- La licorne est typiquement un mythe à caractère sexuel, remarque Bicandier en regardant les petites délurées du fond de la classe qui pouffent de concert.
Il te les dresserait à l’astiquer, se dit-il in petto. En attendant il mesure les limites très province de leur effronterie et ça lui donne des idées.
Cependant il lui faut faire gaffe: par deux fois il a failli tomber, la première avec l’Africaine qu’il a dû menacer de lui faire sauter son permis de séjour si elle caftait, la seconde avec celle qu’il a retenue à la sortie des douches, dont il a joué de la réputation d’affabulatrice de première.
C’est typiquement le mec qui se prend pour Dominator, mais il y a plus balèze que lui même s’il n’y voit que du feu.
La preuve, c’est que pendant qu’il continue de jacter dans le vide, ce nul n’a pas idée de ce que matent les filles sous la table de l’Albanais, connu de tout le bahut pour être monté comme un âne sauvage.
Carnets de JLK - Page 131
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L'Obsédé
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Notes à la volée
La Désirade, autour du 15 mai 2011.
La malle de Pessoa est un symbole de plus en plus significatif à l’ère de la notoriété d’un quart d’heure et des succès mondiaux d’un quart de saison. Non pas : écrire pour le tiroir, mais écrire pour quelques-uns et pour toujours, enfin comme si. Le bonheur d’écrire restant, évidemment, sans pareil et sans prix.
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Les étalages de la librairie mondialisée ne sont rien, à mes yeux, à côté de la toute petite partie de ma bibliothèque réservée à quelques-uns où l’ Oblomov de Gontcharov et le Bartleby de Melville conserveront toujours leur place. Par goût de l’inaperçu ou du perdant ? Pas vraiment. Disons plutôt par amitié pour ceux qui sacrifient tout à leur indépendance et à leur rêverie tranquille, à quoi je m’identifie dans mon isba à l’écart.
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Certains de mes anciens amis me disent infidèle parce que je suis resté fidèle à ce que j’ai été à vingt ans et que je continue d’être tout en ayant largué mille vieilles peaux qui leur servent toujours d’oreillers de paresse - et que représente donc l’amitié qui nous fait nous trahir nous-mêmes, sinon un simulacre ou un pis-aller ?
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Rozanov ne me convient que privé et secret. Le Rozanov social et doctrinaire, le Rozanov clérical ou anticlérical, le Rozanov antisémite ou contempteur du christianisme, le Rozanov idéologue en un mot me laisse de glace, tandis que le Rozanov intime et spontané reste à mes yeux l’un des plus purs sourciers de l’émouvante beauté, notamment quand il évoque les femmes de son entourage. Pareil pour Céline dans un tout autre climat social et moral, qui n’est pas un écrivain de la chaude intimité mais un frère humain aux incomparables moments de tendresse, un musicien de la langue comme l’est aussi le Russe et, comme celui-ci, un sale type à ses moments de haine cristallisée par ses damnées théories…
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Il faut regarder, de temps à autre, les pires émissions de télévision, pour se rappeler que «ça» existe. Qu’un Fogiel ou qu’un Cauet soient possibles et appréciés par des masses de gens: voilà ce qu’il faut se rappeler…
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La vraie peinture, comme la vraie littérature, se font à la fois par le travail continu et par le désir intense que celui-ci entretient quand on ne travaille pas, les yeux fermés…
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J’aime le terme d’Approximation, tel qu’en use un Charles du Bos, modeste et précis à la fois.
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Le nouvel idéal du populisme suisse, en matière de culture, se traduit par le terme de HOBBY. Je trouve cela bien misérable. Cela me rappelle cette observation de je ne sais plus qui, à propos de l’esprit petit-bourgeois, défini par sa manière de trouver beau ce qui est joli et de déclarer joli ce qui est beau. À cette tendance correspondant aussi, et de plus en plus, l’évolution de nos rubriques culturelles, dont le seul terme de CULTURE est désormais remplacé par LOISIRS ou TEMPS LIBRE, en attendant BRICOLOISIRS…
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La bleue est une fée verte qui provoque des tuées, comme on dit chez nous. Mais peu importe qu’on l’interdise ou qu’on l’acclimate : l’absinthe échappe à vrai dire aux lois ou aux convenances, relevant essentiellement du Mythe.
La partie suisse du mythe est paysanne et jurassienne, marquant à la fois un enracinement populaire terrien et un écart. Il y a en elle un mélange atavique de médecine familiale à secret et de consolation solitaire, sa légende locale l’associe à la vie des fermes autant qu’aux bamboches. Des générations de garçons de l’arrière-pays ont réitéré leurs tournées de fontaine en fontaine aux occasions solennelles ou fortuites, et l’on sait le bien qu’elle a fait aux poètes et artistes, entre autres originaux accablés par une réalité par trop propre-en-ordre, en tout cas ennemie de l’ivresse et des ailleurs du samedi soir.
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Le Nouvel Observateur, magazine rutilant de la gauche caviar, titrait la semaine passée ILS ONT TOUT, à propos de la nouvelle oligarchie française, et l’on est supposé comprendre ce matin, à voir le pauvre DSK sortir menotté d’un commissariat new yorkais, que celui-là n’a désormais PLUS RIEN. Or je ne vois, pour ma part, que la chance inespérée soudain offerte à cet homme, certes cassé sur le moment, et promis à d’autres tribulations sans doute, à commencer par la rencontre annoncée de l’Amérique d’en bas au fond de quelque ergastule, mais quelle belle opportunité lui sera donnée de se refaire une vie plus humaine que celle d’un banal ponte, si tant est qu’il soit condamné. C’est ce que je me dis en tout cas en poursuivant ma (re)lecture du Voyage au bout de la nuit, que tant d’humanité noire imprègne, sans souhaiter pour autant le pire à ce formidable fat convaincu que tout lui est permis sur la première chambrière venue, et qui tombe pour « si peu »…
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La femme hystérique veut un maître sur lequel régner, et c’est pourquoi la situation du maître ne m’a jamais tenté, pas plus que celle de l’esclave évidemment, qui revient au même.
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La grande différence entre le roman selon Milan Kundera (et l’on pourrait dire selon Henry James ou selon Vladimir Nabokov, selon Philip Roth ou selon Saul Bellow), à mon sens le seul vrai roman reconductible indéfiniment et quoi qu’on en dise, par rapport aux faux romans actuels où l’Auteur a toujours le dernier mot, c’est qu’il laisse le lecteur absolument libre de circuler entre des personnages qui ont tous raison…
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Ah les beaux socialistes à la Jack Lang, dont la morgue inimaginable s’étalait l’autre soir pour la défense de son excellent camarade, certes point indifférent au charme féminin, mais enfin tellement injustement humilié par l’affreuse justice américaine, tellement bafoué dans sa dignité, pour ainsi dire harcelé par l’affreuse juge, sans parler de la prétendue victime, alors que les barbares font subir cet outrage à la France – ah les suaves hypocrites pour lesquels l’honneur d’une femme, qui plus est noire et musulmane, ne compte plus pour rien dès lors que leur « exception française » n’est plus adulée comme il se devrait…
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La grande question que nous pose le Céline des pamphlets, souligne justement Henri Godard dans sa nouvelle somme (parue ces jours chez Gallimard), bien au-delà de son antisémitisme d’époque, est celle que nous pose sa haine, qui recoupe la haine actuelle se déployant tous azimuts dans tous les rejets de tous les racismes, et qui fait cet homme tellement humain et fraternel basculer dans l’abjection. Or, Henri Godard a mille fois raison de ne pas séparer les pamphlets du reste de l’œuvre. Ils sont là et ils doivent y rester. Le ressentiment de Céline a une histoire et Godard la suit pas à pas de l’enfance à la guerre et de l’Afrique aux prisons du Danemark, sans cesser d’interroger les romans et les lettres de l’écrivain, non seulement ses contradictions fameuses mais cette espèce de fascination vertigineuse qui le fait augmenter son mal par un mal plus grand et que nul ne saurait juger sans le prendre tout entier, par delà la jouissance du texte et les plus troubles plaisirs de la haine relancée par le lecteur lui-même…Images: Zdravko Mandic, Lovis Corinth, Louis Ferdinand Céline.
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Notes à la volée
Jean Dutourd me disait un jour qu’une idée notée est une idée perdue, mais je l’entends tout autrement pour ma part, à savoir qu’une idée notée est une idée en passe d’être travaillée et qu’elle procède donc d’une transmutation féconde, comme une journée notée peut être dite (c’est Paul Léautaud qui le disait) vécue deux fois. Cela n’invalide pas pour autant l’opinion de Jean Dutourd, qui s’exprimait en romancier ou en chroniqueur pressé craignant d’être freiné par la note, mais après tout chacun ses pratiques et formules, d’ailleurs amovibles ou à géométrie variable. Tout noter, à mes yeux, n’est pas tout figer mais tout sensibiliser.
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Milan Kundera s’est efforcé de couper court à tout aveu personnel dans son œuvre, comme à tout investissement de type autobiographique, ce qui ne me dérange pas plus que ça ne m’en impose. Mais l’homme Kundera n’en est pas moins sûrement omniprésent dans ses romans autant que dans ses essais. À ce propos, les auteurs qui voient une supériorité dans le genre même du roman, par rapport aux écrits autobiographiques et autres autofictions (terme actuel plus chic) me font sourire, car nombre d’entre eux, incapables de composer de vrais romans (ce que fait à l’évidence un Kundera) se contentent en somme d’appeler romans des récits dont ils sont les protagonistes (je pense autant à Philippe Sollers qu’à Jacques Chessex, entre bien d’autres), quand ce ne sont pas des carnets et autres journaux « extimes »…
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À quoi correspond l’obsession de la nudité ? Je me le demande. Et qu’est-ce que la pudeur ? Est-ce affaire d’éducation, ou s’agit-il d’autre chose ?
