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Carnets de JLK - Page 125

  • Rituel

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    Sur les Lettres à chen fou de Lambert Schlechter. De l'art de la citation. De la copie comme exercice de purification. De l'importance de votre prénom. À l'adresse spéciale de mes 1948 amis de Facebook et des 555 à 666 visiteurs quotidiens de ce blog...  

     

    À La Désirade, ce 9 avril, lundi de Pâques. –

    Si vous n’avez pas encore les Lettres à chen fou de Lambert Schlechter sur votre table de nuit, c’est le moment de vous bouger. Pas aujourd’hui puisque c’est jour férié (en tout cas chez nous) ou alors par Amazon.com, mais dès demain chez votre libraire le plus avisé (il en reste) et ensuite musique.

     

    Quant à moi je n’ai qu’une envie, plus encore que de parler de ce livre dont il me semble que bien des pages n’ont été écrites que pour moi, et c’est de tout en citer. Charles-Albert Cingria disait, à ce propos, que la meilleure critique consistait à coudre ensemble des citations, et c’est aussi l’art de Lambert, d’ailleurs, de citer à n’en plus finir les auteurs qu’il aime, Montaigne en tête de peloton. Hélas la place de plus en plus ténue accordée dans nos journaux à la littérature limite, évidemment, cette pratique. Du moins est-elle encore possible sur Facebook et nos blogs , aussi vais-je tâcher de partager un peu plus ce que j’aime des « proseries » de Lambert Schlechter avec mes 1938 amis, après quoi chacun filera sur Amazon ou chez son libraire.

    Je commence par le sixième feuillet de ces Lettres à chen fou qui parle, en somme, des « soldats inconnus » de la  guerre ordinaire que représente pour beaucoup notre simple vie, et qui me rappelle les enterrements de Molière et de Mozart, de Robert Walser ou de cet autre grand lettré que fut Georges Piroué, mis en terre par sa seule compagne et le préposé aux défunts du cimetière :

    « Une ficelle avec une étiquette autour de l’orteil, trois jours dans une armoire froide, puis au petit matin du quatrième jour le transport dans le camion frigorifique vers le grand champ à l’extérieur de la ville, quatre hommes portent la boîte oblongue en bois, puis s’arrêtent devant le caveau en béton, ouvert, les hommes qui portent des gants blancs posent la boîte par terre, passent en dessous deux grosses cordes, soulèvent la boîte, l’amènent au-dessus du caveau, la font descendre lentement en faisant glisser la corde dans leurs mains, puis ils retirent la corde et le caveau est couvert par une dalle de béton, étanchement. Le séjour dans le caveau dure trois mois, réglementairement, puis c’est la crémation. L’être humain est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de traces. Plusieurs fois par semaine le camion frigorifique fait le trajet vers le grand champ aux caveaux à l’extérieur de la ville. Ce sont les morts dont personne n’a réclamé la dépouille. Un groupe de volontaires accompagne le convoi, et quand les quatre hommes aux gants blancs ont fait descendre la boîte dans la terre, l’un des volontaires dit quelques mots à la mémoire du défunt, dont il ne sait rien mais dont il prononce le prénom ».

    J’ai beaucoup aimé recopier ce sixième feuillet des Lettres à chen fou, qui en comptent 103. J’aime beaucoup la description de ce rituel à gants blancs, et la mention finale du prénom me semble relever du sacré. Oui, c’est un rite religieux que Lambert décrit ici. Est-il le propre du Grand-Duché du Luxembourg ? Je l’ignore. Je le verrais aussi bien dans l’Albanie antique de Kadaré, chez Kafka, dans un film japonais ou en Chine. Oui c’est cela, cette phrase est chinoise : « L’être humain est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de traces. ». Et Lambert Schlechter, d’ailleurs, est un peu chinois, physiquement et spirituellement aussi.

    Je recopierai demain le 42e feuillet des Lettres à chen fou consacré à la traduction du chinois. Ce feuillet me donne le vertige et l’envie immédiate d’apprendre le chinois. Puis je recopierai le feuillet consacré à la musique de Bach que Lambert et sa compagne écoutent nus, ensuite celui qui évoque le peu de souvenirs d’enfance de Lambert. Tout cela rien que pour moi, comme exercice, n’ayant pas sous la main de chapelet…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 116p.

  • Ceux qui restent ZEN

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    Celui qui affirme que le dragon de printemps est inutile / Celle qui plie et coule et s’appuie sur les coups qu’on lui porte / Ceux qui ont pour devise : « épervier de ta faiblesse, domine ! » / Celui qui exploite ses carences plus volontiers que ses dons / Celle qui reçoit un SMS posthume du poète belge Henri Michaux lui disant : « Toujours garder en réserve de l’inadaptation ! » / Ceux qui se défient des mots prétentieux / Celui qui rêvait du martyre pour échapper à sa condition de Suisse alémanique propret / Celle qui se trouve ce matin une tête chafouine alors qu’un sourire genre Nadine de Rothschild arrangerait tout mais elle l’ignore hélas / Ceux qui ont manqué leur vocation de sainteté par goût excessif du tango / Celui qui recopie cette pensée qu’il va méditer tout à l’heure dans le sous-bois, comme quoi : « Les insectes civilisés ne comprennent pas que l’homme ne sécrète pas son pantalon » / Celle qui a étudié la psychologie du futur ex avant de se faire larguer / Ceux qui voyagent pour ne plus se voir qu’ailleurs / Celui qui se dit ermite (et parfois termite) non sans connaître par cœur les horaires du funiculaire / Celle qui est consciente de cela que la vraie poésie consiste à nommer simplement ce qui est, fût-ce ce fugace rayon de soleil sur la poubelle de l’impasse des Philosophes / Ceux qui savent la « terrible simplicité » genre Chesterton à la veille de Pâques au milieu des œufs peints par ses petits-enfants et leurs camarades de diverses races et couleurs / Celui qui apprend ce matin que le fameux Orwell (auteur de La ferme des animaux et de carnets personnels détaillés sur les faits de chaque jour) possédait une vache prénommée Muriel à laquelle l’herbe mouillée donnait la diarrhée / Ceux qui redoutent le virtuel pour ses effets délétères sur les esprits manquant d’imagination ou d’aptitude à l’allégresse naturelle, etc.

    Image : aquarelle JLK    

  • Archipel de la présence

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    De la lumière de Pâques, d'un livre recu d'Yves Leclair, des écrits de Lambert Schlechter, de l'atomisation contemporaine et de la société des êtres.

    À La Désirade, ce dimanche 8 avril, jour de Pâques. – Il fait ce matin tout gris et tout bruineux sur nos monts, tout pluvieux et tout neigeux, mais le seul nom de Pâques me fait saluer ce jour lumineux. Cela noté sans qu’un instant je ne cesse d’éprouver et de plus en plus à ces heures le poids du monde, d’un clic je sais que je pourrais accéder à l’instant à toute la saleté du monde, mais à quoi bon y ajouter ? Je traverse la Toile et je passe comme, au même instant, des millions de mes semblables restent scotchés à la Toile ou la traversent et passent.

    Et voici que dans cette lumière pascale j’ouvre un petit livre qui m’est arrivé hier de Saumur, que m’envoie le poète Yves Leclair, intitulé Le journal d’Ithaque et dont la dédicace fait allusion à nos « chemins de traverse » respectifs. Je présume que c’est sur mon blog perso qu’Yves Leclair a pris connaissance de ce que j’écris, dans mes Chemins de traverse à paraître bientôt, à propos de son Manuel de contemplation en montagne que j’ai aimé.  Autant dire que c’est par la Toile, maudite par d’aucuns, qu’Yves Leclair m’a relancé après un premier échange épistolaire, et par un livre que nos chemins de mots se croisent, comme j’ai croisé ces derniers temps ceux du poète luxembourgeois Lambert Schlechter, ami de Facebook et compagnon de route occulte depuis des années dont je suis en train de lire les épatantes Lettres à Chen Fou.

    Tel est l’archipel du monde contemporain où nous sommes tous plus ou moins isolés et reliés à la fois par les liens subtils des affinités sensibles et de passions partagées. Je retrouve ainsi, ce matin, la lumière des mots d’Yves Leclair dont la lecture du Journal d’Ithaque m’enchante aussitôt et d’autant plus que je viens d’entreprendre, de mon côté, un recueil de Pensées en chemin qui prolongeront mes Pensées de l’aube. Je lis ainsi le premier dizain de ces 99 minuscules étapes d’Odyssée, sous-intitulé Sur la route d’Ithaque, 10 août, avec Tour opérateur pour titre, et tout de suite je marche :

    Tour opérateur

    «  Est-on dans une ville ? Où est-

    on ? Car ce sont des cabinets

    qu’on vous indique – d’expertise

    comptable. Vous tombez au fond,

    Par hasard, d’une avenue qui

    vous conduit de rond-point en rond-

    point entre les tours de béton.

    Sinon, on vous indique aussi

    la direction de l’hôpital

    ou du grand centre commercial.

    Sur la route d’Ithaque

    10 août 2008 .  

     

    Juste avant j’avais noté l’exergue à ces Belles Vues, de Constantin Cavafis auquel je pensais l’an dernier à Salonique et que j’ai retrouvé dans le recueil Amérique de William Cliff récemment paru, et du coup la lumière sourde, intime, tendre, trouble un peu que j’aime chez Cavafis m’est revenue par ces mots : «  Et même si elle est pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es, avec une expérience pareille, tu as sûrement déjà compris ce que les Ithaques signifient ».

    Et de fait je les retrouve, mes Ithaques de Toscane ou d’Andalousie, d’Algarve ou de Mazurie, dans les stations de ce petit livre d’Heures d'Yves Leclair où je sens que je vais m’attarder et revenir, avec cette Ordonnance pour la route :

    Ordonnance

    Attends un peu sur le vieux banc,

    au milieu du pré déserté.

    Contemple, car rien ne t’attend

    sauf la sorcière au noir balai.

    Admire la lumière bleue

    au soleil d’hiver généreux.

    Viens voir en volutes la laine

    de la fumée qui se défait

    sur les toits des fermes lointaines.

    Aime le calme instant de fée.

    Le Sappey en Chartreuse

    3 novembre 2008

     

    Or il y a des jours et des semaines, des mois et des années que je me promets de parler de Lambert Schlechter, lui aussi évoqué dans mes Chemins de traverse et que j’aime retrouver à tout moment, l’autre jour à Bienne – Ithaque de Robert Walser -, au bord d’un lent canal vert opale, à commencer de lire ses Lettres à Chen Fou, et d’autres fois sur les hauts de Montalcino où se situent précisément des pages à fragments de La Trame des jours, suite de son Murmure du monde.

    L’idée d’écrire à un lettré chinois d’un autre siècle est belle, qui convient tout à fait à la nature à la fois stoïque et contemplative de Lambert. Sa façon de décrire les choses du quotidien actuel (que ce soit l’usage d’un poêle à mazout ou d’une ampoule électrique) à un poète d’un autre temps pourrait s’appliquer aussi à l’usage de Facebook ou à la théorie des cordes, sans parler du monde des hommes qui n’est pas plus beau de nos jours que sous les Royaumes Combattants.

    « Le livre que j’écris, les livres que j’écris, ce n’est que ça. Juxtaposer sur la même page le visage de Chalamov et l’éclosion des fleurs du pourpier  dans la lumière du matin », note Lambert Schlechter dans La Trame des jours.

    Ce matin il y avait de la neige sur le jaune de forsythias. J’ai encore copié ce Rimmel d’Yves Leclair comme un écho à ce que je voyais devant la maison :

    Rimmel

    La route est une agate blanche.

    La course humaine ralentit.

    Le ciel floconne dans la nuit.

    La neige qui tombe en silence

    chuchote une étrange élégie.

    Comme si tout rimait sans peine,

    dessus mon bonnet bleu marine,

    mes cils, les pas de la vosine

    et même sur les chrysanthèmes

    La neige met l’ultime rime.

    Retour du boulot

    5 janvier 2009

     

    Yves Leclair. Journal d'Ithaque. La Part commune, 127p. 2012

    Lambert SChlechter. Lettres à Chen Fou. L'Escampette, 2012.

  • Ceux qui manient l'éteignoir

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    Celui qui dit que tout ça a toujours existé /  Celle qui estime que toutes les idées se valent / Ceux qui ne voient en Mozart qu’un produit de la culture occidentale au XVIIIe finissant / Celui qui ne supporte pas l’enthousiasme spontané Celle qui reproche à son conjoint de s’attarder devant ce Cézanne même pas fini avec tout ce blanc qu’on voit la toile / Ceux pour qui Rembrandt et Bernard Buffet se distinguent juste au niveau prix / Celle qui jalouse les engouements de son fils Nestor et le surprend même en train de se polluer (comme elle dit) sur des femmes nues de Rubens /  Ceux qui peignent d’après peinture / Celui qui vous rappelle que tous les goûts sont dans la nature comme le prouvent ceux de la blatte et du scolopendre / Celle qui lit juste pour faire bien / Ceux qui disent revenir à Shakespeare comme s’ils y étaient jamais allés / Celui qui bondit lorsque Berthe lui dit qu’elle s’est endormie dès le Prélude de Tristan et Isolde l’opéra connu de Wagner / Ceux qui refusent de lire Rabelais autrement qu’en vieux françois et sans les notes / Celui qui ne sait aucun poème par cœur et ne s’en trouve pas plus mal / Celle qui constate que l’employé de mairie Lepoirier est arrogant quoique mélomane / Ceux qui ont la mélomanie des grandeurs / Celui qui a disparu dans le tourbillon de Corryvreckam en dépit des mises en garde du pêcheur aveugle / Celle qui n’ignore pas que les puffins ont des nids en forme de terriers / Ceux qui reconnaissent en Orwell (George) un « anarchiste conservateur » / Celui qui prétend (à tort selon sa cousine Hildegard) que le souci de faire œuvre littéraire n’a jamais effleuré l’auteur de 1984 au cours de sa composition / Celle qui préfère Coming up for Air à tous les livres d’Orwell et surtout le passage où il déplore la pollution industrielle affectant la rivière de son enfance / Ceux qui aiment rappeler que Bernanos était fier de sa condition de vacher au Brésil / Celui qui respecte prioritairement les hommes « qui bâtissent quelque chose » / Celle qui abonde dans le sens de G.K. Chesterton qui affirme quelque part que « Si la simple lumière du jour n’est pas poétique, rien n’est poétique » / Ceux qui se rebellent contre les rebelles de salon / Celui qui considère le terrorisme avec un mélange de mépris et de pitié / Celle qui a toujours considéré le prétendu révolutionnaire comme un fumiste planqué / Ceux qui reviennent à Conrad par Orwell comme d’autres reviennent à Orwell par Simon Leys ou à Simon Leys par Le Studio de l’inutilité / Celui qui voit la Chine en pole position économique mondiale vers 2016 alors que son neveu penche plutôt pour 2015 / Celle qui considère que relativement à la Chine tout devient relatif / Ceux qui relativisent le relativisme ambiant avec une ironie relativement roborative un jour d’avril maussade comme ce matin qui « sent la neige » / Celui qui te scie chaque fois que tu affirmes quoi que ce soit / Celle qui ramène tout à du social ou du médical / Ceux qui traitent les Problèmes au karcher / Celui qui réduit toute quête de l’absolu à une prise de roupettes / Celle qui objecte que cela dépend des jours et des menstrues de la Lune / Ceux qui n’admettent aucune autre conviction que celle qu’ils n’ont pas / Celui qui ne voit dans les macérations de la sainte que compulsion de frustrée / Celle que son psy a définitivement formatée / Ceux qui ne sont sûrs que de leurs programmes y compris la gestion de leurs cendres / Celui qui invoque « nos valeurs » comme une ligne de mobilier Roset ou Ikea / Celle qui sait ce que signifie le mépris de la chair / Ceux que les nouveaux tabous ligotent autant que les anciens / Celui que toute forme de foi déstabilise sauf le foie gras / Celle qui stigmatise le manque de religion du religieux à quoi l’Abbé Reliquat répond mais non mais non / Ceux qui invoquent « les grandes choses » pour noyer le poisson / Celui qui stigmatise le relativisme comme il le fait de toute illusion non féconde / Celle qui reproche leur impudeur et leur mimétisme aux macaques de la cage s’agitant sur son écran plasma / Ceux qui se disent libertins alors qu’ils sont juste conformés au goût du jour / Celui qui pelote platoniquement ses catéchumènes du premier rang / Celle qui accuse Victor le moniteur d’école du dimanche de harcèlement au motif qu’il parle toujours de ce Jésus aux cheveux longs / Ceux qui cherchent l’originalité à tout prix sans considération d’aucune origine /  Celui qui se prostitue pour oublier ce qu’il est / Celle qui a changé de prénom avant de se mettre aux affaires au bar Le Crénom d’Outre-Meuse / Ceux qui ramènent la prostitution à une modulation postmoderne de la gâterie / Celui qui passe du machinisme au mysticisme avec le même esprit performant / Celle qui dit que tous les goûts sont dans la nature même le dégoût mais ça c’est pas sûr répond le toucan / Ceux qui préfèrent la médiocrité à la Qualité du fait que celle-ci se la joue à majuscule / Celui qui se réfugie dans le déterminisme pour donner un sens à sa condition de future victime de tel ou tel éboulement non prévu par le règlement / Celle qui prétendait que l’Homme a dominé la nature à l’apéro du Golden Beach juste avant que le tsunami n’engloutisse celui-ci  / Ceux qui te traitent d’essentialiste pour en finir avec tes chichis surannés / Celui qui sait que la seule vérité vérifiable est la plus basse / Celle qui transmet la vie sans (trop) se soucier de conserver la sienne à tout prix / Ceux  qui ne cherchent plus aucune forme d’assentiment / Celui qui compare l’écriture à une drogue alors qu’elle est exactement le contraire pour autant disons qu’elle ne soit pas coupée / Celle qui se coupe quand elle te dit qu’elle t’a défendu à ton corps défendant / Ceux qui sont relativement convaincus par cette liste d’un samedi matin nuageux à couvert à 1111 mètres au-desus de la mer, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Contre les idiots utiles

    Leys.jpgDe la formation des rêves, de la jobardise des intellectuels et des enseignements de Simon Leys.



