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Carnets de JLK - Page 132

  • Les vols de l'humiliation

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    Melgar57.jpgTrois ans après La Forteresse, Léopard d’or en 2008, le Lausannois Fernand Melgar revient à Locarno avec Vol spécial. Un documentaire très attendu sur les sans-papiers « jetés » de notre pays. Entretien.

    Ils sont environ 150.000 en Suisse - environ 5000 à Lausanne -, à vivre sans papiers. Depuis 1995, une loi autorise leur expulsion, même s’ils n’ont rien à se reprocher et sont bien intégrés. Sur simple décision administrative, certains d’entre eux sont « raflés » sans préavis et conduits, menottés, jusqu’à un vol spécial dans lequel ils seront entravés, sous la surveillance de trois gardiens par individu, parfois jusqu’à 40 heures d’affilée, contraints de faire leurs besoins sur leur siège. Or ces pratiques ne sont pas le fait de tortionnaires aux ordres d’un Etat Policier: elles correspondent aux normes suisses. La Suisse est le seul pays au monde à pratiquer un entravement si musclé. L’agence européenne Frontex qui gère les renvois pour l’espace Schengen n’utilise qu’un menottage léger. Un état de fait qui ne pouvait laisser indifférent l’ancien sans-papier qu’est Fernand Melgar, fils d’immigrés espagnols devenu l’un des ténors du nouveau cinéma suisse…
    - Quel parcours avez-vous suivi de La Forteresse à Vol spécial ?
    - Après La Forteresse, l’expulsion de l’un de nos « acteurs », l’Irakien Fahad, m’a fait découvrir le centre de détention administrative de Frambois, près de Genève, tel qu’il en existe une trentaine en Suisse. J’y ai rencontré des sans-papiers qui n’avaient pas commis le moindre délit mais dont certains allaient passer là jusqu’à deux ans de leur vie. J’ai voulu en savoir plus...
    - L’autorisation de filmer a-t-elle fait problème ?
    - Le capital de confiance acquis avec La Forteresse, loué par la conseillère fédérale Widmer-Schlumpf et régulièrement montré à ses collaborateurs, m’a facilité les choses. La prison de Frambois, qui découle de la mauvaise conscience des cantons latins accusés de ne pas appliquer les mesures de renvoi, reste un lieu relativement ouvert. Les détenus ne sont pas coupés du monde 23 heures sur 24 comme à Zurich ou à Berne et la préparation des vols spéciaux se fait avec des égards. Tant le directeur que les conseillers d’Etat des cantons concernés de Genève, Vaud et Neuchâtel, m’ont soutenu dans ma démarche, sachant que je resterais objectif.
    - Le film dégage, pourtant, une très forte charge émotionnelle…
    - Evidemment, toute sa dramaturgie, liée à l’attente angoissée du vol spécial, suit le développement de situations humaines souvent poignantes, voire bouleversantes.
    - Comment avez-vous choisi les six « cas » suivis de plus près ?
    - En fonction, précisément, du caractère particulier, à chaque fois différent, mais aussi intense ou complexe, du drame vécu. Par exemple Pitchou le Congolais, en Suisse depuis dix ans, coiffeur à Aigle et qui vient d’être père, auquel un policier vaudois annonce qu’il va être renvoyé… et qui sera finalement libéré, le seul ! sans qu’on sache pourquoi…
    - Allez-vous « suivre » les destinées de vos personnages après leur vol spécial ?
    - Certainement, et ce sera particulièrement important pour ce que vit l’un d’eux, réfugié politique pour ainsi dire livré à ses bourreaux, torturé à son retour dans son pays sous prétexte qu’il avait osé demander asile en Suisse, et qui se trouve actuellement sous notre « protection ». En outre, le film sera prolongé par un webdocumentaire coproduit par la RTS et ARTE où l’on pourra suivre le développement de chaque situation particulière.
    - Quel « message » entendez-vous faire passer avec Vol spécial ?
    - Le film pose une question simple : comment mettre un terme à des pratiques humiliantes, indignes d’un pays qui se réclame des droits de l’homme ? Ce qu’il montre clairement, faits à l’appui, c’est que l’arbitraire règne dans les décisions prises. Dans le seul canton de Vaud, c’est le pouvoir discrétionnaire d’une poignée de fonctionnaires qui ont ainsi la haute main sur le sort des sans-papiers. Au niveau fédéral, à l’Office des migrations (ODM) qui n’a pas vu notre projet d’un bon oeil, nous savons que quatre collaborateurs sur cinq jugent que les décisions prises par l'ODM "ne sont pas prises sur la base de faits établis et d'arguments objectifs".
    « La Suisse a un problème », estime Pitchou. Comment lui donner tort ?
     

    Vol spécial sera projeté en première mondiale au Festival de Locarno, le 6 août prochain, à la FEVI, à 14h. Le film sortira en salle le 21 septembre. Il sera également projeté sur la TSR et la chaîne Arte.
    http://www.facebook.com/volspecial; : http://www.volspecial.ch.

  • Ceux qui font le point

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    Celui qui fait le point dans sa poche / Celle qui se trouve point moche / Ceux qui se foutent de perdre le point / Celui qui suit sa ligne sans savoir où elle va / Celle qui aime les tâches domestiques et l’a d’ailleurs dit à l’émission Femmes chez elles il y a de ça bien cinquante balais / Ceux que l’esprit du temps ne trouble pas autrement / Celui qui campe sur les hauteurs du village apache / Celle qui aime s’attarder sous la pluie fine des îles Lofoten / Ceux qui font de plus en plus de détours / Celui qui peint des icônes sans s’en douter / Celle qui évite les beaux parleurs / Ceux qui plastronnent et pérorent / Celui qui brandit son micro sous le nez de la diva nègre / Celle qui a toujours son sourire Binaca de l’année 53 / Ceux qui traitent les autres de fachos pour montrer qu’ils n’en sont pas eux / Celui qui te reprochera toujours de n’être d’aucun bord à aucun égard politique ou sexuel / Celle qui estime que les enfants sont globalement indifférents à la politique et au sexe / Ceux qui se replient ou se déplient alternativement ou en même temps ce qui est tout un art mon cher Bonnard / Celui que la lecture de Céline revigore que voulez-vous c komsa / Ceux qui passent volontiers leurs dimanches dans les grands magasins du centre de Tokyo / Celui qui est conscient de cela qu’il eût pu naître à Luanda et qu’alors sa vie en eût été modifiée à divers égards / Celle qui croit aux coïncidences pour autant qu’elles adviennent / Ceux qui disent à la radio qu’ils ne croient pas au hasard comme on le dit volontiers à la radio et parfois même à la télé / Celui qui se satisfait de si peu qu’on en dit qu’il est trop / Celle qui en a toujours trop fait dans la modestie n’est-ce pas / Ceux qui prêchent le faux pour masquer le vrai / Celui qui porte le chapeau en souriant saintement de son air chrétien / Celle qui cherche un sens positif à ces listes qu’elle soupçonne de nihilisme à la fin / Ceux qui ont mal tourné avant de se tourner enfin vers les capucins / Celui qui parle de Dieu à la radio mais ça ne sera compris que des Estoniens / Celle qui s’identifie à Marie sans être vierge mais ça Dieu seul le sait à part un certain voyou qui passait par là / Ceux qui considèrent le Credo catholique comme la base possible d’une nouvelle de science fiction ou même d’un roman / Celui qui dit s’intéresser au Phénomène Croyance mais au fond en gros ça l’énerve / Celle qui renonce au foulard pour prendre le voile / Ceux qui évoquent l’époque de la femme-canon avec une nostalgie un peu forcée je trouve / Celui que son enfance a plutôt fait chier sauf vers la fin / Celle qui aurait préféré que ses origines berbères ne fussent point révélées par les médias même si c’est un plus quelque part va savoir / Ceux qui se disent des bêtes de scène alors que sans sono ils n’existeraient pas / Celui qui s’est senti plus libre d’être traité de facho par des idiots / Celle qui ne lira plus rien de ce Shakespeare décidément trop hétéro / Ceux qui ont remplacé l’Index catholique par le pouce baissé de la Political correctness que Diderot appelait le politiquement correct dans la langue de Voltaire / Celui qui reprend la route en sifflotant l’air narquois de La biroute à papa fait plaisir à maman / Celle qui se fait lutiner ce matin par le flûtiste à l’air mutin / Ceux qui ont toute la vie devant eux et tout autant derrière à en juger par ce qu’ils voient dans le rétroviseur de leur Studebaker sans âge, etc.

    Image : Philip Seelen       

  • Ceux qui viennent ensuite

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    Celui qui se retrouve enfin seul / Celle qui s’écoute se taire / Ceux qui sont restés entre eux / Celui qui pense à celle qui s’en va tout doucement là-bas dans la chambre muette / Celle qui reprend ses distances / Ceux qui n’ont jamais vraiment composé avec le nombre / Celui qui reprend le fil de son encre verte / Celle qui danse sur un volcan éteint / Ceux qui se sentent encore à venir / Celui qui se sent un chef de meute en puissance mais n’en a rien à battre de la puissance /  Celle qui se mouche dans les dentelles de sa patronne hautaine / Ceux qui s’effacent pour être plus libres / Celui qui se pousse sur la photo mais n’apparaîtra jamais vu que le photographe s’est fait délester de son Leica onéreux / Celle qui se fait une vertu de n’apparaître point au TJ alors que personne ne le lui demande / Ceux qui restent sur la touche et s’en trouvent hyperbien / Celui qui crève l’écran dans son second rôle de Nobody perfect /  Celle qui reprise les chaussettes du Top Dog / Ceux qui ont du bien mais n’en font pas état vu qu’il y a tant de jaloux vous savez / Celui qui se fait traiter de fasciste au motif qu’il est démocrate et ça c’est mal vu camarade / Celle qui traite tous ses ex de fascistes on se doute pourquoi / Ceux qu’on traite alternativement de gauchistes et de fascistes et c’est alternativement par des fascistes et des gauchistes / Celui qui crache dans la soupe et s’étonne de ce que les autres la trouvent amère / Celle qui vomit la Suisse pays de nantis qui n’a même pas de Glennfiddich dans les mini-bars de ses cinq étoiles / Ceux qui ont fait carrière dans la contestation de salon / Celui qui va de palace en palace au titre de juré de festival resté à fond du côté des déshérités des favellas / Celle qui dégueule les festivals sans en manquer aucun / Ceux  qui se retrouvent dans les ruelles secondaires de la ville que la rumeur festivalière n’atteint pas alors que le risotto au Merlot y est moins chéro / Celui que les effondrements boursiers réjouissent quelque part / Celle que l’injuste répartition des richesses révolte toujours tout en sachant que son Parti des Consommateurs Chrétiens n’y changera rien de son vivant et peut-être même pas du vivant de sa fille Monique-Andrée / Ceux qui doutent même (un peu) de la crédibilité du Parti des Sans-Partis / Celui qui drague en eaux basses sans assumer pour autant son mètre soixante / Celle qui s’est gardée pour plus tard et constate ce matin que c’est trop tard / Ceux qui osent dire tout haut qu’ils n’aiment pas les étrangers mais comme il n’y a plus d’étrangers dans le pays à cause du prix du franc ça ne se remarque pas et bientôt vous serez tout seuls à consommer et ça c’est que du bonheur les Ducon / Celui que la bonne humeur de ces listes réjouit / Celle dont on dit qu’elle vit ses derniers jours en souriant comme toujours / Ceux qui aiment les films X et celles qui préfèrent les calissons d’Aix, etc,              

    Image : Philppe Seelen

  • Les bonheurs de Locarno

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    La 64e  édition fera date. Avec une foison de moments forts et de découvertes. Et malgré son palmarès controversé.

    « Le Festival de Locarno vit actuellement en état de grâce », déclarait Marco Solari avant même l’ouverture de l’édition 2011, et le bilan final de celle-ci donne raison, dans les grandes largeurs,  au Président de la manifestation. De fait, et malgré la pluie, ce grand rendez-vous des amoureux de cinéma a été marqué cette année par de très beaux moments et par maintes découvertes tous azimuts.

    Locarnokit99.jpeg3000 personnes qui ovationnent debout le Vol spécial de Fernand Melgar, 8000 spectateurs touchés au cœur par la projection de Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau sur la Piazza Grande - Prix du public combien prévisible -, ou la même place mythique saisie d’émotion à la découverte du dernier chef-d’oeuvre d’Aki Kaurismäki, Le Havre : trois exemples entre beaucoup d’autres.

    Locarno1105.jpgEt ces étoiles du cinéma auxquelles on a déroulé un nouveau tapis rouge, sans trop de flafla mondain pour autant : Leslie Caron saluant en français le génie créateur de Vincente Minelli (sujet de la passionnante rétrospective, à redécouvrir bientôt à Lausanne), Harrison Ford recevant son léopard d’or avant de jouer du colt sur l’écran géant, lsabelle Huppert multipliant les tendres salamalecs à Claude Goretta et Maurice Pialat, Gérard Depardieu faisant son numéro de grand cabot sympa devant un public venu en masse, ou enfin Claudia Cardinale se pointant à la FEVI pour la projection de 8 1/2, chef- d’œuvre de Fellini qu’elle irradie  de ses vingt ans - autant d’apparitions « glamoureuses » qu’Olivier Père a su combiner avec son entregent malin sans « singer » le festival de Cannes…

    Locarno1104.jpgUn vent de renouveau a été salué par la presse, de nos confrères tessinois aux grands journaux parisiens, lesquels ont coqueriqué en constatant la forte représentation française de cette édition, souvent décevante au demeurant. Mais Olivier Père dépasse le chauvinisme français en accueillant aussi généreusement le cinéma suisse (l’étonnant Hell du tout jeune Tim Fehlbaum, sur la Piazza  Grande, et trois films en compétition internationale, sans parler des Appellations suisses) que les cinématographies du monde entier et les genres les plus variés.

    Locarnokit54.pngLe public roi

    Surtout, dans la ligne accentuée par Frédéric Maire avec l’appui de Marco Solari, le directeur artistique et son équipe ouvrent le festival à un public de plus en plus large. Le Festival de Locarno a cela de particulier que le public, sympathique et éduqué, y est roi. L’ambiance de Locarno est conviviale, les nombreuses salles font le plein, les débats publics sont souvent intéressants, l’atmosphère de la Piazza Grande est unique au monde.      

    Reflet de la réalité mondiale avec les thèmes des films présentés (l’immigration, le choc des cultures et des générations, l’environnement menacé ou les peurs apocalyptiques), le Festival de Locarno est aussi représentatif de goûts difficiles à concilier. Le palmarès de cette année, comme celui des deux éditions précédentes, signale ainsi un hiatus certain entre les critères des jurés professionnels, cinéphiles pointus, et ceux du public.

    Locarnokit45.jpegPremier film sensible et vif d’une jeune réalisatrice suisse originaire  d’Argentine, le Léopard d’or de cette année, Abrir puertas y ventana, de Milagros Mumenthaler, s’inscrit pourtant mieux dans « l’esprit de Locarno » que les blockbusters hollywoodiens tonitruant cette année sur la Piazza. Or Maire et Père ont voulu cet enfant un peu schizo qu’est devenu le Festival de Locarno. Et le Président Solari boit du petit lait…

     

    Le palmarès (partiel) de l'édition 2011

    ° Le Léopard d'or de la compétition internationale a été attribué au premier film de Milagros Mumenthaler, Abrir puertas y ventanas (Back to stay), production helvético-argentine.

