coloniales et des comestibles, selon leur espèce.

    Dieu avait tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté.

    L’homme veut toujours plus, disait Grossvater, alors il finit par faire des dettes.

    Nous n’y comprenions rien, les enfants. Cependant, nous imaginions le lapin et le cheval fumant leurs cigarettes, sans oser nous échapper de là.

    Quant à nos tantes, elles s’évertuaient à le faire taire, mais Grossvater continuait, imperturbable : et parce qu’il a fauté, l’homme a été chassé du Jardin, et la femme avec, et Dieu les a punis en les envoyant travailler à la sueur de leur front. Jawohl ! 

    Chameau (kuffer v1).jpgLes Mahométans

    Chez les Mahométans disait Grossvater, à celui qui a volé, on coupe la main. Ce qui est juste est juste. Et il faisait le geste, avec une main, de trancher l’autre, supposée avoir fauté.

    Au-dessus du poêle de la Stube (la chambre commune) se trouvait une grande photographie montrant Grossvater et Grossmutter au temps du Royal, juchés sur deux chameaux que conduisaient deux personnages vêtus de longues robes noires.

    Celui qui va devant, nous avait dit Grossvater, c’est Mustapha, ce qui nous avait fait rire, à cause du maraudeur tigré de nos voisins, à la Rouvraie. Et celui de Grossmutter, c’est Brahim. Le Dieu de Mustapha et de Brahim est Allah. Quand ils vont prier, ils se prosternent ainsi en direction de La Mecque – et Grossvater s’était prosterné devant nous –, et jamais ils n’osent boire une goutte d’alcool, car Allah l’a défendu. Et nous pouvions distinguer, sur la photo sépia, les mains intactes des deux Mahométans.

    Ensuite nous passions à table. Durant la prière, je fermais les yeux pour mieux voir Dieu, ainsi que me l’avait recommandé Tante Greta. Et le soir, après qu’il avait rangé sa bécane de colporteur à côté de l’atelier du facteur d’orgues, son plus vieux locataire, Grossvater y allait d’une autre litanie.

    On reconnaît l’homme à son travail, disait-il. Lorsque Dieu a chassé Adam et Eve du Jardin, Il savait ce qu’Il faisait. On doit faire son travail comme il faut. Parce que si l’homme ne travaille pas, il va à la taverne et s’enivre pour oublier. Et comme l’argent vient bientôt à lui manquer, car tout se paie, voilà que l’homme est dans les dettes jusqu’au cou.

    En outre, convoiter des douceurs, lit-on dans les Proverbes, est un péché, disait Grossvater.

    Ainsi, au moment où, rituellement, avant le coucher, Grossmutter faisait passer, autour de la table de la Stube, la grande boîte ornée de vues polychromes des Alpes toujours pleine de choses délectables, les yeux de Grossvater se vrillaient-ils soudain à sa Bible ou à ses glossaires.

    De fait, l’Ecriture Sainte et les langues étrangères qu’il avait pratiquées jadis, et dont il se gardait tant bien que mal de perdre l’usage, constituaient l’essentiel de ses lectures vespérales.

    Telle année, il nous apprenait ainsi à souper que le fromage, en arabe, se dit gibne ; et telle autre, que l’expression appropriée à l’infortune du voyageur victime de quelque Italien aux doigts longs se traduit par gli è stato rubato il portafoglio.

    Guisan1.jpgOr, dès que Grossvater se mettait à parler d’autres langues que celles de Guillaume Tell ou du Général, son regard s’allumait.

    Il disait good night, sleep well en se penchant vers nous, ou bien il disait buenas noches, hasta manana, ou encore, en français pointu de Paris, qu’il connaissait d’un séjour au Ritz, au temps de son apprentissage, il disait bonsoir Froufrou en clignant de l’œil à celle de mes sœurs qui était là, et Tante Greta secouait la tête, l’air de trouver que c’étaient là de drôles de manières, cependant que, de son côté, Grossmutter demeurait silencieuse comme à l’accoutumée, les yeux baissés sur son ouvrage.

    Puis l’une ou l’autre de nos tantes nous conduisait à la mansarde et, si c’était Tante Greta, nous faisait répéter les versets du jour :

    « Dans les cités de la savante Asie

    Chez les enfants sauvages du désert

    Et jusqu’au sein de la Polynésie

    La Vérité marche à front découvert ».

    La mansarde exhalait des odeurs d’herbes séchées, de naphtaline et de vieux chapeaux.

    Pour échapper aux yeux scrutateurs de l’ours aux parapluies, je n’avais qu’à me tasser sous le duvet, contre la paroi orientée au levant, vers le Mont Righi et La Mecque, pendant qu’on nous faisait la lecture de Pinocchio

    Pinocchio était en bois  et il parlait, tandis que l’ours aux parapluies, qu’on avait retiré du hall d’entrée parce qu’il faisait nid à poussière, au dire de tante Greta, ne parlait pas bien qu’il fût lui aussi en bois.

    Quant à mon Mâni (ours en peluche), il n’était en bois ni ne parlait, mais c’était mon Mâni que je n’aurais pas lâché, en de tels instants, pour tout l’or du monde.

     

    Suisse12.jpgBerg am See

    Le prince Fiodor vilipendait tout son avoir, disait Grossvater, que c’en était une vergogne.

    Au début de son exil, on racontait qu’il avait plus de fortune que tous les hôtes de Berg am See réunis. Mais il n’a pas su résister à la tentation, de sorte que le démon du jeu l’aurait ruiné, s’il n’était mort avant.

    On ne doit pas jouer, disait Grossvater : c’est mal. Cela non plus, Dieu n’a pas pu le vouloir. Et s’Il a puni le prince Fiodor de s’être tellement enivré et d’avoir tant fumé et tant joué avec Lord Hamilton et les autres Messieurs, Il n’a fait qu’appliquer Sa Loi. Que ceux qui ont des yeux voient ! Que ceux qui ont des oreilles entendent !

    Pensez que le prince Fiodor ne se levait jamais avant des onze heures du matin, alors de quoi s’étonner ?

    On commence à jouer, disait Grossvater. On met d’abord une petite somme : mettons cinq francs. Et puis on met plus – c’est le démon du jeu. On met donc dix francs. Pensez à tout ce qu’on achèterait de nécessaire avec ça ! Et puis on met encore plus. On met cent francs. Et alors c’est fini terminé. Schluss : on est perdu !

    Et savez-vous ce que faisait ce fou de Russe certains dimanches, quand il avait bu jusqu’au matin ? C’est presque  à ne pas croire, et pourtant Grossmutter aussi l’a vu.

    Donc le jour du Seigneur, le prince Fiodor descendait à l’église du village avec Lord Hamilton. Ils prenaient par le sentier muletier, et c’était le vieux diplomate qui soutenait le prince Fiodor, lui qui avait à peine trente ans. Ensuite, le prince allait se mettre juste au-dessus du parvis, derrière un mélèze accroché à la pente, et quand les gens sortaient de la messe, il plongeait ses deux mains dans ses poches et en sortait des poignées de monnaie qu’il faisait pleuvoir de là-haut. Alors les enfants du village se jetaient les uns sur les autres comme les diables de la Géhenne. Et cela faisait rire les deux insensés ! C’étaient pourtant des Messieurs, mais lorsqu’ils sont pris de boisson, le maître et le valet sont pareils.

    Maintenant, vous pouvez regarder  à la longue-vue.

    De la galerie du Grand Hôtel désaffecté de Berg am See où il nous avait entraînés cette fois-là, pendant que Grossmutter et nos tantes préparaient le goûter au milieu des gentianes, Grossvater désignait un chemin longeant un promontoire d’herbe ensoleillée d’où il semblait qu’on eût pu se lancer dans les eaux de cristal émeraude du lac, en contrebas.

    Regardez, disait Grossvater, mais chacun son tour : voilà par où arrivaient les hôtes, dans le temps, tous à dos de mulet, sauf le prince Fiodor qui se faisait transporter par l’ancienne chaise à porteurs.

    Et là-haut, poursuivait Grossvater, c’est le Teufelhorn.

    A la longue-vue, on voyait deux espèces de cornes et l’arête d’un long museau de pierre à l’aplomb du clocher de la chapelle anglicane flanquant le Grand Hôtel.

    C’est là-haut que le Sepp emmenait les Messieurs pour quelque argent, disait Grossvater. Des trois fils du carillonneur de Berg am See, ce Sepp était le seul qui ne buvait pas, et puis on disait que sa bravoure en faisait un autre Winkelried.   

    Alors le prince Fiodor, quand il s’est mis à tousser, a voulu que le Sepp monte au Teufelhorn pour y allumer un feu à l’occasion de son anniversaire. Et les Messieurs buvaient avec lui, ce soir-là, en attendant la tombée de la nuit. Et le prince Fiodor, à l’instant où l’on a vue la lueur du feu sur la montagne, s’est levé et a dit qu’il allait bientôt mourir mais qu’il laisserait un pécule au Sepp à la condition qu’il commémore ainsi son souvenir d’année en année. Et il en fut selon sa volonté, après le décès du pauvre type, jusqu'à ce triste printemps où l’avalanche a emporté le Sepp.

    Dans le temps, dit encore Grossvater, comme nos tantes, probablement à notre recherche, donnaient de la voix de tous côtés, on ne vivait pas comme au jour d’aujourd’hui, et pourtant il y avait déjà le Bien et le Mal, et en cela rien n’a changé.

    Au commencement, Dieu n’a pas créé le riche et le miséreux, mais Il a établi Adam et Eve dans le jardin, et c’était bien comme ça.

    Ensuite, tout remonte à la faute, sans quoi vous n’auriez pas tant de pauvres bougres. Car voilà ce qui se passe depuis l’affaire du Serpent : l’homme fait tout ce qui est défendu, et c’est alors qu’il s’égare dans les ténèbres, tout comme Caïn que Dieu a maudit.

    A supposer que vous donniez la même somme le matin à deux particuliers, ajoutait-il, vous pouvez être sûrs que le soir, l’un des deux aura tout dépensé alors que l’autre se sera dépêché d’aller faire un versement à sa Caisse d’épargne. Et Grossvater nous enjoignait, une fois de plus, de mettre de côté sou par sou afin d’avoir de quoi plus tard.

    D’un côté, il y a donc le Bien, disait-il encore, et de l’autre il y a le Mal. Ce que l’homme a semé, il le moissonnera.

    Grossmutter qu’on voyait coudre ensemble des carrés de laine destinés aux missions des pays chauds, c’était le Bien. Tandis que le Mal était d’enfreindre les Dix Commandements, de céder à l’attrait de l’un ou l’autre des Sept Péchés Capitaux, de ne pas honorer la mémoire du Général, de fouler les plates-bandes de Tante Greta, de se présenter à table  les ongles en deuil ou de ne pas se tenir tranquille à la messe au risque d’être privé non seulement du Salut, mais encore de la traditionnelle friandise de l’étape dominicale au tea-room La Couronne.

     

    (Ces pages constituent le début du récit kaléidoscopique intitulé Le Pain de coucou, paru en 1983 à L’Age d’Homme, Prix Schiller 1983, et réédité dans la collection Poche suisse (No 144) avec une préface de Pierre-Olivier Walzer.)

  • Ceux qui se lâchent dans le jacuzzi

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    Celui qui affirme que la lecture de Michel Onfray équivaut à une cure de wellness / Celle qui affirme que seule la cure de phosphate pourrait aider Michel Houellebecq à positiver / Ceux qui voient en l’eau plate un substitut économique aux romans de Marc Levy / Celui qui s’est fait tatouer la Joconde sur le gland / Celle qui estime qu’un peu de surréalisme aide à vivre / Ceux qui essaient de revendre la litho de Jeff Koons le représentant en train de lécher Cicciolina qui leur a quand même coûté 85.ooo dollars / Celui qui recycle sa collection de la Transavantgarde italienne devenu obsolète avec la Crise / Celle qui a modélisé les étrons d’Inès de la Fressange en résine bleue sans être sûre sûre de l’authenticité de leur origine mais elle se la coince /Ceux qui n’osent plus dire qu’ils aiment le cinéma de Bergman / Celui qui a tout Joyce chez lui et t’a juré qu’il passait ses nuits sur Finnigon’s Wait / Celle qui se fait faire un creaming à la Kristeva / Ceux qui te proposent d’aller travailler nos relations dans l’Espace Freud / Ceux qui apprécient la human touch de la nouvelle émission Nous on lit pas / Celui qui retire toutes ses photos des archives médiatiques pour vivre l’expérience de Michaux / Celle qui se retrouve seule dans un ascenseur avec Beigdeber qu’elle confond avec Benchetrit / Ceux qui regrettent que Sartre ne soit plus là pour nous dire QUE FAIRE / Celui qui estime qu’à l’époque de Céline et Bernanos un Dantec ou un Houellebecq eussent juste fait les chiens écrasés de la NRF / Celle qui a posé pour Balthus alors qu’elle allait sur ses vingt-sept ans / Ceux qui ont affiné leur art de parler des livres qu’ils n’ont pas lu, etc.