    À La Désirade, ce jeudi 5 avril 2012. – Longuement et bien dormi en dépit de sciantes crampes. Fait ce rêve curieux d’un nouveau journal littéraire publié par une poétesse genevoise connue, entièrement consacré à sa propre célébration, avec des portraits sophistiqués de sa chère personne dans le style glamoureux du Studio Harcourt. Or je me demande, une fois de plus, comment cristallisent les rêves et plus précisément, en l’occurrence, comment un contenu polémique si précis a pris forme à partir des sentiments certes peu tendres que m’inspire le bas-bleu en question. J’enquêterais si j’étais moins paresseux.

    Dans l’immédiat je préfère aborder le dernier recueil d’essais de Simon Leys, Le Studio de l'inutilité, dans lequel je trouve (notamment) un éclairant aperçu de la « belgitude » d’Henri Michaux, une approche de Simone Weil dont l’amicale admiration a rapproché Czeslaw Milosz et Albert Camus, et la mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel.

    J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux : dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthe justifie sa servilité en donnant du galon à un « discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial ».

    À ce « discours spécial » de vieille dame gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre « la sempiternelle parade du Phallus » de gens engagés et autres vilains tenant du « sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans le numéro de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la « décence ordinaire » célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire » et cite Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: « Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Mais il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’« anticommuniste primaire », même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, et qu’il incombe au très candide et très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui, dans le Nouvel Ob’s de cette semaine, comment devenir Chinois…

    Simon Leys. Le studio de l’inutilité. Flammarion, 301p.

  • Une visite à Patricia Highsmith


    medium_Highsmith110001.4.JPGAurigeno, 1989. 

    medium_Aurigeno99.JPGCette petite maison de pierre au toit couvert d’ardoises, serré dans ce bled perdu que surplombent de hautes et farouches pentes boisées de châtaigniers roux, sur l’ubac du val Maggia, est vraiment le dernier endroit où l’on imaginerait le gîte d’une romancière américaine mondialement connue dont le dernier livre paru, Catastrophes,  traite des aspects les plus noirs de la vie contemporaine. Pour arriver à sa porte, j’ai traversé toute la Suisse, hier, ralliant Locarno d’où, par le car postal jaune flambant, j’ai débarqué à l’arrêt du bord de la rivière, à vingt minutes de marche d’Aurigeno, après quoi je n’avais plus qu’à suivre les indications téléphonées à voix toute douce : le chemin du haut, la fontaine et, visible tout à côté, la porte verte dont le heurtoir est une délicate main de femme…

    Il y avait longtemps, déjà, que je rêvais de rencontrer Patricia Highsmith. J’avais à témoigner à cette dame une reconnaissance personnelle, parce qu’elle m’avait apporté, comme à tant d’autres sans doute, quelque chose de vital à un moment donné : ce regard vrai sur le monde, à la fois implacable et tendre, conséquent et générateur de compréhension.

    Et puis il y avait, aussi, le sempiternel malentendu à dissiper une fois de plus, de l’auteur policier aux succès amplifiés par le cinéma, et forcément déclassé dans les rangs de la littérature mineure alors que Graham Greene la tenait, à juste titre, pour un authentique médium poétique de l’angoisse humaine.

    Comme si le seul suspense épuisait l’intérêt du Journal d’Édith, ce très émouvant portrait de femme brisée par le manque d’amour de son entourage, sur fond d’Amérique moyenne à l’époque de la guerre du Viêt-nam. Et comme si L’Empreinte du faux, son meilleur livre peut-être, ou Les Deux Visages de Janvier, Ce mal étrange ou Ceux qui prennent le large, son préféré à ce qu’elle me dira, nous intéressaient par leur intrigue criminelle. En réalité, les livres de Patricia Highsmith, comme les récits de Tchekhov ou les romans de Simenon, constituent autant de coups de sonde dans les zones sensibles de la psychologie humaine, où les dérives individuelles recoupent les névroses collectives de notre temps.

    Le meilleur exemple en est d’ailleurs donné par le dernier livre de celle que je suis venu débusquer, intitulé Catastrophes et réunissant des nouvelles d’une même noirceur pessimiste, où l’auteur traite les thèmes des excès de la recherche médicale et de l’élimination des déchets nucléaires, de la pagaille sévissant dans les pays décolonisés, des conflits politico-religieux liés à l’apparition des femmes porteuses ou de l’ouverture cynique, dans l’Amérique des gagnants, des asiles d’aliénés déversant soudain sur le pays des hordes de fous à lier.

    On m’avait dit, bien entendu, que la dame n’était pas toujours commode. À supposer qu’elle fût, dans la vie, aussi féroce que dans ses livres, et précisément dans ce tout dernier, il y avait certes de quoi trembler. De surcroît, j’avais un peu de retard à l’instant de me présenter à notre rendez-vous, n’ayant pas prévu la complication des correspondances. Ainsi m’aura-t-on puni de près de trois quarts d’heure d’attente, au point de m’inquiéter d’avoir fait ce long voyage en vain. Mais non: la porte de la petite maison a bel et bien fini par s’ouvrir sur une frêle vieille dame lippue, aux traits ravagés et à l’air méfiant, qui m’a invité à la précéder dans un sombre escalier donnant sur deux pièces modestes, la première agrémentée d’une immense vieille cheminée et la seconde, minuscule, entièrement occupée par deux tables de travail guignant vers le ciel, par-dessus les toits et les monts enneigés.

    Comme je lui avais amené de petits cadeaux, à commencer par un joli dessin d’escargot de notre fille Julie et un jeu de tarots déniché la veille dans une brocante de Muralto, la redoutable ermite s’est bientôt radoucie.
    Deux heures durant, je me suis efforcé, avec mon pauvre anglais, de la faire parler de son œuvre, quitte à brusquer sa réserve pudique. De fait, Patricia Highsmith n’aime guère parler d’elle-même. En revanche, elle s’anime dès qu’on aborde d’autres sujets. Simenon, par exemple, qu’elle estime un auteur vraiment sérieux, et sur lequel elle m’a longuement interrogé, tout excitée par ce que je lui ai raconté de l’homme et de mes lectures. Ou bien le monde actuel, dont elle suit les événements avec beaucoup d’attention même si, m’explique-t-elle, sa peur du sang (!) l’oblige à proscrire la télévision de chez elle. Engagée dans la mouvance d’Amnesty International, elle se dit écœurée par ce qui se passe dans les territoires occupés par Israël. Stigmatisant l’attitude des dirigeants, elle clame en outre sa honte de ce que les États-Unis participent à l’écrasement des Palestiniens.

    Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle aspirait à transmettre à son lecteur, elle m’a répondu modestement qu’elle aimerait lui suggérer une nouvelle façon de voir les choses, tout en espérant lui procurer le simple bonheur de lire. L’interrogeant sur les qualités humaines qu’elle met le plus haut, elle m’a cité la patience et l’honnêteté, et, loin de me snober lorsque je lui ai demandé en quel animal elle aimerait se voir réincarnée, l’auteur du Rat de Venise m’a répondu très sérieusement qu’elle aimerait être un éléphant dans son milieu naturel, à cause de son intelligence et de sa longue vie, ou bien un petit poisson dans un récif de corail.

    Comme nous évoquions le glauque personnage de Ripley, je l’ai interrogée sur ce qu’elle pensait des motivations qui poussent selon elle les gens aux actes criminels. Alors elle d’affirmer que la plupart des crimes s’enracinent dans le besoin profond, chez l’individu, de rétablir la justice foulée au pied.

    Sans redouter l’aspect incongru d’une telle question, je l’ai priée de me dire ce qu’elle dirait à un enfant qui lui demanderait de lui décrire Dieu. D’une voix douce, et avec le plus grand sérieux, elle m’a alors expliqué qu’elle dirait de Dieu, à l’enfant, que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter ses peurs élémentaires. Qu’elle chercherait à faire comprendre à l’enfant que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que les peuples divers ont inventés et vénérés. Enfin qu’elle s’attacherait à expliquer à l’enfant que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume par l’injonction : « Aime ton prochain »…

    (Cette visite date de 1989. Son évocation figure dans Les passions partagées, recueil de carnets paru chez Bernard Campiche)

  • L'ombre du Mal

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    De la résistance. - Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.


    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.


    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

    Celui qui se garde d’avoir le dernier mot par simple dandysme spirituel / Celle que les coqs insupportent sauf au lit ou au vin / Ceux que les débats binaires à la française ont toujours fait hausser les épaules, etc.


    De la grossièreté. - Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.

    Bush & Co. - Fahrenheit 9/11 de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental. Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.


    De l’avenir radieux. – Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, et le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il y avait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – tout un monde à rafistoler…


    Génie du mal. - En lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

    Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ». Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais: meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sans désir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation, avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vie d’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il a commencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.


    Du mariole. – Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat : d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...


    Moralisme romand. - A tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je ne le suis plus. Son côté vieille fille, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « toucher, palper », alors que ce sont ceux qui touchent et palpent, les Ramuz et les Cendrars ou les Cingria qui marqueront le renouveau de la littérature en Suisse romande.


    Me sens de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus lié à ma bonne amie - vraiment le coeur du coeur de ma vie.


    Du roman actuel. - Dans une vaticination assez fumeuse de la fin des années 50, Céline affirme que le roman contemporain n’a plus rien à nous apprendre, dans la mesure où toute information est désormais filée par le journalisme, le reste relevant de la « lettre à la petite cousine ». Mais je crois, pour ma part, qu’il a tort, et les romans d’un Philip Roth, d’un J.M. Coetzee ou d’un Amos Oz en sont l’illustration.

    Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, en imminente voie d'impression aux bons soins de l'imprimeur Gasser du Locle, pour Olivier Morattel.

    Images: Patricia Highsmith et sa machine à écrire

  • Zigzags du Coyote

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    La terre est l'oreille de l'ours journal kaléidoscopique de Jil Silberstein, à valeur de « célébration du vivant »

    Jil Silberstein fut gratifié,  par la compagne de sa vie – son «Aimée» comme il l’appelle - du surnom-totem de coyote. «Mico», alias Monique Silberstein, prématurément arrachée à la vie  en 2006, avait vu juste. Il y a en effet du chien sauvageon en Jil, perpétuellement inquiet et curieux, affamé, à la fois hardi et peureux (c’est lui qui le dit), mélange de Rantanplan juvénile et de Croc-Blanc sans âge n’en finissant pas de perdre et de retrouver le Nord - le Grand Nord de préférence.

    Au commencement de cet extraordinaire bouquin (au sens propre de l’extravagance du vivant, rompant avec l’ordinaire mortifère) que représente La Terre est l’oreille de l’ours, Jil fume sa pipe à la lisière d’une forêt de Moudon, non loin de la ferme qu'il habite avec Mico. Nous sommes en mars 2005, départ d’une espèce d’immense journal éclaté, bousculant la chronologie et qui marque le premier rendez-vous du voyageur avec la forêt et sa décision de la retrouver, de l’arpenter et d’en dresser l’inventaire physique et métaphysique. Magique royaume et lieu  de retrouvailles avec les Esprits-maîtres vénérés par les Indiens  du Québec-Labrador qui, entre 1992 et 1996, lui ont appris la forêt, le dépeçage du caribou, la sagesse terrienne et les vertus calmantes du  tabac inspirateur. Les kids des Innus fument leur clope sans trop se soucier désormais du bois sacré: «Au mieux, le bois c’est le fun!». Mais notre coyote urbain n’en démord pas au seuil de ce «royaume conjuguant ombre, fraîcheur, silence, luxuriance, fragrances, pépiements, craquements, radieuses trouées de lumière»...

    De nouvelles racines

    Jil le coyote a pas mal trotté de par le monde au moment où, bientôt sexa, il entreprend  ce «journal» à double valeur de bilan et de nouvelle alliance avec le Vivant. Quand   il débarque de Paris, où il a vu le jour en 1948, à Genève puis à  Lausanne, c’est un jeune dingo fou de grandes lectures (il tutoie Bernanos et Simone Weil, Georg Trakl et Dylan Thomas) dont les premiers poèmes, incandescents et hirsutes - le premier recueil s'intitule Exacerber l’instant - paraissent à L’Age d’Homme. S’il a déjà de grands voyages derrière lui, le coyote jette de nouvelles racines en Suisse romande, publie un tas d'articles un peu partout (jusque dans les colonnes de 24Heures), dirige une revue, reprend la librairie La Proue aux escaliers du Marché, travaille dans l’édition (à L’Age d’Homme puis chez Payot), publie une vingtaine de livres oscillant entre poésie et réflexion. Entretemps il rencontre son alter ego féminin, journaliste de radio qu’il suivra aux Etats-Unis et avec laquelle il partagera ses passions et en développera une nouvelle, pour la Nature. Dans les années 90, les voyages reprendront et plusieurs séjours à valeur initiatique, chez les Innus , en Guyane et dans la taïga, où l’enquête anthropologique recoupe le plaidoyer pour les peuples menacés et la nature saccagée.  Autant d’expériences qui participant d’un grand voyage à consonances spirituelles, que marque soudain la maladie mortelle (lymphome de Burkitt) fatale à l'Aimée en quelques mois. Dans un petit livre bouleversant, Une vie sans toi (L'Age d’Homme, 2009), Jil Silberstein  a filtré  son indicible douleur. Or cette «tache aveugle» d’une vie joyeusement  partagée accentue, par contraste noir, le tableau du «vivant» retrouvé dans la vaste chronique kaléidoscopique de La Terre est l’oreille de l’ours. Le coyote nous fait pleurer quand il pleure son Aimée, et rire aussi de lui, avec son côté Bouvard et Pécuchet découvrant la forêt. L'écrivain-poète touche souvent à l’épiphanie, nous fait sourire avec ses résolutions de vieil ado moralisant, nous émerveille par ses curiosités infinies, de Kerouac à Li Po en passant par le singe capucin de Servion - enfin le coyote  nous fait zigzaguer dans sa foulée ! 

    Jil Silberstein. La terre est l’oreille de l’ours. Noir sur blanc, 480p.

  • Au filtre du Temps

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    De la recréation. – Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes : Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

    Tchekhov en vérité. - Il y aura juste cent ans, le 2 juillet prochain, qu'Anton Pavlovitch Tchekhov s'éteignait dans la Villa Friederike de la petite station thermale de Badenweiler, en Forêt-Noire, à l'âge de 44 ans, vingt ans après le premier crachement de sang que la tuberculose lui arracha. Durant la nuit du 1 er juillet, Tchekhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d'appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à 2 heures du matin, le malade lui dit simplement « Ich sterbe », déclinant ensuite l'offre qui lui fut faite d'une bouteille d'oxygène. En revanche, Tchekhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter, remarqua qu'il y avait longtemps qu'il n'en avait plus bu, s'étendit sur le flanc et expira.

