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Carnets de JLK - Page 128

  • Le dandy rebelle

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    Flash-back sur l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery, mort à 94 ans à Paris, en 2008.

    Albert Cossery était l’un des derniers mythes vivants de la littérature française du XXe siècle, ou, plus précisément, de la bohème parisienne de Saint Germain-des-Prés, en l’hôtel Louisiane, rue de Seine,  où il résidait depuis 1945 après Henry Miller. Le personnage, aphone depuis quelques années, mais visité comme un monument par les télévisions du monde entier, éclipsait hélas l’écrivain, aussi rare qu'original et percutant. Né le 3 novembre 1913 au Caire, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. Son premier livre «reconnu» porte un beau titre (comme tous les autres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme. Il y avait  en effet du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous nous captive en conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est ainsi renouvelé bien plus que maints autres auteurs. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'œuvre sont désormais disponibles.

     

  • Oiseaux de jeunesse

    wiazemsky7.jpgQuand Anne Wiazemsky raconte « son » Godard…

    Anne Wiazemsky était, à dix-neuf ans, une crâne jeune fille déjà bien en selle et plus très rangée quand elle mit le grappin sur Jean-Luc Godard, qui n’attendait à vrai dire que ça.

    À la veille d'une séance de rattrapage au bac, la petite-fille de François Mauriac avait certes déjà défié la morale de grand-papa une première fois avec un Monsieur plus âgé qu’elle, mais le véritable amour restait à découvrir. Or son apparition dans Au hasard Balthazar du grand Robert Bresson, très admiré de Godard et de Truffaut, n’était pas passée inaperçue de ces deux-là. Aussi, lorsqu’après avoir entrevu Godard sur le tournage du film, la lycéenne folle de Sartre et Beauvoir, qui avait beaucoup aimé Masculin Féminin, écrivit au cinéaste qu’elle l’aimait, celui-ci embraya-t-il de tous les cylindres de sa rutilante Alfa et s’en vint-il aussitôt soupirer sous ses fenêtres en Roméo de photo-roman…

    Cela se passait en 1966, en ces années où les jeunes filles n’atteignaient la majorité qu’à vingt et un an. Or c’est le premier intérêt d’Une année studieuse que de rendre à la fois le charme et les rigueurs plus ou moins hypocrites de la morale sociale d’une époque. Une époque qui avait poussé François Mauriac à voir, en l’amorale Françoise Sagan, une déléguée spéciale de Satan sur terre.

    Cela étant Anne Wiazemsky, qui se coula vite dans les draps de Jean-Luc Godard, et avec un (premier) plaisir largement partagé, n’en était pas moins très respectueuse de l’avis de pépé François et de la fille de celui-ci, sa mère sourcilleuse.

    Oscillant entre son prince charmeur mal fringué, mais plein d’attentions délicates, et les préventions de son clan familial, la jeune fille défendit sa liberté avec l’aide de son frère Pierre et du philosophe Francis Jeanson, auquel elle eut le culot de réclamer des leçons particulières lors d’un cocktail de Gallimard. Il faut préciser alors que la demoiselle était une amie d’enfance d’Antoine, le futur patron de la célèbre maison d’édition.

    Très snob et très parisien tout ça? Pas du tout: gentil et intéressant. Parce que Jean-Luc Godard y apparaît au naturel. Il est tout doux avec Anne et très autoritaire en tournage, véritable toutou quand il s’agit de demander la main de la «mineure» à Bon-papa Mauriac, et soudain violent, puant, lorsque des flics l’interceptent dans la rue et le prient de ramener ladite «mineure» à la maison…

    Etudiante à Nanterre, Anne s’y fait draguer par un rouquin prénommé Dany, futur député européen comme chacun l’a deviné. À la veille de Mai 68, Godard apparaît aussi en jobard «maoïste», dont La Chinoise sera taxée de crétinerie par… les Chinois. Anne Wiazemsky le raconte en souriant, comme elle sourit au souvenir de son mariage vaudois, sans lendemain même si le pasteur lance narquoisement au marié : « À le prochaine, M’sieur Godard ». Cela s'intitule roman mais ce récit, bien filé, sensible, lumineux, relève plutôt des mémoires d'une jeune fille jamais vraiment rangée, aussi bonne finalement à l'écrit qu'à son oral de géo décroché au charme...

    Anne Wiazemsky, Une année studieuse. Gallimard, 272p.

  • Prince des mendiants

     littérature

    Rencontre avec Albert Cossery

    Albert Cossery est un mythe vivant, auquel je préfère à vrai dire la légende que lui tissent ses livres. Le premier tient du cliché: celui du dandy de Saint-Germain-des-Prés, familier du Flore et locataire de l'hôtel Louisiane depuis plus d'un demi-siècle. La seconde, riche d'humanité, de révolte et de sagesse, est d'une autre épaisseur, que perpétue l'oeuvre d'un écrivain aussi rare qu'original et percutant.
    Entre mythe et légende, Albert Cossery, 87 ans, pour ainsi dire aphone (un cancer du larynx l'a privé de ses cordes vocales), sagement assis dans le hall d'entrée du Louisiane en élégante tenue printanière (soyeuse pochette et belles pompes), attendant de se transporter à l'Emporio Armani (l'horrible boutique à coin-restau qui a remplacé l'affreux drugstore de naguère, double symbole de la déchéance germanopratine narguant les Deux-Magots et le saint clocher) où il prendra son plat de pâtes après la cohue de midi - Albert Cossery, donc, déjà sourit et fulmine.
    A l'image de ses livres, l'écrivain déborde aussi bien de malice et d'invectives. Très expressif en dépit de son demi-souffle de voix, il a le geste non moins vigoureux. Et de maudire aussitôt l'américanisation de Saint-Germain-des-Prés dont il a connu l'âge d'or, jusqu'au milieu des années soixante. «Si je ne suis pas resté en Egypte, c'est que j'avais celle-ci en moi. J'ai toujours vécu, ici, comme j'aurais vécu au Caire. Mais aussi, pour un jeune écrivain, le Paris de l'immédiat après-guerre était une fête de tous les soirs. J'y ai connu tout le monde...» Et de mimer Boris Vian à sa trompinette après avoir haussé les épaules à l'énoncé du nom de Sartre (toujours entouré, selon lui, de femmes laides) et manifesté la plus vive admiration pour un Jean Genet, voyou non moins qu'immense écrivain.
    Ecrivain à dix ans
    Pour sa part, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. «Je n'ai pas vraiment choisi d'écrire en français. Cela s'est fait parce que j'ai été envoyé dans une école française et que tout ce que je lisais à dix ans, toute la littérature française qui m'a enchanté, de Stendhal à Baudelaire, mais aussi Dostoïevski et Thomas Mann, passait par la langue française.» Ce qu'on pourrait ajouter, à ce propos, c'est que le verbe et l'imaginaire arabes n'ont cessé d'irriguer la langue fluide et drue, charnelle et très imagée de Cossery, organiquement liée au monde de la rue cairote qu'il a fait revivre de son premier à son dernier livre.

    Son premier livre «reconnu», après un recueil de poèmes (Les morsures, 1931) qu'il relègue dans les limbes des péchés de jeunesse, porte un beau titre (comme tous ses titres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme.
    A l'écart de l'«engagement» démonstratif, l'écrivain incarne le scandale de l'inégalité et montre diverses tentatives de révolte, qui tournent le plus souvent au désavantage des humiliés et des offensé. A propos de ce premier livre, Henry Miller écrivait que parmi les écrivains vivants, «aucun ne décrit de manière plus poignante ni plus implacable l'existence des masses humaines englouties». Et de fait, des nouvelles comme Le coiffeur a tué sa femme, Danger de la fantaisie ou Les affamés ne rêvent que de pain, ont aujourd'hui encore valeur de témoignage sur une réalité inchangée et de manifeste subversif, sans parler de leur rayonnement poétique.
    Dans une tonalité moins noire et moins lyrique, le dernier roman d'Albert Cossery, Les couleurs de l'infamie, revisite par ailleurs les quartiers populeux du Caire où le protagoniste, jeune voleur fringant et sans complexes, entreprend bonnement une «minime récupération» sur le pillage organisé des notables rompus à la «haute délinquance». A soixante ans de distance, on voit que le jeune octogénaire en colère n'a pas abdiqué!
    Humour à l'égyptienne
    A d'autres égards aussi, le grand âge n'a pas éteint le regard acéré d'un observateur dont l'apparent enjouement et l'humour ont toujours été de pair avec un refus radical des conventions, de l'injustice et de l'indignité, de la bêtise et de la cruauté, du travail aliénant et de toute vaine agitation.

    «Mon père, l'heureux homme qui vivait de ses rentes, m'a appris à ne rien faire. Mon père et mes frères dormaient jusqu'à midi. Il y avait pourtant dans cette façon de vivre plus qu'une paresse idiote: une philosophie de gens qui ont le temps et réfléchissent à la vie.»
    Cette vision du monde, opposée au dynamisme industrieux à l'occidentale, et qui se retrempe dans le sommeil et le rêve, se double en outre d'une défiance tenace envers toute hiérarchie et tout pouvoir constitué, du gendarme de quartier aux grands de ce monde.
    Soudain impatient à l'instant de me l'expliquer, Albert Cossery réclame une feuille de papier pour y écrire d'un mouvement impérieux: «Pouvez-vous écouter un ministre sans rire?»

    medium_Cossery3.jpgUn paresseux fécond
    Il y a du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous charme et nous passionne d'abord et avant tout par ses qualités de conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin, sans que le «progrès» ne soit forcément linéaire. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est renouvelé bien plus que maints autres auteurs tout en restant fidèle à ses perceptions de base. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'oeuvre sont désormais disponibles.

    (Paris, en 2001)

  • Ceux qui se fuient

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    Celui qui évite de se rencontrer dans la glace / Celle qui ne parle jamais d’elle / Ceux qui se trouvent mal / Celui qui est parti pour oublier sans se rappeler pourquoi / Celle qui avait juste besoin de prendre l’air et s’est retrouvée de l’autre côté du miroir aux alouettes / Ceux qui prennent le tramway nommé CIMETIERE / Celui qui a le nez qui voque au dam du régent / Celle qui file à l’anglaise et en italiques / Ceux qui remettent la banquière sarde à sa place / Celui qui finit les phrases des autres / Celle qui injurie les téléphonistes / Ceux qui dérobent les ornements floraux / Celui qui se dit la réincarnation du Grand Cordelier / Celle qui mâche des crayons / Ceux qui sentent le vieux / Celui qui ne sort jamais sans son couteau suisse / Celle qui arbore des souliers verts / Ceux qui ne supportent pas les patois préalpins / Celui qui combat ses pellicules / Celle qui reprend son nom de jeune fille / Ceux qui approuvent la circoncision sans savoir pourquoi / Celui qui bouscule les parallèles (dit-il) / Celle qui pense que les SMS sont cancérigènes / Ceux qui se douchent quand ils ont voyagé avec un Arabe (disent-ils) / Celui qui boit les paroles de François Hollande / Celle qui pense que Jean Ferrat aurait dû se raser la moustache / Ceux qui savaient Santiano d’Hughes Aufray par cœur avant de fuir dans l’Administration / Celui qui ouvre les yeux sous l’eau / Celle qui bat la mesure en argumentant / Ceux qui espèrent que le prochain Saint Père sera latino / Celui qui se dit un sosie de Bourvil / Celle qui est jalouse des seins de sa fille coiffeuse / Ceux qui brûlent les lettres adressées à leur conjoint / Celui qui se vante de tuer des corneilles / Celle qui vise bas / Ceux qui n’iront jamais en Garabagne de crainte de s’y rencontrer, etc.     

    Image: Philip Seelen

  • Walser ou la danse d'un style

     

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    Dans son approche du grand écrivain, Peter Utz prouve que celui-ci vivait avec son temps plus qu'on ne l'a cru... 

    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien» (un poète peut-il être autre chose pour les gens sérieux?) et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait que Walser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatrique (d'abord à la Waldau, où séjourna le non moins fameux Wölfli, puis à Herisau), et qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société» de cette figure hors norme des lettres germaniques contemporaines, l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud.

    Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

    Dans la même optique, mais brassant beaucoup plus large, de l'intérieur de l'oeuvre étudiée au fil de sa progression, et même de l'intérieur de la langue faut-il préciser, mise en constant rapport avec les discours de l'époque, un essai critique magistral, signé Peter Utz, vient de paraître en français, qui jette une lumière toute nouvelle sur l'ensemble de l'oeuvre. A l'image simpliste de l'«ahuri sublime» se substitue ici celle d'un écrivain dont le style unique (et tôt reconnu pour tel par les plus grands) représentait bien plus qu'une manière: une attitude et une démarche opposées à la cal- cification du discours et donc de la pensée, un effort constant d'échapper à la pesanteur des idéologies mortifères par un élan et un mouvement sans cesse rebondissant que Peter Utz compare à ceux de la danse. Or cette analogie ne relève pas de la jolie trouvaille critique: elle s'inscrit dans une thématique littéraire fondatrice au début du siècle, quand la danse (voyez Mallarmé ou Valéry) cristallisait l'idée de la forme pure qui a fasciné toutes les avant-gardes.

    medium_Walser.4.jpgRobert Walser avant-gardiste? Pas du tout au sens d'un chef d'école ou d'un concepteur de manifestes. Et pourtant, qui aura mieux que lui subverti tous les clichés et nettoyé, à sa façon, la langue en la «travaillant» au creux de ses arcanes auriculaires - Peter Utz dégageant mieux que personne son talent d'«écouteur» du bruit du temps.

    Le lecteur francophone ne peut certes encore, à l'heure qu'il est, évaluer la richesse du matériau verbal transmuté par Robert Walser dans la constellation de ses «feuilletons» journalistiques, dont une partie seulement est traduite. Or c'est le mérite de Peter Utz de nous révéler cette partie immergée de l'iceberg walsérien, à quoi s'agrègent aussi les microgrammes, et surtout de mettre en évidence, dans la continuité mimétique (et souvent parodique) d'un «style-du-temps-présent» revendiqué par l'écrivain, certains motifs traités à la fois par les écrivains de son époque et par Walser.

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    Ainsi du thème de Cendrillon, «dramolet» considéré par le coéditeur de la revue Die Insel où il parut comme «de loin ce que nous avons publié de plus important», et traité par Walser d'une manière si originale par rapport à ses pairs. Ainsi de sa façon de traiter et de «retourner» le «caractère nerveux de l'époque», qui l'impliquait lui-même dans son hérédité. Ainsi de son rapport avec les thèmes, à haute connotation idéologique, de la célébration des Alpes ou du concept de fin du monde. Ainsi de ses relations avec Nietzsche et Kleist, dans un jeu significatif de réserve et d'adhésion. Ainsi enfin, dans le genre particulier de la chronique journalistique, de sa manière d'habiter ce «rez-de-chaussée» comme personne...

    Ce qu'il y a de plus étonnant dans la grande traversée de Peter Utz, outre la somme de connaissances et de références dont il nous enrichit, c'est que le critique y danse positivement avec le poète, non pas en lui imposant son rythme et ses figures, comme tant de commentateurs académiques, mais en écoutant la musique de l'écrivain à sa source vive. Il en résulte une relecture sans parasite, en ce sens que ce qu'il y a d'apparemment primesautier chez Walser ne s'en trouve pas défraîchi. Quant à la part à la fois plus consciente et plus profonde, plus ouverte et plus libératrice de cette oeuvre, elle apparaît comme un apport critique réellement créateur, qui donne au livre sa propre beauté.

    Peter Utz, Robert Walser, Danser dans les marges. Traduit de l'allemand par Colette Kowalski. Editions Zoé, 565 pp.

     

  • Dindo ou l'insoumission

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    Avoir ce soir à 23h45,: Genet à Chatila, sur TSR 2.Dindo10.jpgDindo7.gif

    Richard Dindo, considéré comme le plus grand documentariste du cinéma suisse, n’a pas encore droit à la reconnaissance qu’il mérite. Obstiné et malcommode, il travaille à son œuvre en suivant son goût plus que l’attente du public ou du milieu. Naguère en phase avec le cinéma soixante-huitard, il fut classé contestataire avec L’Exécution du traître à la patrie Ernst S. réalisé d’après un reportage du journaliste gauchiste Niklaus Meienberg, et aujourd’hui encore ce sont ses films « engagés » sur Che Guevara, les combattants suisses dans la Guerre d’Espagne ou les étudiants massacrés au Mexique qui font référence. Ce qu’il récuse : « En fait, ce n’est pas tant Ernst S., cet imbécile, qui m’intéressait, mais sa famille. Et tous mes films débordent la sphère politique. Cela étant, je suis un rebelle de 68 et le resterai toujours. Max Frisch a été mon père de substitution, la Cinémathèque de Paris fut mon école et  je dois mon premier choc de cinéphile à Godard, mais les femmes comptent pour l’essentiel dans mon éducation et dans mon histoire personnelle».

    Celle-ci remplit les plus de 9000 pages de son journal, qu’il appelle Le Livre des coïncidences, entièrement rédigé en français. C’est là qu’il se raconte tous les jours. Sa franchise absolue, notamment en matière de vie érotique, lui valut un divorce après que sa deuxième femme se fut indiscrètement risquée à sa lecture. « J’écris mon journal pour que le temps puisse continuer à couler », conclut le redoutable diariste…

    Au demeurant, ce regard sur lui-même n’a rien de sentimental ni de romantique. Sa première expérience du monde et des relations humaines, peu marquée par les effusions, l’a blindé et fortifié en matière de liberté. «Dès mon adolescence, j’ai fait ce que j’ai voulu. Ouvrier dans la construction, mon père était le plus souvent absent de la maison. Au total, je ne dois pas avoir échangé plus de trente réparties avec lui. Jamais il ne m’a dit ce que je devais faire. Jamais je n’ai eu le sentiment d’aucun respect entre mes parents et envers  nous autres, leurs cinq enfants.  Ensuite, quand j’ai eu douze ans, c’est ma mère qui s’en est allée. Mais je ne m’en plains pas : cela m’a forcé à me débrouiller. En fait, je n’ai pas vraiment été éduqué à ce moment-là: je suis resté une espèce de sauvage».

    Le sauvage en question n’aime pas la vie de groupe. Si la vie de famille lui a paru supportable entre six et douze ans, les réunions de plus de deux ou trois personnes lui sont toujours pénibles, alors qu’il ne s’ennuie jamais quand il est seul. À l’école, en outre, il s’est toujours senti l’étranger du groupe. Originaire de Vérone par son père, qui refusait cependant de parler italien en famille, il n’en avait pas moins un passeport italien et certain problème d’identité. Pas un hasard si ses premiers amis, et sa première amoureuse, étaient des juifs. Pas un hasard non plus si les destinées qui l’attirent sont souvent marquées par une blessure surmontée par la révolte ou la création artistique. C’est ce qui l’a attiré vers Paul Grüninger, le fameux sauveteur de Juifs, ou vers Charlotte, qui a documenté l’Occupation dan une saisissante « chronique » à l’aquarelle avant d’être déportée par les nazis. Pas un hasard, chez ce lecteur très impliqué dans le langage des autres, qu’il  dégage Rimbaud de sa légende enjolivée, et Kafka de la sienne, pour aller vers  le vrai. Pas un hasard enfin si dans ses deux derniers films, Marsdreamers et Gauguin, Dindo l’utopiste nous ramène, sous la lumière froide et lointaine de la planète rouge, à la beauté menacée de la Terre ou à celle que  Gauguin cherchait en transfigurant les paysages et les visages de Tahiti et des îles Marquises.

    La beauté, Richard Dindo l’a découverte au musée national de Bagdad, à vingt ans. « Là j’ai compris ce qu’était la culture en regardant les magnifique figurines d’albâtre de l’époque sumérienne. J’ai compris que la culture consiste à fabriquer de beaux objets qui sont en même temps objets de mémoire. C’est ça pour moi la culture : la beauté et la mémoire.

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    Richard Dindo en dates

    1944 Naissance à Zurich. Origine italienne. 1964 Débarque à Paris. « Etudie » le cinéma à la Cinémathèque.1970 Premier film : La répétition.1977 L’exécution du traître à la patrie Ernst S, avec Niklaus Meienberg. 1981 Max Frisch Journal (I-III), avec l’écrivain.1986 El Suizo, un Suisse en Espagne. Seule fiction, « ratée » selon Dindo…1991 Arthur Rimbaud, une biographie. Film « maudit » en France.1997 L’Affaire Grüninger. Portrait d’un résistant.1999 Genet à Chatila.2003 Ni olvido ni perdo. Dernier film « politique ». 2005 Kafka. 2009.  MarsDreamers ; 2010. Gauguin.