  • Le chevrier voyageur humaniste

    Un chroniqueur qui préfigure Rousseau, Cendrars et Bouvier: Thomas Platter.

    Les mémoires de Thomas Platter (1499-1582) racontent l’histoire d’un petit pâtre pauvre des hauts gazons valaisans, qui traversa toute l’Europe du XVIe siècle, fuyant la peste et les bandits pour grappiller un peu de savoir, et qui finit par s’établir à Bâle où il devint un humaniste érudit, imprimeur et professeur.
    Racontée sur le tard (Platter dit le Vieux avait passé la septantaine), cette saga d’un présumé descendant de géants (son grand-père aurait procréé jusqu’à l’âge de cent ans…) n’en a pas moins une épatante fraîcheur de ton, mélange d’ingénuité et de cocasserie, tout en constituant un merveilleux « reportage » sur l’Europe de l’époque. L’historien Emmanuel LeRoy Ladurie a rendu hommage à Platter et à ses fils, grands personnages eux aussi de la Renaissance protestante, après les portraits incisifs qu’en a tracés Alfred Berchtold dans Bâle et l’Europe. Mais par-delà l’histoire, c’est également une source vive de la littérature suisse, entité parfois discutée, qu’on trouve dans Ma vie, pétrie de bon naturel et d’indépendance d’esprit, terrienne dans l’âme mais avide de savoirs et d’autres horizons, à l’opposé de la Suisse mortifère et satisfaite dont on dit complaisamment qu’elle « n’existe pas ». Platter est un conteur-voyageur savoureux comme le seront un Cendrars ou un Cingria, ou un Nicolas Bouvier qui en a fait le père fondateur de la Suisse nomade. La partie de ses mémoires évoquant ses épiques errances d’écolier maraudeur, ici poursuivi par un précepteur-maquereau exploitant ses gamins, là convoqué par une vieille Allemande refusant de « mourir tranquille » avant d’avoir vu un Suisse, est un pur régal. Plein de détails inoubliables (la découverte des premières tuiles ou des premières oies…) et d’échos de l’époque (Marignan), ce récit annonce les observations de la « nouvelle histoire » autant que le ton moderne des étonnants voyageurs.

    Thomas Platter. Ma vie. L'Age d'Home, collection Poche suisse, 1982.

  • Chemins de JLK

     

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    À propos du dernier livre de JLK, vu par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps.

     

    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

     

    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

     

    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

     

    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

     

    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

     Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

    Ce texte a été publié onitialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie rêveuse http://lasciereveuse.hautetfort.com/

     

  • Fraternel Jean Vuilleumier

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    Auteur d’une œuvre romanesque aussi importante qu’inaperçue, le critique et romancier genevois s’est éteint dans sa 79e année.

    « L’écrivain écrit par besoin, voilà qui semble généralement admis. Mais quelle est la nature de ce besoin ? Face à la souffrance du monde, quelle peut être sa légitimité ». Ainsi Jean Vuilleumier commençait-il de répondre, il y a quarante ans de ça, à la question « Pourquoi j’écris ? » que lui avait posée Franck Jotterand au fil d’une série publiée par la Gazette littéraire, publiée en recueil en 1971. Au terme de sa réponse, le Vuilleumier trentenaire concluait en ces termes applicables à toute son œuvre ultérieure : « Le besoin d’écrire répond à quelques questions essentielles. Mais le meurtre et l’injustice ne renvoient pas à l’ailleurs de la guerre ou de la révolution.Ils sont perpétrés ici, chaque jour, dans le texte des vies les plus banales. (…) C’est aux confins du silence, au bord d’un vertige toujours suspendu, que l’écriture peut se permettre de surgir, sans illusion ni emphase, rachetée, si elle doit l’être, par la conscience de sa dérisoire insuffisance ».

    À l’époque où il écrivait ces mots, Jean Vuilleumier dirigeait les pages littéraires de la Tribune de Genève. Avec Georges Anex et quelques autres, c’était alors l’un des chroniqueurs les plus attentifs de la littérature française et romande. Il n’avait que deux romans à son actif : Le Mal été (L’Age d’Homme, 1968) et Le Rideau noir (L’Aire/Rencontre, 1970), mais sa réflexion oriente toute son œuvre ultérieure. Il était en outre déjà proche de Georges Haldas, dont il partageait l’attention aux « vies perdues », la révolte contre un monde de plus en plus déshumanisé et superficiel, et le goût de la bonne cuisine. Or, une année après la mort tragique de Vladimir Dimitrijevic, qui publia tous ses livres avec la complicité de Claude Frochaux, sa disparition est l’occasion de rendre hommage à un homme discret et à son œuvre comptant plus de trente romans et récits dont l’ensemble constitue la fresque minutieuse et pointilliste d’un univers soumis à ce que Peter Handke (auquel il ressemble parfois) appelait « le poids du monde »

     

    Le meurtre derrière les géraniums

    Lorsque Jean Vuilleumier se demande, à 35 ans, ce que l’écrivain peut « face à la souffrance humaine», il ne se paie pas de mots. Nous l’avons vu bouleversé par la tragédie des moines trappistes de Tibéhirine, massacrés par un groupe islamiste en 1996, qu’il évoque dans un livre, mais la  plupart de ses romans modulent une souffrance plus intime et quotidienne, et de pauvres drames que Georges Haldas disait relever du « meurtre sous les géraniums ». De L’écorchement (Prix Rambert 1974) au Combat souterrain (Prix des écrivains de Genève 1975) ou au Simulacre (Prix Schiller 1978), et dans les vingt-cinq livres suivants, l’écrivain genevois  poursuit l’observation clinique de tous nos asservissements quotidiens, nos faillites, nos engluements, notre torpeur ou nos velléités d’action généreuse - notre aspiration à « être plus » malgré tout. Analyste lucide d’un certain syndrome d’impuissance paralysant beaucoup d’auteurs romands, sous l’effet de ce qu’il appelle Le complexe d’Amiel (L’Âge d’Homme, 1985), Jean Vuilleumier incarnait lui aussi, à sa façon, une « conscience malheureuse », dont le délivrait pourtant un intense désir de lumière et de pureté qui l’a fait se passionner pour les « silencieux » et les mystiques.

    L’homme était débonnaire et gentiment marié, Pécuchet souriant aux côtés du fulminant Bouvard qu’incarnait son ami Haldas, auquel il consacra un ouvrage référentiel : George Haldas ou l’Etat de poésie (L’Age d’Homme 1985). Le critique littéraire de La Tribune de Genève n’a pas connu de successeur de sa qualité. L’écrivain reste à découvrir, pour beaucoup, dans ses livres sans pareils.      

  • Poète de la mémoire

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    L’Argentin de Paris a tiré sa révérence. Hector Bianciotti, passeur de littérature et auteur de magnifiques autofictions, est mort à l'âge de 82 ans. 

    C’est un écrivain majeur et un critique littéraire de haut vol qui vient de disparaître en la personne d’Hector Bianciotti, mort à Paris à l’âge de 82 ans. Comme le Roumain Cioran, le Tchèque Kundera ou l’Espagnol Semprun, Bianciotti l’Argentin faisait partie de l’espèce singulière des écrivains « étrangers » qui ont vécu comme une seconde naissance en adoptant la langue française. Plus même : Hector Bianciotti fut accueilli à l’Académie française en 1996, où le rejoignit son compagnon Angelo Rinaldi. Mais l’écrivain se disait particulièrement touché d’avoir été fait citoyen d’honeur de la bourgade piémontaise de Cumiana où sonpère avait vu le jour à la fin du XIXe siècle…  

    Né dans la pampa d’Argentine où avaient émigré ses parents, qui interdirent à leurs enfants de parler leur dialecte italien d’origine, le jeune Bianciotti, né en 1930. passa par le séminaire catholique et connut « le climat de peur, de délation et d’infamie » de la dictature de Peron. Ses premier romans, autofictions d’une lancinante poésie, traitent avec mélancolie et tendresse un passé souvent âpre, entre la fuite de la plaine argentine et un premier exil (dès 1955) en Italie, où il creva de faim. À ce propos, il écrivait que « si tous les hommes en avaient fait l’expérience, la face du monde, les rapports entre les gens, les nations, seraient autres »…

      Après un séjour de quatre ans en Espagne, Hector Bianciotti débarqua à Paris en 1961, où il ne tarda pas à s’intégrer dans le milieu littéraire (au titre de lecteur chez Gallimard), bientôt publié et reconnu à la fois comme prosateur et critique. Le grand découvreur Maurice Nadeau publia son premier roman (Les déserts dorés, en 1967), et La Quinzaine littéraire, Le Nouvel Observateur et Le Monde accueillirent ses chroniques de grand connaisseur des littératures européenne et mondiale. Passeur de littérature, Hector Bianciotti avait l’art de partager ses enthousiasmes à l‘écart des modes et des jargons. Quant à l’auteur du Traité des saisons (1977, Prix Médicis étranger) ou des magnifiques nouvelles de L’Amour n’est pas aimé (Prix du meilleur livre étranger en 1983), il laisse une œuvre marquée au sceau des  douleurs du monde, à la fois collectives et intimes, filtrées par la musique d’une langue – la découverte de la musique fut par ailleurs l’une des expériences marquantes de son enfance – et portées par un mélange d’inquiétude et d’émerveillement devant le monde.

  • Au Jardin

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    Des ressources lyriques de la culture potagère. De la lecture de la Vie de Rancé au jardin de curé de La Désirade. Où la mort se trouve priée à goûter.

    Ce que je préfère, c’est le fumet de plant de tomate en relisant La vie de Rancé, là vraiment je lévite. Ou reprendre n’importe où La Recherche avec le regard imbibé du jaune tendron de la fleur de courge, ça aussi c’est le nectar, ça et tant d’autres choses que jamais jusque-là je ne pensais trouver au jardin.

    C’est que l’image de Candide se retirant derrière sa haie de buis m’avait toujours paru le bas bout de la régression, style troisième âge à flanelle et nains de terre cuite. Tout ce que j’avais envoyé valdinguer à l’âge de refaire le monde se trouvait en somme symbolisé par ce carré confiné: tout le grégaire et le trantran suissaud, tout le côté chasseur de limaces et vieux sage en pot: tout cela me remplissait de fureur à peine adoucie par le fait que mon père aimable, et le père de mon père, participaient eux aussi à la conspiration.

    Hélas, combien d’années aurai-je ignoré le goût de la feuille de chou-fleur crue, que j’associe désormais à la lecture d’  Ecuador et à ce moment bleu-vert, frais et croquant, des fins de matinées, après une longue pluie de juillet, quand le Haut Lac fume et que ça sonnaille à tout drelin dans le val suspendu.

    Tant de saveurs ignorées par blasement d’époque ! Mais n’est-ce pas le propre de cette fin de siècle au jouir sommaire et au savoir vague, qui prétend avoir fait le tour de tout et s’en ankylose de mélancolie alors que tout reste à goûter, bonnement offert sur un plat ?

    medium_Widof12.2.JPGAu moins me suis-je assez rattrapé, ces derniers mois, depuis que j’ai commencé d’arracher un carreau à la jachère du jardin de curé de La Désirade, puis un autre et un autre encore, sans me presser ni cesser de lire ou de psalmodier à portée de voix de celle que j’aime.

    On sait le hasard des rencontres, ou plus exactement ce mélange d’imprévisible et de nécessaire qui fait se croiser deux destinées ou soudain apparaître l’évidence de la parenté liant la tomate verte à Chateaubriand.

    De relire une fois de plus La Vie de Rancé m’avait rappelé nos premières lettres d’amour, et celles ensuite d’année en année qui racontaient notre histoire en filigrane, et me revint le parfum à la tomate fraîche de ma jeune fille en fleur.

