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Carnets de JLK - Page 129

  • Ceux qui parlent en rêvant

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    Celui qui ne supporte plus la crétinisation ambiante / Celle qui se débat dans son gobelet vide / Ceux qui sentent le sol se dérober sous leur trépas / Celui qui se raccroche à l’Euromillions / Celle qui se raccroche à Que du bonheur la série bantoue / Ceux qui déjouent le Rejet / Celui qui se reconstruit avec du matériau de récupe / Celle qui ne peut plus se sentir / Ceux qui plient mais ne rompent point barre / Celui qui se sent au bord du gouffre et en reste là / Celle que le franc lourd ne rend pas plus légère / Ceux qui changent l’eau des poissons en attendant le tsunami / Celui qui en perd son grec / Celle qui pare au plus stressé / Ceux qui repartent comme en 29 / Celui qui dit qu’il l’a toujours dit / Celle qui déclare à son chat Mutin qu’il va falloir se serrer la ceinture / Ceux qui font face profil bas / Celui qui reprend un bol d’air entre deux réus / Celle dont la mise en plis laisse à désirer ce que lui fait observer la secrétaire de direction par mail / Ceux qui persistent et saignent / Celui que ses rêves ramènent à la Réalité / Celle que ses rêves embellissent sur l’oreiller / Ceux qui notent leurs rêves / Celui qui rêve qu’il rencontre trois jeunes filles dans les jardins de la Colonie de Vacances / Celle qui a une robe d’un jaune bouton d’or à nuance orangée / Ceux qui se réunissent au fond du jardin de la colonie pour entendre jouer la claveciniste en robe mauve / Celui qui tombe amoureux en rêve / Celle qui se dit en rêve que somme toute elle s’aime bien comme elle est / Ceux qui résistent à la grossièreté du monde par la grâce de leur vie onirique / Celui dont la vie onirique est une série d’enchantements volatils / Celle qui apparaît dans tes rêves sous le signe de la Fantaisie / Ceux dont les rêves se déploient en frises théâtrales dont l’érotisme subtil évoque les romans de Ronald Firbank / Celui qui invente les rêves qu’il raconte à son amie psy dont le manque d’imagination l’a toujours peiné / Celle qui a toujours redouté l’humour souvent obscène des rêves à caractère érotique dont elle ne trouve pas de clef dans la lecture freudienne / Ceux qui redécouvrent leur beauté intérieure au fil de rêves d’une stupéfiante inventivité compulsive et sublimatoire enfin vous voyez le genre / Celui qui rompt le cycle infernal dans lequel il avait cessé de rêver / Celle qui a cru rencontrer une réincarnation de Jean Paul Richter dans les jardins de la Colonie alors que c’était simplement Hervé le Letton le fameux slameur néo-punk / Ceux qui se réveillent avant l’aube et sourient dans le noir, etc.

    Image: avant l'aube, mise en abyme...

  • Message "téléphoné"

     

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    Retour sur Klatch avant le ciel, de Nancy Huston, en création au Théâtre Kléber-Méleau, Lausanne-Renens.

    On devrait être secoué à la sortie du théâtre Kléber-Méleau, ces jours, où se donne Klatch de Nancy Huston, mise en scène en création par Philippe Mentha qui tient aussi, non sans héroïsme, le rôle–titre. La pièce se veut en effet dérangeante. Contre la domination masculine sous tous ses aspects, du mec quelconque à Dieu le Père. Contre la servitude féminine plus ou moins volontaire. Plus précisément en l’occurrence : contre l’auto-adulation pleurnicharde de l’Artiste-mec, puisque le protagoniste est un vieux comédien à l’hosto dont on va revivre toute la trajectoire  après une première double allusion grinçante à Fin de partie et Oh les beaux jours de Beckett : « Encore une journée divine… »

    Retour donc à l’enfance de Klatch soumise à l’autorité de Maman. À sa vocation théâtrale en butte  à la rivalité d’une première épouse actrice, prénom Sarah, qui le largue avec la petite Clara pour sa propre carrière. À un nouveau « pacte » avec la très catholique Hortense, bientôt en butte à l’athéisme de la jeune Clara. Laquelle adulera Papa avant de s’émanciper, socialement et sexuellement, pour balancer au vieux grabataire un réquisitoire de tribade féministe « qui s’assume ».

    Or sort-on « secoué » de tout ça ? Pas vraiment. Faute d’incarnation. Passant au théâtre, la romancière poreuse qu’est Nancy Huston, si sensible aux nuances humaines dans Dolce agonia ou Lignes de failles, cède un peu trop le pas, ici, à la « femme libérée » impatiente de délivrer des messages. Par trop « typés », les personnages passent d’une situation à l’autre au fil de situations convenues voire improbables. Ainsi de la relation entre Klatch et la pauvre Hortense (Danielle Borst), décidément caricaturée. On rit un peu. On n’est jamais vraiment ému. Festival de citations, Klatch convoque une flopée de grands auteurs et de paroles « à graver », mais le verbe de la pièce elle-même, souvent forcé, s’effiloche en words, words, words…

    Suite de tableaux qu’articule une sorte de tourniquet artificiel d’entrées-sorties, la pièce ne manque certes ni d’observations en matière de guerre des sexes (mais après Ibsen et Strindberg…) ni de tirades de bravoure, jouant en outre sur quelques morceaux chantés  à la Brecht, excellemment modulés par Pascal Auberson. Lequel signe aussi la musique du spectacle - la note du maître de chant sera meilleure pour ces dames que pour le Monsieur, mais passons. Côté scénographie, c’est du Jean-Marc Stehlé « maison », solide, efficace, esthétiquement accordé à l’objet.  Pour l’interprétation, Philippe Mentha se « donne » à fond dans un personnage d’humilié multifaces, autant que les comédiennes (Danielle Borst en Hortense, Chloé Réjon excellente en Sarah et Clara, et Catherine Schaub-Abkarian en infirmière et en mère) dont les personnages dorlotent ou chahutent le pauvre Klatch…

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau,. Réservations: 021 / 625 84 29.

  • Le biscuit, le biscuit !

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    Notes passées et présentes

    Le Journal atrabilaire de Jean Clair m’intéresse, sans me captiver pour autant. Du moins y a-t-il  là-dedans les réflexions d’un honnête homme un peu ronchon, dont certaines méritent d’être relevées.  « Toutes les femmes que j’ai connues aimaient, sans mesure, prendre un bain», écrit ainsi Jean Clair, qui oppose le bain des femmes à celui des hommes, que l’«atavisme immémorial» de ces dames «n’aura pas cessé de fournir l’un des beaux thèmes de l’iconographie occidentale, de la Suzanne de Rembrandt à la Marthe de Pierre Bonnard. S’il rend justice au genre parfois décrié du journal intime, en soulignant sa valeur d’affirmation de l’unicité de l’individu, Jean Clair ne marine pas pour autant dans le nombrilisme: moins froid que le journal «extime» d’un Tournier, son ouvrage est à la fois tout personnel (notamment à propos et son enfance ou de sa solide souche populaire) et largement ouvert au monde actuel dont il vitupère la décadence et les travers significatifs (comme la passion des calembours dans les titres de journaux, la jobardise pseudo-intellectuelle ou pseudo-moderne, la manie des acronymes ou l’anti-tabagisme primaire…), pour mieux défendre, comme dans ses fameuses Considérations sur l’état des beaux-arts, ce qui précisément, vie et culture organiquement fondus, nous tient debout, nous fait respirer et nous émerveille, comme telle pigeonne pondant un œuf d’albâtre…

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    Puis-je vraiment tout dire ? Et cela a-t-il un sens ? Et d’abord qu’est-ce que ce tout ? Ce qu’on ne dit pas se réduit-il à ce qu’on n’ose pas dire, ou ce qu’on a choisi de ne pas dire par respect humain ou pour d’autres motifs aussi légitimes ? Et ce qu’on ne dit pas n’est-il pas simplement indicible ? 

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    Léautaud8.JPGEn reprenant la lecture du Journal littéraire de Paul Léautaud, comme souvent à travers les années, depuis plus de trente ans, je me sens à la fois très proche de ces notations si limpides et si libres, d’un esprit si vif et d’une expression si naturelle, tout en me situant à l’opposé de sa position d’égotiste aux curiosités par trop étroites, dont l’horizon ne dépasse guère le pourtour de l’île-de-France, ni la profondeur de son encrier. Au demeurant, restant lui-même et farouchement, Léautaud ne m’intéresse pas moins à tout coup pour la justesse et la sincérité de tout ce qu’il note, et sa phrase seule a quelque chose de salubre et de revigorant.

     

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    Vernet40.JPGLa beauté est à mes yeux l’image entrevue, de loin en loin, d’un monde plus harmonieux dont il émanerait une sorte de musique ou de prémonition physique et métaphysique de cette réalité supérieure, à la fois apaisantes et nous sortant de notre état contingent et mortel, en résonance avec d’invisibles sphères.

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    Le besoin de réparation me préoccupe de plus en plus, dans le sens où l’entendait Francis Ponge: que le poète prend dans son atelier des objets pour les réparer; et j’ajouterai que le poète se répare lui-même en procédant à ce travail.

     

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    Je me sens à l’âge où les âges s’empilent tout en communiquant, ainsi ai-je toujours «plus ou moins vingt ans» et trente-cinq ou cinquante, parfois dix-sept, plus rarement quinze ou six. Suis-je la somme de tous ces avatars ou leur juxtaposition dans autant de vases plus ou moins communicants? Je ne sais trop ce que «je» suis au total, et s’il est important de le savoir. Suis-je en outre le même aujourd’hui, aux yeux des autres (et quels autres serait une autre question) que j’étais à leurs yeux il y a dix ou vingt ans? Ce dont je suis sûr, c’est que mes douleurs articulaires, ce matin, m’en font baver et que ce n’est pas «un autre» qui les endure.

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    Cavalier7.jpgAlain Cavalier a choisi de filmer, dix ans durant, seul et toujours en son direct – excluant donc toute retouche et toute pièce rapportée -, la vie qui va au jour le jour: son père cadré en gros plan qui râle contre sa mère, sa femme revenant de biopsie dans le troquet bruyant où il l’attend tout anxieux, une mendiante voilée de noir à plat ventre sur les Champs-Elysées, la pluie fusillante sur le bambou de la cour, les vers se tortillant qu’on offre au corbeau, un ami jouant Bach sur le rythme des cloches voisines, le couple se racontant ses rêves au réveil, le dos de sa femme, ses pieds à lui qu’observe son petit-fils, les lumières de chaque saison, un hommage funèbre amical à l’ami Claude Sautet dans le cabinet turc d’un bistrot, ce qu’on appelle les choses de la vie mais révélée à tout coup sous une lumière nouvelle par le jeu combiné de l’image et de la «rumeur» captée dans l’instant.

    Quand il m’a rejoint hier, après la projection, débarquant d’Aubervilliers où il filme tous les matins l’homme-cheval Bartabas, Alain Cavalier me semblait juste sorti de son film, ou bien c’était moi qui venais d’y rentrer, et la petite poule de soie picorait sa salade à nos pieds avant que Madame, absentée un moment, ne revienne avec un livre consacré à Tchernobyl pour nous montrer, furieuse, le petit cheval à sept pattes qui s’y trouvait photographié.

