Rhapsodies panoptiques (11)
…J’le dis et j’le répète au Gitan qui a cette faiblesse de vouloir casser la figure du moindre fâcheux grave : que ce n’est pas la meilleure affaire à faire, alors qu’il y a le plus souple judo qui te fait jouer avec celui qui te percute et que tu fais tomber de sa propre chute et de tout son poids – voilà, raplapla sur l’dojo. Le côté Don Quichotte du Gitan, son côté Mandrin justicier ou Robin des bars, et ses façons directes de régler tout différent aux poings ou aux talons ferrés lui ont valu quelques avanies et pas mal d’interdictions de se pointer dans certains lieux publics, surtout du temps de Bouzouk son lévrier afghan aux crocs de métal ébréché, mais les années passant, mes conseils de briscard tolérant lui en imposant à la longue, les influences émollientes d’une société fadasse dont il se tient de plus en plus à l’écart, tout ça, sa nouvelle amie la Cheffe de projet – tout ça fait que je n’ai même plus besoin de lui recommander l’judo, à nos conciliabules du soir, au Gitan pas vraiment réformé mais tout comme…
…D’ailleurs t’imagines l’Gitan sur un dojo, Kiddy : tu vois le tableau du Gitan en kimono ! Je t’le dis à toi vu que tu as l’art, pour ta part, de te la jouer judoka sans t’en douter probablement. Sûrement les sept frangins que vous avez été ! Sûrement la nécessité de survivre sans se lacérer à journée faite. Ta diplomatie quand le Gitan et moi nous nous prenons de bec ! Tes bons offices quand la rage nous lance l’un contre l’autre alors que nous avons raison tous les deux à ce que tu dis, sauf que j’estime que j’ai plus raison que cet enfoiré de Gitan qui prétend que c’est lui - et ça finirait karaté ou couteau si tu n’étais pas là toi et les nœuds dénoués de tes gestes coulants…
…Ce que j’voulais dire, le Kid, c’est que le judo est naturel à certains et pas à d’autres, et que c’est justement ces autres que l’judo devrait concerner un max, j’entends dès le préau et jusqu’à l’âge de polémiquer grave ou de résister d’une façon ou de l’autre au micmac. Toi le judo tu l’as dans ta nature souriante et bénie des fées, tu ne seras pas artiste de l’exagération comme le Gitan ou l’affreux JLK, tu es toi sûrement plus buté que tes frangins mais tu vas tous nous charmer à la coule, t’as le talent naturel, ce n’est pas toi qui va te faire honnir de tes pairs sans les flagorner pour autant, t’es juste comme tu es, petit judoka qui s’ignore et poète genre Abel abélien brillant et vif, mordant, fantaisiste comme il faut - tes SMS de Budapest ont la même grâce ailée que tes SMS du Montenegro, on l’oublie mais c’est toute une civilisation tout ça, tout rocker que tu sois, non pas tant l’judo que les égards et l’attention d’amitié, la patience et le respect, enfin ce bon naturel gentil qui permet aux compères de ne point trop s’assassiner…
…Or l’judo moi j’avais de la peine autant que le Gitan, natures naturellement véhémentes et jalouses que nous sommes tous deux, exclusives et vindicatives, de la race sombre des Caïn cahotants, le poing au ciel des laboureurs de mots, teigneux et brenneux, pantelants sur l’dojo et même pas capables de la première révérence rituelle. Pourtant ce qui nous a aidés je crois, le Gitan et moi, c’est l’judo des mots et le dojo des enfants. Tu connais, Kiddy, les Poèmes du Quotidien de notre ami l’enfiévré Gitan, qu’il cisèle aux arrêts de son taxi et fourgue ensuite aux revues et journaux. Pareil pour le dojo des enfants, et là je n’ai pas besoin de te faire un dessin vu que le Gitan et ses petites filles, en ces années-là où elles rampaient sur l’dojo, c’est comme l’ombrageux JLK et les siennes : toute douceur et compagnie, fallait l’voir pour le croire, t’en as rien vu mais tu le sais, on t’a raconté, tu nous connais…