    ° Un léopard d'or  spécial du jury revient à Tokyo Koen, du Japonais Shinji Aoyama.

    ° Un autre prix spécial du jury est décerné à Hashoter, de l'Israélien Nadav Lapid.

    ° Le léopard d'or de la section Cinéastes du présent a été décerné à L'Estate di Giacomo, de l'Italien Alessandro Comodin.

    ° Un prix spécial du jury, dans la même section, revient à L'Estudiante, de l'Argentin Santiago Mitre.

    ° Fernand Melgar  a reçu, pour Vol spécial, le Prix du jury oeucuménique et le Prix du jeune public. Il a annoncé que le total des sommes reçues serait reversé aux requérants déboutés qui ont participé au film.

     

    Melgar56.jpgUne polémique indigne

    Interrogé à propos de l'absence, au palmarès, de Vol spécial, le documentaire percutant de Fernand Melgar consacré aux vols spéciaux par lesquels, dans des conditions révoltantes, les sans-papiers sont renvoyés de Suisse, Paulo Branco, le président du jury, a parlé d'un « film fasciste » au prétexte que les victimes et les bourreaux bénéficient de la même attention de la part du réalisateur. Ce jugement, absolument injuste à nos yeux, fait fi de la qualité majeure du travail de Melgar, fondé sur l'honnêteté intellectuelle et l'approche non partisane d'une situation complexe dont pâtissent évidemment les requérants d'asile déboutés, mais aussi les fonctionnaires et autres gardiens, souvent choisis parmi des étrangers sensibles au drame de l'immigration.

    Questionné à propos de cette accusation violente, Fernand Melgar a très justement  invoqué la différence d'approche de deux générations : celle de Paulo Branco, dont l'engagement manichéen  est typique des années 60-80, où la posture de  dénonciation passait avant l'exposition des faits, et celle des cinéastes du réel qui, comme Melgar lui-même ou comme un Jean-Stéphane Bron, estiment que les faits sont assez forts pour convaincre le spectateur sans lui imposer la leçon  de manière péremptoire et univoque.

     

  • Ceux qui pointent à l'usine à rêves

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    Celui qui ne s'appelle pas Abel par hasard / Celle qui crève l'écran et que la vie achève / Ceux qui brûlent de foi à faire froid dans le dos / Celui qui a le sens du Mal genre Flannrey O'Connor ou Abel Ferrara / Celle qui connaît une tapée de vies de saintes assez souvent violées il faut bien le dire / Ceux qui ont pognon sur rue / Celui qui pointe à l'usine à rêves / Celle qui rêve en Cinémascope style Brigadoon / Ceux qui ont des pellicules de film gore sur leur col de loutre / Celui qui ne voit pas le bout du dessert / Celle qui porte la croix (dit-elle) de son surpoids / Ceux qui souffrent d’être nantis et ne se lassent pas d’évoquer la faim en Afrique et dans d'autres contrées mal barrées / Celui qui accueille un SDF pour se mettre à l’écoute des gens d’en bas / Celle qui embrasse la cause des Ouïgours sans bien situer l’Ouïgourie / Ceux qui estiment que le solutionnement du problème de la faim dans le monde est une question purement technique et qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir et d’ailleurs c’est ce qu’ils soutiennent grosso modo dans leur rapport au prochain colloque mondial des consultants en ces matières économiquement sensibles / Celui qui s’estime psychologiquement mieux blindé que son cousin Carlo dont le parachute doré lacère la conscience / Celle qui a sept enfants à charge et se réjouit de la venue du huitième / Ceux qui plaignent les couples homos sans enfants / Celui qui combat son avarice en claquant le fric des autres / Celle qui ne survivrait pas sans les subventions de ses quatre fils yakuzas / Ceux qui sont voile et vapeur mais prennent l’eau comme tout le monde / Celui qui ne régale que les mendiants capables de lui chanter l’hymne national / Celle qui se dit à l’abri dans la famille hyper-solidaire de Leandro le travesti brésilien / Ceux qui se sortent de la dèche en faisant bosser celles qui y resteront de toute façon vu que c’est leurs destinée comme c’est écrit dans la Bible / Celui qui en chie tellement qu’il en tire des maximes / Celle qui n’a jamais été à l’aise dans les hôtels à plus de deux étoiles / Ceux qui parlent sondages dès qu’on parle statistiques / Celui dont on prétend que sa femme convoitait son argent alors qu’elle n’en avait qu’à son cœur d’or / Celle qui rattrape avec Paulo le temps perdu avec son frère Fausto ce beau salaud / Ceux qui ne liront pas le nouveau Houellebecq dont ils disent déjà le mal qu’il faut en penser et pourquoi / Celui qui souscrit à l’opinion du plus fort à condition que ce soit le dernier qui a parlé / Celle qui attend maintenant des retombées matérielles de la nomination de son fils Sepp au titre de Champion de lutte à la culotte du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures / Ceux qui se rendent à Locarno alors que d’autres vont plutôt à Lugano du même bon pas, etc.

  • Un soir de grâce

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    7777 cœurs ont vibré d'émotion à la projection, sur la Piazza Grande, du dernier film d'Aki Kaurismäki : Le Havre.

    Si la qualité de cette 64e édition du Festival de Locarno pouvait se réduire à la pure magie d'une soirée, celle de ce mercredi sous la lune et les étoiles conviendrait. A la clef : la découverte du dernier film du grand réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, intitulé Le Havre et déjà remarqué ce printemps à Cannes.

    Pour cristalliser la bonté humaine, les beaux gestes de la solidarité, le chant du monde opposé au poids du monde: un film épuré à l'extrême, simple comme un conte d'enfance, avec le monde dur d'un côté et les bonnes gens de l'autre. Tel est aussi bien Le Havre dont l'incomparable empathie humaine, sur fond de révolte sociale et politique, rappelle l'inoubliable Umberto D. de Vittorio de Sica.

    Dans un décor portuaire qu'on dirait complètement repeint par le Maître à ses couleurs fétiches (bleu tendre, rouge sang, vert acide, notamment) les thèmes de la liberté individuelle, de la maladie et de l'immigration clandestine sont modulés par trois personnages principaux : le vieux bohème Marcel Marx (André Wilms) survivant en cirant des chaussures, son épouse (l'admirable Kati Outinen)  frappée d'une maladie peut-être mortelle, et un jeune Noir sans papiers en fuite (Blondin Miguel).

    Stylisée à l'extrême, cette fable de la violence ordinaire « retourne » littéralement tous les clichés lénifiants. La force conjuguée d'images très composées, qui rendent la réalité plus-que-réelle, et de personnages extraordinairement présents et attachants, nous valent ici ce qu'Olivier Père dit justement « un chef-d'oeuvre ».

    «Un cadeau !», a surenchéri le réalisateur et producteur tessinois Villi Hermann qui a reçu, en début de soirée, le Premio Cinema Ticino pour l'ensemble de son œuvre, notamment marqué par le documentaire San Gottardo. Le Festival a repris en outre, ces jours, son long métrage de fiction  Innocenza (1986), où il est question des relations ambiguës entre une enseignante et un élève ado, et présente enfin un documentaire tout récent intitulé Gotthard Schuh, une vision sensuelle du monde, consacré au célèbre photographe.

    En ce qui concerne la course au léopard d'or, les pronostics sont encore incertains, aucun film de la compétition internationale ne semblant jusque-là s'imposer. Des trois films suisses en piste dans cette section, seul le Vol spécial de Fernand Melgar paraît avoir des chances, alors que le long métrage documentaire d'animation Crulic, de la Roumaine Anca Demian, a suscité, lui aussi, un vif intérêt, et  que plusieurs autres films restent encore à découvrir...

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  • Depardieu en toute amitié

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    Le comédien a trouvé, sur la Piazza Grande, un écran à sa mesure de géant pour participer à l'hommage à Maurice Pialat avec Sylvie Pialat et Isabelle Huppert. Avant la projection de Romance, le dernier film d'animation de Georges Schwizgebel, et celle de Bachir Lazhar de Philippe Falardeau, film d'émotion

    Depardieu2.jpegUne montagne : telle est l’impression qu’aura fait l’apparition, lundi soir, de Gérard Depardieu sur l’immense écran du Festival de Locarno. Une montagne au sourire d’enfant et aux paluches faites pour étreindre le monde, avec cette irrésistile chaleur humaine que dégage celui qu’Olivier Père qualifie de «plus grand acteur français vivant», ovationné par les milliers de spectateurs présents.
    Après les soirées tonitruantes de cris et de coups de feu des « blockbusters » américains, celle de lundi, avec le beau temps revenu, a parfaitement illustré ce que Gérard Depardieu venait célébrer: l’amitié et l’amour.
    Depardieu4.jpegC’est en effet sous l’égide de l’amour du cinéma, et par amitié pour Maurice Pialat, que le comédien a accepté l’invitation du festival. Lequel consacre un hommage au cinéaste français disparu avec quatre films marquants, à commencer par Loulou (1980). Rappelons alors que cette première collaboration fut explosive et que Depardieu ne revit jamais le film… jusqu’en 1984, à la TV, après quoi Daniel Toscan du Plantier ménagea une réconciliation débouchant sur une grande amitié. De celle-ci découla Police (1985), repris à Locarno, comme Le Garçu (1995) et Sous le soleil de Satan, dont une séquence projetée a réuni sur l’écran les deux amis en soutanes…
    Présente elle aussi sur scène, la veuve du cinéaste, Sylvie Pialat a comparé la complicité liant Pialat et Depardieu à celle de «deux gamins de quatre ans» ne pensant qu’à jouer ! Dans la foulée et pour couronner ces retrouvailles, Isabelle Huppert, non annoncée, a bondi à son tour sur scène et témoigné de son affection admirative à l’endroit du cinéaste disparu en 2003. En outre, c’est avec les festivaliers que Gérard Depardieu, hier en fin de matinée, a redéployé ses souvenirs alternant avec des envolées sur l’amour, moins compliqué au cinéma que dans la vie...
    Locarno1126.jpgOr l’amitié et l’amour étaient aussi au rendez-vous lundi soir avec la première mondiale de Bachir Lazhar, film de grande émotion du Québeois Philipe Falardeau, très applaudi pour ses qualités humaines. Double thème délicat : le suicide et l’intégration. Ou comment une classe d’enfants, traumatisés par la pendaison de leur instite, partage sa détresse avec celle de l’enseignant remplaçant, réfugié politique algérien en quête d’intégration.
    Enfin, pour compléter ce menu déjà copieux, le magicien de l’animation suisse, Georges Schwizgebel, a présenté le même soir son dernier « court » virtuose sur un thème de Rachmaninov, joué par sa propre fille. Sous le titre de Romance, encore une histoire d’amour…

  • Ceux qui aiment les nuages

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    Celui qui joue la comédie de l’affamé sourd et muet à l’avenue des Alpes, Montreux, Switzerland / Celle qui s’est fait la dégaine de Mère Courage et remonte la rue de Bourg à Lausanne, Suisse / Ceux qui friment avec leur Blackberry qu’a plus de jus sur la Bahnhofstrasse à Zurich, Schweiz / Celui qui se la joue nabab lybien au Mövenpick de Gammarth, Tunisie / Celle qui affirme que les Tunisiens sont un peu moins Africains que les autres / Ceux qui sont attentifs aux fluctuations de la Bourse de Tunis / Celui qui fait la différence entre les bons Blacks et ceux qu’il faut jeter avec l’eau du bain / Celle qui se demande qui tu es au fond pour établir de telles listes / Ceux qui ne te demandent rien mais insistent pour te le rappeler / Celui qui mord la poussière au lieu de faire usage d’un simple chiffon / Celle qui déteste viscéralement les affiches démagos du parti populiste où l’on voit des pieds étrangers fouler le sol de la Mère Patrie très immaculée et très vertueuse / Ceux qui ont fait connaissance sur la Piazza Grande en 2005 et s’y sont retrouvés hier soir pour assister à Bachir Lazhar de Philippe Falardeau que tu vas interviewer tout à l’heure pendant que ta bonne amie brassera l’eau bleue turquoise de la piscine / Celui qui se demande qui est cette Elisa du graffiti Elisa ti amo / Celle qui a cessé de te harceler aussi inexplicablement qu’elle avait commencé / Ceux qui chantent dans le cimetière militaire juif où s’est introduit un voleur de fleurs / Celui qui change de partenaire en pleine séquence chaude / Celle qui joue avec le sex toy du bad guy / Ceux qui se regardent dans les yeux des autres / Celui qui danse sous la pluie et constate ensuite qu’il n’a pas de rechange pour l’interview a dressing code hard donc il retourne sous la pluie e la nave va / Celle qui est un documentaire à soi seule / Ceux qui se rappellent les terrasses de Ronco de leur enfance / Celui qui avait dragué une Hollandaise au dam de deux costauds du coin tandis que le jukebox relançait Tintarella di Luna / Celle qui a cru voir Fabrizio de Andrè sur la Piazza Grande mais c t juste un sosie / Ceux qui font de l’aérophagie dans la salle où se projette le sublime Brigadoon de Vincente Minelli / Celui qui envoie son ami promener Bagheera sa chienne noire / Celle qui fait sonner ses zoccolis sur le pavage de granit / Ceux qui se parlent par chiens interposés / Celui qui va se retrouver à poil s’il continue de pleuvoir / Celle qui a plus de fesses que de jugeote / Ceux qui pleurent pendant le film et se marrent dans la foulée comme quoi faut de tout pour faire un festival populaire de qualité / Ceux qui se résolvent à adopter un vieux Lapon / Celui qui ne touche pas terre en dépit de son bon sens de charpentier de la banlieue de Nazareth / Celle qui s’est fait un turban style Elissa fondatrice de Carthage que personne ne connaît hélas au Tessin où le billet de 10 dinars tunisiens est plutôt rare / Ceux qui mâchent des bouts de nappe en papier pour se donner un genre rilax / Celui qui a des barres de chocolats genre touches de pianola / Celui qui se trouvait Place Tahrir quand Stefano Savona tournait ses images mais ne se voit pas sur l’écran tellement il y a de peuple / Celle qui a fait la lessive de ses fils champions avant de les perdre dans un accident d’autocar prouvant le mauvais état des routes du haut Frioul / Ceux qui offrent un Blackberry à Mary la Black / Celui qui dit qui a vu voira après avoir bu comme un verrat / Celle qui se sent bien au niveau du groupe des cinéphiles libres penseurs de Vesoul / Ceux qui vont affirmant qu’une lesbienne de plus ne fait pas une socialiste de moins / Celui qu’on appelle Nuage avec mépris et qu’on regrette quand il n’est plus là eh c'est comme ça la vie / Celle qui voit Nuvem s’éloigner sur sa barque bleue / Ceux qui rêvent de se la couler douce dans un monde moins hard, etc.

