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Carnets de JLK - Page 124

  • La cueilleuse d’yeux bleus

     


    littérature

    Elle fait tous les marchés où se retrouvent les jeunes paysans aux pommettes roses et les journaliers en quête d’ouvrage.

    Elle les cueille du regard et la transaction se fait à l’ordinaire dans l’heure qui suit. Mais l’accord n’est possible qu’à certaines conditions physiques précises excluant les Nordiques et les Américains de souche allemande.

    Il les lui faut glabres et d’un métal tranchant, la barbe de jais quand elle pousse et le front de celui qui pense avec le corps - il est exceptionnel qu’elle ait cueilli des yeux bleus d’intellectuels, sauf durant ses années d’Argentine les étudiants lettrés qui fréquentaient la maison de Lady Ocampo. Il les lui faut baraqués et doux, le bleu d’autant plus émouvant qu’ils sont vigoureux. Il les lui faut clairs et brumeux, le bleu liquide s’ils sont d’airain et le bleu diamant si l’anima prime en eux. C’est presque à fleur de peau qu’elle décide, mais nul d’entre ceux qu’elle a choisis ne l’a jamais repoussée.

    Cette manie les fascine à vrai dire chez une femme qui ne devrait être qu’un objet de convoitise. L’idée qu’elle soit demandeuse les sidère. Certains éclatent de rire lorsqu’elle leur fait sa proposition. Elle a remarqué qu’une certaine caresse leur attendrissait le regard sur la photo, pourtant elle évite de passer pour une fille facile aux yeux des plus sévères, pas toujours les moins intéressants.

  • Ceux qui ne sont pas reconnus

     

    Panopticon04.jpgCelui qui reconnaît un terroriste recherché en la personne de son dentiste Sayed Moussah qui lui avoue se trouver souvent importiné par les Services spéciaux au motif de cette ressemblance dont seule sa mère Aïcha est en somme responsable puisque le père s’est barré / Celle qui a reconnu l’inspecteur Derrick dans la micheline de Sienne /  Ceux dont la cousine Micheline élève des ragondins aux Laurentides / Celui qui se fait prendre par la tempête dans les bois de Notre-Dame-de-la-Merci où rôde un dealer mal famé / Celle qui écoule de la neige dans une station de ski fréquentée par des admirateurs de Noir Désir / Ceux qui sont heureux  sans le chercher autrement / Celui qui ne se reconnaît pas sur la photo Keystone de l’assassin présumé / Celle qui fait semblant de ne pas reconnaître son grand-oncle exigeant d’elle un rabais / Ceux qui veulent être reconnus en tant que candidats non admis à la Star Ac pour preuve de partialité raciste anti-Canaques / Celui qui prétend t’avoir connu vers  Vegas dans un Greyhound alors que tu n’as jamais transité que sur Trailways / Celle qui trafiquait de la réglisse et du bois doux aux Oiseaux / Ceux qui savent que la brouille des deux Ivan de Gogol trouve des équivalents en Alsace et en Mandchourie / Celui qui installe un projo de théâtre sur son toit pour éclairer les menées louches de son voisin Pottier / Celle qui couche avec Pierre-Yves pour le tirer vers la droite / Ceux qui ne te reconnaissent même pas le droit de ne pas voter / Celui qui fait une sieste turbo dans le backstage de son pick-up / Celle qui drague les Indiens des containers d’Anchorage /  Ceux qui se retrouvent au titre de gauchers brimées des années 55-66 / Celui qui affirme crânement que sans reconnaissance on ne sera jamais reconnu / Celle qui reconnaît s’être trompée en se trompant de frère au moment où rien n’était sûr / Ceux qu’on connaît moins qu’ils ne désirent être reconnus pour ce qu’on ne connaît pas d’eux à leur dire / Celui qui estime que le besoin effréné de reconnaissance de 87,7 % de nos contemporains découle d’un affaiblissement chiffrable à 22,3 % des vertus nutritives du lait maternel / Celle qui n’a pas été reconnue par son père le marabout évangéliste / Ceux qui reconnaissent qu’il se sont égarés dans le brouillard mais personne ne les entend et les loups de la région ne connaissent point la pitié / Celui qui a reconnu son frère le braqueur sous son passe-montagne tricoté par leur mère / Celle dont on a reconnu le courage dans son combat contre les murènes qui l’ont mortellement déchiquetée à la fin hélas / Ceux qui prétendent avoir été méconnus de leur vivant et demandent donc une compensation au Dieu Juste / Celui qui part en reconnaissance dans le biotope littéraire autrichien connu pour son hostilité aux Antillais bisexuels / Celle qui a senti le vent du boulet juste avant de péter un câble / Ceux qui finiront par reconnaître que tout ce qui brille n’est pas or vu que ça ne coûte rien, etc.

    Image : Philip Seelen            

  • Vialatte genre Deschiens

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    Au Théâtre de Vidy:  une jolie mise en théâtre des chroniques du bienheureux Alexandre...

    Alexandre Vialatte (1901-1971) achevait toutes ses chroniques en concluant : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », cerise ironique sur un gâteau de cocasserie. Vialatte était en effet la fantaisie loufoque incarnée, sur fond de gravité grinçante, quelque part entre les moralistes français et Pierre Desproges, le coq-à-l’âne auvergnat et l’humoriste Chaval observant des pharmaciens fuyant sous un noir nuage d’orage d’été.

    À propos de l’été, le chroniqueur pléthorique (898 pièces) de La Montagne de Clermont-Ferrand (entre autres supports dont Le Crapouillot ou Marie-Claire…) conseillait les vacances dans les houillères noires, sous la pluie, ou même dans les égouts. Les hordes de vacanciers en reviendraient plus optimistes au bureau ou au guichet qu’en s’arrachant aux cocotiers de Palavas-les-Flots ou aux vahinés de la Grande Motte.

    Vialatte4.jpgDandy gouailleur  du genre anar de droite, Vialatte, qui fut le premier à traduire Kafka et signa une superbe évocation romanesque de la jeunesse intitulée Les fruits du Congo, peignait en somme l’Apocalypse quotidienne de Temps Modernes avec bonhomie, en frémissant à peine du noeud pap’. Sa façon de jouer avec les formules creuses du Café du commerce ou de l’intelligentsia prétentieuse, les Grandes Questions (« Où va l’homme ? ») ou de parodier les sentences définitives (« La femme remonte à la plus haute Antiquité… »), émaillées de (faux) proverbes bantous ou de vraies  lapalissades, nous fait toujours sourire, parfois nous désopiler.   

    Largement rééditées (chez Julliard, aux bons soins de Ferny Besson), les chroniques d’Alexnadre  Vialatte, à la fois épatantes à la découverte et un peu répétitives à la longue, n’étaient pas vraiment faites pour le théâtre. Charles Tordjman, mémorable « adaptateur » de Proust, a cependant risqué le passage à la scène en complicité avec Jacques Nichet, autre très fin « lecteur ». La chose pourrait lasser, n’étaient un dispositif scénique plaisant, genre BD en trois dimensions, et une interprétation pétulante, style Deschiens, de trois comédiens également irrésistibles : deux dames marquant l’opposition de la faconde plantureuse et de la gracilité piquante (Clotilde Mollet et Christine Murillo) et un monsieur  (Dominique Piron) qu’on dirait sorti d’un dessin de Dubout ou… d’une chronique de Vialatte !

    Théâtre de Vidy, Salle de répétition, jusqu’au1er avril, à 19h. sauf le lundi (relâche) et le dimanche 1er avril (18h.30

  • Shooting

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    … Toi t’es typique la Fashion Victim qu’on suit jusqu’au bout du monde pour la cadrer grave, toi t’es la Top Gun Girl, toi je t’aligne et te snipe et là c’est le Grand Flash tu meurs et de vendeuse de Monoprix tu deviens la Madonna de la Spiral Tribe -  en tout cas après la séance je te file mon phone et tu me rappelles…

    Image : Philip Seelen  

  • Des goûts et des couleurs

    freud.girl-white-dog (kuffer v1).jpgElle le lange, il chie, elle le nettoie, il paie, il retourne au bureau.

    Elle doit avoir la bouche pleine de chocolat quand il opte pour le French Kiss.

    Cet autre exige qu’on l’appelle Excellence et qu’on lui suce les annulaires tandis qu’il mate une vidéo de Bruce Willis qu’il a toujours avec lui dans son attaché-case.

    Les amateurs de conversations privées sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains clients t’allongent jusqu’à des trois cents euros pour t’entendre parler de ton chien blanc ou de leur avenir.

    Donaldson le Brésilien attend, pour sa part, que nous lui flattions la croupe. Il sait que nous sommes des tombes question publicité. Ce serait un scoop que de voir le mercenaire avant-centre de l’équipe nationale dans cette position d’offrande, et ces dames lui tourner leur compliment, comme quoi ses fesses sont plus belles que celles de Maradona ou de Ronaldinho, mais le contrat stipule l’absolue discrétion des employées et nous sommes une maison top sérieuse.

    Peinture: Lucian Freud

  • Ceux qui restent bohèmes

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     Celui qui aime dormir / Celle qui est toujours sensible au charme de l’aventure / Ceux qui se rappellent le beau temps de la drague / Celui qui convoite la pomme d’or du désir / Celle qui les faisait craquer en stop / Ceux qui invoquent la pureté de leurs frasques de l’été 77 / Celui qui est un peu jaloux (normal il est curé) de la liberté des jeunes amants / Celle qui aime choyer (dit-elle) la verge au nid / Ceux qui ont conscience de la Loi de l’éternelle fugacité en dépit de leurs à peine vingt ans / Celui qui rougissait beaucoup à seize ans / Celle qui ne fermait jamais la porte quand elle pissait / Ceux qui n’en veulent pas au Seigneur de ne les avoir point gâtés question physique vu qu’ils baisent comme des dieux / Celui qui a toujours compris les femmes par intuition poétique / Celle qui ne fait aucune distinction hiérarchique entre son âme et son cul / Ceux qui se reprochent (juste un peu) de ne savoir pas allier le sérieux à la légèreté / Celui qui voit la stoppeuse s’éloigner à regret / Celle qui pouvait rester des plombes au soleil (et parfois à l’ombre) à attendre le prince charmant camionneur / Ceux qui sont un peu crispés sous leur air rilax / Celui qui passait ses vacances au Lavandou quand il rencontra la Lula de BeBop / Celle qui fait comprendre au dragueur tchèque qu’elle préfère les Slovaques / Ceux qui ont compris à dix-sept ans que l’amour est un oiseau de bohème qui va les faire flipper jusqu’à cent sept ans / Celui qui préfère ce que ses camarades étudiants appellent de la mauvaise littérature genre Philip K. Dick mais pas tout / Celle qui a essayé de décoincer l’écrivain fils de pasteur mais en vain / Ceux qui ont connu la Loi des comités de surveillance de la liberté sexuelle à l’époque dure / Celui qui a fait de l’auto-stop un jeu de rôles assez drôle dans les années dite de La Route / Celle qui a rencontré Milos Forman à Nowy Zaky et qui lui a cédé quand il lui a passé Night in white satin / Ceux qui n’ont jamais craché sur un peu d’imprévu / Celui qui avait de la peine à admettre qu’une jeune fille fût si libre / Celle qui a toujours plus ou moins fermé les yeux sur le mufle qu’il y a plus ou moins en chaque mec / Ceux qui ne se doutaient pas qu’en 2011 ils ne resterait de la Tchécoslovaquie que la Slovaquie en ces régions de l’Est profond / Celui qui s’agace de voir la très jeune fille le dépasser sur divers plans alors qu’il pourrait la baffer facile mais il ose pas / Celle qui demande au stoppeur de lui montrer ses biceps gonflés /Ceux qui se caressent dans la voiture arrêtée en rase campagne et se disent qu’ils s’en souviendront en l’an 2000 sans se douter de ce qui les attend vraiment, etc.

  • Ces petites images admirables

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    INEDIT

    Par François Beuchat

     

    Vieille familiarité, et légende de l’oubli

    J’ai vu trois pattes de chat dans la fenêtre bleue, certains hommes, certaines femmes commençaient leur repas, la dame assez maligne se promenait dans le square, et des enfants jouaient sur la place de jeux. Une montre, bracelet cuir, une bouteille de vin, le vin noir de nos rêves, dans une bouteille verte. Exquise absolution, petite danse revenue, miroir tout alangui, où sont les pattes de chat ? Un tableau de Caillebotte me montrait une maison, Gennevilliers des Hauts-de-Seine, chacun doit mourir quelque part. Proust vécut, boulevard Haussmann, Gide était à Auteuil, et l’autre dame assez maligne, sa promenade dans le square. Promenade qui tournait en rond, comme les pensées du solitaire, le chat était une illusion, pourtant il y avait la fenêtre bleue. Petite fiancée du Temps perdu, tu as vieilli comme les autres, le vent du large s’est levé, où sont donc les pattes de chat ? La musique littéraire mène la danse dans son coin, nous partions sans partir, et mourions sans mourir. Le bleu de l’artiste penché sur le bleu, ce bleu qui devient son propre bleu, ce bleu qui peut devenir le bleu de tous. L’homme assis ne regardait que les boucles d’oreilles, cercles de fil de fer, de la femme au pull vert qui levait le pouce et l’index de la main droite. La mer se reposait des fatigues ancestrales, en inondant le sable de nos jours secs et jaunes. J’ai vu trois pattes de chat dans la fenêtre bleue, la femme assez maligne, sa promenade dans le square. Promenade qui tournait en rond. Vieille familiarité, et légende de l’oubli.

    Célinelettres.jpgManuscrit et manuscrits

    Manuscrit du cheval fâché avec son maître, maître queux à la tête de rat, manuscrit de l’enfant qui marche dans la neige, manuscrit des traîneaux et des clochettes, manuscrit de la faiblesse et de la maladie, manuscrit du regard lent et doux, manuscrit de la porte fermée, de quelques volets bruns. Manuscrit de l’escalier enneigé, de la chambre vleue où la lumière du jour est presque noire. Manuscrit des glaçons qui sont semblables à certaines menaces, manuscrit du chef-d’œuvre rêvé, de la table où sont quelques papiers, de la chaise sobre et rustique. Manuscrit de l’envol de la pensée, de la neige accablante ou salvatrice. Manuscrit des silhouettes emmitouflées, manuscrit du devoir qui précède la mort. Manuscrit de la folle joie secrète, après les amertumes répétées. Manuscrit de la folie bleue, de la nuit qui s’approche, manuscrit du chien et du loup, manuscrit entre chien et loup, manuscrit. Et l’accablement avait quelque chose de magnifique,il était comme une promesse de beauté. Manuscrit des Temps gris, des Temps bleus, des Temps saturnien et neigeux. Mais, presque toujours, manuscrit du cheval fâché avec son maître. Manuscrit entre chien et loup. 

    Bibliophile.jpgCette cabane de jardinier

    Cette cabane de jardinier, sur laquelle tombait une neige sèche et vibrante, sa porte brune était fermée par un cadenas, les outils reposaient dans l’oubli. Dans l’attente d’une autre vie. 