Dans notre famille, notre grand-mère maternelle Louise, née Wuillemin, figure typique du puritanisme protestant vaudois, incarnait cette peur, voire ce dégoût envers toute forme de sexualité explicite que la nudité représente par excellence, avec des formules que je me rappelle comme autant de mises en garde modulant sa pruderie, entre le «cache-moi ça !», le « veux-tu te taire » et autres « ce ne sont pas des choses dont on parle ! »
Mais à quoi correspondait cette phobie elle-même ? N’était-elle pas, simplement, le revers de la même obsession ? C’est ce qu’on pourrait penser maintenant en assistant aux débats et autres combats entre libertins (ou prétendus tels) et pudibonds. Tout cela que le bon sens populaire, chrétien ou païen, relativise évidemment comme de tout temps…
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Questions à poser à une soirée chic aux gens qui se disent libérés: comment vivez-vous ce que vous appelez un épanouissement sexuel digne de ce nom ? Oserez-vous en parler ce soir devant les Duport et les Moser ? Pourrez-vous en parler sans gêne et sans ricaner ? Et vos enfants se mêlent-ils à vos conversations à ce propos lors de vos barbecues ? Vos enfants vous ont-ils raconté leurs expériences hétéros ou homosexuelles ? Ainsi de suite, dans le genre des questionnaires à la Max Frisch…
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Ce que je ressens de la peinture se résume essentiellement à cette formule : ce que je vois me regarde. Cela m’a pris vers quatorze ans avec Utrillo, dont les rues hivernales, les murs décatis, le décor de théâtre désolé à petites silhouettes noires, le dôme vaguement oriental du Sacré-Cœur et les arbres décharnés, me regardaient et me parlaient, pour ainsi dire, mélancoliquement ; et de là me vient aussi le goût de certaines couleurs alliées, à commencer par un certain vert et un certain gris, la base fatale d’un certain blanc cireux (chez Courbet aussi, ou chez Vlaminck) et les bleus froids comme la douleur de solitude, enfin les rouges et les oranges de la sensualité dont le feu prend dans l’autoportrait de Munch découvert tant d’années après…
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À Propos de Francis Bacon, Philippe Sollers écrit quelque part que cette peinture nous atteint « direct au système nerveux », et c’est à la fois une affaire d’intensité de la couleur et de trouble plus profond lié à ce que le peintre appelle la flaque, à savoir le portrait caché de ce qu’il montre quand il montre un homme, un chien ou un pape. Tout cela follement pulsionnel et fusionnel quant au matériau et à la forme (Zamoyski pourrait ici parler de forme pure, il me semble), électriquement diffus et cependant hyper-précis et conduit par la gueule de la Ligne, si l’on peut dire. Ceci dit pour la part dionysiaque de la peinture, Cézanne représentant essentiellement (à mes yeux du moins) la part apollinienne, sauf dans quelques toiles assez chaudes du tout début.
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La photo n’a rien à voir avec la peinture, j’entends : même la vraie photo, avec la vraie peinture. La peinture qui reste de la photo ne m’intéresse pas, moins même que la photo, qui en dit souvent plus que la peinture en terme d’image, mais il me semble que la peinture, j’entends la vraie peinture (disons jusqu’à Nicolas de Staël et ensuite celle de quelques-uns seulement de plus en plus rares) surpassera toujours la photo en terme de perception totale, par tout ce qui fait notre corps physique et spirituel, et de diffusion par la forme dépassant les formes…
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La seule pensée qui me touche est en somme la pensée émue ou la pensée émouvante, non du tout au sens sentimental ou même affectif, mais au sens d’une émouvante beauté de l’idée surgie, que je dirai d’un ordre échappant à la psychologie mais pas aux affects universels qui font accéder à la pensée le cinéma japonais ou la poésie t’ang, la musique baroque ou le blues et le rythm’n’blues, ainsi de suite, dans l’esprit panoptique de Merleau- Ponty ou de Sloterdijk.
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Ce film, ce livre relève-t-il de l’érotisme ou de la pornographie ?
À vrai dire on oppose trop confortablement érotisme et pornographie, comme si le premier était a priori plus admissible et la seconde forcément « inappropriée », pour user du langage moralisant des temps qui courent.
Or ce n’est pas du tout mon sentiment. En littérature, l’appellation érotique m’a toujours paru bourgeoisement ou petite-bourgeoisement hypocrite, même dans le rayon spécialisé, tandis que la franche pornographie (disons l’érotisme explicite d’un Sade, d’un Bataille ou d’un Genet) me paraissait plus naturellement franche et saine (ou malsaine et tordue, quelle importance ?), étant entendu que le véritable érotisme dépasse absolument ces catégories en contaminant toutes la réalité par effusion radieuse et bandaison polymorphe où tout acquiert, par le verbe ou la mélodie, la forme et les sens multiples, du fruit et de la bête… -
Ceux qui manquent à la lumière
Celui qui est enfant prodigue de naissance / Celle qui laisse sa lumière en partage aux vivants ou supposés tels / Ceux qui se retrouvent pour se retrouver eux-mêmes / Celui que toute mésentente tracasse / Celle qui raccommode les amitiés déchirées / Ceux qui se demandent pardon / Celui qui renoue avec son double de vingt ans / Celle qui se rend à la soirée des ex avec le sourire / Ceux qui se revoient de 7 en 14, de 14 en 18 , de 39 en 45 et même au delà / Celui que son besoin de paix fait déposer tout orgueil / Celle qui aspire à la bonne réciprocité / Ceux qui s’oublient à la lumière de leur mémoire / Celui qui relit ce matin des pages de L’Echelle de Jacob de cet adorable catho réac que fut le paysan philosophe Gustave Thibon / Celle qui découvre les secrets de sa mère dans ses écrits de veuve / Ceux qui se sentent plus proches de beaucoup de morts que de peu de vivants / Celui que vivifie le verbe universel que se disputent les cultures et les religions et les églises et les sectes et les facs de théologie et d’athéologie / Celui qui se dit qu’il n’est personne d’autre qu’une personne / Celle dont la seule présence pacifie les fous furieux que nous sommes dans la Maison jaune du monde immonde / Ceux qui se réfugient sur le trottoir pour en fumer une avec leur ennemi juré / Celui qui sifflote hello le soleil brille brille brille dans la purée de pois de ce jeudi de l’Ascension mal barré pour un week-end de rêve / Celle qui sent que l’amour est plus fort que son ressentiment / Ceux que l’aveu délivre / Celui qui se délie de son serment de ne plus jamais serrer la main de son frère ennemi encore plus frère qu’ennemi / Celle qui fait confiance à la nature humaine sans être sûre que la nature soit humaine / Ceux qui agissent selon leur cœur avec l’aide d’un comprimé d’Aspirin Cardio 100 à 15 balles 60 la boîte de 90 / Celui que les fêtes religieuses de sa confession familiale émeuvent toujours pour Dieu sait quelle raison que la Raison ignore en dépit des dernières avancées des neurosciences et tout le toutim / Celle qui a gardé le sourire malgré le mal qui la rongeait / Ceux qui ne trouvent que le silence pour exprimer ce qu’ils ressentent devant ce cercueil, etc.
Image : L'ubac, huile sur toile, JLK. -
Les Xperts
… La scène de crime, pure de tout indice en apparence, vierge de toute trace de violence ou de sécrétions, constitue le grand défi de cet épisode que notre équipe de spécialistes va relever, forte des acquis et des procédures de la plus haute technologie, il y a là l’image même du Mystère Postmoderne par rapport auquel celui dit de la Chambre Jaune fait figure d’archétype obsolète…Image: Philip Seelen
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Ceux qui laissent béton
Celui qui marne pour la coquette / Celle qui ne manque pas une remise de prix / Ceux que la réussite accable / Celui qui récolte même ce qu’il n’a pas semé / Celle que le bavardage a vidée comme un évier / Ceux qui se raccrochent à ce qu’on dit / Celui qui disparaît dans ses sous-entendus / Celle qui s’agite aux alentours d’elle-même en personne / Ceux qui se reconnaissent dans le personnage de fat disert que tu désignes à l’instant dans cette séquence de liste où il te rappelle l’énoncé de sa carte de visite en se flattant de te la remettre selon l’usage japonais étant entendu que le Japon il connaît autant que les Nations Unies / Celui que l’angoisse métaphysique reprend dès que le fondé de pouvoir Python la ramène à la réu des cadres moyens / Celle que tétanise la peur du Sous-Chef / Ceux qui ont un flingue (chargé) dans leur armoire perso / Celui qui relit Je ne joue plus de Miroslav Karleja qui l’a marqué à 25 ans / Celle qui se retire de la partie carrée / Ceux qui ne savent comment t’atteindre /Celui que saisit l’effroi du vendredi 13 / Celle qui se rit de la superstition du doctorant en physique nucléaire / Ceux qui se font passer pour des chats noirs alors qu’ils sont tout en bas de l’échelle / Celui qui se regarde de travers /Celle qui repeint les volets ouverts de la maison close / Ceux qui entrent par la petite porte avec leur grande bouche à la Mick Jagger / Celui qui se saoule de ses haines / Celle qui désamorce les humeurs de la Cheffe / Ceux que le voyeurisme rend aveugle / Celui qui a pas mal évolué en peinture en ne travaillant que du regard / Celle qui ponte les cœurs / Ceux qui lavent leurs péchés à l’eau de jouvence / Celui qui ne sait plus comment s’écrit le mot péché et ce qu’il peut bien signifier / Celle qui estime que le nœud du problème de son cousin Dominique se situe au niveau du nœud / Ceux qui prennent acte du fait que le Fonds Monétaire International permet aux vieilles bourses de se gonfler / Celui qui cherche une allusion à son nez camus dans cette liste établie à son insu / Celle qui sent que Quelqu’un la regarde de là-haut et qui lui adresse un clin d’œil au cas où / Ceux que le mépris des médiocres encourage en quelque sorte / Celui qui danse avec l’Administratrice du de l’Espace funétique / Celle qui désinfecte les enfants défunts / Ceux qui ne pensent qu’à repartir quand ils ont constaté où qu’ils étaient misère / Celui qui dit à Molly qu’il reviendra sans penser qu’elle le croit / Celle qui tombe ce matin sur cette phrase qui lui fait du bien : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir » / Ceux qui se sentent mieux d’avoir fait quelques pas dehors où que l’herbe a reverdi samedi / Celui qui s’attarde dans les temples déserts / Celle qui se grise de caresses derrières les persiennes du studio de l’étudiant stylé / Ceux qui n’ont pas eu d’enfance et en tirent des arguments dont les enfants pâtissent / Celui qui croit donner le change et se prend au jeu de dupes à son corps peu défendant / Celle qui croit rester propre sur elle en s’exprimant toujours au figuré / Ceux qui stressent dans le caisson de décompression mentale, etc.Image : Philip Seelen
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Aude Seigne, Prix Bouvier 2011
Aude Seigne, après Douna Loup, revigore notablement la relève littéraire romande. Ses Chroniques de l’Occident nomade sont d’un véritable écrivain, dans la foulée de Bouvier et de Cingria. La jeune Genevoise vient de décrocher le Prix Nicolas Bouvier.