    La vie immédiate, mais recadrée, ressaisie par un regard unificateur, le tout-venant des jours requalifié par la poésie d’une mise en forme: voilà à quoi rime Le filmeur, et ça continue à l’instant: à l’instant il y a, sur la place Saint-Michel de cette fin de journée, une lumière gris argent qui n’est que de Paris au printemps, quand il fait chaud et froid, il y a là-bas plein de jeunes gens de partout qui se retrouvent et c’est la bonne vie dont mes pauvres mots ne retiennent que d’infimes bribes…

     

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    Quignard3.jpgCes phrases relevée à la lecture de Villa Amalia de Pascal Quignard : «L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable». - «C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin». - «Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles». - «Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté». - «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même». - «Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient». - «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons». - «En vieillissant je suis devenue butineuse».

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    Les Japonais avaient leur pèlerinage de poètes comme les musulmans ont celui de La Mecque ou les chrétiens les chemins de Compostelle, qu’ils appelaient la Route du Tôkaidô, reliant en cinq cents kilomètres les deux capitales de Kyoto et d’Edo.

    Tokaido.jpg«Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet a publié sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnés; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage ».

    Sur une voie de la mémoire rappelant la route du Tôkaidô, Pierre Michon se rappelle deux ou trois choses qu’il doit à Pierre Pachet, et par exemple de lui avoir commenté un fragment d’Héraclite et de lui avoir appris à reconnaître les corneilles mantelées.

    Le fragment d’Héraclite est celui-ci: « A Triène vécut Bias, fils de tentamès, qui avait plus de part au logos que les autres». Alors Pierre Michon de s’interroger: «Est-ce que ce Bias parlait plus justement ou véridiquement que les autres? Est-ce qu’il avait un plus grand éclat dans le discours des autres, une plus grande réputation? Est-ce que ça veut dire, demandai-je, que Bias est beau parleur ou qu’on parle bien de lui?» Et Pierre Pachet de répondre: «Non, non, c’est sûrement autre chose. Héraclite n’aurait pas déplacé son gros cul pour si peu».

     

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    Ikiru1.jpgNotre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme du sublime Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de stations en stations ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…

     

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    L’écrivain, l’artiste veut son biscuit. Marian Pankowski me l’avait dit une fois à sa façon apparemment cynique et si pertinente à la fois : que tout écrivain et tout artiste est un caniche qui saute comme un fou dès qu’il sent le biscuit : « Le biscuit, le biscuit ! » 

     

     

  • En mémoire de Claude Delarue

     

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    Hommage posthume à Paris, jeudi soir.

     

    La disparition récente de l’écrivain, dramaturge et essayiste Claude Delarue, mort le 21 octobre dernier des suites d’une opération de greffe cardiaque, est restée assez discrète, à l’image de l’homme. Or cet auteur très fécond, au talent de romancier accompli, n’en avait pas moins été largement reconnu, tant à Paris, où il était établi  depuis une quarantaine d’années, qu’en Suisse où il reçut une dizaine de prix littéraires de premier rang. Pour honorer sa mémoire, son épouse Pascale Roze, elle-même romancière (prix Goncourt 1996), la Société des Gens de Lettres et les éditions Fayard, se réuniront ce soir à 19h.  à l’Hotel de Massa. Pierrette Fleutiaux y fera l’éloge de l’écrivain, dont Yasmina Reza lira ensuite des extraits de ses livres. Parmi ceux-ci, rappelons le titre d’un de ses meilleurs romans récents, Le bel obèse, (Fayard, 2008) évoquant un Marlon Brando vieillissant sur une île nordique. Cette superbe plongée dans les méandres affectifs et « tripaux » d’un géant aux pieds d’argile, aura sans  marqué l’un des sommets de l’œuvre, à laquelle notre consoeur Isabelle Martin a consacré l’an dernier un essai intitulé justement La grandeur des perdants (Zoé, 2010).

     

    Parmi la trentaine des autres ouvrages de Claude Delarue, l’on peut rappeler aussi L’Herméneute (paru àL’Aire en 1982 et adapté au cinéma sous le titre Le livre de cristal), Le dragon dans la glace (superbe roman « alpin » à la Dürrenmatt, paru chez Balland en 1983), La chute de l’ange (Zoé, 1992) ou encore La Comtesse dalmate et le principe de déplaisir (Fayard, 2005).

     

    Né en 1944 à Genève, musicologue de formation, Claude Delarue avait roulé sa bosse (un an dans la bande de Gaza pour le CICR) avant de s’établir à Paris où il fut directeur littéraire chez Flammarion et conseiller d’autres éditeurs. Grand connaisseur de musique (Vivre la musique, Tchou 1978), il avait également signé trois pièces de théâtre Parallèlement à son œuvre de romancier, l’essayiste avait publié plusieurs essais (tels Edgar Allan Poe, scènes de la vie d’un écrivain (Seuil, 1985) et L’enfant idiot : honte et révolte chez Charles Baudelaire (Belfond 1997) témoignant de sa double qualité d’homme de vaste culture et d’observateur pénétrant du cœur humain.

     

     Paris. Hôtel de Massa, 38 rue du Faubourg Saint-Jacques, Paris XIVe, le 10 novembre à 19h.

     

      

     

  • De l'intimité cosmique

     

    medium_Sebald0003.3.JPG En lisant Séjours à la campagne de W.G. Sebald

    Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, que je retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer: un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en céleste clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
    Cette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie m'a fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de nuée et de rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés de la planète, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables. Or le portrait du grand-père de Sebald m'a replongé en plein Walser, autant que mes souvenirs du petit homme, drillé au Ritz de Paris, parlant sept langues et finissant sa vie en colporteur à bicyclette, que fut mon Grossvater... 

    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, pieuse et sauvage, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald.

    Celui-ci prolonge aujourd'hui la tradition des promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, à Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…


     W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

    Portrait de W.G. Sebald: Horst Tappe.

  • De touchants Intouchables

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    Une pinte de tendresse et de verve à partager

    On n’acclamera pas le énième chef-d’œuvre, on n’aura pas la cuistrerie de comparer Intouchables des compères Toledano et Nakache aux grandes comédies du 7e art, et pourtant c’est de l’artisanat de haute volée, aux mouvements puissamment enlevés, au rythme soutenu, aux cadrages alternant superbement grands espaces ouverts et retraits intimes, au dialogue ciselé pilpoil pour des personnages consistants et subtils, à l’interprétation en force ou en délicatesse mais jamais trop démago – bref c’est un bel et bon film d'aujourd'hui que cette adaptation cinématographique de l’histoire vraie de Philippe Pozzo di Borgo où François Cluzet, jouant des seuls traits de son visage et des intonations de sa seule voix, et l’irrésistible Omar Sy, mêlant drôlerie et gentillesse, font merveille au premier plan sans occulter pour autant quelques dames adorables ou quelques bourgeois calamiteux au deuxième plan.

    Intouchables3.jpgC’est entendu : le thème du handicap est traité ici de façon si non convenue qu’elle devient presque convenue (le richissime bourgeois cloué sur sa chaise et le beau Black des banlieues sans commisération, ça pourrait même puer la convention dilatoire), et pourtant ce film littéralement tissé de clichés, aux saillies satiriques non moins téléphonées (sur les soignants, l’art contemporain, les goûts musicaux qui se télescopent ou les dérives de la novlangue plus ou moins branchée)  ne nous vaut pas moins une formidable  pinte de belle humeur et de tendresse, avec une tas d'observations fines dans la foulée -  donc merci la compagnie, on ne va pas chipoter sur un tel plaisir...  

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  • Ceux qui maraudent

     

     

    Panopticon11120.jpgCelui qui grappille dans les vignes du Seigneur / Celle qui se nourrit principalement de produits importés par la firme dans laquelle elle est employée surnuméraire / Ceux qui se contentent d’une Ope Cup Saké avant de se mettre au lit dans leur tenue de nuit / Celui qui laisse son toutou Tom jouer sur le tatami de Tina la tatouée / Celle qui se douche à l’eau glacée entre un morceau de Stockhausen et le suivant de Schnittke / Ceux qui pagaient au rythme de la pendule tenue bien droite à l’arrière de la pirogue / Celui qui réprouve la pratique des garçons d’extrême-droite tirant à l’arbalète sur les marmottes pacifistes du haut Toggenburg / Celle qui met à fond les amplis pour chanter Saison des amours au karaoké face à la mère qui roule sa houle / Ceux qui vont exprès à Washington D.C. pour voir les Bonnard de la collection Philips / Celui qui s’exclame avec son crâne accent genevois : bravo bonnard vive Calvin ! / Celle qui aimait bien entendre Bouvier dire bonnard quand il avait le moral donc pas très souvent / Ceux qui font leur miel des faits divers du journal Le Matin dit plus souvent le Tapin / Celui qui lit debout dans le métro de Yokohma le manga sadique du père qui frit debout aussi sa fille à la poêle après l’avoir découpée en fins morceaux / Celle qui estime que le Japon doit être tenu à l’écart de l’Europe Unie / Ceux qui planchent sur la relance du dinar grec / Celui qui prétend avoir eu un rapport oral avec Limonov mais c’est pile le genre du type à se vanter un lendemain de Renaudot ou de Toussaint / Celle qui n’écoute pas ceux qui lui parlent mais eux non plus / Ceux qui estiment de leur devoir de lancer sur Facebook une association des homonymes Duclou / Celui qui a envoyé des messages à 6 homonymes Delaclope sans réponse à ce jour / Ceux qui ont une pensée émue chaque matin pour leurs 666 amis de Facebook aux prénoms variés / Celui qui est sûr de récolter 666 « j’aime » quand il colle une photo de myosotis sur Facebook / Celle qui « partage » toujours les photos de myosotis ou de hamsters malicieux sur son profil positif / Ceux qui ont passé de Facebook à Twitter pour protéger la confidentialité des révélations de leur cousine championne de canasta / Celui qui convoite le badge de meilleur joueur sur la nouvelle console japonaise du bar La Baraka / Celle qui constate avec inquiétude que le badge que portait hier son fils est le même qui a été retrouvé à côté de l’écureuil égorgé dont parlent ce matin les tabloïds / Ceux qui concluent après les derniers événements qu’après ça on ne sait plus où on va au jour d’aujourd’hui / Celui qui sa tatoue le torse au sang de bigarreaux / Celle qui se cueillait des bécots aux lèvres des voyous du quartier avant l’extinction de la race hélas / Ceux qui descendent la rivière de Grapillon / Celui qui palpait à douze ans déjà les nichons sans bonnets / Celle qui choisit les plus beaux morceaux des charcutiers charnus / Ceux qui rôdent toujours dans les vergers de leur adolescence de sauvageons, etc.

    Image : Philip Seelen.   

  • Le Goncourt et après...

     

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    Un siècle et de poussières après l’attribution du premier prix Goncourt à John-Antoine Nau, pour son roman Force ennemie, qui reçut la somme de 5000 francs des premiers académiciens avant d’être vite oublié, Alexis Jenni, lauréat du Goncourt 2011 pour L’Art français de la guerre, paru chez Gallimard, devra se contenter de 10 euros. Telle est la règle.