    La suite des événements, le jeune Tchekhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits. De fait, c'est dans un convoi destiné au transport d'huîtres que la dépouille de l'écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, une fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n'était pas destinée à Tchekhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour. Une foule immense n'en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de l'écrivain porté par deux étudiants.

    En janvier de la même année, la dernière pièce de Tchekhov, La cerisaie, avait fait l'objet d'un succès phénoménal. L'interprétation de la pièce, à laquelle le metteur en scène Constantin Stanislavski avait donné des accents tragiques, déplut cependant à Tchekhov qui s'exclama: « Mais ce n'est pas un drame que j'ai écrit, c'est une comédie et même, par endroits, une véritable farce !»

    Ce n'était que le dernier d'une longue série de malentendus qui avaient marqué les rapports de Tchekhov avec ses contemporains, avant de se perpétuer à travers les années. L'image d'un Tchekhov poète de l'évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, survit en effet dans le cliché du « doux rêveur », qui vole au contraire en éclats dès qu'on prend la peine de l'approcher vraiment.

     

    En ville, ce 8 juillet. — Ma paranoïa se calme. Evoquant mon travail dans le journal, et plus précisément la présentation des livres, le rédacteur en chef m’a dit que j’étais irremplaçable. Voilà ce qu’il a dit à moi le rédacteur en chef: que j’étais irremplaçable. Irremplaçable il a dit le rédacteur en chef que j’étais. Et moi qui me trouvais proche de me mettre en situation d’être remplacé, que non pas: je suis irremplaçable. Et voilà comment on soigne la paranoïa : suffit d’un biscuit.

    Dispositifs. - Un père de famille, dans son chalet de La Lenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Un cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et en regrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

     

    En ville, ce 9 juillet. - Notre grande petite Julie en pleurs hier. Son ami la traite en Balkanique. La délaisse de plus en plus au profit de ses copains, et lui reproche de ne pas s’occuper assez de lui. Elle doit pressentir qu’à long terme cette relation sera difficile, tant est énorme la différence entre eux qui va s’accentuer encore à proportion de l’incapacité du lascar à évoluer. Elle devra se conformer au modèle de la femme dominée et soumise au seigneur couillu, mais je la vois mal s’y résigner. Dès cet automne, elle s’émancipera au contraire en fréquentant la faculté de droit. Du moins sera-t-elle déjà mieux préparée à se défendre que n’importe quelle oie blanche.

     

    Fait d’été. - Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes à un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de chambre a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

    Lady L. - Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

     

    À Sempach, ce 20 juillet. —Parti en voiture de service à destination de Brunnen, pour assister ce soir à la répétition du Guillaume Tell de Schiller, sur la prairie historique du Grütli, j’ai fait étape dans cette charmante ville dont le lac est battu au marteau de forgeron par un vent noir. Terrasses à touristes. Prix exorbitants. Huit franc le verre de rouge. Vitello tonnato précédé d’un potage suisse allemand. En fait ne me sens pas tout à fait de ce pays, même si je lui trouve du charme. A côté de la Stadtkeller de Sempach, jouxtant le monumental monument au héros Winkelried, se trouve le restaurant chinois Ching Chang. Un peu plus loin un panneau indicateur annonce: Schlacht. Tellement plus évocateur, ce mot, que « bataille ».

    Soir.  — Après avoir maudit ce pays encaissé sous la pluie, je l’ai béni ce soir en assistant à la représentation du Guillaume Tell de Schiller sur la prairie mythique du Grütli. Des tribunes élevées face au lac et aux montagnes, j’ai appelé Alfred Berchtold qui m’a dit redouter la trahison à la mode. Mais non: contre toute attente, c’est simplement la pièce qu’on donne là en version certes stylisée, mais avec de bons acteurs et quelques moments de réelle densité émotionnelle. Avec les Mythen en toile de fond, tandis que le jour déclinait sur ce paysage romantique à souhait et tout chargé d’histoire, la pièce de Schiller m’est apparue comme un grand hymne à la liberté et non du tout comme une célébration patriotarde.

    Chassé-croisé. - Sous le titre d’Exit, le court métrage de Benjamin Kampf  raconte les derniers instants de deux vieillards décidés à en finir ensemble. Enfin « décidés »: on comprend que c’est la femme, dominant son jules, qui l’a convaincu de la suivre dans la tombe alors qu’elle-même est condamnée. En présence de l’envoyée de l’agence Exit, alors que la vieille a demandé à son conjoint de leur mettre  un disque, sur la musique suave duquel elle l’invite à danser une dernière fois, l’homme se cabre soudain et change d’avis. Du coup, la vieille, vexée et fâchée, avale son verre de substance létale et s’en va s’allonger comme prévu, bientôt suivie par son époux tout culpabilisé ; et les voilà gisant enfin tendrement l’un auprès de l’autre « malgré tout ». Cela traité avec une sorte de réalisme poétique, tendre et cruel, à la William Trevor.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

  • Un chant de survie

     

    Ferrier2.jpgAvec Fukushima, récit d’un désastre, Michael Ferrier élève le témoignage au rang du grand art.

    «Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», écrivait le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein.  Petite phrase énigmatique, sous son air d’évidence, qui ressurgit à chaque fois que nous sommes confrontés à ce qui est désigné désormais par la formule d’«horreur absolue».

    Comment dire celle-ci ? Comment dire l’atroce réalité d'un accident arrachant soudain vingt enfants à leurs parents. Comment  ne pas rester «sans voix» à  l’annonce de tels drames ?  À plus grande échelle, comment dire la triple catastrophe du tremblement de terre, du tsunami et des  explosions de centrales nucléaires  qui se succédèrent, il y a un an de ça, dans la région japonaise du Tohoku, dont le seul nom de Fukushima (étymologiquement «l’île de la Fortune»...) symbolise désormais la tragédie «civile», comme Hiroshima en reste l’emblème guerrier ?

    Or, voici qu’un livre, rien qu'avec des mots, les mots du coeur et les mots de la poésie, dit sur Fukushima ce que n’ont pas dit des millions d’images et des milliers d’articles. Voici que l’indicible stupéfaction, l’indicible malheur et l’indicible mélange de révolte et de résignation se trouvent exprimés par un lettré surfin pas vraiment «programmé» pour ça.  Prof  d’université à Tokyo depuis une vingtaine d'années, Michaël Ferrier, quadra d’origine franco-indienne,  s’est déjà fait connaître par quelques livres certes remarquables par leur qualité d’écriture et l’originalité des observations portées par l’auteur sur le Japon. Mais la date du 11 mars aura marqué, sans doute, un tournant décisif dans sa vie et son oeuvre. 

    Comme si, tout à coup, le tremblement de terre l’avait investi du génie d’exprimer  ce qui ne peut se dire:  «À tombeau ouvert, tout ça bourdonne et branle, mille crocodiles en cavale et des cataractes de rossignols». Comme si la puissance cosmique de la nature, que d’aucuns prétendent désormais soumise à l’homme, lui inspirait un nouveau souffle épique. En écrivain puissant, il décrit ensuite le déchaînement des eaux sur une côte aux paysages enchanteurs et l’engloutissement de villages et de villes réduits à d’inimaginables tas de débris.

    Comme une conversion

     

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    Et puis  c’est en homme solidaire, avec son amie Jun qui l’a rejoint sous une table dès le premier séisme, que le portera  le sentiment le plus faternel vers ses semblables. Sur le terrain, des côtes dévastées au sanctuaire de Fukushima, il revivra ce qu’en 1964 le grand Kenzaburo Oè vécut, comme une véritable conversion,  à la rencontre des victimes d’Hiroshima. Ainsi Michaël et Jun vont-t-ils écouter des rescapés de tous  âges et conditions. Ces témoignages sont parfois à pleurer, souvent aussi à hurler de rage en constatant l’omertà entretenue autour du nucléaire. Fukushima, récit d’un désastre, devient alors acte d’accusation, accumulant les preuves accablantes, autant pour les pontes japonais que pour un Sarko minaudant sur la «pertinence du nucléaire».

    A fines touches extrêmement incisives et sensibles, où l’horreur approchée fait d’autant mieux ressortir la merveille de vivre (jamais le couple  n’aura si bien fait l’amour qu’en retrouvant Kyoto, quelques jours après l’effroi), Michaël Ferrier achève son récit par une réflexion à valeur universelle  intitulée La demie-vie, mode d’emploi: «La demi-vie nucléaire: une mort à crédit, Une longue existence de somnambule, toute une vie dans les limbes». Inutile d’ajouter que Fukushima plaide pour la vie rendue à sa beauté et à sa fragile plénitude, contre la domestication consentie.

    Michaël Ferrier. Fukushima, récit d’un désastre. Gallimard, coll.L’Infini, 262p.

  • Aux couleurs d'un sage

    medium_Hesse5.2.JPGHermann Hesse à Montagnola, et ces jours au Kunstmuseum de Berne.

    La belle saison se réfracte dans ce livre solaire: «Cet été est une fournaise digne de l’Inde, y lit-on par exemple. Même le lac a perdu depuis longtemps sa fraîcheur, mais tous les jours, en fin d’après-midi, une brise souffle sur notre plage; il est alors rafraîchissant de se baigner dans les vagues puis de rester debout, nu, en plein vent. C’est l’heure où, souvent, je descends ces pentes qui mènent à la plage. Je prends parfois avec moi un bloc de papier à dessins, une boîte d’aquarelle ainsi que des provisions et un cigare pour rester là toute la soireé.»

    Ces lignes sereines, préludant à l’évocation sensuelle et pudique à la fois de jeunes filles au bain, Hermann Hesse les écrivait en été 1921, deux ans après son installation dans un petit palazzo baroque, «mi-comique, mi-majestueux» de Montagnola, au Tessin (Suisse méridionale) où il allait positivement renaître. Après le désastre de la guerre, durant laquelle il s’était épuisé en tâches humanitaires et en écrits pacifistes, l’écrivain avait quitté sa femme (internée dans un hôpital psychiatrique de Zurich pour schizophrénie) et ses trois jeunes fils (confiés à des amis ou placés en internat) afin de donner la «priorité absolue» à son travail littéraire. C’est au Tessin, où il vécut la seconde moitié de sa vie, qu’il écrivit la plupart des livres qui établirent sa renommée mondiale, consacrée en 1946 par le Prix Nobel, et c’est à Montagnola qu’il s’éteignit en 1962.

    Au charme du Tessin, consommant la fusion du nord et du sud (il dira même y retrouver l’Inde, l’Afrique et le Japon...), Hesse avait déjà goûté en 1905, lors d’une randonnée pédestre, et en 1907, où il suivit une cure naturiste au fameux Monte Verità d’Ascona. Lorsqu’il y revient en 1919, après le «grand naufrage», l’ex-père de famille propriétaire n’est plus qu’un «petit écrivain sans le sou» qui se sent «étranger miteux et vaguement suspect», se nourrissant de lait, de riz et de macaronis, «portant ses vieux costumes jusqu’à ce qu’ils s’effrangent et ramenant, à l’automne, son souper de la forêt sous forme de châtaignes.» Loin de se plaindre, au demeurant, le poète célèbre les bienfaits de la vie en «amoureux du monde» porté à la sublimation de ses pulsions.

    «Nous autres vagabonds, écrit-il alors, sommes rompus à l’art de cultiver les désirs amoureux précisément parce qu’ils ne sont pas réalisables, et cet amour qui devrait revenir à la femme, à le dispenser par jeu au village, aux lacs et aux cols de montagne, aux enfants du chemin, au mendiant près du pont, aux troupeaux sur l’alpage, à l’oiseau, au papillon. Nous détachons l’amour de son objet, l’amour lui-même nous suffit, de même que, dans nos errances, nous ne cherchons pas le but mais la joussances, le simple fait d’être par monts et par vaux.»

    Ces accents lyriques préfigurent Le dernier été de Klingsor (1920), où la magie tessinoise sera très présente, et le sentiment de la nature romantico-bouddhiste qu’on retrouvera dans Siddharta (1922). On pense aussi aux émerveillements et aux pointes de rebellion d’un Robert Walser (très apprécié d’ailleurs par Hesse) en suivant l’écrivain au fil de ses promenades et des digressions jamais conventionnelles qu’il en tire dans ces écrits publiés par les quotidiens alémaniques ou allemands de l’époque. Loin de se dissoudre dans la jouissance égotiste, Hermann Hesse reste en efet bien virulent contre les philistins, notamment dans la cinglante Lettre hivernale envoyée du midi à ses amis berlinois où il fustige les «profiteurs de guerre» et autre bourgeois encourageant le poète crève-la-faim d’un sourire hypocritement paternaliste.

    medium_Hesse3.2.JPG«Je ne suis pas un très bon peintre, écrit Hesse dans un texte de 1926, je ne suis qu’un amateur; mais dans toute celle vallée, ajoute-t-il aussitôt, il n’y a pas une seule personne qui connaisse et aime mieux que moi les visages des saisons, des jours et des heures, les plissements du terrain, les dessins de la rive, les caprices des sentiers dans les bois, qui les garde comme moi précieusement en son coeur et vive avec eux autant que je le fais». Dans un des poèmes émaillant ce recueil de proses, intitulé Le Peintre peint une usine dans la vallé, la vision plastique de l’écrivain-aquarelliste se prolonge tout naturellement par les mots d’une feinte naïveté: «Tu est très belle aussi dans la verte vallée,/Usine, abri pourtant de tout ce que j’abhorre:/Course au gain, esclavage, amère réclusion». Ainsi salue-t-il le «tendre bleu, /bleu passé sur les murs des modestes demeures/A l’odeur de savon, de bière et de marmaille!», avant de lancer en finalement que «le plus beau, c’est bien la rouge chemineée/Dressée sur ce monde stupide,/Belle, fière, jouet ridicule,/Cadran solaire de géant».
    Or, se défendant de poser au maître (même si certaines de ses aquarelles ont parfois la grâce lumineuse de celles d’un Louis Moillet ou du Klee des paysages stylisés, en beaucoup plus gauche), Hermann Hesse ne transmet pas moins, par la couleur, une vision du Tessin qui enchante le regard.

    Partiellement inédit dans notre langue, ce livre dense et limpide est à la fois une plongée roborative dans l’univers d’un poète au verbe pur et bienfaisant, et une conversation passionnante avec un homme libre et formidablement vivant. La remarquable postface de Volker Michels, qui a dirigé la présente édition, ajoute encore à l’intérêt de cet ouvrage plus que bienvenu.

    Hermann Hesse, Tessin. Proses et poèmes, avec 16 aquarelles polychromes et 2 photos hors texte. Traduit de l’allemand par Jacques Duvernet. Editions Metropolis, 345pp.

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  • Le cauchemar de l’homme fini

     

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    Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...


    Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
    La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.

  • Ceux qui naviguent aux étoiles

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    Celui qui reste fixe comme le pivot de l’éventail / Celle qui veille à l’heure de l’Oiseau / Ceux qui entendent la flèche à sifflet retomber dans la mer après avoir atteint sa cible / Celui qui reste ZEN dans la confusion ambiante / Celle qui progresse à l’intuition et régresse au raisonnement / Ceux qui ne se laissent pas démonter par la mer hors d’elle / Celui qui évite de monter les tours quand la sous-offe s’énerve / Celle qui te rappelle volontiers la scène de Chaplin où l’Adolf et le Benito se défient sur leurs chaises de coiffeur /  Ceux qui en reviennent toujours à l’apparente impassibilité (tu parles !) de la Nature / Celui qui consacre une minute matinale quotidienne devant la fourmilière de la forêt voisine pour se rappeler qu’oncques agitement ou branle  jamais n’arrangea que pouic / Celle qui ne se laisse pas entraîner sur les voies du stress en dépit de sa qualité d’entraîneuse de l’équipe féminine de freeride Les Battantes / Ceux qui détendent l’atmosphère en rotant dans la télécabine bondée / Celui qui pratique le rap mental dans les transports communs où le silence est d’or / Celle qui a perdu sa boussole mais pas le nord pour autant / Ceux qui savent s’orienter d’après la mousse des troncs et se retrouvent donc becs dans l’eau dans la forêt calcinée / Celui qui consacre sa vie à l’étude d’un seul papillon en pleine conscience polyphonique de la multitude des espèces y compris dans les fosses océaniques / Celle qui dit qu’elle jouit chaque fois que l’hostie se dépose sur le bout rose de sa langue par ailleurs bien pendue et tendue dans le French Kiss / Ceux qui ont cru trouve The Guide à l’école coranique d’à côté avant de découvrir les mérites du Routard / Celle qui ne voit point d’insulte dans l’expression « bosser comme un nègre » en tant que nettoyeuse sénégalaise exploitée par la firme Guerlain / Ceux qui ont fait de l’antiracisme un nouveau fonds de commerce pseudo-moral ou littéral / Celui qui traite volontiers ses amis de négros (hein Bona, hein Maxou ?) juste pour faire chier les ennemis de la liberté / Celle qui prétend que les Suédois ne sentent rien et les évite par conséquent mais il y a des exceptions Votre Honneur / Ceux qui évitent de dire que les Français ou les Suisses sont cons vu que c’est pas tous et pas tous les Danois non plus ni les Sénégalais ni même les Belges enfin quoi, etc.