    A un moment donné, plus rien ne compte qu’un certain bonheur de phrase. Ce matin dans le jardin les tomates sentaient la jeunesse des corps et c’est cela même qui me touche tellement dans les pages que je lisais sur la vie qui file d’une lettre à l’autre, le premier mot qu’on écrit dans la transe et ceux qui suivent tous les jours, puis l’érosion, ou l’émiettement, l’effondrement parfois, la chute à pic d’une seule lettre de rupture, ou l’étirement des déchirures et des imaginations vengeresses, ou pour nous deux la fidélité plus lente et les détails bonifiés dont nos gestes seuls et nos regards, nos moindres inflexions formaient toute l’écriture à l’instant quintessenciée en parfum juvénil sur les petites terrasses balinaises de mes plants de tomate.

    Puis une autre sensation ancienne me revint en remuant les cailloux brenneux, une sensation de terreur douce.

    Je m’étais retrouvé à marcher à travers champs avec le père de mon père, je revois nettement la petite gare au milieu des prés et le seul chemin montant vers nulle part où se déploie soudain un parterre de jonquilles comme je n’en ai jamais vu, puis c’est la ferme dans un repli et, dans la cuisine enfumée de la ferme, la vieille tante à mains sèches que j’entends encore parler, baissant la voix, d’un certain individu qui rôde de par le pays et fiche le feu aux fenils, et le soir que je suis conduit à la grande chambre froide juste en dessus d’où je continue d’entendre l’inquiétant murmure, et j’ai de la peine à me faire à la matière fluide et dure à la fois du petit oreiller rempli de noyaux de cerises, je n’arrive pas à m’ôter de l’imagination que l’individu se dissimule derrière telle horloge jurassienne ou dans l’ombre de telle armoire, et comme une douceur m’apaise cependant, mon grand-père a dû me rejoindre et c’est maintenant lui qui joue le spectre en chemise de nuit, et je perçois bientôt une sorte de bruissement dans l’oreiller, et je vois peu après se déployer l’arbre immense dans la brise de la nuit, oui tout cela me revient pêle-mêle tandis que la terre que je sarcle se remet à respirer.

    L’idée d’ Ecuador qu’on puisse courir sur l’océan soudain solidifié, la formidable partie de rollerskate qu’évoque ce journal de voyage m’a fait imaginer à mon tour, je ne sais pourquoi, la coupe de la terre en transparence: du jardin aux fourneaux enfouis des volcans mexicains tout communiquait soudain, et mes siècles de lecture.

    Aux îles Bienheureuses, trente ans plus tôt, dérivant entre d’incertaines amours, mais accroché au bois flotté des livres, je voyais déjà tout comme ça: comme un ensemble relié dessous par un même socle et dessus par de fulgurantes flèches. Dans les Cyclades un squelette de chien dans le sable me faisait communier avec un vice-consul ivre à Cuernavaca, ou le goût de la figue de Barbarie dans la fraîcheur du matin s’alliait au nom de Nietzsche sur un livre trempé d’eau de mer que j’annotais au crayon violet au milieu des hippies.

    medium_Widoff21.JPGLa terre en coupe est comme un rêve d’enfant: un merveilleux terrier à étages où l’on descend et remonte à n’en plus finir par tout un réseau de galeries fleurant la vieille farine et les fleurs séchées. Il y a des greniers et des cachettes: c’est là qu’on range les réserves de fruits et les chaînes de saucisses, les jarres et les barriques, les souvenirs de toute sorte. Il y a des balcons de bois d’où l’on surplombe tout le pays et les montagnes d’en face, selon la lumière, forment tantôt un dernier diadème himalayen et tantôt une cordilière pelée.

    Les mains dans la terre je divague. Je creuserais bien jusque de l’autre côté, comme lorsque je me suis fait azorer pour grave atteinte à la pelouse familiale, ce jour de l’été de mes sept ans où j’avais décidé de partir à la rencontre des Têtes Bêches à corps peints.

    Résumé de la situation: nous sommes au jardin pour toujours et convions la mort à goûter nos tomates. Les anges envient notre miam miam.

    littérature,poésie(Ce texte est extrait du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, paru chez Barnard Campiche en 1999).

     

  • Ceux qui assomment les pauvres

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    Celui qui estime que les insectes nuisibles ma foi ça se traite / Celle qui pense qu’un mendiant est un exploiteur à sa façon / Ceux qui ne raisonnent plus qu’en termes policiers / Celui qui relance la théorie du Mur de Protection / Celle qui ne donne qu’aux infirmes diplômés et aux vieilles non basanées / Ceux qui ramassent le dinar où ils peuvent / Celui qui se sent atteint dans sa chair quand on critique la course au profit / Celle qui dit haut et fort qu’elle donne pour alléger à la fois sa conscience et sa bourse / Ceux qui ont une technique appropriée à la détection des faux mendiants (disent-ils) / Celui qui va breveter la machine à trier vrais et faux mendiants / Celle qui se ferait plumer plus volontiers que d’en arriver à méfiance / Ceux qui prétendent qu’« ils sont partout » / Celui qui refuse (dit-il) de céder à certaine affectivité démago qui écarte le vrai problème global dont Russes et Chinois n’ont que foutre tant qu’ils avancent / Celle qui déclare que la Roumanie doit prendre ses responsabilités point barre / Ceux qui ont fait l’Europe à l’image de l’Internationale financière / Celui qui affirme qu’après l’interdiction de la mendicité en Suisse romande s’imposera la taxe sur la pauvreté / Celle qui affirme que la générosité est une forme d’hypocrisie / Ceux qui en concluent que les émirats arabes n’ont qu’à subventionner la misère africaine / Celui qui rappelle à sa famille réunie pour le barbecue qu’on est quand même bien entre gens qui ont « quelque argent » / Celle qui fait office de rabat-joie sempiternel en constatant entre la poire et le fromage qu’un enfant meurt de faim dans le monde toutes les deux minutes / Ceux qui trouvent qu’une rue sans mendiant est comme un jour de prison sans pain sec / Celui qui participe à toutes les manifs solidaires sans y aller vu qu’il est grabataire et notoirement sans ressources / Celle qui déjoue toute forme d’agression vertueuse / Ceux qui ont le cœur sur la main et celle-ci sur la matraque / Celui qui affirme que les plus pauvres des pauvres sont humainement plus riches que les riches ce qui fait une belle jambe aux pas vraiment pauvres et aux pas tellement riches / Celle qui préfère danser la zumba / Ceux qui demandent au mendiant de se déplacer le temps de sortir leur Porsche Carrera du garage, etc. 

  • À la croisée des chemins

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    Francis Richard, blogueur ami, consacre la très généreuse présentation qui suit à mes Chemins de traverse. On peut retrouver ce fin amateur de littérature sur ce coin de Toile: http://www.francisrichard.net

    Ce livre se rapporte aux années 2000 à 2005. Le sous-titre, Lectures du monde, indique quel est le propos de l'auteur, qui préfère les chemins de traverse, pleins d'inattendus, aux routes toutes droites, monotones. Il faut en effet entendre les mots "lectures" et "monde" dans différentes acceptions. Jean-Louis Kuffer, JLK, ne se contente pas de lire des écrivains du monde entier, mais il lit, tel qu'il le perçoit et l'absorbe, le monde qui l'entoure, aussi bien au cours de ses voyages que depuis son nid d'aigle lémanique, La Désirade

    Désirade77l.JPGCe vagabondage buissonnier nous vaut, de la part de cet "écrivain de l'intime et de la vie privée", de véritables transmutations de ces lectures du monde, auxquelles le lecteur, à son tour, a toutes opportunités de se nourrir l'esprit. Car JLK, a au moins deux vocations: celle d'annoter des livres dont il s'attache "à dégager et transmettre la substance" et celle d'écrire ses propres textes, sur sa table matinale, à cinq heures du matin le plus souvent. Je ne parle pas de cette troisième vocation qu'est sa lecture du monde par le truchement de l'aquarelle...qui n'apparaît pas dans le livre, a contrario de son blog.    

    JLK connaît de nombreux écrivains pour avoir beaucoup fréquenté leurs oeuvres, et rencontré nombre d'entre eux. Il parle avec justesse, par exemple, du "mélange d'objectivité et de sympathie douce-amère" avec lequel Marcel Aymé "observe ses semblables"; du "manque total de génie romanesque" de Philippe Sollers; de Dostoïevski "tout à genoux, se traînant dans la ruelle comme le dernier des derniers alors qu'il est le premier des premiers"; "des ténèbres tendrement pluvieuses, suavement abjectes, absurdement tragiques et infiniment humaines" de Simenon; de la lecture de Gustave Thibon qui lui "fait du bien, comme le pain ou l'eau claire"; de "l'incomparable humanité" de Céline, "abjection comprise" etc. 

    Thibon4.jpgCet aperçu d'écrivains que je pratique - il en est bien d'autres dans ce livre que je connais peu ou prou - montre "qu'il y a du Noé" chez ce "passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses". Comme il le souligne "cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu". 

    Ses propres textes sont des tableaux poétiques tirés des paysages qu'il contemple depuis son nid d'aigle ou les récits de ses relations affectueuses avec sa "bonne amie" - "cet être lumineux" - et ses deux filles, Sophie et Julie; ses relations tumultueuses avec ses amis Marius Daniel Popescu et Bernard Campiche; ses relations belliqueuses avec Dimitri - Vladimir Dimitrijevic - et Maître Jacques - Jacques Chessex -, amis que vent d'orgueil ont fini par emporter. 

    JLK, ce "franc-tireur, qui fait bande à part au milieu de la soldatesque", a horreur des idées arrêtées. Il tient plus à la liberté, à la paix intérieure et à l'accomplissement de soi qu'à l'amitié. C'est pourquoi il a quitté très tôt ce qu'il appelle la secte de gauche et qu'il n'a jamais rallié la secte de droite...Il n'est à l'aise qu'en étant lui-même et qu'en sachant ce qu'il est. Il est naturel en somme.

    Ses propres textes sont des invitations à la réflexion sur la vie et la mort, dont il n'a pris vraiment conscience que 20 minutes après la naissance de sa fille aînée. S'il ne veut pas parler de Dieu et du sexe avec autrui, ces deux questions l'"obsèdent entre toutes". Il s'interroge "sur la nature de la réalité" et s'intéresse donc surtout à "la pensée aux confins de la religion". Pour lui - sinon il est sans intérêt -, un philosophe doit être en même temps un écrivain, c'est-à-dire "un poète travaillant au corps et à l'âme". S'il ne veut plus entendre parler de Fraternité avec un grand F, il veut "voir des gestes fraternels", il a "envie qu'on soit gentil". Il se sent "augmenté par le don". Il veut comprendre les autres avant de les juger ou de les condamner: "Chaque fois que je suis tenté de juger quelqu'un dont le comportement m'agace ou me déçoit, je ferai bien de songer à ce qu'il est et à ce qu'il vit."

     JLK a de l'humour : "Je n'ai été pour ma part, pédophile qu'à onze ans, et cela m'a passé ensuite."

     

    Vialatte3.jpgParmi ses litanies, qui commencent par "celui qui", "celle qui" ou "ceux qui", qui sont bien vues, et qu'il  égrène tout le long du livre, j'aime particulièrement celle-ci : "Celle qui fait le ménage en se rappelant la sentence d'Alexandre Vialatte: "L'homme est poussière. D'où l'importance du plumeau".

     Son humour peut même être noir, ce qui est une façon efficace de faire fi de la souffrance. Sa mère est dans le coma depuis plusieurs jours, à la suite d'une attaque cérébrale. Elle agonise: "Se dire qu'elle dort pour toujours, mais plus pour longtemps." 

     A un moment JLK écrit: 

    "Je pense qu'il ne faut pas songer à l'écriture sans une plume à la main."

    Après avoir lu son livre, qui se lit avec beaucoup de bonheur et que le lecteur referme à regret (mais rien ne l'empêche de le reprendre), ce dernier n'aura aucune peine à imaginer qu'une plume, tenue en main, plongée dans l'encre verte, fait corps et âme avec cet écrivain.

     Francis Richard

     

    Chemins de traverse, Lectures du monde (2000-2005), Jean-Louis Kuffer, 420 pages, Olivier Morattel Editeur.

  • Forbans des lettres

    À la rencontre de deux faiseurs de best sellers: Paul-Loup Sulitzer et Gérard de Villiers. Anecdote vintage...
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    Un critique littéraire qui se respecte ne devrait peut-être pas s’abaisser de la sorte, selon les codes académiques, et pourtant je tenais à voir ces deux animaux-là, qui incarnent si bien la littérature de gare et d'aérogare et ne font parler d’eux que par leurs énormes tirages, tout en appartenant eux aussi à la ménagerie des lettres. Ainsi donc aurai-je consacré ce séjour parisien à deux visites mémorables, chez Paul-Loup Sulitzer et Gérard de Villiers.