    Image : Nuvem – le poisson lune, de Basil Da Cunha

  • Le road-movie de Lionel Baier

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    Locarno1197.jpegLionel Baier emmène les gens d’Aubonne à Toulouse via la lune, où il retrouve Basil Da Cunha…

    Sous le label d’Appellations Suisse, deux  poèmes de cinéma, signés Basil da Cunha et Lionel Baier, ont été applaudis hier matin par un public venu en nombre à la grande salle de la FEVI, tandis que le soleil repiquait sur Locarno.Locarno1165.jpeg

    Locarno1164.jpegDéjà remarqué l’an dernier pour un remarquable court métrage intitulé À côté, évoquant la solitude exacerbée par le désir d’un travailleur étranger à Genève, Basil da Cunha, jeune réalisateur genevois (né en 1985) d’origine portugaise, revient cette année avec un film d’une qualité expressive éclatante. Tourné avec des moyens de fortune dans un bidonville de Lisbonne, Nuvem, le poisson-lune module les espérances naïves d’un exclu qui rêve de conquérir le cœur d’une belle dédaigneuse en pêchant un poisson-lune. Magie d’un climat doux et sauvage, forte empathie humaine modulée en cadrages serrés, maîtrise de la construction et du rythme constituent un vrai bijou.  

    Dans la même foulée généreuse, avec la même lucidité vive et tendre, Lionel Baier poursuit son œuvre dans un road-movie combinant son expérience largement confirmée et la passion collective de la troupe d’amateurs vaudois de La Dentcreuze.

    Après le passionnant «journal » filmé au téléphone portable de Low Cost, vu l’an dernier à Locarno, Toulouse combine avec bonheur la fugue de Cécile (Julie Perazzini, seule comédienne de l’équipe, d’une présence intense et lumineuse) et de Marion, sa petite fille de 10 ans (Alexandra Angiolini, également épatante de vivacité blessée), loin d’un père (Julien Baumgartner) à la passion narcissique dangereuse.

    L’échappée belle, à bord de la vieille Ford Solange rebaptisée Ariane, comme la fusée, traverse nos campagnes bonnement magnifiées par le cinéaste et son cameraman (Bastien Bösiger, formé à l’ECAL) du matin à la nuit d’un 1er août pas comme les autres. Revisitant ses thèmes personnels liés aux  multiples aspects de la relation amoureuse ou familiale, Lionel Baier se réapproprie une fois de plus nos paysages en les dégageant de tous les clichés. Un humour à la Michel Soutter alterne avec des « citations » littéraires (le Gracq d’Un balcon en forêt) et autres  greffes de pubs à la Godard, mais dans une « musique » qui n’est que de Baier, chroniqueur fluide et savant recousant les paperoles du temps à sa façon.

    La dernière séquence du film vaut son pesant de malice, quand la petite Marion, à l’arrivée à Toulouse, fait remarquer à Cécile que l’idée est rigolote, de donner à une ville le nom d’une chanson.            

    À relever, enfin, que ce «film d’été», selon l'expression modeste de Lionel Baier, associe les amateurs de la Dentcreuze avec la même générosité que montre le cinéaste vaudois dans son hommage récent au vieux maître  Claude Goretta, à découvrir aussi à Locarno…

    Nuvem et Toulouse sont repris au Rialto 1, le 9 août à 21h.30 ; Bon vent Claude Goretta, le 12 août au Palavideo, à 16h.

  • Harrison Ford au naturel

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    La foule des grandes nuits de la Piazza Grande était présente samedi soir à la projection de Cow-Boys & Aliens, avec Daniel Craig et Harrison Ford. Rencontre.

    Olivier Père a fait très fort en programmant samedi soir, sur la Piazza Grande, le blockbuster de Jon Favreau en première européenne. Preuve en a été la véritable ruée du public sur la Piazza et dans la mégasalle de la FEVI. Autour du réalisateur, deux superstars du cinéma américain, Daniel Craig (devenu célèbre avec James Bond, et campant Rackham le rouge dans Le Secret de la licorne de Spielberg) et Harrison Ford (Indiana Jones portant ici un chapeau relooké Far-West) ont fait le déplacement de Locarno avec la belle Olivia Wilde, figure féminine irradiante de Cow-Boys & Aliens.

    Combinant les motifs du western classique, aujourd’hui boudé par le jeune public américain, et les stéréotypes de la science fiction, le film se déploie dans un décor magnifique où les bons et les méchants de la tradition se liguent contre l’ennemi extérieur qui vient pomper « leur » or et semer la terreur par le truchement d’énormes crapauds griffus et dentus…    

    Un homme réservé et attentif

    Cornaqués comme dans un safari jusqu’au palace dominant Lugano où les stars ont été accueillies, les journalistes ont eu droit à quatre entretiens d’une vingtaine de minutes, moyennant un code vestimentaire strict : pantalons longs souhaités…

    Harrison Ford, charpentier avant d’être acteur, aime le travail. Le mot « work », « good work » revient souvent dans son discours mesuré, presque « taiseux », sans trace de frime. Autant l’acteur crève l’écran, autant l’homme est réservé et patient dans ses réponses : non, il ne connaît pas bien la Suisse à part ses montres ; oui, il est flatté de recevoir un Léopard d’or pour son travail ; non, il ne joue pas au golf et n’est pas venu à Locarno en avion ; oui, il se rendait en hélico à Santa Fé sur le lieu de tournage de Cow-Boys & Aliens ; non, il n’a pas essayé de se la jouer John Wayne ; oui, il a aimé travailler dans les grands espaces du Nouveau-Mexique et vivre avec des chevaux ; non, il ne pense pas que le parrainage de Steven Spielberg suffise à assurer le succès d’un film ; oui, il apprécie Cow-Boys & Aliens parce que Jon Favreau y a beaucoup et bien travaillé. Or le travail d’acteur, comme le travail manuel auquel il consacre une partie de ses loisirs, ou le travail de défenseur impénitent de l’environnement, lui plaisent également. Le travail, l’expérience : deux mots clefs dans la conversation de Harrison Ford...

    -        Qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet de ce film ?

    -        Le script était si différent des films que j’ai tournés jusque-là que ça m’a intéressé, et d’autant plus que je n’ai jamais joué dans un western. J’ai tourné dans certains films touchant à la science fiction, mais le mélange des deux genres me semblait apte à réunir des publics divers. En outre, le personnage que je devais incarner m’a intéressé par sa complexité et son évolution au fil de l’histoire.

    -        En quoi, plus précisément ?   

    -        Parce que c’est un type auquel il est difficile a priori de s’attacher. Mais il va faire un certain nombre d’expériences qui vont le changer. Cela l’amène ainsi à devenir un meilleur père quand il retrouve son fils finalement arraché aux Aliens.

    -        Pouvez-vous en dire plus sur sa relation avec son fils et ses deux jeunes émules, l’Indien et le gosse ?

    -        Pour le Colonel Woodrow Dolarhyde,  l’homme le plus riche de la ville, son fils est un boulet. Son commerce de bovins emploie beaucoup de monde. On apprend au fil de l’histoire qu’il a eu une carrière militaire et qu’il a été engagé dans les batailles les plus meurtrières de la guerre civile, où il a perdu beaucoup d’hommes. Il est amer et cruel. Visiblement, il n’y a pas de Madame Dolarhyde, sinon elle aurait fui depuis longtemps. Son fils, veule et violent, est l’illustration de cette absence et de son propre manquement. Pourtant il est aussi le mentor du jeune Indien, auquel il a sauvé la vie, et ce qu’il vit enfin avec le petit garçon montre son désir de se racheter. Dont  témoigne son sourire final...

  • Dans la foulée du léopard d'or

     

    Melgar56.jpgAprès le succès de La Forteresse, Prix du cinéma suisse en 2009, le nouveau film de Fernand Melgar, consacré à la réclusion administrative des sans-papiers en Suisse et aux conditions révoltantes dans lesquelles se passent leurs renvois, a été ovationné samedi à la FEVI. Pour ce que nous avons pu en juger jusque-là, le film semble en bonne position dans la compétition internationale.

    En dépit de leurs qualités respectives, les films en concours que nous avons déjà vus ne semblent pas promis à un léopard d’or. Ainsi Beirout Hotel de Danielle Arbid, évoquant la relation amoureuse d’une chanteuse (Darine Hamzé) attendant le prince charmant (Charles Bering) « sur un volcan», séduit par son climat opposant érotisme et menace latente, mais accuse des faiblesses dans sa dramaturgie et son dialogue. Plus abouti et émouvant, en tout cas dans son premier tiers, Un amour de jeunesse de Mia Hansen Love, excelle à peindre un bonheur juvénile plombé par la séparation, mais se défaufile un peu dans le développement du film, qui garde du moins une belle fraîcheur.

    D’un grand intérêt par son thème -  un groupe de jeunes révoltés  israéliens militant contre la pauvreté, qui basculent dans le terrorisme et sont liquidés par une unité de police ordinairement spécialisée dans la lutte contre les Arabes - Hashoter (Le policier) de l’Israélien Nadav Lapid, laisse aussi perplexe du fait de ses faiblesse de scénario et du manque de crédibilité de ses dialogues. 

  • Inferno sfumato

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    Avec Hell sur la Piazza Grande, le jeune Suisse Tim Fehlbaum a fait figure de révélation.

    C’est une première belle surprise à valeur de découverte, qui a marqué les premiers jours de cette 64e édition du Festival du film de Locarno avec la projection, sur la Piazza Grande, du premier long métrage du jeune réalisateur suisse Tim Fehlbaum, déjà gratifié du Prix du meilleur réalisateur au dernier Festival de Munich.

    Dans le genre largement représenté aujourd’hui des films d’après le déluge nucléaire, les clichés redondants font souvent florès. Fuite dans les décombres de quelques âmes pures, lutte pour la survie, menace latente de bandes sauvages ou même cannibales : c’était aussi le canevas du magnifique roman de Cormac McCarthy intitulé La Route, dont un film a été tiré par Johm Hillcoat.

    Or le premier « long » de Tim Fehlbaum réinvestit le thème post-apocalyptique avec la même force poétique et la même quête de rédemption, jusqu’à la scène finale du salut matérialisé par l’eau de source, qui pourrait illustrer la fable de McCarthy.

    Locarno1114.jpegInterrogé à ce sujet, le jeune réalisateur nous a expliqué qu’il préparait son film avec son co-scénariste Thomas  Wöbke lorsqu’ils ont découvert le roman, dont la substance et la trame narrative leur apparurent heureusement différente de leur projet.

    Avec la fuite éperdue de trois jeunes gens (Marie, sa sœur Leonie et Philip) à travers un univers calciné – le film a été tournée dans les forêts de Corse incendiées en 2009 -, l’affrontement terrifiant des fugitifs et d’une espèce de secte tribale dominée par une vieille femme (la grande comédienne allemande Angela Winkler, magistrale), et l’échappée finale ramenant un peu d’espoir dans cet univers, Hell pose autant la question de la régression humaine que celle du dépassement de notre condition.   

    « Nous avons travaillé le sujet avec beaucoup de soin », remarque Tim Fehlbaum en évoquant ses nombreuses lectures, dont Sa Majesté des mouches de William Golding. « C’est certes un film de genre », renchérit le scénariste Thomas Wöbke, mais nous nous sommes efforcés d’éviter les stéréotypes autant que les effets spéciaux trop spectaculaires

    Si le soleil, source de vie, devient ici puissance dévastatrice, l’élément lumineux est fondamental dans Hell, véritable poème visuel (on pense parfois au sfumato des images filtrées d’un Sokourov) qui doit beaucoup, aussi, au chef opérateur Markus Förderer, dont c’est également le premier long métrage.

    Enfin l’on relèvera la qualité de présence des interprètes, à commencer par Hannah Herzsprung et Lisa Vicari, les jeunes sœurs en fuite, qui donnent son frémissement humain à cette évocation saisissante de notre avenir… tout proche puisque « cela » se passe en 2016 !

    Locarno1123.jpgHell devrait être programmé en salles dès septembre prochain.

  • Bruno Ganz le médium

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    Le Festival du film de Locarno s’ouvre ce mercredi 3 août. 64e édition que marquera, entre autres hommages, un léopard « à la carrière » du plus grand comédien suisse vivant.

    Locarno pas assez glamour ? Locarno manquant de lustre et de paillettes ? Locarno trop chiche en stars ? C’est ce qu’on a souvent reproché à un festival qui n’a cessé pourtant, ces dernières années, de chercher à se faire plus attrayant sans trahir son «âme » voué à la découverte.

    Or l’édition qui s’ouvre, ce soir, avec « le »  blockbuster de l’été (lire notre page cinéma), Super huit de J.J. Abrams, verra également défiler quelques « monstres sacrés » du cinéma contemporain, de Leslie Caron à Claudia Cardinale, ou d’Isabelle Huppert à Gérard Depardieu, notamment. Et parmi ceux-là : Bruno Ganz, figure mythique du théâtre allemand et du cinéma mondial.

    Ganz13.jpgSeptuagénaire cette année, Bruno Ganz fête aussi un demi-siècle de présence continue sur la scène internationale. On peut rappeler alors qu’avant ses débuts au théâtre,  Bruno Ganz fut un petit Suisse comme les autres, ou presque. Né en 1941 à Zurich dans un milieu d’Helvètes moyens, il eut d’abord à affronter un père qui ne voyait pas d’un bon œil cette lubie de comédien, à moins de l’être «à côté » d’un métier digne de ce nom. Son paternel lui trouva donc une place d’apprentissage de peintre en bâtiment… à laquelle il ne se présenta jamais, préférant rejoindre les comédiens allemands souvent fameux que la capitale alémanique avait accueillis pendant la guerre.

    Dès ses vingt ans, ensuite, le jeune acteur se retrouva à Berlin où il allait participer, avec Peter Stein, à l’aventure de la Berliner Schaubühne. Dix ans plus tard, il était sacré acteur de l’année pour son rôle dans une pièce de Thomas Bernhard. Quant au cinéma, ce fut en 1967 qu’il y vint dans Haut les mains de Jerzy Skolimovksi, prélude à une carrière marquée par le non conformisme et la recherche de qualité.  

    Avant-gardiste alors ? Pas exactement. En tout cas pas intello sectaire ! Disons plutôt que rien de ce qui est humain n’est étranger à Bruno Ganz, qui  fut l’ange Damiel dans Les ailes du désir de Wim Wenders, et le démoniaque Adolf Hitler dans La chute d’Olivier Hirschbiegel.

    Avec autant de puissance que de maîtrise intelligente, ce comédien venu du théâtre est de ceux qui n’ont pas besoin de «surjouer» pour imposer leur présence tout en se coulant dans les personnages les plus divers.

    Vitus4.JPGAu Festival de Locarno, en 2006, on  le découvrit ainsi en grand-père anarchisant dans Vitus, de Fredi M. Murer, puis on le retrouva l’an dernier en vieil amant émouvant dans La Disparition de Giulia de Christoph Schaub.