Un petit livre épatant a marqué, récemment, l’apparition d’Aude Seigne. Ses Chroniques de l’Occident nomade signalent immédiatement,en effet, la rare maîtrise d’une «lectrice» du monde. Le bonheur d’écrire va chez elle de pair avec la justesse du regard et le mélange, rare dans le genre, de ses impressions de voyageuse et de ses échappées amoureuses.
Qu’elle évoque un premier voyage en Grèce, à 15 ans, où elle découvre «l’état nomade», le «silence vertical de la rue ouagalaise» où elle lit L’Idiot de Dostoïevski chez des «amis d’amis d’amis d’amis», ou encore le «rapport humain pur» qu’elle vit en plein désert du Rajasthan avec deux jeunes gens, Aude Seigne sait ressaisir à tout coup le «génie des lieux» et sa diffusion sur les êtres…
- Mais qui êtes-vous donc, jeune fille ?
- Je suis née à Genève le 14 février 1985. J'y ai toujours plus ou moins vécu mais je n'ai commencé à aimer Genève qu'en voyageant. J'ai eu une enfance heureuse, bien que stricte. Cela s'est gâté lorsque mes parents ont divorcé, quand j'avais 11 ans. En parlant d' « expérience fondatrice », je pense que celle-ci fut radicale, même si je n'en comprends la portée qu'aujourd'hui. C'est aussi à cet âge-là que j'ai commencé à écrire régulièrement. J'ai fait un premier voyage sans mes parents à 15 ans qui a été comme une secousse après des années assez sombres. Après, c'est un peu devenu une obsession. J'ai fait une maturité en grec ancien suivie d'une année sabbatique où je multipliais les petits jobs pour pouvoir partir plus longtemps. Je me motivais en me disant qu'une heure de travail, c'était une nuit en auberge de jeunesse quelque part dans le monde. Cette année a été très formatrice, et pas seulement sur le plan du voyage. J'ai ensuite fait un bachelor en littérature française et en langues et civilisations mésopotamiennes. Le calendrier universitaire me permettait de voyager 2 à 3 mois par année. Actuellement, j'écris mon mémoire de master sur la fragmentation dans la littérature de voyage au XXe siècle (Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Lorenzo Pestelli pour être précise). Je travaille depuis deux ans comme rédactrice pour le site web de la Ville de Genève. Je suis un peu à un tournant, dans le sens où mes nombreux projets ne pourront prendre forme qu'après ma soutenance de mémoire, en septembre.
- Vous semblez très lectrice. Pouvez-vous détailler votre rapport à la lecture ?
- J'ai toujours lu, mais pas toujours avec la même régularité. J'ai appris à lire avant d'aller à l'école donc je devais lire beaucoup pour faire passer le temps pendant que les autres apprenaient. La lecture m'apparaissait alors comme une activité normale, quotidienne et sans hiérarchie (les contes aussi bien que la bande dessinée ou les romans de gare). C'est surtout au collège que j'ai eu envie de lire les « grands auteurs ». En année sabbatique, je me suis pourtant dit: « En tout cas je ne ferai pas des études de littérature! ». Mais c'est ce que j'ai fait, comme si cela me rattrapait. Mon rapport à la lecture est donc assez complexe: du côté académique, il m'a fallu lire beaucoup d'auteurs pour leurs innovations stylistiques, formelles, etc. Ces auteurs ne m'ont pas toujours plu mais ils aiguisent le regard, ils « forment le jugement » comme on dit. D'un point de vue plus personnel, j'ai un plaisir un peu narcissique à lire des récits de voyage: voir se formuler des impressions que j'ai eues sans pouvoir les nommer. Dans l'acte de lecture, j'accorde beaucoup d'importance au plaisir: plaisir de se reconnaître, plaisir à entendre intérieurement des sons harmonieux. C'est pourquoi ces deux dernières années je n'ai presque rien lu: j'ai l'impression que mes études ont déformé ma lecture et me forcent à voir le texte comme un objet à disséquer....
- Comment l’écriture est-elle venue au jour ?
- J'ai commencé à écrire assez jeune. Je devais avoir 8-9 ans quand j'ai demandé une machine à écrire parce que je voulais être écrivain. Mais j'ai aussi tout de suite su que je ne serais pas un écrivain de fiction. J'étais plantée devant ma machine et je ne savais pas quoi écrire! J'ai commencé un journal intime peu avant mes 11 ans, que je tiens encore aujourd'hui avec plus ou moins de régularité. Mes voyages ont fait partie de ces journaux, qui sont pourtant très peu factuels. Ce sont plus des journaux de l'intime que des journaux intimes en fait. Vers 10 ans, j'ai aussi commencé la poésie. Pour des impressions fugaces, où tout semble clair, ou alors pour des angoisses diffuses, cela m'a toujours semblé la forme la plus adéquate. A 13 ans, j'avais déjà tout un recueil de poèmes. Je l'avais même envoyé à des éditeurs qui ont dû bien rigoler.
- Comment avez-vous conçu et construit ce premier livre ?
- En fait, il s'agit du deuxième… Pour le premier, je suis tombée dans l'arnaque classique des maisons d'éditions qui demandent beaucoup d'argent et ne font quasiment pas de promotion. J'étais tellement heureuse qu'une maison d'édition m'accepte que j'ai été d'accord de payer. J'ai donc publié un recueil de poèmes intitulé Variations sur un hiver amoureux aux éditions Baudelaire. Mais la qualité littéraire de ces poèmes est, à mon avis, très inégale.
Mais pour répondre à votre question à propos de ces Chroniques, j'ai pris des notes pendant tous mes voyages, sans intention particulière. Après avoir lu tant d'écrivains voyageurs et ayant toujours un peu écrit, cela me semblait normal, l'écriture faisait partie du voyage. Ce n'est qu'en 2008, suite à un séjour assez éprouvant à Damas, que j'ai ressenti un trop-plein. Six mois auparavant, j'étais en Inde et j'avais à peine eu le temps de revenir, de me remettre dans le quotidien, qu'on m'annonçait que je partais pour la Syrie. Bien sûr, cela m'enchantait, mais au retour, quelque chose avait changé. J'ai pris ça comme un débordement, un besoin de vivre ce que je n'avais peut-être qu'accumulé. J'ai compris que j'avais fait beaucoup d'expériences très jeune et qu'elles m'avaient atteintes – en bien comme en mal – à un point que je ne soupçonnais pas. Après tout je ne racontais jamais mes voyages! J'ai donc conçu les Chroniques de l'Occident nomade à ce moment-là. Je voulais raconter en quelques dizaines de chroniques – une à deux pages chacune, condensées et précises - l'ensemble de mes voyages, pas de manière linéaire mais selon le principe de l'association d'idées. J'ai repris des notes de certains de mes voyages mais seulement pour les avoir en tête car je voulais quelque chose qui soit très ancré dans mon style actuel, libéré de ce que j'avais pu écrire auparavant sur le même sujet. Je voulais un texte au présent, qui semble très spontané. Je voulais donner l'impression que j'analysais chacune de mes sensations et de mes interrogations au moment même où je les vivais. Evidemment, au moment de l'écriture, ces sensations avaient souvent plusieurs années donc il m'a fallu me replonger dedans, c'était presque un travail de spiritisme! Au bout de deux ans, j'ai décidé de clore ces Chroniques. J'en ai revu l'ordre afin que le lecteur ne perde pas trop le fil, notamment au niveau des personnages que je rencontre ou qui m'accompagnent. Il y a aussi trois Chroniques qui ont été écrites à part, indépendamment de ce projet, et que j'ai décidé d'insérer dans l'oeuvre car elles me semblaient pertinentes. Je vous laisse deviner desquelles il s'agit!
- Comment travaillez-vous ?
- Je pense avoir en partie répondu dans la question précédente. Je crois que j'ai en moi à la fois une sensibilité immense, une approche primesautière des choses, et une méthode rigoureuse, qui vient en partie de mon éducation calviniste. Je crois que les deux s'expriment dans mon travail. Au moment de l'écriture, j'accorde beaucoup d'importance à la sensation, au laisser-aller, au dire les choses comme elles sont même si cela peut être moche et maladroit (c'est pourquoi j'aime beaucoup la notion d' « écriture automatique » chez les Surréalistes). Je me dis: « Tu peux écrire ce que tu veux, de toute façon tu peux tout changer après! » Et effectivement je reviens longuement sur le texte après. Par exemple, je fais particulièrement attention aux sonorités. J'aime qu'un texte sonne bien quand il est lu. Tout texte devrait pouvoir être lu à haute voix, même sans en comprendre le sens, un peu comme une formule magique qui fait du bien. J'aime que les choses soient à la fois graves et belles, contradictoires. Et c'est pareil dans l'écriture.
- Qu’est-ce que cet «être de langage» que vous dites être ?
- Un « être de langage » est un être que le langage, qu'il soit oral ou écrit, touche profondément. Il peut s'agir du sens d'un mot lors d'une conversation animée ou de la rêverie diffuse que suscite un nom de ville lorsqu’on se le répète intérieurement. L' «être de langage » sent ces variations-là car il met le langage, sous toutes ses formes, au-dessus de toute forme de communication. Quand on sait que 90% de la communication est non-verbale, c'est un peu désespérant parce qu'on peut se dire qu'un « être de langage » est moins attentif à ces 90%-là. Je tire ce chiffre d’une étude menée par Albert Mehrabian en 1981 qui a, paraît-il, montré que 7% de la communication passe par le sens de mots, 38% par la voix et la tonalité, et 55% par tout le reste.
- Comment voyez-vous l’évolution d’Aude Seigne ?