    Le premier m’a d’abord fait lanterner près de trois quarts d’heure derrière la grille de son hôtel particulier jouxtant le Bois de Boulogne, après quoi la classique soubrette de vaudeville m’a introduit dans un salon où j’ai continué de faire le pied de grue. En attendant le champion du thriller financier, dont seul le récent Popov m’avait intrigué par la qualité de sa fabrication, que notre ami Bernard de Fallois attribuait à un certain nègre connu, je notai le caractère absolument dénué d’aucune touche personnelle de cet intérieur au mur blanc affligé de la classique litho de Bernard Buffet. Quand enfin surgit le cher Paul-Loup, je remarquai en outre que le drôle se trouvait pour ainsi dire en bannière, encore hirsute et les bajoues tuméfiées de baisers, la chemise flottant et le pantalon juste renfilé, visiblement tiré d’une séance intéressante par le fâcheux reporter du Matin de Lausanne...

    Si la chair est faible, mon bon sourire placide, dans lequel se sont noyées les plates excuses de l’hôte, gêné à ravir, fut pour moi le prélude à un interrogatoire de plus en plus serré, auquel il s’est efforcé tant bien que mal de se défiler. Faute de m’offrir le moindre verre, n’était-ce que d’eau plate, au moins m’aura-t-il livré sans s’en douter un vrai scoop que je me promets de garder pour moi: savoir que non seulement il n’avait pas écrit Popov, mais qu’il ne l’avait visiblement même pas lu...

    littérature,sociétéD’un gredin l’autre, Gérard de Villiers ne pouvait mieux se présenter, en me faisant attendre lui aussi dans son cabinet de travail de l’avenue Foch, que par la statue trônant au milieu de la pièce, d’une femme nue de laiton doré, accroupie et les jambes largement écartées, dans le sexe de laquelle était fichée une kalachnikov certifiée d’origine.

    Or l’autre surprise m’attendant à l’apparition du forban, que j’imaginais un athlète genre para, fut de voir ce gringaleux à l’air veule et se demandant visiblement quelle curiosité tordue me poussait en son antre; puis, ayant compris que rien ne nous accointait, me provoquant avec une apologie du roman Love story, véritable mythe de notre temps à l’en croire, devant lequel s’effondrait la minable Recherche du temps perdu de ce snob enjuivé de Marcel Proust. Et de me défier avec autant de morgue en répondant au téléphone, à un confère de Jeune Afrique, qu’il se réjouissait d’apprendre le renvoi d’une fournée de réfugiés nigérians, hélas gratifiés de trop confortables dédommagements...

    (Paris, Juin 1984)

    Cette note d'humeur a plus de vingt ans d'âge. Elle fait pendant à deux reportages plus détaillés à caracatère plutôt sociologique, traitant de deux faiseurs de best sellers aujourd'hui quelque peu oubliés au bénéfice de leurs homologues Guillaume Levy et Marc Musso...

  • Mario le visionnaire

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    Une visite à Mario del Sarto, sculpteur sauvage à Carrare.

    IMG_1777.JPGUn fascinant Musée de l’art brut, à Lausanne, dont la première collection fut celle de Jean Dubuffet, qui la légua à notre bonne ville, réunit les productions les plus étonnantes de ce qu’on appelle l’art brut, à proximité de l’art naïf et de l’art populaire, mais qui devrait être le fait de créateurs non initiés à la « culture », au sens conventionnel et institutionnel. Michel Thévoz, premier conservateur du lieu, a fixé les limites du champs de l'art brut, qui se discute pourtant.

    IMG_1748.JPGOr il me semble que Mario del Sarto participe de cette catégorie, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artisan-artiste de métier et une intelligence parfaitement équilibrée, selon les normes.

    IMG_1775.JPGCela étant, les œuvres de ce sculpteur descendant des spartani de Carrare ne sauraient être intégrées dans un musée. Solidement implantées au lieu même où elles ont été taillées, elles constituent, dans un val des hauts de la cité toscane, un ensemble monumental fascinant où s’active encore le sculpteur, aujourd’hui âgé de 85 ans.  

    IMG_1756.JPGLorsque nous nous sommes pointés dans le vallon, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare et du foyer d'anarchie de Colonnata, où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani.

    IMG_1722.JPGAprès les présentations, où mon ami le Gentiluomo, avocat à Carrare et conjoint de notre amie la Professorella, alias Anne-Marie Jaton,  lui a révélé ma véritable passion pour son art (je suis resté près d’une heure à photographier ses pièces, en son absence, lors de notre premier passage), et que je lui ai dit ma surprise de voir tant de nouvelles sculptures de tous côtés, Mario m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation, et d’ailleurs « lavorare riposa », travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques…

    IMG_1766.JPGOr tout de suite j’ai senti, chez ce grand vieillard de 85 ans au très beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui m’ont donné envie de le revoir et de le faire connaître, non du tout pour la gloire qu’il pourrait en tirer (il ne se fait aucune illusion sur les vanités humaines) mais pour le simple bonheur de faire partager éventuellement une belle rencontre.

    IMG_1760.JPGS’il ne rêve pas de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines jusque-là, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, jusqu’à la ville de Carrare.

    IMG_1753.JPGMais qui sont plus précisément ces fameux spartani ? Ce sont ces ouvriers indépendants, souvent proches de l’anarchie (dont le mouvement italien est né tout près de là, dans le bourg surplombant de Colonnata, qui passaient, au début du siècle passé, leurs journée à tailler des « chutes » de marbre, qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Lui-même, né sur les lieux, en connaît parfaitement l’histoire. Mais il y a aussi du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes.

    IMG_1749.JPGL’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier, et voilà que, nous faisant visiter son atelier, il me présente je ne sais plus quel grand personnage de L’Enfer de Dante en me citant par cœur une dizaine de vers…

    Bref, tout voyageur passant à Carrare devrait faire un détour par ce val le long duquel il découvrira, médusé, les figures humaines ou animales, réalistes ou  fantasmagoriques sculptées par Mario del Sarto… 

  • Ceux qui veillent sur l'eau

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    Pour le danseur de Midi

    Celui qui sait que la couleur est dans le nom / Celle qui porte l’eau douce au front / Ceux qui recensent les vagues / Celui qui pratique l’apnée lunaire / Celle qui savoure l’immanence à mi-pente / Ceux qui descendent dans le rêve par paliers / Celui dont l’épaule tiède accueille les chastes songeuses / Celle qui le fait avec les plongeurs glabres / Ceux qui parfument les rivages / Celui qui a la garde des flacons subtils / Celle qui se croit en odeur de sainteté nonobstant le décret du Vatican / Ceux qui fréquentent l’Hôtel Moderne avec des gestes anciens / Celui qui observe le serveur gracile à la cafète de la Maison de Repos / Celle qui le fait avec des Brésiliens illettrés mais moralement élégants / Ceux qui militent contre la réticence / Celui qui est non seulement contre mais tout contre / Celle qui dort un long temps au pied du morbier / Celui qui revisite la métairie de l’Oiseau / Celle que contrarient les appariteurs zoomorphes / Ceux qui stressent entre les dédaigneux / Celui qui sait pourquoi le poisson ne pense point mais réfléchit mieux la lumière que la moule maussade / Celle qui hume l’odeur de sodium des berges irradiées / Ceux qui ne pensent pas mais sentent fort / Celui que dirige la luminescence de la centenaire engloutie / Celle qui canne les chaises percées / Ceux qui en reviennent au siège curule genre Poséidon / Celui qui hante le bar sous la mer tenu par ce cher Stefano / Celle qui se conforme aux préceptes de la vie au fond des mares / Ceux qui se la jouent vingt mille lieues sous les moires / Celui qui n’a jamais confondu la généalogie du rabbi Iéshoua et celle de Gargantua / Celle qui récuse son ascendance darwinienne côté sangsues / Ceux qui ont survécu en s’entre-dévorant / Celui qui marque une pause dans le déroulé temporel de la Sélection / Celle qui se nourrit de regrets au point que son teint s’en ressent / Ceux qui assument leur profil siluriforme / Celui qui vit sa destinée d’enfant sirénomèle même pas sûr d’être sauvé par le Dieu méchant / Celle dont personne ne sait ce qu’elle pense de son enfant à branchies de requin / Ceux qui dissertent sur l’identité sexuelle de l’androgyne velu à trois fentes / Celui que sa vocation de pianiste de concert a conduit des favellas aux suites royales qu’il supporte à renfort de Prozac / Celle qui s’exhibe dans les débats philosophiques où l’on conclut toujours sur une note d’espoir / Ceux qui lèvent leur pouce sur Facebook quand on leur balance une photo de jonquille ou un cookie sympa, etc.

    (Cette liste a été jetée ce Midi sur une table du Café Saint-Pierre à Lausanne en reprenant la lecture du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy, paru récemment aux éditions AEncrages).

  • L'Arche de JLK

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    Ce qu’écrit Michel Audétat sur Chemins de traverse dans Le Matin-Dimanche.

    Pour moi qui sors peu, le journal de Jean-Louis Kuffer est comme un trou de serrure où j’aime coller l’œil pour voir ce qui se passe dans le milieu littéraire romand. Je m’informe : cancans d’écrivains, brouilles et embrouilles, trahisons et réconciliations… Qui n’a pas ses petits plaisirs de conciergerie ? J’observe tout cela avec curiosité, mais aussi avec pas mal de retard puisque ces Chemins de traverse couvrent les années 2000 à 2005.

    Bien sûr l’essentiel n’est pas là : la  part de l’anecdote croustillante est d’ailleurs plutôt réduite dans ce journal. Enchaînant là où s’arrêtait L’ambassade du papillon (Campiche, 2000), Chemins de traverse se révèle ondoyant et divers comme l’auteur lui-même. On y trouve des rencontres d’écrivains, des réflexions littéraires, des choses vues, des parenthèses méditatives, des radiographies intimes, des événements tristes ou joyeux… L’unité du livre tient à sa visée. JLK accompagne par l’écriture la marche des jours pour ‘être au plus près de ce qu’il a sur le cœur. Ainsi va la vie : ainsi va le journal.

    Dans ce volume, j’aime en particulier le JLK grand lecteur (et Chroniqueur à 24Heures) qui ne passe pas une journée sans se frotter aux livres des autres. Son journal montre le goût littéraire qui se forge, qui n’a jamais fini de se forger. On tique parfois, ce qui fait partie du plaisir. Non, le premier roman de Noëlle Revaz vaut mieux que son appréciation réservée… Et le féroce Philippe Muray, il n’aurait donc pas d’humour ? Mais on adhère aux belles pages que JLK consacre à Simenon, Balzac, Philip Roth ou Naipaul. Il note qu’il y a « du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arches, les espèces les plus dissemblables, Voire les plus adverses. »

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse ; lectures du monde 2000-2005. Olivier Morattel éditeur, 418p.

    Cet article a paru dans Le Matin Dimanche du 24 juin 2012.

  • La princesse Cheval

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    Des notes préparatoires de Monsieur Ouine et du cheval de cirque de Monsieur Bonnard. De la recherche du mot juste et de l'analyse spectrographique d'une goutte de sang tombée de la palette de Soutine...

    C’est un exercice saisissant que la lecture à voix haute des pages préparatoires d’un des romans français les plus énigmatiques du XXe siècle, telles qu’elles sont rassemblées et présentées, par Daniel Pezeril, dans les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos. J’y repensais en regardant le Cheval de cirque de Pierre Bonnard, qui me semble une autre cristallisation de l’insondable mystère que constitue notre présence au monde, et l’expression de la même joie confuse, sourde et radieuse, sur fond de ténèbres et d’affreux gestes humains, qui se dégage des pages de Monsieur Ouine.
    Il y a quelque chose de la transe chamanique dans la façon de Bernanos de chercher les mots en grattant le papier. J’y pense sans y penser en regardant la Princesse Cheval et non sans me rappeler, ça peut servir, ce que me serinait l’autre jour ce terrible crampon de Winnipeg, à savoir que « dans la rétine se trouvent trois mosaïque différentes mais entremêlées de cellules coniques, dont les photopigments possèdent des courbes d’absorption spectrale qui se chevauchent, mais qui atteignent respectivement leur sommet à 560, 530 et 440 nanomètres. Ces trois mosaïques de cônes constituent ce qu’il est convenu d’appeler les récepteurs d’ondes longues (L), d’ondes moyennes (M) et d’ondes courtes ».