    L’ensemble de sa filmographie associe en outre son nom à ceux des plus authentiques créateurs du 7e art, d’Eric Rohmer (La Marquise d’O) à Théo Angelopoulos (L’éternité Et un jour) en passant par Alain Tanner (Dans la ville blanche), Francis Ford Coppola (L’Homme sans âge) ou Volker Schlöndorff (Le faussaire). Son honnêteté intellectuelle  l’a amené à refuser, en 1993,  d’incarner Oskar Schindler dans la fameuse Liste de Schindler de Spielberg, alors qu’il a accepté de se mettre dans la peau d’Hitler pour une interprétation dénuée de toute complaisance.

    Si le comédien a été gratifié des plus hautes distinctions, l’homme Bruno Ganz est resté aussi simple qu’ironiquement débonnaire, tel qu’il apparaissait d’ailleurs dans Vitus. Autant dire qu’on se réjouit particulièrement de voir ce très grand Monsieur du cinéma d’auteur  monter sur la scène de la Piazza Grande, le 11 août prochain, pour recevoir un léopard « à la carrière » avant la projection en première mondiale de Sport de filles de Patricia Mazuy, film français dans lequel on le retrouve en entraîneur équestre de légende.

    Enfin, nous retrouverons Bruno Ganz dans d’autres films projetés cette année à Locarno, à commencer par La provinciale de Claude Goretta,  gratifié pour sa part d’un léopard d’honneur, mais également La Marquise d’O de Rohmer, La Chute déjà citée et Le couteau dans le tête de Reinhard Hauf, illustrant autant d’aspects de l’immense talent d’un véritable médium-interprète.              

     

  • Le zoom d'Olivier Père

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    Ce jour de l’ouverture de la 64e édition du Festival international du film, le directeur artistique pointe quelques moments forts selon son goût. Entretien.

     - Quels sont vos coups de cœur personnels sur l’édition 2011 ?

    - Je ne m’étendrai pas trop sur les films en compétition, par devoir de réserve, mais ce que je remarque, par rapport à l’année dernière, c’est que le concours réunit cette année plus de grands noms de réalisateurs familiers des festivals mondiaux. Je pense au Japonais Shinji Aoyama, avec Tokyo Koen, à Nicolas Klotz et son Long Life, à Julia Loktev et son Loneliest Planet ou encore à Danielle Arbid, une habituée de Locarno, avec Beirut Hotel.

    Du côté des révélations, je signalerai le premier film de l’Israélien Nadav Lapid, Hashot, d’une très grand force, ou Saudade du Japonais Katsuya Tomita, illustrant la nouvelle génération de son pays, et cet OVNI roumain d’ Anca Demian  que représente le film d’animation Crulic, premier du genre à participer à la compétition internationale.

    Côté suisse, je relèverai trois films, à commencer par Vol spécial de Fernand Melgar, nouveau documentaire très attendu de l’auteur de La Forteresse, et qui tient ses promesses me semble-t-il. En outre deux films atypiques montrent l’ouverture du cinéma suisse sur le monde : Mangrove de Frédéric Choffat et Julie Gilbert, qui démarre en apparent documentaire, filmé sur une île mexicaine, et qui tourne au film fantastico-poétique où l’on voit une jeune Européenne revenir avec son fils sur les traces d’un meurtre non élucidé, d’une part ; et, d’autre part, réalisé par une  Suissesse d’origine argentine, Milogras Mumenthaler, Abrir puertas y ventanas (Back to stay), très beau premier film en coproduction helvético-argentine.

    - Quels films en concours ont-ils des chances de se retrouver en salle comme, l’an dernier, La religieuse portugaise d'Eugene Green  ?

    Locarno1107.png- Certains d’entre eux dégagent déjà une certaine aura, comme Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Love, qui sera distribué en salles pendant la durée du festival. À cet égard, il me semble que l’image (d’ailleurs fausse selon moi) du Festival de Locarno comme ghetto de films expérimentaux ou hyper-radicaux se modifie de plus en plus. Si l’effet de la crise s’est fait sentir l’an dernier, nous avons mieux travaillé en amont cette année où plus de films « porteurs », à large notoriété, ont pu être obtenus des « majors » américaines, tel Super 8 de J.J. Abrams que nous découvrirons en ouverture, que j’aime personnellement beaucoup.

    - De quoi s’agit-il plus précisément ?

    Locarno1103.jpg- C’est un très beau film produit par Spielberg et rappelant d’ailleurs l’esthétique spielbergienne des années 80. C’est en outre un film sur le cinéma puisqu’il est construit sur le filmage, par des ados américains, d’un déraillement spectaculaire impliquant des extraterrestres.Par ailleurs, les thèmes de la SF se retrouvent sur la Piazza Grande avec Attack the Block de Joe Cornish, scénariste de Tintin… Et avec le Blockbuster de l’été qui sortira bientôt aux Etats-Unis et que nous montrons en première européenne : Cow-boys & Aliens de Jon Favreau, qui devrait satisfaire le plus large public de la Piazza…

    - En quoi ?

    - C’est un film très proche de la BD, combinant  la tradition des westerns et des films de science fiction, qui échappe à la routine des éries et des remakes mais auquel la présence de Daniel Craig et Harrison Ford ajoute évidemment le cachet référentiel de James Bond et d’Indiana Jones…

    Locarno1106.jpg- Qu’est-ce qui nous vaut la reprise du chef-d’œuvre de Tarkovsy, Andrei Roublev ?

    - C’est d’abord l’Année russe, que nous marquons à notre façon par une ouverture vers cette culture, qui sera aussi représentée par un des membres du jury des Léopards de demain, le Russe d’origine georgienne Bakur Bakuradze, dont nous projetons deux films que j’aime beaucoup :  Shultes et The Hunter.

    Deux mots sur Le Havre, le dernier film d’Aki Kaurismäki que nous verrons sur la Piazza ?

    - J’ai eu beaucoup de plaisir à le découvrir à Cannes, et je me suis dit que ce serait formidable, après l’hommage qui lui a été rendu à Locarno, de ramener l’un des derniers grands réalisateurs capables de toucher le public le plus varié. Lui-même ne sera pas du voyage, mais ses acteurs le représenteront.

    - Pensez-vous qu’une révélation telle que celle de La vie des autres, découvert en 2006 sur la Piazza avant la carrière qu’on sait, couronnée aux Oscars, puisse se répéter cette année ?

    - Je l’espère. Je pense notamment à Bashir Lazka, film canadien très émouvant de Philippe Falardeau, qui pourrait susciter un grand engouement du public et de la critique.  C’est l’histoire d’un prof suppléant qui vient s’occuper de jeunes élèves dont l’enseignante s’est pendue dans leur classe. Plus léger et plus poétique qu’Entre les murs, et porté par l’acteur comique algérien Fellagh, c’est  un très beau film sur l’univers de l’école dont on peut attendre beaucoup…

    - Comment, une année après votre nomination au poste de directeur artistique, succédant à Frédéric Maire, vous sentez-vous à Locarno ?

    - Je n’ose trop parler d’« état de grâce », comme Marco Solari, mais je constate qu’après une année de rodage et beaucoup de travail avec notre équipe, de bonnes conditions générales et pas mal de chance, je ne puis que me réjouir chance de participer à une belle aventure…

     Le blog d’Olivier Père : http://olivierpere.wordpress.com

  • L’enfant du Nil

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    Pour Sophie et Julie


    Je vous ai vus arriver de très loin, je ne sais trop pourquoi je me suis accroché à vous, mais c’est un fait: depuis votre arrivée à l’aéroport de Louxor, ce soir-là, je ne vous ai plus lâchés d’une semelle.
    Pour parler à votre façon: vous m’avez tapé dans l’oeil. Vous me plaisiez. Tout de suite je vous ai adoptés.
    Comme tant d’êtres heureux, à la descente de l’avion, vous aviez l’air de figurer dans un film. Sur le tarmac ensuite vous dansiez un peu sur place. J’ai senti que vous étiez de ces gens qui s’adaptent aussitôt à la nature nouvelle: je vous voyais boire la nuit d’Egypte.
    J’ai remarqué que vous avez tout de suite adopté mon pays. Vous n’avez pas évité ni repoussé mes pauvres. J’ai vu que vous avez aussitôt repéré le plus beau, l’immense vieillard enturbanné ne concédant pas un regard aux arrivants dans le vent tiède, se contenant d’être là. Vous avez laissé vos bagages un moment sans vous inquiéter de leur sort. Vous regardiez le ciel. Vous humiez la terre et reconnaissiez cette odeur d’ailleurs que vous aimez.
    Ensuite vous ne vous êtes pas impatientés. Vous êtes montés dans le minibus qu’on vous indiquait et vous n’avez cessé de regarder d’un côté et de l’autre sans vous lâcher la main. Pas un instant je ne vous ai sentis le moins du monde effleurés par la crainte, et déjà vous vous imprégniez des bruits et des voix et des odeurs de mes avenues et de mes gens puis de mon fleuve et de mes temples et de mes hôtels alignés face à mes montagnes et à leurs tombes où je demeure.

    A l’hôtel Isis vous vous êtes réjouis d’être reçus dans une chambre blanche donnant sur le Nil. De votre côté du fleuve stationnaient de grands bateaux illuminés. Par delà les eaux sombres vous avez découvert l’autre rive aux villages plongés dans la pénombre et que surmontent les monts sacrés.
    Dès ce moment-là je vous ai sentis tous deux pleins de songes et d’images qu’avaient éveillés les visions fugaces de nos temples et de nos dieux éclairés par des spots, tout à l’heure en filant le long des quais. Mais aussi, je vous savais fatigués. D’ailleurs je vous voyais vous préparer à dormir, et j’ai baissé les yeux.

    En les relevant un instant après, j’ai constaté que vous aviez traversé une nuit, qu’il faisait soleil et que le vent soufflait puissamment dans la voile bleue de la felouque du cousin de Sayed .
    Vous avez relevé pour votre part, en prenant place dans la salle où était servi le Continental Breakfast, que le personnel était issu pour majorité de mon peuple et vous vous en êtes montrés satisfaits à mon vif contentement, puis vous avez goûté de notre thé rouge et vous vous êtes nourris sans cesser de sourire du regard.
    C’est à cela, peut-être, que je vous avais repérés de loin: à cette qualité rare que les pauvres entretiennent et que les riches ont le plus souvent oubliée.
    Vous qui êtes riches, assurément, par rapport à mes pauvres - mais tout est affaire de rapport car je fus infiniment plus riche que vous deux -, vous n’estimez pas avoir tout et ne le convoitez nullement; et quand je vous retrouve à marcher dans la rue populeuse, pas un instant je ne vous sens vous mettre au-dessus ou au-dessous de mes gens.
    Ils vous harcèlent pourtant, ils vous hèlent et vous poursuivent, vous proposant qui sa calèche qui son taxi, mais vous avez envie ce matin de humer la rue égyptienne et vous irez de votre pas obstiné, de votre pas léger, et tout au bout de la rue quand ce garçon en houppelande vous proposera de nous rendre visite en nos tombeaux, vous vous laisserez convaincre sans lésiner.

    Je vous ai vus ensuite sur la felouque du cousin de Sayed. C’est un grand garçon fier au profil de Nubien qui vous a poposé d’acheter l’une ou l’autre de vos filles dont il a voulu voir les images, et le prix que toi, le père, et maître, en a demandé, l’a rappelé aux dures réalités. Mais déjà, de l’autre rive Sayed vous faisait signe dont vous avez bientôt rejoint le taxi.
    Sayed est un garçon dont je connais bien les habitudes et la famille, la peine et l’espoir à chaque fois déçu ou presque. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’il espère tellement autre chose que son sort actuel. Il est assez intelligent pour savoir qu’il ne pourrait diriger une bande telle que la sienne à Stuttgart, où vit l’un de ses cousins, ou moins encore à Londres ou à Paris. Il s’est donné depuis quelque temps pour objectif de doubler le volume de la maison paternelle, et vous verrez que ce n’est déjà pas si mal, mais n’anticipons pas.
    A l’ordinaire, les visiteurs de la Vallée des Rois tels que vous deux, qui ne se déplacent pas en troupeaux et qui apprécient un guide parlant bien l’anglais et se prétendant professeur (ce qui est relativement vrai) et artiste (ce qui n’est pas tout faux), sont juste un peu étonnés de voir son taxi tapissé de sourates du Coran alors que ce garçon est vêtu de jeans, et sa façon d’inviter ses clients à telle ou telle terrasse les intrigue également, surtout qu’elle prélude à la classique invitation du soir à la maison, comme cela ne manquera pas de vous arriver.
    Sayed est un jeune Egyptien qui fait ce qu’il peut avec ce qu’il a, honore ses parents, mène ses petites affaires diurnes et nocturnes et ne viole point trop les commandements d’Osiris repris par le prophète.
    De vous deux, c’est elle qu’il a naturellement élue cette fois, sentant sa douceur et sa gaîté, et son anglais meilleur que le tien, mon frère. Elle a tout de suite parié sur sa bonne foi, tandis que tu restais plus réservé.
    Ils vous a conduits au portail de la Vallée des Rois et vous a dit qu’il vous y reprendrait deux heures plus tard, ensuite de quoi vous seriez son invité. En attendant il savait, il sentait que vous seriez touchés par la visite de mon tombeau de jeune prince.
    En premier lieu, c’est cependant aux appartements éternels de Thoutmôsis III que vous êtes descendus. Vous vous êtes enfoncés dans les entrailles de la terre avec émotion. Vous avez trouvé qu’il y faisait bien chaud. Vous avez été fortement impressionnés par la hauteur des marches de l’escalier et par la dimension de tout.
    Puis je vous ai vus vous approcher de mon tombeau et de la vitrine dans laquelle sont présentées quelques-uns des vestiges de mon bref séjour terrestre, ma jeunesse et ma beauté vous ont émus, qui vous ont rappelé la jeunesse et la beauté de vos princesses, enfin je vous ai vus de mon oeil peint, réunis dans la même orbite, je vous ai vus de tout préès. j’avais le sentiment de vous êtreoplus intime que vous à vous-mêmes, et votre regard a croisé le mien dans la pénombre, enfin vous êtes repartis et j’ai souri, un quart d’heure plus tard, lorsque toi, mon frère, tu t’es laissé fourguer ce morceau de camelote par ce chenapan d’Arabe dont tu n’étais pas dupe mais qui te collait aux basques, et j’ai souri de te voir moqué par ta moitié.