    Ils attendent sur les gradins

    Voici la bulle de la cité, ils attendent sur les gradins, les hiboux de ce conte ancien. Il y a les rêves mauves ou dorés, de drôles d’espérances troublées, un pastis d’un jour de juin, et la même poussière d’un boulevard. Toutes les peines tombent sur les pavés, ou ont un sursis dans les feuilles des arbres, petit éclat d’une espérance, rigueur de tout cerveau blessé. C’était un juillet nuageux, une Laotienne servait au bar, elle ferma boutique et partit avec sa sœur, une fleur d’orgueil entre les dents. Tout se perdit dans la poussière, même dans les feuilles clairsemées, dernières lueurs sur le boulevard, main coupée. Voici la bulle de la cité, ils attendent sur les gradins, les hiboux de ce conte ancien.

    Papiers

    Papiers des petites traverses, papiers fragiles, comme les âmes perturbées, papiers de la nouvelle semence, papiers retournés, ignorés, papiers quelquefois presque transparents, comme certains papillons des journées infinies. Papiers du néant repeuplé, papiers. Papiers des petits traversées, ah oui !

     

    Rouault.JPGMusique des bords de mer et musique des fleuves

    Est-ce le diable qui s’agite au fond du piano noir ? Est-ce la mouette qui vole tout au bord de la mer, et qu’on appelle vautour, oui, vautour de la mer ? La mouette, les mouettes, celles du Rhône, à Lyon, et celles du lac Léman ? Musique des bords de mer, et musique des fleuves, les étranges matins gris, oui, ils nous coupent le souffle. On s’embrouille dans les dates, mais tout ça ne fait rien, il reste l’air des jours, et le souffle des nuits, il reste quelques pensées qui ne demandent qu’à vivre, et quelques émotions, prises dans le ciel tout gris. Est-ce le diable qui s’agite au fond du piano noir ? La chanson est jolie, mais elle fait mal au cœur, musique des bords de mer et musique des fleuves.

    Alors l’étrange vent

    Je ne me suis penché sur les calendriers de la vie que pour mieux leur échapper, la fuite était jolie, la fuite était dangereuse, champignons des sous-bois, sorcières sur leur balai, doux fantômes persistants, querelles répétées. Alors l’étrange vent, on l’attendait toujours, la casquette sur la tête, et la main dans le vent. On respirait un peu, oui, juste ce qu’il fallait, pour une assise belle, et bellement légère. Alors un courant gris, alors un courant bleu, air qui redonne substance, alors l’étrange vent ».

     

    Widoff29.JPGCes petites images admirables

    Ce sont de petites images qui nous aidèrent à supporter la vie, on les avait quelquefois devant les yeux, d’autres fois seulement dans le cœur et l’imagination. Elles étaient modestes, discrètes et fugitives, elles allaient et venaient, elles étaient si proches de notre âme qu’elles se confondaient quasiment avec elle. Beauté prodigieuse de ces petites images. Etrange fidélité de ces petites images. On ne fait rien de mieux. La nuit, surtout, ces petites images surgissent avec une surprenante présence, et elles sont pour nous comme une chaleur infinie. On ne fait rien de mieux. Elles sont aussi les clés des songes, ces petites images admirables. On ne fait rien de mieux.

    Beuchat1.jpg(Ces textes inédits sont extraits d’un livre en chantier de François Beuchat. Ils seront publiés dans la prochaine double livraison 88-89 du Passe-Muraille, à paraître fin avril 2012, dont un des frontons sera consacré à la relève de la littérature romande. François Beuchat est l’auteur de plusieurs recueils de prose poétique publiés aux éditions d’autre part. Le dernier, L'oiseau dans la bocal; Fragments du roman d'une vie II, a paru en septembre 2010)

    Images: Françoise Widhoff, lettres de Céline, JLK, Augustin Rebetez.

  • Ceux qu'on voit venir

     

    Celui qui se tapit au fond de ton cerveau reptilien / Celle qui t’attend au contour de l’horizon / Ceux qui se préparent à bondir en shorts seyants / Celui qui te guette du bout du quai / Celle qui te hèle sous le hallier / Ceux qui ont le cul blanc sous la ligne de bronzage et des yeux de chevreuil / Celui qui correspond sur Facebook avec les lutteurs de divers pays / Celle qui se sent exclue du cercle des marraines de pompiers / Ceux qui matent le cybershow des deux soldats anglais au Ghana / Celui qui tient les Archives Nationales du Doute / Celle qui ne te dit des mots doux qu’en portugais / Ceux qui suivent la pensée du télépathe / Celui qui a des psychotics / Celle qui a une toque de fourrure de pubis synthétique / Ceux qui participent à l’énoncé du monde / Celui qui dit n’avoir plus de désirs au pluriel sans préciser ce qu’il en est du singulier / Celle que tu as fait épouser ton meilleur ami pour les garder sous la main / Ceux qui disent que la neige arrive alors que c’est juste une vieille aveugle aux cheveux blancs / Celui qui a plein de jeunes filles en fleurs en lui et autour de lui tant qu’à faire on va pas se gêner / Celle que le sordide masculin fascine quelque part / Ceux qui boivent les phrases de Pascal Quignard comme des verres d’eau claire et par exemple : « Elle aimait ce lieu. Elle aimait cet air si transparent par lequel tout était plus proche. Elle aimait cet air si vif où tout s’entendait davantage » /    Celui qui te dit qu’il lui manque toujours quelque chose à la lecture de Quignard et tu lui réponds « j’comprends, j’comprends » » en savourant ta langue de bœuf aux câpres suavement poivrée et lui la sienne / Celle qu’on prend la main dans le sac au fond de la rue barrée aussi rougit-elle terriblement / Ceux qui clament vainement leur passions strictement sensuelle de la caissière de la Banque Principale qui n’en a qu’aux Comptes faisant les Bons Amis / Celui qui te remballe après avoir tout déballé / Celle qui offre du chablis à sa visiteuse au nez droit / Ceux qui détroussent les blondes pour renflouer les bourses des rousses / Celui qui savoure la soupe aux couteaux de la Bretonne / Celle qui fait le tour du propriétaire de ses souvenirs / Ceux qui affirment que le vin doit reposer dans le noir / Celui qui aime autant le silence des clairières que le tintamarre des boîtes et des bars / Celle qui avait 42 ans en 42 et en aurait eu 69 ans de plus en 11 si elle n’était pas morte en 63, ce qui te paraissait normal à tes 20 ans alors qu’à présent ça craint / Ceux qui font la grande commission dans le grand seau alors qu’ils pissent en douce dans le lavabo pendant que la gardienne lit son roman-photo / Celui qui boit son urine en psalmodiant une incantation New Age / Celle qui revêt sa crinoline et sa robe à flaflas sans rien dessous à seule fin de lâcher mine de rien un bon prout de protestation au milieu du Salon de Madame Banier du Vent / Ceux qui sont tatoués de la tête aux pieds ce qui ne se voit hélas qu’à la douche des forgerons anabaptistes / Celui qui aime être seul avec celle qui l’aime aussi / Celle qui s’est coulée dans son état de veuve comme dans un bain gratifiant / Ceux qui se taisent dans les brouillards retrouvés de l’Hiver austère, etc.

    Image : Philip Seelen  


  • Au présent retrouvé

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    À La Désirade, ce 14 août 2005. - Notre grande petite Sophie est revenue hier de Syrie, les bras surchargés de cadeaux. C’est un vrai souk qu’elle a déballé sous nos yeux ébahis. Nous en avons bien ri et j’étais tout songeur en l’entendant raconter que, là-bas, les femmes se baignent tout habillées; et de la voir, sur les photos, engoncée dans un imperméable comme par mauvais temps, en ces chaleurs torrides, m’a fait sourire aussi et me rappeler mon peu d’attirance pour ces pays et ces mentalités si figées dans les conventions pseudo-religieuses, évidemment claniques et toutes sociales. Dieu sait que je ne suis pas dupe des progrès dont nous nous targuons, mais un imperméable à la plage : franchement, non.

    Générosité de l’égoïste. -  Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer «le livre des livres», mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui l’épatant Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, lequel me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes en ce monde d’altruistes déclarés.

    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans les développements subtils et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre ce terme cher au cher Baltasar Gracian.

     

    Moralistes trash - Il est curieux de constater que les films les plus moraux qui nous arrivent aujourd’hui des States sont aujourd’hui des productions de la marge, comme il en va de Ken Park de Larry Clark et, plus récemment, de Mysterious skin de Gregg Araki, qui traitent respectivement des désarrois d’un groupe d’adolescents dans une petite ville d’Amérique profonde et des séquelles, sur deux garçons, des abus sexuels qu’ils ont subi vers leur dixième année de la part de leur entraîneur de football.

    Dénoncer la pédophilie est une chose, mais faire ressentir quasi physiquement de quoi il retourne est une autre affaire, qui me semble réussie dans Mysterious skin, non du tout de façon moralisante mais de manière à la fois sourde et très directe. Tout est triste et beau dans Mysterious skin, comme dans Ken Park, et c’est pourquoi je parle de films moraux, au sens d’une dignité défendue avec plus d’amour et de respect humain que par les ordinaires sermons.

     

    À La Désirade, ce 30 août. - Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La possibilité d’une île, amorcée cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens allemands, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur.

     

    Goya. - Chacun de ses portraits m’apparaît comme une rencontre: à chaque fois on est surpris par la folle individualité du personnage représenté, et chaque fois on remarque que de sa propre rencontre a découlé la manière du peintre, tantôt protocolaire et tantôt plus familière, subtilement narquoise dans le mise en valeur du Comte de Fernan Nunez en jeune héros romantique dont on subodore la suffisance, ou vibrant de tendresse filiale lorsqu’il représente son petit-fils Mariano Goya.

    Jamais Goya ne triche à ce qu’il semble, s’exposant lui-même à l’instant de traduire tout ce que lui inspirent ses modèles, sans les flatter le moins du monde. Ainsi de Charles III en tenue de chasse dont la tronche rubiconde se détache sur la conque rose bleuté d’un ciel immense, alors que l’esquisse du Duc de San Carlos capte au vol la dureté et la trouble complexité d’un autre grand personnage.

    Touchant de vérité jusque dans ses travaux de cour, Goya nous bouleverse dans ses représentations plus spontanées et véhémentes de la détresse humaine, comme dans cet asile de fous dont les visions angoissantes font pendant à celles des Désastres de la guerre. 

    Il y a là tout l’homme du haut en bas de la société, avec ses joies et ses angoisses, ses âges en balance (Célestina et sa fille, sur ce même balcon qu’on retrouvera chez Manet) et le mélange de souffrance et de confiance que me semblent symboliser les bras grand ouverts du Christ de La prière au jardin des Oliviers, dont le dépouillement pascalien vibre de la plus humble humanité.

     

    Au présent absolu. - Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: « A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite! »

     

    A La Désirade, ce 26 août. Est-ce le nom d’Amélie Nothomb, ou le retour des vacances, qui me vaut un soudain afflux de lecteurs sur mes Carnets de JLK, hier montant au chiffre de 267, pour un total de 4411 visites en août ? Je ne sais, mais ce qui est sûr est que je tiens de plus en plus à ce rendez-vous quotidien, qui requiert de ma part une présence accrue.

     

    De la formule. - Ne parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE  que je traduis à la diable: «De qui as-tu peur, imbécile? De la postérité peut-être? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela: être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, un tel document ! Qui pourrait t’opposer la moindre objection? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais celui-ci. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints à en tenir compte ».

     

    A La Désirade, ce 25 août. - Il n’y a finalement rien de répréhensible, ni rien de provocateur dans Acide sulfurique, le dernier livre d’Amélie Nothomb que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant, et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants quant à la réflexion, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase: «Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus: il leur en fallut le spectacle».

    Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.

    Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps: elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des sortes  de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue sonne juste. Bref, il y a de la moraliste, mais certes pas du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, dont la dernière est de lui en faire reproche.

     

    De l’indifférence. – Telle est l’inscription  que je lis au front de tant de blasés et de paresseux, de prétendus beaux esprits et de bien pensants suant l’ennui - ceux-là même qui, l’air grave, se pâmeront devant tel film ou tel livre «dérangeant»

     

    Celui qu’on dit le maillon fort de la boîte intérimaire qui le gère à l’international / Celle qui assure dans le domaine du mégaturf / Ceux qui donneraient cher pour gagner plus / Celui qui travaille à temps perdu / Celle qui s’engage à arrêter de fumer à la place de son fils pompier / Ceux qui ont le réflexe de ne jamais réfléchir, etc.

     

    De la musique et des silencieux. – Et s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout, s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux, ce matin encore je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous nos fenêtres, il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore et les filles sourient aux sifflets des ouvriers - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ? 

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; Lectures du monde 2000-2005, à paraître chez Olivier Morattel en avril 2012.)

    Image: Philip Seelen

  • Ombres claires de mémoire

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    De rien et de tout.- En réalité je ne sais rien de la réalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbre ou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

       

        Que notre joie demeure

     

           (Paroles d’adieu, en mémoire de notre mère)

     

           Tu nous as quittés ce jour-là: l’attaque t’a frappée à l’aube d’une belle journée d’été, ce jeudi-là, fête de l’Assomption. L’attaque ne t’a pas permis de profiter une fois encore du beau temps, selon ton expression: tu n’as pas pu suivre ton programme du jeudi qui consistait à descendre au bord du lac pour y nager, comme tu le faisais encore chaque semaine à 86 ans. Tu n’as même pas eu le temps de réaliser, comme tu disais: tu nous as quittés mais sans savoir que tu ne nous quittais pas tout à fait: tu nous as quittés et tu es restée encore avec nous quelques jours durant.

           Quelques jours durant, tu es restée présente et absente. Durant ces quelques jours, nous avons pu nous tenir auprès de toi et te parler. Des jours et des nuits durant, nous avons veillé auprès de toi dans cette chambre du Centre hospitalier  dominant la ville. La première nuit est tombée sur ce dernier jour que tu avais vu se lever, les lumières de la ville scintillaient autour de la cathédrale, puis il n’y a plus eu que l’obscurité dans laquelle on entendait ton souffle régulier, puis un autre beau jour s’est levé mais tes paupières sont restées fermées tandis que ton coeur continuait de battre.

           Nous t’avons veillée à tour de rôle. Chacun à son tour, nous t’avons parlé. Nous t’avons un peu bercée et chacun à son tour, quand il était seul avec toi, chacun t’a dit ce qu’il avait à te dire  sans trop savoir si tu l’entendais.

           Nous as-tu entendus ? Tu n’en montrais aucun signe, mais est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait jamais, d’ailleurs, si l’on est entendu ? Est-ce que nous savons vraiment ce qui est entendu et compris, tous les jours, de ce que nous disons avec nos mots de gens conscients ? Et les mots sont-ils le seul moyen de se parler ?

           Est-ce que tu nous sentais présents, autant que nous te sentions présente encore, malgré ton silence et tes yeux fermés ? Est-ce que tu nous as reconnus à nos voix, malgré tes yeux fermés et ton insensibilité apparente aux bruits de la ville ? Est-ce que tu as senti nos mains sur tes mains ou nos joues sur tes joues ? Est-ce que tu as peut-être même perçu, d’une manière qui nous échappe, ce que chacun de nous ressentait sans même te le dire ?