    Image : Philip Seelen

  • La bataille de René Girard

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     Achever Clausewitz, par René Girard. Notes de lecture (1)

     

    -          Introduction de René Girard.

    -          Après un exergue de Pascal commençant sur ces mots : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité ».

    -          Annonce « un livre bizarre ».

    -          Excursion du côté de l’Allemagne et des rapports franco-allemands, à la lumière de la lecture de Clausewitz  redécouvert », par delà la lecture de Raymond Aron.

    -          Resitue son travail, jusqu’à maintenant « présenté comme une approche du religieux archaïque, par le biais ’une anthropologie comparée.

    -          « Il visait à éclairer ce qu’on appelle le processus de l’hominisation, ce passage fascinant de l’animalité à l’humanité, il y a de cela des milliers d’années. Mon hypothèse  est mimétique. C’est parce que les hommes s’imitent plus que les animaux qu’ils ont dû trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d’entraîner la disparition pure et simple de leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence lä où chacin devenait semblable à l’autre, c’est le sacrifice ».

    -          Rappelle son travail essentiel sur le thème du bouc émissaire.

    -          Evoque ensuite le passage du religieux mythique au christianisme, avec la dualité fondamentale du destin de celui-ci.

    -          « C’est le christianisme qui démystifie le religieux et cette démystification, bonne dans l’absolu, s’est avérée mauvaise dans le relatif, car nous n’étions pas préparés à l’assumer »,

    -          Paradoxe selon lequel le christianisme « est la seule religion qui aura prévu son propre échec. » -          Cette prescience est omniprésente dans les textes apocalyptiques, le plus souvent inaperçus même dans les Evangiles synoptiques et les épîtres de Paul.

    -          Rapporte les textes apocalyptiques au désastre en cours en ce début du XXIe siècle.

    -          « Nous ne pouvons échapper au mimétisme qu’en  en comprenant les lois : seule la compréhension des dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique  identification à l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale au moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore grandi en intensité et en imprévisibilité ».

    -          Affirme que le violence qui produisait du sacré ne produit plus désormais qu’elle-même.

    -          La réalité rejoint une vérité dite il y a deux mille ans.

    -          « Le paradoxe incroyable, que personne ne veut accepter, est que la Passion a libéré la violence en même temps que la sainteté. Le sacré qui depuis deux mille ans « fait retour » n’est donc pas un sacré archaïque, mais un sacré « satanisé » par la conscience qu’on en a, et qui signale, à travers ses excès même, l’imminence de la Parousie ».

    -          Rappelle le mot d’Héraclite : « Polémos est père et roi de tout ».

    -        1e95278dc36f92d430718da18188e28d.jpg  Puis en vient à la « montée des extrêmes » perçue et décrite, théorisée par Carl von Clausewitz (1780-1831), dont il précsie aussitôt que De la Guerre déborde de tous côtés les kimites d’un traité technique.

    -          Annonce qu’il ne fera pas de Clausewitz un bouc émissaire, après qu’on l’a trop adulé ou trop attaqué, mais le sujet d’une discussion cruciale sur l’évolution de la guerre et ce qu’il en est aujourd’hui.

    -          « Clausewitz est possédé, comme tous les grands écrivains du ressentiment »

    -          Estime que le sens du De la guerre est religieux, et que seule une interprétation religieuse

    -            Clausewitz est le premier à montrer, presque à son corps défendant, malgré la raison des Lumières qui continue de l’éclairer, que « le monde va de plus en plus vite vers les extrêmes ».

    -          « Nous sommes la première société qui sache qu’elle peut se détruire de façon absolue. Il nous manque néanmoins la croyance qui pourrait étayer ce savoir. »

    -          Clausewitz a pressenti le lien entre la rivalité mimétique et la formule apocalyptique, sans le théoriser clairement.

    -          « Non seulement Clausewitz a raison contre Hegel et toute la sagesse moderne, mais cette raison a des implications terribles pour l’humanité. Ce belliciste a vue des choses qu’il est le seul à avoir vues. En faire un diable, c’est s’endormir sur un volcan ».

    -          Pour René Girard, qui invoque Hölderlin, il pense que « seul le Christ nous permet d’affronter cette réalité sans devenir fous. L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance ».

    -          Mais l’espérance n’est possible qu’à proportion de notre lucidité sur les périls de l’heure, et à condition de s’opposer aux nihilistes et aux réalistes cyniques de la gouvernance, de la banque et de l’industrie militaire…

    -          Montre ensuite la force et la fragilité de notre civilisation, qui découle de la force et de la faiblesse du christianisme

    -          Rappelle l’efficacité du sacrifice et du bouc émissaire dans le maintien de l’ordre social.

    -          « Pour rendre la révélation entièrement bonne, pas menaçante du tout, il suffirait que les hommes adoptent le comportement recommandé par le Christ : l’abstention complète de représailles, le renoncement à la montée aux extrêmes.

    -          Or nous progressons de plus en plus vite vers la destruction du monde.

    -          « Pour rendre la situation encore plus démente, la révélation chrétienne est la victime paradoxale de savoir qu’elle apporte. On la confond de manière absurde avec le mythe, que visiblement elle n’est pas, doublement méconnue et par ses ennemis et par ses partisans, qui tendent à la confondre avec une de ces religions archaïques qu’elle démystifie. Or toute démystification vient du christianisme ».

    -          Montre comment le christianisme tend à la sortie du religieux.

    -          Constate que « les sages et les savants » redoublent de furie contre le christianisme et se réjouissent de sa disparition prochaine.

    -          Rappelle quant à lui la fonction pacifiante des « niaiseries sacrificielles » dont le progrès prétend se débarrasser, qui nous manquent paradoxalement aujourd’hui.

    -          « Les seuls chrétiens qui parlent encore de l’apocalypse sont les fondamentalistes, mais ils s’en font une idée  comlètement mythologique. Ils pensent que la violence de la fin des temps viendra de Dieu lui-même : ils ne peuvent pas se passer d’un Dieu méchant. Ils ne voient pas, chose étrange, que la violence que nous sommes en train d’amasser sur nos propres têtes a toutes les qualités requises pour déclencher le pire. Ils n’ont aucun sens de l’humour ».

    -    2b707b6d899c0a2349ed7a379c7b7dc6.jpg      Rappelle enfin la place centrale qu’aura Hölderlin dans les conversations qui suivent.

    -          « Ce contemporain exact de Clausewitz et de Hegel est indéniablement celui qui voit, au cœur des conflits européens, que l’essentiel se jouera pour le monde dans le face à face entre la Passion et le religieux archaïque, entre les Grecs et le Christ.

    -          Evoque la « haine mystérieuse » qui a opposé la France et l’Allemagne.

    -          « Nous ne cessons de souligner, au cœur de ces entretiens, que la relation loge au cœur de la réciprocité, etq eu la réconciliation révèle ce qu’aura signifie la guerre en négatif.

    -          « Le primat de la victoire est le triomphe des faibles. Celui de la bataille, en revanche, prélude é la seule conversion qui compte. »

    -          « On ne pourra pas sortir de cette amibivalence. Plus que jamais, j’ai la conviction que l’histoire a un sens ; que ce sens est redoutable ; mais qu’ »aux lieux du péril, croît aussi ce qui sauve »… (p.21)  

            La montée aux extrêmes

    -          Benoît Chantre interroge RG sur l’origine de son intérêt pour Clausewitz.

    -          Découverte récente.

    -          Liée à sa réflexion sur la violence traversant toute son œuvre.

    -          A découvert que Clausewitz était un penseur beaucoup plus profond, par delà la technique, sur le dépassement de la raison politique par la guerre sans fin.

    -          A vu dans De la guerre l’amorce du drame du monde moderne.

    -          Jusque-là, l’analyse d’Aron lui avait masqué le livre.

    -          Aron appartenait encore à un monde (celui de la Guerre froide) où la politique avait le dessus.

    -          Pense que l’anthropologue aura désormais plus à dire que les sciences politiques.

    -          Pense que le rationalisme des Lumières est dépassé par la nouvelle radicalité de la violence.

    -          BC rappelle qui fut Clausewitz (p.27)

    -          RG date à Valmy la nouvelle ère de la mobilisation totale.

    -          Rappelle ensuite le caractère fulgurant de la victoire d’Iéna.

    -          Traumatisme décisif pour la Prusse.

    -          Evoque la triste fin de Clausewitz, qui ne pourra concrétiser ses théories au service de son pays.

    -          Retour à Qu’est-ce que la guerre, premier chapitre du traité.

    -          Que dit Clausewitz ?

    -          Que la guerre en dentelles du XVIIIe est révolut.

    -          Que la stratégie indirecte est une erreur »due à la bonté d’âme ».

    -          Le duel devient une « montée aux extrêmes ».

    -          Celle-ci est théorique.

    -          Corrigée par la réalité de l’espace et du temps.

    -          Observe les effets de la masse.

    -          L’objectif politique est faible quand les masses sont indifférentes.

    -          « Ce sont bien les passions qui mènent le monde, n’en déplaisent au rationalisme de Raymond Aron ».

    -          Comment le darwinisme social a précipité les choses.

    -          Hegel a vue passer « l’esprit du monde » sous ses fenêtres, mais quel est-il ?

    -          « Moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le crépuscule de l’Europe. Non plus la théodicée de l’Esprit mais une formidable indifférenciation en cours. Voilà pourquoi Clausewitz me passionne et m’effraie à la fois ».

    -          Les interlocuteurs abordent alors les questions  de l’action réciproque et du principe mimétique.

    -          Le ressort de l’imitation violente fait se ressembler de plus en plus les adversaires.

    -          La théorie mimétique contredit la thèse de l’autonomie : « descendre en soi, c’est toujours trouver l’autre ».

    -          On va vers la militarisation de la vie civile.

    -          Ce sont les guerres napoléoniennes qui ont provoqué cette mutation.

    -          Le terrorisme est l’aboutissement des « guerres de partisans2 qui justifient leur violence par l’agression dont ils le prétendent victimes.

    -          L’action réciproque contient une double virtualité : d’accélérer ou de freiner la violence.

    -          Napoléon obsède Clausewitz comme un « modèle-obstacle » à la Dostoïevski.

    -          Cite la scène de Charles V et de son fils Ferdinand auprès de l’Empereur, comme une scène d es Possédés.

    -          Clausewitz tire son ressentiment de sa passion venimeuse pour Napoléon. Le mimétisme le ronge lui-même.

    -          RG s’intéresse à la continuité de l’action guerrière, sur laquelle travaille justement Clausewitz.

    -          Revient à sa notion de « crise sacrificielle », qui risque de devenir le danger suprême au temps des armes nucléaires.

    -          L’action réciproque accélère la montée aux extrêmes dès lors qu’elle n’est plus cachée.

    -          Le christianisme a joué un rôle déterminant dans cette mise au jour.

    -          BC, rappelant les analyses de La violence et le sacré, observe que les guerres réelles masquent la guerre absolue à laquelle elles tendent de plus en plus.

    -          Evoquent les thèmes de l’attaque et de la défense.

    -          Force de la défense observée par Clausewitz.

    -          La victoire de celui qui attaque n’est souvent que provisoire.

    -          « Le conquérant veut la paix, le défenseur veut la guerre ».

    -          Rappelle la fuite en avant de Napoléon, contrainte par Alexandre.

    -          Clausewitz montre comment la défense « dicte la loi ».

    -          Les guerres modernes ne sont si violentes que parce qu’elles sont réciproques.

    -          Hitler mobilise tout un peuple pour répondre à l’humiliation de Versailles. L’attaque est entée sur une défense.

    -          Ben Laden répond aux USA en posant les siens en victimes agressées.

    -          Celui qui organise la défense est maîtrisé par la violence.

    -          En outre, différée, le choc n’en est que plus violent.

    -          Que l’agression ex nihilo n’existe pas.

    -          « L’agresseur a toujours déjà été agressé ».

    -          Chacun a toujours l’impression que c’est l’autre qui a commencé.

    -          Jusqu’à la Révolution, les instances de l’ordre et du désordre se trouvaient codifiées.

    -          Aujourd’hui, avec la mondialisation, la violence a toujours une longueur d’avance.

    -          Contrairement aux animaux, les hommes n’arrivent plus à contenir la réciprocité parce qu’ils s’imitent beaucoup  rop.

    -          Revient à Œdipe vu par Sophocle.

    -          Qui voudrait nous faire croire qu’Œdipe est aussi coupable.

    -          Alors que c’est le groupe qui est coupable.

    -          Les petites sociétés archaïques ont canalisé leur violence par le sacrifice du bouc émissaire.

    -          La guerre d’extermination

    -          Selon RG, le principe de réciprocité, une fois libéré, n’assure plus la fonction inconsciente de jadis.

    -          La violence devient sa propre fin. On détruit pour détruire. « la montée aux extrêmes est servie par la science ou par la politique ».

    -          Principe de mort ou fatalité ? Il se le demande.

    -          Les massacres de civils sont autant de ratages sacrificiels.

    -          « Les rivalités mimétiques se déchaînent de façon contagieuse sans pouvoir jamais être conujurées ».

    -          On l’a vu au Rwanda comme dans les Balkans.

    -          « Bush est, de ce point de vue, la caricature même de ce qui manque à l’homme politique, incapable de penser de façon apocalyptique. Il n’a réussi qu’une chose : rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours ».

    -          Et d’entrevoir le pire.

    -          Qui mènera à l’affrontement sino-américain.

    -          Cite La guerre civile européenne de Nolte et Le passé d’une illusion de Furet, avant d’envisager une interprétation anthropologique du péché originel.

    -          « Le péché originel, c’est la vengeance, une vengeance interminable ».

    -          En revient à Pascal, contre Descartes.

    -          Parce que Descartes prétend commencer quelque chose alors qu’ « on ne commence rien. On répond toujours ».

    -          Revient ensuite aux instances opposées de la mimésis, en évoquant Durkheim et Gabriel Tarde et le moteur de la construction du social, à savoir l’imitation.

    -          Montre comment la mimésis est à la fois la cause de la crise et le moteur de la résolution.

    -          « La victime est toujours divinisée après qu’elle a été sacrifiée : le mythe est donc le mensonge qui dissimule le lynchage fondateur, qui nous parle de diux mais jamais des victimes que ces dieux ont été ».

    -          Passe emsuite à la mimésis paisible, qui a commebase l’appretissage et le maintien des codes cultureles dans la longue durée.

    -          « Pascal a très bien vu cela, quand il évoque la ruse de l’ »honnête homme » défendant les « grandeurs d’établissement ».

    -          Evoque la stérilité des « groupes de fusion » imaginés par Sartre.

    -          « La violence  a depuis longtemps perdu son efficacité, mais on commence seulement à s’en rendre compte. »

    -          Clausewitz entre voit cette réalité qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, entre le commerce et la guerre.

    -          Les interlocuteurs vont parles des relations franco-allemandes, un des foyers mimétiques les plus virulents de l’ère moderne.

    -          Cite Clausewitz comme un curieux « avatar des Lumières » qui annonce « l’imminente dictature de la violence ».

    -          Il entrevoit  « la lutte tragique des doubles ».

    -          « C’est au cercle vicieux de la violence qu’il faudrait pouvoir renoncer, à cet éternel retour d’un sacré de moins en moins contenu par les rites et qui se confond maintenant avec la violence ».