    Mais les 56.000 exemplaires déjà vendus de ce roman franco-français solidement charpenté,  qui sonde la mémoire de la France guerrière et colonialiste, pourraient bien se trouver décuplés ces prochains mois par ce prix géant qui éberlue positivement « l’écrivain du dimanche » lyonnais, comme il se présente lui-même, si la faveur du public et des libraires français suit le mouvement d’intérêt qu’a immédiatement suscité L’Art français de la guerre.

    Le prix Goncourt a souvent été critiqué pour les « magouilles » qui présidaient à son attribution, limitant les éditeurs papables aux trois enseignes de Gallimard, Grasset et Le Seuil (Galligrasseuil), et le fait est que l’on doute que les 600 pages serrées de Jenni, parues chez un éditeur de seconde zone, eussent jamais passé la barre.

    Or, ce qui est appréciable, en revanche, c’est que ce livre intelligent et de bonne foi, bien construit, intéressant pour tout ce qu’il dit de l’histoire occultée des guerres françaises, passe précisément la barre !

    Ce qu’on n’occultera pas, au demeurant, c’est la guerre économique qui se joue avec les prix littéraires. L’éditeur pavoise, mais des auteurs y ont laissé des plumes, comme Jean Carrère l’a raconté. Jacques Chessex, a contrario,  l’a bien vécu, avec un bon sens tout vaudois. On souhaite la pareille  à l’écrivain du dimanche lyonnais !

  • Bon pour le Renaudot !

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    Emmanuel Carrère, après Céline et Perec…

    D’aucuns avaient vu en Limonov, dernier roman-portrait d’Emmanuel Carrère consacré au zizanique écrivain-tribun russe, le lauréat idéal du Goncourt de cette année. Or l’attribution du Prix Renaudot à ce livre, certainement moins « grand public » que celui du lauréat du Goncourt, et publié à une enseigne moins influente, n’a rien d’infamant et confirme, après maints autres exemples, la vocation du deuxième grand prix de l’automne littéraire français à marquer la différence entre ce qu’on pourrait dire le « régulier », ce que les Anglo-Saxons appellent le « mainstream », et le plus « irrégulier ». C’est ainsi qu’en 1932, le génial Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, auquel on ne comparera pas le roman de Carrère, fut écarté du Goncourt mais gratifié du Renaudot, de même qu’en 1963 Le procès-Verbal de Le Clézio et, en 1965 les choses de Georges Perec, marquèrent l’histoire de ce porix qui n’a rien « de consolation ».

    Auteur en constante évolution, achoppant à la réalité brute avec une implication personnelle singulière, comme on l’a vu déjà dans L’Adversaire, ou de manière plus « faniliale » dans Un roman russe, Emmanuel Carrère, fils mal coiffé d’académicienne impeccable, poursuit une investigation passionnante, avec Limonov, dans les marges du « littérairement correct » qui l’ont déjà vu sonder les eaux troubles de Philip K. Dick…

    Bon pour le Renaudot !   

    Emmanuel Carrère. Limonov. P.O.L., 496p.

  • Le Goncourt annoncé

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    Un roman qui bat en brèche l’amnésie française: L’Art français de la guerre d'Alexis Jenni.

    C’est sans grande surprise qu’est tombé, hier, le verdict de l’Académie Goncourt, attribuant le plus prestigieux des prix littéraires français au premier roman du quadragénaire lyonnais Alexis Jenni, intitulé L’Art français de la guerre. De fait, le nom du lauréat, considéré comme une des « révélations » de la rentrée, semblait le mieux placé sur la dernière ligne de la course au Goncourt, avec celui de Carole Martinez et son beau roman médiéval lyrico-mystique intitulé Du domaine des murmures, qui a obtenu trois voix au premier tour contre cinq à son concurrent – tous deux courant pour la puissante écurie Gallimard. Or la vocation déclarée du Goncourt dès sa fondation, tenant à encourager un inconnu de talent, se trouve en somme honorée après moult dérogations – de Marguerite Duras couronnée à 70 ans en 1984, au célébrissime Michel Houellebecq « rattrapé » l’an dernier…

    Tout classique de forme, bien construit et pratiquant la « ligne claire » de notre langue, L’Art français de la guerre, certes long et très  franco-français de substance, et malgré son pesant de sentences voulues définitives (mais n'est pas Céline qui veut...)   devrait pourtant toucher aussi le public « étranger » par les questions qu’il pose sur l’effacement de la mémoire. On peut douter que son retentissement soit comparable à celui des Bienveillantes de Jonathan Littell, « goncourtisé » en 2006, mais l’ouvrage a le même mérite de rompre avec un certain nombrilisme littéraire. Ainsi module-t-il, par le truchement de ses deux protagonistes, une sorte de décapage de l’histoire des guerres françaises de ces soixante dernières années, entre l’Indochine et l’Algérie, notamment

    Amorcé par une évocation de la guerre du Golfe, par le narrateur un peu glandeur-quadra-paumé  qui découvre à la télé, en 1991, le départ des spahis de Valence pour le désert et sa Tempête, le roman décolle avec l’apparition, dans un « café perdu », de Victorien Salagnon, revenu de toutes les guerres et qui, bien après ses activités d’ « officier parachutiste dessinateur » du  Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, a continué de peindre au pinceau chinois, dont il va d’ailleurs transmettre l’art à son jeune interlocuteur. « Avec du noir il faisait de la lumière, et de la lumière le reste découle ». Pour payer ces leçons, le narrateur se fera le chroniqueur des tribulations parfois terribles de Salagnon,  constituant la partie la plus dynamique du roman, ponctué par les surtitres de Roman I à Roman VI. Ceux-ci  alternent avec des chapitres sur-titrés Commentaires, de  I à VII, qui marquent un contrepoint réflexif. « Les guerres sont simples quand on les raconte », déclare Salagnon au fil de son récit. « Sauf celles-là que nous avons faites. Elles sont si confuses que chacun essaie de s’en sortir en donnant un petit roman plaintif, que personne ne raconte de la même façon. Si les guerres servent à fonder une identité, nous nous sommes vraiment ratés »…

    A noter enfin que la composante du dessin, dont les traits lient aussi les deux protagonistes, a son importance dans la modulation du récit d’Alexis Jenni par images, souvent bien silhouettées et frappantes – qui trouvent d’ailleurs une prolongation sur un blog dessiné de l’écrivain (http://www.jalexis2.blogspot.com) à l’enseigne de Voyages pas très loin.

    Or Alexis Jenni, et c’est bien sympathique, a l’air le premier éberlué de se trouver propulsé « un peu plus loin » avec L’Art français de la guerre.

    Alexis Jenni. L’Art français de la guerre. Gallimard, 633p.

  • Ceux qui ont la touche

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    Celui que les histoires de cul d’Embrasez-moi d’Eric Holder ont tout de suite botté / Celle qui adore lire debout et le faire aussi sous la douche avec quelqu’un de consentant si ça se trouve / Ceux qui se partagent les cerises confites au petit dèje / Celui qui pique un fard alors que c’est lui qui mate / Celle qui dit comme ça qu’elle kiffe les regards louches / Ceux qui se donnent rendez-vous rue de Hesse ou rue Soufflot ça dépend des jours / Celui qui le fait à la camarade à celle qui se prête juste pour voir / Celle qui le fait juste en passant et pas de plus même si affinités vu que l’Agenda passe avant / Ceux qui s’aimeront surtout plus tard à travers leurs enfants / Celui qui aime les triolets d’Elsa / Celle qui dit préférer le souvenir de la chose à la chose mais est-ce vrai ? / Ceux qui en ont imprégné les murs / Celui qui les a toutes essayées avant d’en choisir une hors du bureau / Celle qui les a tous essayés au bureau qui s’en est trouvé plus soudé / Ceux qui appellent amitié leur façon de prendre les femmes de leurs amis / Celui qui se fait le serment (par écrit) de baiser la Chèvre / Celle qu’on appelle la Chèvre mais c’est façon de parler / Ceux qui ont connu sainte Blandine au sens biblique / Celui qui s’en tient aux bas quartiers / Celle qui a pris l’ascenseur du cœur et de l’âme et du mal de cheveux quand elle s’est retrouvée seule / Ceux qui se sont rabattus sur les levrettes d’élevage assez rentables avec la mode / Celui qui se garde les poires d’Hélène pour la soif / Celle qui s’offre au plus donnant-donnant / Ceux qui laissent venir à eux l’immensité des choses / Celui qui les cérébraux ont toujours fait fuir / Celle qui a des convulsions cérébrales en tant que cheffe de projets culturels / Ceux qui vibrent en surface / Celui qui parle de profondeur pour en imposer / Celle qui flaire le faux à fleur de peau / Ceux qui gardent leurs sens en éveil / Celui qui se relève d’une espèce de coma éveillé / Celle que plus rien n’embrase que de faire le pompier / Ceux qui se réfugient dans le ricanement compulsif style jeune Japonais blasé / Celui qui ne vit plus que par procuration / Celle qui tue le temps mé-ti-cu-leu-se-ment / Ceux qui succombent au mépris des médiocres / Celui qui ne se fie qu’à ses antennes / Celle qui se la joue femme savante et ne sait plus où elle en est / Ceux qui ne se touchent plus que par les mots / Celui que tout déçoit plus ou moins sauf de voir le jour se lever sur l’arrière-cour / Celle qui laisse du temps au vent / Ceux qui se retrouvent en cabane au Canada / Celui que sa sensualité a rendu plus indulgent / Celle qui petite chantait zut merde pine et boxon dans l’auto de papa et maman ravis / Ceux qui se bécotent encore de loin en loin / Celui qui demande à l’imam de lui lâcher la grappe / Celle qui les laisse aller et ils s’en allent, etc.     

    Image: Philip Seelen

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  • Le brio d'un Maître

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    Avec Le Turquetto, Metin Arditi revisite la Venise du Titien dans la foulée d'un autre peintre de génie. Le Prix Giono 2011 couronne ce livre.

    Le dernier roman de Metin Arditi s'ouvre sur un scoop, comme on dit en jargon médiatique. À savoir que L'Homme au gant, tableau fameux du Titien devant lequel on se prosterne au Louvre, serait d'une autre main que celle du grand peintre vénitien du XVIe siècle. Une analyse scientifique de la signature de l'oeuvre, prêtée au Musée d'art et d'Histoire de Genève, en 2001, permettrait en effet d'émettre l'hypothèse que le tableau «n'est pas de la main du Titien».

    Or qui oserait douter du sérieux de Genève, alors que la cité du peu badin Calvin est (notamment) le siège mondial des affaires du richissime Metin Arditi, par ailleurs professeur de science dure, ferré en génie atomique ? Qui oserait prétendre qu'un ingénieur titré, doublé d'un notable respecté, Président de l'Orchestre de la Suisse romande et mécène courtisé, nous balance comme ça de l'info qui soit de l'intox ?

    À vrai dire le doute vient d'ailleurs: et d'abord du fait qu'il y a plus de vérités vraies, dans le nouveau roman de l'écrivain Metin Arditi, homme-orchestre s'il en est, que dans tous ses livres précédents, à commencer par le dernier paru en 2009, Loin des bras, tout autobiographique qu'il fût, mais manquant peut-être de mentir-vrai.