    Tout le temps que vous êtes restés sur ma terre, j’ai prié Isis et Osiris de vous accorder leur protection. Vous ne risquiez rien avec Sayed, même quand il vous a trimballés dans son taxi à travers le village de fellahs, après la tombée de la nuit, qu’il vous a fait grimper sur une passerelle chancelante pour admirer le toit de sa maison en chantier, ni même quand, sur la felouque du retour, le galant s’est mis à défier ton hégémonie monogame, mon scribe à la jalousie de faucon, en serrant de trop près ta pharaonne aux yeux pers. Vous avez échappé à deux aventuriers russes qui avaient repéré vos bijoux d’or pur au Pavillon des arabesques où tous les soirs vous admiriez le ballet des felouquiers le long du fleuve en buvant des vins hors de prix; mais un autre soir, vous les avez vus déposséder deux Néerlandais plus crédules au jeu de poker. Vous auriez pui tomber, aussi, aux mains de Captain Hassan le marchand de H, au bar-bateau-boutique Lady Di, qui sait prendre le roumi au piège de sa fourberie - que le dieu des enfers, le noble Anubis, s’empare de la charogne de ce naufrageur d’âmes nigaudes !
    Vous avez rendu hommage aux merveilles de nos temples, de nos galeries d’antiques et de nos terres arables, vous avez refusé de vous hisser sur la calèche dominatrice pour mieux vous fondre dans la foule bigarrée des marchés de la ville. Vous n’avez pas dédaignés nos petits cireurs de chaussures. Vous vous êtes prêtés longuement au jeu de mes commerçants, vous attardant dans leurs boutiques et les écoutant en sirotant leur thé de menthe.
    Vous avez admiré les patchworks de mon cher Ashraf âl Boni, qui me vénère et me fait vénérer par sa classe de marchand-conteur-instituteur des pauvres; vous avez vu le losange indigo se déployer sur champ de lys ou de rubis, et des luminaires consteller la voûte de tous les bleus virant au noir d’au-delà.
    Chez Omar ensuite vous vous êtes régalés d’un coq et de frites à la française. La petite terrasse sous les palmiers, en pleine pagaille de maraîchers et d’artisans de tout acabit, de pêcheurs et de chenapans, vous semblait l’oasis même de l’humanité bonne, sur laquelle se déversait la voix langoureuse de Fairouz.
    Là vous avez commencé de vous regarder comme des amants, et j’ai baissé les yeux tandis que vous regagniez votre chambre de l’hôtel Isis, et lorsque je les ai relevés vous étiez nus sous le regard de la déesse et celle-ci vous oignait de sa lotion lunaire.
    Le membre d’Osiris, son frère jaloux l’a jeté au crocodile, mais il incombe aux vivants de se prendre encore et encore afin de rassembler la nouvelle chair qu’Isis bénit de sa lumière.
    Le membre de l’homme est l’arbre de l’alliance de la terre et du ciel, et la houle de la femme roule la vie au loin. Dans la lumière de la nuit se renouvelle le lait d’Isis qui ruisselle de toute femme aimée. L’homme incertain sera coupé en morceaux que la femme rassemblera...
    Ah, comme les mots du conteur vous poursuivaient, et quelle promesse vous faisait votre descendance innombrable là-bas dans les vergers fertiles.

    La fenêtre de votre chambre, cette dernière nuit sous notre ciel, était grande ouverte tandis que vous reposiez. Il est à supposer que vous avez alors rêvé de la barque et de la balance. Tandis que vous traversiez la nuit j’ai baissé les paupières, et lorsque je les ai relevées vous vous taisiez devant le tableau de l’aube tirant lentement, du fleuve divin, le monde dans son filet de couleurs.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs, paru en 2001.

  • Ceux qui ont un problème

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    Celui qui est si riche qu’il va en finir un de ces quatre / Celle qui accuse son Surmoi d’être la cause de son surpoids / Ceux qui disent n’avoir pas voulu d’enfants au prétexte que « ça » risque de mourir et que « ça » occasionne des frais d’enterrement / Celui qui pense à la férocité du tigre de Singapore en dévorant une côte de chevrette à La Goulette / Celle qui a l’œil trouble du boa préparant son enroulement funeste / Ceux qui suintent sous le soleil malais en lisant des polars islandais / Celui qui déguste des amourettes sur la terrasse du Belvedere jouxtant les jardins éponymes / Celle qui s’exclame « ah l’Espagne ! » dès la frontière de Port-Bou / Ceux qui se retrouvent au musée Dali de Figueras où ils ne découvrent que de vieux croûtons / Celui qui affirme que Salvador Dali n’est qu’un cinéaste d’école du dimanche qui a mal tourné / Celle qui incarne l’âme ailée de sainte Bidule dans Le Grand Masturbateur d’Avida Dollars / Ceux qui ont peint les fonds des toiles de Leonor Fini dans son couvent corse réaménagé top top top  / Celui qui préfère Mysore à Madras / Celle qui ôte ses mules pour saluer Allah / Ceux que la perspective d’être entouré par cinq ou cinq mille vierges après leur mort n’enchante pas vraiment / Celui qu’attendrit le souvenir du parfum de la fleur du jasmin / Celle qui dort debout dans la salle d’attente du dentiste de Tozeur / Ceux qui s’encanaillent à Manille / Celui qui pète un plomb dans le quartier noir de la ville blanche / Celle qui s’exclame qu’en tout cas rien ne sera plus jamais comme avant dans ce pays qu’on sait pas pourtant où qu’il va / Ceux qui rentrent ivres et contents de leur première soirée à n’en plus finir au Café vert / Celui qui lance comme ça qu’il va répandre le bruit que DSK l’a violé pour relancer un peu l’attention des médias / Celle qui estime que l’Affaire ne concerne pas que les vestiaires de mecs non mais des fois / Ceux qui font la couve de leur tabloïd avec le rappel des Affaires de Sardanapale à Berlusconi en passant par deux ou trois cardinaux et autres ruffians / Celui qui ne se flagelle plus de nourrir des pensées osées que veux-tu on évolue / Celle qui évoque l’érotisme sous-jacent des écrits de Catherine de Sienne et autres babioles à usage de facultards fatigués / Ceux qui n’ont aucune problème et se jettent donc par la fenêtre sans motif / Celui qui prétend qu’il n’y a que des solutions et que de choisir laquelle reste le seul problème / Celle qui a vu un problème passer mais s’est chastement détournée / Ceux qui savent que le concept de problème n’en pose aucun au calligraphe de chinois mandarin, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • L’éternel gôuter

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    Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.
    Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat. Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…
    Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu. Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.
    Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…
    Image: Arcimboldo.

     

  • Ceux qui se font du cinéma

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    Celui qui prétend vivre une vie dangereuse en dépit de son salaire de fonctionnaire de la culture cachetonnant à la télé / Celle qui est toujours en instance de casting / Ceux qui citent volontiers ce qu’ils ont dit la semaine dernière à France Culture / Celui qui affirme que le palace de Gstaad n’est plus ce qu’il était avant l’arrivée des Hallyday / Celle qui envoie son dernier recueil de vers à PPDA pour « au cas où » / Ceux qui ont été de tous les aftères des années 90 après quoi y a plus qu’à tirer l’échelle / Celui qui annonce le tsunami éditorial de son prochain roman à clefs / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de la Bête / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel / Celui qui remarque que celui qui lit du Sade n’engage que lui / Celle qui affirme que Sade doit être jugé en fonction des séquelles du sadisme dans les cours de récré / Ceux qui te reprochent ton « rire inapproprié » et auxquels tu réponds par un regard qui signifie que tu leur pisses au cul mais ces gens-là ne savent plus lire dans les yeux des malappris de ton espèce et ça vaut mieux pour l’ambiance / Celui qui te demande comment tu te situes dans le champ littéraire et auquel tu réponds que tu y pionces volontiers les côtes en long / Celle qui optimise la valeur « soleil » de sa journée de battante / Ceux qui n’en ont qu’au sous-texte / Celui qui suinte de compassion dès que la caméra tourne / Celle qui ouvre un Espace Lecture où elle espère s’éclater avec de jeunes poètes attentifs à des muses d’un certain âge / Ceux qui ont les enfants en horreur surtout en piscine couverte / Celui qui montre son vilain membre à une écolière qui passe son chemin sans rien remarquer vu qu’elle est myope comme un ange / Celle qui croit que sa fille ira au ciel plus tard et qui aura en effet un tas d’amants charmants plus tard ou peut-être même avant / Ceux qui se préparent à fêter les 35 ans de la mort du chat de Céline qu’était pas antisémite au moins celui-là, enfin j’espère Bébert, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Une autre beauté

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    Lucian Freud est mort ce mercredi 20 juillet 2011, à l'âge de 88 ans. Retour sur sa dernière exposition à Beaubourg, en 2010.


    Dieu que la laideur est belle ! se dit-on en pénétrant dans L’Atelier de Lucian Freud, éclatante présentation de grands portraits d’une intense densité de présence, dont certains dérogent évidemment à l’idée conventionnelle qu’on se fait aujourd’hui encore d’une belle femme ou d’un bel homme dénudés. Un siècle et des poussières après L’origine du monde de Courbet, représentant un sexe féminin en gros plan et sans voile, certains des nus de Freud continuent de choquer d’aucuns, non tant pour la nudité de leurs sujets que pour la « laideur » présumée de ceux-ci et les poses abandonnées voire lascives que le peintre leur fait prendre. « La chair est là comme elle est avec ses moires violacées et ses vergetures », semble dire Lucian Freud en peignant l’énorme Benefits Supervisor endormie sur un divan à ramages, qui tend à accentuer l’aspect organique de son modèle.arts plastiques

    freud.large-interior.jpgUn film où Benefits apparaît au naturel la montre d’ailleurs en réelle beauté, avec une sorte aura. De la même façon, Freud se sert du performer Leigh Bowery en poussant son exhibitionnisme naturel à l’extrême, comme pour désamorcer, précisément, son obscénité. Dans une critique virulente (parue dans Le Monde du 11 mars 2010), le critique Philippe Dagen stigmatise ainsi un «peintre académique de l’obscène», alors qu’il nous semble au contraire que Freud échappe à la double convention du « bien peindre » et de la «provocation».
    arts plastiquesUn autre soupçon de « fabrication » plane sur « le peintre vivant le plus cher du monde », mais là encore il nous semble que c’est ne rien dire de ce que montre vraiment Lucian Freud: la beauté de ce qui est. Beauté paradoxale, insolite mais plus-que-réelle, d’un minable lavabo à deux robinets filant une eau claire. Beauté de foisonnants feuillages détaillés avec la minutie anachronique d’un Dürer peignant sa fameuse touffe d’herbe, ou d’un terrain vague vu de la fenêtre, avec son fatras d’objets abandonnés. Beauté souvent étrange, voire inquiétante, soulignée par des cadrages inhabituels, comme dans ce grand autoportrait à la Bacon, en contre-plongée monumentale écrasant les figures minuscules des deux petits-enfants du peintre.
    Freud13.jpgContre la beauté flatteuse d’un érotisme de pacotille, voici celle des corps rejetés mais vibrants encore de désir, des animaux toujours « évidents » et purs, des draps en désordre ou d’un plancher ingrat magnifiés par un rayon de lumière matinal.
    Cette beauté « pure » de l’être vivant, le petit-fils de Sigmund Freud la capte enfin magistralement dans ses autoportraits lancinants, tantôt en grand plantigrade nu brandissant ses pinceaux, tantôt en profil de saurien vaguement menaçant, avec son air de s’étonner à jamais de l’émouvante beauté de ce monde tel qu’il est, moche comme il est, abandonné comme il est mais qui nous demande de le regarder.
    Freud23.jpgPeinture lourde comme la chair des hommes, à laquelle l’usage du blanc de Krems ajoute ses pesants et discordants grumeaux, peinture d’après toutes les guerres et les révolutions du terrible XXe siècle, peinture d’après tous les débats sur la représentation et l’abstraction : telle est le peinture de Lucian Freud qui prête à la reine d'Angleterre couronnée une trogne un peu navrée mais si vraie - toute « laideur » devenant beauté chez lui parce que modulant une vérité…

     

    Paris. Centre Pompidou. Musée national d’art moderne. « Lucian Freud. L’Atelier », 2010.

     

  • Le siècle des Gallimard

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    Gaston, dit « le roi lire », a jeté en 1911 les bases de la maison d’édition littéraire la plus cotée au monde.

    Le nom de Gallimard relève aujourd’hui du mythe. Plus que la marque d’une maison d’édition au renom mondial, il incarne l’emblème par excellence de LA littérature, avec son aura sans pareille. Publier chez Gallimard fait toujours figure de «rêve» pour un auteur, tant en France qu’à l’étranger. Or ce nom mythique a une histoire, truffée de péripéties réelles et de multiples légendes.

    Il y a ainsi un roman des «gallimardeux», comme les raillait l’insortable Céline, qui recoupe la chronique du XXe siècle. Du côté dynastie familiale, on trouve une saga de demi-dieux bourgeois bien peignés et cravatés, à l’image du fondateur, prénom Gaston, qui rêvait plutôt de ne rien faire en son indolente jeunesse. Fils de rentier collectionneur de tableaux, Gaston n’avait pas, de son propre aveu, la vocation d’un éditeur. Les mondanités brillantes, les femmes, les voitures rapides avaient la préférence du dandy. Jusqu’au moment où, en 1911, quelques écrivains fondateurs de la Nouvelle Revue Française (N.R.F.), André Gide en tête, virent en lui le possible gérant, fortuné et disponible, d’un «comptoir d’édition». Destinée à relayer la revue en publiant une pièce de théâtre, L’Otage, d’un certain Paul Claudel, ladite maison ne portera le nom de Gallimard qu’en 1919, lorsque Gaston s’affirmera «contre» Gide en fondant alors  sa première librairie. Des péripéties houleuses marqueront cette transition, largement documentée par Pierre Assouline dans la bio référentielle qu’il a consacrée au fondateur.

    Génie imprévu

    Ainsi que le rappelle en outre Philippe Sollers dans ses Mémoires (Un vrai roman, Plon, 2007), le paradoxe de la maison Gallimard tient au fait que ses fondateurs aient été des écrivains, auxquels un «dilettante» opposa bientôt son sens des réalités et son génie inattendu. «Je ne suis pas un commerçant comme un autre, j’ai passé un pacte avec l’esprit», dira plus tard Gaston, qui a su s’entourer de gens hautement compétents tout en pratiquant lui-même l’art  acrobatique de la conciliation en «dompteur de fauves», selon l’expression de Daniel Pennac...

    De toute évidence, une direction laissée à des auteurs eût coulé en peu de temps les éditions de la NRF. La première gaffe de ces hommes de lettres, dont Gide se repentira, fut de «louper» Un amour de Swann de Marcel Proust en 1914. Gaston le rattrapera en publiant  A l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui vaudra à Gallimard le Prix Goncourt 1919. Il corrigera par la suite d’autres «erreurs» de son Comité de lecture, notamment en accueillant Joseph Kessel ou Georges Simenon, jugés trop peu «littéraires» mais dont le succès populaire permettra à Gallimard de publier des auteurs plus «difficiles». De la même façon, un malentendu est à l’origine du premier «clash» avec Céline, qui publiera Voyage au bout de la nuit chez Denoël.

    Relations complexes

    Le 30 juin 1961, deux jours avant sa mort, le même Céline écrit à Gaston pour  lui annoncer son prochain roman, Rigodon, en exigeant une rallonge financière sous la menace de louer un tracteur et de «défoncer la N.R.F.». Il faut d’ailleurs lire Les Lettres à la N.R.F, de Céline (Gallimard, 1991) pour évaluer la nature complexe, parfois tordue, théâtrale voire comique, des relations entre un auteur et un éditeur. Or dès 1919, avec Proust qui lui reprochait de négliger ses auteurs, Gaston Gallimard avait usé de la plus suave ironie pour rassurer le cher Marcel.