…L’dojo ce serait donc ça, Blacky, rapporté à ce qu’on dit aujourd’hui le multimonde. Toi qui ne t‘énerves jamais. Toi qui m’énerve de te déprécier. Toi qui a dû t’imposer tranquillement et lentement, malgré ton impatience. Toi le petit pédé sorti de l’Afrique des mecs et des meurtres, qui vient leur dire comme ça ce que tu es, comme ça, que c’est à prendre ou à laisser. Toi que j’ai tout de suite accueilli comme une espèce de fils. Parce que ton premier livre, que j’avais à présenter à tout un public attentionné, ce jour-là au Salon Sur Les Quais, m’avait paru vrai. Parce que j’imaginais tes difficultés au carré, dont tu ne faisais que sourire apparemment. Parce que tu t’inclinais devant les gens sans cesser de les regarder crânement, comme au bord du dojo les combattants s'inclinent et c’est ainsi, m’as-tu raconté l’autre soir, que les parents de ton conjoint le Grison t’ont adopté malgré ta peau noire et le signe d’infamie que les gens formatés continuent de t’accoler …
…Avec Jackie l’dojo est un lit d’hôpital dont les règles du jeu nous échappent. Avec le secret JYD, qui ne se prononce pas Gide mais à l’initiale détaillée, comme ça s’écrit, écrit lui aussi des romans, roman lui-même, et le dojo est pour lui ce carré de lutte ou de grands garçons barraqués se terrassent à la cuissarde, ni karaté ni judo mais à notre manière helvète d’affronter et de négocier, de combiner ruse et force. Il me plaît, ce soir, de penser au dojo comme à une prairie essentielle, clôturée ou non mais reconnue, où le jeu qui va se livrer renouera peut-être avec l’immémorial Tournoi de partout, mais en somme sublimé. Les mots m’arrivent sur cet écran comme des êtres me demandant peut-être de s’incarner, je ne sais pas, frac de pianiste ou kimono m’habilleraient aussi bien, à l’instant je pense à un ami dont je n’écrirai pas ici le nom qui voit le dojo de sa fin peut-être prochaine, nul ne le sait, c’est une plaine blanche aux dimensions peut-être d’une chambre d’hosto et Jackie se tient en réserve dans le couloir, ou j’ouvre la fenêtre sur la nuit de l’hiver venant et comme un souffle glacé m’arrive de l’espace noir – tel est l’échiquier noir et blanc du dojo dont les pièces ne se frappent pas de face mais s’enlacent et s’efforcent de se basculer sous leur propre poids, et voici qu’une nouvelle voix m’arrive de l’autre bout de la nuit qui dit elle aussi à sa façon le vrai de nos vies - bonsoir Quentin, salud amigo…
…Je ne t’affronterai pas, vieille peau, ou alors viens par là que je t’enlace e
t que de mémoire je te resserve quelques clefs de mon savoir d’ado judoka jamais inquiet de ta pensée - allez salope tâte de mon uki goshi et de mon kesa gatame, viens que je t’enroule dans mon fameux wakikomi gaza, mais hélas Ménélas mon savoir s’est évaporé alors que tu as lu tous les livres, toi qui prétend avoir le dernier mot – ton dernier cut de foutue catin. Tu vois, le Kid, quel agité je reste à la fin ! Et me reviennent alors les derniers mots des carnets de mon ami Théo peu avant que ne le terrasse la chienne d’enfer du cancer : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...