- J'ai d'autres projets d'écriture, mais rien de clair pour le moment. Je suis assez touche-à-tout, donc il n'est pas du tout dit que mon prochain livre parle de voyages, du moins pas de la même manière. Je n'ai aucun doute sur le fait que je continuerai à écrire mais mon but n'est pas de publier à tour de bras, surtout si ce que j'ai à dire se répète (je ne le souhaite pas). D'un point de vue professionnel, j'aime l'idée que l'écriture est un outil qui offre de nombreuses possibilités. J'ai déjà expérimenté la dissertation académique, la création littéraire et l'écriture pour le web, alors pourquoi ne pas passer aux guides de voyage ou au journalisme! Je pense aussi qu'il est temps pour moi de recommencer à voyager, et peut-être d'aborder l'ailleurs par d'autres aspects (vivre un peu à l'étranger ou monter des structures pour les jeunes voyageurs par exemple).
- En quel animal aimeriez-vous vous réincarner ?
- En un oiseau, un oiseau migrateur tant qu'on y est et qui aurait aussi la capacité de se poser sur l'eau. Je me suis toujours dit que cela doit être enivrant de pouvoir se déplacer à sa guise dans les trois dimensions de l'espace. Et d'entreprendre un grand voyage tous les six mois pour se rendre dans un autre chez soi. Et de pouvoir sentir l'eau fraîche sous son ventre quand on est posé sur l'eau.
Aude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions Paulette, 133p. -
Ceux qui donnent le change
Celui qui a racheté une plage avec son parachute doré pour y établir son bidonville perso / Celle qui gêne un peu les familiers de l’intéressé en se prétendant la fille préférée de Jacques Chazot / Ceux qui lancent une nouvelle secte dans laquelle ils recueillent les déçus de la Scientologie qu’ils se promettent d’essorer par des moyens encore plus scientifiques / Celui qui est entré au couvent des Ursulines rasées en se prévalant de son diplôme de sociologue et son état de veuf pacsé / Celle qui se torche d’être sans-papiers/ Ceux qui ne sourient pas à leur bourreau pour lui enlever l’illusion qu’ils sont meilleurs que lui / Celui qui ne lit même plus les lettres qu’il s’envoie / Celle qui se raconte son prochain roman dans l’eau du bain qui en a refroidi / Ceux qui ont gardé leur soutane après l’avoir jetée aux orties mais on ne sait jamais / Celui qui a décidé d’en finir avec la vie sans trop savoir laquelle / Celui qui s’est donné un jour par semaine pour connaître un peu de la condition de l’auteur en période de vaches maigres / Celle qui écrit des poèmes sur les SDF auxquels elle donne toujours quelques centimes d’euros s’ils ont vraiment l’air d’en avoir besoin / Ceux qui se disent chercheurs et trouvent depuis des lustres le bon moyen de renouveler leur Bourse / Celui qui s’est fait connaître en tant que poète du Nouveau Zen alors qu’il n’en a rien à braire du vide de son verre/ Celle qui se lamente volontiers de ses succès outrageants aux jeux de casino qui l’empêchent finalement d’être reconnue en tant que poétesse mystique / Ceux qui se disent à l’écoute des humbles qui n’écoutent pas vraiment leurs conseils tarifés / Celui qui sait que la fin du tunnel risque de déboucher sur une vallée de larmes en espérant qu’il ne manquera pas le début du dernier épisode des Experts / Celle qui craint d’entrer en retraite où on lui a dit qu’on n’avait plus de vraies vacances / Ceux qui ont l’air de s’excuser de reposer dans leur cercueil en dépit des efforts consentis par les employé de l’Espace Funétique, etc.Image: Philip Seelen
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Ceux qui posent en leur chair
Celui qui surgit dans la clairière de la véranda / Celle qui repose sur le divan chamarré / Ceux dont la chair vibre au blanc de Krems / Celui qui enlace la grande chienne glabre à ventre rose / Celle qui étale ses longs cheveux orangés sur le demi-queue / Ceux qui ne voient pas dans les corps de Lucian Freud le moindre académisme ni la moindre obscénité / Celui qui fait observer à la vieille Frau Professor de Tübingen la délicatesse des bourses du jeune Irlandais rougeaud /Celle qui résume bien l’esprit de la peinture de Lucian Freud en affirmant que tout y est large ouvert / Ceux qui rêvent d’un jardin où chacun serait accueilli dans sa splendeur mince ou dans sa pantelante décrépitude / Celui qui trouve une émouvante beauté au dos monumental du performer trônant gras et ferme sur son cul / Celle qui a rarement vu des chiens si chiens en peinture / Ceux que le respect de ce peinture pour son sujet (qui est essentiellement sujet de peinture-peinture) incitent eux-mêmes à une sorte de silence sacré devant La Chose / Celui qui remarque que le timbre de la voix de Lucian Freu commentant ses œuvres a la même douceur que celle de Bergman prenant un acteur dans ses bras ou que Francis Bacon dans le chaos de son propre atelier / Celui qui affirme que l’essence de l’art de Freud (le petit-fils de Sigmund) se concentre dans ses fusains et ses gravures / Celle qui redécouvre la grâce de ses bourrelets graisseux sous la lumière d’une fin de matinée / Ceux qui laissent venir à eux la beauté des choses, etc.
(Notes prises au sortir de L’Atelier de Lucian Freud, à voir absolument à Beaubourg)
Image: la mère de l'artiste
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Ceux qui s’attardent sur le quai
Celui qui a connu l’Amour fou l’année de ses onze ans et n’a jamais rien admis ensuite en dessous de cette totalité dans sa vie d’homme plutôt lesbien et passionné d’ornithologie / Celle qui a lu tout Guy des Cars dans ses traductions en suédois /Ceux qui aiment être palpés par la réflexologue Davidson / Celui que la peinture de Francis Bacon fascine sans le combler autant que Goya et Soutine dans la filiation des bouchers féeriques dont le patron reste Rembrandt / Celle qui entretient des rapports secrets et sacrés avec ce qu’elle appelle son Divin Bouton / Ceux qui se disent croyants pour en imposer à l’assemblée des retraités en recherche / Celui qui gerbe sur le futon blanc de la cantatrice balte aux ongles verts / Celle qui attend les barbares et le Saint-Esprit en fumant des Pall Mall / Ceux qui ont un cœur mais évitent de le montrer par timidité / Celui qui aime converser un jour avec un penseur style scout genre Michel Serres et le lendemain avec un rebelle renard à la Michel Foucault / Ceux qui croient savoir à quel type de derrière rebondi ils peuvent faire sentir leur érection matinale dans le métro bondé sans se prendre un pain sur la gueule ou un coup de boule dans les parties / Celui qui se met en colère quand on se gausse de son plan Je Bois Mon Urine Tous les Matins / Celle qui dit volontiers qu’elle lit Tchouang-tseu pour la seule sonorité du nom / Ceux qui vont nus dans les fourrés du Bois de la Gaule / Celui que sa libido défaillante a rendu moins sévères en matière de mœurs déviantes / Celle qui prétend que les homos sont plus intelligents que les hétéros tout en convenant que son panel d’observation manque de base scientifique /Ceux qui s’estiment élus sans savoir par Qui mais quand même par Quelqu’un qui les a repérés dans la masse / Celui qui ne sait trop quoi dire à Godot quand celui-ci se pointe enfin et s’excuse du retard avant de lui proposer un confit d’oie à Sarlat / Celle qui se dit la Sagan russe post-post-moderne / Ceux qui attendent la sortie de la messe pour faire la peau à celui qui les a déshonorés en possédant celle qui est respectivement leur fiancée et leur sœur, etc.
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Ceux qui veillent
Celui qui a tenu la main de l’ami toute la nuit de Noël pour l’aider à faire face au crabe / Celle qui reste immobile dans son fauteuil Voltaire à se rappeler les bons moments d’une vie d’amour / Ceux qui se taisent après que le feu s’est éteint / Celui qui se fera tranquillement oublier de ceux qui se prétendent ses amis / Celle qui se relève la nuit pour écouter le silence du fleuve / Ceux qui reposent côte à côte sans dire rien que de temps à autre I love you ou me too / Celui dont on entend le cliquetis de la machine à écrire Olivetti de la cour de la maison romaine au septième étage de laquelle reste allumée la lampe de sa mansarde où il recopie son essai sur Cola di Rienzo / Celle qui s’arrête dans la rue de midi pour écouter un fado diffusé en sourdine par le transistor du très beau garagiste / Ceux qui s’aiment dans le train de nuit au rythme du tagadam parfois dominé par les cris de la voyageuse / Celui qui lisait De l’inconvénient d’être né lorsque retentit la détonation dans la chambre voisine où créchait l’étudiant en philosophie Zoran auquel il avait promis de lui rendre le livre sans trop tarder / Celle qui aime passer des nuits blanches avec ses amants noirs / Ceux qui attendent ils ne savent quoi sans fuir pour autant / Celui qui n’ose pas dire à sa mère qu’il n’en peut plus de la voir se priver de sommeil alors que rien ne le calme mieux que de la voir dormir / Celle qui est amoureuse de son locataire philosophe en dépit de leur différence d’âge de trente ans et du fait qu’elle n’a rien compris au livre de ce M. Merleau-Ponty (quel joli nom !) qui reposait sur sa commode et dans lequel elle a guigné / Ceux qui sourient à leurs souvenirs des lendemains de Noël en enfance, etc.