    Un aspect  non négligeable du génie de Gaston est aussi d’avoir pensé son catalogue dans le temps, en assurant sa descendance. Au «roman» de Gaston, flanqué de son frère Raymond, s’ajoutent ainsi ceux de Claude, son fils, et d’Antoine et Isabelle, entre autres héritiers. Pour la pérennité de la légende, notons enfin qu’un bout de la rue Sébastien-Bottin a reçu, en 2011, le nom de Gaston Gallimard. Enfin, un album joliment illustré nous fait visiter, à l’enseigne de 5, rue Sébastien-Bottin,les salons et les bureaux, les recoins et jusqu’aux caves du «saint des saints» parisien de la maison Gallimard…

    Gallimard2.jpgPierre Assouline, Gaston Gallimard. Folio.

    5, rue Sébastien-Bottin.Gallimard, 2011.

     

     

     
     

     

     

     

     

  • Entretien avec JLK

    Jean-Louis Kuffer ou l'écrivain prodigue. Ce matin sur le blog de Jean-Michel Olivier, écrivain de la comédie romande: http://jmolivier.blog.tdg.ch/

    Enfant9.JPGC'est l'un des plus beaux livres de ce début d'année. Un livre tout à la fois intime et ouvert sur le monde.  Un livre qui creuse au plus profond la terre du langage et emporte le lecteur, dès les premières lignes, dans un tourbillon d'images, de sensations et de musique. En même temps qu'un retour vers l'enfance, perdue, puis retrouvée, L'Enfant prodigue* retrace un chemin singulier, ressuscitant les chères ombres disparues (le père, la mère, le frère, les grands-parents mythiques) pour leur rendre, au centuple, ce qu'elles lui ont donné : la joie et la curiosité, le désir d'être libre et d'écrire. L'Enfant prodigue est un livre qui va compter non seulement dans l'œuvre de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, peintre et blogueur, œuvre riche, déjà, et profondément personnelle. Mais également dans la littérature de ce pays qu'il ouvre sur le chant du monde.

    — Dans la parabole biblique, l'enfant prodigue est celui qui revient vers son père après l'avoir abandonné. A cette occasion, le père organise une grande fête et se réjouit : « L'enfant que voici était mort, dit-il, et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » Vers quel père, vers quelle patrie, votre enfant prodigue essaie-t-il de revenir ?
    — La parabole évangélique du Fils prodigue ne se borne pas, à mes yeux, à la leçon moralisante qu’on en  tire, du rejeton parti en ville faire les quatre cents coups et qui revient pour se soumettre au père. Ce qui m’y touche  est la joie du père à revoir son garçon, qu’on croyait perdu, et ce qui m’intéresse est la jalousie du frère, semblable à celle de Caïn. Comme ce dernier, le frère du fils prodigue ne comprend pas que son père traite mieux celui-ci que lui-même, qui a  continué d’aider son paternel en toute fidélité, alors que le père discerne ce que signifie le retour du fils «perdu». Cela étant, j’entends aussi le terme de « prodigue » dans un sens plus immédiatement généreux, désignant l’enfant qui donne beaucoup après avoir reçu beaucoup. C’est comme ça que j’ai vécu nos enfances, et je parle au nom de ma génération de l’immédiat après-guerre : comme un don prodigue qui appelle naturellement une reconnaissance. Si ce livre fait retour à une « patrie », je voudrais que cela soit conçu hors de toute référence conventionnelle, familiale ou nationale. Cependant je revendique bel et bien une filiation, qui relie le narrateur à l’amont autant qu’à l’aval. L’enfant prodigue est en effet ce que nous avons été, et ce que nous serons par le don régénérateur de nos enfants.


    — Ce qui est beau, dans L'Enfant prodigue, c'est que vous recomposez l'enfance à partir des premiers mots, perdus et retrouvés, qui resurgissent de votre mémoire. On pense à Michel Leiris (dans La Règle du Jeu) ou à Nathalie Sarraute (dans Enfance). Quels auteurs et quels livres vous ont marqué dans  votre enfance ?

    images-2.jpeg— Pour ce qu’on appelle l’enfance, disons jusqu’à dix ans: aucun auteur. Mais des tas d’histoires, et l’une d’elles qui a ressurgi dans L’Enfant prodigue, avec les personnages du petit et du grand Ivan : Londubec et Poutillon, relue récemment. L’histoire de deux garçons, d’un onirisme assez incestueux, Bouvard et Pécuchet en version érotico-angélique...


    — On pense aussi à Proust en vous lisant, tant l'importance de la mémoire est grande. Tant les souvenirs de l'enfance semblent garder intactes toute leur lumière et leur musique…
    — Cela vient, je crois, avec l’âge et le temps. Ce que je retiens de Proust, que je pratique à n’en plus finir, c’est que la mémoire est incessamment recréatrice et que l’écriture dévoile et enrichit ce palimpseste à force d’attention flottante plus ou moins  délirante. Plus on va vers la tombe et plus le moindre détail se précise du passé recouvré. En ce sens, ce livre n’est aucunement un « album de souvenirs » mais un essai de dévoilement poétique continu.


    — Votre livre est composé de sept parties : on part du jardin enchanté de l'enfance pour arriver à l'enfant à venir. Comment le texte s'est-il écrit ? Aviez-vous dès le départ cette idée que le passé rejoint l'avenir ?

    — Les sept parties du livre correspondent aux heures canoniales, de la nuit à la nuit, et par les saisons et les années succesives. Plus prosaïquement, il est ponctué par chaque retour à la table, des aubes nocturnes du début, correspondant à la nuit des temps de l’enfance où se forment les premiers mots, à la lumière ultime de Pâques. Je n’ai pas suivi, cela va sans dire, un schéma si contraignant, mais je voyais bien cette « courbe » qui marque  la progression du livre.


    — Vous consacrez de très belles pages à la nature dans votre livre (promenades, escapades, découvertes). Quel rôle joue-t-elle encore dans votre vie ?

    — À vrai dire je baigne dans la nature, qui incarne à mes yeux la divinité de l’Univers. Je ne suis pas du tout panthéiste, ni même déiste à la Rousseau, mais la nature est mon institutrice absolue : j’y puise la beauté, la bonté de ceux que j’aime, la vérité de ce qu’on peut dire d’elle , le mystère de ce qu’on ne peut pas dire, enfin tout ça. Il va de soi que les grandes villes font partie de la nature, mais je suis ataviquement plus proche du sauvage tellurique, la montagne derrière et le lac devant, comme je vous écris...

    — Il me semble que L'Enfant prodigue reprend et prolonge certains thèmes que vous évoquiez déjà dans Le Pain de coucou** (1983). En particulier la figure étonnante de vos grands-parents…
    images-3.jpeg— Les aïeux, comme les oncles, sont intéressants par le fait qu’ils sont mieux « sculptés », dans la lumière du temps, que les parents : on les voit mieux, ce sont déjà des sortes de fées ou de héros, ils nous foutent aussi la paix. On voit cela très bien chez Proust, en comparant « Maman », dont la présence reste paralysante, voire tyrannique, et la grand-mère qui laisse le Narrateur évoluer plus librement. Dans Le Pain de coucou, les aïeux alémaniques étaient assez bien silhouettés, me semble-t-il, mais il a fallu trente ans de plus pour que le grand-père paternel devienne à son tour ce personnage du mentor adorable dans L’Enfant prodigue.

    — Un mot revient souvent dans le livre : la joie. Est-ce la joie des retrouvailles (avec l'enfance) ? La joie, comme dit la parabole, d'être vivant et de renaître (grâce au langage) ?
    — Non : rien de tout ça. La joie m’est consubstantielle. Je ne vis que les retrouvailles de chaque aube. Je n’ai jamais quitté l’enfance, sauf peut-être quand j’ai cru être marxiste, entre 1966 et 1968. Là, je me suis éteint quelque temps, vampirisé par le langage du démon mesquin de l’idéologie. Mais la vie est plus forte, la poésie est plus forte, et la joie…

    propos recueillis par Jean-Michel Olivier

    * Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'Autre Part-Le Passe-Muraille, 2011.


    ** Jean-Louis Kuffer, Le Pain de coucou, Poche Suisse, L'Âge d'Homme, 1983.

    Cet entretien a paru dans la dernière livraison de Scènes Magazine, avril 2011.

  • Le Président Cavalier

     

     

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    Entretien avec Alain Cavalier à propos de Pater. 

     

    IMG_4922.JPGParis, le 17 juin 2011.

     

    -        Quelle est votre perception actuelle du politique ?

    -        Elle est un peu ironique, un peu détachée. Je suis à la fin de ma vie. J’ai traversé l’Occupation allemande. J’ai traversé la découvert des camps. J’ai traversé la découverte du goulag, J’ai traversé la guerre d’Algérie. Je me suis bousillé l’estomac pour ne pas y participer… Je pense que les pays se définissent dans des moments de crise. À l’âge de huit ans, assis dans le métro, il y avait là des soldats allemands debouts et sur leur ceinturon, à ma hauteur, je pouvais lire l’inscription GOTT MIT UNS, Dieu est avec nous. Or j’ai été élevé religieusement et cela m’a mis alors en tête une contradiction dont je ne suis toujours pas sorti. J’ai été nourri par les Evangiles qui sont très politiques, traitant d’une occupation étrangère que nous vivions nous aussi. Récemment, à la radio, j’ai entendu cette réponse faite par un ado à la question qui était posée à des gens de son âge à propos de Jésus-Christ. Silence, puis : ah oui, il a été fusillé par des Allemands ! J’ai trouvé ça très bien.

     

    -        Avez-vous été politiquement engagé ?

     

    -        J’ai connu la tentation communiste. Après 1945, elle s’expliquait notamment par le fait que l’Armée rouge avait sauvé l’Europe du diable nazi, au prix de 15 millions de morts russes. J’ai pourtant résisté à cette tentation.

     

    -        Et pourquoi donc ?

     

    -        À cause des cellules. Adhérer au communisme signifiait l’inscription à une cellule, à laquelle  il fallait soumettre sa pensée et son comportement sous peine d’être exclu. Or je savais ce que signifiait l’excommunication du fait de mon expérience de la discipline religieuse en internat, et je ne tenais pas à passer d’une oppression religieuse à une autre. Je me suis donc abstenu. Cela étant, mes premiers films sont très imprégnés de politique, à commencer par  le premier qui parle du fascisme et de la colonisation, de laquelle parle plus encore le deuxième. Puis je me suis dit que c’était trop fort et que j’allais laisser tomber, mais j’ai encore tourné Libera me qui est éminemment politique lui aussi. Par ailleurs, je n’ai jamais milité pour aucun parti ni aucun homme politique.

     

    -        La question du pouvoir revient en force avec Pater 

     

    -        Oui, et la réflexion sur le pouvoir  ne m’a jamais quitté à vrai dire. Comme mon père était un haut fonctionnaire, j’ai su tout petit, en écoutant ce qui se disait à table, ce que c’est que le pouvoir. Mon père était très fier du sien, auquel j’ai bientôt échappé, mais le phénomène du pouvoir ne m’a pas moins toujours intéressé, et dans toutes ses manifestations, qui peuvent être aussi celles d’un metteur en scène de cinéma ou d’un artiste quelconque qui peut enthousiasmer, tromper, manipuler... Or j’ai renoncé à ce pouvoir depuis quinze ans puisque je tourne seul.

     

    -        Mais vous voici reparti avec Vincent Lindon !

     

    -        J’avais en effet un problème à régler avec mon père, visant à une sorte de réconciliation post mortem, avant ma propre disparition. Et puis J’ai rencontré Vincent Lindon, il y a quelques années, qui m’a donné l’envie de revenir à l’ancienne pratique consistant à travailler sur des corps.

     

    -        Qu’est-ce qui vous a intéressé chez Vincent Lindon ?

     

    -        Son jeu. C’est le seul dont j’accepte les grimaces. Son jeu est sobre, concentré, efficace. Ses lignes me plaisent beaucoup. Je vois tout de suite le manège des acteurs, mais sa façon me semble pas ma, alors que j’ai in haine absolue du jeu sophistiqué ou démonstratif du genre « regardez comme je joue bien », style Brando-De Niro- Signoret…

     

    -        Et qu’est-ce qui, de votre travail, l’a intéressé ?

     

    -        J’imagine qu’un comédien peut apprécier le fait de casser la routine consistant à coucher avec une femme de plus dans un énième film utilisant son image. Vincent Lindon a été un grand fanatique de La Rencontre, qu’il somme toute nouvelle personne qu’il rencontre de voir, et puis il a déclaré solennellement en public, lors d’une projection du Filmeur au cinéma Saint André-des-arts, qu’il espérait avoir l’occasion de travailler avec moi…

     

    -        Quel a été le pacte entre vous ?

     

    -        Pas de texte à apprendre. Pas de double prise. Lui ne sait pas ce que je vais faire quand il arrive. Et moi, j’entre un peu dans l’image pour lui renvoyer la balle… Par ailleurs, je lui ai proposé des conditions qui limitaient les séances de tournage aux périodes situées entre les films dans lesquels il était engagé. De son côté, mon producteur lui a proposé d’être payé comme, moi, à savoir bien au-dessous de la cotation commerciale liée à son nom, ce qui correspondait d’ailleurs au contenu du film où sont évoqués les salaires excessifs… Ces petites questions d’argent entre ont débordé d’autres façons puisque Vincent nous a permis d’aller tourner chez lui et de montrer son impressionnante collection de chaussures, de même que j’ai pris sur moi l’acquisition d’une costume de Président de la République seyant.  

     

    -        Y a-t-il eu des tensions entre vous, comme  il en apparaît entre le Président et son premier ministre ?

     

    -        Non, et pourtant l’orgueil naturel du comédien aurait pu se trouver chiffonné quand il a découvert  que j’apparaissais avant lui sur l’image. Pourtant il a été assez intuitif pour comprendre que ce film n’était pas le énième regard d’un metteur en scène sur Vincent Lindon mais qu’il s’agissait d’autre chose. 

     

    - Comment avez-vous construit le film ? Y a-t-il un scénario, un storyboard, ce genre de choses ? 

     

    - J'ai écrit un petite texte de quelques pages pour avoir un peu d'argent, où je disais qu'il s'agissait de deux individus, Alain et Vincent, qui se rencontraient, l'un étant filmeur et l'autre acteur, le plus âgé ayant un regard paternel sur le plus jeune - et j'ajoutais que le pouvoir que se partagent, en France, le Président de la République et le Premier ministre correspond un peu à cette configuration, à partir de laquelle on pourrait parler politique, programme politique, ce genre de choses. J'y disais aussi qu'il s'agissait aussi de capter la fine fleur d'une rapport humain entre deux personnes qui se fréquentent avec plaisir et s'estiment.

     

    - Plus tout le reste, dont un débat faussement naïf sur la monstruosité des écartes de salaires dans nos pays... 

     

    - Bien entendu, et puis il y a des ministres, des boulangers, des bistrots, toute la vie d'un pays enfin. Et puis il y a le récit qui s'est construit au fur et à mesure de nos rencontres. Nous ne savions pas, à l'avance, qu'à un moment les deux hommes ne seraient pas d'accord, pour une question d'échelles de salaires justement. J'avais proposé à Vincent de jouer un petit industriel qui ne gagnerait pas plus de dix fois le salaire minimum d'un employé de son entreprise. Ensuite, les deux hommes se sont opposés parce que l'un proposait une échelle de 1 à 10 et l'autre une échelle de 1 à 15. 