…L’dojo serait alors ce moment en suspens de l’espace-temps, où je ne sais quelle musique pensante prendrait le relais des vocables. Je lis ce soir ces mots de cet autre kid de vingt ans et des poussières : « Je m’aperçois partout. Chez tous les hommes que je rencontre », et ces mots diffusent comme une aura. Il y a bien plus dans les mots que le sens arrêté. Tout bouge, Kiddy, tout est lié dans la prière polaroïd. Le jeune Quentin écrit « au fond c’est l’habitude du malheur qui nous le rend incontournable», et rien que ces mots nous feront tout faire pour contourner l’habitude. C’est une guerre. C’est un combat contre l’inertie. L’dojo nous attend…

…Mais dimanche soir dernier c’est dans les profondeurs d’une autre Afrique que Blacky m’a fait sonder le temps d’une heure après qu’il m’eut demandé, à l’aplomb du Cervin sanguine, si j’avais jamais été tenté de tuer quelqu’un et comment je m’y serais pris – comment je m’y prendrais aujourd’hui si cela devait se trouver. Du coup je me suis revu un matin dans la cafète d’un train de nuit, à une table sale où je me trouvais en train de lire La Force de tuer de Lars Noren au-dessus de mon café froid, quand le type qui se trouvait en face de moi, fixant la couverture de mon livre au titre combien inquiétant, s’était risqué à interrompre ma lecture en dépit de mes airs revêches pour me demander, l’air plus innocent assurément, voire niais, que mon Camerounais, où l’on pouvait trouver la force de tuer et comment selon moi, mais comment diable et où trouver la force de tuer ? Or, d’un coup d’œil, j’avais cadré l’employé de commerce ou le représentant probable d’une Assurance Vie ou Accidents de Surface, t’sais Bona, le genre à ne pas se poser trop de questions sauf à les avoir sous le nez, comme ça, avec ce type mal rasé à l’air vaguement artiste ou encore pire – je lui avais fait croire, snob que je suis, que j’étais acteur de théâtre et que je serais le tueur attitré de cette pièce selon le vœu même de l’auteur, mon vieil ami Lars -, sur quoi je le fis descendre en lui-même, après nous avoir commandé deux Aquavit, en lui détaillant toutes les raisons passionnelles et parfois rationnelles, qui font que telle ou telle situation nous amène peu ou prou à tuer peu ou beaucoup…
…Dans Le Violent de Nicholas Ray, Blacky, dans ce film important que j’te filerai à notre prochain G2 sous le Cervin mandarine, quand t’auras révisé ta copie et que le meurtre par jalousie que tu décris tiendra la route – puisque c’était ça le sujet de l’autre soir, dans cette descente aux enfers de soi qu’est ce film du feu de notre sang, Humphrey Bogart incarne mieux que personne la force de tuer, à mes yeux la suprême faiblesse de tout homme empoigné par l’Ange mauvais. Mon ami Bona que je n’ai jamais rencontré que par ses mots et ses images, est ainsi descendu en vrilles vertigineuses dans le cœur ardent du Caravage. Si tu veux écrire, Blacky, et ça vaut pour le Kid et pour nous tous, faut foutre le feu à la case et y rester bien droit sans quitter sa table, à dire ce qui est, comme c’est. J’te dirai, p’tit gars, pourquoi je n’ai pas tué Lady L. et pourquoi je n’me ne suis pas foutu en l’air comme le pauvre Schlunegger poète sans tréma et tout au trauma de son désespoir à la Pavese…
…L’Afrique serait le meilleur de notre sauvagerie blessée et inguérissable, j’continue, Bona, de lire Destruction massive de notre Ziegler jamais oublieux de son Bois bernois, cette nuit j’me replongerai dans Voyage où l’affreux Céline a dit, Blacky, ton Cameroun blackboulé et vilipendé par les négriers policés de nos grandes familles et compagnie, enfin quand j’dis l’Afrique c’est sûr que j’pense au Limousin de la Limousine et à l’Oberland du compère Oberli dans sa librairie de Thélème, pasque l’Afrique est rabelaisienne, l’Afrique est notre Amérique de partout et notre Chine à jamais Ecuador et Garabagne – allez Blacky, Bona, Tonio, Jackie, Bruno et ta Brunhilde, Julie et son Julot. Sophie et son Sailor, tous mes amis-pour-la vies à faces de boucs et de biches aux abois, là j’ai rencard avec le Taulard et l’Imagier chez notre voisin l’Amateur de curiosités – permission de sortie signée par Lady L. genre Laure et Béatrice dans l’même panier de pianos… 