Image : Philip Seelen
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Ceux qui hantent L'Angle du Hasard
Celui qui donne rendez-vous à la fille poreuse au bar à l’enseigne énigmatique / Celle qui reflète tout le temps le temps / Ceux qui sont gagnés par la torpeur des fonds d’établissements publics où l’on se palpe à mains plus que nues / Celui qui engage une conversation à caractère métaphysique dans la porte à tambour de l’hôtel Cosmos de Petrograd (actuellement Pétersbourg) / Celle qui passe l’aspirateur durant ton interviouve d’Alain Cavalier évoquant le silence des images / Ceux qui se demandaient si la chanteuse couchés sur le piano à queue laisserait entrevoir son intimité au public à majorité quadragénaire / Celui qui édicte le code vestimentaire des soirées spéciales du Mandarin lyrique / Ceux qui ont lancé le culte de l’escarpin noir dans les courts métrages postmodernes / Celui qui brouille tous les repères en lisant L’Homme révolté d’Albert Camus dans cette boîte échangiste / Celle qui fut une bonne cheftaine dans la Patrouille des louveteaux et qui parachève sa vocation en tant que critique littéraire du Temps / Ceux qui se rappellent les messages subliminaux des regards du Consul givré à mort / Celui que touchent au cœur les ombres vivantes de Shadows aux mouvements magnifiés par le jazz de Charlie Mingus / Celui qui se sent en état second à la lecture du dernier roman de Jean-Jacques Schuhl qu’il s’attarde à lire dans le chalet d’Amanda sis en zone à maxirisque d’avalanche lui faisant imaginer les titre du tabloïd Le Matin genre La star disparue était-elle suicidaire et que deviendra sa chienne afghane Lula ? / Celle qui lève un garçon sauvage des Boweries en se flattant de lui révéler sa bisexualité naturelle et plus si désir sincère / Ceux qui ont toujours préféré les pages hard du journal Spirou aux passages soft des 120 Journées de Sodome / Celui qui estime qu’un site naturaliste « osé » du type WebCamWorld est générateur d’un nouvel humanisme cosmicomique / Celle qui se repose de l’avachissement babylonien de l’époque en s’adonnant au chant grégorien au-dessus de la limite des conifères / Ceux qui se sentent trahis par les mots de leurs mails / Celui qui se demande si le discours des portables sera longtemps supportable / Celle qui provoque un tsunami mental chez son partenaire en jetant soudain son phone dans la mare dite de l’Avatar maudit / Ceux qui ont tout sexualisé sauf le Sexe / Celui qui parle théorie des cordes à la plus tout à fait vierge que ses abdos de boxeur cubain surexcitent / Celle qui préfère les strippers brésiliens restés très catholiques païens aux Chippendales sculptés dans le caoutchouc puritain genre Barbie mec / Ceux qui descendent à l’Hôtel Louxor dans l’espoir de « toucher le torse de Pharaon » selon l’expression des baudelairiens de la meilleure époque / Celui qui se rappelle les bustes chapeautés flottant sur la brume des rues de Salamanque à l’imitation du Belge Magritte / Celle qui a piaffé des nuits entières à la Totcha de Séville que lui révéla le taxiboy à créole / Ceux qui se rappellent les apparitions des Mains d’Orlac dans un film de John Cassavetes qui les a étranglés d’émotion, etc.
(Cette liste a été établie en marge de la lecture d’Entrée des fantômes, dernier songe romanesque de Jean-Jacques Schuhl paru avant-hier dans la collection L’Infini de Gallimard ) -
Congélation
…Words, Words, Words, se dit la jeune fille, à qui on ne la fait plus en ces matières que les mots gèlent et trahissent, d’abord elle se demande quelle femme a écrit ça si c’est une femme, dont le langage est plutôt d’une imitation de mec imitant la femme, ou, si c’est d’un mec, elle aurait de la peine à le laisser parler même le temps d’un café au Flore – bref ton flash sur la flesh ça me laisse froide et tes abstractions tu peux te les déchirer…
Image : Philip Seelen
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Un ange passe
Qui était Kafka ?, de Richard Dindo
On voit d’abord Prague dans la magie d’un rêve éveillé, dont les façades baroques polychromes se déploient ensuite en beauté, puis on entre dans un palais où se trouve un bureau, et voici, dans cette maison bourgeoise, cet appartement cossu, et l’écrivain note à propos de tout ça : prison. « Tu ne peux pas vivre à Prague, mais pourrais-tu vivre ailleurs ?», se demande-t-il. De même lui est-il pénible de travailler aux Assurances ouvrières, dont il est pourtant un employé modèle. Et vivre auprès des siens, qu’il reconnaît les gens les plus aimables, lui est également un poids. Il se sent étranger auprès de son père qui l’écrase, et sa mère soumise au patriarche lui est de peu de secours, quant à ses trois sœurs et à ses beaux-frères, il ne leur adresse quasiment pas la parole, n’ayant rien à leur dire. Plus lourd à porter : son corps même lui est une entrave : « Avec un tel corps on ne peut arriver à rien ». Et revenant en leitmotiv lancinant, ce constat désespéré : « inapte à tout, sauf à la douleur ».
Rien pourtant du lamento stérile dans Qui était Kafka ?, dernier film du réalisateur alémanique Richard Dindo, qui joue sans cesse sur l’opposition de la beauté (beauté de la ville et de ses architectures, mais aussi des visages de Kafka lui-même et de ses amis Max Brod et Gustav Janouch, ou de ses amies Felice, Milena et Dora) et de l’insatisfaction fondamentale taraudant l’écrivain, proportionnée à son inextinguible soif de pureté.
Alternant les propos lancinants de Kafka (auxquels la voix comme assourdie de Sami Frey convient idéalement), et les témoignages de ses proches, le film de Richard Dindo rend admirablement ce qu’on pourrait dire un climat affectif et spirituel, oscillant entre l’angoisse coupable (l’ombre du père terrible évoquée dans une longue citation de la lettre fameuse) et la possibilité de l’île Littérature, dans laquelle il va mener sa vraie vie. Incompris de ses parents, Kafka trouve en revanche, auprès de Max Brod, un premier lecteur conscient de son génie, et le jeune Gustav Janouch lui montrera une vénération qu’il s’efforcera vainement de décourager. Max Brod dit merveilleusement ce que lui inspire la prose de Kafka, comme l’écrira Milena au lendemain de sa mort, dans un hommage aussi lucide que poignant. Ce que rend également le film, notament avec le témoignage des trois amies de Kafka, c’est le rayonnement extraordinaire de sa personne, et la déchirure vécue par elles de le sentir si peu fait pour la vie, si l’on excepte l’embellie finale auprès de Dora Diamant.
Epuré, mais riche de détails significatifs (la séquence d’un film d’époque, telle image du ghetto dont Kafka dit qu’il se contenterait de baiser les pieds des habitants, ou tels portraits du père et de la mère, la déclaration finale de Max Brod sur son refus d’obtempérer à l’ordre de brûler les manuscrits inédits, ou enfin le témoignage non moins émouvant de Max Pulver), l’ouvrage du maître documentaliste est à la fois celui d’un connaisseur intime de Kafka et d'un imagier inspiré, qui a su filtrer la douleur et la douceur de Kafka mais aussi sa prodigieuse aptitude à transmuter le plomb du quotidien en or poétique, sans se départir de ce que Max Brod appelle son « sourire métaphysique »… -
Ceux qui s’alignent
Celui qui est allé voir La Tempête de Giorgione à Venise parce que son beau-frère docteur en histoire de l’art lui a dit que c’était LA chose à voir pour s’initier aux Maîtres Anciens / Celle qui rappelle volontiers à ses amis du Golf Club qu’elle a fait les Rothko à Washington / Ceux qui ont laissé tomber l’eau de toilette Effluve pour lui préférer Flagrance et sa nuance sauvage genre Gauguin (disent-ils) / Celui qui a discuté poésie urbaine avec Paulo Coelho dans un jacuzzi de Davos / Celle qui dissèque l’interprétation des Variations Goldberg par Glenn Gould en surveillant ses effets sur le jeune Antillais récemment entré en scientologie / Ceux qui vont commercialiser la ligne de sorbets New Age pour laquelle ils espèrent obtenir le patronage d’Ophélie Winter / Celui qui affirme que la peinture de Dylan est juste de la daube sans en avoir jamais rien vu / Celle qui anime un atelier de graphisme mental dans son loft conçu Top Zen / Ceux qui se sont battus pour l’acquisition du moulage en cristal de la queue de Jeff Koons finalement parti au Japon en surenchère / Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires / Celui qui déclare qu’un trader de notre temps a au moins l’occasion de faire l’expérience du manque / Celle que la Crise risque de faire baisser les salaires de sa nombreuse domesticité à laquelle elle expliquera qu’un sacrifice est nécessaire à moins que l’un ou l’autre ne préfère rentrer au pays / Ceux qui voient un enjeu culturel dans le soutien aux banques dont on sait l'aide qu’elles accordent aux artistes plus ou moins fauchés, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui optent pour le changement
Celui qui se fait des couilles en or au bar Le Domino / Celle qu’ont dit la Padrina des baraques foraines / Ceux qui ont tout gagné à perdre / Celui qui lit dans les étoiles / Celle qui relit en silence le contrat bidon en écartant le genou du gros type / Ceux qui vont tous ensemble à contre-courant au titre de nouveaux rebelles / Celui qui devient ce qu’il sera sans en être sûr sûr / Celle qui dit que ce qui compte n’est pas le but mais le chemin vu que c’est moins loin / Ceux qui ont toujours une formule berbère ou chinoise en réserve pour montrer qu’ils sont en recherche / Celui qui se dit en recherche faute d’avoir trouvé mieux / Celle qui dit quelle va au bout d’elle-même mais on sait pas où c’est / Ceux qui sont allés au bout de la nuit et en sont revenus enrhumés / Celui qui casse le morceau et nos pieds avec / Celle qui a mis tous ses œufs dans le même panier qu’on lui a fauché sur le quai Ouest / Ceux qui se sont attachés aux soldats détachés / Celui qui joue de sa particule pour accéder plus vite à l’édicule / Celle qui préfère la pelote basque à la manille en milieu humide / Ceux qui font ça dans les trous noirs et en dégagent des théories d’avenir / Celui qui pose au facteur Cheval mais sans brouette / Celle qui n’avance point mais recule en termes financiers / Ceux qui se soucient plus aujourd’hui du Nasdaq que du Larzac / Celui qui aime se rappeler ses parties fines avec la grosse Lyonnaise / Celle qui a tâté du bonheur à la rue de la Galère / Ceux qui te font marcher sans se fatiguer / Celui qui est à la fois moine et Belge / Celle qui te prend pour un couteau suisse sans savoir comment ça s’ouvre / Ceux qui font leur marché d’organes en cherchant toujours le rapport qualité-prix / Celui qui a testé toutes les ménagère du quartier sans se décider / Celle qui a passé aux Japonaises hybrides / Ceux qui ont viré de bord sans préavis / Celui qui reste fidèle à sa marraine agnostique vu qu’elle finance la paroisse / Celle qui ose dire que Lourdes l’aurait fait gerber sans ces kyrielles de paralytiques joyeux comme tout / Ceux qui restent sérieux même morts / Celui qui reste performant au niveau de la consolation des veuves / Celle qui invoque son droit à la Jouissance et s’endort sur son sudoku / Ceux qui gèrent les caprices de la Diva chauve, etc.