     

  • Ceux qui n'en reviennent pas

    Panopticon7654.jpgCelui qui murmure « de Dieu de Dieu » en relisant ce qu’il écrivait il y a quelques  années / Celle qui s’étonne de s’étonner encore mais ça ne t’étonne pas toi qui t’étonnes de rien / Ceux qui sont revenus mais sont repartis aussitôt en pensant que jamais ils ne reviendraient alors qu’on sait qu’à tout coup le pommier revient à ses pommes ainsi que le dit la sentence bernoise / Celui qui avait un goût de Gitanes sans filtres dans la bouche qui parfumaient ses baisers hélas plus fades aujourd’hui à en croire ses amies restées au cigare / Celle qui a pas mal péché dans sa vie mais c’était assez super tout ça / Ceux qui ne regrettent pas les orgies de leur jeunesse vu qu’ils n’en ont jamais été / Celui qui est trop intelligent pour être romancier / Celle qui est trop romancière pour être dupe / Ceux qui ne seraient pas romanciers si leurs admirables compagnes se contentaient de tricoter ou de jouer au bowling du quartier / Celui qui dans les scènes de ménage a toujours tenu pour la vaisselle / Celle qui n’avale pas par principe marxiste / Ceux qui ne se gênent pas d’être « fit » en parlant de Notre Seigneur comme s’ils venaient de faire un parcours santé avec Lui – avec une majuscule ce Lui comme s’il portait des NIKE à semelles triples / Celui qui justifie sa paresse physique en se réclamant d’Oskar Wild l’auteur fameux de Pour vivre heureux vivons couchés / Celle qui se demande toujours qui « fait la femme » dans les couples de garçons et jamais qui « fait l’homme » dans les paires de gifles / Ceux qui ont constaté sur le terrain que le partenaires Top et les Bottom ne sont pas toujours ceux qu’on croit surtout dans les entreprises modernes où la lecture consensuelle va de pair avec le stretching / Celui qui a donné pour les sinistrés d’Agadir mais entretemps tout a été reconstruit / Celle qui trouve du bon sens au candidat républicain catholique qui affirme que les homosexuels seront traités par son gouvernement comme des animaux de compagnie donc en pleine considération de leur dignité s’ils croient en Dieu / Celui qui estime que des cours d’orientation sexuelle avec boussole doivent être donnés aux classes défavorisées où l’on est vite tenté de dévier à cause du manque de repères / Celle qui a perdu ses repères quand ses bas ont filé / Ceux qui affirment que trop de liberté nuit et par exemple en Afrique où les gens se déshabillent si facilement / Celui qui n’a lu ni Sartre ni Camus en v.o. mais cite volontiers l’étranger qu’a la nausée et tout ça /  Celle qui prétend que Camus (Albert) aurait voté Hollande et sûrement pas DSK son rival dans les boîtes échangistes / Celui qui échangerait beau-père acariâtre contre tracteur à réviser / Celle qui prétend à haute voix que son neveu Paul actuellement actuaire chez Nestlé aurait subi des attouchements en 1963 de la part du séminariste Lupin devenu le prêtre ouvrier ultragauche que vous savez / Ceux qui auraient inventé le cinéma belge rien que pour voir Les convoyeurs attendent ou pour revoir C’est arrivé près de chez vous, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux que la mort laisse interdits

     

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    Celui qui se sait mortel depuis la naissance de son premier enfant / Celle qui chine dans l’appart du défunt / Ceux qui trouvent à la morte une sérénité qui lui ressemble / Celui qui te recommande de gérer ton deuil sans états d’âme / Celle qui sanglote sans savoir pourquoi / Ceux qui ont choisi le cercueil First Class eu égard au standing du Vieux / Celui qui rédige son 1233e laïus funéraire / Celle qui retrouve le parfum de son oncle aimé sur son lit de mort / Ceux qui se demandent si les cendres de leur cousin Venceslas Nobel de chimie en 1977 conservent une valeur marchande / Celui qui entre pieds nus dans la chapelle de l’Au Revoir / Celle qui retire subrepticement la bagues à Solitaire 24 carats de sa cousine sans héritiers directs vu que de toute façon on la crame / Ceux qui photographient le cadavre pour pouvoir le montrer à la veuve dont le divorce fut un premier deuil à l’époque de Pompidou / Celui qui a envie de pincer le macchab / Celle qui estime de son devoir de glisser un chapelet entre les doigts de Mara l’agnostique si bonne pourtant / Ceux qui estiment que Monsieur Lepoil ira droit au paradis rejoindre son chien Cachou / Celui qui peut enfin s’expliquer avec sa tante cannée / Celle qui trouve que sa maman chérie a l’air d’une poupée style fin XIXe / Ceux qui estiment que leur cousin pédé Frédéric n’a pas droit à une messe à la basilique tout académicien belge qu’il soit / Celui qui raffole de l’odeur des chrysanthèmes / Celle qui ne paiera pas un sou pour la transformation de la tombe de ses parents fomentée par ses sœurs et frères / Ceux qui ne manquent pas une verrée d’adieu / Celui qui se demande si le décès de ta mère remet en question le versement de la petite somme que tu lui dois avant la fin de la semaine / Celle qui retrouve son frère dit l’Américain à l’ensevelissement de leur mère aux sept enfants illégitimes / Ceux qui n’assisteront pas à la cérémonie vu que leur mère n’avait plus personne / Celui qui découvre que sa sœur Pétronille est bien plus présente morte que vivante / Celle qui parle au fuchsia dans lequel sa tante lui a dit qu’elle laisserait la meilleure part de son être / Ceux qui se sont jurés de passer un bout de la Misa Criola à l’office du souvenir / Celui qui estime que son chef de bureau n’a pas mérité tant de couronnes / Celle qui sait quelle vraie salope était le mort dont tous font l’éloge dans la fumée des cigares / Ceux qui ne disent rien à la sortie de la chapelle, etc.

    Ben Shahn, de la série The Passion of Sacco and Vanzetti.

  • Rodgère héros déjanté

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    Dans Je suis une aventure, Arno Bertina approche le Mozart de la raquette avec une fantaisie éclairante. Régal fumant et (parfois) un peu fumeux !

    Quelle différence y a-t-il entre Roger Federer, légende vivante du tennis mondial, et le Rodgère Fédérère que nous rencontrons dans Je suis une aventure, première lecture décoiffante de la nouvelle année ? Sous le nom « maquillé » et la liberté totale de l’invention romanesque, ce qu’il faut dire est que le Rodgère d’Arno Bertina est sûrement aussi « vrai », et plus intéressant, que le personnage adulé, figé en icône en attendant que les foules versatiles, après avoir fait HOUUUUU en le voyant casser sa raquette, s’exclament « santo subito »…

    Bertina1.jpgAprès avoir signé La déconfite gigantale du sérieux, entre dix autres titres, Arno Bertina, 37 ans, consacre un peu moins de 500 pages « gigantalement » ludiques, voire délirantes, à celui qu’on a qualifié tantôt de « génie » et d’« extraterrestre », conjuguant « grâce absolue et « magie ». Or ce délire n’est en rien une « déconfite » du vrai sérieux. Pas seulement parce que l’auteur, qui semble tout connaître des moindres « coups » du Maître, parle merveilleusement du tennis, mais parce que son roman va bien au-delà de la célébration sportive ou de la curiosité pipole : du côté de l’humain, du dépassement de soi et des retombées de la réussite, ou de l’échec que le seul terme de « mononucléose » suffirait à évoquer, etre autres envolées philosophiques, artistico-physiologiques ou éthylo-poétiques. 

    Défaites et rebonds

    Le roman démarre sur les chapeaux de roues d’une moto Bandit 650, en 2008, quand le narrateur, journaliste parisien pigiste qui s’est déjà fait connaître par une interview « scoop » de Mike Tyson, revient de Bâle d’humeur sombre. Malgré le rendez-vous fixé par le secrétaire de Rodgère, celui-ci a finalement refusé de le recevoir, probablement déprimé par ses défaites récentes. Le pigiste se rappelle les commentaires de ses confrères : « L’odeur du sang rameute les charognards ; ils briquent les titres alarmistes, parlant de fin, de mort ». Tandis que lui voudrait comprendre, avec respect, la faiblesse de celui qu’il admire en toute lucidité. Or celle-ci n’exclut pas la fantaisie la plus débridée !

    De fait, sur la route du retour de Suisse, à la faveur de pannes de son engin, deux fantômes apparaissent au narrateur : le premier est celui d’un écrivain américain « culte », en la personne de Henry David Thoreau (1817-1862), auteur de Walden ou la vie dans les bois ; et le second celui de Robert Maynard Pirsig, autre auteur américain non moins adulé du Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Deux sages qui vont escorter le narrateur à travers le livre jusqu’à la première vraie rencontre de celui-là avec Rodgère dans sa fameuse « salle des trophées » de Bottmingen. Et là, deuxième surprise : que Fédérère se montre un si fin connaisseur de ces deux auteurs qu’il ne parlera que d’eux et ce sera, une fois de plus, tintin pour l’interview !

    Et le tennis là-dedans ? Il est partout. Avec des matches détaillés dont l’un deux (contre Söderling) est décrit en quatorze doubles pages à schémas graphiques commentés ! Par l’aperçu du harcèlement que subit Rodgère partout où il se pointe. Par une kyrielle de propos repris des journaux ou que l’auteur lui prête : «Tu es impérial, tu n’as pas le droit de dire que tu as mal. Dans une pièce d’Aristophane Zeus en a plein le cul et il le dit comme ça »...

    Or la réalité et la fiction s'entremêlent jusque dans les rêves du pigiste, auquel Rodgère envoie des courriels oniriques, et jusqu’en Afrique, où un adorable Malien du nom de Benigno Ramos, ancien esclave des chantiers chinois, a imaginé de créer le premier Rodgère Fédérère International Tennis Club à Bamako, où il déclare à son idole débarquant incognito avec son pote pigiste : « Moi j’ai toujours admiré votre façon de créer de la beauté »…

    Arno Bertina. Je suis une aventure. Verticales, 492p.



    Le roman « bio » en vogue

    Les romanciers actuels manquent-ils d’imagination ?

    C’est ce qu’on pourrait se demander, depuis quelques années, en constatant que pas mal d’entre eux s’inspirent de personnages plus ou moins connus pour en faire les protagonistes de « romans » oscillant entre faits avérés et fiction. En automne dernier, ainsi, plusieurs prix littéraires français ont consacré des ouvrage sde ce genre, à commencer par le (remarquable) récit consacré par Emmanuel Carrère aux faits et gestes de l’écrivain et tribun nationaliste russe Limonov, qui lui a valu le Prix Renaudot. De la même façon, Simon Liberati décrochait le Femina avec l’évocation romanesque de la pulpeuse Jayne Mansfield, tandis que Mathieu Lindon obtenait le Médicis avec un ouvrage hanté par la figure du philosophe Michel Foucault. Plus récemment, Marc-Edouard Nabe s’est identifié à DSK dans une pseudo-confession intitulée L’enculé, où la part de l’imagination et du style cèdent le pas à la provocation glaireuse.

    Bien avant ceux-là, d’autres romanciers auront « brodé » sur des canevas biographiques explicites, comme Jacques Chessex avec Benjamin Constant ou Roger Vaillant.

    Or ce qu’on peut relever, dans le cas d’Arno Bertina, c’est que l’imagination qu’il déploie dans Je suis une aventure va bien au-delà de l’évocation de type journalistique ou de la variation biographique, participant bel et bien de l’imagination romanesque et modulant une écriture fruitée, étincelante.

  • Trouvère du quotidien

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    Dans  ses Transports, Alain Bagnoud, mêle humour et tendresse avec bonheur. Tout à fait épatant !

    Dans le mot transport on entend à la fois « transe» et «port», double promesse de partance et d’escales, mais on pense aussi voyage en commun, déplacements par les villes et campagnes ou enfin petites et grandes effusions, jusqu’à l’extase vous transportant au 7e ciel…

    Or il y a de tout ça dans le recueil bref et dense d’Alain Bagnoud, écrivain valaisan prof à Genève dont les variations autobiographiques de lettré rocker sur les bords (tel Le blues des vocations éphémères, en 2010) ont déjà fait date, à côté d’un essai sur « saint Farinet », notamment.

    En un peu plus de cent tableaux incisifs et limpides à la fois, ce nouveau livre enchante par les notes consignées au jour le jour, et sous toutes les lumières et ambiances, où il capte autant de « minutes heureuses », de scènes touchantes ou cocasses attrapées en passant dans la rue, d’un trajet en train à une station au bord du lac ou dans un troquet, avec mille bribes de conversations (tout le monde est accroché à son portable) en passant : « Ah tu m’étonnes. (…) Elle a un problème celle-là j’te jure ! C’est une jeune Ethiopienne avec un diamant dans la narine et des extensions de cheveux », ou encore : «Chouchou on entre en gare, chouchou je suis là »...

    Entre autres croquis ironiques : « J’ai rendez-vous avec une grande dame blonde qui a des cailloux dans son sac. Elle les ramasse au bord de la rivière et elle les offre à ses amis. Elle donne aussi des cours de catéchisme et organise des séjours pour le jeune qui aspirent au partage. Mais explique-t-elle, ils préfèrent que ça ne se sache pas ».

    Sortie de boîtes, terrasses, propos sur la vie qui va (« Le fleuve coule comme le temps depuis Héraclite. C’est la saison des asperges », ou « Il est minuit. J’ai vieilli trop vite »), observations sur les modes qui se succèdent (« le genre hippie chic revient ») ou sur de menus faits sociaux (ce type « en embuscade pour un poste prometteur, ou cet autre qui affirme que « les technologies sont des outils spirituels »), bref : autant  de scènes de la vie des quotidienne dans lesquelles l’auteur s’inscrit avec une sorte d’affection latente : « J’aimerais percer le mystère des gens par leur apparence. Pourtant, lorsque je me regarde dans la glace, je me trouve un air de boxeur dandy qui aurait fini misérablement sa carrière et travaillerait comme videur dans une boîte de nuit. Raté, mais content de son gilet de velours »…

    Alain Bagnoud. Transports. Editions de L’Aire, 107p.

    On peut retrouver Alain Bagnoud sur son blog: http://bagnoud.blogg.org

     

  • Ceux qui se cament

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    Celui qui se défonce sur son home-trainer / Celle qui arrive avant tout le monde à l’Entreprise qu’elle dit sa vie (« L’Entreprise est ma vie, dit-elle, ma vie c’est l’Entreprise », comme sa cousine Josyane dit : « J’ai l’héro dans la peau ») / Ceux qui se shootent à l’héros genre Guillaume Tell / Celui qui ne peut rien « arquer » le matin sans son Joghurt YOPLAIT / Celle qui est addict au smartphone SMARTIE / Ceux qui ne feront plus rien sans être reconnus même à la télé interne de l’Entreprise / Celle qui a connu l’Xtase sur sa KAWA 2000 même que ça a taché son string DIESEL / Celle qui pourrait coucher pour une ceinture SONIA RYKIEL / Ceux qui rêvent réellement de passer un casting / Celui qui s’est fait un nom sur Camshit.com / Celle qui sniffe des nectarines / Ceux qui se donnent à mort au multiculturel / Celui qui se filme à la webcam en train de masser sa chienne épilée avec le joli succès d’environ 17.777 mateurs sur Camshit.com dont certains lui demandent alors Blaise tu la baises ? / Celle qui mâche du bois doux / Ceux qui ont lu tout Amélie Nothomb la Belge / Celui qui a noté d’avance toutes les réponses que lui fera tout à l’heure Amélie quand il se tapera sa énième interview de Nothomb / Celle qui a rencontré le cinéma wallon comme d’autres le berger balte à trois couilles / Ceux qui se droguent carrément à la propagande coréenne du nord / Celui qui se sent piqué chaque fois que son fils se fait un shoot de NUTELLA / Celle qui te révèle son for intérieur sans se douter que ça ne prend pas de t / Ceux qui remettent son t à fort pour se sentir plus forts avec s / Celui qui se dit que tout ce temps que cet abruti prend à établir ces listes à la con pourrait servir au Parti / Celle qui mendie pour le plaisir et ne se drogue pas faute d’envie / Ceux qui se piquent de culture culturelle / Celui qui a fait remplacer le titre de la Rubrique culturelle par celui de Pause café et finalement de Rien foutre / Celle qui se donne entièrement à sa rubrique conso et éjac précoce / Ceux qui se torchent avec les doigts  plus volontiers qu’avec Le Matin au motif que l’encre de celui-ci tache un peu, etc.     

    Image: Terry Rodgers  

  • L'homme qui tombe, story 3

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    Rhapsodies panoptiques (24)


    … Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle : « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…

    Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar - mais le scénar était à vrai dire le dernier souci de Nuage à ce moment-là qui se sentait tout à coup une lancée par la peau dans les feulées de la Kawa et les rugissements, et voici que l’Objet du film redevenait la peau de Vanda qui le possédait et l’inspirait, sur quoi, passée la grille des anciens abattoirs, la belle paire échappant soudain à la capture panoptique de l’agent Jegor, s’ouvraient les portes de l’Atelier où Nuage et son gang, dès ce jour, entreprendraient les préparations tour à tour très lentes et fulgurantes de Par les nuits d’orage.

    Or sans discontinuer, depuis des jours, Nuage avait slurpé l’Afrique et la bonté grave à même la peau de Jula sa Dulcinée qui alternait au-dessus de lui les psaumes de volupté et les pensées de sa jeune rage de Docteure ès sciences politiques proscrite et non moins impatiente que lui de quichottiser le monde par une neuve intelligence des gens et des choses - et bientôt s’était formée dans la tête de Nuage, la fameuse nuée de l’Idée féconde aux scintillements érotisés par leur double subconscience et les multiples apports du rhum, de cigares torsadés et de palabres jusqu’à point d’heures…

    Basil.jpg…L’idée que le geste de faire pût se faire à deux n’avait pas effleuré, cela va sans dire, la pensée créatrice de Basil pour lequel Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure ou Cervantès et sa flopée de personnage ne travaillent pas dans le même rayon - chacun son job. Mais Jula n’est pas moins essentielle que le surnommé Nuage dans la story genre épopée urbaine dont on ne voit pas trop où elle conduira si ce n’est qu’elle m’est un prétexte comme un autre de revoir Basil au café des Abattoirs ou au Buffet de la Gare sous le Cervin mandarine, selon les jours ; et c’est là que nous parlons et reparlons de cette idée éventée visant à l’évacuation de la notion d’Auteur, comme on a renvoyé les personnages de romans aux vestiaires et la notion même de story, avant de replonger dans les avatars de téléfilms et de romans-feuilletons. Tout ça, Tonio, on se l’est dit et répété, pour soulager la vanité chiffonnée des auteurs sans entrailles et des cuistres facultards. Tout ça complètement obsolète et à réviser à l’acéré. Vieilles nippes pseudo-modernistes. Après Bourdieu les bourdieusards et c’est de la même paroisse aigre que celle des bigotes de l’Abbé Brel. Je n’en ferai pas, le Kid, une théorie de plus, mais la notion d’Auteur est une aussi belle fiction que la fiction des personnages se pressant dans sa salle d’attente pour le casting. Tu connais ma vanité totale, Kiddy, qui serait de ne plus signer aucun texte. On y reviendra à l’orgueil suprême du griot homérique parlant comme personne et pour tout le monde – ce qu’attendant tu me cites trois lignes du petit Marcel, trois de l’affreux Ferdine, trois autres de l’ourse noire ou de sainte Flannery et je te signe le certificat d’identification, nulle difficulté en cela, n’est-ce pas, mais pour prouver quoi ? Or ce que j’aime dans votre volée de freluquets est votre dédain croissant des références et des étiquettes, qui vous campe plus nus devant la Chose, plus désarmés peut-être mais peut-être plus vrais, parfois, j’sais pas, y m'semble, je crois…

    Quentin13.jpg…Entretemps, après Vanda, j’avais aussi découvert Trona. Un youngster à l’air rilax m’avait fait ce cadeau de me révéler Trona dans son premier roman, après Le cul de Judas du bel Antonio. Les musiciens servent à ça aussi : à te fiche le blues avec un Andante dont tu ne te rappelles plus le nom de l’auteur sauf que tu sens qu’il a vu un peu plus de pays que les autres, celui-là. J’te passe quand tu veux la mort de Didon de Purcell, compère Quentin, ou je te fredonne la Sonate posthume de Schubert ou n’importe quel blues de Lightnin’Hopkins. Et voir la vérité de Trona, autant qu’exprimer l’atroce vérité de Vanda titubant entre seringues et cageots dans le labyrinthe à l’infernal tintamarre, se replonger en Angola guerrier dans la foulée de Lobo Antunes puis suivre ce Don Juan carabiné - le meilleur coup de Benfica selon les femelles de là-bas -, dans les cercles infernaux des malades de Monsieur le psychiatre frotté de lettres, fraternel autant qu’un Carver ou qu’un Tchekhov; et revenir alors à l’inoubliable dépotoir de la Salle 6 de ce dernier – tout ça va nous exonérer, comme après une virée aux pays de Flannery ou de l’affreuse Patty, des salamalecs devant le Génie de l’Auteur ou des arguties méticuleuses visant à nous prouver que rien ne tient que la textualité du texte en son contexte textuel – tout cela ne découlant finalement que de la même chronique immensément amère et tonique, car tout se mêle, que tous ils se mêlent et s’entremêlent à renfort de vocables dans le flux des proses, et l’homme n’en finit pas de tomber…

    …On se l’est dit et répété, le Kid : que la Nature quelque part nous sauvera des tautologies des énervés. Tes socques de poète des fjords et de pierriers vont faire des cloques aux linos de la Faculté, et les éteignoirs blafards, et les blêmes bas-bleus du Milieu littéraire, cette asphyxiante entité de culs-bénits, se le tiendront pour dit. Or je t’attends aux abattoirs. Il se passe là-bas des choses. Le Gitan va passer un de ces soirs et nous y retrouverons la belle Jula et le doux Nuage, Blacky le Bantou et Quentin reparti pour sa tempête, et faudra bien que Bona se pointe un de ces jours, et les marchandes de quat’saisons de Facebook, fées et sorcières à l’avenant – surtout faudra se remettre à rire en notre Abbaye de Thélème numérique et surnuméraire, faudra pas se gêner. Faut pas, les kids, vieillir avant l’âge, ça vraiment faudrait pas. Faut pas faire semblant de ne pas vieillir non plus, ça non plus vaut mieux pas, mais faut vieillir comme il faut, c'est ça qu'y faudrait – et mon sermon, là, vous vous en faites un chibouk, les kids de toutes volées, et l'allez fumer sous le tamarinier…

    Image: Bateau dans la tempête, dessin à l'encre de Louis Soutter.