…L’produit c’est la story rabâchée. L’produit c’est l’serial killer en série recyclée. L’produit c’est le contraire du délire et de la moindre surprise. L’produit c’est l’formaté. La story qui fonctionne c’est l’scénar de l’astrophysicien visionnaire genre Clooney qui se pacte avec la paléontogue genre Schiffer. Et tout ça, l’produit genre superstory c’est tout Bonus et Conso dans le décervelage à tout-vat, mais tout ça se racontera…


…Des fois j’me dis, et j’le dis à Lady L. sur l’oreiller, que personne n’a jamais peint ça comme ça, j’veux dire : comme c’est, même pas elle, qui ne se prend au demeurant ni pour Dürer à l’aquarelle, genre La Grande Touffe, ni pour Rembrandt non plus : j’veux dire le Rembrandt des arrière-plans. Vers cinq heures du soir ces soirs, vus de La Désirade où nous créchons, ce qui se montre en train de disparaître est comme une prière en couleurs, nom de bleu de nom de spectre. L’buzz du moment dit que la tendance du moment serait l’parfum Tendance justement, d’la fameuse ligne Tendance à quoi tu ne peux échapper si tu veux rester dans l’Trend. L’buzz dit que l’parfum Tendance est le seul parfum réellement éthique. Si tu te brumises au parfum Tendance tu vas maximiser ton potentiel éthique : c’est marqué sur la pub et le flacon et l’buzz pavlovien se répand dans le multimonde et là tu t’sens déjà plus cool dans l’moule, t’es de l’éthique tribu – bref l’buzz dit tout ça mais nous autres les attardés, les indolents contemplatifs à la mords-moi, nous les bohèmes improductifs nous n’avons que ça : ces couleurs à chialer et cette descente des moires et des nuances et toutes les années nous reviennent au pinceau, mais comment peindre ça nom de Dieu ça c’est un secret que même le buzz ne peut pas percer…

… Donc faudra vraiment que tu lises Lamalattie, Jackpot, vu que ce barjo selon mon cœur est très exactement aussi un sauvage selon mon cœur qui m’fait rire toutes les trois lignes et sourire entre deux : l’autre soir j’me plie avec son portrait de jeune fille un peu rétro, au Ministère de l’Agriculture, section Institut Spécialisé du Vivant (ISV), qui prône une meilleure approche de l’Autre à cornes au titre de leader régional des jeunes bovins, avant de pousser plus loin ses portraits de gens genre Jean-Jacques à Innoboeuf qui conçoit le steak de demain ou genre Hrvé qui a rencontré la mère de ses enfants dans une assoce de promotion de la bourrée, tu verras qu’y fait bien Lamalattie, c’est le viatique du moment ce barjo-là, c’est le nouveau cornac de curiosités bipèdes genre Deschiens, et tu sais combien j’aime, l’Humanité Deschiens, la toute grande classe Yolande Moreau genre Houellebecq sous le volcan raplapla, genre ma Picarde sur Facebook ou ma Sweetie neuchâteloise, enfin t’as le choix toi qui les vois défiler à journée faite dans ton service de candidats macchabées, tiens faudrait à l’Abbé Pierre Lamalattie de se pointer dans l’hosto suisse où tu sévis avant de faire un tour aussi à la HEP de Lady L., y en aura pour tous les barjos que nous sommes, poëtesses et poëtes y compris, j’t e le fais pas dire…
…Ce qu’il y a de beau aussi, chez l’barjo Lamalattie, c’est qu’il parle sur le même ton très attentionné du pire trou de cul genre Legoff, tu sais, Patrick le Goff son nouveau chef des Relations Extérieures à l’Institut Supérieur du Vivant, ce trou de Legoff qui a commencé par faire murer le passage qui faisait communiquer leurs deux bureaux mitoyens et qui se lance dans une croisade contre les pédagogies passéistes sans rien en savoir d’à peu près, et sa mère, donc la mère en train de sourire de Pierre Lamalattie, sa mère qui voyage avec lui de Paris en Corrèze et qui clamse à la fin en douceur sans avoir vraiment reconnu ses dons de peintre de portraits vu qu’elle était plutôt paysages, c’est ça que j’aime chez lui autant que je l’aime chez Lady L. ou dans les livres de ton barjo de Tonio, c’est disons le côté tendre de la vie – mais là j’vais arriver aux 8888 signes de ma sixième rhapsodie en sol pointé donc j’te laisse à la poésie de la vie qui se décline sans tréma…
Peintures: Pierre Lamalettie. À visiter absolument: le site du peintre et écrivain:


…Je revenais ce soir-là du théâtre, comme tu sais aussi, pendant que t’étais à ton humectoir gay de la Pink Attitude. J’avais revu pour la énième fois le fameux Bonhomme et les incendiaires de cette vieille Frosch de Frisch, et j’étais un peu dépité, mon Dipita, par le coup de vieux que la pièce a pris depuis l’effondrement du Mur et du Rideau de fer – tout ça bien avant ta venue au monde à Douala et l’effondrement des Touines Taouères. J’étais vaguement abattu, mon frère, parce qu’à ton âge j’avais encore cru à cette fable du p’tit patron chiard, directeur d’une p’tite fabrique de lotion capillaire et ne rêvant que de pendre les séditieux boutefeux rôdant dans les années 50 comme autant de bolchévistes impatients de nous incendier nos villas Chez Nous ; bien sûr je pensais à Blocher et à ses blochéristes mais l’Histoire ne repassait pas les plats ; bref je ne me sentais plus convaincu par cette vieille rhétorique de profs de gauche des années 60, ou disons que le côté concerné de tout ça ne me concernait plus, cette ironie à effets brechtiens me paraissait surannée ou plus exactement me rappelait nos fins de soirées énervées de l’Organisation avant que je ne m’en tire alors que le Taulard y entrait par une autre porte – bref tout ça, comme en ce temps-là, me paraissait faussé, pas vraiment vrai, pas réel comme est réelle la réalité réelle que j’retrouve en revanche à chaque fois que j’revois La visite de la vieille dame de l’affreux Dürrenmatt ni-de-gauche-ni-de-droite, qu’on disait alors cynique vu son manque d’empressement de voter comme il faut ou de signer tous les manifestes, et nous revoilà à la case départ où la vraie révolte ne saurait avoir le moindre plomb dans l’aile alors qu’on nous serine que tout va mieux que jamais n’est-ce pas…
… Donc on a tenu notre G2 jusqu’au lever des chaises sur le pourtour des tables, aux Abattoirs, avec le Gitan et ses deux pour mille jamais détectés par les collaboratrices et collaborateurs de notre zélée Police dans le ballet des gyrophares – c’est un Mystère de la Nature que l’impunité légendaire du Gitan conduisant son taxi dans tous les états de l’ébriété tsigane sans faillir jamais ni ne se faire gauler -, puis le G2 a viré G3 quand tu nous a rejoints au bar du Roumain plein de Russes accortes toutes ligotées par une autre orga du micmac, ensuite le Kid nous a rejoints, il me semble, on a donc tenu un G4 mais là ça faisait Big Bang dans ma tête, je rejoignais pour ainsi dire la soupe originelle au pied du mur de Planck et j’ai cessé de noter et me suis cassé je ne sais comment au bout de la nuit en me rappelant pourtant, en silhouette décatie à vieux peignoir sexy, la Bella Ciao de nos lendemains qui chantent… 


…C’est notre attention fulminée entre les aires d’autoroutes, c’est notre présence dès l’éveil et jusqu’à point d’heure, c’est notre fiel dans les assemblées et notre miel dans les ruelles, c’est partout notre disponibilité libertaire - et je n’te dis pas libertaire au hasard : rien à voir avec les libertaires historiques ou peu s’en faut, moins encore et loin s’en faut avec les libertariens économiques - tout est à resituer, tout est à renommer et requalifier, j’te dis libertaire en pensant à Cendrars une fois encore, et tu sais que je ne suis pas un fou de la prose de Blaise, tu sais que je ne le prends qu’à fines doses, je t’ai parlé de J’ai saigné et dans son vrac il y a encore dix mille choses qu’on oublie, mais c’est sa fuite, c’est sa fugue, c’est son échappée que j’appellerai libertaire qui est anarchie dépassée comme on le dit d’un coma dépassé, ça va vers autre chose, ça le dépasse lui-même, je ne suis pas sûr qu’il le sait lui-même ni son clebs Wagon-Lit, il n’est pas sûr qu’il le sache et qu’il l’ait su jamais, on ne sait pas, même Charles-Albert ne le sait pas je crois, le Kid, on ne sait pas, on ne sait pas vraiment comment l’matos s’est acquis entre l’inné et Byzance, moi j’te dis que nous avons Byzance en nous mais c’est à la fois de l’inné et de l’acquis, faut dépasser les vieilles chapelles, on est juste ici au seuil du roman possible et déjà les possibles prolifèrent…