           Peut-être, au fait, es-tu restée pour que nous te parlions encore ? Peut-être ce que nous vivions, à ces moments-là, seuls avec toi, durant ces heures et ces journées, dans le long silence d’un dimanche ou juste avant l’aube d’un nouveau jour, était-il une façon de nous retrouver nous-mêmes grâce à toi ? Peut-être désirais-tu que nous nous rencontrions les uns les autres auprès de toi ? Peut-être étais-tu déjà auprès de celui que tu as tant pleuré ? Est-ce qu’on sait une fois encore ?

           Ta présence et ton silence étaient faits de ce mystère et de ces questions, et nous l’avons tous ressenti: ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui croient qu’il y a quelque chose au-delà du corps et ceux qui pensent que la mort achève tout, ceux qui croient que la Science aura le dernier mot et ceux qui ne savent pas, ceux qui sont sûrs et ceux qui se taisent.

           Tu étais, pour ta part, comme l’a été celui que tu as aimé, de ceux qu’on peut dire des fidèles. Toi et lui vous avez été des fidèles, et plus encore en actes qu’en paroles.

           Fidèles, vous l’avez été l’un à l’autre. Au-delà de votre intimité et de votre foyer, vous avez été fidèles à ces mots que tous nous avons lus et relus à chaque fois que nous nous retrouvions dans ce temple: Dieu est amour. Il n’y a pas à chercher beaucoup plus loin: Dieu est amour, et cet amour vous l’avez vécu et nous l’avez inspiré, vous l’avez partagé et partagé dans votre communauté.

           Tu disais, sans trop de complications, que Dieu t’avait aidée à vivre. Un jour même, à l’un d’entre nous, tu as avoué que Dieu t’avait aidée à ne pas désespérer aux moments les plus douloureux de ta vie. Pas plus que notre père tu n’étais de ces gens qui prononcent des mots comme Le Seigneur ou l’Eternel, mais le nom du Christ t’était familier, auquel tu t’en remettais comme à la plus haute figure vivante de l’amour. Non pas le Christ-Roi brandissant une épée, mais le serviteur des pauvres, garant de fraternité et de justice. Et si tu avouais ne pas être trop sûre de ce qu’il y a après, tu n’en croyais pas moins que tu rejoindrais finalement celui qui t’a été arraché il y aura bientôt vingt ans de cela. Tu croyais que l’amour est plus fort que la mort. Et c’est dans le même esprit que tu nous as demandé d’écouter ensemble ce choral de Jean-Sébastien Bach qui, à travers les siècles, n’a cessé de perpétuer l’amour des fidèles: Jésus, que ma joie demeure...

           Dans le mot de fidélité se conjuguent les mots croyance et confiance. Or, cette fidélité que vous avez vécue sans vous payer de mots, cette croyance que vous avez partagée sans jamais chercher à l’imposer, ont cimenté votre confiance et vous ont permis de construire. Votre fidélité allait de pair avec une entière honnêteté. Vous saviez la valeur des choses pour avoir dû lutter, comme tu nous l’as répété à l’envi, mais jamais vous n’avez admis que le seul profit puisse  justifier une vie.

           Tu nous as dit et répété, ces dernières années, combien le culte du profit te révoltait dans le monde actuel. Tu avais parfois tendance à ne plus voir que le noir, dans le monde actuel, mais là encore c’était une façon de réaffirmer ta fidélité aux valeurs qui ont fondé votre façon d’être et de vous comporter.

           Quoi qu’il en soit, vous n’avez jamais été de ceux qui rejettent le monde actuel. Cette période parfois pénible de ce qu’on appelle les vieux jours, où tant de gens se sentent rejetés de la communauté et se replient sur eux-mêmes, ou s’éteignent même, vous l’avez vécue avec intensité en vous ouvrant au monde.

           À ton chevet, dans le silence de la nuit ou la longueur des heures, tes enfants et tes petits-enfants se sont rappelés, sans doute, votre façon de leur montrer le monde et de désigner chaque chose par son nom.

           Au commencement le monde était un jardin, et c’est vous qui nous l’avez révélé.

           «Regardez !», nous disiez-vous, et c’est cela qui nous reste de vous : c’est le monde tel que vous l’avez gardé et regardé, c’est l’amour que vous avez gardé sans trop vous regarder…

     

    Angetombé.jpg       Un cauchemar. -  Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant cependant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse. Nous étions attirés par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un nain à face de papier mâché, ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous nous retrouvions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desquelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus ; à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience : tuer ou ne pas tuer pour s’en tirer, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.

      

           Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

     

           L’homme civilisé a besoin à la fois de l’esclave et de la reconnaissance. D’où son double langage. Ne suffit pas de dénoncer le double langage. Plus important de saisir à quoi il tient.

     

           L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition entre ce qu’on appelle fond et forme.

     

           Des gens qui pensent qu’ils ne sont rien sans avoir été «publiés» d’une manière ou de l’autre. L’obsession d’écrire à peu près égale à celle de percer à la Star Academy. 

     

     

    (Ces lignes sont extraites de Chemins de traverses; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

     

    Image: cette (médiocre) aquarelle a été lavée sur un carnet  au soir du 17 août 2002, de  la fenêtre du CHUV, au chevet de notre mère mourante. 

     

  • Anne Perrier couronnée

    Perrier.jpgLa poétesse lausannoise, nonagénaire en juin,

    recevra mercredi, à Paris, le Grand prix national de la poésie

     

    Un très grand honneur sera rendu cette semaine à la littérature romande, et plus précisément à la première de ses poétesses, en la personne d’Anne Perrier, née à Lausanne en 1922. Le Grand Prix national de la poésie, fondé en 1981 par Jack Lang, lui sera remis  ce mercredi 7 mars par le ministre français de la culture Frédéric Mitterrand. Cette prestigieuse distinction, qui   n’avait plus été remise depuis 1998, a déjà couronné une quinzaine des poètes contemporains de langue française les plus importants, tels Francis Ponge (1981), Aimé Césaire (1982), Yves Bonnefoy (1993) ou Philippe Jaccottet (1995). C’est d’ailleurs dans le sillage de celui-ci que s’inscrit l’œuvre limpide et lumineuse d’Anne Perrier.

    Dès ses premiers poèmes, Anne Perrier aura marqué une distance nette à l’égard des tribulations du monde, sans y être insensible pour autant. «Laissez venir à moi mes paysages/Maintenant tous les rêves ont fui dépouillés/Mon cœur se fait secret comme un autel», lit-on dans son premier poème publié en 1943, et de fait c’est en contemplative du paysage terrestre qu’Anne Perrier s’exprimera pour l’essentiel, dans une langue aux images simples et à la musicalité remarquable.

    Rappelant le passage des Signes parmi nous de Ramuz, où chaque chose se met à parler, la poésie d’Anne Perrier fait elle aussi «parler» le visible par allusion à une autre réalité, toute spirituelle. Exprimant la haute considération qui entoure la poétesse lausannoise dans les cercles lettrés et académiques romands, la professeure Doris Jakubec écrit que «la poésie lyrique d’Anne Perrier est tendue vers l’universel et la plénitude, sans pour autant négliger ni les extrêmes ni les contradictions ni l’ancrage terrestre; elle est habitée par le chant croisé de la vie humaine dans sa beauté tragique et la mort comme clé du passage et du vrai départ».

    Anne Hutter (vrai nom de la poétesse, veuve de l’éditeur lausannois Jean Hutter) vit toujours à Lausanne  et fêtera en juin prochain son nonantième anniversaire. En 2003, elle a déjà été lauréate de la Fondation Leenaards, entre autres distinctions. Parmi ses œuvres, on peut citer Le joueur de flûte, Le Livre d’Ophélie, La Voie nomade, ou L’Unique Jardin. Elle a publié au total une dizaine de recueils depuis les années 50. En 1996 parut, à L’Escampette,  un choix de poèmes des années 1952-1994, sous le titre explicite de l’Oeuvre poétique ; enfin   plusieurs de ses textes ont été réédités l’an dernier chez Empreintes, son éditeur vaudois.

     

     

  • Ces jours-là...

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    Celui qui ne s’ennuie jamais sauf quand ça lui arrive faute d’attention / Celle qui ne s’ennuie même pas en regardant le émissions les plus idiotes de la télé ou en passant des heures sur ses patiences / Ceux qui ont toujours subi la vie et se sont donc pas mal fait tartir, etc.

    De la sublimation. - Il y a un moment très émouvant, dans La Tache de Philip Roth, et c’est celui où le narrateur, Nathan Zuckerman, et Coleman Silk, son vieux voisin en rupture de conformité, deviennent amis en dansant ensemble le fox-trot sur une terrasse nocturne, comme ça, spontanément, et sans rien d’équivoque dans ce contact physique de deux mecs à moitié nus, avant d’échanger diverses confidences, notamment sur les femmes. Alors que Coleman a «repris du service» grâce au Viagra, Nathan sublime « grâce » à l’impuissance où l’a laissé son cancer de la prostate. Cette complicité me fait songer à celle des anciens combattants. Au reste, toute forme de sublimation me semble émouvante, et celle de Nathan me touche particulièrement en cela qu’elle va vers l’œuvre à faire…


    Du vertige. - Me viennent certains matins ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux: je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps.


    A La Désirade, ce lundi 6 juin 2005. – J’ai commencé, ces jours, à m’intéresser à la blogosphère, suite à un échange avec Pierre Assouline qui me citait dans sa République des livres. Or, surfant hier soir, j’ai pu constater l’inanité, voire l’ineptie de beaucoup de ces blogs, tristes reflets du vide intellectuel et spirituel de tant de gens. L’un est intitulé Toucher rectal, un autre Le coin des filles, un gay s’épanche dans Les bogosses et une aimable gourde, Au fil de l’eau, recense tous les lieux communs du Développement Personnel. Un certain Juan Asensio enfin, sous le masque du Stalker, déverse sa fureur bilieuse à la Léon Bloy en prétendant disséquer le «cadavre littérature», avec une emphase fumigène assez typique des excités à la Nabe et autres Dantec, et cette incapacité de tant de Français à considérer la pluralité des opinions et les nuances du jugement…


    Celui qui devine les arrière-pensées du centre avant / Celle qui te présente le Federer du badminton bordelais / Ceux qui fréquentent les mauvais lieux pour l’ambiance, etc.


    A La Désirade, ce mardi 7 juin. – Très fatigué ce matin, après une longue veille passée sur mon nouveau blog littéraire. Après deux jours seulement, ces Carnets de JLK sont déjà pas mal élaborés et je vais les étoffer régulièrement avec des textes de ma meilleure veine. Cela peut me servir, en premier lieu, de nouveau lieu d’archivage, et peut-être cela me permettra-t-il de nouer des liens fructueux - qui sait ?


    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même me savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…


    A la Désirade, ce 9 juin. – La lecture, ce matin à 5 heures, des chroniques de Charles Sigel intitulées Le zist et le zest, m’a ramené au cœur de ma propre présence et m’a revigoré et redonné aussi l’envie d’écrire et de peindre. Il y a là, chez le plus remarquable humaniste de la Radio romande, une qualité de perception et d’écriture, de sentiment et d’expression qui me touche beaucoup.


    Du premier geste. – Tes outils seraient là et tu les verrais en ouvrant les yeux, tu les verrais et ce serait comme si c’était eux qui te regardaient, ce matin sans espoir – pensais-tu, ce dernier matin du monde – pensais-tu, ce matin du dernier des derniers qui aurait perdu jusqu’à son ombre, tes outils seraient encore là et leur désir te reviendrait…


    À La Désirade, ce 20 juin. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde bientôt l’appel de ma bonne amie restée en ville.

    L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.


    Du Poids du monde. - Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: « Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis ».

    Et tout ce « travail littéraire » d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon…

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

    Handke.jpgHandke acupuncteur. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de bourre ou de soie floche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne ; et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers.

    Celui qui dit et répète qu’il campe au bord du ciel / Celle qui se rappelle la première fois mais n’en parlera jamais / Ceux qui se rappellent plusieurs premières fois à choix, etc.

    A La Désirade, ce 21 juin. – Ce qui pourrait n’être qu’un jeu (mon blog) est devenu pour moi une nouvelle stimulation, mais attention à l’obsession. Cela seul est néfaste: que l’esprit (et le cœur aussi) soit occupé et bientôt saturé au lieu de rester poreux. Cela est essentiel à mes yeux: rester poreux.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Aquarelle JlK: Dunes de Sète, 2005.

  • Divines surprises...

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    À La Désirade, ce 1er mars 2005. – Je suis impressionné, ce soir, par la lecture du Désir de Dieu de Jacques Chessex, qui me semble l’un de ses livres les plus libres et les plus aboutis du point de vue de la forme, dans le droit fil de L’Imparfait et de ses étonnantes Têtes, écrit littéralement « sous le regard de Dieu », selon l’expression de Pasternak qui recommandait précisément à Akhmatova d’écrire ainsi.

    Ah mais quel bougre d’écrivain et combien je me sens proche de lui en ces pages fluides et un peu délirantes, que j’aurais pu écrire: « Je suis plein de Dieu, croyant le perdre, ne le perdant pas, craignant de ne plus le capter et l’écoutant sans cesse au fond de moi. Parce qu’avec l’exercice de Dieu, le désir de Dieu, la curiosité de Dieu, l’âge venant, je vis avec Dieu une espèce d’état de Dieu qui plus jamais ne s’interrompt».

    Jacques Chessex parle ainsi de la présence de Dieu en nous et de notre dispersion devant Dieu – cela même qui me tarabuste si souvent: ma dispersion devant Dieu. Je ne sais pas trop à quoi cela tient mais cela me parle: il y a là une parole vive et une beauté, du sens, de la vigueur et de la profondeur, un homme enfin dépassé par son verbe.

    De l’attente. – Je n’attends pas de toi le moindre compliment, tes congratulations ne sont pas une réponse,  tes félicitations tu peux te les garder autant que tes révérences si tu ne t’engages pas à parler à ton tour, car c’est cela que j’attends de toi, mon ami (e), ce n’est pas que nous nous félicitions de nous féliciter, ce n’est pas que tu me trouves ceci ou que je t’estime cela – ce qui seul compte est que tes questions répondent à La Question à laquelle j’ai tenté de répondre, et que tu vives de la lettre que je t’envoie comme je vivrai de la tienne, non pas en échos d’échos mais à se dévoiler l’un l’autre tout en se lâchant sans lâcher du regard La Chose qui seule compte…

     

    À La Désirade, ce 2 mars.Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

    Vernet6.JPGCarnets de Thierry Vernet. -  « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

    Vernet15.JPGThierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    VERNET03.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer» !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

    Soljenitsyne8.JPGÀ La Désirade,  ce 8 mars. – Commencé ce soir de lire Esquisses d’exil de Soljenitsyne, qui me touche, m’agace, me passionne finalement par ce qu’il représente tout de même pour l’essentiel, malgré ses positions souvent si rigides, son intolérance, voire son injustice. Mais c’est l’évidence: nul n’est à cette hauteur, et surtout pas le pauvre Alexandre Zinoviev dont le dernier entretien que j’en ai lu, dans Lire, est à désespérer ceux qui l’ont connu et admiré.