Image : Philip Seelen
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Les pleureuses
C’est à celle qui la première touchera les pieds du mort.
On ne voit qu’une noire ondulation dans les psalmodies. C’est à la fois déchirant et intolérable (d’ailleurs cela a fait du potin dans l’immeuble partiellement affecté aux réfugiés où ces rites ne sont pas encore connus; les citoyens réguliers ont d’abord cru qu’on avait joué du couteau chez les Aigles; les flics ne se sont même pas déplacés cependant, avertis qu’ils ont été par l’ethnopsychiatre dont l’assistant a fait le joint; on s’est alors entendu pour que ça ne dure pas plus d’une plombe...)
Le type a la cinquantaine. Du genre paysan déplacé. Un visage de bois sculpté qui paraissait martelé par le désarroi et que la maladie a délivré tout à coup de son obsession de rentrer au pays.
Dans leurs sanglots elles le comparent à un arbre. Il n’était le père de personne mais son autorité était incontestée. Il ne parlait jamais de ses conquêtes mais on devine ce que signifie leur désir de toucher l’ivoire de ses pieds.
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Panique
… Sur Facebook elle m’a dit : vers la plage du Grand Ananas, à la marée descendante, j’porterai des lunettes genre Garbo et j’aurai les pieds nus, donc y a pas d’erreur, ça doit être elle, mais t’as vu ça : l’est rousse et dix-huit ans comme moi mon œil, on dirait plutôt sa grande sœur si ça se trouve, et tu trouves pas qu’elle me regarde déjà de haut - allez moi je laisse béton...
Image : Philip Seelen -
La tombale
…
T’as vu c’te plante, non mais t’as vu ce pot, t’as vu ces ramures et turelure, dis donc mais c’est Byzance ce matin, ça te réveillerait un mort, c’est comme qui dirait la dragueuse des cimetières, tu te rappelles la nouvelle de Maupassant - mais non c’est pas du blasphème et tout ça, c’est tout psaume et régal, à consommer tousuite et le ciel attendra…
Image : Philip Seelen
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L'Accident
…Le problème avec toi, Maman, c’est que jamais tu n’as admis que j’étais une erreur de parcours, et que c’est à partir de là que tout s’est compliqué entre nous, alors qu’il était si simple de sauver ta vie plutôt que la mienne que tu as rendue si pénible avec ta façon de brandir, à tout moment, ton carton rouge…
Image : Philip Seelen
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Deus in Machina
…Allô, c’est Vous, ça va là-haut, que devenez-Vous, Vous vous souvenez de moi, mais oui, le joli petit bouclé noiraud au télescope qui Vous parlait, il y a des années-lumière de ça, et auquel vous répondiez parfois - et maintenant ça va, Vous vous sentez un peu moins seul là-bas ?...
Image : Philipe Seelen
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La Menace
C’est quoi cette ombre, dis, ça fait peur, et c’est quoi cette inscription, dis, tu crois pas qu’on a pris la fausse route après Pripyat, en tout cas moi je suis pas tranquille, tu crois pas qu’on devrait faire demi-tour, surtout que le nom du bled est barré, moi je te dis que ça craint, dis, on se casse d’ici - c’est pas là qu’on va trouver des champignons, ça j’parie…
Image : Philip Seelen
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Polar loustic
Martin Suter lance une série policière délectable, avec une jolie paire d’arnaqueurs. Premier épisode: Allmen et les libellules...
Que sont devenues les cinq coupes de Gallé à motifs de libellules volées le 27 octobre 2004 au cours d’une exposition au château de Gingins ? Martin Suter n’en sait pas plus que nos confrères «localiers» de la Côte, car la police vaudoise reste discrète sur l’enquête toujours en cours.
Mais l’écrivain n’en a pas moins une longueur d’avance en matière d’affabulation puisque c’est à ce fait divers que se réfère le titre et une partie de l’intrigue de son nouveau roman, Almenn et les libellules, inaugurant une série policière dont son éditeur français (Christian Bourgois) annonce déjà les deux prochains titres : Almenn et le diamant rose, que suivra Almenn et la suite aux dauphins.
Un succès de plus au palmarès déjà flamboyant de l’écrivain zurichois sexagénaire ? C’est plus que probable, à en juger par l’accueil enthousiaste réservé à l’édition allemande (Diogenes) par le public et la critique. Et le fait est que le talent à facettes de ce grand «pro» de la narration claire et lisse , observateur caustique de la société contemporaine et plein d’empathie pour ses personnages, mène son affaire avec maestria.
Rappelons alors que, révélé en 2007 par le mémorable Small World, poignante histoire d’un homme en proie à la maladie d’Alzheimer (qui vient d’être adapté au cinéma par Bruno Chiche, sous le titre de Je n’ai rien oublié, avec Gérard Depardieu et Nils Arestrup dans les premiers rôles), Martin Suter a conquis le public international avec sept romans, dont L’Ami parfait et La Face cachée de la lune, constituant autant de tableaux incisifs du monde actuel, jusqu’au Cuisinier évoquant un requérant tamoul dans la société zurichoise dorée sur tranche.
Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via le scénario de cinéma (il a signé ceux de plusieurs films de feu son ami Daniel Schmid, dont Berezina et Hors saison, ainsi que celui de La disparition de Julia de Christoph Schaub), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance (la série de Business Class) ont marqué son solide ancrage dans le monde.
Deux grandes admirations déclarées, pour les écrivains aux mêmes prénoms de Friedrich, Dürrenmatt et Glauser - le moraliste visionnaire et l’anar du polar -, orientent sa propre position décentrée de la réalité helvétique. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Marié à l’architecte Margrit Nay Suter, l’écrivain a connu avec celle-ci un grand deuil à la mort accidentelle, en sa troisième année, de l’un de leurs deux enfants adoptés au Guatemala – le petit Toni auquel les deux derniers livres du romancier sont dédiés…
Une belle paire
Mais qui est donc ce Johann Friedrich von Allmenn, que nous allons suivre d’un épisode à l’autre de cette série «policière», flanqué de son homme à tout faire guatémaltèque Carlos, fin cuisinier et pas moins loustic que son patron ?
Disons que «Fritz» est un charmant jean-foutre dont le père agriculteur a fait fortune dans la spéculation sur les terrains de l’autoroute A5 avant de mourir prématurément, laissant à son fils un héritage que celui claque dans l’achat de beau objets aussi chers que rares, qu’il revend pour éponger ses dettes, non sans faucher quelque belles pièces au passage, qu’il fourgue ensuite à son compère Jack.
Dans Le dernier des Weynfeldt, Martin Suter avait déjà montré sa bonne connaissance des milieux de l’art marchandé, qu’il revisite ici d’un pied plus léger. D’emblée, ses deux personnages principaux attirent la sympathie du lecteur, autant que l’humour et la finesse du récit, très concis et ciselé, qui évoque les observations d’un Donald Westlake. Point d’action explosive ni de crimes en série à l’horizon, mais on ne s’embête pas un instant dans cette première «enquête» joyeusement amorale…
Martin Suter. Almenn et le libellules. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 165p.
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Le problème de Madonna
Une limousine m’attend à l’aérogare et le produc s’avance pour m’accueillir sous le feu des sunlights. La conférence de presse aura lieu dans le Salon JFK du Sheraton, ensuite de quoi je me casse incognito destination le ranch de Michael.
Tout roule. Au moins en apparence. A vrai dire je suis seule à savoir ce qui m’arrive, mais c’est au moins ça de pris aux tabloïds.
J’ignore ce qu’ils diront demain de ma virée chez Michael, et je m’en tape. Je me taperai aussi Michael, mais à notre façon, c’est-à-dire que nous dormirons dans les bras l’un de l’autre comme Jésus et Marie.
Michael est le seul à qui je peux parler de mon problème. Je ne lui cacherai rien. Bambi est le seul qui chialera sincèrement quand il verra mes radios. -
Serial killer de la critique (?)
Cette peste de Martin Amis
« Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
« Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp. -
Ceux qui maximisent leur potentiel
Celui qui développe son aire de prédateur administratif / Celle qui met toujours une certaine human touch dans ses lettres de licenciement / Ceux qui ont lynché l’adjoint du chef de service dont on a découvert le passé de scientologue / Celui qui collectionne les méthodes d’assainissement financier / Celle qui a proposé ses escort girls au producteur d’Astérix aux Jeux Olympiques / Ceux qui affament un lynx qu’ils lâcheront à la pleine lune dans le Parc aux Biches / Celui qui était en train de rédiger son offre d’emploi à la firme Optima lorsque le plafond de son studio s’est effondré / Celle qui a entendu le plafond de son voisin Rudolf s’effondrer pendant qu’elle lisait le dernier Marc Levy / Ceux qui ont connu Rudolf à l’époque où il démarchait l’Encyclopédie du Bricolage / Celui qui décide de changer sa stratégie dans la gestion de ses pulsions primales / Celle qui envisage sérieusement de grever son budget pour l’achat d’un complexe cellulaire buste et décolleté à 148 euros / Ceux qui prétendent voir la vie plein écran / Celui qui dit à Rafik que les Arabes lui ont toujours paru plus performants que les Blacks / Celle qui a trouvé une solution innovante pour l’éclairage de son Coin Méditation / Ceux qui estiment que tout est déjà réglé par la Nature / Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte / Celle qui offre des dessous affriolants à sa belle-fille Zerline afin qu’elle fasse la reconquête de son fils adoré / Ceux qui vivent peinards dans les containers de l’usine à gaz désaffectée de la Banlieue Est, etc.
Photo Philip Seelen: JLK l'ombrageux.
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Rien que La Chose
Céline et Wölffli, deux types qui travaillent…
L’image qui se dégage en somme de toutes les images que reflètent les documents et les témoignages que rassemble le formidable recueil de D’un Céline l’autre, est celle d’un type qui travaille.
Quand je ne sais plus qui, peut-être bien Louis Pauwels, lui demande ce qui le caractérise, Ferdine répond avec impatience qu’il travaille, lui, tandis que les autres ne foutent rien. Voilà tout.