    Se non è vero...

    Fondé sur une conjecture infime - l'initiale d'une signature douteuse -, Le Turquetto déploie en fait, au fil d'une marqueterie narrative chatoyante, le roman de celui qui aurait pu être aussi grand que Titien, voire plus grand dans la fusion du dessin et de la couleur, mais que les vicissitudes de son époque auraient condamné à l'oubli après la destruction de son oeuvre par le feu de l'Inquisition.

    Metin Arditi, originaire lui-même de Constantinople, y fait naître un garçon follement doué pour le dessin, Juif de naissance qui inquiète son pauvre père en suivant les leçons de calligraphie d'un sage musulman, lequel lui reproche à son tour de préférer le portrait profane à la seule lettre sacrée.

    Débarqué à Venise sous un nom grec après la mort de son père, surnommé «il Turquetto», Elie Soriano deviendra le meilleur élève du Maître (alias le Titien) qu'il surpassera même peut-être, notamment dans une Cène géniale détruite, comme tous ses tableaux, après que ses ennemis ont percé ses origines infâmes. Etre Juif et se faire passer pour chrétien est en effet passible de mort en ce temps-là. Au demeurant, le Turquetto assume son origine après s'être peint sous les traits de Judas, et s'il échappe finalement à l'Inquisiteur corrompu , c'est grâce à un nonce également dégoûté par une Eglise trahissant l'Evangile...

    «Se non è vero è ben trovato», dit-on dans la langue de Dante pour reconnaître qu'un mensonge, ou disons plus gentiment une affabulation, peut être plus vrai que ce qu'on appelle la vérité. Et d'ailleurs quelle vérité ?

    C'est une des questions essentielles que pose Il Turquetto, passionnante variation romanesque sur les acceptions de la vérité: vérité de nos origines peut-être incertaines, vérité des valeurs que nous croyons absolues, vérité de l'art qui dépend si souvent de conditions sociales ou économiques données - les aperçus du roman sur les Confrèries vénitiennes sont captivants - , vérité de la religion qui prétend exclure toutes les autres.

    Metin Arditi a sûrement mis énormément de son savoir et de sa grande expérience existentielle dans ce roman par ailleurs foisonnant, sensible et sensuel, plein d'indulgence pour les êtres et d'humour aussi, qui est autant celui d'un connaisseur de l'art que d'un amoureux de la vie et, pour tout ce qui touche, aujourd'hui, au retour des obscurantismes, d'un humaniste ouvert aux sources d'une vérité aux multiples visages.

    Metin Arditi. Le Turquetto, Actes Sud, 236p.

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  • Citoyen du monde

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    La conférence du Nobel de Mario Vargas Llosa nous vaut un bel éloge de la lecture et de la fiction, gages de liberté.

     

     

    Mario Vargas Llosa avait 5ans lorsqu’il apprit à lire. «C’est ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie», affirme-t-il au début de son éclatante Conférence du Nobel intitulée Eloge de la lecture et de la fiction, parfaite introduction à son œuvre grande ouverte sur le monde.  Si la lecture le fit magiquement entrer dans le sous-marin du capitaine Nemo et ferrailler aux côtés de d’Artagnan, c’est par l’écriture qu’il commença de prolonger ou corriger la fin des histoires qui remplirent son enfance. Son dernier roman, Le rêve du Celte, est d’ailleurs traversé par un souffle épique de roman d’aventures. Rien d’innocent cependant dans les menées de son héros, Roger Casement (1864-1916), pendu à la fin du premier chapitre comme un criminel, et dont la trajectoire retracée ensuite est celle d’un accusateur féroce du colonialisme, au Congo belge puis dans l’Amazonie péruvienne, dont l’action prélude en outre à l’indépendance de l’Irlande.

     

    Après son portrait mémorable du dictateur Trujillo, dans La Fête au bouc, Vargas Llosa montre une fois de plus sa connaissance profonde des motivations humaines et des rouages politiques, acquise avec l’expérience. C’est pourtant «au paradis» que le jeune Mario vécut sa première enfance, avant de perdre son innocence à onze ans. Alors, en effet, on lui révéla que son père, déclaré mort jusque-là, ne l’était pas. Ayant rejoint ledit paternel à Lima, il découvrit «la solitude, l’autorité, la vie adulte et la peur». Avec, pour seul salut, la lecture et «cette passion, ce vice et cette merveille: écrire, créer une vie parallèle où nous réfugier contre l’adversité, et qui rend naturel l’extraordinaire, extraordinaire le naturel, dissipe le chaos, embellit la laideur, éternise l’instant et fait de la mort un spectacle passager».

     

    Tout enseignant de littérature devrait lire et faire lire ce lumineux opuscule de Vargas Llosa. Tranquillement «intime» dans la reconnaissance déclarée à Patricia, qui lui donna trois enfants et n’hésite pas, elle qui «fait tout et fait tout bien», à lui dire: «Mario, tu ne sers qu’à une chose, à écrire»… Mais également lucide dans ses observations d’ex-révolutionnaire de vingt ans, déçu du communisme et rejetant ensuite toute forme de dictature. De ses tribulations personnelles, l’écrivain tira La ville et les chiens, tableau virulent de l’académie militaire où son père l’envoya et qui établit sa première gloire. Par la suite, l’autobiographie céda le pas à des romans polyphoniques de plus en plus ambitieux et percutants, tels Pantaleon et les visiteuses  et Qui a tué Palomino Molero?, stigmatisant le fanatisme militaire ou religieux.

     

     «Citoyen du monde», parce qu’il devint lui-même dans le Paris de Sartre et Malraux, puis à Barcelone dans les années 70, entre autres multiples lieux où il habita, Varga Llosa l’est naturellement, attaché à sa patrie natale (ce Pérou dont il faillit devenir le président très libéral en 1990), ou à l’Espagne, dont le roi le fit marquis. Il se qualifie encore d’ennemi du nationalisme en lequel il voit «la cause des pires boucheries de l’histoire», ce qui ne l’a pas empêché de soutenir un candidat nationaliste aux dernières élections présidentielles péruviennes…

     

    Mario Vargas Llosa. Eloge de la lecture et de la fiction. Gallimard, 48p.

     

    Le rêve du Celte. Galimard, 388p.

     

  • Ceux qui se ramassent

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    Celui qui se lève avant tout le monde pour écrire tranquille / Celle qui se demande comment disparaître / Ceux qui revoient A Lonely place pour la énième fois / Celui qui fait sienne la devise : Lavorando mi riposo, en travaillant je me repose / Celle qui en a marre de prendre tout sur elle /  Ceux qui se réfugient dans les coulisses de l’exploit / Celui qui rlit la Disparition d Prc / Celle qui laisse infuser son ombre sur le mur d’angle / Ceux qui se trissent par l’angle mort / Celui qui rejoint son bureau par les dunes / Celle qui se réfugie dans le thé dansant / Ceux qui se cachent dans la foule / Celui qui évite les jeunes mormons motivés / Celle que la conso dynamique genre Fnac paralyse bonnement / Ceux qui se retrouvent en se perdant / Celui qui fuit comme un robinet d’eau tiède / Celle qui est trop lâche pour se lâcher / Ceux qui sont balisés comme des pistes de décollage où rien ne décolle / Celui qui se multiplie par un premier enfant avec celle qui le lui a fait / Celle qui sert un Marini on the rock au père batteur de la future pianiste de concert / Ceux qui ont fait des enfants pour mettre un peu de vie dans la maison des retraités / Celui qui fait bouboume à pépère à son premier poupon alors qu’il est plutôt genre trader cynique / Celle qui découvre un père attentionné chez les macho méditerranéen qu’elle a épousé pour son argent / Ceux qui se réfugient dans les replis de leurs houris / Celui qui découvre que la révolution du jasmin a des épines sous sa barbe / Celle qui vote avec ses lessives / Ceux qui sont venus à cause des Bonus et s’en vont avec / Celui qui estime qu’un crash européen est souhaitable afin de repartir d’un bon pied / Celle qui a des réserves de riz en cas de crise / Ceux qui pratiquent la méditation transcendantale en plein quartier des affaires et même parfois à l’heure de pointe / Celui qui plaint son pays d’être devenu ce qu’il est tout en se félicitant lui-même d’être resté ce qu’il était / Celle qui estime que la vocation d’un contribuable est de contribuer / Ceux qui sont de plus en plus médusés sur leur radeau / Celui qui s’abstient de ne pas voter sans être sûr que ça se remarque / Celle qui se rappelle la propension du peintre Auguste Renoir à casser tous les angles d’un nouvel appartement au marteau / Ceux qui vont voir ailleurs si le taux de change est meilleur, etc.

    Image : Philip Seelen        

     

  • Nick le révolté

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    Rencontre-entretien avec Susan Ray, veuve du grand cinéaste américain Nicholas Ray.

     

    La Cinémathèque suisse présente, jusqu’au lundi 31 octobre, une rétrospective consacrée au grand cinéaste américain Nicholas Ray, auteur de La Furerur de vivre et de nombreux autres films de première importance tels Les amants de la nuit (1948), le fabuleux In a lonely Place (Le violent, 1950) avec Humphrey Bogart, Johnny Guitar (1954) ou encore À l’ombre des potences (1955), Le Roi des rois (1961) et Les 55 jours de Pékin (1963) avec Ava Gardner.  « Autour » de Nicholas Ray ont également été présentés L’Ami américain de Wim Wenders et le mémorable Lightning over Water ; Nick’s movie, du même Wenders témoignant de la fin de son ami en phase terminale de cancer, à sa demande. Enfin, Susan Ray, de passage à Lausanne ces derniers jours, présentait le dernier film de Nicholas Ray lui-même, tourné avec une quarantaine d’étudiants en 1971, intitulé We can’t go home again et constituant une sorte de patchwork « godardien » où l’on voit un film  se faire avec et par les étudiants, sur l’arrière-fond très présent des révoltes contre la guerre au Vietnam et pour les droits civiques à la fin de sixties.  En complément, la même Susan Ray présentait un documentaire de son cru sur Nicholas Ray en ses dernières années, sous le titre de Don’t expect too much.

     

    Susan18.jpgEntretien avec Susan Ray

     

    -        Quelle sorte de teenager étiez-vous lorsque vous avez rencontré Nicholas Ray ?

    -        J’étais une jeune fille assez différente des autres, je me sentais un peu à part dans ma génération, que Nick comprenait mieux que moi. Je venais du Connecticut. Mes parents étaient des gens instruits de la classe moyenne, mon père était avocat et ma mère enseignante. J’étais plutôt introvertie et le suis restée. Je lisais beaucoup et j’écrivais. J’aimais la musique et un peu le cinéma. Je n’avais jamais entendu parler de Nicholas Ray, dont j’avais vu pourtant quelques films, dont Bigger than life. C’est à l’occasion du fameux procès des activistes, à Chicago en 1969, que nous nous sommes rencontrés une première fois par le truchement de l’avocat de la défense. Etudiante en méthodologie historique, j’avais été chargée de suivre le procès pour un éditeur new yorkais. Ce n’est que six mois après le procès, cependant, que Nick m’a fait venir chez lui et m’a demandé de travailler pour lui. J’ai commencé par nettoyer un monceau de vaisselle, ce qui l’a impressionné. Puis il m’a demandé de rédiger un script à partir du rapport qui avait été fait du procès de Chicago, pour un film qu’il avait en projet. Je n’avais aucune expérience de ce genre de travail, mais je m’y suis attelée. Moi qui rêvais alors de nouvelles expériences et autres aventures plus exaltante que le monde abstrait des cours, j’ai été servie !Ray13.jpg

    -        Quel type d’homme était alors Nicholas Ray ? 