     

    - Les idées sont donc venues en cours de tournage ?

     

    - Mais oui. Par exemple, la scène du grattage, au moment où l'on attend le résultat des élections du nouveau président, cette séquence qui n'a l'air de rien et que je trouve formidable, nous est arrivée comme ça, hop ! Comme le film, en outre, était monté au fur et à mesure, il a fini par dicter sa loi. 

     

    - Qu'en est-il des autres personnages qui apparaissent dans le film, par exemple des minsitres qui discutent le coup dans une forêt par crainte des écoutes téléphoniques  ?

    - Nous avions décidé qu'il n'y aurait pas d'autre acteur que Vincent. Donc ce sont tous des amis, des parents, des passants consentants. À un moment donné, j'ai appris à Vincent que je le nommais Premier ministre. Il l'a bien pris. Tout est advenu en dehors des conventions et des scèns-à-faire. Le chauffeur noir de notre producteur est devenu ambassadeur du Dahomey...

     

    IMG_4921.JPG- Et le montage, évidemment, est essentiel. Donc essentielle la collaboration avec Françoise Widhoff...

     

    - C'est vrai depuis La Rencontre. J'ai une petite théorie selon laquelle un cinéase, avec un instrument encore tout jeune,filme à 80% de manière inconsciente. Le 20 % restant pourrait être dit le film dégagé de sa gangue. D'où l'importance fondamentale du montage, en effet.

     

    - Dans quelle mesure votre expérience de filmeur à moyens hyper-légers joue-t-elle dans Pater ?

     

    - Dans la pleine mesure du cinéma dont je rêvais il y a quarante ans de ça déjà, dégagé de tout son poids et me permettant de maîtriser la chose en toute liberté...  

     

       

    On jouerait au Président...

    On sourit presque tout le temps, et parfois on rit carrément en jouant aux rôles avec le Président Alain Cavalier et son Premier Ministre Vincent Lindon, comme on jouait en enfance aux Indiens ou aux voleurs.

    Le titre du dernier film d’Alain Cavalier, Pater, annonce plus ou moins une affaire de filiation, qu’on peut dire à la fois familiale et nationale, s’agissant de la France dont le Président est plus ou moins un Père, et de nous tous non Français qui, comme le filmeur, avons plus ou moins un père.

    Ce  serait d’abord une affaire d’amitié et de nourriture terrestre, avec deux fines assiettes partagées pour fêter le contrat d’un film intimement amical et plus solennel en cela qu’il engagerait l’intérêt national par le truchement d’un jeu de rôles au plus haut niveau, on pourrait même dire mondial puisqu’il est question, fondamentalement, de la (re)distribution de ce dieu multinational qu’est devenu le Pognon.

    Le plus haut niveau sera figuré par la fonction présidentielle, qui donne son poids à ce qui deviendra très vite, ni une ni deux, l’enjeu du débat entre le Président et son Premier Ministre : sur l’équité. Comme pour les enfants, il suffira d’une cravate nouée pour faire le Président, plus un costume et des souliers à tant d’euros. L’impressionnante collection de pompes de Vincent Lindon facilitera éventuellement l’intendance, et pour le décor on s’arrangera entre divers appartements aux lumières appropriées (les lieux et les lumières sont essentiels dans le cinéma de Cavalier), une forêt pour une rencontre genre G2 ou G3 échappant aux écoutes, un bistro ou une boulangerie pour l’évocation d’une société diverse et diversement intéressante.

    L’enjeu de tout ça serait une loi, comme les enfants se votent des règles : faudrait donc, durant le septennat du nouveau Président élu pour la durée du film, avec la complicité de son Premier Ministre - faudrait ficeler et faire voter une loi régulant mieux la disparité entre salaires insuffisants et salaires indécents, dans une fourchette à discuter.

    Ce n’est pas plus compliqué que ça, la politique, faut pas charrier : un enfant qui joue au Président le sait autant qu’un président fondu en puérilité bling-bling : faut arrêter de nous la faire aux lois du marché, faut juste faire une loi qui permette à tous de mieux marcher la tête haute et de mériter sa sieste, comme le boulanger dans son labo.

    C’est une des belles scènes de Pater : le moment où le boulanger, beau comme un dieu bosseur (les dieux qui ne bossent pas ne sont pas crédibles aux yeux des enfants), installe son matelas et son oreiller pour une sieste que seuls les jean-foutres du Système qualifient de sieste-turbo, sachant comme tout artisan sérieux qu’on bosse mieux quand on se repose.

    Pater est un film tendre et malicieux où l’on ne voit (presque) que des mecs en costards (les pauvres) qui se marrent en douce de faire, en même temps que de la politique au plus haut niveau, un film célébrant sottovoce la poésie du cinéma. La douce plage que représente le dos d’une femme couchée, la douce plage d’une boulangère posant devant les douceurs de son fils, la douce plage d’un feuillage à la fenêtre sous lequel se coule un chat, constituent autant de plans de liaison que Françoise Widhoff découpe avec ses ciseaux électroniques de fée (on dit ça pour rappeler que le seul maître à bord a des maîtresses, comme son Premier Ministre) alors que le son direct continu, dès le générique et même avant, et après, jusque dans la rue qu’on rejoint hors du cinéma, fait l’autre musique pour l’oreille se mariant à celle des yeux et de l’esprit.

    Côtés durs on n'en assure pas moins, entre conseils des ministres autour de la solennelle Table ou dans la cuisine, consultations du populaire et préparation des élections ou autres obligations.

    Et pour la conclusion, Josette, on ne se gênera pas si le peuple nous recale, du moment qu'on a la rosette !

      

    Actuellement dans les salles françaises et romandes.

     

     

  • Le froid et le chaud

     Suisse49.JPGÀ propos de la solitude actuelle. D’un appel revigorant de Monsieur Berchtold, cependant inquiet pour la santé de Madame Berchtold. Des raseurs et des éteignoirs. De la lecture du (magnifique) dernier livre de Colette Fellous, amie de Facebook. De la bonne vie qui va

    À La Désirade, ce vendredi 15 juillet. Nous étions en train de parler, ce matin, avec mon compère Philip Seelen, de la solitude dans laquelle tant de gens aujourd’hui se trouvent claquemurés, et, parmi ces gens, tant de sensibilités vives, poreuses et portées à l’échange - nous parlions de ce paradoxe de l’isolement et de l’esseulement de tant de personnes  dans ce monde se targuant de communication tous azimuts, comme des millions de lucioles dans la nuit multitudinaire, lorsque le téléphone a sonné et que de sa voix un peu chevrotante Alfred Berchtold m’a dit bonjour.       

    Berchtold.jpgBerchtold ! Alfred Berchtold l’historien, le dernier de mes Trois Suisses après la disparition du pasteur Samuel Dubuis et du poète Jean-Georges Lossier (trois potes à l’ancienne, trois vrais amis de cœur et de goût), Berchtold l’octogénaire (86 ans au compteur) que ses compères de la communale de Montmartre appelaient Pingouin, le grand Berchtold (près de 2 mètres à la toise) m’appelait donc pour s’excuser de ne l’avoir point fait depuis un bout de temps alors qu’il a tant aimé mon Enfant prodigue, Alfred Berchtold le vieux maître me disant qu’il voulait me dire sa reconnaissance pour tout ce que je lui ai apporté, Berchtold enfin me disant son inquiétude à la suite de l’hospitalisation de Madame Berchtold.

    Monsieur Berchtold qui me remercie pour ce que je lui ai apporté alors même que, ces jours, je me reprochais de ne pas lui dire combien souvent je pense à lui et à son formidable apport à notre culture,ça c'est le pompon !

    Alfred Berchtold qui a tant donné avec ses livres hors norme. comme sa fabuleuse fresque de Bâle et l'Europe, auquel je m’étais promis de raconter ma déconvenue à la lecture du pauvre petit livre consacré récemment  à la Suisse dans la collection Découvertes de Gallimard (quelle découverte, ah ça !) et qui réduit notre pays si prodigieusement riche et divers, dans ses quatre cultures, à un tableau purement institutionnel, politico-économique, gris comme son auteur prof social-démocrate bon teint -  tout ça que je raconte bonnement à Pingouin ce matin, pour l’entendre soupirer.

    Bien entendu, Berchtold passe  pour un helvétiste à tous crins aux yeux de ces bonnets de nuit, alors que c’est juste un vieux démocrate de haute culture protestante et littéraire, passionné de peinture et de musique et ne jurant que par la culture du débat propre à notre drôle de pays. Et Berchtold qui me remercie, ça c'est le scoop !   

    Mais voici Madame Berchtold à l’hôpital, et c’est pour moi l’occasion de repenser à la présence bienveillante et toujours teintée de malice de l’adorable ancienne prof nous servant du thé et des biscuits entre nos séances de travail (ce bonheur que fut pour moi la préparation de La Passion de transmettre, notre recueil d’entretiens dont le titre résume la vocation de l’historien essayiste), et je sens un peu de détresse dans la voix de son grand homme.

    Nous sourions pourtant à l’évocation de la dernière fantaisie de Madame Berchtold, qui se disait hier « en balade dans la forêt » alors qu’elle venait d’avoir une bonne conversation lucide avec un de ses visiteurs sans quitter son lit d’hôpital…

    À tout moment la bonne vie nous rattrape ainsi. C’est comme une main encourageante sur notre épaule. C’est ce tableau de Karl Landolt que je regarde à l’instant, que m’a offert Monsieur  Berchtold pour me remercier d’une toile que j’ai brossée pour lui d’une vache suisse parodiant le réalisme pompier de nos petits maîtres préalpins. Ce sont (pour moi, car le vieux lettré en est resté à la machine à écrire Hermès et n’a même pas de Blackberry !) les amies et amis de Facebook que je retrouve tous les jours sans les avoir jamais vus en 3D. Ce sont les vacheries que nous égrenons à propos des cuistres universitaires et de leur prétendue science scientifiques de fonctionnaires du savoir morose.

    Fellous1.jpegBref, c’est la vie profuse et joyeuse, la vie belle et les bons livres, comme ce bon livre dont je me régale depuis quelques jours, intitulé Un amour de frère (à paraître chez Gallimard en septembre) et portant la signature de Colette Fellous, amie de Facebook que je me reproche de ne découvrir qu’aujourd’hui alors qu’elle a déjà publié une douzaine de livres.   

    Or revenant ici à Tunis, où nous serons dans une semaine avec ma bonne amie et Rafik Ben Salah, elle évoque, merveilleusement, son premier exil de jeune étudiante de dix-huit ans débarquant à Paris en 1968 (la même année que Rafik !), impatiente de lire tous les livres et découvrant avec reconnaissance le miracle de la Bibliothèque publique et de son service de prêt : « On pouvait même emporter certains livres pour quinze jours, je n’arrivais pas à y croire : vraiment on peut les emprunter, les emporter chez nous, les lire au lit, vivre avec eux ? Merci, merci beaucoup, c’est merveilleux, et je repartais dans la ville avec ces trésors.  J’avais écrite une longue longue lettre à ma mère pour lui raconter Paris, je m’étais installé un matin dans le Café-Charbons de la rue Mouffetard,la salle minuscule était vide, dehors le vent glacial.. Je lui expliquais qu’elle n’avait plus à s’inquiéter, je ne serais jamais seule avec ces millions de livres, juste un petit peu froid depuis quelques jours »…

     

    Images: Abraham Hermanjat, Ouchy 1917. Alfred Berchtold et Colette Fellous.

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  • Ceux qui font avec

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    Celui qui prend son pied-bot / Celle qui joue avec les maux / Ceux qui se disent déçus en bien / Celui qui préfère la mouise aux médailles / Celle qui a toujours fui les femmes de pasteurs aux pensées élevées / Ceux qui nourrissent les quolibets comme d’autres les piranhas de la médisance / Celui qui dorlote la femme-tronc / Celle que saoule l’étoile-absinthe / Ceux dont le père se prénomme désormais Marie-Clotilde / Celui qui craint de ne pouvoir s’adapter à l’odeur d’ammoniac de la cheffe dynamique / Celle qui répand des bruits que d’autres ramassent à genoux / Ceux qui font dans la dentelle barbelée / Celui qui prend ce qui vient et laisse ce qui ne lui revient pas / Celle qui se livre à la cure d’âme / Ceux que la laideur ne fascine plus / Celui qui pallie la solitude par l’aquarelle / Celle qui se noie dans l’huile paysagère / Ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’ont plus rien à se dire et se parlent donc de choses dites importantes avec des airs d’y croire / Celui qui perd un contact après l’autre / Celle qui cache les jumelles de son conjoint voyeur / Ceux qui croient qu’il pleut pour les faire chier personnellement / Celui qui cherche un p’tit coin de ciel bleu au propre et au figuré / Celle que ses propres soupirs font sourire / Ceux qui se détournent du beau parleur / Celui qui se réfugie dans l’Amour de l’Autre tellement les autres l’indiffèrent / Celle qui communique avec son hamster Alberto / Ceux qui préfèrent l’esseulement avec Aerosmith à la compagnie pâmée des mélomanes qui se respectent / Celui que sa détresse fait parler comme un automate /Celle qui ne lâchera jamais prise / Ceux qui lâchent un fil sans lâcher le fil de la conversation joyeuse qu’ils entretiennent avec eux-mêmes aux dam des passants qui estiment que ce n’est pas là un espace citoyen où pisser / Celui qui a toujours l’air d’être égaré dans une pièce de Beckett / Celle qui trouve les Confessions d’une mangeur d’opium sur la table de nuit de son fils Placide et se demande si elle doit constituer une Cellule de soutien psychologique avec les cousines diplômées du petit / Ceux quine supportent pas les « hommes de Dieu » auxquels ils préfèrent les « hommes du Président » voire même les « hommes de l’Ombre » / Celui qui refuse qu’on l’ampute et qu’on ampute quand même après l’avoir endormi / Celle qui s’est rapprochée du Seigneur sous l’impulsion de l’Abbé Clotaire qui l’a trompée ensuite avec la fille De Preux des De Preux de l’Usine de traitement des déchets carnés du Valais central / Ceux qui estiment que ces Ceux qui participent d’un esprit tordu voire franchement cynique en tout cas contraire à l’éthique psychiatrique établie en milieu sec / Celui qui retrousse volontiers les manches des autres / Celle qui estime que tout travail mérite salaire surtout le sien / Ceux qui voient passer Alinghi sous le vent du soir sans en concevoir le moindre sujet de fierté nationale et moins encore multinationale, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Locarno en état de grâce

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    La 64e édition promet de beaux moments à foison

    « Le festival de Locarno connaît actuellement un état de grâce», déclarait hier son président, Marco Solari, lors de la présentation à la presse, à Berne, de la 64e édition du plus populaire de nos festivals de cinéma, auquel participent de plus en plus de Romands. À l’origine de cet optimisme : la consolidation de la base économique de la manifestation (plus de 300.000 francs supplémentaires obtenus du Tessin et de la Confédération, avec un soutien accru des sponsors) et la nouvelle ouverture de la programmation artistique conçue par Olivier Père et son équipe.