    -          Pense que le « religieux démystifié » du christianisme sera la seule issue de ce cercle vicieux. (p.65)    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.  A suivre...

  • De Hegel à Pascal

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    Achever Clausewitz de René Girard. Notes de lecture (2)

    Clausewitz et Hegel

    - RG s’oppose à l’hégélianisme plus qu’à Hegel.
    - Clausewitz n’est pas philosophe.
    - L’hégélianisme nous a masqué le tragique de la pensée de Hegel, qui se méfie des Lumières.
    - Hegel parle d’un « Golgotha de l’Esprit.
    1c75e5bd417a7c5f047eb1d839eb56df.jpg- Hegel prend à la révélation chrétienne une double Aufhebung (élévation).
    - Mais Hegel ne voit pas, selon RG, la montée aux extrêmes procédant de l’oscillation des positions contraires.
    - « Je disais, comme Hegel, que nous désirons moins les choses que le regard que les autres portent sur elles : il s’agissait d’un désir du désir de l’autre, en quelque sorte », dit RG.
    - Décrit ensuite plus précisément ce processus (p.73).
    - « Le danger de la pensée hégélienne vient paradoxalement de ce qu’elle n’a pas au départ une conception radicale de la violence ».
    - Et rappelle que Hegel n’a jamais participé à aucune opération militaire.
    Deux conceptions de l’histoire.
    - Hegel distingue l’histoire « vraie » de l’histoire « apparente ». L’histoire vraie est constituée par le sacrifice des individus.
    - Pour Clausewitz, la seule réalité est l’histoire apparente.
    - Ni l’un ni l’autre ne laissent beaucoup de place à l’espérance.
    - Deux grands penseurs de la guerre, relève cependant RG.
    - Mais à l’époque il y a aussi Schelling et Fichte, et tous regardent Napoléon.
    - En vient à Germaine de Staël qui, comme d’autres à l’époque, a l’intuition que seul le religieux offre un recours.
    - Se joue dans le face-à-face franco-allemand, « rempli de haine et de fascination ».
    - Clausewitz est à la fois anti-napoléonien et napoléonien.
    - La mort du héros participe chez Hegel à l’avènement de l’Esprit.
    - Tandis que l’héroïsme pour Clausewitz est une exaspération du mimétisme. Il est à la fois attiré et horrifié par la guerre.
    - « Clausewitz entrevoit le moteur essentiellement réciproque de ce que Heidegger appellera plus tard « l’arraisonnement du monde à la technique ».
    - La montée aux extrêmes rend toute réconciliation impossible.
    - Clausewitz est plus réaliste que Hegel.
    - RG dépasse la vision d’un « christianisme essentiel » pour faire retour au réalisme de saint Paul : « Il faut penser le christianisme comme essentiellement historique, au contraire, et Clausewitz nous y aide ».
    - « Nous sommes immergés dans le mimétisme et il nous faut renoncer aux pièges de notre désir, qui est toujours désir de ce que l’autre possède ».
    - Rejoint la notion chrétienne d’auto-limitation de Soljenitsyne.
    - Reste cependant très pessimiste,
    - « Le mimétisme a ses raisons que la raison ne veut pas voir », observe BC en évoquant la fonction de la Réforme prussienne de réponde à la Révolution française.
    - De l’ »irrésistible séduction » de Napoléon.
    - Mais c’est contre Napoléon que Clausewitz pense.
    - A l’origine d’un mouvement qui mène à Bismarck. A Lüdendorff (rédacteur du plan Schlieffen) et à Hitler.
    - Le primat de la défense sur l’attaque devient le thème majeur.
    - D’une citation de Bergson en 1914 (p.83) RG tire la conclusion que « la raison a du mal à envisager le pire ».
    - Clausewitz est essentiellement réaliste.
    - Il pressent l’avènement des guerres idéologiques.
    - La boîte de Pandore s’ouvre plus grande avec le léninisme.
    - La guerre idéologique nous fait passer à la violence imprévisible et indifférenciée.
    - Evoque la montée aux extrêmes au Rwanda et en Irak : « Entre les coups de hache et les missiles, il n’y a pas une différence de nature, mais de degré », visant à l’extermination.
    - « Clausewitz nous dit à sa manière qu’il n’y a plus de raison à l’œuvre dans l’histoire ».
    - On en vient au dépassement de l’idéologique par le technologique.
    - La militarisation totale de la vie civile s’opère avec le stalinisme et le nazisme, marquant la montée aux extrêmes qui a détruit le cœur de l’Europe.
    - On en arrive à une totale imprévisibilité de la violence, que RG appelle la fin de la guerre, « autre nom de l’apocalypse ».
    - « Nous sommes bien loin de la fin de l’histoire annoncée par Fukuyama, ce dernier rejeton de l’optimisme hégélien ».
    - RG inoque la nécessité d’une histoire mimétique.
    - Se déclare anti-maurassien et anti-positiviste.
    - « Ce positivisme français qui perdure est d’autant plus ridicule qu’il se refuse à voir que la France a cessé d’être à l’échelle des superpuissances qui mènent le monde depuis 1940 ».
    - « Ou l’Europe se fait, ou elle devient une poussière minable, comme les cités grecques sous l’Empiuire romain ou les Etats italiens jusqu’à Napoléon III ».
    - RG en revient ensuite à la gémellité des islamistes et des occidentaux, pas nouvelle.
    - Se demande si les excès des Croisades ne sont pas une réponse mimétique au djihad, dont nous subissons encore les conséquences.
    - Affirme que le duel entre Chine et USA n’a rien d’un choc des civilisation, mais promet un affrontement mimétique en puissance.
    - « A la différence près que les Chinois, qui ont une vieille culture miliaire, ont théorisé depuis mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner ».
    - « En ce sens, le terrorisme islamiste n’est que le prodrome d’une réponse beaucoup plus redoutable de l’Orient à l’Occident ».
    - Cite les vols de cuivre endémique, conduisant systématiquement à la Chine… (p.92)
     

    L’impossible réconciliation
    - BC interroge RG sur son pessimisme.
    - « Beaucoup d’intellectuels essaient de me faire le bouc émissaire de leur aveuglement », répond RG.
    - La leçon de Clausewitz, ou de la lecture de Clausewitz, est que la montée aux extrêmes démystifie toute Aufhebung, toute réconciliation.
    - « Et les illusions fondées sur la violence créatrice de paix illustreront dans la réalité historique la folie de toute cette affaire ».
    - Il a cru lui-même en l’enseignement pacificateur d’un savoir de la violence.
    - Mais il en doute aujourd’hui, et cela l’amène au silence d’Hölderlin, poète immense « exact contemporain de Hegel et Clausewitz ».
    - Sa retraite définitive à Tübingen équivaut selon RG à un rejet de l’Absolu, « une distance radicale prise à l’égard de tous les optimistes qui ont accompagné a montée du bellicisme en Europe ».
    - G cherche aujourd’hui la vérité que Hegel ne lui a pas donnée.
    - Evique la « tristesse invincible du protestant, moins protégé que le catholique peut-être ».
    - Passe de l’univers chrétien à l’univers biblique.
    - Pour désigner la continuité des deux traditions.
    - « La pensée des Lumières, toutes les pensées de l’égalité, de la démocratie, les pensées révolutionnaires, sont essentiellement non-grecques, juives d’origine, car elles se fondent sur la vision ultime de l’identité, de la fraternité ».
    - La réconciliation ne sera pas la suite mais l’envers de la montée aux extrêmes.
    - « Le Royaume est déjà la, mais la violence des hommes le masquera de plus en plus ».
    - « L’identité paisible gît au cœur de l’identité violente comme sa possibilité la plus secrète : ce secret fait la force de l’eschatologie ».
    - Rappelle l’affrontement d’Etéocle et Polynice, qui ne se réconcilieront jamais.
    - Voit en le christianisme « le pensée originelle de l’identité ».
    - « Il est le premier à voir la convergence de l’histoire vers une réciprocité conflictuelle qui doit se muer en réciprocité pacifique sous peine de s’abîmer dans la violence absolue »
    - Pense que nous sommes entrés « dans une ère d’hostilité imprévisible, un crépuscule de la guerre qui fait de la violence notre ultime et dernier Logos ».
    - Voit en l’apocalypse l’expression du « neuf absolu» et de la parousie.
    - « Il faut arracher l’apocalyptique aux fondamentalistes ».
    - « La violence des hommes produit du sacré, mais la sainteté mène à cette « autre rive » dont les chrétiens, comme les juifs d’ailleurs, gardent la conviction intime qu’elle ne sera jamais entachée par la folie des hommes ».
    - « Nous devons nous détruire ou nous aimer, et les hommes – nous le craignons – préféreront se détruire.»
    - Pense que la réconciliation n’est pas immanente au mouvement de l’histoire.
    - « C’est donc Pascal, beaucoup plus que Hegel, qui devient notre contemporain ». (p. 101)
    -
    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.
    A suivre...

  • Races de la guerre

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    Lecture d'Achever Clausewitz, de René Girard. Notes (3) 

    - Le problème est de passer d’une mimesis violente à une mimesis paisible.
    - Hegel fait du Dieu de la Loi celui qui écrase et domine.
    - Sa lecture de a Bible est statique et « morte ».
    - De même le rationalisme re-mythifie-t-il ce qu’il croit démystifier.
    - Avec le Christ, Dieu est désormais aux côtés de la victime émissaire.
    - Ce qu’il faut imiter dans le Christ, c’est son retrait.

      III. Le Duel et la réciprocité
    - L’enjeu de la discussion est d’envisager la possibilité d’empêcher la catastrophe.
    - Clausewitz définit la guerre comme « étonnante trinité ».
    - Mais il a du mal à convaincre qu’un frein politique peut encore contenir les guerres.
    - L’« étonnante trinité », avec la Formule bien connue (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »), est la clef de sa pensée.
    - En fait « l’action réciproque » est le moment crucial, soit provoquant soit différant la guerre.
    - La montée aux extrêmes est devenue la règle dans la logique de la réciprocité.
    - Ce que Clausewitz appelle l’action réciproque correspond à « la capacité des hommes de s’imiter de lus en plus en le méconnaissant absolument. »
    - « Duel, action réciproque et montée aux extrêmes finissent ainsi par s’équivaloir. Ils correspondent précisément à ce que j’appelle indifférenciation. »

      La guerre et l’échange
    - Reviennent au duel comme structure cachée de tous les phénomènes sociaux, dot le commerce.
    - Avant Marx, Clausewitz voit que le commerce concerne la même réalité que la guerre.
    - Aux antipodes de Montesquieu, qui pensait que le commerce permettait d’éviter les conflits armés.
    - « Louis XIX avait encore des visées impériales sur l’Europe, quand l’Angleterre, elle conquérait le monde de façon beaucoup plus efficace. Le commerce est une guerre redoutable, d’autant qu’elle fait moins de morts ».
    - C’est par ailleurs une guerre continue, de faible intensité.
    - La haine croissante vouée par Napoléon à l’Angleterre vient de là.
    - Pense cependant que le commerce peut contenir la guerre « tant que nous restons dans un capitalisme raisonnable ».
    - Le fétichisme de l’argent est un des grippages du mécanisme
    - Lucien Goldmann l’a sensibilisé à la dégradation de l’échange, qui de qualitatif est devenu quantitatif.
    - Aujourd’hui, le commerce peut conduite vite à la « montée aux extrêmes ».
    - La confrontation Chine-States.
    - Le commerce peut retenir la violence, mais la relation morale est d’un autre ordre.
    - Eclairage sur la nature ambigüe et cachée de la réciprocité, et le risque de la découvrir (p.120) 

      La logique des prohibitions
    - Stigmatise le rationalisme de Raymond Aron, qui l’empêche de voir la réalité réelle de la guerre.
    - Revient à son ouvrage-clef : La violence et le sacré.
    - Rappelle que les prohibitions archaïques étaient dirigées contre la violence.
    - Non pas contre le sexe coupable mais contre «les rivalités mimétiques dont la sexualité n’est que l’objet ou l’occasion ».
    - Œdipe est l’épidémie de peste.
    - La « guerre de tous contre tous » et la façon de revenir à la paix par le sacrifice du bouc émissaire.
    - « Chaque lynchage issu d’une crise mimétique accouche ainsi d’une nouvelle divinité ».
    - Comment les prohibitions et le sacrifice ont permis aux sociétés pré-humaines de passer aux sociétés humaines.
    - Le judéo-christianisme seul place l’humanité devant l’alternative : « ou continuer à ne pas vouloir voir que le duel régente souterrainement l’ensemble des activités humaines, ou échapper à cette logique cachée au profit d’une autre, celle de l’amour, de la réciprocité positive. »
    - « Nous entrons donc dans une perspective eschatologique ».
    - Nous ne croyons plus aujourd’hui à la catastrophe, alors même qu’elle est plus prévisible que jamais, remarque BC.
    - RG : « C’est très juste. D’une certaine manière, le progressisme est issu du christianisme et le trahit ».
    - Ce qui manque à Hegel autant qu’à Raymond Aron, c’est la dimension tragique.
     
      La fin du droit
    - La montée aux extrêmes va de pair avec les manquements croissants aux règles de l’honneur.
    - Carl Schmitt annonçait la « théologisation » de la guerre, exactement visible dans le conflit entre Bush et Ben Laden.
    - L’origine du terrorisme est bien vue par Carl Schmitt.
    - Le terrorisme actuel serait l’intensification de la guerre totale au sens de Hitler et de Staline.
    - Le modèe du partisan, selon Schmitt, illustre le passage de la guerre au terrorisme.
    - Selon RG, Schmitt aurait sous-estimé le rôle de la technologie devenant folle. « Il n’a pas vu que le terrorisme démocratique et suicidaire allait empêcher tout containment de la guerre. Les attentas-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse de sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d0’autres. C’est plus que jamais un monde à l’envers. »
    - Evoque Guantanamo qu’il taxe d’ignominie, contre tout contrat.
    - « Nous sommes entrés dans un monde de pure réciprocité », dans l’époque du « tout ou rien ».
    - « Bush accentue jusqu’à la caricature la violence guerrière dont les Américains sont capables, hors des cadres de toute raison politique – et ben Laden et ses imitateurs lui répondent de façon tout aussi « souveraine ».
    - Rappelle l’observation de Heidegger sur « l’arraisonnement du monde à la technique ».
    - Rappelle le drame vécu par Kennedy et ses proches lors de l’affaire cubaine.
    - Me rappelle le témoignage terrible de Mc Namara dans Fog of War
     Retour à la vie simple ?
    - Clausewitz nous apprend que la réconciliation n’est jamais acquise.
    - « Il y aura toujours le risque de la montée aux extrêmes ».
    - BC cite une lettre de Clausewitz à sa femme (pp.135-136).
    - Où l’on voit que Clausewitz, jusque dans la religion, ne parvient pas à changer d’ordre.
    - Au lieu de maîtriser le duel, il cherche à le servir « de droit divin »
    - Le dieu de Clausewitz reste le dieu de la guerre.
    - BC cite alors Totalité et infini de Levinas.
    - RG voudrait dépasser l’apologie des différences pour mieux affirmer l’identité.
    - « L’humanitarisme, c’est l’humanisme tari ! »
    - Que la réconciliation est l’envers de la violence.
    - Mais les hommes ne veulent pas l’entendre et serons de plus en plus violents.
    - BC cite Bergson à propos de la « loi de dichotomie » et de la « loi de double frénésie ». (p.140)
    - RG acquiesce mais va plus loin en revenant à Pascal qui pense que « la vérité livre une guerre essentielle à la violence ».
    - Accentue encore sa perception réaliste et tragique de la violence humaine.
    - Contre la sérénité bergsonienne, pense que « le pire a commencé de se produire ».

      IV. Le duel et le sacré

       Les deux âges de la guerre
    - BC rappelle l’enjeu de la discussion : penser la réconciliation en considérant toutes les données de l’action réciproque.
    - Rappelle les distinctions de Péguy sur les deux « races de la guerre », lutte pour l’honneur ou lutte pour le pouvoir.
    - Peut-on se battre sans haine dans la situation faite à la guerre moderne ?
    - RG rappelle que les génocides du XXe siècle ont été planifiée calmement et froidement.
    - RG, évoquant le ratage du christianisme historique, revient sa vision apocalyptique : « Le Christ impose donc une alternative terrible : ou le suivre en renonçant à la violence, ou accélérer la fin des temps ».
    - Cite Pascal à la fin de la XIIe Provincale : « C’est une étrange et longue guerre que celle ou la violence essaie d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne peuvent que la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus ».
    - Note que Pascal dit « la violence » et non pas « la guerre », relevant déjà d’une pensée apocalyptique . (p.150)

    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.