  • Ceux qui se cherchent dans le Dédale

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    Celui qui croit percevoir la forme du Dédale / Celle qui a cru voir courir le fil d’Ariane dans les ruelles de la favela / Ceux qui se murmurent des confidences dans l’obscurité du container / Celui qui est sensible aux couleurs jusque dans les décombres / Celle qui voit partout des traces de sacré / Ceux qui attendent un SMS de la triste inconnue / Celui qui constate l’importance du lieu commun / Celle qui résiste au bruit / Ceux qui avancent masqués dans le bar des visages / Celui qui se méfie de la qualification d’Artiste / vlcsnap-2011-10-11-10h14m40s73.pngCelle qui préfère ceux qui de presque rien font de petits quelque chose / Ceux qui s’approchent à tâtons de la source de lumière légèrement réchauffante / Celui qui évite les bavards sectaires /  Celle qui ne sait rien que par la peau / Ceux qui se parlent à demi-mots et à double-sens / Celui que les explications claires dépriment toujours un peu / Celle qui ne se fie qu’aux ardents / Ceux qui ont tout refroidi / Celui qui endure la méchanceté des lascars / Celle qui devine le pourquoi de la méchanceté des lascars à l’endroit des infirmes / Ceux qui se paient sur l’innocence des candides / Celui qui efface ses traces afin d’être mieux suivi / vlcsnap-2012-01-01-22h33m55s238.pngCelle qui se désole de voir tant de garçons renoncer à la Conquête / Ceux qui ont fait le tour de la Question et ne feront donc plus que se la poser / Celui qui s’en met une pour en finir avec cette année soûlante / Celle qui écoute ce qui parle en elle dans une langue qu’elle apprend à mesure / Ceux qui se racontent l’histoire de la rousse qui a jeté son enfant au dévaloir et qu’on a retrouvé vivant et qui a fait une jolie carrière de trader alors qu’elle en chie dans la banlieue de Lisbonne / Celui qu’une malédiction semble poursuivre mais ce n’est qu’une impression / Celle qui voit son taudis fracassé par les promoteurs qui ne respectent rien / Ceux qui se trouvaient bien dans l’immeuble pourri aux squatters amateurs de slam / Celui qui chantonne au milieu des gravats / Celle qui répand de la joie sans le savoir ni le vouloir encore moins / Ceux qui se contentent de ce qu’ils ont sans la moindre envie sauf la secousse qu’on sait ou une tuée le samedi / Celui qui a une tempête dans la tête qu’il affronte avec la détermination de Prospéro sublimant la rage de Caliban et déployant la grâce d’Ariel et de Miranda / Celle qui calme les éléments en élevant simplement la voix juste ce qu’il faut / Ceux qui s’opiniâtrent à l’Ouvroir, etc.

    Images : Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda. Disponible en DVD avec un livret intéressant.

    (Cette liste a été jetée ici après la revoyure de la première heure du film de Pedro Costa intitulé Dans la chambre de Vanda, bel ouvrage de solitude surpeuplée et de tristesse source de beauté

  • Le Solitaire

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    Rhapsodies panoptiques (23)


    …Et comme à l’accoutumée en ce dernier jour de l’an, selon votre calendrier, notre job est de veiller un peu partout dans le silence plus ou moins enneigé, et c’est toujours une mission de douceur particulière que ce travail de longer les fenêtres éclairées ou de s’arrêter sous les ponts, le long des terrains vagues et partout où le souffle humain se perçoit en buée, jamais on ne sent aussi seul qu’en ce moment-là de vivre avec eux la fiction d’un Temps qui bascule, puisque nous savons la réalité tout autre, mais nous jouons à dire MAINTENANT et je le dis aussi avec une solennité particulière en vous entendant dire et répéter APRÈS avec des espoirs variés, et je me laisse porter de MAINTENANT en MAINTENANT…

    …Il va sans dire qu’on me croit inatteignable et cela ne fait qu’accroître mon sentiment lourd, mais telle est la loi des Médiations et Murmures à laquelle je suis soumis par l’Auteur ; or le fait est que cette vocation correspond à ma nature paisible ou disons pacifiée en des orages qu’on ignore, tant il est vrai qu’il n’y aurait pas de paix accessible sans rages ni tempêtes affrontées et plus ou moins domptées dans les temps d’AVANT, mais c’est une autre histoire que MAINTENANT où me voici par les allées de la nuit de fête aux fenêtres…


    …Ils n’osent me penser voyeur : c’est à l’Auteur seul qu’ils imputeront ce qu’ils considèrent comme un vice en nous prêtant à nous autres des ailes et quelque mécanisme occulte pour les agiter, tout ça faute d’imagination et par crainte aussi des Puissances et des Trônes, ou par fascination pour le perpétuel Agité – mais plus que démentir j’appliquerai notre règle des Nuances et Précisions pour préciser à la nuance près que regarder MAINTENANT est plus que se rincer l’œil, comme ils disent : que regarder est prendre garde et qu’aux fenêtres telles est ma vocation de veiller plus que de prier…


    …Donc aux fenêtres je veillerai MAINTENANT, il a neigé blanc tout le jour et le jour déclinant il neige noir ce soir et je m’enveloppe de ce noir ardent de ma solitaire douceur, MAINTENANT je les dévisage, les masques font leur théâtre mais je vois sous les masques, je vois les mains, je vois les gestes, je vous regarde, je fais attention, je serai très attentionné toute la soirée de ce MAINTENANT, j’exercerai mon droit aux médiations réparatrices et aux murmures consolateurs, cependant n’attendez point de ma part chattemites et minauderies de nitouches car de loin en loin il me sera loisible aussi de déchaîner ires voire extermination de moches délires…

    …L’humanité belle me fait respirer : me ferait battre des ailes si j’en avais. Aux fenêtres je ne vois pas qu’elle mais elle y est : elle y est partout. MAINTENANT que je suis aux fenêtres d’une cité pas mal disgraciée de Moundou, loin de la neige des maisons de l’auteur et de son gang, je la repère et fais rapport circonstancié ; et quand trop de peine m’apparaît aux fenêtres je recours à mes magies de marabout non déclaré et j’y vais de mes consolations et de mes mélodies bluesy, nul mur ni muraille n’y résiste : et si ça se trouve je sors mon brumisateur de joyce et brumise alors en ordonnant aux murmures la diffusion du vocable REJOYCE - je sais bien que ce n’est pas le Pérou mais MAINTENANT que je rôde par les hauts de Lima je respire et soupire devant tant d’humanité bonne que je continuerai de chercher tout à l’heure à Trona…

    …Ce que je ne saurais souffrir en revanche, ce que nos instances secrètes ne laisseront pas se faire est l’injure au vocabulaire qui fait du solitaire un diamant à greluches souriant à faire pisser le sang des gens par le maudit minerai. Partout au monde et MAINTENANT, j’veux dire MAINTENANT, à Kono où je passe en coup de vent, à Tongo Field où le froid me transit, cette insulte au vocabulaire me transforme au point de ne plus voir partout qu’homicide et génocide – mais là je me sens impuissant aussi devant les Trônes et les Puissances adverses, là tout bascule et c’est MAINTENANT que Trona gagne, j’veux dire : le désespoir de Trona…

    …Mais les groins humains se défendent. Qu’on a déjà donné, qu’ils me disent. Que mes états d’âme ils s’en tapent, ils me disent sans me parler vu que je perçois tout aux regards. Que le trou du cul du monde de Trona est le vrai royaume où tout est vrai de la plus vraie mocheté. Et là, MAINTENANT, ce sont de moches regards : faut pas se leurrer. Regarde ce qui vient là : regarde le Mal aux axes mensongers qui disent que tout est vrai à Trona. Regarde le trône abject de l’église aux barbelés dont l’entrée se paie de ne plus croire en rien. Je sais. Je sais ce que c’est. Je sais que c’est moche l’humanité et que ça pèse comme un vrac de tout-venant ; et c’est aussi de ça que je suis censé faire rapport - et l’Auteur avec son sac de diamants ; et que lui aussi ça lui tombe dessus ce soir comme un poids, lui qui va se trouver tout à l’heure tout entouré d’humanité bonne qui le trompera sur tout ce qui pèse là-bas un peu partout, de Trona au Nord-Kivu et de Saga à Gaza - le poids des armes et partout et MAINTENANT, le prix des larmes…

    …Sur quoi je me rappelle combien c’est hors de leurs règles et règlements que de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, et je me dis une fois de plus, à fumer avec eux sur leur balcon de nuit enneigée, combien je me sens las de n’être qu’un esprit passant, ce soir j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, ce soir j’aimerais sentir en moi un poids, ce soir j’aimerais sentir qu'imine autre densité même mortelle abolisse l’illimité et me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de buveurs et de buveuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, enfin ce soir bon sang puissé-je m’asseoir à la table de Lady L. et de ses hôtes comme j’aimerais, plus tard dans le noir, m’asseoir à la table d’inconnus, là-bas à Gaza ou à Trona, jouant aux dés ou aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, au-dessus du lac noir et des bois transis - mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part, nous autres les Assistants & Messagers, nous ne faisons que simuler et que, dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche dans le combat avec le videur de boîte, comme on feint d’attraper le lynx dans leur foulée, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux sous le grand tamarinier du bord du fleuve, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand ils font rôtir des agneaux devant la yourte purifiée à la fumée de genévrier, quand on sert du vin sous les tentes du désert, quand le vent se relève et que tous s’en vont…


    ...Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je me suis tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle MAINTENANT partout, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que l’enfant était mort dans les bras de sa mère à laquelle j’ai imposé les mains, même sachant que mes pouvoirs sont peu à près vains, même sachant que je ne fais peut-être que vaporiser de bons sentiments, va savoir - il y a peut-être de quoi désespérer mais j’fais mon job…

  • L'Kirghize

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    Rhapsodies panoptique (22)

     Pour Françoise Berclaz

    …Là ce que je vais te raconter dans la neige de ce matin, l’Kid, toi qui vois ce que je vois sur l’autre versant de notre val, donc aussi blanc de neige qu’une page vierge  et que ce que nous voyons à la fenêtre, avec Lady L., depuis que la neige a recommencé de neiger – ce que je vais te raconter finira dans les larmes ou peu s’en faut, et pas à cause de l’horreur du monde mais à cause de ses beautés puisque je vais te balancer, en seconde main, la plus belle histoire d’amour du monde…

    …Tout à l’heure on était encore, avec Lady L, les deux au pieu comme dans une case ou une yourte, elle plutôt case congolaise en train de lire un article affreux sur les damnés de la terre du Nord-Kivu condamnés à gratter des éclats de cassitérite pour survivre et souder nos circuits imprimés, moi plutôt yourte en me pointant au seuil des steppes fleurant le pollen de l’absinthe sauvage où allait se dérouler la plus belle histoire d’amour du monde - tous les deux par conséquent sur le tapis volant des mots alors que l’Taulard, revenu de Paris comme je te l’ai dit, s’emmitouflait pour aller déneiger ce qu’il n’en finissait pas de neiger tant et plus sur ces hauteurs, genre Sisyphe de fin d’année…

     

    …C’est dame Berclaz, tu sais, la fille libraire du vieux Zermatten que tu n’as pas connu en son règne controversé de romancier-colonel conservateur mal vu de nos élites littéraires ; dame Françoise la tenancière de la fameuse bouquinerie La Liseuse, au cœur de Sion la bien-nommée (ô peuple de Sion, ô fille aînée de la catholicité valaisanne, ô sainte Corinna et saint Chappaz, ce genre de couplets…), Françoise Berclaz-Zermatten donc, pour la nommer en toutes lettres et honneur, qui m’a fait cadeau, l’autre jour que je passais par là-bas - et juste après que je lui eus dit merveille de l’opuscule de Quentin qui venait de lâcher son bagou à la radio -, de ce petit Folio guère plus feuillu intitulé Djamilia sous couverture polychrome représentant une espèce d’Asiate à longs cheveux et créoles d’or aux oreilles, robe violette et pleine d’entrain à ce qu’il semblait sur fond de steppe verte et de nuages de bel été – et la dame bouquinière de préciser que c’était la plus belle histoire d’amour du monde qu’oncques il lui avait été bâillé depuis le temps de l’Amour courtois et même avant, non sans préciser qu’Aragon avant elle l’avait claironné…

     …Or moi Louis Aragon, Kiddy, tu te doutes que je n’vote pas les yeux fermés pour tous les dits et écrits de sa firme, genre La Femme est l’Avenir de l’Homme et autres simagrées. Mais l’Aragon n’est pas que vidure de démagogie, il y a pire : l’Aragon est aussi la salope rusée de l’idiotie utile stalinienne ; l’Aragon a été l’cafteur autant que Céline le tout mariole a été le provocateur pousse-au-crime. Cependant, minute papillon ! l’Aragon Louis fut aussi Rossignol que son pair Ferdine, et la sœur de Marat, qui disait qu’un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines des uns et des autres, l’eût répété après moi ce matin devant la mémoire blanchie de la neige – d’ailleurs la préface d’Aragon au jeune Kirghize Tchinghiz sonne juste et vrai, c’est d’un homme de bonne volonté et d’un amoureux que ce coup de cœur, selon l’expression des libraires à la coule et des médias à la masse ; bref j’ai commencé de lire Djamilia et là j’ai ramené mes voiles noires et brûlé mes vaisseaux, comme on  dit : je me suis bientôt retrouvé dans les eaux profondes du Sentiment à l’état pur et de la Nature absorbée par tous les pores - oublié le Nord-Kivu le temps de voir se dessiner les figures de Djamilia et de Danïiar sous le crayon pur et sûr de Seït l’adolescent de quinze ans qui raconte cette histoire, laquelle sera double puisque lui aussi, qui se découvre artiste en écoutant le chant bouleversant de Danïiar le secret, vivra son premier amour dans la chaste attention du témoin…

    Kirghizes.jpg…Toi qui aimes le nordique plus ou moins sibérien et t’en reviens de la Panonnie, Kiddy, avec ton sens des objets tu kifferais grave, pour parler comme ta tribu, les figures et les objets de Kirghizie : tous les détails captés et réfractés en mots précis par le romancier qu’avait à peu près tes âges quand il a écrit Djamila. Sauf qu’il en savait plus que toi, l’Kid, c’est forcé. Quand son père a été liquidé par un Tyran au nom du peuple et qu’on se retrouve orphelin en Soviétie on apprend un peu forcément, et toute sa vie il apprendra, Tchinghiz Aïtmatov, jusqu’à devenir conseiller ès Perestroïka et mémoire des martyrs du Petit Père des Peuples -  mais passons sur la leçon d’histoire parce que là c’est le vent de la steppe qui souffle à pleins poumons en roulant ses chardons, c’est le souffle de la terre et les chevaux fous de la passion longtemps « rentrée »…

    …Plus encore c’est l’histoire de Passage du poète de Ramuz que cette plus belle histoire d’amour du monde, en plus sauvage et en plus terrible puisque la guerre y a sa part, la guerre et les nations, la guerre et les ethnies du bout du monde et leurs prières variées. Mais j’vais pas te priver des surprises du scénar, le Kid. Juste deux ou trois bouts de synopsis pour t’allécher. Donc ce type qui passe, cet orphelin comme le jeune auteur revenu des errances et de la guerre d’où il ramène une patte folle dans ce bled du fin fond des steppes où roule une rivière torrentueuse du nom de Kourkouréou qu’il aime écouter mugir le soir dans le noir. Aussi le type, taiseux, aime se percher sur une hauteur appelée la « butte de sentinelle », et sa façon de rester fermer ne plaît guère mais intrigue, à la longue, le jeune Seït qui raconte et s’enhardit à l’interroger sur son passé. Or le rêveur solitaire ne se livrera que du regard à l’apparition de Djamilia l’indomptable, la grâce et la force incarnée, qui le repousse et le moque avant de le mettre au défi en l’humiliant, dans un jeu qui tout coup se retourne contre elle – et Danïiar de se révéler pour ce qu’il est : à savoir l’amoureux de cette femme, certes, mais dont le sentiment irradie le monde entier par le truchement du chant le plus pur et le plus mélancolique qui soit, et voilà ce que ça donne par écrit, Kiddy : « C’était un homme profondément amoureux. Mais  amoureux, il l’était, je le sentais bien, pas seulement d’un autre être humaine : il s’agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d’un énorme amour de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait. Un homme indifférent n’eût pas pu chanter ainsi, quelle que fût la voir qu’il possédait ». Et c’est, après le chant de Djamilia qui « cherchait » Danïiar pour se faire pardonner son offense, par le chant de celui-ci qu’elle s’éprend de lui jusqu’à renier son mari aux armées qu’il a épousée pour en faire sa servante et qui se fera fort de remplacer Djamilia après la fuite de celle-ci : « Elle est partie, grand bien lui fasse ! Elle crèvera quelque part. De notre vivant. Nous ne manquerons pas de femmes. Même une femme à cheveux d’or ne vaut pas le dernier des bons à rien »…

     

    … Or ce qu’il y a de si beau là-dedans, Kiddy, c’est que l’Kirghize ne dore pas la pilule. Dans la case jouxtant ma yourte purifiée à la fumée de genévrier, j’entendais Lady L. soupirer, tout à l’heure, en découvrant le destin d’enfer que subissent les damnés mineurs de fond du Nord-Kivu se ruinant la santé pour un dollar par jour, et j’me rappelai les lointains infinis du goulag de naguère et des camps de la misère actuelle de partout, mais partout la chanson de Danïiar ressuscite de loin en loin, à l’instant je me rappelle le prologue des Chroniques tchadiennes de Nétonon Noël, au bord du fleuve Logone, et ce pourrait être le Kourkouréou de Kirghizie : « Ces instants de communion privilégiée avec la nature, ces heures magiques bercées par la paisible rumeur des vagues, le murmure insouciant de la brise dans les buissons et le ramage incertain des rouge-gorge tenaient une place à part dans ses souvenirs :il pouvait y entrée, grand blessé de la vie ; il en ressortirait toujours, pansée en ses plaies les plus intimes »…

    … On voit ainsi s’en aller ces deux-là, l’Kid, on pourrait dire que leur histoire finit bien alors qu’elle commence à peine, sur cette terre inhumaine que les hommes ont façonnée à l’image de ce qu’il y a de pire en eux, et ce n’est pas de l’amour à bon marché que celui de Djamilia et de Danïiar, on n’est pas ici dans les romances frelatées à la Marc Levy qui saturent nos marchés de dupes, on est dans le meilleur de l’homme que réfracte la poésie et ça finit comme ça, Kiddy, y a qu’à recopier et, même si  mes yeux se brouillent un peu,  je recopie ces mots du Kirghiz  et te les transmets dans la pleine conscience que la cassitérite y est pour quelques chose : « Où êtes-vous aujourd’hui, sur quelles routes marchez-vous ? Il y a maintenant beaucoup de chemins nouveaux chez nous dans la steppe, par tout le Kazakhstan jusqu’à l’Altaï et la Sibérie ! Beaucoup de gens audacieux travaillent là-bas. Peut-être, vous aussi, êtes vous allés dans ces pays ? Tu es partie, ma Djamilia, par la large steppe, sans regarder en arrière. Peut-être es-tu lasse, peut-être as-tu perdu la foi en toi ? Appuie-toi à Danïiar. Qu’il te chante sa chanson sur l’amour, la terre, la vie ! Que la steppe se mette à bouger et à jouer de toutes ses couleurs ! Que tu te souviennes de cette nuit d'août !  Va, Djamilia, ne te repens point, tu as trouvé ton difficile bonheur ».

     

    LireAïtmatov.jpgTchinghiz Aïtmatov. Djamilia. Traduit du kirghiz par A. Dimitrieva et Louis Aragon. Préface de Louis Aragon. Denoël/Folio, 124p. 