    Médium des tribus nouvelles. - Il y a, dans Impuretés de Philippe Djian, une révolte que je ressens moi aussi par rapport à tout ce qui défait la communauté des personnes, de la famille et de la société. Après Impuretés, je lis Frictions qui me touche également par sa densité émotionnelle et sa sourde aspiration à une sorte de communauté tribale, qu’on retrouve chez Pascale Kramer. Une fois de plus il y est question d’une relation familiale pourrie, avec ce jeune garçon témoin de la haine de ses parents puis se retrouvant, adulte, entre sa jeune femme top model et sa mère jouant celle qu’on abandonne. Le style de l’écrivain pèche parfois (alors qu’il le croit son point fort, non sans candeur) mais il y a là une quantité d’observations dans la masse qui me semblent d’aujourd’hui, et leur ressaisie traduit une vision juste du délabrement de ce pauvre monde.

    Lady L. – Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

    Celui qui ne s’étonne plus de l’ingéniosité mise par ses semblables à s’empoisonner l’existence / Celle qui est bonne comme le scout mais pas poire / Ceux que le mot de convivialité fait gerber mais qui aiment bien se trouver bien avec ceux qu’ils aiment bien, etc.

     

    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

    De l’esprit d’enfance. - Plus je vais et plus je constate que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité totale à l’esprit d’enfance. Toute autre posture intérieure, qui relativiserait les exigences de celui-là, me disconvient et plus: me contrarie. Jamais je ne serai adulte et responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus qu’eux, de toute vraie responsabilité.

    Chessex2009.jpgÀ La Désirade, ce 29 mars. - Une surprise, et de taille, m’attendait ce soir sous la forme d’une belle et flatteuse lettre de Maître Jacques, dont je retape ici l’exquis entier: « Cher Jean-Louis, Ton mot m’a fait plaisir. Retrouver ton écriture verte m’a fait plaisir. Et Francis Bacon on the Piccadilly Line… Plus je regarde la peinture, plus je perçois que Bacon est le peintre de tout le miserere d’un affreux siècle. Et de tous les siècles, si ses tableaux naissent et crient au creuset du malheur humain. Sacrifice et déjà rachat par la preuve même du cri ? Je crois que tu n’es pas loin de sentir de façon très proche cet affreux miracle. Mais je ne vais pas répéter mon livre!

             Justement, ton article sur ce livre, et sur les poèmes liés à ce livre, m’a fortement (et agréablement) étonné: tu ne m’avais pas habitué à tel accueil depuis longtemps ! Mais j’ai l’âme simple en ces choses. Ton article est beau, de forme, d’écriture, de ton, et la filiation Cingria, si naturelle à nos deux natures, l’authentifie dès le début avec une clarté fraîche, comme sacrée, qui me touche infiniment. J’ai donc reçu ta chronique comme un cadeau à mon livre de vie, à mes poèmes de vie, et j’en ai été affermi dans le sentiment très serein de mes exercices.

             J’ai été bien amusé aussi de la stupeur (le mot est faible ici !) que ton article a provoqué dans le petit marécage dont nous nous tenons, toi à la Désirade et moi forain, décidément éloignés. Dès sa parution, les coups de téléphone et messages écrits n’ont cessé de pleuvoir sur mon toit, de maints crapauds et vers de vase inquiets d’une réconciliation. C’est qu’ils ignorent qui écrit, lit, regarde de part en part, sur les pentes abruptes de Chamby et dans les collines de Ropraz. Plus près l’un et l’autre des éperviers, milans, terriers d’aube, que des coassements et des reptations. Jean-Louis, je te salue. Jacques ».

    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

    A La Désirade, ce jeudi 31 mars. – Les oiseaux sont en plein concert déjà lorsque j’ouvre, se matin, la fenêtre sur le ciel bleu dans le noir, à six heures et quelques, ah mais quelle joie!

    Et cette pensée aussi, profonde, qui me vient à la lecture de la Recherche du temps perdu, comme tous les jours quelques paragraphes depuis tant de mois, où Marcel retrouve subitement sa grand-mère vivante, avec ce sentiment que je connais si bien maintenant que la mort est annulée par la remémoration.

     

    Fait ce matin ce petit mot au Maître de Ropraz auquel je me promettais, il y a quelques années, de ne plus jamais serrer la patte ni d'adresser la parole après sa trahison et ses injures: « Cher Jacques, ton étonnement m’étonne, et je trouve un peu d’injustice dans le reproche que tu me fais de ne t’avoir plus fait bon accueil depuis longtemps». Est-ce en effet si longtemps que j’ai salué tes Têtes, autre livre admirable (et j’ose certes admirer ce qui porte tant à l’être) dont j’ai dit bien haut et clair, il me semble, à quel point il signalait la pointe d’un génie poétique ? C’est la visée de cette pointe qui me retient essentiellement à ce qu’on appelle la littérature, et qui est tellement plus que ce mot, tant qu’à la sourde fraternité de ceux qui n’ont pas renoncé à l’atteindre, dont tu es de toute évidence, et jusqu’aux plus impossibles, dont tu es également et bien plus que moi – ce qui est dire. Mais du reste nous nous fichons également au fond, et c’est pourquoi je me sens aussi libre de t’écrire que de ne pas t’écrire, selon nos humeurs.

    Ce matin le concert des oiseaux avait déjà commencé lorsque j’ai ouvert mes fenêtres sur le ciel noir tournant au bleu. Cette fraîcheur du chant premier est de notre commun plaisir de Dieu qui dissipe toute mesquinerie et toute basse malice. Les coassements que j’entends d’ici ne sont que de batraciens qui baisent dans la mare d’en dessous. Ce sont de charmantes jeunesses dont j’aime le voisinage, comme de nos trois ânes et des oiseaux qui n’écoutent pas la radio. L’Old Sam nous souffle alors la sentence appropriée à l’heure: Encore une journée divine ! Bien à toi, Jean-Louis».

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

    Peinture: Thierry vernet, Crépuscule sur Onsernone, huile sur toile.

  • Par delà les eaux sombres

    Panopticon142.jpg

    A La Désirade, ce 7 février 2005. – Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma mort de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance secrète, éparse et d’autant plus véridique.

    Calaferte3.jpgDits d’un franc-tireur. – Relevé ceci ce matin dans les Carnets de Calaferte: «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». Et ça dans la foulée : « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». Et cela que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes prétendus amis: «l’indifférence froide»…

    Soir. – C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué, pas même la Bibliothèque de la Chaux-de-Fonds qui avait hérité de son fonds d’archives. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, m’a en outre appris qu’ils étaient trois à l’enterrement: le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien piteux, mais en somme à l’image de cette époque.

    Piroué.jpgEn mémoire de Georges Piroué. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, la merveille que c’est de lire. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ».

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane - tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Du chemin. - On repart chaque matin de ce lieu d’avant le lieu et de ce temps d’avant le temps, au pied de ce mur qu’on ne voit pas, avec au cœur tout l’accablement et tout le courage d’accueillir le jour qui vient et de l’aider, comme un aveugle, à traverser les heures…

     Céline5.jpgMaudit Céline, vive Céline. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie.

    Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefs-d'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Féerie pour une autre fois ou Guignol's Band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne devant ses juges), s'ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le «délire» de l'intempestif, comme s'y est employée sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne, l’hygiénisme d’un Docteur Propper  ou une plus triviale trouille de couard.

    Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va. Si l’homme est indigne au sens de l’éthique courante, et d’autant plus qu’il n’a cessé de se dire innocent et de rejeter la faute sur les autres, l’écrivain me passionne plus qu’aucun autre par l’incomparable humanité de son écriture, abjection comprise.

    Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour de ma bonne amie.

    Highsmith110001.JPGDe l’humiliation- D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? D’où vient le crime ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith. Or, lorsque je lui ai demandé ce qui, selon elle, faisait le criminel, elle m’a répondu sans hésiter que c’était l’humiliation. Mais n’est-ce pas faire peu de cas de ce qu’il y a de mauvais en l’homme, lui ai-je objecté ? Alors elle de me regarder comme un adversaire possible et de se taire. Et moi de me taire, aussi, sans oser lui demander si la perversité de Tom Ripley ne lui a pas procuré, à elle également, cette espèce de plaisir trouble que le personnage met à se venger ?

    De l’aura. – Certains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau – ce que Georges Haldas appelait la « société des êtres ».

    De la ligne verte. - A certains moments il n’y a plus que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs, etc...

    Hermann0001.JPGDes lieux et des gens.   – Je suis saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans une mélancolie, une tristesse et une poésie que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté chez les auteurs de sa génération. Cette lecture me rappelle maintes situations que j’ai vécues, et j’y vois l’amorce d’innombrables évocations possibles de lieux ou de gens que je pourrais moduler dans une nouvelle suite d’histoires prolongeant celles du Maître des couleurs.

    Je pense à tant de lieux et tant de gens. Je pense aux éphèbes que nous étions au square du Roule, au début des années 70, au milieu des fantômes de Juifs planqués par la mère de Catherine la danseuse du Ballet du XXe siècle. Je pense à Dale Bradley rencontré dans un ciné louche de San Francisco et qui m’a raconté le Vietnam de son père infirme dans la chambre du Sheraton où je l’ai accueilli en douce avec son sac de couchage. Je pense au journal de la communauté anarchiste que j’ai retrouvé dans ma trappe des Escaliers du Marché squattée par deux de ses membres. Je pense à mon premier voyage en Pologne dont les images me restent en noir et blanc – chair très pâle et barbelés, tendresse et folie nocturne.  Je pense à l’humanité ravagée des aires d’autoroutes et des gares routières des States. Je pense à ma rencontre de Patricia Highsmith à laquelle j’ai apporté des dessins de nos filles et un jeu de tarots. Je pense à ma sœur  au jardin et à son fils chaman. Je pense à un cousin dentiste pacsé avec son mécanicien au désespoir de son père. Je pense à ce type qui faisait les poches des Jeunes paroissiens au championnat des nageurs chrétiens. Je pense à mon incapacité de vivre en groupe. Je pense aux lettres que j’ai envie d’écrire. Je pense à la tristesse de ce camarade souffrant de la  grande déprime des militants. Je pense à Diana qui couchait avec un peu tout le monde et que j’ai retrouvée au Brico-loisirs d’Aigle où elle m’a parlé de sa recherche de l’Autre Voie, etc.

    De l’allegria. - Il me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de  l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

    À La Désirade, ce 23 février. - Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense à mon père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette «voix». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas «moi»? N’est-ce pas simplement ma conscience qui me parle? Et qu’est-ce que cette conscience ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

    Le prof à sa fenêtre qui se demande s’il ne devrait pas manifester avec les jeunes gens massés dans la rue, etc. Politiquement correcte est la bonne conscience.

    Celui qui chemine sans laisser de trace sur le sable / Celle qui traite son frère Rodolphe de fasciste sentimental / Ceux qui conservent un portrait de Lénine dans le chalet d’aisance de leur masure du Périgord noir, etc.

    Thibon.jpgDes viatiques. – Je n’ai pas souvenir  d’avoir jamais rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et  L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures - Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon retrouvé ces jours dans L’Illusion féconde: c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lecture du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Image: Philip Seelen

  • De Rimbaud à Cézanne

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    De la peau. - Il est clair que l’amour est une affaire de peau, mais c’est ne rien comprendre que d’en déduire qu’il est alors épidermique ou superficiel. Ce qu’il faut reconnaître au contraire, c’est la profondeur que révèle la peau.

    Bruxelles, ce 4 mars 2004. — Ce matin à l’expo Rimbaud. Très intéressante. Emouvant de voir qu’après le coup de pistolet dont il a été la cible, Arthur retire sa plainte contre Verlaine, qui sera poursuivi d’office. Très malheureuse histoire, qu’on sent pleine d’amour et d’excès, d’alcool et de folies, de passion et de désespoir. Ensuite au Musée d’Ixcelles, où nous avons découvert, avec émerveillement, les dessins de Munch. Rarement le sentiment que chaque trait vit et vibre à ce point-là. Bref, tout ça fera de la bonne matière pour trois reportages, mais j’ai hâte de retrouver ma bonne amie et notre nid d’aigle…

     

    En ville, ce 7 mars. -  Invité ce midi à la Télévision romande, Lionel Baier dit cette chose intéressante, relative aux jeunes gens d’aujourd’hui: qu’ils sont beaucoup plus vite et largement informés que naguère, et que l’expérience chez eux précède en somme la réflexion, sans exclure celle-ci. C’est ainsi que le protagoniste de Garçon stupide, beau grand con employé dans une fabrique de chocolat, lisse comme les gadgets qu’il convoite, drague sur les aires d’autoroute et, pour se faire du blé, va jusqu’à se prostituer avec une sorte de candeur cynique avant de découvrir, sous le regard de son amie, qui succombe elle-même au désespoir, le vide de la vie qu’il mène – cela constaté sans trace de moralisme, sur un ton nouveau, unique dans ce pays.

    De la solitude. -  Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux…

    À La Désirade, ce 22 mars. —  Il a reneigé sur les fleurs. La saison nous pèse. Mais je souris, ce matin, en lisant De l’onanisme du fameux Dr Tissot. Dans sa préface de cuistre, Christophe Calame parle de la  « grande modération » du toubib, alors que celui-ci attaque aussitôt le « crime abominable »  de la masturbation. Calame argue du fait que Tissot se réclame, plus que du puritanisme chrétien, de la mesure des Romains, contre la fureur de l’obsédé sexuel, mais ça n’y change rien: le discours du toubib est lui aussi furieux, qui décrit les maux abominables découlant de toute perte de semence, non seulement par masturbation mais au fil des pollutions nocturnes et finalement de tout rapport sexuel. Au nombre des  « châtiments » qui menacent le criminel, plus que l’opprobre divin, Tissot dénombre avec délices la consomption dorsale et l’affaiblissement général, la gangrène du pied et la perte de la vue, le rejet de matières calcaires et autres misères non moindres. Et c’est ça que notre calamiteux préfacier taxe de modération…

    Cavalier15.jpgDes femmes au travail. - J’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Chaque portrait dure une douzaine de minutes, quasiment en plan-fixe mais cadré et «décoré» avec un soin extrême.

    Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien : elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale ; elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle apprête elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage à la Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son métier depuis la guerre.

    Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant, et d’autant plus qu’Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.

    J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc.

    Alain Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis, soulignés d’un ton subtilement précieux. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter. Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.

    De la confiance. - Tu peux compter sur moi, te dit-il, vous pouvez compter sur elle aussi, nous disent-ils, et les enfants peuvent compter sur eux, dit-on pour faire bon poids, sur quoi la vie continue, je n’ai pas à vérifier tes dires, elle le croit sur parole, ils n’étaient pas sûrs de pouvoir vraiment tenir leurs promesses mais on savait qu’elle serait là pour l’épauler et qu’il tenait trop à eux pour les trahir - il avait eu un rêve, ils n’en pouvaient plus de trop de mensonges et de défiance, je compte sur vous, leur dit-il, et ça les engage, on dirait...

     

    Celui qui n’est jamais arrivé à l’heure de toute sa carrière d’astrophysicien en pull-over grosses mailles / Celle qui n’a épousé que des irréguliers / Ceux qui sont arrivés à Buchenwald en costumes-cravates, etc.

     

    Ramuz1 (kuffer v1).jpgÀ La Désirade ce 29 mars. — L’aube est toute pure ce matin, et je me sens aussi le coeur léger et l’âme sereine, tout prêt aux bonnes rencontres de cette semaine. En lisant L’exemple de Cézanne, je me dis que ce pèlerinage aux sources du peintre est pour Ramuz un repérage de sa propre situation, de sa solitude et d’une même ambition inaperçue, nimbée de silence. Il y a ceux, d’un côté, qui ont leurs stèles et leurs bustes, et puis il y a Cézanne qui se fond dans le pays de Cézanne, Cézanne qui s’est agrandi par son oeuvre aux dimensions d’un pays, Cézanne que Ramuz retrouve partout dans ce pays qui est lui-même comme un agrandissement de son pays à lui.