    -        Il m’a semblé tout de suite extraordinaire. Il avait l’air d’un homme. Jamais je n’avais vu un type comme ça. Il dégageait une énergie folle. J’avais l’impression, avec lui, d’être plus libre qu’avec quiconque. Je me sentais acceptée telle que j’étais, et de surcroît je pouvais jouer avec lui comme avec un enfant. Nous avions ainsi des marionnettes, avec lesquelles nous avons joué jusqu’à la mort de Nick. Sa préférée était un lion. Elles faisaient un peu partie de notre famille. Une amie m’a dit que cette part enfantine, en moi, avait particulièrement attiré Nick, chez lequel elle était aussi très présente. Et puis, j’étais impressionné par la part de spiritualité qu’il y avait en lui. Comme je voulais devenir nonne lorsque j’avais cinq ans, et que je restais très préoccupée par ce domaine-là, j’ai été touchée par sa façon d’aller au fond des choses.

    -        On sent cette profondeur dans le contenu implicite de ses films… 

    -        Absolument. Sans pratiquer lui-même aucun exercice spirituel, sa façon d’interroger l’essence des choses et son travail sur la réalité faisaient de lui une espèce de mystique. C’était en tout cas un homme en recherche. A la fin de sa vie, lorsque j’ai commencé à pratiquer le yoga, il m’a dit que c’est ce qu’il aurait dû faire à mon âge. Il voulait absolument se comprendre lui-même à travers son approche des autres. Ses intuitions étaient d’une acuité exceptionnelle et ce sont à mes yeux les meilleurs indices d’une authentique spiritualité.

    -        Qu’a-t-il trouvé, pour sa part, dans la jeune fille que vous étiez ?

    -        Je me le suis souvent demandé. Je crois qu’il a senti que je le comprenais mieux que les autres. Il est difficile d’expliquer pourquoi deux êtres se reconnaissent et décident de vivre ensemble, mais Nick m’a dit un jour, dans une lettre, que je le connaissais mieux que quiconque. Nous étions bien ensemble, mais cela n’allait pas sans affrontements, pourtant  Nick a été la seule personne à me laisser libre jusque dans l’opposition.

    -        D’aucun parlent du Nicholas Ray de ces années comme d’un homme fini, ruiné et perdu d’alcoolisme. Or ce n’est pas l’image qu’il donne dans son dernier film…

    -        Cette caricature de Nick m’a toujours révoltée ! Parce que son départ d’Hollywood n’a pas été le seul fait du milieu, mais également de sa volonté à lui. Mais évidemment, il est difficile, pour ceux qui croient tout avoir avec l’argent et la gloire, de comprendre qu’on puisse être las de tout ça et chercher autre chose. Or c’est exactement ce qui est arrivé à Nick, qui aspirait à explorer de nouveaux territoires. L’incroyable intensité de son engagement, dans la préparation du film avec les jeunes, qui flanchaient les uns après les autres alors qu’il pouvait travailler vingt heures d’affilée, est la meilleure réponse à propos de l’homme « fini », même s’il est vrai qu’il s’enfonçait de plus en plus dans son alcoolisme.

    Ray12.jpeg-        Quand a-t-il commencé à parler de We can’t go home again ?  

    -        Dès 1971, quand il a été engagé à donner ses cours à l’université de Binghampton. Il était convaincu que la seule façon d’enseigner le cinéma est de faire un film. Et c’est ainsi qu’il a poussé ses étudiants à s’impliquer à fond dans la réalisation.

    -        Leur vie même semble s’intégrer dans le film. La fille qui dit avoir racolé pour ramener 2000 dollars à la réalisation affabule-t-elle ?

    -        Pas du tout ! D’ailleurs il est difficile de faire la part de la réalité et de la fiction dans toute cette matière ressaisie par le film, où l’histoire du couple initial est juste un fil rouge. L’essentiel est ailleurs, qui a déterminé tout le travail de Nick et de l’équipe. Il s’agissait, pour lui, de donner une nouvelle image, plus brute et plus vraie, de la réalité que nous vivons. L’imagerie conventionnelle du cinéma et de la télévision lui semblait par trop léchée. Il aspirait à dégager ce qu’on pourrait dire une image subliminale de la réalité, en multipliant les approches par le patchwork d’images d’actualités, de scènes jouées au naturel ou avec des masques, d’éléments vidéo aux effets picturaux décalés, qui donnent au film son caractère expérimental.  C’est aussi pourquoi il n’a pas eu recours à des acteurs professionnels.

    -        Quel a été votre rôle dans l’élaboration du film ?

    -        J’y ai beaucoup travaillé… depuis quarante ans, entre montage final et restauration ! Mais pendant le tournage, je me suis tenu dans les coulisses. D’abord parce que je n’aime pas être photographiée ou filmée, ensuite parce que je me consacrais à de plus humbles tâches, entre la cuisine et le travail d’assistance…  

    -        Qu’en est-il du documentaire que vous avez consacré à Nicholas Ray sous le titre de Don’t expect too much, qui reprend la sentence du Sphinx tirée de la belle scène centrale de We can’t go home again ?

    -        J’avais des questions à résoudre. À l’origine, c’est Bernard Eisenschitz, le biographe de Nick, qui devait le réaliser, mais ça n’a pu se faire. Je m’y suis donc attelée, alors que je n’avais jamais fait de films.

    -        Quelles questions vous posiez-vous ?

    -        Elles portaient à la fois sur ce que l’équipe de tournage avait vécu avec Nick et, plus généralement, sur les relations entre maître et élèves, qui me passionnent.

    -        Et quelles réponses avez-vous obtenu ?

    -        J’ai constaté à quel point Nick s’était réellement « donné » à ces jeunes, comme s’il leur devait quelque chose d’important. Cela correspondait d’ailleurs à ce qu’il disait de sa génération, qu’il prétendait une génération de traîtres en cela que les pères avaient fait semblant d’ouvrir grands les bras à leurs enfants et les avaient refermés sans rien leur donner – ce qui me semble, pour ma part, une conclusion injuste. En fait j’ai l’impression que le reproche peut être fait à toutes les générations, et que la nôtre n’a pas été plus brillante que celle de Nick, au contraire !

    -        Vous avez évoqué le thème de la transmission, au cœur du film lui aussi, notamment dans la scène du Sphinx interrogé par l’homme en quête de sagesse. Or, qu’estimez-vous que Nicholas Ray vous ait transmis ?

    -        Nick ne m’a pas transmis la sagesse, que j’ai plutôt trouvée auprès de mes maîtres zen. Il m’est d’ailleurs difficile de démêler ce que Nick m’a transmis et ce qui était déjà en moi. Ce que je dirai, au plus juste, c’est qu’il m’a permis d’être moi-même. J’aurais peut-être aimé qu’il me guide un peu plus, j’ai souffert de son alcoolisme, ce n’était pas un homme facile à vivre, mais moi non plus je n’étais pas facile à vivre. Nick m’a aidé à explorer les zones d’ombre de la nature humaine, les parties cachées, obscures ou douloureuses ; la recherche spirituelle passe par la souffrance, je vous l’ai dit, et c’est ce mélange aussi, de fragilité  et de profondeur, que j’ai retrouvé cet après-midi au musée de l’Art Brut que j’ai visité, à Lausanne, avec quelle émotion !  

     

    Lausanne. Cinémathèque suisse. We can’t go home again est à voir encore le 28 octobre, à 15h. Le même jour, à 18h.30, reprise des The lusty Men (Les indomptables), à 18h.30. En outre, La Fureur de vivre repassera le 29 octobre à 15h. Pour le reste des projections, on consulte le site de la Cinémathèque : www.cinematheque.ch Une vidéo consacrée à Susan Ray est visible sur le site.

  • Yves Bonnefoy en nos murs

     

     

    Bonnefoy.jpgYves Bonnefoy reçoit, demain à Lausanne, le Grand Prix de Poésie Pierrette Micheloud 2011.

    C’est l’un des plus grands poètes de langue française, cité parmi les papables du Nobel de littérature, qui se trouve honoré à Lausanne pour l’ensemble de son œuvre. Auteur de plus de cent ouvrages incluant des recueils de poésie et de proses poétiques, des essais sur des écrivains et des artistes (de Rimbaud à Giacometti en passant par le peintre valaisan Palézieux, Goya ou Masaccio), et de nombreuses traductions de Shakespeare, Yeats, Pétrarque et Leopardi, Yves Bonnefoy pourrait être qualifié de maître veilleur du langage. Poète exemplaire de la présence au monde vécue à tous les degrés de l’intuition sensible, de la connaissance et de la méditation sur la dégradation du lien verbal,  Bonnefoy oppose ainsi la parole du  poète au discours unidimensionnel de l’idéologue, déclarant « que la poésie est, de ce fait, le complément naturel du projet de démocratie – ce droit de chacun à sa parole – et la condition nécessaire à son véritable plein exercice ».

    Pour mémoire, rappelons que l’auteur de L’Heure présente, mélange de poèmes et de proses qui vient de paraître au Mercure de France, est né à Tours en 1923 et qu’il fut un compagnon de routes des surréalistes avant de tracer sa propre voie singulière, marquée par un premier recueil paru en 1953 sous le titre Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Un autre livre significatif doit être signalé, intitulé L’Arrière-pays et constituant une réflexion poétique de haut vol à caractère autobiographique.

    Au point de rencontre de la littérature et des arts, Yves Bonnefoy a noué des amitiés tous azimuts avec des écrivains et des artistes  de notre temps, de Philippe Jaccottet à Pierre Alechinsky, Jean Starobinski, Bram Van Welde ou Zao-Wou-ki. Très présent dans l’édition littéraire française et souvent invité par les universités de nombreux pays, le poète-essayiste tint une chaire au Collège de France dès 1981. Déjà lauréat du grand prix de poésie de l’Académie française et du prix Balzan, notamment, il recevra aujourd’hui, à Lausanne, le Grand Prix de poésie Pierrette Micheloud, d’un montant de 30.000 francs, à l’initiative de la Fondation Pierrette-Micheloud que dirige Jean-Pierre Vallotton. C’est avec celui-ci, président du jury, que s’entretiendra ce soir Yves Bonnefoy.

    Lausanne, Café-théâtre Le Bourg, rue de Bourg 51, le 18 octobre à 19h. Entrée libre.