  • Face à l'abîme

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    Lecture d'Achever Clausewitz de René Girard (4) 

      Une religion guerrière
    - De la loi de « double frénésie ».
    - Relance du combat pressenti par Pascal, entre la violence et la vérité.
    - Clausewitz comme antidote au progressisme : pour lever les illusions.
    - « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme.
    - Revient à Péguy et à sa façon de dépasser la notion de duel comme « lutte à mort ».
    - « Clausewitz ferme tout de suite la porte qu’il a ouverte ».
    - Trop mimétique et patriote pour tirer conséquence de ce qu’il pressent.
    - Ne parvient pas au dépassement de la haine pour Napoléon.
    - C’est même cette haine qui le fait théoriser, selon RG.
    - Cite les exemples de Dostoïevski et de Proust qui vivent eux aussi la montée aux extrêmes mais la dépassent en l’exprimant.
    - RG pense qu’il faut repenser le mimétisme de l’intérieur de celui-ci.
    - Taxe la pensée de Raymond Aron sur Clausewitz d’ « irréalisme total ».
    - Aron voudrait rester dans le seul politique, alors que cela se passe dans le religieux.
    - BC passe à la question essentielle de l’héroïsme.
    - Le ressentiment de Clausewitz contre la France va le faire s’inventer un modèle avec Frédéric II, piètre figure à cet égard.
    - Joseph de Maistre, à la même époque, écrit que « toute guerre est divine », pressentant le caractère surnaturel de la montée aux extrêmes.
    - Clausewitz, au principe mimétique, ne trouve qu’un frein temporaire.
    - Clausewitz est plus du côté de Napoléon, malgré sa haine, que du côté de Frédéric II.
    - RB souligne la modernité et la lucidité réaliste des pages de Clausewitz sur la réalité physique de la guerre, tout en pointant sa fascination pour la « mystique guerrière » de Napoléon.
    - Pointe la « psychologie souterraine » de Clausewitz.
    - Son ressentiment, plus fort que toutes les rationalisations, donne à son œuvre son tour tragique.
    - Rappelle les relations entre Voltaire et Frédéric II, et l’humiliation de celui-ci par celui-là.
    - L’humiliation de Versailles, en 1918, relancera le ressentiment mortel de l’Allemagne.
    - Evoque Péguy, qui joue Polyeucte contre De la guerre.
    - L’ « étonnante trinité de Clausewitz » établit la maîtrise du peuple par le commandant et la maîtrise du commandant par le gouvernement. Et, selon RG, démultiplie la violence plus qu’elle ne la contient.
    - La violence, devenue automne, fait craquer la belle ordonnance du système glorifiant le « génie guerrier ».
    - Cite le général de Gaulle comme incarnant la dernière geste d’une culture militaire avant la déroute en Indochine et l’impasse algérienne.
    - « Il semble que toute culture militaire soit morte en Occident », dit RG après le constat des nouvelles formes de guerre, asymétrique ou « chirurgicales »
     

    Le génie guerrier et le surhomme
    - De la bataille , où la violence produit encore du sens à la nouvelle forme de violence de la guerre, stérile.
    - Que la « bataille décisive » selon Clausewitz repose encore sur le duel, le corps à corps pour ainsi dire.
    - Liddel Hart, un siècle plus tard, au temps des « escalades », conclut qu’il ne faut pas de combat.
    - RG devant la nouvelle réalité : « Il n’y a rien à attendre de la violence ».
    - Clausewitz identifie vérité et violence. Anti-Pascal à cet égard.
    - Les thèses de Clausewitz absolutisent les intuitions de RG sur le mimétisme.
    - Pour Clausewitz, « la guerre est le seul domaine où le métier et la mystique soient totalement unifiés, ceci dans les moments les plus intenses ». (p.172)
    - L’homme ne deviendrait homme que dans la guerre.
    - Une tentative de régénération «surhumaine» pour éviter de retomber dans les « sphères inférieures de la nature animale ».
    - Cite alors l’aphorisme 125 du Gai Savoir de Nietzsche : « Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes », etc.
    - Nietzsche prend le relais de Clausewitz, tout en décelant le mécanisme du meurtre fondateur.
    - RG estime que Nietzsche « va trop loin dans la révélation. Il détruit son propre fondement »
    - « C’est tout le drame de Nietzsche que d’avoir vu et de ne pas avoir voulu comprendre cette sape opérée par le biblique ».
    - En pariant sur Dionysos, Nietzsche redonne un sens à la violence.
    - « Il y a là un drame terrible, un désir d’Absolu dont Nietzsche ne sortira pas ».
    - Clausewitz est « protégé » par la réalité et l’exutoire de l’armée.
    - Nietzsche n’a devant lui que « l’abîme d’une volonté de puissance ».
    - RG estime toute valorisation de l’héroïsme surannée ou dangereuse.
     

      Cet ennemi qui me fait face
    - BC en revient à Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas.
    - Se demande après Levinas s’il n’est pas vrai que « seule l’expérience de la guerre peut nous permettre de penser la réconciliation ? »
    - Levinas ne croit pas à une régénération par la guerre.
    - Envisage une relation à l’Autre qui serait purifiée de toute réciprocité.
    - « Levinas s’en prend à l’Etat et au totalitarisme. L’hégélianisme est visé frontalement, c’est clair ».
    - BC relève que la relation éthique rendrait possible cette sortie de la totalité.
    - RG précise alors sa position par rapport à Levinas (p.179)
    - BC montre à RG que Levinas est au cœur de leur discussion, en pensant la transformation de l’héroïsme en sainteté.
    - RG revient à l’exemple du Christ
    - « Levinas est peut-être au coeur de cette mystérieuse similitude entre la violence et la réconciliation. Mais à condition de bien souligner que l’amour fait violence à la totalité, fait voler en éclats les Puissances et les principautés ».
    - Reviennent à Péguy pour penser la dialectique de l’indifférencié et du différent, l’autre en tant qu’autre.
    - BC : « C’est parce que les combattants ne veulent pas voir leur ressemblance croissante qu’ils provoquent une montée aux extrêmes ». Reconnaître l’autre ouvrirait à la réconciliation.
    - RG trouve BC trop optimiste. Craint le caractère irréversible de la montée aux extrêmes, la réalité du mimétisme.
    - BC relève le paradoxe de la tradition biblique et évangélique, qui propose à l’homme de se diviniser en renonçant à la violence, ce que Nietzsche considère comme la pire des choses qui pouvait arriver à l’humanité.
    - « Le christianisme nous invite à imiter un Dieu parfaitement bon (…) Il n’y a aucune aucune autre solution au mimétisme qu’un bon modèle. Mais jamais les Grecs ne nous ont invité à imiter les dieux ? Ils disent toujours qu’il faut mettre Dionysos à distance, ne jamais s’en approcher. Seul le Christ est « approchable », de ce point de vue. Les Grecs n’ont pas de modèle imitable de la transcendance, c’est leur problème, c’est le problème de l’archaïque. La violence absolue n’est bonne pour eux que dans le souvenir cathartique, la reprise sacrificielle. Mais dans un monde où le meurtre fondateur a disparu, nous n’avons pas d’autre choix que d’imiter le Chrust, de l’imiter à la lettre, de faire tout ce qu’il dit de faire. La Passion révèle à la fois le mimétisme et la seule manière d’y remédier. Chercher à imiter Dionysos, à devenir un « Dionysos philosophe », comme l’a tenté Nietzsche, c’est adopter une attitude chrétienne pour faire l’exact contraire de ce qu’invite à faire le christianisme » (p.185).
    - Passe au terrorisme contemporain comme nouveau modèle de guerre asymétrique.
    - BC : observe que RG substitue au projet héroïque un projet de maîtrise.
    - Là encore, RG rejoindrait Soljenitsyne dans son appel à l’auto-limitation.
     

     Le tournant apocalyptique
    - RG en revient à la structure de décomposition figurée par Satan.
    - «La violence ne fonde plus rien, elle n’est plus qu’un ressentiment qui s’irrite de plus en plus, c’est-à-dire mimétiquement, devant la révélation de sa propre vérité.
    - Que le Christ « irrite les rivalités mimétiques ».
    - Que nous ne voulons pas les voir quand il nous les montre.
    - Que chaque nation pense que c’est bon pour l’autre mais pas pour elle.
    - Que le christianisme historique a échoué pour cela même.
    - Affirme que les textes apocalyptiques « vont maintenant nous parler plus qu’ils n’ont jamais fait ».
    - Le volontarisme de Clausewitz prépare le pangermanisme, le sacré dévoyé et la destruction du monde.
    - Sa notion du « dieu de la guerre » est significative.
    - Le chaos dionysiaque a encore un aspect « fondateur » selon RG, tandis que celui qui se prépare est absolument destructeur .
    - Décrie l’héroïsme dévoyé où «la canaille s’est introduite depuis toujours, d’une certaine manière, et en particulier depuis Napoléon ».
    - « Si les hommes se battent de plus en plus, c’est qu’une vérité s’approche contre laquelle réagit leur violence. Le Christ est cet Autre qui vient et qui, dans sa vulnérabilité même, provoque un affolement du système ». (p.191)
    - La vulnérabilité du Christ : à l’opposé de la figure du dieu de la guerre…
    - Que les hommes sont désormais capable de détruire l’univers.
    - Mais que cela ne concerne que le monde abandonné à la violence mimétique.
    - BC cherche à tempérer, à nuance la vision par trop « globale » de RG, invoquant « notre résistance toujours possible au cœur des choses ».
    - RG invoque son côté « romantique refoulé ».
    - Et s’excuse par son besoin d’une eschatologie.
    - Evoque les diverses « atmosphères du christianisme », notamment au XVIIe où l’eschatologie est peu présente.
    - RG estime « qu’il est urgent de prendre en compte la tradition prophétique, son implacable logique, qui échappe à notre rationalisme étriqué. »
    - « C’est la fin de l’Europe qu’annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et le suite de tout cela, qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans ». (p.195).
    - Evoquent encore la question cruciale du droit, à propos d’un texte de Marc Bloch.
    - RG se demande si l’on est encore dans un monde où la force peut céder au droit.
    - Le droit cède de toutes parts.
    - RG rappelle comment le droit surgit. Dans les tribus archaïques. Dans le Lévitique, etc.
    - « La violence a produit du droit qui est toujours, comme le sacrifice, une moindre violence. Qui est peut-être la seule chose dont la société humaine soit capable. Jusqu’au jour où cette digue cède à son tour ».
    - Et l’on va passer, du pessimisme radical (s’agissant du monde) de René Girard, à la tristesse de Hölderlin. Joyeux compères !
    René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre. CarnetsNord, 363p.

  • Chez les Jaccottet

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    À La Désirade, ce 1er janvier 2001. - Réveil un peu barbouillé dans les bras tout tendres de ma bonne amie, puis je me rendors après avoir lu quelques pages du Côté de Guermantes. Ensuite levé vers deux heures. Tout redevient intéressant.

     (Soir). - Commencé ce soir de lire Pilgrim, du romancier canadien anglais Timothy Findley dont j’ai déjà lu Le dernier des fous et Chasseur de têtes, qui m’ont également passionné. En l’occurrence, ce roman modulant lui aussi une douce folie qu’on pourrait dire à la gloire de l’imagination romanesque, dans la filiation de Nabokov, avec plein d’anges et de papillons d’ailleurs, nous plonge à travers les siècles pour évoquer une sorte de présent perpétuel vécu par les avatars successifs de Pilgrim, alias le pèlerin, psychopathe selon nos codes qui commence par se pendre, dans les années 20 à Londres, au moyen de la ceinture de son peignoir de soie bleue solidement attachée à la solide branche d’un solide érable de la taille d’un solide immeuble de trois étages, et qui revit ensuite comme après tous ses suicides précédents, dès l’époque de Léonard de Vinci et de sa Joconde qu’il a bien connus. Dans le genre de l’éternel retour, qui m’a toujours paru l’idée d’un fou furieux, on ne fait pas plus entêtée malice car il y a là-dedans beaucoup d’humour tendre et d’intelligence incarnée.

    Du romancier. - Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    De l’obscénité. - Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par la danse de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt / Celle qui se sent si seule après la mort de son mari / Ceux qui ont désiré la baise à mort, et qui en sont morts, etc.

    À La Désirade, ce 5 janvier.Je m’attarde ce matin sur la page de Moravagine consacrée au règne de la femme - règne du masochisme selon le narrateur. En fait Cendrars confond (selon moi) guerre des sexes et relation amoureuse, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a du vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou l’ami Gripari) mais cette vision du monde est néanmoins réductrice (à mes yeux). C’est peut-être bien une des lois de l’antagonisme  des  sexes qu’elle désigne, mais ce qui m’intéresse  est tout ce qui, dans le lien vécu, la transgresse et la sublime, l’acclimate ou la pacifie.           Pour ma part  je me contentais de lancer à celle que je croyais alors la femme de ma vie : « Arrête ton cinéma ! », ensuite de quoi j’ai lancé à celle qui l’aura bel et bien été: « Arrêtons ce cirque ! »                                                 

    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Jaccottet17.jpgMontélimar, ce 14 janvier. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

             En entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

    Peintures: Giorgio Morandi; Anne-Marie Jaccottet.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de Traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel).

  • Révérence à Antonio Tabucchi

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    L’auteur de Pereira prétend a succombé à la maladie à Lisbonne, à l’âge de 68 ans.

    C’est un des auteurs majeurs de la littérature italienne contemporaine qui vient de s’éteindre au Portugal en la personne d’Antonio Tabucchi, auteur de quelques livres «cultes» dont Pereira prétend , Nocturne indien ou Requiem, initialement rédigé en portugais. La mort du Toscan Tabucchi à Lisbonne n’a rien, à ce propos, de fortuit, puisque l’écrivain italien entretenait, avec le Portugal et sa langue, une relation privilégiée dominée par la grande figure tutélaire de Fernando Pessoa et l’amitié vivante d’Antonio Lobo Antunes. Il disait même avoir été adopté par le Portugal autant qu’il l’avait adopté. Dans ce jeu de filiations et d’affinités électives, on rappellera en outre que la «sonate» onirique de Requiem, qui se déroule à Lisbonne un dimanche caniculaire de juillet, évoque précisément la figure de Pessoa, méconnu de son vivant et considéré aujourd’hui  comme le plus grand poète portugais du XXe siècle. Or le même Requiem a fait l’objet d’une adaptation, au cinéma, de Bernard Comment, traducteur fréquent de Tabucchi, et Alain Tanner.

    Le livre le plus fameux de Tabucchi, Pereira prétend (Bourgois, 1995), s’enracine également dans le sol lusitanien et l’histoire du salazarisme, au fil de la remémoration lancinante d’un vieux journaliste solitaire revisitant son passé.

    Beaucoup plus récents, deux autres romans admirables, Il se fait tard, de plus en plus tard (Gallimard, 2002) et Tristan meurt (Gallimard, 2004) font écho à ce récit mêlant lucidité et mélancolie et marquant peut-être le sommet de l’art du romancier.

    Conteur « postmoderne » raffiné et érudit dans la lignée de Calvino et de Borges, Antonio Tabucchi, qui enseigna longtemps à Sienne et laisse quelque vingt cinq livres souvent traduits, excellait aussi dans la forme courte et les variations singulières, dans un esprit qu’il reliait lui même à la tradition baroque. Ainsi captait-il  des Petits malentendus sans importance (Bourgois, 1987) et jouait volontiers sur des mises en abymes temporelles ou topologiques, se plaisant aussi à inventer des Autobiographies d’autrui (Seuil, 2003) ou des Rêves de rêves (Bourgois, 1994), avec un art singulier et une poésie baroque.