… L’Imagier et le Taulard passent la plupart du temps à se royaumer quand ils ne font pas des images ou des chemins, tu sais que cette paire n’a qu’une tête et deux pieds au pseudo de Philip Seelen et je précise que le problème n’est pas genre schizo, mais je les distingue de cette façon, dans le roman panoptique, pour les faire mieux dialoguer, comme tu sais que j’aime faire dialoguer moi l’un et moi l’autre entre cent avatars, et tu sais autant que moi que nous sommes tous comme ça : cent en un au moins, avec nos prothèses en plus, étant entendu que l’matos est la somme de nos implants de toute sorte comme dans le roman de Nathanaël West dont le personnage principal, revenu de toutes les guerres serait cul-de-jatte et double manchot, et bigle et sourdingue si l’Administration Militaire et les Assurances ne lui avaient pas greffés des postiches de tous ses membres laissés au front, et c’est comme ça aussi que le Lumix de l’Imagier prolonge son corps et que le T aulard a pour ainsi dire quatre roues et un arbre à came intégré avec sa Jeep tout-terrain de défricheur roulant à l’Hybrid et connectée à la Toile – et ça aussi c’est l’sauvage selon mon cœur, peu importe l’outillage, j’suis pas sûr que Jean-Marc Lovay le prosateur dingo soit connecté et ça n’y change rien, en revanche j’suis sûr que le furieux Wölffli n’a jamais été connecté dans l’asile où on l’a claquemuré des années durant, mais il y a chez lui de l’Ordinateur Central : les tours de ses papiers enluminés où se démantibule son écriture, dans sa cellule de serial painter, les Twin Towers de son Journal Mille-Feuilles devant lesquelles il s’exerce à la trompette faite de journaux enroulées sur eux-mêmes, le Pentagone poétique de son imaginaire tonitruant, tout ça fait arsenal où tout l’matos cantonal et multimondial est stocké, et chaque matin que Dieu fait ça y reva d’un « Ch’muss’schaffe ! » proféré par le titan en camisole - faut que j’me remette au Travail…
…Le Kid m’envoie, l’autre jour que j’étais en Toscane avec Lady L., un SMS long comme un jour sans vin genre poème de Whitman corrigé par Ginsberg et qu’il a intitulé Prière polaroïd, je le lis et le relis à une table d’un café de Colonata, foyer d’anarchie, le café fait aussi cybercafé et je m’y attarde en me rinçant l’âme aux cascades du jeune rimbaldien à gueule d’éphèbe lutin et mutin, l’autre jour il m’a raconté sa dernière virée au Montenegro, je relis son poème et me dis qu’il y a là-dedans des fulgurances dans un fatras surréalisant d’après les orages de Lautréamont et les rhapsodies à la Cendrars, puis je me dis que l’ère des Futuristes nous a rejoints, j’imagine Marinetti et Maïakovski débarquant à Colonota et découvrant la télé débile du Cavaliere dans la fumée et les lazzis de l’Italie de toujours, à ce moment-là je ne sais pas encore que le bicandier va calancher dans une paire de mois - je lis et relis ces mots du Kid qu’il faudra que je réverbère à mon retour sur mon blog multimondial : «J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière mes rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud / où les morcellements d’îles / font des noms de princes doux et / fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints… »
… Donc ça commencerait par une relance du fameux discours du vieux dino, j’veux dire Friedrich Dürrenmatt à la blanche crinière fellinienne, devant les plus hautes autorités de la Confédération et s’adressant, en 1990, au Président de la République de Tchéquie, à savoir le dramaturge dissident Vaclav Havel qu’on fêtait alors en même temps qu’on fêtait la sortie de son pays du communisme. Tout ça donc solennel et costumé. Ministres et leurs épouses, banquiers et capitaines d’industrie, avocat poudrés et journalistes fardés - tout l’gratin. À trois mois de la mort de Fritz, mais nul ne s’en doute. Et la révolution du Président se joue encore sur du velours. Tout ainsi sous contrôle : le Mur tombé, débris revendus dans les boutiques chic ; derniers barbelés du Rideau de fer recyclés en colliers et bracelets dans les clubs SM. Et voici que le vieux sanglier passe à l’attaque de son ton traînant de Bernois des bois…