     

  • Le coup de foudre de Jimmy

     Parramore4.jpgJimmy Parramore chante un coup de foudre qui a duré trente ans

    « Nous avons eu beaucoup de chance », aime à dire et répéter James Parramore, alias Jimmy, au soir de son (grand) âge qui fleure la  jeunesse à rallonge. Il y a, chez cet octogénaire à dégaine d’éternel  bohème, du viveur à la Henry Miller et, par mimétisme de navigateur, du Zorba méditerranéen, aussi à l’aise à Ibiza que dans tel petit port d’Anatolie  où il se fit un ami, un soir, du tenancier du troquet du coin, rien qu’à identifier tel morceau de Stéphane Grappelli et tel autre d’un jazzman aimé des deux compères. Cinq étés durant, il a fait le tour de la Grande Bleue à bord d’un voilier baptisé Robe de Chine, avec l’amour de sa vie, prénom Françoise. Et c’est pour Françoise, aujourd’hui, quatre ans après qu’elle lui a été arraché par la maladie, que Jimmy sort un CD au doux murmure mélodieux, pas loin de  Gainsbourg, entouré des meilleurs musiciens qu’on puisse trouver dans nos contrées, tels Antoine Auberson (saxo), Pierre-François Massy (contrebasse) ou Lee Maddeford (piano), notamment.

    Dans l’appartement sédunois où ils s’étaient retrouvés après maints périples, Françoise est partout, ici varappant aux Ecandies, là tous cheveux au vent sur le voilier, toute nue plus souvent qu’à son tour et même à son chevalet d’accro de peinture. « Une belle nature », a-t-on envie de dire rien qu’à la voir en photos ou à la retrouver dans la profusion de couleurs de ses rêves éveillés où la mer, les chats, les corps semblent danser entre la vie et la nuit. On en oublierait presque son absence, et d’autant plus que Jimmy la ressuscite à tout moment, fût-ce les larmes aux yeux et la gorge serrée, quand il évoque les lendemains de la vente du voilier, quand Françoise sanglota : « Ce bateau, c’était nous… » Ou, deux mois après sa mort, lorsque, terrassé par le blues, il jeta sur le papier les paroles et la musique de son Coup de cœur

    Quand il évoque la chance qui lui a souri, Jimmy Parramore ne parle pas que de son coup de cœur. Parce que la chance, il l’a connu dès ses premières années de petit Ricain fils de médecins, dont la profession l’a protégé des rigueurs de la Crise de 1929 avant de relancer sa seconde vocation, la première étant celle de pilote. Or la chance était, aussi, au rendez-vous du chasseur de la guerre de Corée accomplissant ses cent missions réglementaires sans être touché par la DCA. Ensuite, autre coup de pot : que la mère de James, rejoignant son aviateur de fils  stationné en France avec son unité, l’emmène un jour en Suisse pour voir de plus près le Cervin, lui offrant du même coup un autre coup de cœur de longue durée pour Lausanne.

    C’est en pensant, malin, à Paris et aux mythiques caves de Saint Germain-des-Prés, qu'il était parti pour la guerre de Corée, sachant que sa prochaine affectation serait la France. Mais en lieu et place du Tabou de Boris Vian, ce fut sur le Barbare lausannois qu’il tomba, immédiatement séduit par notre bonne ville autant que  par les filles du pays célébrées par Godard, au point de s’établir en nos murs pour y faire sa médecine. Anesthésiste en retraite, il remarque à présent que sa spécialité était proche de celle du pilote de chasse : « Tu dois faire bien gaffe, au départ et à l’arrivée !»…

    Le visage buriné de Jimmy Parramore, ses petits yeux clairs et vifs, sa douceur sans rien d’onctueux, ses gestes restés souplement décontractés malgré ses putains de genoux qui grincent, sont d’un homme qui « a vécu », comme on dit. Et ce n’est pas fini !

    Sa chance est, aussi, d’être resté proche de ses deux filles d’un premier mariage, Estelle et Wendy. Chance aussi d’avoir des tas d’amis « au rendez-vous des artistes », pour reprendre le titre d’une de ses chansons. Chance d’avoir plein de beaux souvenirs d’amour, autour du feu central de son coup de cœur, ou d’amitiés sous tous les soleils. Chance enfin de pouvoir chanter sa chance, avec les mots et les mélodies qu’il a lui-même arrangées avant de les confier à ses potes musiciens – chance de pouvoir dire si bien enfin : merci la vie !        

     

    Jimmy07.jpgJimmy Parramore, Un coup de foudre, Pour Françoise.CD. JP Productions.

    Site de Jimmy Parramore : http://www.jimmyparramore.com


    Photo de Jimmy Parramore: Sedrik Nemeth. Ici, avec un autoportrait de Françoise Parramore.

  • Les baisers

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    Les premiers supposés les plus dégoûtants, bientôt les plus exquis, les plus entêtants.

    Les plus frais de nymphettes à la citronnelle, au retour de la plage des corps chocolat, et l’envie de tirer sur les élastique pour entrevoir le blanc d'en bas.

    Les plus tendres les yeux fermés. Les pour la vie à douze treize ans. Les langues fourrées au Carambar ou au chewing gum Hollywood.

    Les baisers de la première fois, sur le premier corps, toute la première nuit, toutes les spécialités, mêlis-mêlés.

    Les baisers ardents, les baisers alanguis, les baisers hardis.

    Les baisers blasés à la longue, les baisers bavés, les baisers distraits, les baisers glacés.

    Le baisers immondes ou mondains. Les plus désespérés les yeux fermés. Les baisers de la baise.

    Les baisers délicieux du début du déclin. Les chastes baisers des Noëls esseulés.

    Les baisers aux défunts.

    Le biseau. Le brûlant. Le bilan.

    Image: Robert Doisneau

  • La fugitive

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    Je reçois une lettre anonyme signée Un ami qui vous veut du bien, qui me dit que celle que je cherche se trouve dans le métro de Paris. Je fais donc croire à Pomme, qui me présente volontiers comme son compagnon de vie, que je dois passer trois jours à la capitale, et je m’y attendais: elle me dit qu’elle ne pourra m’accompagner à cause de son atelier de patchwork.

    J’aperçois celle que je cherche sur le quai de la station Gaîté, mais c’est évidemment de l’autre côté des voies et ce n’est même pas la peine que j’essaie de la rejoindre puisque sa rame arrive à ce moment-là. Un autre jour il me semble en distinguer le pur ovale du visage dans la foule de Saint-Michel, mais ce n’est peut-être qu’une fantasmagorie; en revanche elle s’assied bel et bien en face de moi sur le trajet de retour entre Bastille et Gare de Lyon, et là je m’en veux de ne pas avoir le cul de bouleverser la sacro-sainte organisation de Pomme, qui m’attend ce soir pour fêter la libération des otages du Liban avec ses amis du Groupe Solidarité.

    Bref, je n’en ai pas fini de lui courir après. D’ailleurs cela devait être écrit puisqu’au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui fêtent la plasticienne

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    À nos amis Jackie et Tonio

     

    Celui qui monte au Loft avec une bouteille de Cuvée Mythique de la Coopé / Celle qui se  réjouit de découvrir le beau maréchal-ferrant, dit le Bouc / Ceux qui savent que Léa préfère les manuels sans (toujours) l’assumer / Celui qui se pointe avec celui qu’il appelle son compagnon de vie comme lui barbu mais jardinier / Celle qui  a peint les briques de la dernière installation de Léa / Ceux qui se font annoncer pour la fin de la soirée vu qu’ils ont faim et connaissent Léa/ Celui qui se demande ce qu’est cette Cuisine Pauvre que Léa se targue de pratiquer / Celle qui glousse en surprenant le jeune maréchal-ferrant dans la cuisine en train de se couper une tranche de saucisson d’ail / Ceux que Léa accueille sur le seuil en toge casaque de lin blanc très classe / Celui qui écrit un essai sur l’Art Pauvre dans lequel il n’a pas hésité à classer les derniers travaux de Léa / Celle qui se demande s’il n’y aura qu’une coupelle de pistaches à l’apéro pour tout ce monde qui arrive / Ceux qui reconnaissent le critique D. toujours un peu bluesy / Celui qui se demande si l’ambiance va prendre / Celle qui dit à Léa merci d’exister en entrant dans le Loft blanc / Ceux qui sont un peu effrayés par la beauté prolétaire du jeune maréchal-ferrant aux tatouages carrément flashy / Celui qui prend le jeune maréchal-ferrant pour un Grec alors que c’est juste un Sarrasin pur Valaisan  / Celle qui aide Léa à servir le Buffet Pauvre pendant que le jeune maréchal-ferrant décrit sa nouvelle Kawa au galeriste K. / Ceux qui se regardent l’air gêné pour Léa / Celui qui surveille les regards de son compagnon de vie que les tatouages du jeune maréchal-ferrant semblent fasciner grave / Celle qui constate qu’après le Buffet Pauvre il n’y aura pas de viande rouge / Ceux qui se taisent en pensant à la rigueur de la vie d’artiste / Celui qui se veut provoc en demandant au jeune maréchal-ferrant s’il a lu Proust / Celle qui trouve nulle la remarque de Fabien au motif qu’elle-même n’est jamais entrée dans La Recherche alors qu’elle a un bac latin-grec /  Ceux qui se disent qu’au moins Léa ne leur impose pas un Kosovar / Celui qui croit de bon goût de remarquer tout haut que Léa a toujours eu l’intelligence du cœur / Celle qui pense clairement que le jeune maréchal-ferrant valaisan a des ressources cachées et peut-être même à lu les commentaires de Deleuze sur Proust / Ceux qui se sont promis de prononcer les noms de Derrida ou de Barthes avant la fin de la soirée / Celui qui se tait de plus en plus alors que l’heure tourne / Celle qui demande à Léa ce que ça fait d’avoir cinquante ans / Ceux qui finissent par trouver le jeune maréchal-ferrant trop sympa / Celui qui fera une scène ce soir à son compagnon de vie en lequel le jeune maréchal-ferrant a trouvé un autre passionné de Chris Rea / Celle qui sent que bientôt tout le monde se taira sauf le loulou de Léa /  Ceux qui arrivent à onze heures en se demandant comment ce sera et que le silence gêné de tous gêne aussitôt / Celui qui a amené un lot de vendanges tardives qui réchauffe l’atmosphère au dam de certaines et certains / Celle qui sent que les certaines et certains vont pas s’attarder et s’en réjouit alors qu’elle lance à Léa qu’elle a à un super beau mec et à celui-ci que ferrer des chevaux est aussi beau que les monter comme elle son Prospero / Ceux qui semblent redouter de ne plus s’ennuyer et qui prennent congé en remerciant Léa d’exister sans regarder le jeune maréchal-ferrant / Celui qui note la date de la prochaine expo de Léa et lui dit qu’il tâchera d’être de retour d’Oslo / Celle qui regarde Léa regarder son maréchal-ferrant et  l’envie carrément / Ceux qui diront plus tard que cette soirée était de celles comme on n’en fait plus à présent que le marché de l’art bat de l’aile, etc.

    Image : L'Aporie du réel, uneoeuvre de Léa P., dans sa série Arte Povera. Photo Philip Seelen.    