  • Ceux qui "réalisent"

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    Celui que le tremblement de terre a raffermi dans son respect amoureux de la Nature / Celle qui redécouvre la beauté du monde après le séisme / Ceux qui sont devenus tambours à l’unisson du monde en deux minutes et sept secondes cet après-midi du 11 mars 2011 /Celui qui lit couché dans la lumière éclaircie par la neige du Mont Fuji / Celle qui a offert ses lèvres au Professeur avec lequel elle s’est réfugiée sous la table juste avant l’effondrement des bibliothèques / Ceux qui ont découvert qu’on pouvait être à la fois reporter et poète et lisant les Notes de Hiroshima de Kenzaburo Oé et Fukushima de Michaël Ferrier / Celui qui décrit un début de séisme en évoquant « un bruit de mandibules, ténu et formidable, un langage de termites », puis « trente millions de hannetons et de cigales, de coccinelles et de grillons, tout un peuple d’insectes archaïques – criquets, chenilles, pucerons et papillons prenant possession de la table et de sa chaise, des meubles, des murs, avec une fureur de bestioles » / Celle qui vit en grabataire cette charge de « tout un tas de bourrins qui galopent », ce « troupeau de buffles poursuivis par des taons » (…) mille crocodiles en cavale et des cataractes de rossignols » / Ceux  qui constatent interdits que « les choses les plus belles et les plus fragiles tombent les premières » / Celui que les mots aident à réaliser comme on dit en anglais / Celle qui a cru son heure venue et qui en est revenue sans voix /  Ceux qui tremblent encore en racontent le tremblement et redoublent en se rappelant les répliques du tremblement / Celui qui a découvert la beauté du poisson-lanterne au creux de la vague noire / Celle que le flot a déposé sur l’arête rouge de la pagode / Ceux qui ont conservé un savoir de grotte / Celui qui devine la magnitude à l’oreille / Celle qui se remémore la peur de ses ancêtres au matin du 8 juillet 868 quand la terre trembla et fit s’écrouler les tourelles du palais impérial / Ceux qui voient en le séisme un boxeur à poings innombrables / Celui qui a téléchargé l’application capable de lui annoncer quand son plafond va s’effondrer dans à pei près cent secondes / Celle qui lisant Life and Opinions of Tristram Shandy quand son verre de tisane calmante s’est mise à trembler en crescendo maestoso / Ceux qui prennent un pain de béton sur la gueule alors qu’ils venaient de se beurrer /   Celui qui lit la chronique du Grand Séisme du XIIe siècle dont parle le Dit de Heike et plus précisément ce qu’il advint entre l’heure du Sanglier et celle du Rat / Celle qui entend exploser la Centrale dans son bain moussant / Ceux qui refusent de participer à la fuite des Traders, etc.

    (Cette liste a été jeté dans les marges de Fukushima, récit d’un désastre, de Michaël Ferrier, jusqu’à la page 68. À suivre…) 

  • Ceux qui restent distants

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    Celui qui porte une cravate invisible même à la piscine / Celle qui dit « vous »à son gigolo et à son mainate / Ceux qui ménagent leurs avants / Celui qui s’excuse après son coup de boule à la flûtiste haltérophile / Celle qui pousse le respect humain jusqu’à la sévérité vieille France / Ceux qui sont bons comme le scout mais pas poires / Celui qui se montre digne comme le dindon de la duègne / Celle qui repasse les plats sans faire d’histoires / Ceux qui s’enhardissent en vain à provoquer la Maréchale / Celui qui invoque sa dignité de SDF à particule  / Celle qui reste froide même plaquée à chaud / Ceux qui ne cassent rien même en se la pétant / Celui qui suit l’actualité au télescope / Celle qui fait approcher le coupable à portée de voix et le tance virulemment / Ceux qui ne sauraient confondre French Kiss et familiarité déplacée / Celui qui se retient de faire jouir la soprano colorature à cause des voisins sourds à l’art lyrique / Celle qu’insupporte la curiosité du retraité à questions précises dans l’escalier des buanderies / Ceux qui s’aiment dans la vapeur des lessiveuses / Celui qui stresse à l’approche de l’Inspection des ongles incarnés / Ceux qui ont renoncé à s’incarner par indolence surnaturelle / Celui qui s’interroge sur le cybersexe des anges / Celle qui ne fait que passer mais à distance n’est-ce pas… , etc.

    Image : Philip Seelen   

  • Chemins de traverse

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    Lectures du monde 2000-2005

    Du Verbe, du souffle de la vie et de quelques notes jetées en passant

    L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini, notait Charles-Albert Cingria, et cette formule m’accompagne depuis des décennies comme une belle approximation.

    De fait j’ai appris, à travers les années, à me méfier de toutes les définitions de l’écriture, avec ou sans majuscule. Il me suffit d’ouvrir la Bible n’importe où, ou de lire n’importe quel texte dit sacré pour que toute définition de l’écriture soit balayée par le même souffle, et qu’on ne me parle pas de « peuple du Livre », car à mes yeux tout l’homme aspire au Livre d’un seul souffle.

    JLK48.JPGLe souffle de la vie est autre chose. Le Verbe est une chose et le souffle de la vie est autre chose. Le vent dans l’herbe ou sur le sable est une chose et les mots pour l’évoquer participent d’autre chose. Notre vie est une chose et les notes que nous prenons pour ne pas oublier ceci ou cela de notre journée est autre chose. Une femme de vingt ans qui se fait agresser à la hache pendant une nuit d’été est un fait divers et c’est une chose, mais ce que cette femme en oubliera pour se protéger et survivre, ou ce qu’elle s’en rappellera et en écrira pour s’en délivrer est une autre chose qui peut nous délivrer aussi dans le même effort de mémoire et d’attention.

     

    Cette question de l’attention est à mes yeux essentielle, et plus encore aujourd’hui qu’hier dans la mesure où la mémoire sous tous ses aspects se disperse aux zéphyrs du virtuel et de l’actuel alors même qu’on la célèbre au titre de travail ou au titre de devoir. Comme souvent aujourd’hui, la chose est d’autant plus invoquée qu’elle tend à se perdre ou à s’émietter – à se stocker entre fichiers et dossiers.

    JLK57.JPGOr la mémoire n’est pas qu’un stock ou un vrac. La mémoire est un être vivant. La mémoire est une personne et plus encore : la chaîne des personnes et la somme des vivants. La mémoire est universelle et nous traverse, mais le lieu de la mémoire est unique et c’est le Verbe, à tous les sens de l’expression humaine car il y a un Verbe de la parole orale ou écrite comme il y a un verbe des formes et un verbe de la musique, par delà les mots.

    Au commencement était le Verbe, dit l’Evangile, et cela s’écrit avec majuscule. Autre chose est le verbe sans majuscule, que ne porte pas le grand souffle sacré mais qui participe lui aussi du souffle de la vie comme je l’entends.

    CarnetsJLK5.JPGLorsque j’ai commencé de prendre ces notes, vers 1965, donc entre seize et dix-huit ans, j’avais déjà conscience d’accomplir une espèce de rite sacré, sans prendre la pose pour autant. D’ailleurs en ces années la Bible m’ennuyait, dont je ne percevais pas le souffle initial. Le côté sacré du verbe sans majuscule m’atteignait en revanche à la lecture de Cendrars ou d’autres poètes ou romanciers ; vers mes treize ans j’avais commencé de mémoriser des centaines et des milliers de vers, les images de Baudelaire ou de Rimbaud alternaient avec les aventures de Bob Morane ou de San Antonio, la lecture de Vipère au poing d’Hervé Bazin m’avait saisi à quatorze ans, puis me saisit celle d’ Alexis Zorba de Nikos Kazantzaki à seize ans - déjà je me sentais à la fois de plusieurs âges et de plusieurs pays et mon attention éveillée, avivée, affûtée par ce début de lecture du monde, hors de toute autre école que buissonnière, cherchait les mots qui traduiraient mes émois et mes effrois, les peines et les joies de tous.

     

    CarnetsJLK9.JPGCes notes, qui voudraient capter le souffle de la vie ont été consignées, dès le  tournant de ma vingtième année et jusqu’aujourd’hui, dans une centaine de carnets constituant un journal de plus en plus « extime », quand bien même le lieu de l’intimité serait à mes yeux une source inextinguible de poésie. Ces notes, bon an mal an, sont devenues la base continue de ma présence au monde et de mon activité d’écrivain, cristallisant, et  de plus en plus consciemment, comme d’un ouvrage concerté dans le temps et « avec le Temps », la substance infiniment variée de la vie vécue au jour le jour. Mon travail s’est déployé dans la narration romanesque et d’autres formes de l’expression littéraire, mais ces « journaliers », pour faire écho à ceux de Marcel Jouhandeau ou aux journaux respectifs de Paul Léautaud, de Jules Renard ou d’Amiel, aux notes de Ludwig Hohl ou plus essentiellement encore aux Feuilles tombées de Vassily Rozanov, correspondent le mieux à l’expression kaléidoscopique de ma perception du monde.

    John Cowper Powys évoque ce « journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature », et l’on s’en voudrait de retirer sa majuscule à celle-ci. Mais la Littérature est une chose, et la vie littéraire autre chose à tout moment tributaire de la foire aux vanités ; et là encore, le souffle de la vie nous aide à faire la part de ce qui compte et de ce qui passe.

     

    CARNETSJLK.JPGLa Vérité avec majuscule est une chose, qui n’appartient pas à l’écrivain, et nos vérités sont autres choses, que  le souffle de la vie porte et transforme au fil du Temps. 

    À cet égard on verra, dans ces pages, combien les tribulations individuelles momentanées, parfois marquées par l’humeur, voire la violence, s’apaisent avec le temps. De tumultueuses relations personnelles avec tel ou tel ami, de méchantes querelles littéraires avec tel autre personnage en vue, retrouvent leur juste proportion avec le recul des années et rien, finalement, ne me semble à regretter, au point que c’est avec la même indulgence acquise, le même haussement d’épaules, le même pardon affectueux que je considère, pour ma part, ceux avec lesquels j’ai parfois été en conflit à travers ces années – je pense surtout à Vladimir Dimitrijevic, qui fut mon plus cher ami et dont je me suis éloigné afin de préserver ma liberté, et à Jacques Chessex, avec lequel j’ai peut-être été trop dur et qui ne l’a pas moins été à mon égard - mais le souffle de la vie balaie toute rancœur et voici que, par delà les eaux sombres, je n’ai plus pour ceux-là que reconnaissance  au nom de nos passions partagées.           

     

    BookJLK15.JPGAprès la publication, en l’an 2000 et aux bons soins de Bernard Campiche, de L’Ambassade du papillon, reprenant mes carnets de 1993 à 1999 sans insertion d’aucune sorte - l’original manuscrit se trouvant juste élagué de quelques centaines de pages -, et celle des Passions partagées, en 2004, remontant trente ans auparavant (de 1973 à 1992) et modulant une forme plus composite nécessitée par le chaos personnel de mes notes de jeunesse et l’apport substantiel de mes lectures, un troisième recueil, intitulé Riches Heures et sous-titré Blog-notes 2005-2008, parut en 2009 à L’Age d’Homme à l’instigation de Jean-Michel Olivier.  À ce propos, je soulignerai la considérable stimulation qu’a été, dès juin 2005, l’ouverture d’un blog littéraire intitulé Carnets de JLK, accueillant à la fois une partie de mes notes et d’innombrables articles, proses de toute sorte, essais narratifs ou autres évocations de rencontres et  de voyages, dans une forme souvent dictée par ce nouvel appareillage et les liens singuliers qu’il tisse avec une nébuleuse de lecteurs.    

    BookJLK17.JPGComme il en va des recueils précédents, respectivement dédiés à Bernard Campiche et à Jean-Michel Olivier, ce nouvel ensemble de mes carnets, reprenant en deux tomes  la matière des  années 2000 à 2011, est le fruit d’une nouvelle collaboration amicale avec Olivier Morattel, dont la sollicitation enthousiaste m’a touché et que je remercie vivement pour son attention.

     

    RicheCouve.jpgCette attention, dont le manque représente une grande carence de notre époque, me disait un jour Maurice Chappaz, est à mes yeux le signe d’une qualité majeure, pour l’écrivain comme pour chacun : c’est une modulation de l’amour et de toute relation vraie. «Observer c’est aimer », écrivait encore Charles-Albert Cingria. En notre temps de fausse parole et d’atomisation généralisée, l’attention est une façon, purifiée de tout sentimentalisme et de toute idéologie, de lire le monde et de l’aimer, de refuser l’inacceptable et de dire ce qu’on estime le vrai.   

     

    La Désirade, en janvier 2012. 

    Chemins13.jpg(Ce texte constitue l'introduction de Chemins de traverse, à paraître fin avril aux éditions Olivier Morattel. Vernissage au Salon international du Livre de Genève, le 27 avril, de 17h. à 18h sur la scène de l'Apostrophe. Vernissage personnel au Sycomore, à Lausanne, le 2 mai, de 18h. à 21h.)

     

  • Orphée bicéphale

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    D'après Cocteau et Maïakovski, un spectacle total à Vidy, à voir, percevoir et écouter plus qu’à « comprendre »...

    « Est-ce qu’il va falloir relire l’histoire d’Orphée ? », se demandait Pascal Couchepin à la sortie de la flamboyante première du Syndrome d’Orphée, mardi soir au théâtre de Vidy. Perplexe, l’ancien président de la Confédération, invité avec moult autres personnalités de marque, dont le Consul honoraire de Russie Frederik Paulsen ? Plus exactement : enthousiasmé par la « forme » et la puissance expressive de ce magnifique spectacle surtout musical et visuel. Un peu décontenancé, en revanche, comme une partie du public, par le « fond » du récit théâtral faisant se rencontrer, sur le chemin des enfers, deux poètes aussi différents (apparemment) que le furent Jean Cocteau et Vladimir Maïakovski.

    Or Le Syndrome d’Orphée, conçu par le musicien et metteur en scène russe Vladimir Pankov, illustre bel et bien une parenté biographique et thématique entre ces deux grands lyriques achoppant à la modernité en usant des multiples moyens d’expressions nouveaux; tous deux  anticonformistes, voire parfois provocateurs, contre l’esprit bourgeois pour Cocteau et contre la massification collectiviste pour Maïakovski. Enfin vivant chacun, en quelque sorte, le drame d’Orphée, chantre de la vie butant sur les miroirs vertigineux de la passion et de la mort. L’ombre de celle-ci a marqué la vie et l’œuvre de Cocteau,  du suicide de son père à son Testament d’Orphée, notamment. Et la figure tragique du poète « phare » de la Révolution soviétique, « suicidé de la société » à son tour, participe d’un même éclat maudit qu’expriment ses fulgurances poétiques, où l’impact sonore et rythmique des mots compte plus que leur sens.

    Rappelant le rêve de fusion des arts de l’avant-garde du XXe siècle, relancé dans les années 60 par l’aspiration à un théâtre « total», la réalisation de ce « soundrama » fait merveille dans sa partie musicale et vocale, intégrant des musiciens et des chanteurs d’opéra de haute volée, issus du studio SounDrama de Pankov et Olga Berger. Or cette coproduction du Théâtre de Vidy  et du Festival Anton Tchekhov de Moscou, marquée par l’usage conjoint des langues française et russe (avec des surtitres pour celle-ci), engage également la participation de l’école Rudra-Béjart de Lausanne, avec une brochette de jeunes danseurs à la coule.

    À relever alors qu’ en dépit du « scénario » quelque peu brouillon, d’une scénographie lourdingue et d’un recyclage de poncifs expressionnistes frisant le kitsch, la jeunesse et la verve, la passion, l’enthousiasme et le talent de l’interprétation, où brille notamment un angélique Heurtebise russe  aux dons multiples, emportent finalement l’adhésion.

    Théâtre de Vidy, jusqu’au 30 mars. A 19h sauf le vendredi, relâche le dimanche et lundi

  • Le génial bas-bleu

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    La vie de Madame de Staël est un roman carabiné. Fille de ministre, ennemie personnelle de Napoléon, cette sacrée tronche fut libérale, féministe et européenne avant tout le monde.

    Ce pourrait être un prodigieux roman que celui de la vie de Madame de Staël. Avec une préface consacrée à une espèce de trinité familiale groupant une jeune femme de  génie prénommée Germaine, sa digne mère lausannoise née fille de pasteur et sans fortune sous le nom de Suzanne Curchod, et son père Jacques Necker, banquier genevois richissime devenu ministre des finances de Louis XVI. Trois personnages hors du commun liés par un amour sublime et la même passion des lettres. Balzac aurait pu raconter le roman social de ce brillant trio de bourgeois accédant à l’aristocratie par le mariage (pas très heureux) de Germaine avec le baron de Staël. Tolstoï eût trouvé une belle matière dans la vie passionnée de Germaine et de ses amants de haut vol, sa fronde rebelle contre Napoléon et la cavalcade de ses exils à travers l’Europe. Et Proust se serait retrouvé lui aussi dans les salons prestigieux des Necker, à Paris, puis au château de Coppet où processionnèrent les meilleurs esprits.