  • L'Mariole

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    Rhapsodies panoptiques (21)

     

    Pour Nétonon Noël Ndjékéry

     

    …Ensuite au bout de la nuit n’y a pas de nuit, ce matin de neige et de brouillard, mais je n’en finis pas moi d’lire Voyage et de le relire ce satané bouquin. Là je relis l’épisode de la vieille Henrouille et de Robinson, tu te rappelles Nétonon ? Tu me parlais l’autre jour de nos vieux, dans ce pays devenu pour moitié le tien. Tu me disais combien tu en appréciais les gens pour leur réserve. Tu les croyais hostiles d’abord à les voir se taire pareillement dans les endroits passants, et puis tu as mieux perçu ce qu’il y avait derrière. T’as cru que c’était ta peau noire. T’as cru que c’était ta dégaine de cannibale en costar élégant. T’as pensé qu’ils se méfiaient du Tchadien, alors qu’ils sont comme ça avec tous, un peu moins policés que des Japonais mais tout comme : la réserve et un peu de timidité de mince pays, tandis que le Japon se croit le Fils du Ciel. Donc tu me parlais de la mort et de nos vieux. Tu nous complimentais pour notre savoir-faire de Maîtres horlogers et nos mécanismes politiques à complications, mais je sentais venir l'objection, je sentais ta réticence et même que je la devinais, je pressentais que t’allais parler de nos vieux et de notre façon de faire passer nos morts par la porte de derrière, et ça na pas manqué : tu vois que je les connais aussi mes clichés - et ce matin je me rappelle aussi que Voyage a été ton livre de chevet, à Moundou, comme il l’a été de Quentin dans le désert de Joshua Tree, celui de Tonio et celui du Gitan et de tout un populo que les phrases du Mariole scotchent genre celle-ci que je te sers ce matin de frimas gris : « Être vieux, c’est ne plus trouver de rôle ardent à jouer, c’est tomber dans cette insipide  relâche où on n’attend plus que la mort »…

    …Tu m’avais donc parlé de nos vieux et de notre façon de les reléguer, Nétonon, et voilà que je retombe sur l’épisode de la vieille Henrouille, tu te souviens, dont son fils et sa belle-fille rêvent de se débarrasser chez les Sœurs ou en quelque cabanon, et du coup ça me fait penser au vieux Ricain de Quentin que les siens s’impatientent de voir calancher, et je me dis que c’est bien ça qui nous est arrivé avec ces puritains congelés qui ont réduit le Seigneur à une morale ou un compte bancaire : c’est cette édulcoration de tout ce qui meurt dans tout ce qui vit, cette horreur du sexe virée en obsession, cette peur du macchabée, cette terreur de l’inutile et cette panique à l’idée qu’une vieille ou qu’un vieux puissent encore bander – façon négro de parler…

     

    …  Tu te rappelles l’épisode des Henrouille dans Voyage, Nétonon. Le fils indigne et la belle-fille à l’avenant  qui s’impatientent de jeter la vieille peste, et Robinson qui passe par là. Robinson le vaurien qu’a fait un peu la guerre avec Ferdine, Robinson qu’est un peu le Vendredi mal barré de Bardamu – Robinson qui rêve lui de se refaire avec les biftons que lui vaudrait un crime d’assassinat  pas vu pas pris, la solution parfaite du pétard appareillé au clapier que la vioque prendra en pleine poire au moment calculé qu’elle viendra voir le lapin. Mais le lapin foire, tu te le rappelles, et c’est Robinson qui prend la chevrotine en plein cigare. Et là le rôle ardent revient au galop à la vieille rescapée qui va pour rameuter tout le quartier et le Parquet dans la foulée si le docteur et son acolyte ne parviennent pas à faire diversion. Et la vieille de se gondoler comme une possédée. Comme l’écrit le Mariole encore : « Un vieillard, rire et si fort c’est une chose qui n’arrive que chez les fous »…

    …Sauf que les fous c’est plutôt nous, tu l’as pointé Nétonon Noël : c’est bien cette façon d’ourdir le pire pour éviter d’être dérangé. Cette horreur suissaude, j’te le fais pas dire, enfin cette horreur au sens élargi qui inclut l’Europe unie par le jacuzzi et l’Occident solidarisé par le barbecue : NE PAS DERANGER. Le tout sera de bien « gérer », comme ils disent en usant et abusant de ce verbe que je hais. Gérer le défunt, Jackie. Gérer la fin de vie de ton défunt quotidien, Jackie. Notre amie Jackie qui se lève tous les matins pour aller gérer ses graves cas à l’hosto. Tu vois ça Bona ? La mort il y a des papiers pour ça. C’est comme le Congo, Bona : il y a des dossiers à gérer. C’est comme pour Tonio dans la cage aux fauves aux lycéens ingérables : faut gérer le stress et veiller surtout à ne pas déranger… 

    …Mais l’Mariole est là qui veille, et la vie des mots. Les mots ne seraient rien que des décorations d’académiciens compassés s’ils n’étaient pas repeints par le Mariole et compagnie, et là j’te vois venir, Nétonon Noël, avec ton griot malpoli, ton Douradeh laboureur de temps et semeur de mots, j’vous vois venir tous, semeuses et semeurs de mots pour ne pas toujours rien dire - on vous espère on vous attend comme disait l’autre…

    …L’Mariole a tout fait pour bien se faire détester, avec lui le monstrueux de la poétique est à son pic en cela qu’il mime la canaille humaine au plus pire, « le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons », qu’il dit, mais il voyage et jusqu’au bout et jusqu’au bout il délire, il déraille, j’ai lu toutes ses lettres et son grand dépit d’hygiéniste rêvant de tout nettoyer, sa fierté blessée, son génie dénié et vilipendé par jalousies atroces, mais jamais assez à son goût d’un côté l’autre, et t’as vu, Quentin, sa carcasse de parano : t’as vu le centaure buté, t’as vu l’Orgueil incarné; nous avons lu tous ses pamphlets, au Mariole, gloriole et ridicule, la vieille histoire du bouc émissaire et là ce sera sus aux youtres, comme il les appelle et feindra de ne pas les avoir appelés pour se tirer des fiotes, mais plus je vais et moins j’ai envie de le comprendre tout à fait ni de lui pardonner rien – d'ailleurs qu’aurais-je diable, qu’aurions -nous donc à pardonner à son verbe affolé ?...

     

    …Ce mariole de Nétonon Noël est un poète qui ose lui aussi parler de politique, mais le délire raciste ne passera pas par là; comme de Douradeh le griot sa peau « reproduit le pigment de la nuit afin de mieux piéger et démasquer les ténèbres », et le v’là qui renvoie à son obscurité noiseuse le Sarko foireux qui s’en vient gérer l’Africain en lançant comme ça que « dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès », non mais t’as lu ça Bardamu, et toi l’Mariole absolu dont le Voyage a parlé mieux que personne de la vilenie faite aux négros, lis encore ce délire fade de l’indigne nouveau roitelet à venir : «Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance », eh,  tu te souviens de ce beau discours glapi au Sénégal, ami Alassane ?...

    …Moi l’Afrique je n’y suis pour rien, Blacky, je t’écoute juste me parler des commères de Douala et de ton Président parasite, j’me retrouve parfois dans vos contes et vos diatribes, je compatis ou je salive de loin, je me suis saoulé avec l’immense Amadou Kourouma peu avant sa dernière révérence au soleil des indépendances bafouées, j’ai prolongé de belles conversations  avec  Henri Lopes si bien élevé et cultivé dont je reçois à l’instant Une enfant de Poto-Poto dont la dédicace affirme trop généreusement que rien de ce qu’apportent le vent et les voix du Sud ne m’est indifférent, enfin tu sais ce que sont les anciens ministres, Bona, toujours tellement polis – et dire que celui-ci se paie le luxe mariole d’être écrivain et des meilleurs encore…

     

    …Mais là le brouillard s’est levé, Nétonon Noël. Tu vois que la nature naturelle fait elle aussi des progrès : ça arrive autant ici qu’à Tananarive ou Ndjaména. Et maintenant va falloir gérer les affects du jour. J’te balance encore ces quelques mots de l’affreux Céline et j’te souhaite de passer d’un an l’autre au bonheur de ta case, avec ta femme soumise et tes enfants obéissants : « Il est difficile de regarder en conscience les gens et les choses des Tropiques à cause des couleurs qui en émanent. Elles sont en ébullition les couleurs et les choses »…   

     

    Nétonon1.jpegNétonon Noël Ndjékéry, écrivain tchadien et suisse, a publié récemment un roman très substantiel, intitulé Mosso, aux éditions Infolio. Les citations ci-dessus sont tirées de ses Chroniques tchadiennes, autre beau roman paru en 2008 chez Infolio.

  • Jean Ziegler sus aux affameurs

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    Destruction massive bouleverse et révolte. Avec de terribles constats établis sur le terrain. Et des lueurs d’espoir…

    Parler de ça entre deux bombances ? S’entendre dire, alors qu’on se remet à table, qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde toutes les cinq secondes ? Ou que, dans son état actuel, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problèmes 12 milliards d’êtres humains si sa production n’était pas perturbée, détournée ou ruinée par des prédateurs ? Que la faim n’est pas qu’une fatalité naturelle mais le résultat de plans humains injustes et désastreux ?

    On peut se rebiffer devant le rabat-joie, mais les faits sont là : Jean Ziegler, après huit ans de mission sur le terrain au titre de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, décrit l’état du « massacre » et témoigne de ce qu’il a vu. D’Afrique en Corée ou du Guatémala en Inde, en passant par Gaza : des situations intenables. Mais aussi de formidables rencontres de femmes et d’hommes de bonne volonté. Un état général qui s’aggrave pour les plus pauvres du fait des sacro-saintes « lois du Marché ». Mais des forces qui se regroupent pour leur défense et leur survie.  

    Certes, la faim dans le monde est parfois la conséquence de fléaux naturels. Mais c’est aussi une arme de guerre, nous rappelle Ziegler. Elle l’a été par Hitler à grande échelle, et par Staline. Elle le fut en Inde par les Anglais quand ils affamèrent une partie du pays pour nourrir leur armée. Elle l’est aujourd’hui par de grandes instances financières « régulatrices », tels le FMI, l’OMC et la Banque mondiale. Plus directement encore par les trusts transnationaux de bio-carburants et les spéculateurs boursiers sur les aliments de base.  

    Maintes fois, comme il le raconte,  Jean Ziegler aura entendu l’objection primaire: mais vous nous embêtez !  Car après tout, si les Africains ont faim, c’est parce qu’ils se reproduisent comme des lapins ! Ou cette réponse non moins significative qu’on lui servit en 2009, après le 3e sommet mondial de l’alimentation à Rome, dédaigné par les chefs d’Etats occidentaux, y compris Pascal Couchepin, quand il s’en indigna auprès d’une amie fonctionnaire à Berne : «Mais pourquoi tu t’énerves ? Personne n’a faim en Suisse !» 

    L’égoïsme de l’argument peut sembler énorme, mais c’est bien lui qui prévaut à l’échelle mondiale, du côté des nantis. Or Destruction massive va bien au-delà de la seule dénonciation anti-occidentale. Plus qu’à dorloter notre bonne conscience, ce livre alerte notre conscience d’êtres humains, simplement. Son intérêt majeur tient à la mise en rapport constance des faits, documentés, et des exemples concrets observés par Ziegler et ses équipes, qui montrent combien tout se tient, du détail à l’ensemble.  

    Au Niger ce sont par exemple ces sœurs  de Teresa, à Saga, qui se battent pour arracher chaque jour une dizaine de gosses à la famine, tandis que cent autres resteront sans soins ; et dans la foulée nous apprenons que le Niger a subi la loi d’airain du FMI qui a ravagé le pays par plusieurs programmes d’ « ajustement structurel ». À la même enseigne, l’on apprendra comment, en Haïti, le même FMI a ruiné la riziculture au profit des importations d’Amérique du nord. En Zambie, dont la population mangeait à sa faim au début des années 1980, des plans d’ajustement structurels analogues firent péricliter l’agriculture locale, chuter la consommation du maïs de 25% et exploser la mortalité infantile. Et la même loi d’airain a été appliquée au Ghana par le même FMI, alors que l’OMC, de son côté, s’attaquait de front à la gratuité de l’aide alimentaire au nom du sacro-saint Marché.

    Mais les « Seigneurs de la faim » les plus redoutables sont ailleurs : ce sont les trusts agro-industriels qui provoquent la famine de centaines de millions d’êtres humains. Alors même que les institutions visant à combattre la faim, comme la FAO (Food and Agriculture Organization, fondée en 1945) et le Programme alimentaire mondial (PAM), sont affaiblis, des sociétés privées géantes, plus puissantes que des  Etats, exercent leur monopole sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.   

    Que faire alors, vous demanderez-vous entre la poire et le fromage ? Jean Ziegler consacre de nombreuses pages  aux organisations luttant contre les prédateurs, comme le mouvement international de la Via Campesina ou le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA) que dirige l’ancien instituteur Mamadou Cissokho. Entre autres remèdes, Jean Ziegler prône l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base et la prohibition des biocarburants à partir de plantes  nourricières, ou la préservation de l’agriculture vivrière. « Les solution existent », conclut-il, « les armes pour les imposer sont disponibles. Ce qui manque surtout, c’est la volonté des Etats »…

    Jean Ziegler. Destruction massive. Editions du Seuil, 348p.

     

    Ziegler3.jpgNotre Quichotte gauchiste

    35 ans après la parution d’Une suisse au-dessus de tout soupçon, Jean Ziegler continue de déranger. Cette année encore, le discours qu’il devait prononcer pour l’ouverture du Festival de Salzbourg, en juillet dernier, a été annulé à la suite de réactions négatives des sponsors de la manifestation (notamment l’UBS, le Crédit Suisse et Nestlé)   qui menaçaient de se retirer si leur vieil ennemi s’en venait parler de la faim dans le monde en impliquant forcément leurs responsabilités. Comme on a pu le lire dans les colonnes de 24Heures, le discours « refusé » a valu un prix à son auteur, décerné par l’Université de Tübingen. Son texte, comptant 18 pages, a déjà été vendu à 40.000 exemplaires dans son édition allemande et a été diffusé sur Youtube.

    De la même façon, Destruction massive suscite un engouement particulier auprès du lectorat francophone, sans doute proportionné à l’indignation croissante que suscite l’arrogance néo-libérale. Ziegler pointe l’absurdité : que les Etats européens mobilisent 162 milliards d’euros pour sauver les banques détentrices de la dette grecque, alors que le budget planétaire du Programme alimentaire mondial (PAM) a été réduit à 2,8 milliards parce que les pays les plus riches ne payent plus leurs cotisations…

    On a traité Ziegler d’agent d’influence ou d’idiot utile, de clown ou de fou. On peut lui reprocher ses accointances passées parfois douteuses avec Khadafi et autres « libérateurs » devenus potentats. Ce qui saisit du moins, aujourd’hui, c’est que la « destruction massive » qu’il décrit n’est pas un fantasme de président américain, ni une lubie de Quichotte gauchiste, mais la triste réalité du monde globalisé…

  • Ceux qui poulopent

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    Celui qui fera son Test Cholestérol le 32 décembre / Celle qui vise déjà le Projet 2013 / Ceux qui se sont exhibés en Santa Claus à strings sexy / Celui qui marche d’un bon pas vers la Nouvelle Année sans se douter de ce qui l’attend le 27 juin jour anniversaire de la finition de la dactylographie du Temps perdu comptant 712 pages / Celle qui a trop bu sur la terrasse de Hary Bosch et s’est retrouvée dans un canyon des abords de Mulholland Drive en tenue peu décente / Ceux qui se sont congratulés devant le sapin bio / Celui qui a passé la Noël dans le caisson de Michael Jackson avec l’accord des avocats et sans divulguer le montant de la prestation / Celle qui a reçu un lapin de peluche blanc dont  les oreilles mécaniquement animées battent la mesure d’un Jingle Bells de la meilleure tradition genre Dolly Parton / Ceux qui ont fini le foie gras chouravé Au Bon marché sous le Pont au Change / Celui qui se dit le châtelain des Courants d’air /   Celle qui remarque qu’un sapin de plastique peut « faire » plusieurs années après quoi tu n’as qu’à le donner à Emmaüs / Ceux qui se disent intermittents de la Fête / Celui qui a passé l’Avent en peignoir infoutu de se soucier de ce qu’il y a après / Celle qui a conclu que qui a trop bu trop boira / Ceux qui calculent la valeur totale des cadeaux déballés et en tirent des conclusions mitigées sur l’état de la consommation en classe moyenne dans le quartier des Oiseaux / Celui qui se rappelle le dernier Noël du père qui se tenait un peu à l’écart / Ceux qui le soir de Noël ont regardé un film de cul hard pour bien montrer leur indépendance après quoi rien ne s’est passé vu que leurs boosters étaient mal barrés / Celui qui reçoit la visite d’une escorte girl déguisée en Marie / Celle qui a tricoté le même bonnet bleu à raie blanche pour les trois frères chauves / Ceux qui vont toucher aujourd’hui les chèques virés par la famille en échange de ceux qu’ils lui ont virés / Celui qui se fait virer de l’Amicale des Pères Noël Gay au motif qu’il en pince aussi pour une Lolita malgache / Celle qui lit Les Communistes  à seule fin de complaire au fils naturel d’Aragon qui l’entretient / Ceux qui retrouvent leur entrain de jeunes chrétiens positifs en entendant dire (ils n’ont pas la télé) que le pape allemand a béni les Palestiniens en hébreu et ensuite le contraire / Celui qui a étendu son syncrétisme philosophique à une acception hyper-large de la pratique sexuelle en milieu protégé / Celle qui poulope à qui mieux  / Ceux qui sont tout à fait conscient du fait que l’esprit de l’Entreprise n’eût pas admis qu’ils ne poulopassent point en s’engageant dans le Nouvel Exercice Comptable, etc.   

     

  • L'Homme des Bois

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    Rhapsodies panoptiques (20) 

    Pour Max Lobe

    …Moi ce que j’te dis c’est qu’il y a un personnage, dans ce pays à dorlote, dont on n’a pas assez parlé et que c’est de lui que vient tout ça aussi que j’aime dans l’alpin et le préalpin et jusqu’au fond des plaines à tabac ou des étendues blondes ou bleutées des blés de l’été : c’est cette espèce de sauvage qu’on voit errer et qui parfois s’incarne, parfois journalier, parfois anar à la Farinet donc un peu contrebandier ou faussaire de monnaie mais avec des idées de bonté surtout, parfois aussi vannier mais ça ne se voit plus tant, aiguiseur de couteaux mais ça non plus ça ne survit guère sauf au fond des campagnes ici et là ; chiffonnier encore de loin en loin, donc un peu rétameur où réparateur de poupées anciennes ou de mécanismes divers – mais l’occupation, les apprentissages et les compétences artisanales, variables, comptent moins que la disposition d’esprit libertaire et la propension à la rêverie que j’ai retrouvée chez les plus humbles mais aussi dans les figures quelques fois illustres de nos annales…

    …Et dans la série des inconnus, mais que nous, ses proches, avons connu sans nous douter toujours de cet esprit qu’il y avait en lui du chemineau de la forêt, je voudrais d’abord et avant tout, l’Bantou, te parler du père de ma mère, alias Grossvater, en ses dernières années de pérégrinations sur terre, passée la nonantaine, costumé et cravaté de la plus décente façon et quittant le quartier des hauts de Berg am See, tous les matins, sur son vieux vélo militaire noir, avec sa valise de cuir de Russie et ses guêtres cirées, pour  sa coutumière tournée de colporteur de toutes les inutilités imaginables à proposer par les campagnes, maugréant ses moralités et retrouvant partout des clients fidèles et parfois s’arrêtant en route à une table et racontant, l’Bantou, racontant un peu comme vos griots à vous racontent, donc racontant un peu de tous les pays qu’il avait parcourus – mais ce n’est que plus tard que j’ai compris que ces tournées d’une parfaite inutilité économique, pour les siens et lui qu’on pouvait dire à l’abri du besoin, n’avaient en somme pour finalité que de l’éloigner de ce qu’il m’avait un jour désigné comme le Tribunal des jupes – et c’est cette même instance de jugement, non pas des jupes mais des caleçons longs, que fuira l’inénarrable Lina Bögli dont je te brosserai tantôt le portrait, l’Bantou, pour te montrer qu’entre vos génies de la forêt et les nôtres se dessinent parfois de curieuses ressemblances…

    …J’te parlerai de Max le marcheur de la paix. Je t’ai parlé déjà de Farinet et de Jean Ziegler mais je t’en reparlerai. Je te parlerai en long et en large de Robert Walser et de Louis Soutter, génies profonds de ma forêt à moi que je retrouve de clairières en clairières avec la fée Aloyse et le satyre Wölfli, mes anges terribles. Car ce sont de terribles innocents que nos esprits de la forêt. Un ange à peu près normal ne peut pas subir tout le temps la loi du Tea-Room ou du Bureau. Qui plus est : du Tea-Room ou du Bureau suissauds. Il y a des salons de thé redoutables dans le Yorkshire et des administrations lourdes à Lisbonne, mais le Tea-Room suissaud, ou le Bureau à l’helvète sont incomparables et ça aussi je te le raconterai. Je te raconterai, l’Bantou, comment on peut en arriver à des idées de meurtre sous la pression des silences suisses d’un aimable tea-room ou du plus placide bureau de je ne sais quelle firme assurancière. On me dira que tout ça c’est clichés et compagnie mais les clichés nous renseignent, Blacky, tu le sais autant que moi et c’est par vos clichés aussi que je te connais toi et les tiens, les Africains, si peu que ce soit. Or je présume que vous aussi avez vos tribunaux de pagnes et colifichets, mais ça c’est toi qui le raconteras, donc j’en reviens à l’affolement de nos innocents, j’en reviens à l’affolement en chacun de nous de l’Homme des Bois qui se sent tout à coup circonvenu, montré au doigt, réprimé d’un regard ou bonnement rejeté, avant que ça passe ou que ça casse…

     …Ce n’est que bien plus tard, donc, après l’avoir écouté en nos enfances, que j’ai compris qu’à la fin Grossvater se cassait. Se tirait de la maison aux Bonnes Âmes, Grossmutter et ses filles. Prolongeait ses inutiles tournées pour échapper aux arguties raisonnables. Comme quoi maintenant fallait se reposer. Se regarder vieillard comme tu es. Plus se croire tellement utile à la fin ou alors se rendre utile selon leur délibéré. Leur volonté de jupes. Se faire au pli – tu te vois l’Bantou te faire au pli des jupons ! Là c’est vrai que je verse carrément dans le genre miso mais j’assume pour Grossvater et Lina, d’ailleurs tu m’as bien compris petit pédé de mon cœur qui as osé braver la Loi du Calbar ; toi aussi t’as l’esprit des bois dans le mental et c’est pourquoi je te raconte tout ça à toi, d’ailleurs l’Grossvater de ton conjoint l’Grison ressemble au mien, et là encore on se rassemble…

    …C’est ce vieux dino de Dürrenmatt, je te l’ai dit d’entrée de délire, qui a défendu de son vivant cette figure de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse  des vals de l’aube et des bars du soir, et j’te raconterai tantôt le Niederdorf de naguère et l’Barbare de jadis, aujourd’hui le Bout du monde au nombre des lieux encore fréquentables, ou la table 25 du Buffet de la Gare de Lausanne, à l’aplomb du Cervin mandarine où nous accoutumons de nous retrouver entre séditieux innocents de l’improductivité radieuse, et là j’pourrais te raconter la vie de toutes les serveuses et serveurs du périmètre et te pointer le sauvage éventuel en chacune et chacun d’elles et eux. Rien ici du tea-room de rombières : on n’y fait que passer. Rien du jugement compassé des chaisières de paroisses ou des conseillers ès fiscalité responsable : on est ici dans les limbes voyageurs et tout passe… 