  • Pensées du soir

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    Notes de l’isba (15)

    De l’intranquillité. – À un moment donné le voile s’est déchiré au regard de l’enfant et c’est alors que, pour la première fois, il s’est senti seul et perdu, plus une main, plus une porte, plus une issue que ce ciel au-dessus mais point d’ailes ; il a vu ce qu’il en est et cette évidence claire-obscure  a fait de lui désormais ce permanent inquiet se tenant là comme si de rien n’était, allons passons, passez passants, dimanche nous attend…

     

    De la nature. – Depuis lors quoique vous fassiez et me disiez elle est toujours là à me guetter, mais vous n’y êtes pour rien, allez, et si vous préférez ne pas y penser c’est votre affaire lors même que je la vois qui vous guette aussi - sûr qu’il y en aura pour tout le monde quoique vous fassiez pour l’oublier tout en vous impatientant de me faire taire, mais pas un instant elle n’aura de cesse de vous faire taire vous aussi, ça ne fait pas un pli ; et cependant que la nature est belle ce soir d’été indien et quel agréable chemin dans la prairie…

     

    De la personne. – Il n’y a plus là de place pour aucune pensée vivante et c’est pourquoi je suis sorti et me suis éloigné, il y avait là-bas trop de bruit et d’agitation pour rien, trop de rendez-vous et de réunions pour rien - mais je n’ai pas fui pour autant, je  n’y suis pour personne qu’en apparence alors que je reste plus que jamais, ici et maintenant, présent  en personne…  

     

    (Ces notes ont été prises en marge de la lecture de Dimanche m'attend, dernier journal de Jacques Audiberti paru chez Gallimard en 1965, l'année de sa mort,) 

     

    Image JLK : Crépuscule d’été indien

  • Jouvence des vieilles peaux

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    Notes de l’isba (14)

    Mémoire vive. - Proust ne dit pas ce qu’on a été mais ce que nous devenons en ressaisissant notre matière de mémoire. La mémoire active de Proust est un filtre qui se développe et s’affine au fur et à mesure qu’elle s’exerce, comme augmentée par elle-même et par la matière qu’elle ne cesse de filtrer et de transformer – de mettre littéralement en forme-, et de ce mouvement constant, de ce brassage de grands fonds en moires affleurées, de cette distillation fine émanent ces pages de loin en loin sublimes qui sont comme autant d’expressions d’une extase en lentes ou fulgurantes fusées.

    °°°

    Une pensée libre. - La lecture du vieux Gustave Thibon, dans L’Illusion féconde recueillant les pensées du jeune homme de nonante ans, me fait toujours du bien et depuis mes vingt ans de personnaliste de gauche et de droite en même temps et de tous les goûts de ma nature. Or il en va de cette lecture comme du bon pain et de l’eau claire, sur une faim et une soif que jamais les Modernes n’ont rassasiée ou étanchée. Ce vieux veilleur des champs m’est resté comme l’incarnation d’un penseur indépendant selon mon cœur de tous les âges, certes nourri de ce fou de Nietzsche et de l’allumée Simone Weil qu’il a défendus comme personne, mais à mes yeux libre de toute attache en dépit de ses liens avec la France souverainiste et le catholicisme traditionnel, dont je me fiche évidemment pour mieux écouter sa vraie voix ferme et bonne de passant profond, paysan du ciel comme Haldas ou Ramuz, fidèle assurément mais plus que cela : laissant à chacun vivre ses fidélités innées ou acquises -  et notre commun amour pour la vie et les gens, la poésie et les livres qui diffusent à travers les siens que je rassemblerai tous ici, à l’isba, au bord du ciel.

     °°°

    Passé l'âge. - Une sagesse qui ne rayonne pas, une vieillesse qui ne rayonne pas, une parole qui ne rayonne pas restent à mes yeux lettres mortes, auxquelles je préfère les égarements juvéniles et les folies rebelles. Mais les vieilles peaux dorées par le Temps, les vieilles sentences répétées en psalmodiant sous l’arbre à sagesse, la vieille chanson de l’humanité qui se raconte n’en finissent pas, tous âges mêlés comme lapins au clapier humain, de nous revivifier…    

    Gustave Thibon. L'illusion féconde. Fayard, 186p.


  • Le cercle et la flèche

     

    Notes de l’isba (13)
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    De l’autre vie. - Enfin Kolia demande à Karamazov : « Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et Ilioucha ? »

    Alors Karamazov : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du Paradis…

    °°°
    De la lecture. - Des tas de livres qui paraissent sont des livres possibles, mais nécessaires ? C’est ce que je me demande à chaque rentrée devant le nouveau déferlement de livres possibles et parfois suffisants, mais nécessaires ? En tout cas les papiers possibles sur des livres possibles tiennent le haut du pavé.

    C’est en effet de ça que sont remplis les espaces des médias, par contagion et contamination du possible commerce ou du possible du moment, qui fait qu’un article possible le sera mieux s’il est le premier à parler d’un nouveau livre possible, disons le nouveau livre d’Emmanuel Carrère, et voici paraître dans Les Inrocks un premier papier possible sur ce roman lui aussi possible, bientôt suivi par d’autres papiers non moins possibles dans Le Point, L’Express, Le Nouvel Obs’, ainsi de suite.

    Mais rompre le cercle du possible et passer à la flèche du nécessaire est-il si difficile que ça ? Je ne le crois pas. Comme je n’ai pas lu le nouveau roman d’Emmanuel Carrère, je ne saurais dire s’il est juste possible ou réellement nécessaire. Donc je prendrai mon temps. Il se trouve que je n’ai pas fait mon possible en sorte de sortir un papier au moment où je pouvais m’inscrire dans ce cercle temporaire, hors duquel la péremption guette dans les rédactions. Mais le temps de la lecture défie celui du possible et du suffisant, et celui-là seul devrait m’occuper alors que trop souvent, pour assurer comme on dit, je me trouve commettre moi aussi des papiers possibles sur des livres possibles…

    °°°
    De l’optimisme. - La conclusion médiatique typique « donc on peut rester optimiste » prélude à toutes les esquives « positives » actuelles, au dam de l’optimiste lui-même, en lequel veille un réaliste. Ainsi, mon optimisme n’est-il pas un aveuglement devant ce qui est mais un appel de mon corps mortel entier, et donc de mon esprit, à ce qui survit de notre joie d’être au monde et à ce qui la vivifie sans nous abuser.

    Image:Philip Seelen

  • Claire-obscure est la passion

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    Notes de l’isba (11)

    Partage. – Il n’est pas de plus grande joie, pour quelqu’un qui vit la double respiration de la lecture et de l’écriture, que de trouver, dans un nouveau texte, la fusion d’une lecture du monde et d’une modulation jamais entendue du chant du monde. Or c’est ce bonheur très rare que j’aurai vécu ces derniers jours en lisant sur manuscrit Caravaggio, le dernier jour, de mon occulte ami Bona Mangangu.

    Bona3.jpegJe dis occulte car je ne connais Bona que par nos mots et sa peinture, puisque Bona est peintre aussi, et pourtant, après ce nouvel écrit en partage d’une incantation poétique à la vie à la mort, je me sens plus proche de Bona que de beaucoup  de gens de mon entourage, comme d’un frère d’esprit et de cœur qui finirait mes phrases et dont je devinerais la fin des siennes.

     

    Caravage5.jpgFusion. – Le miracle de ce livre à la fois bref et très dense tient, je crois, à un mélange à tout moment surprenant de clairvoyance intelligente et de poussées pulsionnelles ou tripales, de pénétration critique pure de tout pédantisme et d’expérience intime  de la création, d’un discours qui oscille lui-même entre confession et prône, invective et prière, analyse et effusion, et tout est là en puissance de ce qu’on sait ou qu’on sent du Caravage et de ses œuvres, disons plutôt de Michelangelo Merisi de Caravaggio, dit Le Caravage, en ses œuvres, et tout est là, tout est lié et relié, tout est religieux, tout est filtré par un amour plus fort que la mort dont l’art n’est qu’un résultat, tout sublime qu’il soit, cristal épuré de toute une vie de tourments et de turpitudes, de mouvements désordonnés apparemment mais à travers lesquels court un fil rouge – tout est ressaisi par dedans, puisque c’est lui qui parle, au seuil de ce dernier jour, face à la mer et à la mort, dans un torrent de mots qui résument une vie.

    Caravage22.jpgPassion. – Je ne sais combien de vies ont été vécues par le compère Bona, ce ne sont pas des choses qui se comptent, mais ce qui est sûr est que c'est comme si ce Congolais aux passions multiples, citant Cendrars comme il évoque Gesualdo ou saint Philippe Neri, poètes et penseurs de partout et de tous les temps, avait tout compris de ce qui compte vraiment. À savoir qu’un grand artiste n’a de comptes à rendre à qui que ce soit n’étaient deux ou trois personnes en une, pour parler chrétien, car c’est en chrétien que nous parle bel et bien ici Le Caravage, si révolté qu’il soit contre les curies et les aigres docteurs de la Loi.

    Caravage23.jpgSa peinture, tissée de ténèbres et de lumière, exprime évidemment les ténèbres et les lumières d’une vie, mais l’intuition baudelairienne de Bona Mangangu lui fait dépasser l’opposition conventionnelle de ténèbres toutes mauvaises dont triompherait la lumière toute bonne, en pétrissant ses ténèbres de lumière et en humanisant celle-ci. La tendresse est un élément, à mi-chemin de l‘amour terrestre et du détachement, qui baigne la parole du Caravage en ce dernier jour, où la mélancolie a sa part aussi, comme la sensualité revisitée sans relents moralisants, alors que le ressouvenir du crime ravive la blessure, au tréfonds de la conscience, d’un acte irréparable.

    Caravage26.jpgBaudelaire rôde dans ces pages, mais aussi Bloy, Barbey, Dante aussi dans la vision claire-obscure et le double recours à l’Elu et à une présence féminine un peu lointaine mais pure, un peu ténue mais d’autant plus présente et apaisante au milieu des beaux garçons fessus que le narcissisme masculin multiplie à l’envi, sans parler des amitiés chastes que le poète chante autant qu'il chante Rome et ses filles de joie.

    Caravage7.jpgEnfin, c’est un livre du recours ultime que ce Dernier jour du Caravage, qui dégage une voix émouvante d’un chaos puissamment évocateur de nos  temps actuels.