C’est ce que dit aussi sa fille Colette : qu’il travaillait tout le temps, même s’il était bien chic avec elle, c’est ce que disent aussi Elizabeth Craig, Marie Canavaggia et Lucette Almanzor, ces femmes à qui on ne la fait pas, et c’est ce qu’on se dit devant n’importe quelle page de Céline, n’importe quel paragraphe de Céline oui n’importe quelle phrase de Céline, jusque dans la moindre de ses lettres : que c’est là du travail, nom de sort quel beau travail ! Et c’est tout.
Mais il faut voir le détail puisque ce n’est pas du travail pour rien : de la dentelle ancienne, comme la travaillait sa mère qui savait, avant lui, distinguer la valencienne de l’alençon et du bruges, et du coup j’entends le géant Wölffli ronchonner dans son coin à lui, Adolf Wölffli que ne devait pas connaître le docteur Destouches mais qui lui ressemble dans sa façon de travailler le détail et d’empiler les pages de son journal : « Ch’muss’schaffe ! », je dois faire quelque chose maintenant, j’ai à faire, il faut que je fabrique quelque chose, moi,comme lorsque Céline, après un quart d’heure à les écouter blaguer, plaquait là Gen Paul et Marcel et les autres, pour se remettre à la Chose.
Mais qu’est-ce qu’il fabrique celui-là ? entend-on ronchonner dans la nuit. Tout un chœur qui s’interroge et s’inquiète de cette loupiote allumée là-haut à point d’heures, sur la colline aux cabots, mais que diable peut-il encore fabriquer ?
Il fabrique de la mort à crédit, le bougre, il file d’un château l’autre à la recherche de Dieu sait quoi, il se trimballe avec sa bande de guignols à travers la féerie d’autrefois en flairant les après-demain qui déchantent, et Wölffli, prénom Adolf, comme le gâche-métier, le grand Adolf artiste dingo et pas le délirant killeur de série gore, Adolf Wölffli la terreur des petites filles mais qui sublime en sublime prince des formes, Wölffli l’obsédé de La Chose sublimée nous lance du bout de sa nuit, sur le même ton d’invective que Céline le travailleur de fond : « Ch’muss ‘schaffe ! », faut que je travaille à présent, moi, bande de feignants !
Images : Louis-Ferdinand Céline, Adolf Wölffli.
D’un Céline l’autre. Edition établie et présentée par David Alliot. Préface de François Gibault. Laffont, coll. Bouquins, 1172p. -
Ceux qui se royaument
Celui qui se trouve plus à l’aise avec le rétameur du coin qu’avec la star du TJ / Celle qui se coule dans ses phrases comme une anguille dans un chenal tiède / Ceux qui le matin finissent la phrase qui leur est venue la veille au soir / Celui qui n’a plus que deux ou trois interlocuteurs à part sa feuille blanche / Celle qui ne répond plus aux questions insidieuses genre vous écrivez toujours ? / Ceux qui préfèrent la discrétion / Celui qui s’est fait dessus tant l’a ému la Soprano Colorature / Celle qui donne la pièce au mendiant polonais tellement qu’il est beau / Ceux qui relisent Les Dieux ont soif sous les palmiers du Club Med / Celui qui fomente un coup d’état de grâce / Ceux qui font le tour de la ville enneigée / Celui qui se rend au cimetière de voitures avec un bouquet de violettes pour la gardienne / Celle qui n’aimait pas tant ce M. Bin Ladin mais guère plus ceux qui crachent sur son cadavre / Ceux qui pensent que leur royaume est de ce monde / Celui qui préfère se faire arnaquer que d’être plus malin que ses arnaqueurs / Ceux que l’arrivisme ou le grégarisme font juste sourire sans les atteindre / Celui qui se baigne l’âme (ou le cœur, ou l’esprit, à choix dans le magasin du monde) à l’écoute de Jean-Sébastien Bach (ou de Lester Young ou de Bashung, ça dépend du moment) sans retirer ses pieds du bain d’eau salée que lui prépare sa secrétaire Ernesta laquelle joue maintenant avec ses Barbies Kate et William / Celle qui soigne sa réputation en diffusant de faux bruits à son propre propos / Ceux qui continuent à crier Vive le Dollar alors que cette valeur baisse nettement même au Lichtenstein / Celle qui a refusé de se baigner dans l’eau caca d’Abidjan / Ceux qui s’échappent par les tuyaux / Celui qui roule des pelles mécaniques à la Drag Queen bodybuildée/ Celle qui flaire toujours l’endroit des docks où ça sent la cuisine / Ceux qui ne savent pas ce qui les attend et donc évitent d’attendre, etc.
Image : Pierre Omcikous
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Un effet de réel
Du romancier et de ses personnages. À propos de L’homme ralenti de J. M. Coetzee et du Complot contre l’Amérique de Philip Roth.
Dès qu’Elizabeth Costello apparaît dans L’homme ralenti, le dernier roman de J.M. Coetzee, quelque chose se passe de mystérieux et d’également incongru, que le lecteur n’ayant pas lu Elizabeth Costello, le précédent ouvrage du même auteur, peinera probablement à comprendre. Elizabeth Costello est en effet romancière, à la fois célèbre et vieillissante, que l’on a vu vivre et se débattre tout au long de ce roman qu’on pourrait dire par excellence le roman du romancier, et la voici qui se repointe tout à coup dans ce nouveau livre dont tout laisse à supposer qu’elle est elle-même en train de l’écrire, dans sa tête ou pour de bon…
Marcel Aymé s’était bien amusé déjà, dans Le romancier Martin, l’une des nouvelles de Derrière chez Martin, à confronter un romancier et ses personnages venus lui présenter leurs doléances, mécontents qu’ils étaient du sort qu’il leur réservait.
Avec J.M. Coetzee, on passe du registre de la malice à celui des reflets retors, voire vertigineux, du réel et de la fiction, avec cette sensation presque physique de voir s’incarner les personnages.
Or qui est le plus réel, du romancier et de ses personnages ? La question paraît académique, mais elle signale pourtant la vraie réalité de l’art et de la littérature, laquelle est à mes yeux plus réelle que ce qu’on dit le réel. Ainsi, après avoir lu cet autre roman plus-que-réel que figure à mes yeux Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, je me dis que plusieurs de ses personnages (à commencer par le père et la mère de Philip, son frénétique cousin Alvin, l’écrabouilleur affairiste Steinheim, le journaliste anti-fasciste Walter Winchell ou le rabbin « collabo » Bengelsdorf, entre beaucoup d’autres) me semblent plus réels que nombre de vivants que j’ai fréquentés « en réalité »… De la même façon, je ne regrette pas, en somme, de n'être pas ces jours en Suisse où Coetzee se trouve précisément de passage, convaincu que ses livres nous en disent bien plus que lui-même, ainsi qu'il l'a d'ailleurs dit et répété... -
Traversée de Kundera
Lecture intégrale de l’Oeuvre. Aujourd'hui: La Plaisanterie...
Préambule
Le titre des deux volumes consacrés à Milan Kundera dans La Pléiade est déjà tout un programme. Simplement : Œuvre. Tout à fait le profil compact du Monumentum à la Flaubert. Quinze livres publiés entre le milieu des années 60 et la fin des années 2000, et cela sans appareil critique ni la moindre biographie de l’auteur. En revanche : une biographie de chaque livre…
François Ricard, maître d’œuvre de l’édition, s’en explique clairement dans sa préface concise et concentrée à souhait, puis dans sa note sur l’édition : voici l’œuvre rendue non pas aux spécialistes mais aux « lecteurs oisifs », aux amateurs (au sens de ceux qui aiment), à tous ceux-là « qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Milan Kundera ».
Risibles amours. (1970)
1. Personne ne va rire
La première nouvelle concentre des thèmes, des situations et des personnages qui forment un jeu de rôles où la réflexion se combine immédiatement à la matière existentielle, comme si le romancier pratiquait déjà ce qui sera son expérience créatrice typique, d’emblée marquée par l’ironie, voire le sarcasme, je dirai même, s’agissant d’un jeune auteur : de l’auto-sarcasme.
Le narrateur est un assistant de fac spécialiste d’histoire de l’art, boy friend d’une jeune Klara ouvrière dans la couture à qui il a promis de la pousser dans les sphères de la mode, brillant sujet « dissident » sur les bords, à la fois mal vu de l’officialité et reconnu pour son talent, qu’un critique d’art vieillissant vient solliciter afin qu’il fasse une note d’introduction pour une revue influente, sur un écrit qu’il espère y caser. Mais l’assistant se dérobe plus ou moins après avoir lu le texte en question qu’il trouve médiocre. Le vieux profite du « plus ou moins » pour s’accrocher, avec une ténacité de crampon rare. Or le jeune homme joue au chat et à la souris, en menant l’affaire comme une comédie. Puis il aggrave son cas, le vieux l’ayant pisté jusqu’à son domicile, où il s’est trouvé face à Klara nue dans un imperméable, en l’accusant de harcèlement et même d’abus sexuel, au point que la plaisanterie tourne à l’affaire d’Académie et même d’Etat, le faraud étant convoqué par le comité de quartier où son donjuanisme bohème devient LE sujet, et l’objet de l’opprobre collectif tandis que Klara, utilisée à son corps défendant, se retourne contre lui et fait le procès de son cynisme d’intello prétentieux et sans cœur.
Tout ça terriblement bien mené, combinant l’analyse des relations entre jeunes gens de milieux différents et entre personne d’âges différents, l’aperçu relativiste des « positions esthétiques » en jeu dans un environnement social contraignant, la dérision du romantisme sentimental et la modulation de la complexité humaine qui va prendre de plus en plus de place dans les romans à venir. L’écrivain approchait de la trentaine quand il a composé cette nouvelle, justement disposée en tête du recueil alors que ce n’est pas la première qu’il ait écrite. Mais le ton, la manière, le regard, le mélange essai-narration, le jeu sur la fiction et les faux semblants : tout est réellement ou virtuellement déjà là…
2. La pomme d'or de l'éternel désir
Le thème du temps qui fait tomber les cheveux du jeune dragueur est ici modulé sur un ton amical par le narrateur qui se dit d'emblée incapable de faire les choses que fait son ami Martin: à savoir accoster n'importe quelle femme dans n'importe quelle rue. On ne drague plus aujourd'hui comme on le faisait dans les années 50-60, et les jeunes lecteurs souriront de voir les plans tactiques et stratégiques qui se déployaient alors pour circonvenir une blonde. On pense d'ailleurs aux Amours d'une blonde, film de Milos Forman datant de la même époque, lequel Forman apparaît d'ailleurs dans la nouvelle, qui dégage une tendresse malicieuse n'excluant pas les mecs les plus farauds dont le mariage rabat le caquet...