    …J’te raconterai une autre fois, l’Bantou, la mort de Grossvater toute semblable à celle de Robert Walser, dans le neige et le silence d’une fin de journée - et Walser c’était un 25 décembre, je n’invente rien : ce ne sont pas des choses qui s’inventent comme on dit pour rendre hommage aux inspirations de la vie. Nous sommes encore le 26 pour un quart d’heure, à l’instant où je t’écris, te sachant au taf là-bas dans ton studio de télé de Geneva International où tu vas trier toute la nuit les News du multimonde; dans un quart d’heure s’inscrira la date du 27 me rappelant l’anniversaire de ma petite mère dont l’âme ne cesse de voleter alentour comme un éternel éphémère gracieux, toujours à me faire d’insensées recommandations et moi ne cessant de l’envoyer promener et de m’en repentir dans le même mouvement – il y a donc dix ans que l’Homme qui tombe n’en finit pas de tomber au dire des médias alors qu’il tombe depuis le début de Beréshit, et ça la fout mal en Syrie, l’Bantou, tout à l’heure j’au fait une grande virée solaire dans les vignobles incendiés de lumière de Lavaux avec l’Irlandais, le mec de Sweet Heart qui m’a raconté la Thaïlande et le Cambodge où il a planché sur le droit humanitaire et tout ça, et Ziegler me parle de ton  pays mis à sac par les grandes sociétés avec l’avale de votre Président parasite passant la moitié de son année à l’Intercontinental de Geneva, tiens donc, tu vois que tout se tient au dam de l’Homme des Bois, mais c’est pour lui que moi et toi nous tenons, nous et Bona et l’Tchadien Nétonon et le Sénégalais Alassane, tous tant qu’on est et le Kid et Dark Lady la farouche  et toute l’occulte Abbaye de Thélème devant laquelle Lady L. fume son clope avant de se faire un clopet…

    … Ils sont en pleine destruction massive, l’Bantou, mais nous leur résisterons en gens déraisonnables que nous nous opiniâtrerons à rester, promis-juré. Dans ta vigie de Geneva International, là-bas au bord de la nuit, tu vois défiler la poulope des dépêches que tu ventiles aux télés du monde entier. Faudra, Blacky, s’accrocher pour le garder, l’esprit d’innocence du génie des bois, mais je te laisse, je t’embrasse, je te souhaite de bien vivre et de bien écrire puisque tu as toi aussi à nous en raconter de toutes les couleurs…     

     Image: peinture au doigt de Louis Soutter

  • L'Taulard

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    Rhapsodies panoptiques (19)

    …Et revenant de Paris l’Taulard me replonge dans l’Histoire avec une grande hache. Son ami Pruszko est reparti lui aussi mais dans l’autre direction, sur Varsovie et l’appart de sa première moitié retrouvée. Que je t’esplique : c’est un peu compliqué mais c’est fait de ça l’Histoire qui nous hache. C’est fait de toutes les petites histoires hachées par la grande, et la Pologne est pour ainsi dire spécialisée en l’espèce. Des décennies en arrière le vieux Czapski m’avait déjà fait la remarque, comme quoi dans les familles polonaises on comptait les petites histoires qui s’étaient pas fait mâcher par la grande. Czapski en savait quelque chose vu qu’il avait juste coupé au massacre de ses camarades à Katyn. Bref, le tragique fait partie du bagage polonais au même titre que la fiole de krupnik, même que ça enrage les Français. Jalousie de cathos, mais là aussi faudra que je t'explique, plus tard, pasque là, tousuite, le sujet c’est l’Taulard…

    Panopticon1445.jpg…Donc l’Taulard, dont tu connais les dispositions amicales poussées (je trouve) à l’excès, était reparti quelques jours sur Paris après les dernières alertes à la santé de Pruszko, et là ça ne s’arrangeait pas vraiment avec son cancer. Tu sais ça aussi, l’Kid, que le cancer est une grande hache perso vicieuse et pernicieuse, pour ainsi dire une arme de destruction massive mais à lenteurs rusées, ça va, ça vient, ça feint de s’en aller, ça revient en trombe subite a mitrailler les radios de glaviots, ça s’insinue, ça « couleuvre » comme dirait notre ami Quentin, ça se planque sous les bombardements de rayons, ça recule sous la chimio puis ça repart comme à quarante et bientôt à cent quarante, mais Pruszko en était entre deux assauts quand l’Taulard a débarqué dans le quartier chinois où l’artiste à son atelier, et là c’était après Waterloo qu’il a débarqué - dans le chaos total de l’atelier de Pruszko…

    Pruszko.jpg…Là, Kiddy, toi qui kiffes l’argentique, tu serais aux anges. Aux archanges toi qu’as inauguré tes Œuvres complètes reliées pures cuir de bœuf musqué par une Prière polaroïd. Parce que là, dans le tohu-bohu bordélique de Pruszko, genre bureau de Piaget ou de Dumézil en cent fois plus pire, tu te ressourcerais les mécanismes en voyant le démiurge du Portrait Synthétique se démener entre boîtiers et ressorts. C’est le grand Toqué du Beréshit avant le premier des Sept Jours. On se dirait dans les décombres d’après le Grabuge mais l’Taulard m’est témoin que l’atelier de Prusko relève aussi du bric-à-brac originel. Un jour j’te raconterai la Genèse selon Gulley Jimson dans La Bouche du cheval, mais ce sera pour plus tard ça aussi. Faudra qu’on vive vieux tout le monde pour se raconter tout ce qui doit être d’Entête à Apocalypse. Mais pour le moment j’te la fais courte avec Pruszko, grand imagier polonais dont les Portraits & Monuments sont autant d’empilements historiques par superposition, j’précise : Pruszko fait dans le montage diachronique, il t’empile vingt portraits d’Hitler à tous les âges et te livre un visage dont les strates se subliment en résultat tremblé ; il remarie Sartre et Beauvoir en un visage tendrement additionné par ironique tendresse ; ou bien il surimpressionne tous les rois de Pologne ou les rues d’Amérique – ça pourrait fait gadget, et pourtant non, ça pourrait faire concept à la mords-moi mais c’est bien plus que ça : tout à coup t’es devant un résultat, c’est comme ton chaos de poème qui accouche d’une paire de vers affleurant la pure musique ; or tout ça flotte au-dessus d’une inimaginable brocante traversée de sentiers et de canaux, dans l’atelier de Pruszko, y a partout des années de journaux empilés, des mois de chaussettes à repriser, des semaines d’assiettes à relaver et pourtant ça n’a pas l’air sale tout ça, Pruszko lui-même a l’air d’un prince en nippes mais propre sur lui, l’angoisse l’a certes grossi mais l’Taulard ne le trouve pas trop avachi pour autant – l’Taulard est assez artiste lui-même pour trouver de la beauté à cet inimaginable foutoir dans lequel, débarquant, il va passer deux trois jours en essais de rangements sommaires permettant ici de dégager un canapé ou là de gagner un coin de table entre les tours branlantes d’objets de toutes espèces ; et puis les deux amis n’en ont à vrai dire qu’au salopard qui rôde dans les replis de ces catacombes, que Pruszko compte semer tantôt en retournant en Pologne Christ des nations où l'attend sa nouvelle amie…

    …J’ai cueilli l’Taulard avec la Jazz, il avait cessé de neiger, on est remontés dans la nuit et il m’a raconté ses visites diverses à Fahti le kiosquier de Djerba, Michel le flûtiste sénégalais aux filles bluesy, son amie avec laquelle il a réglé ses comptes en bons amis et les histoires de la nouvelle moité de Pruszko dont la vie a subi un premier coup de hache de la grande Histoire quand son père, l’ingénieur chimiste prêt à diriger une nouvelle usine d’armement après le grand ménage des libérateurs staliniens, en 1945, fut condamné à mort par les nouveaux maîtres inquiets de ses accointances avec la résistance polonaise. J’te passe les détails, mais tout à coup, sur nos flancs enneigés dominant le lac noir, le long de cette route où, Kiddy, tu t’étais « viandé » quelques jours plus tôt, pour citer ton expression, le souffle de la grande Histoire a repassé entre nous tandis que je me rappelais, en d’autres années, une nuit à errer dans les rues de Cracovie à l’époque de la guerre au Vietnam, une autre à siffler de la vodka à la vipère avec les déçus de la nouvelle société friquée des apparatchiks recyclés ; et bientôt tombera le verdit des dernières radios de Pruszko, et ce soir ce sera Noël en attendant - l’anniversaire concomitant du Taulard et de Iéshoua…

    …Juste après que t’es reparti tout à l’heure, Kiddy, sur ton scooter d’enfer, on a regardé, avec Lady L. et le Taulard, le film que Nicholas Ray, l’auteur du film « culte » La Fureur de vivre, a osé faire après Abel Gance et avant Mel Gibson sur la vie de Iéshoua. The King of the Kings que ça s’intitule. Super Technirama Technicolor. Musique suave à gerber mais tout n’est pas à jeter : Nicky voit pas mal l’arrière-fond zélote et politique, les images relaient le sulpicien jusqu’à une sorte de pureté décantée : c’est peut-être le plus juste qu’on puisse faire dans le mélo hollywoodien, avec quelques séquences très fortes, mais pas ça d’émotion. C’est quand même ça qui frappe avec ces essais de faire passer la story de Iéshoua : c’est qu’on retombe à tout coup dans la convention - même Pasolini me semble-t-il qui est peut-être le plus près de l’Esprit par la lettre à vingt-quatre images secondes -, mais l’émotion n’y est pas, j’entends l’émotion réelle et pas le frisson pavlovien de catéchumène ou de paroissien lénifiant : le feu de Dieu de cette story d’enfer qui devrait nous faire hurler sous la Croix…

    …J’sais pas trop ce que tu penses de tout ça, l’Kid. Moi Iéshoua je ne suis pas prêt de croire à la lettre à sa story, au sens de l’Eglise de Pierre qui ne cesse de le trahir, mais je l’aime. L’affreux Dosto disait quelque part qu’à choisir entre Iéshoua et la Vérité, il serait du parti du premier, et ça me va, cette doxa pas très orthodoxe. Comme t’es aussi barbare que Quentin, Blacky, Sweet Heart, Dark Lady et autre youngsters de vos âges, tu n’as pas encore médité trop grave, et tant mieux peut-être ? sur la légende du Grand Inquisiteur de l’affreux Dosto, qui raconte le retour, une nuit, du SDF Iéshoua en Espagne où il comparaît devant le Grand Salopard, cancer de la croyance aveugle…

    Vuataz7.jpg…Tout ça n’est pour beaucoup que du cinéma, à tous les sens, mais la Lettre résiste, et ce n’est pas au début de lettreux lettré que tu es que je parle ici, Kiddy : c’est à tout ce qui nous attend encore dans le débarras du vocabulaire où s’entasse encore, ça et là, dans les débris du parler pourri de l’époque, les gemmes d’une espèce de grand langage oublié, j’sais pas comment dire ça - toi tu te la joues jeune poète, t’en as l’âge sur ton scooter où tu files tel Quichotte avec sa Dulcinée cocolette, et puisse cela ne pas te passer, puisses-tu rester fidèle à ton début de folie, puisses-tu résister aux éteignoirs de la Faculté et autres vigiles de mouroir, tu sais déjà que l’âge est à la fois corps et fiction et que ça se vit d’un temps l’autre à fond la bise et tout en dentelles au mot à mot que rien ne trompe ; enfin que ça devrait car tout n’est que vœu pie en vraie poésie…

    Images: Villes d'Amérique, et Sartre-Beauvoir, par Krzystof Pruszkowski; Philippe Sellen; Daniel Vuataz.

  • L'banquet

     

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    Rhapsodies panoptiques (18) 

    …Tu sais combien je vomis le festif, Quentin : tu sais combien je dégueule tout ce degueulando – mais j’vais te répondre. Je vais répondre au dernier chapitre de ton premier livre où tu racontes le retour du jeune voyageur à la case départ, genre l’enfant prodigue on débriefe. Je vais tenter de te répondre en vioque de ton âge. Je vais traverser le Temps en quelques phrases et tâcher de répondre au vioque que j’étais à ton âge. C’est le plus beau passage de ton livre. Le moment où toute ta ferveur accumulée devient rage. Le moment où tout ce que tu as accueilli et déployé bute contre ce mur de visages. Les parents et amis. Les proches tout à coup si lointains mais qui font cercle. Les aimés qui font une place laissée vacante au baladin mais le voici rentré dans le rang et là faut qu’on le serre. Les bienveillants. Les souriants. Tu notes ça que j’ai tant de fois ressenti en tous mes âges de vioque pas tout à fait sorti de l’innocence: que ce sourire est le pire piège si ça se trouve. Toute cette bonté suisse. Encore merci. Non c’est moi. Et bonne fine de matinée. Et bon début de soirée. Toutes ces balises. Toutes ces bonnes mines juste inquiètes que tu fasses juste à présent. Parce que c’est à présent qui compte. À présent et demain l’ouverture des bureaux. Juste à présent que tu racontes juste ton voyage. Juste que tu nous fasses rêver ça c’est sûr. Juste que tu nous dises si Death Valley c’est juste comme dans les films et tout ça, genre Blow up et tout ça – notre bohème des sixties et tout ça, l’époque où nous autres vioques de vingt ans on ne mettait pas de slip sous nos jeans - tu te rends compte la liberté. Le tout bon sourire complice des bohèmes de retour. Route Sixty-Six. Entre Kerouac et Goa : la Route, quoi. Fais-nous juste rêver bis repetita…

    … Et plus qu’évidemment, Quentin, que j’te captes. À dix-huit ans j’étais déjà d’accord avec toi: leur bonté me terrifiait. Et pourtant j’étais aussi en désaccord avec moi : leur bonté déteignait sur moi. C’était affreux que je me disais: j’aime être bon. J’étais plutôt salaud de nature comme quand on est amoureux grave, pour parler comme toi, mais je m’sentais bien quand j’étais bon. Le vrai con comme eux. Les miens. Genre nos proches. Parents et amis. Je leur apportais des cadeaux à Noël. Je choisissais le meilleur : pas le virement de chèques que c’est devenu mais le cadeau vrai, genre LE livre à lire vraiment ou LE disque à écouter les yeux levés. Tu vois ça, toi que je sens redouter Noël, dans ta vingtaine débutante, comme Noël m’a fait gerber dans ma trentaine de déviant aggravé, mais à Noël je revenais chez les miens qui chantaient encore de vagues cantiques. Et tendre Papa prévenant. Et brave maman passée mère-grand avec les premiers marmots du frangin. La poésie au pied du sapin : j’te mens pas toi qui aimes l’exactitude, même que je te le cite de mémoire : « La petite bougie a l’œil pointu a dit / c’est la fête à Jésus sois gentil ». Texto. J’te  dis pas d’où je venais le soir d’avant et où j’irais le lendemain. Je me la jouais agent double. Plus trouble tu meurs : j’voulais passer partout. Comme toi dans le désert aux fous. Mais il y avait des années que je revenais sans cesser de repartir, et c’est là que je reviens à ton premier retour…

    …Il y a chez toi de l’humanité directe, Quentin, et c’est pourquoi je t’écris ce soir d’avant Noël, dans la pluie d’après la neige, dans le froid que réchauffent le feu de bois et les mots. Or toute la peur et l’horreur de Noël qu’on ressent de plus en plus, je la partage sans la partager. Toute l’horreur des fêtes, toute cette horreur de plus en plus partagée je la partage de moins en moins pour dire  vrai. Pas que je m’aligne avec les alignés : pas que je m’avale à mon tour avec les avalés, mais j’te lis entre les lignes, Quentin, et ce que je lis là dit le contraire de ce qu’on croit lire : que ta rage est d’humanité. Que ton orage est bon. Que la rage des humiliés devant la fête devenue simulacre est bonne. Que toute cette dinderie du festif a tourné à la pure connerie, j’vous  le fais pas dire, et qu’il est bon de se retirer dans ses fêtes à soi…

    …Ta fête à toi c’est d’avoir vécu « tous ces trucs », comme tu le dis dans ton volapük, et de le raconter comme personne. Notre truc à tous est de vivre comme personne, mais pas tous ne s’en avisent tant les paupières d’un peu tous pendouillent jusque par terre. Tu connais le démon de la légende russe, dont les paupières habitudinaires pendouillent jusque par terre et qui ronchonne à tout moment qu’il n’y a rien à voir vu qu’il ne voit rien. Et c’est cela la fête en somme, enfin ce qu’on appelle désormais la fête festive et du soir au matin, partout, c’est le cinéma sous les paupières, c’est Vegas que tu as vu comme personne de même que tu as vécu Trona au bas bout de nulle part où Bukowski rejoint Beckett et les branleurs de Webcamworld. La fête festive c’est ça : c’est le branle absolu dans l’désert. Tu les as bien regardés et sans moraliser. Tu t’es reconnu le frère fraternel de ce poufiat de Jim qui fait ses records de dégueulée de Budweiser sur Youtube. T’as bien vu la Star Ac universelle et ce que t’en écris est sans haine. Juste un peu triste. Juste ce qu’il faut d’humour à peine décalé, Juste ce qu’il faut d’énergie pour repousser ce que tu dis le suaire de l’habitude. Juste ce qu’il faut pour esquiver ce que tu dis les relents de morgue. Juste ce qu’il faut pour ne pas pouloper ensemble comme tu dis  avant de solenniser dans le genre youngster à bonne école anar en déclarant comme ça qu’aux urnes tu n’amèneras que les cendres d’un bulletin de vote – mais tu fais ce que tu veux citoyen Quentin du moment que tu votes comme personne au graffiti sauvage…

    …Et là je me suis levé et j’ai grand ouvert la fenêtre noire de nuit belle au souffle montant du lac et des forêts. Or voilà l’banquet que je me dis. Le banquet n’est pas ailleurs que je me dis. Picturalement le premier plan de ma noire fenêtre ouverte est une grande ondulation de montuosités forestières à clairières un peu moins noires où scintillent des loupiotes humaines. Juste derrière un peu plus bas il y a comme une fumée, comme une étole de brume au-dessus du lac noir à reflets plus ou moins lunaires que voile la fumée de mon clope Dominican 100% Tobacco  dont il est précisé qu’il nuira gravement à ma santé et à celle de mon entourage, mais Lady L. n’en à cure à présent qu’elle s’est piquée à Sister Morphée – et picturalement j’ajoute que l’ubac de la côte française est pointillé d’autres loupiotes humaines dont celles d’un certain casino où des fortunes ont été claquées cette nuit-même, et juste en face c’est le diadème de Novel à notre altitude à peu près, j’veux dire 1111 mètres au-dessus de la mer étale toi qui aime le surexact en ta vaguerie barbare de fan de rock industriel, enfin et pour clore ce banquet visuel j’ajouterai que picturalement le ciel est à l’instant même une conque d’un autre noir que les noirs d’en bas où commencent de scintiller de stellaires informations d’un passé plus que présent – j’veux dires des étoiles comme il y en a découpées dans du papier argenté sur les pacsons de Noël et dans les mirettes des bons enfants poils aux dents…

           …Nous les festivités festives on en à rien à souder, Quentin, sous les étoiles qui n’ont que l’âge de leur éclat passé, et là je te ressors ce que tu as noté un jour à Beatty, tombé de la lippe du barman du saloon, que j’ai noté à mon tour et que je prie mes 1888 amis-pour-la-vie de Facebook de noter -  ça ne s’invente pas le vrai de la vie qu’est notre banquet à tous , comme quoi « il paraît que le monde tiendrait dans la main s’il n’y a avait pas de vide », avant que ledit barman philosophe à la manque ne conclue comme ça tout gravement : « Je me demande ce qu’il resterait de l’esprit si on compressait la parole»…

    …Ce qui se passe vraiment dans la nuit des mots, ce qu’on croit dire en écrivant, ce qu’on aurait voulu leur balancer à la table des familles, ce qu’on était impatient de retenir du Voyage et de le signifier à l’Humanité par courrier direct, ce qu’on a ressenti, ce qui nous a secoués, ce qui nous a surpris au bord des routes à l’arrêt clopes & chips, ceux qu’on a aimés ou cru aimer et cru séduire ou cru perdre, celui qu’on croyait être et celle qu’on est devenue, ce qu’ils sont vus du dehors ou quand on les étreint sous le dôme des étoiles, ce qui nous parle, ce qui se tait – tout ça c’est l’banquet, Quentin, et j’te remercie, petit, de l’avoir écrit même si c’est nous tous qui l'écrivons, l’banquet, tous tant qu’on est…

    (Ce texte a été écrit en écho à l'épilogue, intitulé Le Banquet, du premier livre de Quentin Mouron, Au point d'effusin des égouts, publié chez Olivier Morattel en décembre 2011)

  • L'Gang

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    Rhapsodies panoptiques (17)

    …L’autre soir on était là toute la Sainte Famille, le Père indigne, la Mère martyre, le Frère Taulard de la Belle Image et la progéniture One & Two - Dark Lady et Sweet Heart -, plus leurs prétendants légitimes déjà dans les affaires courantes, le Noiraud et l’Irlandais, et v’là que Sweet Heart commence de nous livrer du Top secret sur sa mission du lendemain à la frontière italienne où elle va soumettre une Multinationale bancaire à un Audit spécial sur le blanchiment - mais ça reste entre nous, n’est-ce pas : pas que ça sorte du cercle Antigang…



    Pano9.jpg…T’imagines l’émotion, l’Kid : ta fille légitime se la jouant Carla Ponte, la fille puînée de la femme de ta vie jamais revenue tout à fait du Groupe Afrique, la nièce avérée du Taulard retiré de la militance mais jamais regagné vraiment aux convenances sociales, la sœur de Dark Lady l’enragée à t-shirt guévariste ennemie jurée des ploutocrates – bref notre innocente Bimbo promue au rang de justicière dans la foulée des Ziegler et consorts ; or justement je lui sors le big argumentaire comme quoi le Grand Capital qui se planque en nos murs n’a plus qu’à trembler puisque la voilà qui débarque, cinquante ans après Zorro Ziegler tenté par la Revolucion et se faisant rétorquer par le Che en personne : que non pas, camarade, que la Revolucion tu la feras là-bas, en el Paìs, dans le cerveau du monstre -, voilà ce que je lui dis et notre tendron de ne pas trop savoir si son affreux paternel se paie sa mine ou délire une fois de plus en sa sincérité matoise de vieux fêlé qui lui a dit et répété, comme Lady L. et sa mère l’anar amstellodamoise le lui ont seriné sur tous les airs : que jamais au vieux jamais l’Gang ne les circonviendrait…