    Un premier exergue, de Chateaubriand, en oriente la teneur spirituelle : « Il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes, une seule larme suffit à Dieu ».   Et Bona Mangangu n’aurait pu trouver meilleur commentaire de son chant que dans cette citation finale d’Edouard Glissant : « Car s’il est vrai que la terre vous fournit la cadence, le poème seul décide du dernier mot »…   

  • L'innocent

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    … On l’a retrouvé dans le placard cloué du cellier, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de portefeuille, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le nôtre à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché…

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui se disent au jardin

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    Celui que plus rien ne blesse que la mesquinerie / Celle que le besoin de dépenser angoisse / Ceux qui te disculpent de ce que tu n’as pas commis / Celui qui te laisse la place du mort / Celle qui te cède volontiers l’addition / Ceux qui ont l’art de se défiler / Celui qui retire prestement la tête au moment où le bourreau frappe dont la hache fend alors le genou gauche et ça maman ça fait mal même à un bourreau bourré de valium / Celle que le bourreau de son cœur attend à la sortie du bureau / Ceux qui remettent son congé au bourreau de travail un peu distrait depuis février / Celui qui se défaufile /Celle qui se la coule douce dans son bain de mousse sans se douter que pendant ce temps son boy friend se pend à la crémaillère / Ceux qui dépendent le pendu en affectant une mine tendue / Celui qui revoit Bad Lieutenant juste pour en entendre le cri de bête humaine blessée / Celle qui se dit en ménopause café / Ceux qui ont conservé le bâton gainé de cuir dans lequel leur oncle Léonce mordait pendant ses crises / Celui qui tape dans le dos du vieux chameau / Celle que les vengeances animales mettent en joie / Ceux qui cherchent noise à la belle vaseuse / Celui qui te dit qu’il va entrer en retraite comme s’il t’annonçait son propre deuil / Celle qui parle de sa retraite aux flambeaux / Ceux qui voient du Rohmer dans le dernier Quignard / Celui qui se prétend au jardin alors qu’il est en réu / Celle qui se dit en réu un alors qu’elle sarcle et marcotte / Ceux qui achètent Les solidarités mystérieuses rien que pour le titre / Celui qui aime son « être vital » et même plusieurs / Celle qui entretient un rapport à la fois ludique et angoissé avec les gastéropodes bisexuels et les garçons du même sexe / Ceux qui découvrent la bave de l’escargot sur le genou de Claire / Celui qui ose écrire qu’ « il pleut lentement » / Celle qui pleure légèrement à la vue du calendrier / Ceux qui se voient trop peu souvent admet la sœur aînée du sourd-muet affectivement dépendant / Celui qui s’est marié pour être libre et a divorcé pour le rester / Celle qui a toujours surpris son monde en se remariant souvent avant de se lancer dans l’étude du chinois / Ceux qui sont toujours plus ou moins amoureux sans le montrer, etc.

    (Liste jetée en marge de la lecture du dernier roman de Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, fine merveille)     

  • Une vie et un destin

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    En hommage à Vladimir Dimitrijevic, passeur génial.

    Les mots vie et destin forment une croix, nous avait fait remarquer Dimitri à la parution du roman de Vassili Grossman, sans doute l’un des plus importants du catalogue de L’Age d’Homme, et c’est l’image de cette croix bonne pour toute l’humanité, au-delà de toute croyance, qui nous est apparue lorsque nous avons appris la nouvelle du tragique accident survenu au soir du 28 juin 2011.

    Mort sur la route avec les livres qu’il transportait, opiniâtre et buté comme il le fut durant toute sa vie, Dimitri a été rattrapé par le destin « au travail ». Du côté de la vie, il nourrissait encore une quantité de projets, mais ainsi fut scellé son destin. Les croyants serbes ont vu, dans le fait que la mort de Dimitri coïncidât  avec la date de la bataille fondatrice de la nation serbe, un signe nimbé de mystère. Pour notre part, c’est aux vitrines des librairies que nous voyons aujourd’hui survivre Dimitri comme, dans la vision proustienne d’après la mort de Bergotte, les livres de celui-ci déployant leurs ailes aux devantures ; ainsi de tous ceux que Dimitri a tant aimés et nous a fait tant aimer.

    Le génie du fondateur de L’Age d’Homme fut d’abord celui d’un lecteur extraordinairement intuitif, poreux et pénétrant, capable d’accueillir des auteurs que tout semblait opposer, tels Cingria et Witkiewicz, Amiel et Zinoviev, le subtil et délicieux Saki ou ce païen fraternel  que fut un John Cowper Powys en ses Plaisirs de la littérature, autre fleuron de L’Age d’Homme. Tout et son contraire ? Non : tout ce qui fut poussé à sa pointe sensible  ou spirituelle, par le don le plus total et par les chemins les plus variés.

    L’apollinien et le dionysiaque cohabitaient dans la nature complexe, aussi lumineuse que parfois ombrageuse, de cet homme que la grande épreuve physique d’un premier accident avait fait méditer  avec humilité à la Douleur absolue, vécue sur la croix. Et son cher Milos Tsernianski de conclure : «Les migrations existent. La mort n’existe pas ». 

    « On continue ! », disait toujours Dimitri, qui ne nous quittera jamais tant que nous lirons…

     

    (ce texte constitue l'éditorial de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître ces prochains jours, tout entière consacrée à un hommage à l'éditeur Vladimir Dimitrijevic, mort sur une route de France le 28 juin 2011. Y ont participé Georges Nivat, Claude Frochaux, Richard Aeschlimann, François Debluë, Lydwine Helly, Slobodan Despot, Patrick Vallon, Freddy Buache, Jean-Michel Olivier, Laurence Chauvy, Claire Hillebrand, Valérie Humbert, Jean-Louis Kuffer)

    Image: Vladimir Dimitrijevic au bord de de la Drina, en 1987. Photo JLK.

     

     

  • Aux couleurs de Cingria

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    «Mars.

     Je crois que ça déteint sur moi. J’y pense régulièrement, je me mets à les voir, moi aussi : les couleurs qui se délavent, sauf le noir et le vrai blanc qui ne sont que mirages, et le bleu de l’encre qui est une sensation scolaire. J’y pense par moments, aux petits os qu’on a sous les épaules et qui tiennent les muscles. Aux arbres contre lesquels a haleté le Christ, à l’abri d’une colline. Aux infusoires qui ne vivent que le temps d’un laghu matra. Aux animaux morts dans l’Arche et qu’on ne connaîtra plus. Aux échographies qui nous font oublier le ventre si proche et projettent des images mentales. Aux graines universelles coffrées dans le béton en terre de Béring. À l’achat de toute l’Alaska pour une poignée de dollars. Aux îles Diomèdes depuis lesquelles, pour autant qu’on possède un balcon, la Sibérie s’offre au regard. A Pavuvu et à l’enfer des rats. A la paonne qui crie le nom d’un pape ancien et prophétique juste sous mes fenêtres d’enfance. Aux gens qui nous sourient et qu’on laisse derrière nous, parce que c’est impossible, on ne peut pas faire autrement, on n’aurait pas le temps, on n’aurait pas le courage. Même si on le voudrait. Même si on leur courrait après, ils auraient disparu. Il reste alors les livres, gros, remplis de pages terribles et de couleuvres dans les flaques. On y pense en marchant, puis les couleurs se fanent. On y pense comme des reptiles. Roulés en bandes sur des murets, seuls au soleil qui est une étoile lointaine ».

     

    Ce texte est un extrait des Impressions d’un civiliste à Lausanne, rédigé en marge d’un travail accompli par Daniel Vuataz dans le cadre de son temps de Service civil, en remplacement du service armé, passé avec l’équipe de l’édition des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria. L’entier de ce texte paraîtra dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Persil, consacrée à Cingria. Heureux pays tout de même que la Suisse, où les objecteurs ont la possibilité de servir la Littérature…  

    Photo JLK: Daniel Vuataz à La Désirade, ce 29 septembre 2011.

     

  • Ceux qui se la jouent


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    Celui qui se la joue artiste maudit / Celle qui se la joue victime du Mec / Ceux qui se la jouent rouleurs de mécaniques / Celui qui se la joue décideur sans états d’âme / Celle qui se la joue politiquement concernée / Ceux qui se la jouent rebelle / Celui qui se la joue libéré sans préjugés / Celle qui se la joue on-ne-me-la-fait-pas / Ceux qui ont des bajoues / Celui qui se la joue salsa du démon / Celle qui se la joue romantique éplorée / Ceux qui se la jouent casseurs de pédés / Celui qui se la joue grand seigneur avec l’argent du syndicat / Celle qui se la joue super bijou / Ceux qui se la jouent détachés de tout / Celui qui se la joue nobody / Celle qui se la joue beau body / Ceux qui se la jouent gros lobby / Celui qui se la joue tout-marketing / Celle qui se la joue tout bénef / Ceux qui se la jouent tout est permis / Celui qui chique une noix de cajou / Celle qui se la joue promotion de l’Anjou / Ceux qui se la jouent vieux sapajou / Celui qui se la joue voile et vapeur / Celle qui se la joue retour à la case rigueur / Ceux qui se la jouent au revoir et merci, etc.


  • Ceux que ça dérange

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    Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle / Celui qui n’écoute que l’horloge parlante de son cœur / Celle qui ne tire même plus sur sa laisse / Ceux qui t’observent dans ta cage /  Celui qui pelote le hérisson femelle / Celle qui a un tigre dans son motard / Ceux qui refusent d’admettre qu’ils ont une Bête en eux alors que ça se sent rien qu’à l’odeur / Celui qui ne fait rien sans reconnaissance préalable du territoire féminin / Celle qui n’ouvre son jardin qu’au jardinier diplômé / Ceux qui se replient sur le minibar / Celui qui est de toutes les petites et grosses commissions où les vieux bonnets siègent / Celle qui a commissionné le commissionnaire bien membrée / Ceux qui sont membres à vie et plus tard membres d’honneur / Celui qui est donneur d’un membre dont personne ne veut dans la Yougoslavie démembrée / Celle qui a fait greffer le membre de son fils gymnaste hélas décédé à son beau-fils dont le corps a finalement rejeté l’organe / Ceux qui ont fait ce matin le compte des membres actifs de la Défense Passive / Celui qui pense toujours Travaux Récréatifs en astiquant les statues du canton / Celle qui a fait pas mal d’erreurs en Allemagne qu’elle répétera sûrement en tant que veuve du Japonais / Celui qui fait relier ses Pensées dérangeantes en cuir pleine peau de vache / Celle qui te demande j’te dérange quand elle vient te déranger en effet / Ceux qui ne se dérangent pas pour les consultations dans les quartiers pauvres / Celui qui pense ses films trop dérangeants alors qu’ils sont juste un peu chiants / Celle qui ponctue sa conversation de « du coup » et de « juste » genre : du coup, j’te dis, Marcello, moi j’le trouve juste trop pas juste / Ceux qui n’ont jamais admis que les garçons lisent trop / Celui qui a toujours trop réfléchi au goût de son père pharmacien et conseiller du Groupe Jeunesse de la paroisse des Bronches / Celle que ses mœurs libres ont désigné à l’opprobre de ses cousines darbystes Duflon / Ceux que le torse velu du facteur Miauton dit Verge d’or a  fait jaser quand il a passé la tondeuse à gazon  sur l’espace privatif de la veuve Sandoz en simple boxer DIESEL / Celui que l’on dit dérangé avec ses listes de probable maniaco-dépressif ou peut-être pire / Celle qui dit que plus rien ne la dérange en tant que clitoridienne rangée des secousses / Ceux qui vont voir ce que la médecine chinoise peut faire pour leur dos et leur libido / Celui qui dit son Sonotone en dérangement pour qu’on lui foute la paix maintenant / Celle dont le soleil moral est dérangé par le soleil physique / Ceux que rien ne dérange même pas un contre-ut loupé par la diva au Concert de l’Abonnement qui reste quand même LE Concert de l’Abonnement / Celui qui n’a jamais utilisé son abonnement au cancer d’ailleurs périmé avec le temps / Celle que ta seule présence dérange au motif que tu n’es que ce que tu es alors qu’elle est ce qu’elle est /  Ceux que tu ne dérangeras pas pour ton enterrement après que tu t’es dérangé pour le leur, etc.

    Image: Philip Seelen