    Mais qu’en a donc à foutre ma Princesse ? demandé-je à Winnipeg, qui poursuit imperturbable : « La différence entre les signaux provenant des récepteurs L et M engendre le canal rouge-vert ; et la différence entre la somme des signaux provenant des récepteurs L et M et des signaux des récepteur C engendre le canal jaune-bleu. Ces deux canaux chromatiques sont opposants ou antagonistes : une augmentation du rouge est toujours acquise au détriment du vert, et vice versa ; une augmentation du jaune est toujours obtenue au détriment du bleu, et inversement ».
    C’est en prêtant trop d’attention à de semblables observations qu'un mien ami cher, hélas, a lâché la peinture pour en revenir à l’image virtuelle, mais chacun son job : et à moi, trivial et bancal, la Princesse Cheval parle à l'instant du martyre de Kholstmier, son cousin persécuté de la nouvelle de Tolstoï, frère lui-même du serviteur battu du Cheval du sautier de Ramuz. En marge du cahier de Bernanos que j’ai sous les yeux, il y a un rappel de paiement de putain de facture d’électricité, et Monsieur Bonnard, sur les pages d’agenda de 1934 où il a jeté quelques esquisses de son cheval de cirque, ajoute : couvert, nuageux, ce genre de précisions rapport au temps… Mais oui, note pour sa part Daniel Pezzeril dans son intro aux Cahiers de Monsieur Ouine, « l’expérience humaine du temps domine la pensée moderne ».

    Et d’ajouter plus précisément : «Elle mobilise des artistes de toute origine, des linguistes, des ethnologues, des psychologues de toute sobédiences, des critiques en chambre et en plein air, des historiens de la nouvelle et de l’ancienne école, des philosophes surtout et jusqu’à des théologiens – sans omettre les scientifiques dont les colloques, inaccessibles à la plupart d’entre nous, donnent l’impression de se tenir dans la chambre du Grand Roi ».
    Dans le temps de la recherche du mot juste que constituent les Cahiers de Monsieur Ouine, on voit littéralement jaillir la parole de la nuit comme l’adolescent mâle de l’enfant, à la vitesse du premier sperme. Or je ne cesse d’y songer en regardant penser Monsieur Bonnard du bout de son pinceau de dormeur éveillé…

    Pierre Bonnard. Cheval de cirque, 1936-1946.Huile sur toile, 94x118.
    Georges Bernanos. Cahiers de Monsieur Ouine. Seuil, 1991.

  • Ceux qui sont Top Glamour

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    Celui qui tient un garage à Glasgow et se rend au Club Paradise avec un futal de simili-cuir noir à derrière ajouré en rond-de-lune / Celle qui est juchée sur des talons aiguilles bonnes à tricoter les moquettes / Ceux qui accèdent enfin à la mousse-party dont ils rêvaient dans le Borinage / Celui qui se sape en Marine U.S. selon le Dress Code Military et sa femme Hildegarde en majorette / Celle qui a pas mal économisé pour se payer sa tunique à paillettes genre Salomé le Retour  / Ceux qu’on refoule à l’entrée au motif qu’ils ont l’air de salafistes / Celui qui remonte la contre-allée du Jardin d’Eden en tenue de prêcheur nu / Celle qui dit qu’elle se sent plus vivante avec trois mecs qu’avec deux / Ceux qui se disent libertins tendance Onfray / Celui qui observe son prochain et ses prochaines avec la même affectueuse attention que le rabbi Iéshoua voue aux brebis bien garées ou parfois égarées / Celle qui voit dans les méduses échouées le long du rivages des restes d’âmes perdues / Celui qui pose pour un Poséidon en marshmallow / Celle qui en pince pour le marchande de glaces comme sa bisaïeule en 1923 à La Baule / Ceux qui ont cru reconnaître DSK au Club Paradise mais ce devaient être des libertins sarkozystes / Celui que n’a jamais attiré l’orgie petite-bourgeoise franco-batave ni le karaoké à la bavaroise / Celle qui serait prête à sortir des euros pour se faire un Grec / Ceux qui se marrent en dénombrant les interdits frappant l’entrée au Club Paradise genre pantalon pas accepté pour Madame et Dress Code élégant pour lui / Celui qui rougit de plaisir dans la Zone marquée Red / Celle qui recourt à la géolocalisation pour trouver les libertins les plus proches dans la garrigue où rôde aussi l’émigré à ne pas confondre / Ceux qui ont le diable au corps et le cul bordé de nouilles / Celui qui trouve ses plus grandes jouissances dans l’aquarelle et la marche en forêt avec une âme sœur / Celle qui prend volontiers son pied mais en quoi ça vous regarde ? / Ceux qui sont trop sensibles au chant du monde pour en gâcher la mélodie en cette fin de journée belle, etc.

    Image : Terry Rodgers                

     

  • Raccourcis de la fiction

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    Sur une nouvelle noire en chantier. De la difficulté de dire le crime en littérature. D’un roman américain terrifiant de Donald Ray Pollock. Des effets de réel via le nuage numérique et Facebook.

    Au Cap d’Agde, Studio Glamour, ce mercredi 23 mai. – Mon ami le Gitan  m’ayant réclamé hier la nouvelle que je lui ai promise il y a quelque temps pour un recueil collectif intitulé Léman noir, je me suis attelé ce matin à cette histoire que je mijote depuis des mois et où il sera question de jalousie, d’âge et de criminalité littéraire. En bref, c’est la story d’un critique littéraire vieillissant ferré en matière de roman noir, qui fait par hasard la connaissance d’un jeune Black écrivain impatient de se faire un nom dans le genre et qui, après diverses rencontres, lui soumet son premier manuscrit, captivant à maints égards mais manquant de crédibilité dans l’évocation d’un meurtre par jalousie et dans le récit des années de taule du protagoniste. J’avais amorcé la réflexion sur le sujet du meurtre en littérature lors d’un voyage en train, entre Salzbourg et  Vienne où, lisant La force de tuer de Lars Noren dans le wagon-bar, la conversation s’était engagée avec un jeune type qui, assis en face de moi et intrigué par le titre du livre, s’était risqué à interrompre ma lecture en dépit de mon air revêche… Ensuite le dialogue avait été assez carabiné car j’avais poussé mon interlocuteur sur un terrain qui ne lui était pas familier en lui suggérant, sans cesser de lui poser des questions de plus en plus personnelles, de se représenter toutes les situations qui pourraient le faire sortir de sa vie ordinaire de fonctionnaire et le pousser à l’acte criminel.

    Ce qui m’intéresse plus particulièrement, en l’occurrence, c’est la grande différence d’âge entre le vieux briscard lecteur et l’auteur dans la vingtaine, le fait que le premier soit très cultivé à l’ancienne et de race blanche, tandis que l’autre est un jeune Africain  ambitieux, à la fois intelligent et très instinctif, incarnant la vie même aux yeux du vieux hibou. Ce sont donc deux sphères mimétiques  qui se superposent dans la même brève histoire noire, qui finit par le meurtre (fictif) du jeune Noir étranglé par le narrateur de manière littérairement crédible.  

    Cela s’intitulera Black is Blacky et tel est l’incipit : « Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme, avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre »…

    °°°

    Prendre la vie : c’est un leitmotiv omniprésent dans la fiction noire actuelle, où la figure du serial killer s’est développée de manière exponentielle et significative, que Jean-Patrick Manchette expliquait par la tendance à diluer toute responsabilité personnelle dans la sauce des explications psycho-socio-historiques – de crimes en série en crimes de masse. Or on se retrouve dans une sorte d’atmosphère primitive, à coloration biblique, dans la suite de morts atroces relatées dans Le Diable, tout le temps, roman américain récent (2011 en v.o.) précédé d’une rumeur médiatique et publicitaire assimilant l’auteur, Donald Ray Pollock,  à Flannery O’Connor ou Cormac Mc Carthy. 

    Je n’ai lu jusque-là que les 100 premières pages de ce roman effectivement terrifiant, qui mériterait parfaitement la formule de « fantastique social » inventée pour le Voyage de Céline par Guido Ceronetti, mais j’attends d’avoir lu les 369 pages de ce roman pour confirmer son apparentement avec Flannery O’Connor, qui ne me semble justifié qu’en surface.

    De fait, la folie « mystique » de Willard Rusell, qui revient en 1945 dans son Ohio natal après avoir dû achever un marine crucifié par les Japonais, et qui va entraîner son fils Arvin dans un délire d’incantations et de sacrifices afin de sauver sa femme Charlotte du cancer, s’apparente bel et bien aux conduites des personnages de Flannery O’Connor, sans le fonds théologique et poétique de celle-ci. Pollock, en revanche, est plus explicitement violent, notamment dans la description hallucinante des deux pseudo-prophètes massacrant la femme d’un des deux en vue de la ressusciter. Cela m’a l’air du sérieux et du lourd, mais je réserve ma conclusion...  

    Maxou1.jpgCap d’Agde, au Studio Glamour, ce jeudi 24 mai. – J’ai bouclé ce matin le premier tiers de ma nouvelle noire Black is Blacky. J’en ai averti le dédicataire, Max Lobe, que j’ai en somme pris en otage dans ma fiction. Il me répond par SMS qu’il est un peu déprimé ces jours tant il peine à retrouver un nouveau job, en dépit de ses diplômes universitaires. Cela ne laisse de me révolter. Notre système générateur de chômage est une calamité. Mais je réponds à Maxou de faire la pige au chômecam (toutes les réalités vécus par des Camerounais finissent en cam) et de se consacrer sérieusement à son prochain livre, pour lequel il a la chance d’avoir un contrat ouvert chez Zoé. Je lui répète en outre qu’il pourrait nous composer un délectable Journal d’un Bantou au vu de ce qu’il m’a raconté jusque-là de son pays et du nôtre, sur son ton teinté d’humour acide. Mais comme la plupart des écervelés de son âge, Max pense surtout à courater et  à danser la zumba au lieu de prendre au sérieux la Littérature qui le fera entrer, tout vivant, dans la gloire des baobabs…

    °°°

    Le soleil étant revenu sur le front de mer du  Village naturiste, en régime normalisé par un président tellement  normal qu’il nous semble le croiser un peu partout, nous allons nous balader à poil le long des dunes normalement dévolues à cet exercice en revanche poursuivi, en d’autres lieux (en Syrie les femmes se baignaient naguère en longs manteaux lugubres, et ces jours elles ont d’autres soucis…), mais la vraie liberté est ailleurs et c’est à elle que nous pensons plus que jamais, avec toute la reconnaissance de nos peaux au vent et à la mer …     

     

    Image: Philip Seelen

  • Docteur Ruth



    L’entreprise gère toutes les situations. En principe, les questions et les réponses stockées dans le Grand Fichier sont ventilées tous les matins sur les médias-cibles par les opérateurs de l’Agence.

    Ceux-ci, en parfaite parité sexuelle et raciale, sont triés sur le volet. Il leur est cependant recommandé d’éviter toute affaire perso dans le périmètre professionnel; en outre, il va de soi qu’il est rigoureusement interdit de fumer dans les locaux de l’entreprise, et que les opérateurs ont le devoir de dénoncer ceux de leurs camarades qui manifesteraient encore la moindre tendance.

    Cela ne nous empêche pas de fantasmer grave en gérant nos fichiers.

    Enfin, et par exemple lorsque Docteur Ruth recommande à Susan de Gainesville (Florida) de ne pas culpabiliser parce qu’elle aime que Jerry lui mette les pouces dans les oreille quand il la prend en levrette, nous éprouvons quelque part une certaine fierté d’appartenir à la grande famille de l’Agence.