     

     

    (Ces notes sont extraite de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

  • Prière d'insérer

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    Chemins de Traverse ; lectures du monde 2000-2005

    Vivre, lire et écrire : cela peut être tout un. Ce triple mouvement fonde en tout cas le projet, la démarche et la forme kaléidoscopique de ces Lectures du monde, dont voici le quatrième volume publié après L’Ambassade du papillon, Les passions partagées et Riches Heures.

    Sous la forme d’une vaste chronique étoilée touchant aux divers genres du carnet de bord et du reportage littéraire, de l’aphorisme et du trait satirique, du récit de voyage et du journal d’écrivain au travail, ce livre tient d’un roman « dicté par la vie », reflet vivant de la réalité telle que nous la percevons par les temps qui courent, profuse et chatoyante, contradictoire, voire chaotique.

    Sous le regard de l’écrivain en quête de plus de clarté et de cohérence, cette réalité participe tantôt du poids du monde et tantôt du chant du monde. La fin de vie d’un enfant malade, l’agonie muette d’une mère, les nouvelles quotidiennes d’un monde en proie à la violence et à l’injustice constituent la face sombre du tableau, qui devient vitrail en gloire sous la lumière de la création, à tous les sens du terme. 

    D’un séjour en Egypte à d’innombrables escales parisiennes à la rencontre des écrivains de partout (tels Albert Cossery, Ahmadou Kourouma, Jean d’Ormesson, Carlos Fuentes, Amos Oz, Nancy Huston et tant d’autres), de Salamanque à Amsterdam, d’Algarve à Toronto, le lecteur suit un parcours zigzaguant qui ramène à tout coup au lieu privilégié de La Désirade, sur les hauts du lac Léman, au bord du ciel et dans l’intimité lumineuse de la « bonne amie ».   

    Grandes lectures (Balzac, Dostoïevski, Proust, Céline), passions partagées de la peinture et du cinéma, pensées de l’aube au fil des saisons, effusion devant la nature, fusées poétiques, aperçus de la vie littéraire et de ses tumultes (Jacques Chessex entre insultes et retours amicaux), tribulations de l’amitié (la belle présence endiablée de Marius Daniel Popescu), clairières de la tendresse (la bonne présence des  filles de l’auteur), coups de gueule contre l’avachissement hédoniste ou la perte du sens dans un monde voué au culte de l’argent : il ya de tout ça, à fines touches douces ou dures, dans Chemins de traverse.        

    À paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel. Vernissage le 27 avril au Salon du Livre de Genève, de 17h. à 18h.

    Et, à Lausanne, le 2 mai au Café du Sycomore.

    Image: Tapuscrit de l'ouvrage achevé cette nuit, 333p.

  • Cet ami-là...

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    À La Bruschetta, ce 31 juillet 2003. -  Reçu ce matin une lettre de ce cher Antonin qui, demandant à Bernard Campiche quelle sorte de vie je mène, s’est entendu répondre que je m’étais bien amélioré depuis que je fréquentais moins « mon Roumain», ayant visiblement renoncé à l’ «éduquer ». Pauvre Bernard cafteur. Quant à Tonio, je lui ai fait cette réponse sur un coin de table de la Bruschetta: « Caro Tonio, nous avons la chance d’avoir des maisons, d’avoir eu des pères et d’avoir de bonnes femmes, d’avoir de beaux enfants et de bons animaux de compagnie, et des jardins et plein de livres aussi. Moi si je m’écoutais je ne ferais plus que de la peinture, mais les mots veulent qu’on s’occupe d’eux, les mots et les poules. Parce que j’ai maintenant des poules. Une vache a vêlé cette nuit dans le champ d’en dessous, pendant le gros orage qui a terrifié notre scottish Fellow, dit Filou. Toute la nuit en outre mon ami que vous appelez « mon Roumain » m’a envoyé des SMS de Zinal où pour la première fois il a découvert l’Altitude, les chanterelles, les chamois et les choucas. A ce propos cela m’amuse qu’on puisse penser que j’aie à « éduquer » mon Roumain. Certaines fins de nuit, quand il m’échappait définitivement, « mon » Roumain claquait un mois de salaire dans un cabaret tenu par la mafia russe, où il a une brochette d’amies roumaines plus caressantes les unes que les autres mais auxquelles moi, mesquin, j’ai toujours refusé de payer des Champ’s à 800 francs la fiole. J’appelle parfois Marius Daniel mon Brésil, parce qu’il est en effet ingouvernable, mais question de l’éduquer je ne dirai pas ça vu qu’il connaît mieux que moi la poésie et la sylviculture et l’art de parler aux petites filles et la pêche à mains nues. Mon Roumain est certainement « exalté », selon ton expression d'homme de lettres posé, du moins après deux ou trois barriques de rouge, mais avant c’est un être doux qui peut en remontrer à beaucoup en beaucoup de matières et par exemple je le trouve infiniment plus subtil dans certains jugements sur la vie ou les livres qu’un cerveau hypertrophié du genre d’Alexandre Zinoviev le génial logicien et plus « classe », humainement parlant, qu’un Dimitri ou qu’un Haldas. En tout cas je ne regrette aucune de nos folies, ni qu’on nous ait interdit à peu près tous les bistrots de l’Ouest lausannois ni moins encore de m’être brouillé avec l’ancienne équipe de souris blanches du Passe-Muraille qui ne supportaient pas nos foucades, ni non plus d’avoir failli basculer plusieurs fois dans les précipices ou le coma éthylique, ni nos cassées de gueules réciproques, nos semaines de rage et tutti quanti. J’ai mis le hola à tout ça parce que mon ange gardien n’en pouvait plus, que ma bonne amie était à bout, que mes filles pleuraient et que l’infarctus s’annonçait grave à de multiples signes. Mais me suis-je amélioré pour autant ? Si oui c’est surtout ma phrase qui va mieux et mes aquarelles, et ça c’est aussi grâce à « mon » Roumain - grâce en somme à la vie qui est une grâce. » 

    Celui dont la cervelle a la consistance d’un caramel / Celle qui demande à son papa pourquoi les éléphants ne sont pas noirs comme les autres Africains / Ceux qui ont conclu de son silence qu’ils ne parlent pas la même langue qu’Allah, etc.

     

    Bron2.jpgÀ La Désirade, ce samedi 2 août. - Rentré à quatre pattes, vers deux heures du matin, après une soirée bien amicale et bien arrosée chez nos voisins. C’est donc un peu vaseux  que je me suis rendu à Aubonne pour y assister à la projection du Génie helvétique, le nouveau film du jeune Jean-Stéphane Bron, que j’ai beaucoup apprécié. C’est, de fait, un remarquable aperçu du fonctionnement de la démocratie suisse, où cinq parlementaires de tendances différentes sont suivis de très près durant la discussion, en commission, d’une loi sur le génie génétique. Ce qui me frappe chez Bron, comme chez les gens de son âge, est son absence totale de préjugés idéologiques et, cependant, l’acuité de son regard sur le monde social et politique.

    Des vertueux. – Plus ils sont vertueux et plus je les trouve impolis et finalement assez méchants, sous leurs airs de vouloir notre bien, assez indifférents à ce que nous sommes en réalité, et finalement tout froids, le cœur congelé, desséché sûrement à traquer et débusquer ce vice qui les obsède jusqu’à les faire jouir de leur vertu préservée, les malheureux…

     

    À La Désirade, ce 3 août. - Rencontré ce soir le jeune cinéaste Jean-Stéphane Bron, dont j’apprécie beaucoup la clairvoyance et la santé du regard qu’il pose sur la société actuelle. Parlons de sa trajectoire personnelle, assez originale puisqu’elle s’est amorcée dans l’école d’Ermano Olmi, l’auteur de L’Arbre aux sabots, auprès duquel il a appris à regarder des films et à en discuter.  Ce qui me frappe chez lui, comme chez pas mal de gens de sa génération, c’est l’absence de préjugés idéologiques, qui ne signifie pas pour autant absence d’idées. Nos fils sont moins sectaires que les soixante-huitards à ce qu’il me semble, et c’est tant mieux. Par ailleurs, le fait qu’il ait choisi de montrer de préférence le monde qui nous entoure, sans jugement a priori, m’intéresse beaucoup.

     

    Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

     

    À La Désirade, ce 8 août. - Chaleur de four tous ces temps, et cela va s’accentuant, parfois avec des conséquences tragiques: ainsi, le tiers du Portugal a-t-il brûlé. Quant à moi je fais une station quotidienne au lac, dans les rochers de Rivaz, où j’ai assisté aujourd’hui à une scène troublante. Lorsque je suis arrivé au bord de la voie ferrée, qu’il faut traverser pour atteindre les rochers, j’ai remarqué la présence d’un drôle de type, l’air d’un débile en costume de cycliste et titubant, agitant les bras, qui suivait les voies, se tenait entre les rails, puis allait d’un côté et de l’autre. Après avoir déposé mes affaires au bord du lac, j’ai continué de l’observer de loin et, comme un autre baigneur rhabillé passait par là, je lui ai dit mon inquiétude et lui ai suggéré de demander à l’olibrius s’il avait un problème. Le baigneur s’est alors approché du cycliste, l’a regardé un moment puis est revenu vers moi en me disant que, de toute façon, s’il voulait se jeter sous le train nul ne pouvait rien y faire, et que lui n’en avait en tout cas rien à foutre. J’ai trouvé cela si révoltant que je me suis rhabillé et suis remonté sur les voies pour aller demander au cycliste si je pouvais lui venir en aide, lui faisant remarquer que son manège pouvait être dangereux. Me regardant par-dessous, l’air d’un garçon pris en faute, il m’a alors dit que tout allait bien et qu’il me remerciait, d’un ton vraiment reconnaissant, après quoi j’ai regagné les rochers tout en le surveillant de loin, jusqu’à ce qu’il dégage.

    Lucia23.jpgDe l’âge. - Ma bonne amie me dit  sa panique  à l’idée de se trouver plus près de soixante ans que de cinquante, alors que sa mère évoque de plus en plus sa propre fin. Du coup je la rassure en lui faisant valoir que nous sommes encore des jeunes gens et avons des tas de choses à faire, avec plus de compétences qu’à vingt ou trente ans. Nous sommes en effet, tous deux, en bonne possession de nos moyens, sans discontinuer d’apprendre - et cela seul nous maintiendra jeunes: tous les jours apprendre. Dans la foulée, nous avons fait ensemble une grande balade en forêt. 

     

    En ville, ce 12 août. - En passant à la maison, touché de trouver, sur la table de la cuisine, une lettre à en-tête de l’Armée suisse adressée à Sophie et commençant par ces mots: « Coucou mon flocon ». J’aime bien que ma grande petite fille se fasse donner ainsi du flocon.          

     Celui qui n’a jamais eu de soucis vestimentaires vu qu’il vit nu dans la cage d’un mouroir psychiatrique / Celle qui a pris le voile pour échapper aux Tentations du monde / Ceux qui se retrouvent nus devant Dieu qui les prend comme ils sont, etc.

     À La Désirade, ce  15 août. - Il y a une année jour pour jour que je recevais, à Montagnola, un téléphone de ma bonne amie qui m’apprenait la nouvelle de l’attaque cérébrale de maman, qui la laissa sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard. Un an qu’elle nous a quittés, et vingt ans notre père; mais l’un et l’autre aussi présents, pour moi, que lorsqu’ils étaient vivants, et parfois plus encore.  

     Il faut éviter d’être cynique, autant que d’être niais.

     

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; Lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel)

    Image ci-dessus: Marius Daniel Popescu en 2001, dont La Symphonie du loup a paru en 2007 chez José Corti, suivie récemment par Les couleurs de l'hirondelle, à la même enseigne.

  • Ceux qui fantasment

     

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    Celui qui se verrait bien invité par Carla Bruni à lui chanter une romance de sa composition style Domenico Modugno de la grande époque  / Celle qui aimerait qu’un homme reconnaisse ses prémonitions en matière d’éruptions volcaniques  / Ceux qui partagent le culte secret d’Arielle Dombasle gainée de latex violet / Celui que la forme physique d’Obama incite à reprendre ses exercices de musculation / Celle qui a vécu douze ans dans une forêt suisse en attendant un Robin des Bois consentant / Ceux qui commandent du viagra en espérant refaire chambre commune avec leur épouse / Celui qui traite ses collègues inspecteurs de sinistres avec le même paternalisme ironique que Leo Kress dans la série policière bavaroise Le Renard / Celle qui dissimule ses yeux globuleux derrière une paire de lunettes noires à la Garbo / Ceux qui font des randonnées entre hommes à la Roche de Solutré pour évoquer leurs bons souvenirs de Tonton dont chacun prétend qu’il l’a plus ou moins rencontré une fois ou l’autre  / Celui qui se fait appeler Sailor par la serveuse du bar Le Derby qu’il appelle familièrement «ma Lula» en dépit de sa cinquantaine de fausse blonde luttant contre le surpoids / Celle qui rêve de connaître un métis au sens biblique / Ceux qui estiment que les habitants des cantons de l’Est ont une prédisposition pour la perversité criminelle à la Dutroux / Celui qui déplore l’extinction de l’espèce des jeunes filles à nattes érotiques / Celle dont l’idéal masculin reste le Sacha Distal des années chabada  / Ceux qui cherchent à monter dans la même télécabine que Johnny au départ du Zauberberg de Gstaad / Celui qui pose à l’écolo concerné en espérant emballer la présidente ad interim du Groupe de protection des mulots de Touraine / Celle qui se fait photographier en petite tenue avec son fiancé gendarme en grand tenue / Ceux qui se qualifient de Jouets Sexuels sur le réseau Meetic, etc.

     

    Image: Philip Seelen.  

  • Cet automne-là...

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    Affects du paon. - Flannery O’Connor avait 27 paons, dont elle observait le choix des postures et des positions dans la poussière, sur un arbre ou sur un tas de fumier. « Un paon n’est accessible qu’à deux types d’émotion », écrit-elle à une correspondante qui s’apitoie à propos du handicap de l’un d’eux. Et de préciser: « Où trouver quelque chose à se mettre sous la dent et comment éviter ce qui pourrait le tuer tout en tuant lui-même ce dont il a besoin ».         

     À La Désirade, ce 25 septembre 2003.Il me semble trouver, chez DonDelillo, le dosage de réflexion et de sensation, d’observation et de conjecture, d’intelligence et de sensibilité que j’ai vainement cherché dans la littérature française contemporaine. Il y a chez lui un dynamisme et une générosité, enfin une poésie urbaine qui me semble  peu répandus par les temps qui courent.