3. Le jeu de l'auto-stop
Dans les années 60-70, des centaines de stoppeurs se postaient chaque jour à la sortie de toutes les villes occidentales, et l'une des jeunes filles de La Plaisanterie fait même de l'auto-stop la marque de la jeunesse de l'époque. Comme on le verra souvent, la mentalité du garçon ne pensant qu'au charme de l'aventure, opposée à celle de la fille affectivement plus engagée et sérieuse, à tout le moins attachée au romantisme amoureux, s'affrontent ici dans ce qu'on pourrait dire un jeu de rôles avant la lettre, que l'écrivain module par la forme même de la narration comme en abyme, jouant sur une fiction dans la fiction. En filigrane, on perçoit déjà, en outre, le thème de la pesanteur sociale et politique avec "l'ombre grisâtre d'une stricte planification". Enfin, les jeux discordants de l'érotisme, vécus dans le tremblement d'attirance-répulsion typique à la fois de l'époque et de sa jeunesse, sont saisis dans leur complexité affective et psychologique que la femme et l'homme vivent chacun à sa façon. Dans les notes de fin de volume, François Ricard explique très en détail la genèse et la réception de chacune de ces nouvelles, dont l'ensemble forme déjà une espèce de corpus romanesque très kunderien de forme et d'esprit.
4. Le Colloque
La rivalité mimétique, observée par René Girard dans le roman occidental, de Don Quichotte à Proust et jusqu'au Camus de La Chute, se retrouve dans toutes ces premières nouvelles et fera également florès dans La Plaisanterie. Elle est omniprésente dans ce Colloque où se confrontent trois générations de séducteurs: le patron de médecine, et son collègue cadet le docteur Havel, des vieux de la vieille qui en ont vu d'autres, et le jeune et bel étudiant Fleischmann propulsé dans le monde des adultes avec la (fausse) candeur de ce que Kundera appelle l'âge lyrique. Entre ces coqs, les femmes tiennent la chandelle et marquent les coups, dont les échos se prolongeront dans les deux nouvelles suivantes sous le signe commun du désir éprouvé par la réalité, et donc du vieillissement.
5. Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts
Les occasions ratées, les illusions d'un pur amour bientôt démenti par la rude réalité, sur fond de monotone grossièreté sociale, l'espoir d'une nouvelle chance et d'une vie moins décevante constituent l'arrière-fond de cette nouvelle marquée par les retrouvailles d'une veuve revenue dans le cimetière où repose son mari évacué des lieux entretemps sous prétexte que les vieux morts doivent céder la place aux jeunes, et d'un homme qu'elle a connu des années auparavant, qui a maintenant trente-cinq ans et la considère, sans qu'elle s'en doute, comme celle qu'il a laissée échapper. Sur fond de désenchantement réciproque, c'est une histoire de vieux amants avant l'âge, ou de jeunes amoureux aux corps un peu flétris, comme on voudra, que l'auteur trentenaire détaille avec un mélange de lucidité lancinante et d'indulgence affectueuse.
6. Le docteur Havel vingt ans plus tard
L'épouse légitime du docteur Havel, dont le nom est chargé d'une "terrible réputation érotique", est terriblement jalouse quand il s'en va faire une cure thermale, alors que lui-même constate que les jolies femmes ne lui prêtent plus guère d'attention. Plus humiliant encore: le fait qu'un jeune journaliste lui tourne autour, en ces lieux, non pour l'interviewer mais pour accéder à sa femme, actrice bien connue de l'époque. Là encore, les jeux mimétiques de la séduction donnent lieu à des scènes qui vont bien au-delà du vaudeville de station thermale: au théâtre de la vie où les miroirs publics et privés se lézardent de concert. La relation père-fils du docteur et du jeune plumitif, le ballet des femelles autour du vieux paon, la vérité des sentiments, la femme convoitée par tous (sur les écrans de cinéma) et qui n'aspire en réalité qu'à un amour paisible et caché, le collectionneur de femmes qui n'est à vrai dire qu'un collectionneur de mots, les relations entre femmes d'âge mûr et jeunes farauds qui masquent de sourdes nostalgies de liens mère-fils: tous ces thèmes s'entremêlent avec grâce dans cette nouvelle ressortissant déjà à la pleine maîtrise du futur romancier.
7. Edouard et Dieu
Comme dans la première nouvelle de ces Risibles amours, cette grinçante histoire d'un jeune homme d'abord tenu à distance par Alice la croyante, qu'il s'impatiente de déflorer, et qui devient pratiquant à outrance pour la séduire, au risque de déplaire aux communistes athées purs et durs, illustre les jeux embrouillés de l'idéologie (ici religieuse) confondue avec la foi, et de la mauvaise foi déjouée par la vie. Edouard semble ici le tricheur par excellence, mais on verra qu'il ne l'est pas plus que ceux qui l'entourent, confits dans leur semblant de foi rationaliste, ni même que la pure Alice bientôt confrontée à la caricature violente de sa croyance, et renvoyée à sa solitude de femme sincèrement aimante et sincèrement sérieuse. Comme dans Personne ne va rire, dont Klara dit le dernier mot en jugeant le cynisme de son amant, la femme est ici aussi garante d'une sorte d'intégrité incarnée, tandis que le jeune homme rieur accouche, dans sa solitude à lui, d'une nouvelle sagesse précaire. Le sourire est finalement de mise, qu'on pourrait dire d'un sceptique humanisé...
La Plaisanterie (1967)
Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanterie quarante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit, et ceci pour diverses raisons.
D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit - comme les « classiques » qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant ; ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux aujourd’hui, quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence, de ce livre qui est bien plus qu’un sarcasme d’époque en dépit de son ironie fondamentale, qui ressortit finalement plus à l’humour qu’à l’ironie : un livre d’une profonde bonté et d’une non moins profonde beauté, dont la base extraordinairement ferme appartient encore, cependant, à un monde qu’on pourrait dire d’AVANT, alors que, dès La Vie est ailleurs, on basculera dans un monde de l’APRÈS, immédiatement visible dans ses rebonds formels.
La Plaisanterie, relu après la chute apparente de tous les murs, est probablement le premier grand livre de la désillusion vécue par des individus (je parle des protagonistes, à savoir Ludvik le plaisantin, Helena l’amoureuse sur le retour, Kostka le chrétien de gauche et Jaroslav le nostalgique folkloriste) qui sont ambivalents, comme nous le sommes tous, tout en ayant quelque chose de « types représentatifs », au sens du réalisme socialiste évidemment dévié, et que le montage narratif lui-même, alternant les points de vue, montre sous leurs multiples facettes.
Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie raconte une histoire linéaire (pfff…) portée par des personnages (pfff…), eux-mêmes portant autant de prénoms que le lecteur se rappelle comme ceux de L'éducation sentimentale ou du Rouge et le noir...
Or relire aujourd’hui La Plaisanterie ne revient pas à revenir à de l’ancien dépassé par la modernité, mais nous ramène simplement, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose. La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler, sur une carte postale ouverte à tout vent qu’il envoie à une jeune fille sérieuse qu’il drague en vain, l’optimisme de l’époque auquel il oppose, non moins railleusement, l’alternative trotskyste ! Or, comme on le voit aujourd’hui dans une autre perspective, où il est recommandé à chacun de positiver sous peine de se faire virer du club des chaussettes immaculées, railler l’optimisme social, au lendemain de la Guerre et alors que se construit l’Avenir, n’est pas qu’une blague : c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Number One par un Novotny.
Soit dit en passant, cependant : rien d’autobiographique dans cette fiction modulant déjà l’éthique définie des années plus tard dans L'Âge du roman, et pourtant nous retrouvons l’auteur à toute les pages et à chaque ligne, pourrait-on dire, comme nous nous retrouvons nous-mêmes ; et l’erreur de Ludvik est donc l’erreur de Milan autant que la nôtre.
L’erreur de Ludvik est d’avoir cru qu’il pourrait rester libre et que rien ni personne ne l’en empêcherait. L’erreur de Ludvik est de s’être cru malin comme c’est souvent le cas chez les jeunes gens. L’erreur de Ludvik est d’avoir manqué de prudence avec le Groupe et de tact avec les Dames. L’erreur de Ludvik reste aujourd’hui d’être né dans ce monde et de ne pas l’avoir compris avant d’en subir les conséquences. Pourtant il le comprendra, mais ce sera au bout de La Plaisanterie qui finit par l’arrivée d’une ambulance sur laquelle personne ne tirera et sans savoir si le vieux pote qu’elle emporte, retrouvé tant d’années après par Ludvik, s’en tirera lui-même…
À partir de La Plaisanterie relue chacun pourrait écrire une espèce d’autobiographie ou, comme on dit aujourd’hui, une autofiction propre à sa propre génération, au dam de l’Auteur récusant noblement ces genres.
Ce que j’veux dire, c’est que cette fiction avérée me ramène, te ramène, nous ramène, les ramène à notre réalité de ce 1er Mai 2011 qui est un dimanche chômé par ordre du Seigneur non syndiqué – réalité qui n’est pas anecdotique pour autant mais Réalité magnifique et mortelle de ce 2 mai où je recopie ces notes surf mon Mac le Marin…
Telle est l’utopie, mon utopie : ce corps, ce visage dans le miroir réfracté par les images de Ludvik et d’Helena, de Jaroslav et de Kostka, du petit salopard chef de camp et de la pure Lucie mille fois souillée, de Pavel le délateur et d’Alexej le fils d’apparatchik martyr genre taliban, enfin de tous ceux qui sourient de toute leur tristesse dans ce roman qui rit jaune...
Milan Kundera. Oeuvre, vol. I. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
(À suivre)
Milan Kundera. Oeuvre, vol. I. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
(À suivre)