  • Ceux qui rêvent éveillés

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    Celui qui vit du commerce des songes / Celle qui perçoit « des éclats de lumière venus d’une autre vague de temps » / Ceux qui parlent aux coquillages / Celui qui consulte le médecin du sommeil qui découvre que les animaux dont il rêve sont «à éclipses » / Celle qui ne ressent aucune menace liés à ses visions nocturnes / Ceux qui lisent au fond du lac en complicité phosphorescente avec le poisson-luciole / Celui qui sait que « poisson-chat sait » mais ne le divulguera pas même pour de la thune / Celle qui explore les cellules mnésiques des prisonniers muets / Ceux qui se retrouvent à la rue Traversière sans espoir de croiser ceux de la rue Jardinière à jamais parallèle et à l’infini / Celui qui collectionne « des mots, des vagues de souvenirs, des fleurs sauvages et des eaux-fortes, des présupposés, des phases de lune, des utopies nocturnes, des armes, des graines de beauté, des flacons d’ivresse, des bleuités et des susdits, des objets petits et gros » / Celle qui se sent en sécurité dans le cagibi aux mots-valises / Ceux qui se ménagent des ouvertures sur les mondes intérieurs / Celui qui est ferré en botanique sidérale et en histoire surnaturelle / Celle qui émarge au budget secret de la Police du cerveau / Ceux qui s’inquiètent de la protection du cerveau en cas de régime dur à bruit de bottes / Celui qui milite pour l’effacement des souvenirs inappropriés / Celle qui craint pour sa neurosécurité chaque fois que l’eau monte dans sa cellule d’abbesse crossée / Ceux qui cultivent un ou deux vices pour la forme / Celui qui conserve jalousement la Pièce à triple face / Celle qui prétend mieux entendre le « chant de la ville »  en se tenant au bord du toit / Ceux qui tombent à la renverse devant cette phrase écrite à l’encre bleue sur le registre de la Main-Courante de cette nuit-là : «Depuis sept jours et sept nuits Elle vivait là, penchée sur les phosphores des aubes mauves et douces, toujours nouvelles » / Celui qui passe de la contention du sous-verge à l’éclaircie du sur-continent dégagée par le souffle du poisson-lune / Celui qui chope la phtisie en léchant le timbre infecté / Celle que protège « l’art du rêve » mais pas toujours / Ceux qui ont glané la paille dans les champs de poutres / Celui qui se rappelle le nom de Cortazar en tombant sur une phase du genre : « De la sève du rêve germaient des lambeaux de poésie, des refrains sonores, des euphories, des plaintes, des cris » / Celle qui « le » fait parce que c’est cousu de fil noir sur sa peau blanche / Ceux qui pratiquent l’amour moderne sans déranger les files d’attente au péage / Celui qui a son effigie écorchée à l’Albertinum de Vienne et un reste d’économies à la Banque du Saint-Esprit / Celle qui vocifère in petto dans le Wagon Silence / Ceux qui remarquent que le dormeur Duval porte un galon rouge au côté gauche de son uniforme de soldat inconnu / Celui qui pose pour la postérité au seuil du Temple de l’Instant / Celle qui joue de la harpe éolienne avec des soupirs genre À la recherche du vent perdu / Ceux qui ont développé « des qualités majeures dans l’art de la fugue », etc.

    (Ces notes ont été jetées en marge de l’ouvrage de Jean-Daniel Dupuy intitulé Le Magasin de curiosités, qui vient de paraître aux éditions Aencrages, à Baume-les-Dames)    

  • Gang Bang de lecture

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    Du néo-colonialisme sexuel et de la réalité « latérale ». Un Magasin de curiosités genre brocante poétique. Le dernier thriller d’investigation de Michael Connelly et le cogneur lyrique Jacques Audiard dans Un prophète. De l’exhibition sexuelle à 17.000 euros et des plaisirs majuscules d’Alcofribas Nasier…

    Au Cap d’Agde, ce dimanche 20 mai. – J’ai pensé à ma conception d’une nouvelle phénoménologie ultra-réaliste, dans le roman contemporain, que je trouve chez un Michel Houellebecq ou chez un Bret Easton Ellis, en lisant hier la page du Monde consacrée au dernier film de l’Autrichien Ulrich Seidl, intitulé Paradis : amour et traitant du nouveau colonialisme que représente aujourd’hui le tourisme sexuel. Or, en songeant à mon projet de postface au deuxième roman de Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la-Merci, je me dis que notre youngster est également bien parti, et dès son premier livre, pour illustrer cette nouvelle manière de réalisme oscillant entre le trash et la poésie, les effets de réel et une esthétique qu’on puisse dire lyrique ou poétique.

    °°°

    D’un réalisme panique. - Je lis ces jours de tas de livres à la fois, dont Le réel et son double de Clément Rosset, qui parle de ce phénomène très actuel qu’on pourrait dire le déni du réel, correspondant à une évidente peur du réel. Or il me semble que c’est en défiant celle-ci de façon panique, au dam de celui-là, qu’un Houellebecq, après le cinéma belge, a repris le flambeau d’un certain réalisme exacerbé au verbe électrique illustré par le Voyage de Céline ou par L’Apprenti de Raymond Guérin, pour ne citer que des romans en langue française. Loin de moi l’idée d’en faire une théorie trop codifiée, mais il me semble qu’ Au point d’effusion des égouts amorce une observation et des constats qui se développent plus amplement dans Notre-Dame-de-la-Merci. Je vais creuser le sujet à la lumière, entre autres, de ma lecture de Flannery O’Connor, qui participe elle aussi, avec beaucoup plus de finesse géniale que l’amer Michel, de ce réalisme poétique et panique auquel je pense.

    °°°

    Ramon3.jpgUne réalité « autre ». – Dans son introduction à L’Homme perdu, qui a un peu valeur de manifeste poétique, Ramon Gomez de la Serna évoque la nécessité, pour le romancier, d’inventorier « une sorte de réalité latérale », et c’est exactement à quoi s’emploie Jean-Daniel Dupuy dans Le Magasin de curiosités, que j’ai commencé de lire ce soir. « Je suis de plus en plus indigné par la glose naturaliste et monotone de la vie, privée de son imprévu, de son chiendent », écrit encore Ramon, qui affirme en outre qu’ »offrir un roman sans le véritable fatras de la vie » lui paraît futile, citant en outre Macedonio Fernandez qui évoquait le « plus grand réaliste du Monde qui le décrit tel qu’il n’est pas », et cela aussi nous ramène au Magasin de curiosités qui prolonge, d’une autre façon, le « roman de choses » que Ramon entendait substituer au « roman de personnages », bien avant les expériences du Nouveau Roman puisque L’Homme perdu date de 1946…

    DUPUY83B.jpgOr lisant le nouveau livre de Jean-Daniel Dupuy, édité dans une belle typographie « à l’ancienne » par les artisans d’Aencrages, je retrouve le parfum et la magie des explorations verbales ou topologiques de la littéraure latino-américaine (l’auteur m’a confié que Silvina Ocampo était sa boussole de préférence) ou l’esprit des oulipiens mais en plus sensuel (linguistiquement sensuel) et fantastique (thématiquement fantastique), avec une poésie d’une érudition baroque et fantaisiste que je m’efforcerai de mieux dégager après lecture. Il y a en tout cas là-dedans une suite au catalogue de l’impossible esquissé dans Invention des autres jours, qui fait écho à cet autre commentaire de Ramon : « Le roman n’est pas seulement, comme on l’a dit, « l’anthologie du possible », parce que c’est aussi « l’anthologie de l’impossible »…

    °°°

    Connelly5.jpgFormat polar. – En contraste absolu, la lecture du dernier thriller « judiciaire » de Michael Connelly, intitulé Volte-face et se déroulant essentiellement dans un prétoire de Los Angeles, ne ménage que des surprises… attendues, si l’on peut dire, et toujours « possibles » malgré l’astuce de l’intrigue qui consiste à faire passer le fameux avocat Michael Haller, défenseur des indéfendables, dans le camp de l’accusation où il devient procureur au procès rejugé d’une sombre affaire de petite fille assassinée.

    La force et le talent de Connelly restent impressionnants dans la mise en drame d’un travail d’investigation, formidablement documenté et jusqu’aux plus subtils détails, sur le fonctionnement de la justice criminelle californienne. Ceux qui sont scotchés aux séries télévisées du genre, cousus de dialogues assommants (à mes yeux en tout cas) et multipliant les situations possibles et imaginables, hausseront peut-être les épaules, mais j’avoue avoir marché, sur ce plan-là, tout en m’ennuyant un peu  à l’évocation des menées personnelles ou familiales (une fille qu’il a maintenant sur les bras) de l’inspecteur Bosch, dont les faits et gestes deviennent aussi prévisibles que ceux du Bob Morane de notre adolescence, avec la même touche indéniablement sympathique pour sauver la mise…

    °°°

    Murakami7.jpgLectures panoptiques. – J’avais plus ou moins prévu de ne descendre dans le Midi qu’avec deux trois livres, mais alors du super consistant, à savoir Voyage de Céline pour finir d’en annoter ma énième traversée, Les Frères Karamazov dans la traduction de Markowicz, et l’édition Biblos des nouvelles de Flannery O’Connor que je lis et relis également parce que j’aime inépuisablement l’humanité et la poésie fulgurante de cette chère peste. Et puis non, il en a été tout autrement : j’ai laissé Céline et Dostoïevski a casa pour les remplacer par une douzaine de livres plutôt récents, à commencer par le passionnant recueil de chroniques littéraires de Michel Cournot, De livre en livre, tandis que Lady L. emportait le premier volume de la trilogie japonaise « culte » d’Haruki Murakami, 1Q84. Ensuite, il nous a suffi d’une première escale à la Nouvelle librairie sétoise pour doubler le volume de nos réserves, et d’une visite chez Sauramps, à Montpellier, qui nous fait nous retrouver avec les classiques 33 livres «à lire absolument », sans compter cette pub affriolante qui nous recommande de lire, toutes affaires cessantes, Le Diable tout le temps de Donald Ray Pollock, taxé par les uns de « foudroyant » et de « sauvage », de « dévastateur » et d’ « effarant », quelque part entre Flannery O’Connor (mais si !) et Shakespeare, bref demain nous allons refaire nos plaquettes de frein à Béziers et sûr que je me le paie…

    Ce qu’attendant je lis alternativement De l’aurore de Maria Zambrano, où je retrouve maintes perceptions que j’ai notées dans mes Pensées de l’aube, je m’énerve à la lecture des doctrinaires réunis par Paul Ariès dans le volume collectif qui en appelle à une « décroissance de gauche » sous le titre englobant de Décroissance ou récession, je souris patiemment en relisant Le réel et son double de Clément Rosset, qui me semble tellement plus gourmé et pesant que l’Espagnole dansant pour ainsi dire sa pensée, j’avale Volte-face de Michael Connelly en quelques heures et sans le lâcher, puis je regarde Un prophète de Jacques Audiard à la télé – très fort dans le genre du docu-thriller sur la vie en prison et la transition des caïds corses aux imams, avec du vrai cinéma qui cogne et qui chante en prime, plus Niels Arestrup magistral et un jeune comédien non moins étonnant dont le nom m’échappe -, et je reprends ma lecture du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy dont m’épatent les cristallisations d’idées et d’images autant que les trouvailles d’érudition « latérale », j’attaque Spinoza avait raison de Damasio pour avoir l’air moins inculte en matière de neurosciences aux côtés de ma bonne amie, enfin je poursuis ma progression dans le labyrinthe vocal/verbal super proustien de La nébuleuse de l’insomnie, dernier opus traduit d’Antonio Lobo Antunes qui me semble de sa meilleure fontaine...  

    °°° 

    De l’attention transversale. - On me dira que cette façon panoptique de lire 33 livres en même temps ne peut que nuire à l’attention requise par un livre à la fois, mais telle n’est pas du tout mon opinion: je prétends au contraire que la plus vive attention concentrée sur un texte (par exemple le début du roman Et ce sont les violents qui l’emportent de Flannery O’Connor) peut accentuer le relief particulier de tel autre texte (par exemple le début du premier tome de 1Q84 de Murakami, dans lequel je me suis lancé avant-hier), ou que tel aperçu d’une page de Maria Zambrano gagne aussi à « dialoguer » avec telle autre page d’Annie Dillard, ainsi de suite.

    Cap17D.JPGAujourd’hui le temps maussade, voire brouillasseux, était favorable à la lecture-lecture, mais lire les visages des gens cheminant sur la grève, contempler le spectacle des grandes vagues se brisant sur les rochers de la jetée au petit sémaphore, relever les derniers texti (un texto, des texti) de nos enfants, déchiffrer les inscriptions visant à la préservation morale du biotope (toute exhibition sexuelle est passible d’une amende de 17.000 euros ou d’emprisonnement) ou au contraire à l’incitation à la débauche entre adultes consentants (ce soir Gang Bang au Jardin d’Eve), bref grappiller de l’Hypertexte à tout-vat ne saurait que nous « éjouir un max » pour parler comme le cher Alcofribas Nasier quand il oubliait son nom de plume…  

  • Damnés


    Damnés.jpg

    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seraient les premiers…
    Image : Philip Seelen

  • A comme Amitié

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    Au Cap d’Agde, ce samedi19 mai.

    Du réalisme panique de Seidl. Rue Jacques Brel, et  place des îles Marquises. Jean-Daniel et les siens. Fraternité des lecteurs.