    Don DeLillo et les lycéens. - «Je voulais raconter l'histoire d'un homme qui traverse Manhattan en une journée », lance l'écrivain. « Le type en question serait richissime et très cultivé. Il habiterait au sommet du plus haut building du monde, dans un appartement de 48 pièces qui lui aurait coûté plus de 100 millions de dollars, avec bassin à requins et nursery pour barzoïs. Il souffrirait d'une asymétrie de la prostate mais disposerait, dans son avion personnel, de la bombe atomique. Il apparaîtrait comme le maître de l'univers et vivrait pourtant, ce jour-là, l'effondrement d'une utopie. »

    Devant plusieurs centaines de lycéens lyonnais, en l'institution très catholique des Chartreux, Don DeLillo présente ainsi son percutant Cosmopolis, dernier paru d'une dizaine de romans visionnaires sur notre époque. La soixantaine plus qu'entamée mais fringante, d'une discrète ironie qui renvoie à la fois à son parcours de franc-tireur peu soucieux de tapage publicitaire et à son inflexible lucidité, l’écrivain éclaire quelques aspects de Cosmopolis après en avoir lu en anglais  les premières pages superbes de musicalité et lancinantes en leur rythme - toutes choses que la version française ne rend évidemment qu'en partie.

     « Quelque chose de curieux s'est passé dans les années 1990 aux Etats-Unis », poursuit-il. « On y a vu les entreprises devenir des puissances, et les plus grands managers rivaliser avec les chefs d'Etat et les stars des médias. L'obsession de l'argent a gagné les particuliers, scotchés devant les nouvelles de la Bourse défilant sur leurs computers. Tous se sont mis à vivre dans une sorte de futur immédiat, rythmé par le flux financier. Jusqu'alors, on disait que « le temps est de l'argent » alors que l'argent a commencé de fabriquer un temps accéléré. Mais voici que soudain, au printemps 2000, cette euphorie a été stoppée net par le chaos financier. Le 11 septembre a fait le reste ... »

     Si l'action de Cosmopolis se déroule un an avant la tragédie, l'ombre de celle-ci plane déjà comme une menace diffuse sur le roman dont le protagoniste dispose lui-même d'un service de sécurité digne d'un chef d'Etat alors qu'il assiste, dans sa limousine de 12 mètres tapissée de liège et connectée par écrans au monde entier, à l'assassinat en direct du directeur du FMI, en Corée du Nord, et à une émeute altermondialiste en plein Manhattan. Une fois de plus, la fiction du romancier se sera trouvée rattrapée par la réalité.

    « Jusqu'au 11 septembre, précise alors l’écrivain, les Américains se croyaient inatteignables et maîtres du futur, et voilà qu'un petit groupe de terroristes a suffi à ruiner cet optimisme «cosmique». A l'époque de la guerre froide, nous étions conscients que de terribles destructions pouvaient toucher l'Amérique, mais à présent, à commencer par les habitants de Manhattan, chaque individu se sent menacé sans savoir où le prochain coup va porter. »

    A la question d'un lycéen l'interrogeant sur l'avenir du roman réduit, selon l'expression de Mallarmé, à un « universel reportage », Don DeLillo répond en insistant sur l'importance de la langue, base irremplaçable de la poétique romanesque, et de l'intuition non planifiable visant à la ressaisie de la complexité humaine…

     

    Celui qui annonce le tsunami éditorial de son prochain roman à clefs / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de la Bête / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel, etc.

     

    De la pacification. - Absolument nécessaire que je pacifie tous mes rapports avec autrui, à commencer par mes camarades de travail et mon terrible ami. Désamorcer tout conflit inutile lié à quelque forme de pouvoir ou de supériorité que ce soit. Ne jamais faire sentir aucun dédain. Combattre en moi toute forme de mépris

    De Dieu et du sexe.Je n’aime pas parler de Dieu ou du sexe avec autrui, et pourtant ce sont les deux questions qui m’obsèdent entre toutes. « Je n’aime pas ne pas croire. Je ne suis pas à l’aise avec l’athéisme », ai-je lu  à l’instant dans Mao II de Don DeLillo. Et ça me parle immédiatement. Ma conviction de toujours: que Dieu est partout, et que c’est une chaleur. Don DeLillo suggère l’idée, par le truchement d’un de ses personnages, que sans la foi des croyants la planète refroidirait. J’aime cette image, sans même me prononcer sur ladite foi. Quant au sexe je le distingue de plus en plus de l’amour. Il devient langage pur ou plus exactement: sensation pure. Ainsi de la femme de la nouvelle de Kureishi qui se fait conduire incognito dans une maison, y baise la nuit durant et rentre chez elle sans avoir prononcé un mot. Du genre partouze mystique. Rien à voir avec la rencontre de personnes. Rien que des corps en fusion. Pure effusion des peaux. La sensualité adonnée à elle-même plus que ce qu’on appelle la sexualité.

     

    De la survie. – J’ai mal au monde, se dit le dormeur éveillé, sans savoir à qui il le dit, mais la pensée se répand et suscite des échos, des mains se trouvent dans la nuit, les médias parlent de trêve et déjà s’inquiètent de savoir qui a battu qui dans l’odieux combat, les morts ne sont pas encore arrachés aux gravats, les morts ne sont pas encore pleurés et rendus à la terre que les analystes analysent qui a gagné dans l’odieux combat, et le froid s’ajoute au froid, mais le dormeur éveillé dit à la nuit que les morts survivent…

     

    À La Désirade, ce 2 octobre. -  Levé à 5 heures du matin. Solitude et presque folie de cette situation, mais elle me convient de mieux en mieux. Etre écrivain n’est pas autre chose que cette obsession et cette présence constante. Aussi ce plaisir de retrouver ses outils et de poursuivre une phrase. De construire des phrases. De se construire phrase à phrase.

     

    Kramer.jpgPorosité de Pascale Kramer. - Il est certains livres qui vous laissent, en mémoire, une marque unique, et tel est ce Retour d'Uruguay de Pascale Kramer, qui a cela de particulier qu'il nous touche et nous  trouble sans qu'il ne s'y passe grand-chose, ni que ses personnages soient particulièrement remarquables.

     On y resonge un peu comme à un souvenir acide et tendre d'adolescence, aux postures à la fois péremptoires et ondoyantes de l'enfance, à la naissante sensualité zigzaguant entre les âges, au besoin de reconnaissance qu'un jeune homme peut éprouver de la part d'un homme fait, enfin à ces sentiments-sensations qui fondent les corps individuels dans celui de la famille ou du clan.

     Dans un climat d'intimité presque animale, où s'opposent une sorte d'innocence frisant la perversité et des ombres plus lourdement inquiétantes, Pascale Kramer observe le jeu des relations entre enfants, adolescents et adultes avec une sorte de lucidité sourdement affectueuse.

     

    Celui qui dit présent en s’esquivant / Celle qui s’y met sans crier gare / Ceux que la diversion ne distrait plus, etc.

     Moeri70001.JPGÀ La Désirade, ce 11 octobre. -  Repris ce matin Le sourire de Mickey d’Antonin Moeri, que j’ai entrepris d’annoter sérieusement. La première nouvelle est excellente, qui évoque la préparation d’un avortement réduit, pour un couple typique de nos jours, à une  « bagatelle » ou dite telle alors qu’on sent que la chose travaille  l’homme et la femme. Excellente analyse de l’égoïsme masculin et de la nouvelle hypocrisie, qui fait qu’on ne « parle pas de ces choses » alors même qu’on joue les libérés. Ensuite, la nouvelle intitulée Christian est également remarquable, qui met en scène la vengeance d’une  femme frustrée dans l’entreprise où elle a charge de « remodeler les comportements ». La narration manque encore parfois de clarté, mais la matière est excellente et j’ai comme l’impression qu’Antonin, dans le sillage de Michel Houellebecq, est en train de faire un bon pas en direction d’une littérature plus ouverte que naguère, moins confinée dans la compulsion névrotique.

     Regarder. – C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, au sens de zyeuter, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation : contemplation active et consumation.

     (Ces note sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître chez Olivier Morattel en avril 2012).

  • Ceux qui font le nécessaire

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    Celui qui aiguise le couteau de sa guillotine de collection / Celle qui fait la toilette du défunt dit Le Sanglier / Ceux qui appareillent la machine à jouir selon les normes / Celui qui assure la promotion de son fils sourd et muet qui chante de tout son cœur / Celle qui applique la consigne mais a perdu la clef / Ceux qui ont retrouvé le nécessaire de maquillage de Greta Garbo dans le double fond d’une crédence héritée de leur grand-oncle gigolmince / Celui qui fait de son mieux pour éviter le pire / Celle qui a gagné son paradis perdu en priant Dieu paraît-il mort entretemps en Autriche / Ceux qui ont tout fait pour être élus et qui l’ont été  et maintenant y font quoi ? /  Celui qui fait toujours tout tip-top et vous prie de le remarquer / Celle qui a calculé la dose d’arsenic nécessaire à la résolution de son Problème / Ceux qui ont signé les papiers qui permettront le déplacement rapide de leur mère désormais invalide dans les établissements aux fenêtres sécurisées de la Côte Ouest du canton / Celui qui s’est mis à la cure de betterave pelée / Celle qu’on estime suffisante mais pas vraiment nécessaire /  Ceux qui estiment que nécessité fait foi et même parfois foie gras /  Celui qui a fait son possible qu’on a reconnu nécessaire après la sécheresse et les séquelles dans l’arrière-pays / Celle qui se dessine une collerette à la tronçonneuse / Ceux qui ont nécessité une intervention des services appropriés après dissipation des brouillards /  Celui qui a fait son possible sans que cela fût nécessaire  mais allez l’expliquer à un taxidermiste honnête / Celle qui a fait naturaliser son compagnon de vie avec les yeux de son mâni /Ceux qui se retrouvent aux goûters de ventriloque du quartier de Benfica / Celui qui écoute l’écoutant lui parler des parlants/ Celle qui est mal comprise même par l’écho / Ceux qui ont enregistré les râles des académiciens dans le dortoir B du quai Conti / Celui qui a dragué l’académicienne par les pages roses du Dictionnaire puis a conclu avec Meetic / Celle qui estime que son heure viendra mais ça va prendre du temps avec les horlogers dyslexiques / Ceux qui ont compris que le Temps était une pensée à lui seul, etc.   

  • Ce jour-là...

    Ramallah133.jpgÀ Paris, ce 11 septembre 2001. - A Paris depuis hier soir, où je suis arrivé assez cuité ; et ce matin, en sortant du studio de la rue du Bac, voici que j’égare le livre manuscrit de mes carnets de mars à septembre 2001, plein de lettres personnelles et de belles aquarelles. Puisse celui qui tombera dessus me le renvoyer ou l’apporter aux objets trouvés, mais quelle poisse en attendant!

    Ensuite rencontré Marina Vlady chez elle, entre ses chiens et ses canaris, pour la faire parler de Ma Cerisaie, son nouveau roman. De bien beaux yeux et une femme de caractère, sous sa douceur apparente, qui se donne visiblement à fond à tout ce qu’elle fait. Nous avons parlé longuement de sa Russie, de Tchékhov et de Vladimir Vysstoski, l’entretien m’a semblé réellement amical et je suis parti avec plusieurs de ses autres livres qu’elle m’a offerts.

    (16h.) - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Julie m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où Poivre d’Arvor arborait sa mine sinistrée des mauvais jours tandis qu’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.


    (3h. du matin) - Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateur s’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspense et prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et plus celui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant»...

    De l’effondrement. – Sur le plateau de télé on les voit se lamenter de ce que la Création soit en voie de disparition : il n’y a plus de créateurs à les en croire, plus rien de créatif ne se crée, la créativité tend au point mort geignent-ils en se confortant d’avoir connu d’autres temps où chacun était un virtuel Rimbaud, et désormais on les sent aux aguets, impatients de voir tout s’effondrer en effet comme ils se sont effondrés…

    De l’acclimatation. - Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve comme aseptisée par les médias, à commencer par les chaînes américaines. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés ou de cadavres.

    Or ce soir, à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, que j’ai associée immédiatement à la réalité (occultée à l’image) des inimaginables attentats de mardi…

    Paris, ce 12 septembre. - Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de l’air un peu trottin de la jeunote) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...

    (Soir) - Achevé cette nuit la lecture de Campagne dernière, qui me semble un très bon roman, sûrement l’un des plus solides de la rentrée française, et rencontré Marc Trillard tout à l’heure, à l’hôtel La Perle, rue des Canettes. Le type est du genre sérieux et réglo, bien dans sa peau et ne parlant pas pour ne rien dire. L’entretien m’a paru excellent et je crois que je le défendrai aussi bien que j’ai défendu Alain Gerber en son temps, dans la même catégorie des romanciers pur-sang.

    Des matinaux. – Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain…

    Lausanne, ce 13 septembre. - Retrouvé la rédaction de 24Heures ce matin. Nos confrères ont bien travaillé sur le feuilleton Mardi noir. Bons éditoriaux de Jacques Poget et Nicolas Verdan. Un autre rédacteur affirme que «nous sommes tous Américains», mais ce n’est pas du tout mon sentiment. Je me sens, pour ma part, aussi Palestinien que New Yorkais ou que Juif ou qu’Afghan, enfin solidaire de tous ceux qui subissent le contrecoup du fanatisme religieux ou de l’injustice, de la pensée unique ou totalitaire, quelle qu’elle soit.

    Du passé présent. – Tu n’as aucun regret, ce qui te reste de meilleur n’est pas du passé, ce qui te fait vivre est ce qui vit en toi de ce passé qui ne passera jamais tant que tu vivras, et quand vous ne vivrez plus vos enfants se rappelleront peut-être ce peu de vous qui fut tout votre présent, ce feu de vous qui les éclaire peut-être à présent…

    Des querelles littéraires. - Une page entière, dans Le Temps de ce samedi, est consacrée aux gens qui se font des ennemis en littérature. Je cChessex75.JPGomprends maintenant pourquoi certaine consoeur a tenté de me joindre mercredi passé. Il y est en effet longuement question de la polémique qui m’a opposé à Maître Jacques, lequel s’étale de long en large sur les raisons qui lui valent, selon lui, des ennemis. Sa façon de plastronner, et de poser même au saint, me paraît du plus éminent ridicule, et je suis ravi de n’avoir pas été atteignable l’autre jour. Ce qui me fait sourire, c’est que la journaliste responsable de la page a bien choisi la citation de L’Ambassade du papillon où je rive son clou à Chessex, notant que le prétendu renard a une grave marque de collier au cou – perfidie de ma part qui a dû l’enrager à mort. Or tout cela m’indiffère complètement à présent: ma bonne amie m’en a fait la lecture au téléphone, mais je n’ai même pas regardé la page...


    Au Café Central, ce 21 septembre. - Passé la journée à préparer une enquête sur les sources religieuses du fanatisme islamiste, à propos duquel Shafique Keshavjee m’a envoyé une remarquable analyse en deux pages. Le personnage, dont j’ai apprécié les livres, est un de ces hommes de bonne volonté qui ont de quoi nous rendre quelque confiance alors que se déchaîne la folie des hommes.

    De notre langue. - Commencé la journée en lisant des pages des Caractères de La Bruyère, puis abordé les écrits de jeunesse de Flaubert. Le besoin de français qui me reprend, et de nouvelles expériences dans notre langue. Très peu de choses intéressantes aujourd’hui de ce point de vue-là. À peu près personne qui m’intéresse vraiment à cet égard à l’heure qu’il est, je dirais : à la hauteur d’un Céline.

    À la rédaction, ce 25 septembre. - Lancé ce matin mon enquête sur les rapports entre la lettre coranique et ses interprétations justifiant la violence. Ma première rencontre, du pasteur Martin Burkhard, qui me reçoit à la Maison du Dialogue, est plutôt engageante. Beaucoup de bonne volonté, de sa part, afin de me guider sur une piste semée de pièges.