    ...Tu vois ça, l’Kid ? Tu te représentes ? T’as vu maintenant Cardin à Budapest comme j’ai vu Dior à la Rue Arbat. On a vu les apparatchiks l’autre jour dans les rues de Montreux comme Sweet Heart les a vus avec son Darling, de Bangkok à Ourgada, partout métatastés nickel à bagouzes, partout américanisés et nipponisés, multimondialisés comme les traders de Manhattan ou de la City de Zurich : partout chitinisés de roubles et de dinars mais attention les voleurs de vélos : voilà se ponter Sweet Heart par Audit spécial : halte-là ! No pasaran ! Tu vois ça et t’y crois autant que j’y crois : no pasaran ! J’veux dire : en nouvelle donne. Pas tout à fait à la stalinienne. Plus le style du POUM ! Votre volée ne pleurniche même plus sur le spleen des lendemains qui déchantent, et je trouve ça pas mal, même sans avoir lu les reportages d’Orwell vous avez capté deux ou trois choses à propos des méfaits de tous les maximalismes brun ou rouge, bref : Sweet Heart débarque avec son détecteur d’argent sale et ça va craindre chez les banquiers sans visages du Front berlusconien de notre paradis fiscal – et que m’arrive-t-il donc le lendemain de l’autre soir tandis que je vaque en ville : v’là que le Hans bernois m’appelle sur mon Blackberry, salut Kamerad qu’il me fait, il sait que j’ai horreur de cette complicité louche, d’autant qu’il m’est arrivé de l’allumer dans mes écrits pour ses accointances plus que douteuses parfois avec des potentats d’Afrique, il me dit que mon dernier livre est encore meilleur que le précédent, donc là je le sens venir : il va me demander un papier sur le sien que je suis précisément en train de lire, et ça ne manque pas: Kamerad je serais honoré qu’il me fait, et je me glisse in petto mariole que tu es ! mais je lui dis, sans le flatter, que sa Destruction massive me fait mal à l’humanité, que l’auteur sanglote toujours un peu trop comme à l’accoutumée mais que je vais en écrire, promis-juré, s’il cesse enfin de me compromettre dans les lendemains qui déchantent; puis je lui raconte l’épisode de Sweet Heart en Carla Ponte et mes révélations à notre enfant sur le Che et lui, alors le pèlerin des famines nous félicite, Lady L. et moi, pour notre éducation pour ainsi dire léniniste; et le soir même c’est Bona qui m’envoie de ses sombres nouvelles via Facebook, tristes à pleurer, sur ce qui se passe ces jours au Congo, et je ne sais pas que lui dire au cher Négro de mon cœur, juste que je vais lui envoyer Destruction massive de l’affreux Ziegler; sur quoi c’est mon ami Dindo qui me balance un courriel désespéré pour me dire que l'Gang a encore marqué des points contre lui: que plus personne ne veut de ses films que la télé, qu’après son Gauguin son Vivaldi prouve que lui-même est resté le pur et dur qu’il a toujours été, comme je n’en ai jamais douté, pas plus que de son caractère de castapiane mal léché; enfin ce qu’il me dit de tout privé achève de me désoler pour cet invétéré Don Juan dont les groupies se font aussi rares que les cheveux sur nos nobles frontons – tu m’suis Kiddy ? …

    PanopticonF9.jpg…Toi qu’es une partie de mon Antigang, l’Kid, je vais te raconter en exclusivité un rêve que j’ai fait la nuit dernière, auquel je resonge ce soir en me demandant, une fois de plus, par quelles voies se construit tout cet onirique cinéma ? J’te jure que je n’invente rien. J’te jure que j’ai tout noté ce matin comme je l’ai rêvé, à la lettre près. Donc voilà que, dans ce songe absolument étranger à mes cogitations ordinaires, je me retrouve d’abord aventuré sur l’espèce de grille de ce qui me semble un monte-charge à découvert, qui se met en effet à descendre à travers le haut immeuble (il me semble que je suis parti de la terrasse supérieure des anciens bâtiments de l’Uniprix, à l’avenue du Théâtre). Or on parcourt de nombreux étages et je me retrouve, non sans angoisse, face à un vaste espace genre atelier d’industrie dans lequel deux grands types me font mauvaise figure au premier regard. Qu’ai-je donc à foutre en ces lieux, de quel droit, avec quel Autorisation officielle ? Que ça ne se passera pas comme ça ! Mais tout de suite je me fais amical et félicitant, remarquant que l’endroit se trouve manifestement en de bonnes mains, que cela fleure le fer travailleur et qu’on sent immédiatement la compétence. Les deux lascars se radoucissent alors d’autant et me proposent de me faire visiter les lieux, ne m’épargnant aucun détail technique et méthodique. Deux grands chiens assez joueurs nous accompagnent en sautant comme mus par de naturelles élégances. Je mets certes un certain temps à comprendre où je suis mais je suis intéressé comme par les portulans et les presses d’imprimerie. Mes deux nouveaux amis sont manifestement fiers de leur rôle de gardiens du matériel. Celui-ci est impressionnant de variété et de qualité. Il y a là des machines à caterpillar, un stock important de marbre importé de Chine, des vérins, tout un appareillage utile à la conduite des eaux, toute une réserve de cuivre rutilant, pas mal d’autres fournitures coûteuses. Tout cela pour une construction prochaine. Le site a été occupé longtemps par la firme Tetra Park, qui a fait faillite. À un moment donné, une dame assez belle avec son chien à elle, un lévrier afghan il me semble, surgit et me dit son enthousiasme puis disparaît, les lascars se sont éloignés dans le fond du chantier à ciel ouvert et c’est alors que je rencontre l’Ingénieur à l’air correct. Tempes argentées et parler clair. Me rappelle mon oncle Léo et m’explique le topo. Le site, précise-t-il, a été racheté par une famille américaine milliardaire. Des gens dans les armes et les computers multinationaux. Puis un autre personnage apparaît qui semble comprendre les chiffres défilant sur un écran de la Bourse. Je dis alors à l’ingénieur Correct que notre ami Lemercier va nous expliquer où en sont les affaires. Je me sens enfin concerné par les menées du Gang. Lemercier fait son modeste en invoquant du moins les interstices vacants de la productivité marchande. « Les Américains ont compris qu’il faut parfois ventiler le Capital par un peu de fantaisie ». Il le dit sans ironie mais avec un certain humour qui provoque une moue dubitative de l’Ingénieur, alors que je me sens conforté dans les projets de l’Antigang. Je me sens indéniablement plus en phase avec Lemercier qu’avec Correct. Je sens en lui un messager de mèche qui me dit ceci: que même le Grand Capitall doit ventiler, donc il y a des clairières, donc Heidegger n’a pas tout faux. Bref, Kiddy, cela te paraîtra peut-être torsadé tout ça mais je trouve ce rêve assez valorisant car j’ai toujours été nul en économétrie. Surtout je suis réconforté de voir mes théories sur la Fantaisie - puisque c’est de cela qu’il s’agit - pratiquement et je dirai même poétiquement confirmées dans les conceptions élargies d’une firme familiale WASP aux investissements sûrs. Sur quoi je me suis réveillé avec regret. J’ai constaté qu’il avait encore neigé cette nuit, puis je me suis rendormi tout tranquillement tandis que tu psalmodiait sûrement déjà, là-bas, dans ton studio d’étudiant du Calvaire, genre poète éveillé…

    Images: Philip Seelen.

  • L'homme qui tombe, story 2.

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     Rhapsodies panoptiques (16)

    … Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle :  « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…

    Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et  les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar…

    … On s’est retrouvés au Café des Abattoirs avec Basil, qui m’avait filé le film de Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda, on en a parlé et il m’a parlé de son nouveau projet – il avait un scénar épique, donc très loin de cette suite de sidérants plans-séquences - tout dans le mouvement m’a-t-il dit en roulant ses yeux étranges qu’on dirait de l’agate de poisson, tout dans ce qu’il voyait comme une plongée dans le plus-que-réel et la beauté brute, comme dans La Chambre de Vanda mais dans le mouvement et les enchaînements de plans jamais prévisibles, jamais convenus genre télé, qu’il a précisé, jamais ce cousu réchauffé genre série, même si la story pouvait paraître rebattue à l’excès : du vu et revu, je te dis que ça, pour ainsi dire la plus vue et revue des histoires de cœur et de cul, mais sans rien d’attendu ça je te garantis ; tout étant dans l’écriture évidemment et ça filait à cent à l’heure mais en même temps on était hors du temps, c’était filmé à la vitesse de la lumière et à fleur de peau, et là tu sais ce que j’entends, Tonio, on en a souvent parler - souvent je t’ai dit ce que je pensais de la peau et d’écrire par la peau…

    …Moi tu le sais, Tonio, que je j’ai ce défaut des bêtes de mots de tout réduire à des vocables, mais ce que je flaire par la peau exsude aussi des images et des mélodies, et c’est ainsi que, tandis que Basil da Cunha me parlait de son prochain scénario, ce jour-là, je me repassais les images de La chambre de Vanda tout en me saoulant des fados du portugais – tu connais ça toi aussi, toi que j’ai fait lire Explication des oiseaux d’Antonio Lobo Antunes et lire ensuite tout Antunes, tu connais cette osmose, tu connais ces glissements d’un plan à l’autre entre les phrases d’Antunes et parfois dans la même phrase, cette façon de raconter trois histoires en même temps et d’avancer comme à tâtons – donc Basil me regarde et me raconte des trucs en rapport avec son scénar, mais en même temps quelque chose s’est passé dans le café à l’arrivée en tourbillon d’une vingtaine de collégiens filles et garçons en soudaine pagaille d’étourneaux direction l’arrière du troquet où une longue table les attend, et je vois Basil les mater par-dessus mon épaule en continuant de parler, et moi je pense à la première séquence de La chambre de Vanda qui s’ouvre sur ce lit défait où les deux sœurs se préparent le méchant pétard, tout de suite on est dans un orbe à part, tout de suite on est dans la chambre de l’enfant séparée du monde, Vanda doit bien avoir vingt ans mais elle a les gestes d’un enfant, la bande-son est immédiatement déchirée par une toux de vieillard mais on est dans la chambre de l’enfant du Multimonde ; et me repassant ces images je remarque l’attention accrue de Basil sur la tablée de derrière où il a l’air de se passer quelque chose…

    …  Cette histoire de l’homme qui tombe, et ce que signifie le temps de l’homme qui tombe, dans une story, ce que signifie le temps de passer d’un plan à un autre et comment, au cinéma, m’intéresse de plus en plus, Jackie, en fonction de la vie qui passe et du temps plus précisément que met un fin-de-vie à trépasser, comme tu les suis de près, j’veux dire : comment le raconter ? Comment faire que le sentiment passe ? Comment raconter la réalité ? Comment reproduire, non pas le photomaton de la réalité mais la réalité telle que tu la vis là-bas ? Pas affaire de branleur qui se prend la tête tu le sais ! Pas affaire de gendelettre en mal d’odeurs fortes ! Pas du tout ça que Basil non plus filme dans les lieux les plus paumés perdus : pas du tout la papatte au prolo, la fine gâterie démago je-vais-au-peuple, pas du tout ça ! Mais le détail juste, Jackie, le détail qui fait mal. Toi qui me racontais ce que ça fait, enceinte, de tirer le dernier drap sur une vioque ou sur un enfançon, ce serait à peu près ça qu’on chercherait si on devait faire maintenant un film ou un roman sur l’épique époque…

    Romeo.jpg…Et c’est là que Basil a commencé de s’exclamer : mais c’est pas vrai !, et  il a répété ça pendant près d’une heure, après, sans cesser de revenir à la table là-bas des lycéens, par-dessus mon épaule -  et que je me retourne de temps à autre pour voir la scène en plus saccadé, non mais c’est pas vrai, et il me racontait,  Tonio, j’te dis, comme s’il était en train de mater un bout de son propre scénario en train de se tourner : c’est Love Story le retour, me disait-il en détaillant les péripéties du roman-photo en train de se dérouler à la table là-bas entre un grand Roméo baraqué genre Monténégrin soudain entouré de silence et d’opprobre après qu’il eut été tancé par sa fiancée genre Florentine blonde  aux yeux verts Véronèse ophélien, enfin tu vois le tableau genre Macbeth et Juliette à la fête de fin de bachot, et Basil qui me détaille les scènes et les redécoupe, se fait disert et me décrit tout à mesure en affabulant dans la foulée, et de fait en me retournant je vois le drame évoluer, les feux de l'envie, le jeu de la fille aux cent SMS, les autres mecs, les regards, les alliées furieuses, les familles à l’arrière en chœurs guerriers, tout ça même pas en deux heures, le temps d’une pizza, quoi, et les amants se sont boudés grave, les Montaigu et la Capulet se sont massacrés, Basil construisait et déconstruisait son scénar en me racontant ses démêlés et ses projets – et moi qui compte les secondes une fois encore, moi qui pense à Jackie, moi qui pense à Tonio en train de peaufiner le roman de Malik, moi qui n’y suis pour personne car je tombe, je n’ai pas cessé de tomber et MAINTENANT, que je me dis, les caméras du roman panoptique tournent sans discontinuer et MAINTEANT – je me trouve dans la chambre de Vanda la camée qui se cherche la veine et j’entends tout autour les cris et les sirènes du Multimonde, on remonterait à présent les pentes de Mulholland Drive après avoir longé les abîmes d’Alvarados, on franchirait des canyons et je tomberais pendant ce temps, sept secondes encore et c’est la révélation, l’aiguille pénètre dans la veine et la chambre de l’enfant retrouve la paix… 

    Image: Dans la chambre de Vanda, de Pedro Costa.

  • En silence

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    Rhapsodies panoptiques (13)

    Pour Jean-Pierre Oberli et Jean-Yves Dubath

    …Je me suis retrouvé à écouter ce type qui lisait des fragments de ses livres, dans un cercle de gens de tous âges que je n’avais jamais abordés, je m’étais arrêté là parce que j’avais vu un groupe de fumeurs sur le parvis du café, j’ai fait signe que je voulais du feu, un jeune gars en blouson de cuir m’en a donné, puis je les ai vus entrer tous ensemble dans le café et j’ai suivi le mouvement vu que dehors il faisait froid, la première neige venait de faire son apparition sur les hauts après l’été indien prolongé, et nous sommes donc entrés, il y avait un escalier montant, à l’étage ça faisait club à fauteuils, il y avait une quinzaine de livres sur la table centrale et un fauteuil occupé par le type qui allait visiblement commencer de lire quelque chose, et je me suis assis un peu à l’écart, je ne dérangeais visiblement pas, nul ne me connaissait ou ne me devinait visiblement, on se sentait entre personnes bien disposées, le type a été présenté comme un écrivain, donc une espèce de collègue éventuel, il avait l’air à la fois vieux et jeune, timide et détaché, présent et absent, ça me mettait en confiance ce mélange, un jeune gars dont j'ai appris plus tard qu’il était cuisinier l’a présenté, lui a fait son modeste mais on ne me la fait pas, puis il a chaussé des lunettes bon marché, à peu près les même que je porte pour lire ou écrire un rapport, et peu après  qu’il a commencé de lire ce qu’il lisait m’a ramené des années en arrière dans un champ de neige que je traversais en silence…

     

    …Le type a d’abord lu des espèces de listes et c’est dès ce moment-là que je me suis senti dériver dans mon silence enneigé. C’était une sorte de litanie étrange. Comme un inventaire. Il invoquait successivement « celui qui, celle qui, ceux qui », sans discontinuer, dans une succession régulière qui aurait pu lasser. Sauf que des images apparaissaient. Des débuts de scènes. Des situations. Des bouts de tableaux. Et du coup j’ai commencé de regarder les gens, qui se regardaient entre eux. Le jeune gars en blouson de cuir était juste en face de moi. Au premier regard il avait plutôt l’air d’un amateur de rock que de lecture. Sous son blouson il avait un t-shirt de Motörhead. Son regard était marqué par un léger strabisme qui lui donnait comme deux visages. Je crois que c’est le premier détail qui m’a fait penser que ce garçon détonait sous son air de boy friend de série américaine et qu’il devinait de ces choses que je suis censé cacher depuis tant de temps – et c’est alors que le type qui lisait a attiré mon attention par sa propre attention aux mots et aux images…

     

    …Il a invoqué celui qui a des poèmes dans sa poche, et j’ai pensé aussitôt que plusieurs des auditeurs de ce soir-là pouvaient se sentir concernés, je n’avais aucune preuve mais je ne ferais pas mon job sans certaines dispositions en ce sens, et déjà je voyais que certaines attentions avaient été saisies, puis le type a invoqué   celle qui cherche à retrouver le climat de la salle de lecture de la 42e Rue quand il neigeait sur Times Square, et là j’ai vu l’attention du fan de Motörhead éclairer une moitié de son visage – je dirai la moitié la plus sombre, et le type a évoqué ceux qui se sont juste mis à l’abri du froid en passant ce soir par là par hasard, comme s’il m’avait percé à  jour, puis il a invoqué ceux qui aiment les mots doux et parfois les mots durs ça dépend des fois, et là j’ai vu plusieurs regards s’éclairer, surtout celui d’une jeune femme au doux visage et aux yeux vifs dont quelque chose dans l’expression signifiait qu’elle pouvait avoir une parenté proche avec le type qui lisait, et ce rapprochement apparemment anodin des mots doux et des mots durs m’a fait poursuivre mon chemin dans le silence de la neige…

     

    …C’est extraordinaire, me suis-je dit alors, de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, mais parfois moi je me sens fatigué de n’être qu’un esprit, j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, j’aimerais sentir en moi un poids, sentir que cette densité abolit l’illimité, me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de liseurs et de liseuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, s’asseoir à une table où des personnes jouent aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part nous ne faisons que simuler et que dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d’attraper le poisson avec eux, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir des agneaux, quand on sert du vin sous les tentes du désert…

     

    …Or le type parlait maintenant du désert, il arrivait visiblement au bout de ses lectures au fil desquelles de nombreux mots, le mot DEHORS, le mot CLAIRIÈRE, le mot CELA, avaient atteint mon silence, puis il s’est mis à lire des flots de mots, cela ruisselait pour ainsi dire, il appelait ça des rhapsodies, j’aurais aimé le freiner quand même, j’aurais aimé m’exclamer : trop de mots, mais alors il a cité les mots et les images d’un texte d’une autre main et il a désigné le fan de Motorhead, et j’ai vu le visage clair de celui-ci s’assombrir tandis que le type évoquait une église-container dans le désert que je connais évidemment, et les mots du fan de Motorhead, dans son premier livre publié à ce que j’ai entendu ensuite quand j’ai feint de boire avec les uns et les autres - ces mots étaient de ceux qui retiennent mon attention et me font donner à celui qui demande tandis que j’arrache jusqu’à ce qu’il a à celui qui ne demande pas, ces mots étaient tissés du silence que je parcours…

     

    …L’église-container évoqué par le fan de Motörhead est évidemment celle de Trona, que je connais pour y avoir écouté maintes fois le silence. Ce que je donne de meilleur de mon silence se donne là. Aucun vitrail, aucune fenêtre, a noté le fan de Motörhead, comme le répète le type qui lit et le cite encore : Qu’une très grande porte rouillée qui hurle sur ses gonds. Et je puise dans la mémoire de mon propre silence depuis toujours et à jamais : Aucun parvis. De la poussière. Le milieu du désert. Et des grillages autour. Je sais tout cela par cœur mais tout de même cela me touche que le garçon aux deux visages ait noté cela, et la mélancolie me reprend lorsque je l’entends cité encore par le type qui lit en indiquant l’exclamation : Avec des barbelés ! et le fan de Motörhead se fend alors d’un jugement perso qui me fait le regarder encore plus attentivement : Si j’étais Christ sur le retour, j’irais sûrement jamais le faire ici !, enfin le type qui lit laisse entendre que ces mots l’on atteint lui aussi dans son propre silence…

     

    …Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je m’étais tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle à Trona, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que le garçon aux deux visages n’en a qu’un je pressens qu’il m’a deviné, et je sais que le lecteur de ce soir lui aussi feint d’attraper le poisson avec nous, je sais ce qu’il leur manque à un peu tous,  je feins d’y être quand ils boivent des coups mais j’y serai bel et bien quand ils feront silence puisque c’est mon job de les attendre là…

    Image: Cuno Amiet.

  • L'bazar

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    Rhapsodies panoptiques (15)

    Pour L.