                 Seidl5.JPGParadis : amour. – Sur la route de Montpellier où nous avons rendez-vous avec Jean-Daniel Dupuy, je lis à haute voix la page consacrée, dans Le Monde, par le très pertinent Jacques Mandelbaum, au dernier film de l’Autrichien Ulrich Seidl, en compétition à Cannes et qui risque, annonce le chroniqueur, de défriser les belles âmes. Cette dérive d’une femme seule dans les  eaux troubles du tourisme sexuel, au Kenya, semble s’inscrire en effet dans le droit fil de ces docu-fictions paniques que furent Amours bestiales, sinistre inventaire des relations entretenues par notre espèce avec les animaux de compagnie, ou Import Export, non moins lugubre diptyque de deux personnages assez représentatifs de notre époque : la fille-mère ukrainienne qui essaie de survivre en Autriche où elle finit par trouver un poste d’aide-soignante dans un hosto après moult tribulations humiliantes ; et le jeune glandeur à pitbull et formation de vigile qui navigue lui aussi de job en job pour finir dans une quasi partouze avec son père plus minable que lui…

    Or Mandelbaum situe aussi le nouveau film de Seidl dans les eaux de Michel Houellebecq, dont Plateforme, pas de ses meilleurs livres au demeurant, traite lui aussi de ce qu’on peut qualifier de néo-colonialisme à teneur sexuelle. Bref, je suis impatient de me régaler car rien de ce qui est humain, même hideusement vrai, ne saurait m’être étranger.

    Dupuy.pngDe la fraternité. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous à fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié (éditions de la Mauvaise Graine, 2002), en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel Dupuy nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquises, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et  aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et fantastique d’Invention des autres jours (Attila, 2009) troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite en outre nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna (André Dimanche, 2001), que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités (Aencrages, 2012), tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel nous a offert La Traductrice d’Efim Etkind, merveilleuse évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…   

         A comme Alphabet. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus » par certains enseignants, Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencontrer d’autres, former des mots qui dansent ensuite ensemble et vont se promener le long des pages, pour se parer en passant de couleurs comme dans le poème fameux de Rimbaud : c’est ce que notre ami a partagé avec ses mômes. Une autre fois, annonçant à un autre groupe d’enfants handicapés qu’on allait « récolter des mots », il a vu ceux-là se pointer avec des paniers dans lesquels, de fait, la cueillette a été ramassée...

    Pour notre part, nous égrenons l’Alphabet de nos goûts partagés, d’A comme Âge d’Homme (Jean-Daniel a une belle collection de classiques slaves et L’Ange exilé de Thomas Wolfe ne lui est pas inconnu…) à S comme Simenon (il a été fasciné par La Fenêtre des Rouet), H comme Highsmith (dont je lui parle car il n’en a rien lu), I comme Indridason (il connaît bien le polar mais ignore l’Islandais que lui cite ma bonne amie) ou Z comme Zambrano, Maria Zambrano, philosophe espagnole au verbe éminemment poétique dont j’ai acheté, chez Sauramps, De l’aurore (Editions de l’éclat, 1989) et Les clairières du bois (Editions de l’éclat, 1989).

    Zambrano.jpgZ comme Zambrano. – Ce matin encore, j’ignorais tout de Maria Zambrano. Au fil de nos premiers échanges, avec Jean-Daniel Dupuy, qui ignorait tout ce matin d’Annie Dillard dont je lui parle, il m’a révélé l’œuvre de cette essayiste espagnole dont la phrase et les développements, les fragments méditatifs, les fusées éclairantes et les méditations lyriques. me rappellent immédiatement Annie Dillard et Gustave Thibon. « La pensée vivifie », écrit Maria Zambrano. Et voici ce qu’elle note, dans Les clairières du bois, sur Le vide et la beauté : « La beauté fait le vide –elle le crée – comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté ; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. Où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. Et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Evénement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci »…

     

  • Notes à fleur de dunes

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    Un signe de Jean-Daniel Dupuy.  À propos de littérature « hors d’âge ».  Prendre des notes ou pas. De la retraite et des sentiments qui en découlent. Des rapports entre écrivains et cinéma. De la réflexion non alignée de Jacque Ellul qui ne voyait « rien d’important » à l’avènement de Mitterrand en 1981…    

    DUPUY83B.jpgAu studio Paradiso, ce vendredi 18 mai. – Réveillé à 4 heures du matin, avec un croc dans l’épaule, signe de stress accumulé. La mer assez véhémente sous nos fenêtres. Hier un signe de Jean-Daniel Dupuy sur mon courrier électronique, qui me dit un début de choses intéressantes à propos de L’Enfant prodigue. Du coup je me suis rappelé que le grand nocturne vit à Montpellier, rue Jacques Brel, et que ce serait peut-être le moment de se rencontrer. J’avais regretté que la publication, en ouverture du Passe-Muraille, d’un  texte saisissant de sa firme, soit restée sans suite. Comme je lui avais écrit que ses textes me semblaient « hors d’âge », il a compris, me dit-il aujourd’hui, que je le trouvais ringard… Total malentendu, car à mes yeux la vraie littérature est par définition hors d’âge, de Lucrèce à Kafka ou de la poésie t’ang à Hölderlin. Je lui  ai donc fait un message pour lui suggérer une rencontre en 3D. Ce qu’attendant nous allons faire, aujourd’hui, un saut à Sète où je vais tâcher de trouver le dernier livre d’Antonio Lobo Antunes que je dois présenter bientôt en Zone critique sur Espace 2. Bon prétexte aussi pour renouer avec cet auteur que j’ai beaucoup aimé, puis un peu moins, lassé par ses narrations de plus en plus entortillées qui faisaient dire à Nicolas Bouvier, un soir que je lui avais fait lire le début de La mort de Carlo Gardel,  qu’il les trouvait « tricotées trop serré »…

    De la retraite. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger… C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.

    En ce qui me concerne, je me rends mieux compte aujourd’hui qu’à l’exception des quelques années où j’ai fonctionné comme chef de la rubrique culturelle, au Matin, j’ai toujours vécu dans une sorte de retrait qui me faisait considérer le journalisme comme une activité « mercenaire » en somme secondaire par rapport à mes travaux personnels. Dès le 1er janvier 1994, d’ailleurs, ceux-ci ont pris la première place dans l’horaire de mes journées, puisque c’est alors que j’ai commencé à me lever tous les matins à 5 heures – et dès ce jour aussi qu’en quelques années j’ai produit dix nouveaux livres alors que j’avais traîné pendant tant d’années sur le manuscrit de Par les temps qui courent, achevé en cinq mois au mois de juillet 1994.

     

    Léautaud40002.JPGDe la note. -  Comme je lui demandais un jour s’il prenait des notes pour la préparation d’un roman, Jean Dutourd me répondit qu’une idée notée était pour lui une idée perdue. Or ce qu’on peut comprendre s’agissant de la préparation d’un roman ne s’applique pas du tout, selon mon expérience, à la prise de notes ordinaire qui a double valeur de clarification et de vérification. Emmanuel Berl disait écrire pour savoir ce qu’il pensait, et Paul Léautaud lui permettait de vivre deux fois, sa journée écrite s’ajoutant à sa journée vécue. Par ailleurs, si la note relève le plus souvent du petit matériau de base, elle peut être aussi l’aboutissement en pointe d’une méditation ramassée ou d’une réflexion décantée.      

    Vidal.jpgEcrivains et cinéma. – Gore Vidal, formidable écrivain un peu méconnu en Europe et connaisseur de longue date du cinéma, qu’il pratiqua avec autant de fortunes que d’infortunes (le catastrophique Caligula détourné par Tinto Brass), affirme dans Les Faits et la fiction que l’essentiel du génie hollywoodien en son âge d’or tient à la participation des écrivains dans l’élaboration des scenarii. Il ne l’entend certes pas au sens étroit d’un magister des hommes de lettres sur un cinéma qui serait particulièrement littéraire, au contraire : il insiste sur une écriture de cinéma faite par des gens d’écriture, étant entendu ensuite qu’un film ne se réduit pas qu’à un scénario et à un dialogue bien filé, qui limiterait le cinéma à du théâtre filmé, mais à une construction dont la base narrative et émotionnelle passerait bel et bien par les mots lestant les images et les sons d’une pensée organique. Les génies du 7e art sont d’ailleurs des poètes-penseurs-conteurs-imagiers-magiciens qu’on peut dire un peu globalement des écrivains de cinéma et c’est vrai pour Hitchcock autant que pour Cassevetes ou Fellini ou Sokourov et tant d’autres.

    On voit ces jours des protestations s’élever du fait que le jury du Festival de Cannes ne compte aucun écrivain, alors que plusieurs films de la sélection reposent sur des adaptations de romans de DonDeLillo, Hemingway ou Mauriac, notamment, mais le sujet du débat n’est que le reflet d’une situation qui se généralise, sur fond de formatage technique et de course au succès facile et au profit à tout crin. On se réjouit au demeurant de voir les films de Jacques Audiard, De rouille et d’os, d’après Craig Davidson, ou d’Alain Resnais, Vous n’avez rien vu, d’après Jean Anouilh, et ma foi tant pis pour le glamoureux festival s’il n’a pas « osé » en appeler, dans son grand jury, certes présidé par un indéniable « écrivain de cinéma », à ceux qui donnent tant à sentir et à penser sur le grand écran de nos nuits de lecteurs…

    Ellul3.jpgCentenaire de Jacques Ellul. – Cette année 2012 marque le centième anniversaire de la naissance du sociologue, penseur et théologien protestant Jacques Ellul, auteur de la mémorable Exégèse des nouveaux lieux communs, et dont un excellent papier de Jean-Luc Porquet, dans Le canard emchaîné de ce mercredi 16 mai, rappelle le froid qu’il jeta dans Le Monde, fin mai 1981, deux semaines après l’élection de Miterrand, en affirmant, sous le titre Rien d’important, que « rien de fondamental dans les tendances de notre société » ne serait mnodifié par l’accession du socialisme au pouvoir.

    « Texte étonnant », relève Porquet, « car toujours d’actualité », après avoir rappelé la teneur des arguments de Jacques Ellul fondant un véritable changement : « La lutte contre le chômage est la priorité des priorités, je ne sous.estime pas du tout la gravité du problème, je le crois même tellement grave qu’ilimplique, à mes yeux, un changement radical de toutes les structures et de toutes les conceptions de la société actuelle, dont ni les socialistes ni les communistes n’ont la moindre idée ».

    Toujours d’actualité, le vieil huguenot christo-marxiste qui appelait de ses vœux une qualité de la vie « rigoureusement contradictoire avec l’accroissement de la production industrielle et l’industrialisation de l’agriculture» ? Plus que jamais à l’heure où les uns prônent la décroissance imposée aux peuples, et les autres la croissance comme fin en soi, alors que le coût de l’essence explose, que les matières premières se raréfient et que la pénurie énergétique s’accentue à l’envi. Et Porquet d’y aller d’un dernier coup de bec : « Aujourd’hui comme il y a trente ans, donc, c’est la même solution qui est proposée comme remède à la crise, la même fuite en avant. Et personne n’écoute la minorité de penseurs – Ellul, Charbonneau, Illich, Gorz, Anders, Latouche, Semprun (Jaime), Ariès – qui, depuis un demi-siècle ne cessent de répéter qu’il faut opter pour un autre modèle tant que cette bifurcation peut encore faire l’objet d’un vrai choix politique librement discuté et consenti, car demain il sera trop tard »…

    On se réjouit alors de signaler la réédition, en janvier dernier, de l’ouvrage  que Jean-Luc Porquet, préfacier, qualifie de « plus accessible » des livres de Jacques Ellul, écrit « à la diable » et qui se lit avec une allègre avidité. Son titre est Le bluff technologique, c’est une somme de près de 800 pages, qui fut accueillie en 1978 par « un silence hautain ». Raison de plus de s’y plonger !

    Jacques Ellul. Le bluff technologique. Préface de Jean-Luc Porquet : Ellul l’éclaireur. Editions Fayard/Pluriel, 748p. 

  • Notes en front de mer

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    D’une séquence finale à 24Heures. Départ à Cap d’Agde. D’un recueil de papiers littéraires de Michel Cournot. Du créationnisme combattu par Richard Dawkins. Clin d’œil aux Particules élémentaires, à Port Nature. De L’Urgence et la patience de Jean-Philippe Toussant. Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Des « blocs de vie » de Flannery O’Connor, retrouvée chez Quentin Mouron. De l’art de la citation, etc.

     Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai. – Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis vingt ans et plus. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soire de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti un livre pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible. De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance  d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz genre vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues (film attachant mais sans plus) se montre le plus fin des lecteurs et des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle. Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer de quelques mètres et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins que je tâcherai, tantôt, d’évoquer à ma douce façon…  

    Au Cap d’Agde, ce mardi 15 mai. -  Cinq heures du matin. Des tas de pensées originales au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie. 

    Godard1.jpgGodard panoramique. - Comme il fait un peu gris ce matin et que la marche le long de la mer est un peu pénible contre le vent, je regarde la première partie des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, dont je ne retiens pas grand’chose de bien substantiel à vrai dire, à part une quantité de citations visuelles ou textuelles. Dans une forme à la fois éclatée, contrapuntique et tissée de répétitions parfois sentencieuses, c’est cependant un très somptueux  panorama kaléodoscopique en mouvement, qui évoque d’abord les fondateurs – notamment Irving Thalberg – et l’usine à rêve hollywoodienne, avant d’achopper à l’histoire du XXe siècle et plus précisément aux deux guerres mondiales. La question de la fonction politique du cinéma est bien présente, et sa valeur illustrative du présent, mais les histoires sont à reconstruire par le spectateur-lecteur supposé suivre le discours hyper-référentiel du chroniqueur. Pour le cinéphile avisé, ce collage est assurément jouissif, dont les citations sont autant d’incitations à rebondir, avec un choix d’images et de fragments de séquences cousus ensemble avec un art qui se prolonge par les musiques, chansons, dialogues et autres bribes de paroles formant une sorte de polyphonie cinématographique, mais cela ne reste-t-il pas une déconstruction pour initiés ? Je vais voir encore la deuxième partie de la chose pour en juger…

    L’urgence selon Toussaint. - En commençant de lire L’urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint, petit recueil de petits textes où l’écrivain belge parle des à-côtés de l’écriture, je me disais d’abord : la barbe, avec un net préjugé nourri par maints agacements antérieurs, dont les écrits d’un Paul Nizon, le Suisse de Paris, sur ses approches de l’écriture, genre Aller à l’écriture ; et puis le Belge a dépassé le Suisse et je lui ai emboîté la roue, si j’ose dire. Cela se passe pages 40 à 42, quant Toussaint décrit l’urgence. L’urgence est en somme la récompense  de la patience. Ce n’est pas l’illumination tombée toute crue du ciel comme la romantique inspiration, mais la plongée en immersion qui nous fait entrer soudain dans la quatrième dimension de la vaie littérature, incessamment surprenante et vivifiante.

    Jean-Philippe Toussaint parle très bien ainsi de cet « instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis, après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid, et n’ont éé rendues possibles que par la rigueur et la ténacité  de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments-là, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, toit nous réussit, on effleure le filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre »… 

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    Flannery28.jpgCité du soleil, ce 16 mai. – Il est des auteurs autour desquels je n’aurais cessé de tourner  à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Grupari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ». Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impénétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux. Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’  Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu Francis Marion, quatorze ans et farouche autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre ; et du coup je pense au jeune Quentin Mouron et à son deuxième roman non encore paru, Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », étonnant trio de paumés à la Deschiens taillés en ronde-bosse, et présents, si présents et émouvants dans leur humanité - présents comme si rarement dans la littérature contemporaine – comme chez personne à ma connaissance dans la génération de Quentin…

     Cité du soleil, ce 17 mai. Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir…

    Cingria13.JPGDe citations en incitations. – C’est Charles-Albert Cingria qui disait, si j’ai bonne mémoire, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation. Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande). Alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la terrifiante indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemple qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…  

  • Ceux qui ont vue sur les dunes

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    Celui qui retrouve la grande bleue qu’il célèbre à l’encre verte dans son carnet rouge en sirotant un petit vin noir / Celle qui respire mieux dans le ciel aux bras grands ouverts / Ceux qui ont désormais tout le temps de bien faire / Celui qui trouve normal qu’un président normal se fasse mouiller comme le navire au départ / Celle qui se réjouit de n’avoir plus désormais de soucis de vacances / Ceux qui ont retiré leur épingle du jeu mais pas leurs meilleurs atouts / Celui qui se lave le visage à l’eau de source / Celle qui salue l’astre du jour d’une incantation genre berbère  / Ceux qui restent fans de la première heure même à leurs derniers instants / Celui qui affiche son optimisme matinal sur une pub format Univers lui ayant rapporté l’équivalent du centuple du salaire annuel d’une caissière de la COOP / Celle qui spécule dès l’aube sur son laptop dernier cri /Ceux qui attendent que le petit matin devienne grand pour se lever en forme géante / Celui qui sent que ce jour sera marqué gagnant sans se douter comment  / Celle qui repart du 36e dessous et rencontre au 33e son voisin de palier suicidaire / Ceux qui ont connu Léautaud au mitard et Léotard à la mi-temps / Celui qui se fait appeler Jean Nouveau alors qu’il est fils de Jacques Deuil / Celle qu’on dit perdue pour la société et qui s’en trouve bien dans le carré aux topinambours du couvent des Clarisses / Ceux qui se disent de mélancoliques mammifères point barre / Celui qui reste ce qu’il est au milieu des mutants / Celle qui se prépare à la méditation collective dans l’Ashram géant où ça commence de transpirer grave / Ceux qui n’aiment plus que via Facebook et même Twitter à la rigueur / Celui qui s’est tellement éloigné de lui-même qu’il ne sait plus où se retrouver / Celle qui se contente de son état de modeste modiste abonnée au Bibliobus / Ceux qui n’en reviennent pas de ne point être revenus de tout / Celui qui modélise la formule informatique de la petite madeleine de Proust pour en faire un objet d’exploitation alimentaire fiable du point de vue de l’alimentation durable / Celle qui se présente en  tant que  nouvelle Cézanne des cantons de l’Est sans trop jouer sur son état de transsexuelle au eux qui n’ont pas encore arrêté le sujet de leur prochain best seller entre Kafka et Houellebecq / Celui qui se lance dans un roman américain à la Tom Wolfe ou à la Bret Easton Ellis ou à la Thomas Pynchon mais d’une totale originalité enfin tu vois quoi / Celle qui soupçonne sa mère de regretter sa période trotzkyste et autres postures vintages / Ceux qui se retrouvent au camping des Flots bleus avec les nouveaux retraités sarkozystes décidés à aller de l’avant, etc.

    Image: Dunes de Sète, aquarelle JLK.        

  • Adios Carlos Fuentes

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    Le président du Mexique Felipe Calderon a rendu publique, hier soir, sur son fil Twitter, la mort de Carlos Fuentes, l’un des plus grands écrivains d’Amérique latine, décédé à l’âge de 83 ans. Le gouvernement mexicain avait célébré son quatre-vingtième anniversaire, en 2009, par un «hommage national» et une édition commémorative de ses livres - tout cela s'ajoutant au prix Cervantes, décerné en 1987 pour l’ensemble de son œuvre, faisant suite au prix Romulo Gallegos pour l’inoubliable Terra Nostra, en 1977.

    De La mort d'Artemio Cruz à Diane ou la chasseresse solitaire, récit de sa liaison passionnée avec l'actrice Jean Seberg, l’œuvre flamboyante de Carlos Fuentes compte une trentaine de romans, une dizaine d'essais, des nouvelles, du théâtre. En 2009, la traduction française de son dernier livre, Le bonheur des familles, recueil de seize nouvelles, nous avait plongés dans la violence du Mexique traditionnel et contemporain. Or cette violence, le grand écrivain l’avait éprouvée dans sa propre chair suite à la perte de ses deux enfants: son fils Carlos Fuentes Lemus, hémophile, contaminé par le virus du sida à la suite d'une transfusion sanguine, décédé en 1999 à l'âge de 25 ans; et sa fille Natasha, qui perdit la vie dans un quartier mal famé de la capitale en 2005, à 29 ans, était enceinte de sept mois...

    À relever, que cette même année, le quotidien français Libération écrivait que la réputation de Carlos Fuentes « reste un mystère pour qui a l’impression de manger du plâtre en lisant la plupart de ses livres ». Jugement d’emplâtre qui corrobore en somme ce que nous disait un jour Carlos Fuentes à propos de la muflerie condescendante d’une certaine intelligentsia française, qu’il estimait, lui qui avait voyagé dans le monde entier, la plus provinciale de la planète…

    Enfin, rappelons qu’un abécédaire intitulé Ce que je crois, de A à Z, parut il y a quelques années, constituant une approche à la fois légère et captivante de la personne et de l’œuvre de Carlos Fuentes.

  • Carlos Fuentes de A à Z

     

    Fuentes6.jpgL’abécédaire perso de l’écrivain mexicain, à découvrir à côté d' un nouveau grand roman  chez Gallimard: Le Bonheur des familles.

    Avec le Péruvien Mario Vargas Llosa et le Colombien Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes est l´un des derniers « monstres sacrés » vivants de la littérature latino-américaine de XXe siècle, dont l´œuvre allie la puissance épique et la recherche des fondations de l´identité mexicaine, l´imagination visionnaire et les ressources inventives d´un novateur du genre romanesque, avec une ample réflexion sur le destin de l´homme à travers les convulsions de l´Histoire. Surtout connu dans le monde pour ses romans (tels La mort d´Artemio Cruz et Terra nostra), Fuentes est également un essayiste remarquable et, d´une manière générale, ce qu´on pourrait dire un humaniste et un honnête homme, maîtrisant un savoir qui se partage sans cuistrerie mais non sans fermeté dans sa défense de la liberté et de la complexité.

    Le titre de ce livre (Ce que je crois...) prête un peu à confusion, évoquant l´enseigne d´une collection toute vouée aux professions de foi de célèbres croyants ou de non moins fameux mécréants. Les positions spirituelles de Carlos Fuentes sont évidemment abordées au fils de ces pages (notamment aux rubriques Dieu, Jésus, Mort et Temps), qui révèlent une approche personnelle très pénétrante des questions éternelles liées à notre origine et à nos fins, et une vaste connaissance des multiples réponses proposées par les traditions variées. Mais Fuentes n´a rien d´un esprit dogmatique ou sectaire: ce qu´il croit recoupe à tout instant ce qu´il sait d´expérience (on sait qu´il a beaucoup voyagé, au propre et au figuré) et ce qu´il sent avec ses intuitions d´artiste et de grand psychologue.

    Le classement orthographique le fait traiter, pour commencer, le thème de l´Amitié, mais cette entrée en matière a valeur de test et de symbole, tant ce qu´il dit de ce lien, aussi souvent exalté à vide que trahi, nous paraît juste et émouvant, dégagé de toute rhétorique convenue, au contraire: lié à une expérience personnelle qui engage aussitôt celle du lecteur. De la même façon, sa façon de parler de l´amour, de la famille, de l´éducation ou du sexe en imposent par autant de simplicité que de finesse et de générosité. Lorsqu´il fait l´éloge des femmes (« les femmes sont les passagères de l´aube »), c´est de la poétesse Anna Akhmatova et de la mystique Simone Weil que Fuentes parle avec le plus d´admiration, mais le chapitre consacré tout entier à Silvia, la femme avec laquelle il vit et qui résume toutes les autres à ses yeux et « sait maintenir la présence de Carlos à toute heure », est une merveille de tendresse et d´abandon sincère, sans trace d´ostentation.

    De ce foyer ardent d´une réelle et constante attention au monde, Carlo Fuentes rayonne de tous côtés avec le même bonheur et la même pertinence. Qu´il parle de Balzac (avec un regard très original, qui le fait par exemple rapprocher Louis Lambert et Nietzsche) ou de politique (ses préoccupations actuelles majeures), de Kafka (le plus lucide analyste du pouvoir totalitaire), de la lecture ou de la globalisation, de Cervantès et de son propre projet romanesque, de Buñuel son ami, de sa lecture de Wittgenstein ou de ses étonnants souvenirs de Zurich, Carlo Fuentes ne cesse de nous intéresser et de relancer notre propre attention envers les êtres et envers le monde.

    Ramon Gomez de La Serna parlait de ces livres-viatiques, dans lesquels on puise, à tout moment, un bon conseil ou une pensée revigorante, une image plaisante ou un sentiment pur ; et tel est, à l´évidence, ce substantiel et très enrichissant Fuentes « pour la route » ...

    Carlos Fuentes. Ce que je crois. Traduit de l´espagnol par Jean-Claude Masson, Grasset, 390 pp.