    Celui qui joue du clavecin dans son mas des alentours de Grignan / Celle qui identifie Scarlatti dans la garrigue / Ceux qui écoutent le solo solitaire de Jeannot l’Oiseau sous la lune rousse, etc.

    À la rédaction, ce 26 septembre. - Belle rencontre, cet après-midi, de Selim Ben Younés, qui m’a introduit à la lecture du Coran en disposant de petits signets à chaque passage faisant l’objet de discussions sur le djihâd. Surtout, l’individu m’a touché, avec son aura de sérénité et sa finesse. Il avait lu L’Ambassade du papillon avant de me rencontrer et cela a contribué, sans doute, à une meilleure complicité entre nous. Il m’a notamment dit qu’il appréciait la façon dont je parle, dans ce livre, de mon père et de ma famille.

    De l’esseulement. – À la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché, on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais à les regarder mieux on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

    Tariq.jpgÀ Genève, ce 27 septembre. - A dix heures et demie ce matin, à la gare de Cornavin, j’ai fait la connaissance de Tariq Ramadan, qui m’a impressionné par la clarté de son analyse de la situation et la justesse de ses observations. On m’a dit que c’était un type dangereux, notoire agent d’influence des Frères Musulmans, mais ce qu’il m’a dit ne m’a guère paru d’un fanatique avéré.

    De l’enragé. – Votre vertu, votre quête, votre salut je n’y ai vu jusque-là que d’autres façons de piétiner les autres, et sans jamais, je m’excuse, vous excuser, sans demander pardon quand vous marchez sur d’autres mains qui prient d’autres dieux que les vôtres, sans cesser d’invoquer l’Absolu de l’Amour tout en bousculant dans le métro de vieux sages et de vieilles sagesses …

    À la rédaction ce 28 septembre, soir. - Je tremblais un peu ce matin sur mes bases en pensant à la masse de travail qui m’attendait (plus de 16.000 signes au total), puis j’ai envoyé le plan de ma page aux imams de la rédaction, après quoi je me suis mis au travail et tout s’est enchaîné sans problème. Les deux premiers papiers me sont bien venus, j’ai ronchonné lorsque mon jeune confrère Jean-Cosme m’a demandé de raccourcir mon texte principal, mais je l’ai fait car ces messieurs avaient l’air enthousiaste; enfin j’ai expédié, en une heure, un papier assez loufoque sur le Monsieur de Jacques Chessex où j’ai parlé au nom de Dieu tout en oscillant entre admiration et humour distant. Je ne sais quelle réaction cela suscitera, je m’en fiche à vrai dire, mais je me suis bien amusé...

    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique...

    À La Désirade, ce 29 septembre. - J’ai ce matin les honneurs de la Une de 24Heures et des placards, avec le grand titre Faut-il craindre l’islam ? J’en suis assez fier, car il me semble que c’est de la bonne ouvrage qui va dans le sens d’une réflexion équilibrée sur les motivations réelles du terrorisme, à chercher ailleurs que dans les injonctions du prophète.

    Celui qui aime dormir / Celle qui est toujours sensible au charme de l’aventure / Ceux qui se rappellent le beau temps de la drague, etc.

    Ce montage kaléidoscopique, tiré en partie de mes carnets 2000-2005, est extrait de Chemins de traverse, nouveau livre à paraître en avril chez Olivier Morattel. Vernissage le 27 avril au Salon international du Livre de Genève, de 17h-18h.

  • Paris gagné


     Diplomatie.jpgÀ propos de Diplomatie de Cyril Gély, avec André Dussolier et Niels Arestrup.


    À La Désirade, ce dimanche 19 février. – En écoutant pour la énième fois les sublimes scènes finales de Simon Boccanegra, à mes yeux le plus bel opéra de Verdi, où le bon gouvernement du Doge est restauré par un pirate incarnant en somme la future pacification des Etats italiens, la nuit gênoise me rappelle la nuit parisienne d’août 1944, hier soir à L’Octogone où se donnait une représentation de Diplomatie, de Cyril Gély, avec Niels Arestrup et André Dussolier dans les deux rôles de cet affrontement, aux conséquences historiques, du gouverneur allemand de Paris, le général Dieter con Choltitz, et du consul suédois Raoul Nordling.
    On ne dira pas que Diplomatie est du très grand théâtre quant au texte, mais le dialogue de Cyril Gély est bien filé et « dessine » les personnages avec une densité croissante. Je n’aime pas beaucoup les envolée voulues «poétiques» par l’auteur, notamment lorsque le Suédois chante les charmes éternels de la Ville Lumière aux aubes bercées par la rumeur «océane» des balais sur les trottoirs ( !), mais la situation symbolique (et plus que réelle) est si formidable, et les deux personnages en présence si intéressants qu’on passe là-dessus; enfin l’interprétation des deux protagonistes est exceptionnelle, avec un André Dussolier un peu plus Français que Suédois, mais d’une maîtrise impressionnante dans l’alternance de la légèreté dansante et de la véhémence tragique, auquel Niels Arestrup ne le cède en rien dans sa formidable composition du général allemand de plus en plus poignant d’humanité à mesure qu’il s’effondre.
    Deux traits historiques bien marqués par l’auteur m’ont particulièrement intéressé: d’une part, en réponse à l’évocation vibrante  de l’injuste massacre des civils parisiens faite par Nordling, la référence de Von Choltitz aux bombardements massifs des villes allemandes par les Alliés, et notamment la destruction d’Hambourg par des bombes au phosphore, telle que l’a décrite W.G. Sebald après des années de silence imposé outre-Rhin; d’autre part, le dilemme personnel tragique vécu par le général allemand qui sait, après un décret récent du Führer, que sa famille sera massacrée s’il refuse d’obéir aux ordres.

    Or la pièce, avec l’évolution du personnage de Von Choltitz, admirablement modulée par Niels Arestrup, en fort contraste avec le très digne et très habile Nordling de Dussolier, rend bien l’atmosphère d’effondrement de la fin du Reich, rappelant alors le climat du film mémorable d’Olivier Hirschbiegel, La Chute, dont on se rappelle la prodigieuse prestation de Bruno Ganz, plus encore que celui du Paris brûle-t-il ? de René Clément.
    On n’a pas coupé, à la fin du spectacle, à la désormais (presque) inévitable, et non moins dérisoire coutume de la standing ovation, mais j’ai surtout regretté, pour ma part, le peu de spectateurs de moins de 30 ans dans la salle…

  • Ceux qui se croient purs

     

     

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    Celui que la jalousie taraude / Celle qui a des envies sur les mains / Ceux qui ont été jetés du salon de thé / Celui qui se croit ta conscience / Celle que blessent les injures même injustes / Ceux qui prennentt out sur eux sans en faire état / Celui qui se disant poëte (avec tréma) se pose au-dessus de nous tous / Celle qui lave les boxers du philosophe médiatique à chemises de soie noire / Ceux qui vous rappellent qu’ils ont visé haut, eux / Celui que touche l’humour de la vie dont il sourit sans en rire / Celle que sa qualité de fille de joie ne réjouit pas tant que ça / Ceux qui n’ont jamais pensé que tout est égal vu que ça l’est pas / Celui qui évite les méchants / Celle qui sait d’où vient la méchanceté des gens / Ceux que la médisance réunit tous les jours au Café des amis sûrs / Celui qui s’impatiente de ne pas être appelé Herr Doktor alors qu’il en a le diplôme / Celle qui repasse les chemises immaculées du gourou pédophile / Ceux qui invoquent les Puissances afin d’être à la hauteur / Celui qui parle de lui-même en se désignant par le titre  « le Poëte », genre « le Poëte voit à travers le Mur » / Celle qui affirme que « le Poëte » voit aussi à travers les cœurs et les âmes / Ceux qui se rappellent que Le Poète est surtout le titre d’un bon thriller / Celui qui cite volontiers Rainer Maria Rilke (le poëte) pour en imposer après l’entremets / Celle qui s’exclame « ah Rilke ! » quand le Conseiller rappelle ses début dans le pentamètre ïambique / Ceux qui ont pris la poësie en horreur à la fréquentation de ses sectateurs / Celui qui fait aveu d’impureté en tant qu’amateur de hard rock et de soft soap opera / Celle qui fréquente plus volontiers les hell’s angels de la ville fantôme / Ceux qui vous balancent volontiers la citation selon laquelle « tout est pur à ceux qui sont purs » / Celui qui affirme que le pur jus de carotte l’aide à positiver / Celle qui a le museau musard de la muse amusante / Ceux qui lisent La légende dorée en savourant les passages SM / Celui qui compare le défilé des cardinaux romains au bal des vampires / Celle qui précise sa pensée en l’aggravant carrément / Ceux qui trouvent plus de pureté chez certains employés des abattoirs qu’à divers « élus » de diverses coteries vertueuses / Celui qui fait assaut de vertu dans la maison de passe-passe / Celle qui sirote son mojito LightVirtue / Ceux qui sont restée purs en dépit des péchés mortels que leur comptabilisent leurs directeurs de conscience restés impurs / Celui qui te guette au tréfonds de ta conscience avec son couteau de boucher et son sourire torve / Celle qui a tant aimé le monde qu’elle s’est donnée au premier venu / Ceux qui se recueillent sur la tombe de l’Innocent inconnu, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Désamour et déchirures

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    Le Palais des autres jours, deuxième roman de la Lausannoise d’adoption, aborde les thèmes du désamour filial et des difficultés de la migration. Dur et tendre, en crescendo puissant. Entretien.

    Yasmine Char a les dehors d’une battante au regard vif, le geste délié et le rire éclatant. Sous le brillant de la directrice du Théâtre de L’Octogone, figure lausannoise connue, cohabitent aussi une femme marquée par la guerre au Liban, une mère attentive à l’éducation de ses deux garçons et un écrivain de talent. Déjà remarqué à la parution de son premier roman, Dans la main de Dieu (Gallimard, 2008), plébiscité par le jeune jury du premier Prix du roman des Romands, l’art de la romancière se déploie plus largement dans un deuxième livre grave et prenant, aux personnages fortement présents et nuancés. La désertion d’une mère sur fond de guerre, l’exil à Paris de ses jumeaux de dix-huit ans, l’insertion difficile et la trouble tentation de la violence constituent les lignes de force du Palais des autres jours, en librairie cette semaine.

    -         Comment ce nouveau livre est-il né ? Fait-il suite à Dans la main de Dieu?

    -         Pas directement, si ce n’est que la jeune Lila ressemble à l’adolescente de mon premier roman, en cela qu’elle croit en la vie et ne peut se résigner au triomphe du mal. Mon intention n’était pas, cependant, de donner une « suite » mais d’aborder, par le truchement de personnages vivants, deux thèmes qui me préoccupent. D’une part, le fait que de plus en plus d’êtres proches, et qui s’aiment, en arrivent à ne plus se parler. D’autre part, la question de la migration qui m’interpelle, puisque j’ai aussi connu l’exil même si j’ai eu la chance, parlant français et étant femme, de m’intégrer en douceur. Ce problème de l’assimilation, souvent difficile, fera partie de notre avenir. Et comme je le vois abordé par les politiques, en Occident je me dis que nous allons droit dans le mur !

    -         Vos protagonistes sont des jumeaux. Pourquoi ?

    -         Parce que cela me semble la meilleure incarnation de l’amour fusionnel que j’avais envie de décrire, avec tout le fantasme lié à la gémellité. Lila et Fadi me sont apparus assez rapidement, après quoi se sont développées ce que j’appelle « les constellations », avec les personnages secondaires, dont celui de Nour, la Libanaise épouse de diplomate français enlevé, avec leur fille, par des terroristes. Ainsi les  thèmes du rapt, de l’attente, de la peur se sont-ils greffés au motif du désamour.

    -         Quelle part de votre vécu intervient-elle dans le roman?

    -         J’ai eu de la chance de ne pas perdre de proche durant la guerre, mais nous avons vécu la peur et la violence. Ce que j’ai constaté, par ailleurs, c’est que la guerre développe une forte acuité des priorités de la vie. Dans un état de paix, on risque de perdre de vue ces vraies questions, au profit de choses qui n’ont pas d’importance. C’est ainsi que mes jumeaux ont vécu très intensément avant de quitter le Liban, et que leur désarroi s’amplifie dans la grande ville.

    -         Pensez-vous que les femmes soient plus «solides » que les hommes, comme vos romans le suggèrent ?

    -         Je crois que les femmes ne mentent pas. Elles sont plus près des réalités tangibles et plus tendres aussi. La mère de Lila manque pourtant totalement de tendresse, qui ne trouve qu’une remarque, horrible, à faire à sa fille qu’elle retrouve : « Je t’apprendrai à te maquiller ». Mais Lila va trouver, auprès de Nour, une mère de substitution et une alliée. Ce sont donc deux femmes de générations différentes, qui vont s’aider et s’adopter. Cela étant, tous mes personnages sont doubles, comme nous le sommes tous…

    -         Qu’aimeriez-vous transmettre à vos enfants ?

    -         Plutôt que de transmettre, j’ai envie de « remettre ». De leur confier ce qui m’est cher, des valeurs, le goût de la pensée et de la lecture, en les laissant en faire ce qu’ils veulent. Je ne délivre pas de message. Mon livre pose des tas de questions, mais je n’ai pas la prétention d’y répondre…

     

    Dédale du cœur et des ombres

    « Qu’est-ce que ce pays où il fait froid au mois de mai ? », se demande Lila, dix-huit ans, lorsqu’elle débarque à Paris avec son frère jumeau Fadi, au lendemain de leurs dix-huit ans, fuyant le Liban en guerre et un oncle tuteur considéré comme leur « plus fidèle ennemi ». Avant de se plonger avec euphorie dans la grande ville où ils ont « tout de suite été personne », les jeunes gens ont passé par Nancy où ils ont retrouvé la mère, froide et conventionnelle, qui les a abandonnés sans explication et refuse de se justifier avec hauteur.

    Fusionnels jusque-là, les jumeaux vont s’éloigner peu à peu l’un de l’autre. C’est que Lila, positive et entreprenant, cherche à réintégrer les études et s’engage dans la boutique de la Libanaise Nour, tandis que Fadi erre la nuit et va se réfugier dans la « famille » de remplacement de l’armée, où il rencontre un « ami » aux activités louches qui prendre l’ascendant sur lui.

    Au fil de relations captant bien les phénomènes, positifs ou destructeurs, du mimétisme, Yasmine Char campe, avec une force croissante, sensible et sensuelle à la fois, des personnages modulant de multiples aspects de l’amour, sans juger. Même le conjoint de l’affreuse mère, genre chien de compagnie (le chien de John Fante en a d’ailleurs été le modèle, nous a confié la romancière… ) a quelque chose d’émouvant, et la même touche humaine  imprègne tous les acteurs  de ce drame romanesque, cerné d’abîmes psychologiques et sociaux, aux résonance actuelles profondes.  

    Yasmine Char, Le palais des autres jours. Gallimard, 208p.     

  • Roman épistolaire d'une amitié

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    Fraternité secrète illustre, à travers leur correspondance de 1975 à 2009, la fidèle amitié de Jacques Chessex et Jérôme Garcin.