    …Finalement nous nous sommes retrouvés devant le silence du lac noir, Lady L. et moi, et c’est ça qui a fait le compte. J’avais bien été tenté d'agonir tout l’toutim, et ça n’a pas manqué, mais elle a mis le holà, allez allez, et la Nature a fait le reste ; Lady L. a détendu l'atmosphère, elle a retenu mes grands chevaux en invoquant notre humour séculaire – elle m’a bel et bien suivi dans mes échappées furieuses mais sans peser comme je pèse - mon côté contempteur des Marchands du Temple, mon côté Savonarole ou Calvin le retour, mon côté trop sérieux, elle me disait : mais tu débarques ! Et c’est vrai que je débarquais, vrai que je n’en croyais pas mes yeux, vrai que je me croyais chez les dingos: vrai que je n’en revenais pas de tout ce toc mastoc tandis qu’elle l’avait déjà vu et revu, elle, l’bazar, et moi aussi d'ailleurs mais ailleurs…

    …On avait pourtant annoncé la chose dans les gazettes : j’aurais dû savoir. C’était de notoriété publique genre on fait la pige à la Crise. Il y avait de la bonne humeur annoncée et du vin chaud. C’était écrit : Marché du Bon Enfant, et Lady L. m’avait dit : faut voir ça, tout le monde y va, on ne peut pas vivre toujours comme des sangliers, y a partout des cabanons à ce qu’on m’a dit ; mais je ne la sentais pas tout à fait convaincue dans ses arguments – je la connais : pas plus que moi le kitsch ne la branche, j’sentais que c’était plutôt sa curieuse malice qui la boostait et ça me plaisait vu qu’on partait d’entrée de jeu dans le décalé pas dupe, donc j’ai signé le billet, on s’est fait sortables, chapeaux, portables, on a dégringolé des altitudes et nous voilà dans le vif de Noël-City le long du lac noir…


    …Ce que je dois dire là-dessus à propos de Noël, toi qui sais combien j’exècre Halloween et ces niaises festivités ricaines, c’est que cette naissance douteuse ne m’a jamais inspiré non plus. Déjà ce relent de culte solaire. Cette arnaque au calendrier. Ce côté recyclage. Ce replâtrage d’un mythe l’autre, Mythra, Dyonisos, tout l’gotha – déjà ça, passé le sentimental Tannenbaum de nos souvenances persos, la famille toute bonne en rond sous les boules et les bougies, les cloches à la volée dans l’quartier, la neige, les poésies apprises, l’piano, tout ça, notre enfance en un mot - tout ça déglingué, dénaturé, n’a bientôt plus ressemblé à rien et ce qui restait me reste sur l’estomac sans que j’en fasse une théorie mais quand même…


    …Dire à quel moment ça s’est gâté ça je ne sais pas, mais j’ai mon idée à ce propos : j’ai comme l’impression que c’est quand on a commencé de parler de fête que la fête a calanché, et c’est comme ça que tout a calanché par invocation - enfin calanché j’exagère, Lady L. me le répète à tout bout de champ : que j’exagère et que je noircis, que je lui obscurcis le ciel et les étoiles, que je serai bientôt le tout malcontent si j’insiste, et la voilà qui me dit tout à l’heure qu’on va plutôt s’amuser de tout ça au lieu de peser et qu’on sera peut-être surpris, va savoir, faut pas conclure, faut pas trop juger me fait-elle à l’avocate – et déjà j’vois la Roue style Prater tourner là-bas au-dessus des toits ornés de guirlandes des centaines de cabanons, déjà nous parviennent les premières bouffées de marrons grillés, déjà ça sent la cannelle et la crêpe et la gaufre et le beignet et le sirop d’érable et le pissat d’étable, enfin tout le sucré et le mélange des charbonnades et des touffeurs miellées, tout ça tourbillonnant dans les allées des cabanons où scintillent de loin et de toujours plus près les trente-six mille feux du simili…

    …Et de fait le Noël convivial du Bon Enfant battait son plein le long du lac noir à reflets de sabre quand avec Lady L. on y a débarqué. Mais tout de suite au lieu de me busquer et de me braquer, tout de suite j’ai pris sur ma superbe et me la suis joué à la coule des boules et bougies. Tout de suite tout m’a paru frelaté mégastore mais je n’en ai rien montré même à Lady L. évidemment pas dupe. Ils croyaient rêver mais pas moi ! Ils croyaient se jouer de la Crise mais ils y ajoutaient à l’évidence et je le constatais une fois de plus. Parce que j’avais vu ça déjà cent fois cela va sans dire, les cabanons, de Vegas à Shangaï et d’Alsace à Varsovie, mais ici le lac faisait mur. Faisait tache. Faisait contre-feu. Notre lac. Notre propriété que nous traversons sur notre cheval bleu par les fonds. Notre lac de sable que nous méharisons sans avoir jamais soif. Ils faisaient ça à notre lac. Ils amoncelaient le brimborion devant notre lac. Ils avaient construit des tas de chalets non pour y vivre mais pour vendre. Vendre était devenu ce mur de chocolat devant le lac à encorbellements de sucre glace. De l’autre côté s’élevaient les stucs blancs et stores jaunes du Montreux-Palace où Vladimir Nabokov avait composé Ada ou l’ardeur, chef-d’œuvre de duplicité amoureuse et de poésie apollinienne, et maintenant ses mânes spirites voyaient là s’aligner des cabanons faussement rustiques comme il s’en voit désormais partout d’Oslo à Taiwan à la même enseigne, et déjà la foule en houle nous entraînait dans les bouffées de chocolat grillé et de gaufres et de crêpes et de saucisses sucrées, et là-bas Freddie Mercury gesticulait, et tout à coup la sensation que les enfants se trouvaient là rackettés sous complot m’a fait me rembrunir et tempêter au dam de Lady L. Qu’une fois de plus j’étais trop morale vintage. Et j’entendais une autre voix moderne me dire qu’on n’attaque pas plus le Bon Enfant que le mammouth : antédiluviennes agitations …

    Panopticon703.jpg…Mais tout à coup, plus précisément, les oursons m’ont fait tourner panique - les oursons et les greluchons, les santons et les baudruches. Tout soudain j’ai redouté les conséquences. Plus fort que moi : cela devenait nerveux, tripal, alerte au sous-marin mental. Je voyais partout des greluchons déferler sur le quai du Bon Enfant par un flot, tandis qu’un autre flot portait les oursons. Nous étions pris en tenaille Lady L. et moi, mais elle pouffait en considérant mon ire soudaine virée délire. N’empêche que partout, et de plus en plus, les enfants étaient poussés à commander: je les sentais réclamer de loin en loin et de plus en plus voracement de quoi se pourlécher babines et mandibules et déjà je les sentais enfler rapaces, je flairais la concupiscence aux multiples tentacules, et comment les accuser à charge puisque le Bon Enfant le voulait - partout je ne voyais que des Objets faits pour eux au nom du Bon Enfant tandis qu’une litanie enregistrée se répandait à l’infini et sans contredit : nous sommes les Bons Enfants du multimonde, voyez les luminaires dans nos yeux innocents, la joie du Bon Enfant c’est nous, grâce à nous c’est partout senteur et saveur de Bon Enfant, nos savons positivent et nos oursons sèment la joie de concert avec nos greluchons: nous incarnons l’émerveillement de l’enfance, l’émerveillement c’est nous, qui ne s’émerveille point sera déchu de son droit humain…

    …L’émerveillement a fait gonfler les baudruches. Le souffle m’a été coupé par cet air tiédasse gavant les pétufles, aussitôt nouées par le Captain Ourson à skis de rando. Une piste de fausse neige avait été tracée le long du lac noir que je sentais de plus en plus contrarié sous le ciel plombé à reflets violets, mais le Captain Ourson dirigeait l’émerveillement infantile. Chaussez et voyez ! bramait-il en agitant sa cassette. Chausser c’est tant de francs mais voir sera pour votre émerveillement désintéressé et là-bas au bout de la piste vous attend le funiculaire du Bon Enfant direction les étoiles, visez là-haut sur les Rochers : c’est là-haut que notre ami le Bon Enfant pédophile attend les petits, et voici que le canon à fausse neige nous recrachait un monceau de flocons pelucheux…

    Nocturne.jpg…Mais la Nature est plus forte. Je le savais autant que Lady L. C’est ce qui nous apparie naturellement elle et moi : ce lac noir sur lequel la nuit tombait finalement loin du boucan de cette ordure de Bon Enfant. Et j’en ai fait encore une leçon, sous le regard narquois de Lady L. qui est nature naturellement, elle, tandis que je reste tellement leçon, surtout les soirs d’hiver. Et là c’est immense. Faudrait se taire mais comment se taire quand c’est tellement pour faire clamser les baudruches cette immensité du soir aux camaïeux de gris profonds striés de bleus et d’or en partance - regardez ça les enfants si c’est pas Byzance…

  • Au fil des choses

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    À découvrir sur son site perso: les aphorismes de Quentin Mouron, sous le titre Le Fil des choses. Un autre aspect du grand talent, lucide et sensible, de l'auteur d'  Au point d'effusion des égouts.

    Mise en bouche:

    "Les choses autour de soi comme un cilice - et l'éblouissement sombre de la cellule de cloître".

    °°°

    "L'intangibilité du monde. Et le souffle des hommes, haletants, inutiles - ceux qui s'épuisent à espérer - ceux qui crèvent de comprendre".

    °°°

    "Le désespoir est caractérisé: quand la lumière du jour vous blesse plus qu'elle ne vous éclaire".

    °°°

    "Le rythme - comme un tambour qu'on bat avec une verge".

    °°°

    "Le Kirilov des Démons ne se tue pas pour une idée - il se tue pour deux idées, opposées - douloureusement inconciliables".

    °°°

    "D'une femme, c'est le souvenir qui est le plus tranchant".

    °°°

    "L'idée, souvent, n'est que la pointe du sentiment".

    °°°

    "Les ressources humaines". Quel verbe est-il plus propre à donner sens au mot "ressource", que le verbe "exploiter" ?

    °°°

    "La publicité, ce directeur d'inconscience".

    °°°

    "Le réalisme, c'est entrer chez l'Homme par la porte de derrière - c'est le prendre sur le fait".

    °°°

    "La révolte se démode plus vite que l'oppression".

    °°°

    "Je porte toujours deux masques: le premier pour les autres, le second pour moi-même"

    °°°

    "Après tout, nos vertiges ne sont peut-être que cela: aimer et ne pas être aimé".

    °°°

    "Le bonheur de la femme que l'on aime est une brûlure intolérable".

    °°°

    "Il est aussi sérieux d'être antifasciste que chasseur de mammouth".

    °°°

    "Deux laideurs peuvent être belles lorsqu'elles s'additionnent. Surtout si l'addition prend la forme d'un couple sur un quai de gare".

    Pour suivre: www.quentinmouron.com

     

     

     

  • L'biotope

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    Rhapsodies panoptiques (12)

     

    …Avec l’Taulard et l’Imagier ça a été longtemps notre sujet de conversation Number One, l’biotope. J’veux dire en gros : la sphère et les bulles. On n’aura pas assez d’un délire pour expliquer ça, mais c’est à ça que servent les nuls inutiles de notre genre: à dire ce qui bulle dans le multimonde aux sphères…

    …À présent c’est dimanche donc on trime dur dans l’biotope des proches du gang ancillaire, aux étages d’en bas de la Datcha la domesticité brique parquets et lambris tandis que Lady L. s’active aux préparations culinaires, partout s’activent les servants de la forêt et environs, l’dimanche est une magie même pour ceux qui sautent la messe ou le culte même à la radio ou à la télé, nous Dieu ce matin c’est dans le Grand Nettoyage du biotope qu’on le convoque, Dieu nous ce matin c’est l’Mister Proper du biotope, j’veux dire qu’on s’est tous pris dans les bras tôt l’aube, puis on s’est mis aux affaires, chacun la sienne, on ne se marche pas dessus, l'architecture aux architectes, et les musiciens, les maçons, les lingères et les luthiers - nous c’est de toute façon la Maison du Bon Dieu, y a chez nous que des gens qui s’aiment et tous connectés à pleins de sites d’Amour et tous accros à Facebook, donc ça fait des cercles comme sur l’étang étale de l’Etant, ça fait des ondes aussi dans l’éther éternellement en éveil, Lady L. m’envoie un SMS de l’entresol pour m’annoncer  qu’y a plus de pâte bio pour ma tarte aux pruneaux mais j’y dis que c pas grave : qu’elle la pétrisse elle-même ; à l’instant l’Taulard chantonne Sweet Memory à l’unisson de Tim Buckley et ça nous rappelle encore d’autre cercles et d’autres sphères qui s’emmêlent dans l’biotope de nos affectivités polymorphes d’hier et de demain - et là comme dans un défilé à 24 images secondes j’vois passer toutes les smalas des années en allées, tous les amis perdus et refondus, toutes les liaisons foirées de toutes celles et ceusses qui sont venus et n’ont pas vaincu c’est-à-dire tout le cheptel des Quatre Sens de la Vie  – et v’là le brouillard qui remonte le long du val mais dans une trouée j’aperçois là-bas un coin des tombes de nos mères et pères et v’là que le jeune Quentin m’envoie par mail une image de l’église-container de Trona, cube de tôle, écrit-il à la page 82 d’ Au point d’effusion des égouts, croix dessus : « Aucun vitrail, aucune fenêtre ! Qu’une très grande porte rouillée qui hurle sur ses gonds. Aucun parvis. De la poussière. Le milieu du désert. Au bord d’un lac séché depuis deux siècles. Le sable qui grimpe en haut les murs… Et des grillages autour… L’intimité des fidèles… Avec des barbelés ! Ce n’est pas à rire… Je n’y ai vu personne. Aucune messe. Aucun psaume. Un container rouillé – sans fenêtres, sans fidèles – sans Bon Dieu. Si j’étais Christ sur le retour, j’irais sûrement jamais le faire ici ! », et ça nous fait mal à tous qui croient plus ou moins à tout ça: l’biotope de l’extrême sans vie, le non-lieu sur le mur duquel le prêtre, qui fait ce qu’il peut, a collé une banderole fauchée au supermarché d’à côté et qui l’annonce comme un péché: « ouvert le dimanche »…

    Désirade.JPG… Or l’dimanche, tu t’en doutes Jackie, toi qui trimes à l’hosto toute à la coule de tes fins-de-vie, l’dimanche à la Datcha de La Désirade et à l’Isba c’est notre jour pour ainsi dire expansé vu que ça devient l’biotope de l’intime sans barbelés ni gardiens ni cheffes de projet ni foutre rien – rien que la rêverie des jean-foutres que nous sommes en somme, à l’exception de Lady L. qui veille au grain. Lady L. qu’est trop soucieuse je trouve. Que je lui rappelle depuis deux vies de chiens et deux filles pas moins soucieuses qu’elle l’est. Mais le dimanche des majorettes c’est pour vous aussi que j’leur répète ! En vain ! Tout l’boulot de rêver nous revient, les mecs, et c’est comme ça que l’biotope ancillaire vit son premier dimanche d’hiver enneigé…

    …Ce que j’veux dire, évidemment, c’est l’génie du lieu, tout autant que son contraire que me figure, ce matin, l’église-container de Trona – c’est ce bonheur et cette misère que j’aimerais dire en même temps vu que tout est relié. D’un clic, ce matin, ce fin youngster de Quentin m’a envoyé cette image de l’église-container de Trona, qui m’a pour ainsi dire scié. C’est cela qui nous arrive, ce n’est pas que Gaza ou Guantanamo qui nous arrive : c’est ce container vide dans le désert déserté de notre mémoire dévastée…

    Walser4.JPG… Ce que j’voudrais dire c’est ce qui fait que tu te sentes bien là ou tu es à l’instant et pourquoi. Ce qu’on pourrait dire la recherche d’une maison. Ce qu'on pourrait dire se construire un feu style Jack London. Ce que Charles-Albert appelait l’habitus. Notre façon d’habiter bien. Notre droit primitif au cabanon à tous les sens du terme, entre cabane au Canada et pension d’Etat de Robert Walser chez les timbrés pour ne faire que rêver. T’es là sur ton canapé de cuir vert genre Oblomov préalpin. Lady L. peint des primevères. L’Taulard te raconte ses histoires de taule et t’résume le nouveau Sloterdijk. T’sais les fameuses sphères, les écumes de nature et les écumes humaines, les aphrosphères et l’bazar néomonadologique qu’il a creusé en taule en écoutant Radiohead et consorts. Puis l’Imagier t’annonce qu’il va repartir se faire quelque temps de ville-monde dans son quartier chinetoque de la Porte d’Italie, ça lui fera du bien de retrouver ses bougnoules et ses métèques, comme il dit, Michel le flûtiau et ses filles sénégalaises, toute l’Afrique et famille…

     …Ce que j’dirai encore c’est que le biotope d’avenir serait la tribu du Kid, genre moujiks bohèmes comme nous le sommes à l’accueil des boys de Number One et Two, ou l’dojo des enfants du Gitan ou la nacelle rue de Berne de Blacky et de son chum, ou l’arche centenaire de Tonio et son clan, j’veux dire: la cellule élémentaire qui fasse tomber les murs virtuels de la prison suissaude, j’entends cette espace habitable que tu reconstruis tous les jours contre l’esprit d’bureau et tous les matons qui te matent…

    Popescu70002.JPG…La Suisse friquée et l’Amérique policée je n’aime pas leur façon de te mater, l’Gitan, toi qu’es l’plus libre des chauffeurs de taxis vu que t’es jamais pris même quand t’es givré – et c’est ça que les pharmaciens te reprochent à la fois : d’être libre et ne jamais te faire prendre par les collaboratrices et les collaborateurs de notre aimée Police – et tu sais que je ne blague pas : que j’apprécie notre aimée Police à vrai dire mille fois plus que les flics uniformisés sans uniforme qui se matent les uns les autres et s’impatientent de se dénoncer et de se faire payer mutuellement leur médiocrité…

    DounaNB.jpg…Cette image de l’église-container me fusille et me fascine tandis que le jour décline sur ce dimanche de toutes les bontés. Je n’blague pas camarade Quentin. T’as l’âge de nos filles autant que le Kid ou que Blacky, que Bruno, que Matthieu, qu’Yvan  ou que les deux Sébastien, que Douna que je devine à l’autre bout du lac ou que Basil le descendant des conquérants lusitaniens, mais ce n’est pas absolument par gâtisme ou goût pédophile que je vous mate et vous surveille de mon œil panoptique et pour ainsi dire affectueux – c’est votre faute si j’vous kiffe du moment que je vous flaire du pareil biotope…

    … Tu m’disais un soir, l’Gitan, que j’avais en moi un puits de larmes, et je suis joyeux ce soir de percevoir ce même œil noir chez des enfants perdus de ce siècle qui ne s’en laisseront pas conter plus longtemps dans le biotope désastreux. Genre Guerre humanitaire. Bénédictions au Jerrycan ou au Chihuahua. Tout ce froid de blanchiment des consciences. Tout ce gel mortel…  

    Quentin4.jpg…L’biotope c’est pas compliqué, la Limousine, mon occulte amie que je ne connais que par Facebook et que j’sais quelqu’un de bien, l’biotope tu le sais, c’est bonnement notre lieu de vie. L’biotope c’est l’intime accordé. Dans l’premier livre de ce garçon teigneux et lumineux qui m’a secoué ces derniers temps, prénom Quentin, fils de Mouron l’artiste aux noirs argentés, je suis bluffé, touché, remué de trouver le radical constat de la destruction massive de l’intime et de la dignité, avec cette gravité pesante, insistante, candide et sentencieuse, lucide  et virulente des youngsters intransigeants…

    Image Quentin Mouron: l’église de Trona, Californie.

    Quentin Mouron. Au point d'effusion des égouts. Olivier Morattel, 137p.

  • L'désert

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    Rhapsodies panoptiques (12)

    ...P’tain y a la neige qui s’est pointée c’te nuit sur les monts d’en face, Quentin, c’est le désert retrouvé ce matin, vert et noir à nos premiers plans et le lac là-bas gris sabre, et l'ubac brun roux des monts de Savoie et la neige dessus - et du coup me revient ce que tu m’disais dans ton dernier mail d’hier soir comme quoi c’est dans l’désert de Joshua Tree que t’aura relu Voyage cet été-là - et moi cet été j’ai relu Voyage et je balaie à l’instant les territoires du regard avec le tien ajouté depuis que j’ai lu ton premier livre qui m’a ramené fissa au désert humain des Amériques et à l’autre là-bas à travers sables et glaciers évaporés jusqu’au pied des Titans Capitans, désert vertical que j’ai remonté longtemps dans le temps et les lieux…

    DSCN1529.JPG…L'désert c’était notre rêve de pureté non lyophilisée ou frelatée par les gourous derviches, et c’était donc vertical l’désert, il était rouge dans le granit de nos vingt ans savoyards, il était noir argenté dans les Dolomites, il était blanc et tout en horizons sur la Haute-Route de nos jeunesses shootées à la neige bleutée des cols et des arêtes ou plus tard sur les plaques du Requin ou du Caïman l’année ou Gary Hemming s’est flingué au bord d’un lac, et c’est sous le triangle incliné du Badile que j’ai lu Dans les années profondes cette autre année que t’étais pas né, en Ailefroide que j’ai lu Zorba, à Nefta surplombant le Sahara que j’ai relu Moravagine de Cendrars – et voilà que tu lis Céline dans ton désert à toi de fils teigneux ciselant sa phrase au plus minutieux du rythme…

    AuroreBoréale.jpg...Le désert est une société. Et tu penses bien, Quentin, que j’pense à l’immense Monod qui me disait une fois là-bas, à Saint-Malo, que peut-être nous étions en train de préparer un désert sans autre société que celle des sages insectes sans frontières tant nous nous sommes dénaturés avec nos déserts d’aisance et de complaisance, nos déserts Grande Surface et nos déserts Espaces Conviviaux - toi t’as bien senti ça aussi, youngster: que le désert a deux faces. T’as senti le désert odieux des névrosés pleins aux as de Vegas et environs. T’as senti le désert de la vie de Clara la cinglée qui s’est retranchée de toutes les sources et se fie aux thérapeutes et aux derviches asservis au dieu Dollar, et la pelotant, et la ponctionnant, on voit ça partout, maintenant : l'désert désespérant des femmes frustrées et des mecs consentants ; et puis l’autre, le désert vivant qui s’étend juste derrière la maison de ceux-là qui dépriment, mais à ne pas voir ! À ne pas voir la forêt là derrière ! À ne pas voir le silence de la prairie là-dedans – le silence assassin de soirs où les insectes sans frontières se la jouent serial killers ! Surtout pas voir la mort, Clara, surtout pas voir que ton ex n’est pas le monstre couillu que tu dis mais un homme perdu, surtout pas qu’on te dise que ton Amérique friquée et pommadée est foutue comme l’est l’Europe frelatée et la Russie putanisée par les anciens apparatchiks et compagnie, et j’te parle du désert d’Arabie habitée par des zombies, enfin tout l’désert encombré de tout ce qui n’est pas le désert habitable d’un bon livre ou d’une être ouvert à tous les sables…