    Staël3.jpgOr, cet extraordinaire roman existe bel et bien à l’état « virtuel », morcelé, et sous de multiples signatures. Simone Balayé en a rédigé le synopsis, en raccourci, dans un chapitre magistral de l’Histoire de la littérature romande (Payot, 1996) L’avocat académicien Jean-Denis Bredin, dans Une singulière famille, a brossé le triple portrait des Necker avant l’exil de 1793. Plus récemment, Michel Winock a consacré à Madame de Staël (Fayard, 2011) un très substantiel essai biographique illustrant l’importance de  la pensée politique de « Mademoisele Saint-Ecritoire », selon le mot de Necker. Un ancien rédacteur en chef de 24Heures, Pierre Cordey, a pour sa part évoqué, avec beaucoup de sagacité sensible, Les relations de Madame de Staël et de Benjamin Constant au bord du lac Léman (Payot, 1966). Et sous la plume du même Constant, qui voyait en elle « de quoi faire dix ou douze homme distingués », le roman de Germaine se ramifie entre Adolphe, Cécile, son redoutable Journal intime et sa correspondance. Enfin l’œuvre de Madame de Staël elle-même (Slatkine, 3 vol, 1967) reste évidemment le corpus principal de cette saga imaginaire, touchant à tous les genres, du roman au théâtre et des essais aux témoignages d’époque, sans compter une correspondance fluviale.  

    Le roman du « Saint écritoire »

    Le roman de Germaine de Staël écrivain (publié) commence à sa vingtaine avec des considérations enflammées sur Rousseau où perce déjà, pourtant, la protestation d’une féministe agacée par le « machisme » de Jean-Jacques. Sur la même ligne, en 1793, réfugiée à Coppet après les massacres de septembre 1792, elle publie de courageuses Réflexions sur le procès de la Reine où la même condition féminine est en cause. Mais c’est avec des essais plus ambitieux, où s’engage sa réflexion sur le bonheur lié à la liberté (De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, en 1796) et sur la fonction libératrice de la littérature en phase avec la vie et la dignité humaine (De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales) que s’affirment son éthique d’écrivain et son idéal républicain de justice.

    Ses idées, héritées des Lumières mais révisées au vu des excès révolutionnaires, Germaine de Staël les fera passer aussi dans les pages, un peu oubliées aujourd’hui, de deux grands romans qui firent un tabac à travers toute l’Europe : Delphine, en 1802, dédié « à la France silencieuse », et qui enrage Napoléon, suivi de Corinne, en 1807, dont l’ouverture à l’Italie déplaît également à l’autocrate. Mais c’est sur De l’Allemagne, formidable hommage à la culture philosophique et littéraire de l’époque (Germaine connaît personnellement Goethe et  Schiller), et préfiguration du romantisme et de l’Europe des cultures, que vont se déchaîner les foudres de Napoléon, qui le fera brûler et interdira le territoire français à la « traîtresse ».

    N’empêche : le roman de Madame de Staël se poursuivra à travers de multiples exils, d’Autriche en Russie et de Suède en Angleterre, lui inspirant Dix années d’exil, récit majeur tenant du réquisitoire et de l’exorcisme, du bilan amer et de la réaction courageuse où se réaffirment les idéaux d’une femme émancipée en avance sur les temps à venir…

      Staël7.jpg La belle Curchod

    Elle fut la femme du grand argentier du roi et la mère inquiète d’une femme de lettres taxée parfois de « Messaline ». On a daubé sur son « éternelle morale », on l’a accusée d’être jalouse de sa fille, on l’a parfois réduite à la stature d’un « bas bleu », et pourtant c’était une dame intéressante, et finalement attachante, que Suzanne Curchod, née en 1737 au presbytère de Crassier, fille de pasteur et sans fortune. Dotée d’une excellente éducation par son paternel, la descendante (par sa mère) des nobles huguenots réfugiés au joli nom d’Albert de Nasse, causait couramment latin à vingt ans, déchiffrait le grec, jouait du clavecin et faisait belle figure dans les salons lausannois. Sainte-Beuve en a témoigné et le jeune historien anglais Edward Gibbon l’aima au point de la demander  en mariage, mais le père de Gibbon y opposa son veto. Jacques Necker, rencontré à Paris où Suzanne s’était retrouvée préceptrice du fils d’une dame de Vermenoux, dite « l’enchanteresse » pour son salon, fut un mari aimé et adulé, mais une vieille mélancolie sembla poursuivre la « belle Curchod ». Son grand amour de jeunesse fracassé, et les rudes tribulations infligées à cette âme sensible, assombrissent les pages de son journal intime. Elle n’en fut pas moins la « patronne » d’un des salons parisiens les plus prestigieux, et c’est à elle qu’on doit aussi la fondation de l’Hôpital Necker-Enfants malades, et divers écrits, dont ses «Réflexions sur le divorce ». Justice lui est rendue par Jean-Denis Bredin dans Une singulière famille.

  • La sincérité et ses limites

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    Un échange épistolaire sur la publication des carnets intimes et ses aléas. Le cinéaste Richard Dindo commente L’Ambassade du papillon de JLK. Cinq ans après, celui-ci s'apprête à remettre ça (?) dans ses Chemins de traverse, à paraître en avril 2012. À préciser que Richard Dindo, Alémanique d'origine italienne, tient un journal intime comptant aujourd'hui environ 15.000 pages, entièrement rédigé en français.

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grand intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours été un fanatique de la littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues. Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. N’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense. La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien. Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»

    Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos. Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien. J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant. Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille. A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie. Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère. Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts. Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…

    BookJLK15.JPGC'était donc en 2007, entretemps j'ai publié le troisième recueil de mes carnets sous le titre de Riches Heures, à L'Age d'Homme, et Le souffle de la vie est devenu Chemins de traverse, à paraître chez Olivier Morattel. Je tutoie désormais Richard Dindo et lui ai proposé de publier, dans Le Passe-Muraille, un extrait de son journal évoquant sa rencontre à New York avec Robert Franck, son père spirituel au même titre que Max Frisch...

  • Ceux qui ne sont pas reconnus

     

    Panopticon04.jpgCelui qui reconnaît un terroriste recherché en la personne de son dentiste Sayed Moussah qui lui avoue se trouver souvent importiné par les Services spéciaux au motif de cette ressemblance dont seule sa mère Aïcha est en somme responsable puisque le père s’est barré / Celle qui a reconnu l’inspecteur Derrick dans la micheline de Sienne /  Ceux dont la cousine Micheline élève des ragondins aux Laurentides / Celui qui se fait prendre par la tempête dans les bois de Notre-Dame-de-la-Merci où rôde un dealer mal famé / Celle qui écoule de la neige dans une station de ski fréquentée par des admirateurs de Noir Désir / Ceux qui sont heureux  sans le chercher autrement / Celui qui ne se reconnaît pas sur la photo Keystone de l’assassin présumé / Celle qui fait semblant de ne pas reconnaître son grand-oncle exigeant d’elle un rabais / Ceux qui veulent être reconnus en tant que candidats non admis à la Star Ac pour preuve de partialité raciste anti-Canaques / Celui qui prétend t’avoir connu vers  Vegas dans un Greyhound alors que tu n’as jamais transité que sur Trailways / Celle qui trafiquait de la réglisse et du bois doux aux Oiseaux / Ceux qui savent que la brouille des deux Ivan de Gogol trouve des équivalents en Alsace et en Mandchourie / Celui qui installe un projo de théâtre sur son toit pour éclairer les menées louches de son voisin Pottier / Celle qui couche avec Pierre-Yves pour le tirer vers la droite / Ceux qui ne te reconnaissent même pas le droit de ne pas voter / Celui qui fait une sieste turbo dans le backstage de son pick-up / Celle qui drague les Indiens des containers d’Anchorage /  Ceux qui se retrouvent au titre de gauchers brimées des années 55-66 / Celui qui affirme crânement que sans reconnaissance on ne sera jamais reconnu / Celle qui reconnaît s’être trompée en se trompant de frère au moment où rien n’était sûr / Ceux qu’on connaît moins qu’ils ne désirent être reconnus pour ce qu’on ne connaît pas d’eux à leur dire / Celui qui estime que le besoin effréné de reconnaissance de 87,7 % de nos contemporains découle d’un affaiblissement chiffrable à 22,3 % des vertus nutritives du lait maternel / Celle qui n’a pas été reconnue par son père le marabout évangéliste / Ceux qui reconnaissent qu’il se sont égarés dans le brouillard mais personne ne les entend et les loups de la région ne connaissent point la pitié / Celui qui a reconnu son frère le braqueur sous son passe-montagne tricoté par leur mère / Celle dont on a reconnu le courage dans son combat contre les murènes qui l’ont mortellement déchiquetée à la fin hélas / Ceux qui prétendent avoir été méconnus de leur vivant et demandent donc une compensation au Dieu Juste / Celui qui part en reconnaissance dans le biotope littéraire autrichien connu pour son hostilité aux Antillais bisexuels / Celle qui a senti le vent du boulet juste avant de péter un câble / Ceux qui finiront par reconnaître que tout ce qui brille n’est pas or vu que ça ne coûte rien, etc.

    Image : Philip Seelen            

  • Vialatte genre Deschiens

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    Au Théâtre de Vidy:  une jolie mise en théâtre des chroniques du bienheureux Alexandre...

    Alexandre Vialatte (1901-1971) achevait toutes ses chroniques en concluant : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », cerise ironique sur un gâteau de cocasserie. Vialatte était en effet la fantaisie loufoque incarnée, sur fond de gravité grinçante, quelque part entre les moralistes français et Pierre Desproges, le coq-à-l’âne auvergnat et l’humoriste Chaval observant des pharmaciens fuyant sous un noir nuage d’orage d’été.

    À propos de l’été, le chroniqueur pléthorique (898 pièces) de La Montagne de Clermont-Ferrand (entre autres supports dont Le Crapouillot ou Marie-Claire…) conseillait les vacances dans les houillères noires, sous la pluie, ou même dans les égouts. Les hordes de vacanciers en reviendraient plus optimistes au bureau ou au guichet qu’en s’arrachant aux cocotiers de Palavas-les-Flots ou aux vahinés de la Grande Motte.

    Vialatte4.jpgDandy gouailleur  du genre anar de droite, Vialatte, qui fut le premier à traduire Kafka et signa une superbe évocation romanesque de la jeunesse intitulée Les fruits du Congo, peignait en somme l’Apocalypse quotidienne de Temps Modernes avec bonhomie, en frémissant à peine du noeud pap’. Sa façon de jouer avec les formules creuses du Café du commerce ou de l’intelligentsia prétentieuse, les Grandes Questions (« Où va l’homme ? ») ou de parodier les sentences définitives (« La femme remonte à la plus haute Antiquité… »), émaillées de (faux) proverbes bantous ou de vraies  lapalissades, nous fait toujours sourire, parfois nous désopiler.   

    Largement rééditées (chez Julliard, aux bons soins de Ferny Besson), les chroniques d’Alexnadre  Vialatte, à la fois épatantes à la découverte et un peu répétitives à la longue, n’étaient pas vraiment faites pour le théâtre. Charles Tordjman, mémorable « adaptateur » de Proust, a cependant risqué le passage à la scène en complicité avec Jacques Nichet, autre très fin « lecteur ». La chose pourrait lasser, n’étaient un dispositif scénique plaisant, genre BD en trois dimensions, et une interprétation pétulante, style Deschiens, de trois comédiens également irrésistibles : deux dames marquant l’opposition de la faconde plantureuse et de la gracilité piquante (Clotilde Mollet et Christine Murillo) et un monsieur  (Dominique Piron) qu’on dirait sorti d’un dessin de Dubout ou… d’une chronique de Vialatte !

    Théâtre de Vidy, Salle de répétition, jusqu’au1er avril, à 19h. sauf le lundi (relâche) et le dimanche 1er avril (18h.30

  • Shooting

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    … Toi t’es typique la Fashion Victim qu’on suit jusqu’au bout du monde pour la cadrer grave, toi t’es la Top Gun Girl, toi je t’aligne et te snipe et là c’est le Grand Flash tu meurs et de vendeuse de Monoprix tu deviens la Madonna de la Spiral Tribe -  en tout cas après la séance je te file mon phone et tu me rappelles…

    Image : Philip Seelen  

  • Des goûts et des couleurs

    freud.girl-white-dog (kuffer v1).jpgElle le lange, il chie, elle le nettoie, il paie, il retourne au bureau.

    Elle doit avoir la bouche pleine de chocolat quand il opte pour le French Kiss.

    Cet autre exige qu’on l’appelle Excellence et qu’on lui suce les annulaires tandis qu’il mate une vidéo de Bruce Willis qu’il a toujours avec lui dans son attaché-case.

    Les amateurs de conversations privées sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains clients t’allongent jusqu’à des trois cents euros pour t’entendre parler de ton chien blanc ou de leur avenir.

    Donaldson le Brésilien attend, pour sa part, que nous lui flattions la croupe. Il sait que nous sommes des tombes question publicité. Ce serait un scoop que de voir le mercenaire avant-centre de l’équipe nationale dans cette position d’offrande, et ces dames lui tourner leur compliment, comme quoi ses fesses sont plus belles que celles de Maradona ou de Ronaldinho, mais le contrat stipule l’absolue discrétion des employées et nous sommes une maison top sérieuse.

    Peinture: Lucian Freud

  • Ceux qui restent bohèmes

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     Celui qui aime dormir / Celle qui est toujours sensible au charme de l’aventure / Ceux qui se rappellent le beau temps de la drague / Celui qui convoite la pomme d’or du désir / Celle qui les faisait craquer en stop / Ceux qui invoquent la pureté de leurs frasques de l’été 77 / Celui qui est un peu jaloux (normal il est curé) de la liberté des jeunes amants / Celle qui aime choyer (dit-elle) la verge au nid / Ceux qui ont conscience de la Loi de l’éternelle fugacité en dépit de leurs à peine vingt ans / Celui qui rougissait beaucoup à seize ans / Celle qui ne fermait jamais la porte quand elle pissait / Ceux qui n’en veulent pas au Seigneur de ne les avoir point gâtés question physique vu qu’ils baisent comme des dieux / Celui qui a toujours compris les femmes par intuition poétique / Celle qui ne fait aucune distinction hiérarchique entre son âme et son cul / Ceux qui se reprochent (juste un peu) de ne savoir pas allier le sérieux à la légèreté / Celui qui voit la stoppeuse s’éloigner à regret / Celle qui pouvait rester des plombes au soleil (et parfois à l’ombre) à attendre le prince charmant camionneur / Ceux qui sont un peu crispés sous leur air rilax / Celui qui passait ses vacances au Lavandou quand il rencontra la Lula de BeBop / Celle qui fait comprendre au dragueur tchèque qu’elle préfère les Slovaques / Ceux qui ont compris à dix-sept ans que l’amour est un oiseau de bohème qui va les faire flipper jusqu’à cent sept ans / Celui qui préfère ce que ses camarades étudiants appellent de la mauvaise littérature genre Philip K. Dick mais pas tout / Celle qui a essayé de décoincer l’écrivain fils de pasteur mais en vain / Ceux qui ont connu la Loi des comités de surveillance de la liberté sexuelle à l’époque dure / Celui qui a fait de l’auto-stop un jeu de rôles assez drôle dans les années dite de La Route / Celle qui a rencontré Milos Forman à Nowy Zaky et qui lui a cédé quand il lui a passé Night in white satin / Ceux qui n’ont jamais craché sur un peu d’imprévu / Celui qui avait de la peine à admettre qu’une jeune fille fût si libre / Celle qui a toujours plus ou moins fermé les yeux sur le mufle qu’il y a plus ou moins en chaque mec / Ceux qui ne se doutaient pas qu’en 2011 ils ne resterait de la Tchécoslovaquie que la Slovaquie en ces régions de l’Est profond / Celui qui s’agace de voir la très jeune fille le dépasser sur divers plans alors qu’il pourrait la baffer facile mais il ose pas / Celle qui demande au stoppeur de lui montrer ses biceps gonflés /Ceux qui se caressent dans la voiture arrêtée en rase campagne et se disent qu’ils s’en souviendront en l’an 2000 sans se douter de ce qui les attend vraiment, etc.