    Jacques Chessex a brossé, dans le plus délirant de ses livres, merveille de style intitulée Les Têtes, un portrait vif mais assez sage de son non moins sage ami, Jérôme Garcin.

    «Jérôme Garcin, tête abrupte, regard prédateur, voix chaude et nette, physionomie construite en hauteur, aérée et volontaire. Tête qui n’a pas changé depuis le quart de siècle que je le connais. S’est simplement solidifiée. Rare vertu». Et ceci encore ceci de primordial dans la relation des deux hommes que douze ans séparent, mais que des traits profonds ont rapprochés aussitôt: «Jérôme Garcin, tête droite. Et tête ouverte, dure, tête qui tranche, tête qui sait de quel deuil elle vient, et de quelle blessure, et de quelle chute ».

    Jérôme Garcin avait 17 ans et des poussières en avril 1973 lorsque son père, l’éminent critique Philippe Garcin, se tua en tombant de cheval «dans un dernier galop furieux». En novembre de la même année, Jacques Chessex obtenait le Prix Goncourt pour L’Ogre, apparaissant dans les journaux avec «un buste de paysan normand qu’on eût dit sorti d’une nouvelle de Maupassant», écrit Jérôme Garcin, «un air de tenancier ou de maréchal-ferrant affecté jadis à un relais de poste». Or, c’est un poète délicat, sans rien d’un «maréchal-ferrant», que le jeune lycéen découvre dans la bibliothèque de son père après la mort de celui-ci, avec Le Jour proche, premier recueil de poèmes de Chessex publié en 1954, deux ans avant que son père à lui ne se tire une balle dans la tête, l’année de la naissance de Jérôme Garcin. Alors celui-ci de noter: «C’est donc dans le bureau de mon père disparu que je lus les poèmes d’un fils qui allait perdre le sien. J’en aimai aussitôt la profusion de couleurs et de parfums, la célébration panthéiste des saisons, l’harmonieuse musique éluardienne, le bestiaire, les nuées d’oiseaux, les insomnies, et les sombres pressentiments qui donnaient raison à ma propre mélancolie

    Jérôme Garcin n’avait pas vingt ans lorsqu’il écrivit sa première lettre à Jacques Chessex, en 1975, non pas à propos de L’Ogre mais pour célébrer Le jour proche, qu’il évoque déjà sur un ton de fin lettré: «J’aime à écouter les voix poétiques, à m’y reposer et ne les quitter qu’à l’aube froide – quand la musique des mots a fait place au silence de la mémoire.

    Immédiatement touché par la qualité de son jeune correspondant, qui le relance bientôt en lui envoyant quelques poèmes, l’écrivain célèbre reconnaît «une parenté décisive» entre les écrits du lycéen et les siens. Et c’est lui qui la même année «adoube» le futur critique et auteur en donnant des inédits à la revue Voix qu’il vient de fonder avec quelques compères.

    Plus «filial» que la relation établie avec un Marcel Arland ou un François Nourissier, «pontes» de la vie littéraire parisienne, le lien noué avec Jérôme Garcin par Chessex jouera certes dans la «stratégie» de celui-ci quand Jérôme Garcin deviendra critique influent, dirigera Le Masque et la plume ou les pages littéraires du Nouvel observateur. Mais là n’est pas l’essentiel. De fait, une base humaine, sensible, tissée de respect mutuel, d’affection plus intime aussi, constitue le noyau doux de cette Fraternité secrète évoquée par Jérôme Garcin dans sa préface. Lui-même rappelle qu’il a pleuré dans la cathédrale de Lausanne, le 14 octobre 2009, après avoir prononcé l’éloge funèbre de son ami. Quant aux réalités plus «dures» de la vie littéraire, elles constituent la substance plus contrastée de cette correspondance, sans rien cependant, ou presque - quelques coups de griffes aux amis et autres «rats» du milieu littéraire -, des rognes et des grognes associées au personnage de Jacques Chessex en pays romand. Document littéraire précieux, l’ouvrage tient du « roman » à deux voix.

    Jacques Chessex et Jérôme Garcin. Fraternité secrète. Correspondance 1975-2009. Préface et notes de Jéome Garcin. Grasset, 663p    

     

  • De la musique des êtres

    Lecteur7.jpgLectures d'avant l'aube

     L’accord entre deux êtres et la musique de leur relation est à la fois une question de peau et de rythme, liée à la possibilité d’associer les sentiments et les mots, les bribes de rêves et de murmures matinaux (dans l’intimité d’avant l’aube) dans un langage inouï au sens propre. Je le note en poursuivant plusieurs lectures à la fois, de la première apparition, dans Sodome et Gomorrhe, de Charlus à la Raspelière où les Verdurin le « testent », tandis qu’il drague Morel et diffuse ses « signes » d’un autre monde que la pauvre Verdurin s’efforce de capter ; de la lente descente aux enfers de feu glacial de Monsieur Ouine, d’un petit livre singulier de Jean-Jacques Nuel jouant sur la fascination d’un auteur pour un nom (cela s’intitule d’ailleurs Le nom) devenu mot et possible réceptacle d’un nouvel inventaire du monde ; enfin de cet essai dont la phrase même est rythme et musique, de Max Dorra (ce nom fait aussi pour errer la nuit dans quelle ville mitteleuropéenne…), intitulé Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? et dont chaque page me fait songer et réfléchir, surtout : m’apprend.
    Gilles Deleuze, dont j’ai acheté hier (sur le conseil occulte de Max Dorra) Proust et les signes, que j’ai commencé d’annoter le soir au Buffet de la gare de Lausanne en attendant mon ami le Loup, voit en La Recherche un livre d'apprentissage tourné vers l’à-venir et non sur le passé, et c’est exactement ce que je ressens à chaque page : je voudrais savoir, j’apprends, raconte, tu m’étonnes, et voici Madame Cottard qui se réveille d’un petit somme clandestin au milieu de la compagnie et s’écrie sous le regard furibond du Docteur. « Mon bain est bien comme chaleur, mais les plumes du dictionnaire »… De ce mots à fleur de rêve ou à fleur d’enfance, on ne sait trop, dans cet incroyable bruissement de gestes et de mots du théâtre bourgeois des Verdurin  où Marcel poursuit son exploration.
    Et me le rappelant je lis sous la plume (Macintosh ou plutôt PC ?) de Max Dorra, évoquant lui-même la présence d’un interlocuteur virtuel, ces mots qui me parlent immédiatement et par leur sens et par leur modulation vocale-musicale : « La chorégraphie d’un être à une signification :le sédiment des manières, la trace des groupes qu’il a traversés »... Et je me rappelle aussi que, pendant que je lisais Deleuze dans le grand buffet de gare au Cervin peint à fresque, kitsch mandarine, l’arrivée de mon compère le Loup, formidable ami retour de Roumanie où il est allé installer de force l’électricité et le téléphone dans la caverne post-communiste de sa mère (sa mère qui a montré son cul à son frère et ses cousines pour leur signifier qu’elle voulait croupir seule avec Dieu dans sa trappe), et voici que je tombe sur le récit, par Max Dorra, des « congrès » liant Freud à son ami Fliess et cette phrase parfaite à ce moment : « La vertu de certaines amitiés réside dans la musique d’une voix, les rythmes d’un être »…
    Ensuite cela sur le style : « Un style, c’est la succession, le rythme de ces arrachements où du sens se bat pour ne pas être étranglé par des codes. L’incessant combat d’un enfant pour se reconstruire face à un monde ». Ou ceci encore : « Sur une musique qu’il est seul à entendre, chacun danse ». Enfin : « Les individus qui s’attirent ont un rythme similaire »…
    A l'instant, le jour s'étant levé, je lis la brume d’automne aux fenêtres et  me rappelle la marche à tâtons du géant Richter dans la sonate posthume de Schubert: ces gouttes d’être dans la nuit, cette « petite phrase bouleversante » qui nous relie à Quoi ?

    (Une note de 2005)

  • Le secret

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    …T’as quelque chose à me dire : je t’entends bien - je m’entends bien avec toi et je m’entends mieux avec moi quand t’es là, partout où je te retrouve sur mon chemin je me retrouve en même temps, je sais pas pourquoi mais c’est comme ça, même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…

    Image : Philip Seelen

  • Nostalgie

    Langhe.jpgDe seize à vingt ans ils ont tous rêvé d’Amérique mais seuls quelques-uns sont partis, et, maintenant que le temps a passé, ceux qui sont restés et ceux qui sont revenus voient le pays autrement du fait que ceux qui sont revenus parlent de ce qu’ils ont vu là-bas et du pays dont ils se sont langui avant de le retrouver, et le pays est embelli d’avoir été quitté parce que le pays est vu d’Amérique, un garçon tendre encore voit l’homme dur qu’il admire en secret lui dire que les femmes de là-bas ne valent pas celles de la montagne ici quand le printemps fait bander les gars, et celui qui est revenu pose sa main sur l’épaule du plus jeune et lui murmure que nul pays n’est plus beau que les Langhe les soirs d’été, mais ce qu’il raconte est aussi fait pour chasser le plus jeune de l’ennui de ces collines, fous le camp mon garçon, ne reste pas, réponds à l’appel de la rue, ne reste pas seul avec les vieux, va tenter ta chance, va vivre ta vie…

    (En relisant Travailler fatigue de Pavese)

     

    Image: Jacques Perrin

  • Un verbe de feu

     

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    La géniale Marina Tsveraeva revit au Théâtre de Vidy

    Du printemps 1903 à l’été 1904, une paire de petites filles russes séjournèrent dans un pensionnat lausannois du boulevard de Grancy, aux bons soins des très catholiques sœurs Lacaze. L’aînée, Marina, âgée de onze, sema la zizanie dans la sage pension en répandant les théories athées qui lui venaient d’une éducation très libre, frottée d’anarchisme. Un abbé « pêcheur d’âmes » s’occupa d’elle et de sa sœur cadette Assia, qui devinrent de vraies bigotes une année durant. Cette « crise religieuse » m’a guère laissé de traces dans l’œuvre de Marina Tsvetaeva, la plus grande poétesse russe du XXe siècle avec Anna Akhmatova, qui a en revanche signé un récit fascinant intitulé Le Diable, paru aux éditions L’Age d’Homme, à lausanne, en 1993.

    « Eblouissante Tsvetaeva ! », s’exclamait Soljenitsyne, « païenne pleine de lumière et de joie », ajoutait Ilya Ehrenbourg. Pourtant la trajectoire de cette femme farouchement libre, sauvagement indépendante, qui se pendit le dimanche 31 1941 en Tatarie après de terribles tribulations, fut marquée au sceau du tragique, entre amours impossibles et péripéties dramatiques, dont l’accusation fait à son ami d’avoir assassiné un agent soviétique. Déchirée par des exils successifs, tiraillée entre l’amour de son pays et le rejet de la dictateur, celle qui fut l’amie de Rilke et de Pasternak, comme en témoigne une correspondance mythique, a laissé une œuvre éclatante, au verbe de feu, qui exprime à la fois la révolte contre la bassesse matérialiste et l’aspiration à l’absolu.        

    Pour moduler ce verbe incandescent, la comédienne Anne Conti a réalisé un montage de textes qui fait intervenir aussi le chant et le geste.

    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tscvetaeva, dont nous avons besoin plus que jamais au contraire.

    Lausanne. Théâtre de Vidy. Salle de répétition,du 9 au 19 février.

  • Le XXe siècle en fusion

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    Avec Fusions, Daniel de Roulet signe un magistral roman de l’atome perdu

    Daniel de Roulet n’en finira pas de nous étonner. Après le coup de l’incendiaire, voici qu’il nous fait celui du «roman du XXe siècle». Sur la véracité du premier, je continue d’avoir quelque doute. En revanche, Fusions est, de toute évidence, un formidable roman de notre époque, magnifiquement architecturé.

    Très intelligente mais d’une totale intelligibilité, très documentée mais jamais sèche, très pénétrante dans sa modulation des rapports entre hommes et femmes, cette chronique «chorale» d’un demi-siècle (de 1945 à 1988) brasse les grandes espérances et les désillusions d’une quinzaine de femmes et d’hommes, sans compter les savants Robert Oppenheimer et Andrei Sakharov, ou l’acteur-président Ronald Reagan dans son avion Air Force One ou «sur le trône» plus trivial des cabinets…

    Autant de personnages dont les aventures croisées font véritablement «exploser» le talent de l’écrivain, plus ambitieux et plus libre, plus fin et plus sensible, plus grave sans peser, plus tendre aussi, et souvent plein d'humour bienveillant, que dans aucun de ses romans précédents

    Architecte de formation et informaticien de haut vol, soixante-huitard et militant écolo, écrivain et coureur de marathon, Daniel de Roulet, né en 1944, signe avec Fusions un roman qui prend un sens particulier alors que la Suisse va sortir du nucléaire. Pourtant, ce n’est pas du tout un roman à thèse antinucléaire: le grand mérite de ce livre est de sonder la complexité du réel et les contradictions parfois criantes que nous devons vivre quand nos idéaux sont battus en brèche par la réalité.

    Fusions, qui donne son titre à un roman-tour de 54 chapitres, est aussi le nom d’une tour de 54  étages, conçue par l’architecte franco-suisse Max vom Plokk, petit-fils d’industriel et neveu du brillantissime ingénieur dit JP (pour Jean-Paul), qui ralliera les labos soviétiques au début des années 60, par conviction stalinienne. Dans ladite tour bien nommée, érigée à Londres, aura lieu, en juin 1988, la fusion des deux plus grandes entreprises de traitement des déchets atomiques, cumulant 130 .000  emplois et promises à un avenir radieux après que Reagan et Gorbatchev ont commencé de démanteler leur arsenal nucléaire. Dans Fusions vont se retrouver quelques-uns des protagonistes du roman, à commencer par le financier Tita Zins et deux femmes d'exception: Marthe, femme abandonnée par JP et qui reprendra la société fusionnée, et Shizuko la Japonaise, née à Nagasaki le jour J…

    «Téléphoné» tout ça, et le fait que le père de Shizuko soit justement le kamikaze qui s’est précipité sur le porte-avions Enterprise en 1945, ou que la mère de Shizuko ait été la maîtresse d’un des pères de la bombe américaine rencontré à Los Alamos? Cousu de fil blanc, le fait que ce Wolfie Steinamhirsch, Suisse d’origine et défenseur féroce du nucléaire, affronte à Tchernobyl la fille de son ancienne amante chargée du rapport sur la catastrophe? Invraisemblable le fait que Shizuko soit à la fois directrice de recherche en matière nucléaire et opposée aux nouvelles centrales, ou qu’elle se fasse faire un enfant par Max l'architecte, rencontré à Munich en 1968 et partageant son activisme sous la bannière de Greenwar?

    Réduit à un schéma sans chair, ce scénario très cinématographique pourrait, de fait, sembler trop voulu, voire artificiel. Mais ce canevas à «ligne claire», comme d'une bande dessinée, est admirablement nourri par les sentiments en évolution des personnages, qui réapparaissent à divers moments de leur vie, au fil d’une saisissante traversée du temps.

    Roman aux multiples points de vue, Fusions dégage finalement une grande empathie humaine et une véritable poésie dont la tour, symbole du génie humain et de sa fragilité, fait figure de totem.

    Daniel de Roulet. Fusions. Buchet Chastel, 374p.

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