    Joshua1.jpg… Moi l’désert de sable je t’avoue, Quentin, que je ne connais pas et n’y aspire pas autrement comme on dit. Moi toutes ces dunes j’veux bien qu’elles vivent, comme le répètent le père Monod huguenot, j’veux bien que ça pullule tout ce sable, mais tu me vois me la jouer safari ? Et toi tu te vois refaire la route du Harrar en groupe genre tous Rimbaud pour 500 euros ? J’aime bien, youngster, quand tu écris que Los Angeles existe par ses rues secondaires. Là je m’y retrouve au désert vrai de la possible géographie humaine. Un soir tu reviens dans sa Jaguar avec ta cousine Clara que votre virée à L.A. a presque rendue plus humaine, mais ça ne va pas durer cette sortie du désert névrosé et nécrosé, et tu l’écris ce constat pas gentil : « Le lendemain nous avons reparlé de rien. Tout était rentré dans l’ordre – c’est-à-dire que les choses étaient pires – encombrées de non-dits, ponctuées de silences. L’oxygène commençait à me manquer ». Et ça c’est communiqué, c’est senti, j’ai vécu ça en Autriche policée et au Japon policier, la névrose meublée design et sous contrôle de Cellules Psy répand partout son sourire désertique, v’la le désert cauchemar climatisé plus désaxé tu meurs…

    … On a bien aimé Le Clézio pour ça, le tout fin prosateur, le bien beau gendre rêvé, son côté nouveau roman à l’échappée, reparti avant d’être arrivé que j’aime bien cette façon de n’y être jamais pour les critiques avérés ou pas, sitôt disparu du Quartier qu’entrevu, salut j’tai vu, et repiquant en Afrique, au Mexique après t'avoir montré la guerre du Grand Magase, à savoir le micmac avant l’heure, et là je vous retrouve tous tant que vous êtes, Tonio et le Gitan, le Kid et Lady L. et tous nos amis de Facebook et du multimonde : tout ça qu’on pourrait dire, Quentin, noué par la gerbe gerbant de tout ça…

    … Là j’suis en train d’écouter, Quentin, en pianotant cette rhapsodie, ce Quintet dément de Chostakovitch qui sillonne à lui seul tous les déserts des sons et des sentiments, où l’piano de Martha Argerich est comme une fée et comme un fou, j’sais pas, je ne sais pas parler de musique et je m’en fous. Mais là, ce que je veux dire, c’est que les territoires se multiplient et que c’est par là que peut-être on s’en sortira, je ne sais pas. Martha je l’ai bien regardée à Tokyo, puis à Los Angeles, à Santa Barbara et à San Francisco, je ne te la fais pas à l’influence pipole mais je te dis ce que j’ai vu comme tu me racontes Clara et Laura et je te dis que ça : que la folie est belle, parfois. Pas celle de Clara ta paumée. Pas celle de Laura la trop froide. Mais c’est par elles, genre Martha l’illuminée dont le génie est à bout de doigts, que quelque chose peut être retourné – et c’est ce truc qu’on appelle l’art, tu sais, qu’échappe aux collèges d’esthétique et aux académies politiques du Bon Bord, c'est ce truc-là qui nous ouvre le vrai désert que tu sais…

    Vitelloni.jpg…Aussi j’fais table rase, table nette, j’me prends pour Dieu qui récure ses écuries augiaques et voici qu’il neige, j’vais faire les vitres, tiens, toutes au détergent autorisé methylchloroisothiazolinone, ça sent l’alcool d'hôpital, à l’étage d’en dessous Lady L. se délecte de l’énième projections d’un Columbo de derrière les paddocks - j’sais bien aussi que Jackie adore Columbo, c’est un ange de Wim Wenders que ce cabot à cigare et McFarlane mal fagoté, mais bon, mais va : les Chinois rappliquent et le désert se fait séduisant tout sourire, vraiment t’as l’impression que tout le monde s’en fout – c’est exactement ce que décrivaient les mecs lucides entre deux guerres humanicides, genre Witkiewicz avant l’suicide, c’est tout bien-être et compagnie et toi t’arrives là, malappris, malséant, plongé vorace dans Voyage au bout de la nuit en plein jour à Joshua Tree, pour ainsi dire perdu pour la société l'Quentin...

    PanopticonB125.jpg... J’le vois d'ici le jeune endiablé lascar dans son désert stellaire à fleur de mots, se laissant imprégner, s’oubliant dans le tagadam, se perdant loin du macadam mielleux de smog de la Cité des Anges, dans le sillage du maudit Ferdine, tout seul isolé dans la cabane de ce discours à jamais inouï où déferleront la guerre et les colonies toxiques, les chiottes de Chicago et la maladie à jamais mortelle de vivre et seul - c’est ça le désert, l’désert ça te prend à la gorge, l’désert c’est plein de femmes seules et de vieillards édentés pleins aux as que leurs proches claquemurent en attendant de les voir clamser, le plus tôt sera le mieux et quel chien c’était n’est-ce pas qu’on n’a pas de regret de le voir se noyer, ce queutard, cet obsédé n’est-ce pas – tout ça que ton jeune routard, Quentin, a noté sans rien arranger, et ça ne s’arrangera pas le désert en se peuplant, revenir de Voyage indemne ne se peut pas quand on a l’âge poreux et la sensibilité vertigineuse, j’te dis moi que le désert de Céline est un entonnoir et que tu n’y échapperas pas en faisant semblant ou comme si comme à peu près tous, le désert n’est pas un gadget pour chamanes genre Vegas ou Coelho, v’là les oiseaux de Ferdine en rupture de volière et toi tu t’es mis à écrire comme un dératé qui se gobe - de quoi repeupler le désert de Gobi …

  • L'dojo

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    Rhapsodies panoptiques (11)

    …J’le dis et j’le répète au Gitan qui a cette faiblesse de vouloir casser la figure du moindre fâcheux grave : que ce n’est pas la meilleure affaire à faire, alors qu’il y a le plus souple judo qui te fait jouer avec celui qui te percute et que tu fais tomber de sa propre chute et de tout son poids – voilà, raplapla sur l’dojo. Le côté Don Quichotte du Gitan, son côté Mandrin justicier ou Robin des bars, et ses façons directes de régler tout différent aux poings ou aux talons ferrés lui ont valu quelques avanies et pas mal d’interdictions de se pointer dans certains lieux publics, surtout du temps de Bouzouk son lévrier afghan aux crocs de métal ébréché, mais les années passant, mes conseils de briscard tolérant lui en imposant à la longue, les influences émollientes d’une société fadasse dont il se tient de plus en plus à l’écart, tout ça, sa nouvelle amie la Cheffe de projet – tout ça fait que je n’ai même plus besoin de lui recommander l’judo, à nos conciliabules du soir, au Gitan pas vraiment réformé mais tout comme…

    Judo.gif…D’ailleurs t’imagines l’Gitan sur un dojo, Kiddy : tu vois le tableau du Gitan en kimono ! Je t’le dis à toi vu que tu as l’art, pour ta part, de te la jouer judoka sans t’en douter probablement. Sûrement les sept frangins que vous avez été ! Sûrement la nécessité de survivre sans se lacérer à journée faite. Ta diplomatie quand le Gitan et moi nous nous prenons de bec ! Tes bons offices quand la rage nous lance l’un contre l’autre alors que nous avons raison tous les deux à ce que tu dis, sauf que j’estime que j’ai plus raison que cet enfoiré de Gitan qui prétend que c’est lui - et ça finirait karaté ou couteau si tu n’étais pas là toi et les nœuds dénoués de tes gestes coulants…

    NewYork9.jpg…Ce que j’voulais dire, le Kid, c’est que le judo est naturel à certains et pas à d’autres, et que c’est justement ces autres que l’judo devrait concerner un max, j’entends dès le préau et jusqu’à l’âge de polémiquer grave ou de résister d’une façon ou de l’autre au micmac. Toi le judo tu l’as dans ta nature souriante et bénie des fées, tu ne seras pas artiste de l’exagération comme le Gitan ou l’affreux JLK, tu es toi sûrement plus buté que tes frangins mais tu vas tous nous charmer à la coule, t’as le talent naturel, ce n’est pas toi qui va te faire honnir de tes pairs sans les flagorner pour autant, t’es juste comme tu es, petit judoka qui s’ignore et poète genre Abel abélien brillant et vif, mordant, fantaisiste  comme il faut - tes SMS de Budapest ont la même grâce ailée que tes SMS du Montenegro, on l’oublie mais c’est toute une civilisation tout ça, tout rocker que tu sois, non pas tant l’judo que les égards et l’attention d’amitié, la patience et le respect, enfin ce bon naturel gentil qui permet aux compères de ne point trop s’assassiner…

    …Or l’judo moi j’avais de la peine autant que le Gitan, natures naturellement véhémentes et jalouses que nous sommes tous deux, exclusives et vindicatives, de la race sombre des Caïn cahotants, le poing au ciel des laboureurs de mots, teigneux et brenneux, pantelants sur l’dojo et même pas capables de la première révérence rituelle. Pourtant ce qui nous a aidés je crois, le Gitan et moi, c’est l’judo des mots et le dojo des enfants. Tu connais, Kiddy, les Poèmes du Quotidien de notre ami l’enfiévré Gitan, qu’il cisèle aux arrêts de son taxi et fourgue ensuite aux revues et journaux. Pareil pour le dojo des enfants, et là je n’ai pas besoin de te faire un dessin vu que le Gitan et ses petites filles, en ces années-là où elles rampaient sur l’dojo,  c’est comme l’ombrageux JLK et les siennes : toute douceur et compagnie, fallait l’voir pour le croire, t’en as rien vu mais tu le sais, on t’a raconté, tu nous connais…

    …L’dojo ce serait donc ça, Blacky, rapporté à ce qu’on dit aujourd’hui le multimonde. Toi qui ne t‘énerves jamais. Toi qui m’énerve de te déprécier. Toi qui a dû t’imposer tranquillement et lentement, malgré ton impatience. Toi le petit pédé sorti de l’Afrique des mecs et des meurtres, qui vient leur dire comme ça ce que tu es, comme ça, que c’est à prendre ou à laisser. Toi que j’ai tout de suite accueilli comme une espèce de fils. Parce que ton premier livre, que j’avais à présenter à tout un public attentionné, ce jour-là au Salon Sur Les Quais, m’avait paru vrai. Parce que j’imaginais tes difficultés au carré, dont tu ne faisais que sourire apparemment. Parce que tu t’inclinais devant les gens sans cesser de les regarder crânement, comme au bord du dojo les combattants s'inclinent et c’est ainsi, m’as-tu raconté l’autre soir, que les parents de ton conjoint le Grison t’ont adopté malgré ta peau noire et le signe d’infamie que les gens formatés continuent de t’accoler …

     VernetC.JPGAvec Jackie l’dojo est un lit d’hôpital dont les règles du jeu nous échappent. Avec le secret JYD, qui ne se prononce pas Gide mais à l’initiale détaillée, comme ça s’écrit, écrit lui aussi des romans, roman lui-même, et le dojo est pour lui ce carré de lutte ou de grands garçons barraqués se terrassent à la cuissarde, ni karaté ni judo mais à notre manière helvète d’affronter et de négocier, de combiner ruse et force. Il me plaît, ce soir, de penser au dojo comme à une prairie essentielle, clôturée ou non mais reconnue, où le jeu qui va se livrer renouera peut-être avec l’immémorial Tournoi de partout, mais en somme sublimé. Les mots m’arrivent sur cet écran comme des êtres me demandant peut-être de s’incarner, je ne sais pas, frac de pianiste ou kimono m’habilleraient aussi bien, à l’instant je pense à un ami dont je n’écrirai pas ici le nom qui voit le dojo de sa fin peut-être prochaine, nul ne le sait, c’est une plaine blanche aux dimensions peut-être d’une chambre d’hosto et Jackie se tient en réserve dans le couloir, ou j’ouvre la fenêtre sur la nuit de l’hiver venant et comme un souffle glacé m’arrive de l’espace noir – tel est l’échiquier noir et blanc du dojo dont les pièces ne se frappent pas de face mais s’enlacent et s’efforcent de se basculer sous leur propre poids, et voici qu’une nouvelle voix m’arrive de l’autre bout de la nuit qui dit elle aussi à sa façon le vrai de nos vies - bonsoir Quentin, salud amigo…

    …Je ne t’affronterai pas, vieille peau, ou alors viens par là que je t’enlace eJamesEnsor (kuffer v1).jpgt que de mémoire je te resserve quelques clefs de mon savoir d’ado judoka jamais inquiet de ta pensée - allez salope tâte de mon uki goshi et de mon kesa gatame, viens que je t’enroule dans mon fameux wakikomi gaza, mais hélas Ménélas  mon savoir s’est évaporé alors que tu as lu tous les livres, toi qui prétend avoir le dernier mot – ton dernier cut de foutue catin. Tu vois, le Kid, quel agité je reste à la fin ! Et me reviennent alors les derniers mots des carnets de mon ami Théo peu avant que ne le terrasse la chienne d’enfer du cancer : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...

    Ramallah77.jpg…L’dojo serait alors ce moment en suspens de l’espace-temps, où je ne sais quelle musique pensante prendrait le relais des vocables. Je lis ce soir ces mots de cet  autre kid de vingt ans et des poussières : « Je m’aperçois partout. Chez tous les hommes que je rencontre », et ces mots diffusent comme une aura. Il y a bien plus dans les mots que le sens arrêté. Tout bouge, Kiddy, tout est lié dans la prière polaroïd. Le jeune Quentin écrit « au fond c’est l’habitude du malheur qui nous le rend incontournable», et rien que ces mots nous feront tout faire pour contourner l’habitude. C’est une guerre. C’est un combat contre l’inertie. L’dojo nous attend…

  • L'piano

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    Rhapsodies panoptiques (10)

     …Tu n’peux pas savoir le bien que tu nous fais, Radu, quand tu te remets au piano et que la mélodie nous arrive par la nuit d’entre nos lampes allumées, toi quelque part en Moravie ou au Connemara, au gré de tes tournées, et nous sous les frondaisons de la Désirade, au bord du ciel on pourrait dire, à la fois très loin de toi mais à ta portée par la radio - à t’écouter jouer à l’instant ce Nocturne de Chopin que partout j’ai emporté avec nous depuis le temps et qui revit maintenant,une fois de plus,  sous tes doigts de velours…

    …Pas plus que l’Bona je ne t’ai rencontré jamais, Radu le velouté, mais à t’écouter c’est comme si je te connaissais depuis ces années où j’ai compris que Schubert n’écrivait que pour moi, selon ce que tu m’en disais, j’entends pour Lady L. à présent et pour moi, j’veux dire : pour elle et chacun de nous puisque chacun de nous par Schubert ou Chopin ne formons plus qu’une espèce d’aile ondulant dans  la nuit d’un même rêve éveillé ; et je me revois là-bas dans les années profondes, je nous revois au fil des heures, j’entends ce Nocturne à l’instant dont Chopin t’a confié le soin d’égrener ses notes en perles de lune comme d’un chapelet, et chaque note est comme une seconde de notre vie passée et revenante, le mot hésite sous tes doigts, le mot présence et les mots mélancolie ou souvenance, les mots tout simples et nus ou les mots plus alambiqués comme des fioles de liqueurs éventées, les mots recherchés, les mots précieux, les mots proustiens – je me rappelle t’avoir écouté cent fois dans ma carrée d’étudiant bohème sous les toits, Radu, quelque part entre seize et vingt et plus gravement passé vingt et des poussières d’étoiles quand se concentre tout le sérieux calamiteux des premières amours - et déjà l’on se croit bien vieux dans la tabagie romantique, et la musique est là pour traduire ça - traduire et trahir ça va de soi…

    …J’sais bien, Tonio qui ne jure que par Berio et Schnittke, j’sais bien que ça fait vieille peau d’invoquer Schubert et Chopin et sous la lune encore, sous les nuages ardents des spleens juvéniles et des états d’âme plus ou moins labiles, j’sais bien que ça fait vieux jeune mais je te la joue perso et là l’piano c’est comme ça qu’il fait entrer la musique dans mes heures et mon temps perso, c’est avec Dinu et son Mozart en cascatelles à seize ans au camping du Lavandou, un soir où le vent de la mer nous amène des relents d'un concert de Dalida en plein air, là-bas dans le bourg à vacanciers hagards pour lesquels je n’ai que dédain grave, d’ailleurs moi j’me suis retiré  dans ma canadienne et là je l’entends qui ruisselle, Amadeus, sous les doigts de Dinu Lipatti, et tout ce qu’il y a en moi de joie se met à courir le long d’une prairie en plein ciel où tout ce qu’il y a de beau, garçons sauvages et jeune filles en fleurs, converge et converse et se convertit à la pure mélodie, c’est là aussi que l’piano m’apparaît pour la première fois comme une espèce de machine à écrire au bord du ciel – c’est vrai que c’est très kitsch tout ça mais j’assume, comme ils disent dans les revues de psychologues, et j’aggrave mon cas en précisant que cette Remington musicale est aux mains d’un dieu gracile puisque Dinu n’en aura pas à vivre pour beaucoup plus de temps que Samson François, tu sais ou tu n’sais pas que Dinu est mort à l’âge d’être crucifié, dis trente-trois comme le Palestinien Ieshouah, et qu’il était le cousin du divin Enesco qui disait, lui, qu’en somme Jean-Sébastien Bach nous a prouvé que l’homme est « capable du ciel », mais j’sais que ça fait pompier tout ça, mon Tonio préféré, et c’est ce que je me dis aussi quand Lady L. « prend la lumière », tu vois ça : quand celle ou celui que tu aimes se trouve soudain irradier…

    …Toi l’kid t’es plutôt rock mais ça n’empêche pas, j’crois que ça n’empêche rien, d’ailleurs on écoutait Elvis et Neil Young de la même oreille qu’on se sera saoulé de Thelonius Monk ou de Nat King Cole, mais c’est un autre piano que je voudrais dire ce soir que l’piano jazzy - je ne dirai pas plus haut mais ailleurs, dans une autre clairière et par d’autre allées de nos forêts intérieures vu que l’piano de Radu ou l’piano de Dinu me ramènent à un fil plus solitaire et dolent qui mènera par la vie des violents à l’errance de Richter dans tu sais quelle Sonate posthume de Schubert...

    …J’sais bien : faudrait balayer tous ces noms ! Couper court à toute référence ! Déjouer toute connivence pour n’être plus que cette caisse de résonance qu’est l’piano lui-même, là-bas au fond des bois sous les Nuages gris d’on ne sait quel Franz ou à la fenêtre restée ouverte de cette maison par un soir d’été, quand l’invisible instrument suspend soudain ta marche sur le chemin et te fait imaginer la Belle aux doigts légers ou le vieil homme s’attardant sur ses partitions aimées – et là j’revois cent fenêtres dans la nuit du Temps et ce lien courant de mélodies en phrases parfois en suspens, ah qu’en est-il de cette vie qui t’attend adolescent, qu’en est-il de tes heures à venir ma fratrie, qu’en est-il de ce qui se dit là entre les sons, qu’avez-vous fait de tant de jours offerts quand tout incitait à la Fugue, et maintenant…

    …Maintenant on se retrouverait, Lady L., dans l’extrême douceur de l’Adagio molto semplice e cantabile de la Sonate Number 32 en sol mineur Opus 111 de Ludwig Van, sur scène il y aurait cette espèce de Russe à stature de forestier du nom de Svjatoslav Richter et nous nous tairions, nous serions là hors du lieu et des heures, jamais nous n’avons parlé musique et jamais nous n’en parlerons - la musique n’a pas à être commentée selon nous, sans que nous en fassions une théorie, je te vois sourire mais ce n’est pas à moi, à un moment la phrase si sereine du début s’endiable et je te vois commencer d’onduler comme une liane, c’est l’Beethoven jazzy, puis on poursuit par les chemins écartés aux lointains incertains et là-bas nous attendent les vertiges du dernier Schubert sous la même énorme main légère…

    …L’piano de Radu Lupu nous avait rattrapés ce soir-là, Lady L. et moi, cette nuit d’arrière-automne, après la soudaine descente du jour mais comme irradiée, déchirante de beauté grave ; j’ai repensé au dernier voyage de Pierre Lamallatie et de sa mère condamnée, à se repasser leurs souvenirs partagée de concertos de piano, et je me suis dit alors que jamais Lady L. et moi n’avions assisté ensemble à aucun concert mais que l’piano nous avait suivi partout à travers les années, et quand j’dis l’piano c’est aussi l’saxo ou les voix ou les bois et les cordes à se pendre genre violon du Gitan ou de Giddon Kremer, mais ce soir-là, Radu, c’était toi et personne d’autre qui nous parlait rien qu’à nous à la radio de notre maison au bord des ombes – Radu qui nous parlait en confidence du bout de ses doigts ressuscités par l’piano…

    …L’piano, j’veux dire l’oud, Blacky, j’veux dire l’griot Douradeh sous le tamarinier de mémoire, le laboureur de mots du compère tchadien Nétonon qui nous invite à partager cette parole plus dense qu’une nuit enceinte de six-cent-soixante-six orages, autant dire ce vieux fol de Ludwig Van déménageant là-bas et se gorgeant « un peu au miel de flamboyant, beaucoup à l’eau de source et un rien au venin de vipereau », comme l’écrit Ndjékéry Néton Noël sous le ciel cisaillé des lendemains de guerre civile…

    …L’piano n’est une culture que d’apparence ou de convenance, j’veux dire : tout l’piano. L’piano c’est toute joie toute mélancolie toute angoisse au bord des cieux ou des gouffres, tout aveu de faiblesse, toute force retenue ou contenue; ou l’piano ça tonitrue, l’piano ça tourne à l’orgue entre barbarie gitane et stalinisme sublimé chostakovitchien, l’piano ça goutte-à-goutte sublime genre Gould mais tu t’en doutes, Tonio, que j’serais plutôt genre Svjatoslav titubant le long des abîmes – et flûte d’ailleurs l’piano c’est ton écho, à toi comme à tous, c’est Bill Evans si tu l'kiffes, Kiddy, l'piano barjo de Liberace ou de Clayderman, l'piano pianola genre McDo du pianoforte et  l’piano sur lequel j'improvise  ces rhapsodies  - c’est tout ça le piano, ça et et bien plus…