…. Ceci dit moi je t’avouerai, malgré tout, que cette histoire de prison n’a cessé de me tarabuster. Bien sûr que je la trouvais exagérée moi aussi. Aussi gonflée que ce qu’écrit le jeune Ramuz, en 1918, quand il affirme que si nos amis Français souffrent là-bas, de l’autre côté de la frontière, nous aussi nous souffrons à la seule pensée de les savoir souffrir. Blaise Cendrars, au même moment, est en train de se vider de son sang sur une civière. On lira plus tard, à chialer, le récit déchirant du jeune troufion en train de crever à ses côtés, qui fait Blaise s’excuser presque de se sentir survivre. Tandis que Ramuz souffre autant que ceux-là, non mais ! Très Suisse tout ça, tu trouves pas ? N’empêche : le vieux Dürrenmatt et le jeune Ramuz disent quelque chose qui déroge à ce qui semble juste un petit réconfort foireux, et c’est ça qui me fait y revenir. Je pense au corps de Dürrenmatt. Je pense au corps des livres de Dürrenmatt. Je pense à La visite de la Vieille Dame. Je pense à la façon dont les Messieurs ont fait d’une jeune amoureuse la vieille catin vengeresse. Je pense à la pureté de cœur du vieux Friedrich. Je me rappelle l’étudiant fonçant dans le tunnel. Le train peinard de Konolfingen à Berne qui passe soudain de l’horizontal à la bascule sauvage en chute verticale direction le profond de la Terre. Je me dis qu’il sait ce soir-là qu’il va mourir comme aux moments des transes lucides du jeune auteur mais que cette fois ça se précise. Je me dis que la réalité réelle perçue par Ramuz n’a pas d’âge mais qu’il lui arrive à lui aussi de toucher au pur sauvage. Je me dis que ces deux-là on pressenti l’horreur de l’actuel Wellness et la camisole de force de notre béate béance. Je les vois tous, les sauvages, j’vois Robert Walser, j’vois Charles-Albert, j’vois la mère Colomb, j’vois Farinet, j’vois Aloyse et Wölffli, j’vois Godard à moitié mort et Daniel Schmid encore vivant, j’vois Louis Soutter l’halluciné génie - j’les vois tutti quanti dans le jacuzzi, tous au barbecue fédéral du fédéral Office de la Culture populaire et de qualité, tous plus libres de se la jouer extrême, de se la jouer rebelle n’est-ce pas, de se la jouer barbare en veux-tu voilà, tous plus libres d’êtres libres et de ne pas dire le contraire, sinon gare aux subsides, non mais des fois…
…Le panopticon est ce lieu de la prison d’où tous les prisonniers à la promenade sont visibles, mais la position ne se borne pas à la prison suisse, j’te jure que c’est de la prison du multimonde qu’il va s’agir. Le jeune Basil da Cunha balade sa caméra le long d’un chantier nocturne genevois ou dans un bidonville lisboète et me raconte ses projets sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de Lausanne, moi j’lui raconte mon projet de roman panoptique en évoquant le filmage du Filmeur d’Alain Cavalier auquel j’ai décrit le film que Lionel Baier a tourné avec son téléphone portable sous le titre de Low cost – j’te cite autant de sauvages selon mon cœur, comme l’est resté à sa façon le vieux Chappaz ou comme je l’ai retrouvé dans L’Embrasure de la jeune Douna Loup, enfin tu vois le genre : pas du tout rebelles de salon mais artisans, mais poètes de la Chose, tous résistant à la nouvelle taule sans murs du Bonheur obligatoire capté et réfracté dans l’instant par les webcams du multimonde… 






Quentin Mouron. Au point d’effusion des égouts. Olivier Morattel, 137p.
Yverdon-les-Bains. Théâtre de l'Echandole, jusqu'au 3 décembre.




À propos du recueil de nouvelles Embrasez-moi, d'Eric Holder
ERIC HOLDER: Embrasez-moi, Le Dilettante, 2011


Ces phrases relevée à la lecture de Villa Amalia de Pascal Quignard : «L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable». - «C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin». - «Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles». - «Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté». - «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même». - «Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient». - «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons». - «En vieillissant je suis devenue butineuse».
«Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet a publié sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnés; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage ».
Notre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme du sublime Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de stations en stations ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…