    Parfois critiqué pour son manque de « glamour » ou son caractère trop peu « grand public », le Festival de Locarno offrira, cette année, un choix de films (200 longs métrage et 60 « courts ») éclectique où Hollywood et Bollywood iront de pair avec un large éventail de la production contemporaine, dont une quinzaine de première mondiales.

    Belle brochette de stars invitées à relever aussitôt : avec Leslie Caron, Ingrid Caven, Harrison Ford, Claudia Cardinale, Bruno Ganz, entre autres.

    En point de mire « classique », la rétrospective des films de Vincente Minelli, maître de la comédie musicale et du mélodrame américain, disputera la faveur du public avec l’offre très alléchante et diversifiée de la Piazza Grande.

    Particulièrement attendus sur la Piazza : Cowboys & Aliens de Jon Favreau, un « blockbuster» de SF réunissant Harrison Ford, Olivia Wilde et Donald Craig, et un « coup de cœur » d’   Olivier Père qui pourrait susciter l’enthousiasme du public au même titre que La vie des autres en 2006 : il s’agit d’un film canadien très émouvant, intitulé Bachir Lazhar et signé Philippe Falardeau. En outre, Le Havre, dernier film d’ Aki Kaurismaki déjà remarqué à Cannes, marquera le retour du maître nordique à Locarno.

    Le cinéma suisse sera lui aussi bien présent en cette édition, avec trois films en compétition internationale, à commencer par Vol spécial du Vaudois Fernand Melgar nouveau film-choc consacré aux sans papiers rejetés de Suisse.

    À côté des diverses compétitions, une foison de programmes spéciaux et autres hommages (notamment à Claude Goretta, léopard d’honneur pour sa carrière, et à Jean-Marie Straub) alterneront avec des reprises de haut vol, d’ Andréi Roublev le chef d’œuvre de Tarkovsky à L’ombre des anges de Daniel Schmid. Or ce n’est là qu’un mince premier aperçu d’une offre profuse et prometteuse…

    Locarno, du 3 au 13 août. Infos : www.pardo.ch

  • Avertissement

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    …Et quand je dis vacances, mon chéri, c’est : vacances, tu ne prends ni tes dossiers ni ton ordi, je veux que tu te détendes, je veux que tu lâches prise complètement, d’ailleurs tu auras assez à faire avec nos enfants et ceux de tes ex, et moi aussi j’y ai droit, moi aussi pendant trois semaines je veux avoir ma vie à moi…

     

     

     

     

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se dérobent

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    Celui qui ne s’en laisse pas conter / Celle qui tourne le dos au Top Dog / Ceux qui arrachent la multiprise / Celui qui retire ses jetons / Celle qui se dit en rupture de stock de patience / Ceux qui attendent les deux tu l’auras pour choper le tien / Celui qui rebondit dans l’élevage industriel de lucioles / Ceux qui endorment la mouche tsé-tsé / Celui qui s’inscrit au parti d’en rire / Celle qui fait syndiquer sa fourmilière / Ceux qui ont toujours pensée que DSK était une victime d’ailleurs ça se voit à son air franchement humble n’est-ce pas / Ceux qui considèrent qu’on n’est jamais seul dans une bibliothèque et qu’il n’y fait jamais froid même en Alaska / Celui qui attend la gloire sur le quai désaffecté / Celle qui se dit la cochonne de soie des cantons latins / Ceux qui asticotent le mendigot parigot colporteur de ragots / Celui qui lit Voyage en classe pont / Celle qui dégueule dans la passe aux dauphins / Ceux qui se défoulent dans le défilé qu’ignorent les foules / Celui qui tuera la mère et la fille pour leur épargner de réciproques regrets / Celle qui peint des bleuets de tout son cœur de bluette fluette / Ceux qui maximisent le potentiel marketing des coquelicots peints à la main / Celui qui se rend au festival des vieux folkeux avec sa bonne vieille guitare et ses vieux pétards et son pote Bernard qui en remontre à Lavilliers / Celle qui pose à la vierge effarouchée alors que le routier ne la charrie que par galanterie / Ceux qui ont renoncé au 69 après 68 / Celui qui gère sa masse musculaire comme d’autres débitent du thon à la tonne / Celle qui a reconnu la main de l’amant de la mer de Chine malgré l’obscurité du Champo de la belle époque / Ceux qui considèrent une fois pour touts que Duras est Duras et que ça n’engage qu’elle, etc.

    Image : Philip Seelen 

     

  • Ceux qui font semblant

     

    Panopticon761.jpgCelui qui atermoie / Celle qui chipote / Ceux qui lésinent / Celui qui en rabat / Celle qui mégote 7 Ceux qui biaisent / Celui qui le dit sans le dire / Celle qui laisse plus ou moins entendre qu’on ne pourra conclure sans peser le pour et le contre / Ceux qui donnent le change / Celui qui laisse décider celle qui obéit à ceux qui ont la situation en mains / Celle qui s’écoute parler pour ne rien dire / Ceux qui jettent de la poudre aux yeux fermés / Celui qui ne risque rien sans garantie bancaire / Celle qui mise sur le cheval d’arçon / Ceux qui ne prendront même pas le train en marche / Celui qui se refuse à lui-même / Celle qui s’égare sans se perdre / Ceux qui trouvent tous les prétextes / Celui qui découvre soudain l’inanité du simulacre et s’exclame « oh » dans le tea-room feutré / Celle qui entrevoit l’aspect infernal de l’éternel retour / Ceux qui disent haïr la réalité mais acceptent néanmoins l’omelette norvégienne du menu / Celui que la laideur fascine / Celle qui réalise ses fantasmes par procuration / Ceux qui se font de la thune en s’exhibant sur Webcam Wide World (WWW.com) / Celui que  sa révolte isole de plus en plus / Celle qui n’en peut plus de ne pas consentir à l’abaissement programmé / Ceux qui se retrouvent à la salle de lecture de la bibliothèque publique de Houston Downtown / Celui que la pensée de la mort éloigne des estrades / Celle qui ne peut se confier à la Speakerine blonde / Ceux qui deviennent prudents devant l’extension du domaine de l’indiscrétion / Celui qui se constate en panne de réseau social / Celle qui se met au vert de gris / Ceux que leur délire reprend à l’instant où la gymnaste biélorusse s’étire dans la clairière aux invisibles / Celui qui se fie à son bon naturel qui revient au galop / Celle qui va voir nager les nageurs nègres / Ceux qui se la jouent faune qui veut / Celui que son restant de dignité et d’humour retient de faire comme si / Celle qui se remet à son tour de potière picarde / Ceux qui aiment leur travail d’artisans modestes mais pas cons / Celui qui relève le défi les cornes / Celle qui chantonne sous la tonnelle au pied pourri de mégots / Ceux qui cueillent des bleuets sous le ciel jaune / Celui qui fauche du même geste auguste que le semeur de la pub de La Semeuse / Celle qui bénit chaque marche de l’escalier montant / Ceux qui balaient le couvent sans se demander pourquoi / Celui qui aime le « doux royaume de la terre » / Celle que la pensée de la mort occupe moins que le sentiment de l’amour que lui communique sa palette de restauratrice de tableaux anciens / Ceux qui essaient de croire à ce qu’ils ne possèdent pas / Celui qu’accable la pensée que les damnés vont par troupeaux et que ça peut finir par « la montée des marches » /  Celle qui attend que la mort la réveille / Ceux dont la chute du corps met l’âme à vif, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Le frondeur centenaire

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    Maurice Nadeau, lecteur universel, découvreur et éditeur, incarne une mémoire du siècle.

     Maurice Nadeau, qui passa le cap des cent ans le 21 mai dernier, prétend qu’il a très mauvaise mémoire». La bonne blague ! « Si je mourais, renchérit sa femme Marthe, tu ne te souviendrais même plus de moi.... » N’en jetez plus ! D’autant que ces deux bourdes  figurent à la première des quelques 500 pages des Mémoires littéraires du critique, découvreur et éditeur que fut Nadeau. Acteur et témoin de la vie littéraire française de la fin des années 1930 à nos jours, il a connu André Breton. Il était résistant quand il a rencontré un Jean-Paul Sartre... politiquement naïf. Au lendemain de la guerre, il devint «le» critique du journal Combat d’Albert Camus et Pascal Pia. Puis il s’improvisa éditeur pour diffuser le premier témoignage d’un rescapé des camps nazis, avec Les jours de notre mort de son camarade David Rousset ; et avec celui-ci, l’un des rares communistes à reconnaître l’existence des camps du goulag.

    Nadeau2.gifAmi du « pornographe » Henry Miller dont il publia la trilogie de Sexus, Maurice Nadeau  passa des heures à se taire avec Samuel Beckett, se fit servir de l’eau chaude par Henri Michaux, lança Georges Perec à hauteur de Renaudot avec Les Choses, découvrit et défendit de grands auteurs « étrangers » tels Malcolm Lowry - l’auteur du génial et présumé invendable Au-dessous du volcan -, le Polonais Witold Gombrowicz, le Sicilien Leonardo Sciascia et le Russe Varlam Chalamov, enfin le Sud-Africain J.M. Coetzee, futur Nobel de littérature.

    La découverte récente la plus «choc»  de Nadeau fut celle de Michel Houellebecq, qui se présenta à lui comme le nouveau Perec ! Après quelques tergiversations parut tout de même Extension du domaine de la lutte.  Mais comme tant d’autres, Houellebecq le quitta bientôt pour un éditeur plus coté. Précisons du moins  que Nadeau avait refusé entretemps de publier les poèmes de l’amer Michel, qui   traitait son ami Prévert de con...

    Serviteur !

    Fils d’une servante illettrée, Maurice Nadeau, «Momo» pour sa mère - personne de bons sens et d’ironie qui lui montra un jour son derrière pour lui faire sentir combien elle se moquait des convenances - , déclarait à ce propos, à Laure Adler qui lui rappelait le geste de Flaubert de tremper sa Légion d’honneur dans son café: «Ah oui, je trouve ça formidable, tout ce qui est inconvenant me plaît !» Dans la foulée, on rappellera que Maurice Nadeau lui-même présenta l’édition de Madame Bovary chez Rencontre...

    Orphelin de père à cinq ans, pupille de la nation poussé aux études par sa mère, prof très engagé, d’abord stalinien puis exclu du Parti pour ses questions incongrues sur la politique de Staline et l’Allemagne nazie, Maurice Nadeau n’a rien du clerc né coiffé. Franc-tireur trotzkiste il fut, révolté de gauche, présent jusqu’en mai 68 («ce n’était pas un changement de politique, c’était un changement de vie»), à la fois très impliqué dans la vie littéraire et toujours à l’écart.

    Critique étranger aux modes médiatiques ou universitaires, il fonda La Quinzaine littéraire en 1966, restée mythique par son indépendance (ses collaborateurs ne sont pas payés) et son ouverture. De son Histoire du surréalisme, datant de 1945, à ses Mémoires littéraires portant le titre significatif de Grâces leur soient rendues, en passant par Serviteur ! un itinéraire critique à travers livres et auteur depuis 1945, Maurice Nadeau aura  fait oeuvre, précisément, de serviteur dévoué reconnaissant simplement qu’il «aime admirer»...

    Un jour à Alger, où il avait rejoint sa future femme Marthe, camarade prof et  militante  comme lui, «Momo» tomba amoureux de cette jeune fille en observant sa façon de relever les manches de son imper avec des coups d’épaules. «Le détail bête !», souligne-t-il devant Laure Adler. Or c’est avec la même «mémoire du coeur» qu’il parle de sa mère, des ses collaboratrices de la Quinzaine et de ceux qui l’ont marqué ou qu’il a «servis», de Pascal Pia à Henri Calet, de Walter Benjamin à Roland Barthes, de Pierre Naville à Maurice Blanchot et jusqu'au jeune Yann Garvoz, sa dernière découverte...   

    Maurice Nadeau. Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires. Albin Michel, 479p.

    Le Chemin de la vie. Entretiens avec Laure Adler. Verdier,157p.

     

  • Reconnaissance à Dimitri

    Dimitri3.JPGVladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Age d’Homme, s’est tué sur une route de France.
    Une figure légendaire de l’édition littéraire européenne vient de disparaître en la personne de Vladimir Dimitrijevic, dont le van commercial est sorti de la route aux abords de Clamecy, dans la soirée du mardi 28 juin, percutant ensuite un autre véhicule et provoquant la mort immédiate du conducteur, seul à bord. Bien connu à Paris et dans les grandes foires du livre, de Francfort à Montréal, le directeur de L’Age d’Homme, âgé de 77 ans, avait fondé sa maison d’édition en 1966 et publié plus de 4000 titres.
    Mondialement connu pour son catalogue slave, établi avec la collaboration des professeurs Georges Nivat et Jacques Catteau, L’Age d’Homme avait également redimensionné l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, réunies par Pierre-Olivier Walzer, de nombreux auteurs contemporains y ont publié leurs ouvrages aux bons soins particuliers de Claude Frochaux. En outre, les collections de cinéma, sous la direction de Freddy Buache, de théâtre, de sciences humaines ou de spiritualité, entre autres domaines, ont souvent fait référence au-delà de nos frontières.

    Bien au-delà de l’aire romande, Vladimir Dimitrijevic n’eut de cesse de faire partager sa passion de jeunesse pour un titan de la littérature américaine, Thomas Wolfe. La révélation du bouleversant Vie et destin de Vassili Grossman, arrivée en Suisse sous la forme de microfilms miraculeusement sauvés, est également à son crédit. De la même façon, il alla jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les « pavés » d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux (prix Médicis 1976).

    Au nombre des auteurs «phares» vivants défendus par « Dimitri », comme tout le monde l’appelait, figurent en outre Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, les Français Vladimir Volkoff ou Pierre Gripari, mais l’originalité de L’Age d’Homme a souvent consisté en découvertes dans les périphéries francophones de la Belgique ou du Québec.

    Dimitri7.JPGUn personnage à la Simenon

    La destinée de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 dans la Yougoslavie de Tito, est elle-même un fabuleux roman. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, fuira la conscription en 1954 pour débarquer en Suisse sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Sous le titre d’Autobiographie d’un barbare, Dimitri a d’ailleurs raconté ses années d’enfance et de jeunesse hautes en couleurs en Macédoine puis à Belgrade, dans une série de propos recueillis par le soussigné : Personne déplacée. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis à Lausanne, chez Payot Bourg où son passage laisse un souvenir marquant.

    Dimitri.JPGUn homme de passions
    Impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, Vladimir Dimitrijevic, avec quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966 et ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement avec « Algernon », sa camionnette d’éternel errant dans laquelle il serrait son sac de couchage, par mesure d’économie. Les rapports de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende, autant que ses positions idéologiques...
    Orthodoxe croyant et conservateur, Vladimir Dimitrijevic passa ainsi d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Devenu l’éditeur des grands romans serbes historico-politiques de Dobritsa Tchossitch, futur président de la Serbie, en relation directe avec Slobodan Milosevic et même Radovan Karadzic, dont il publia les écrits, Dimitrijevic, et son «lieutenant» Slobodan Despot, animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre-propagande, selon leur dire) qui entacha durablement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être.

    Un être lumineux et complexe

    « La somme des instants où l’on sent les choses devenir sans poids et de la vie émaner un parfum constitue pour moi la preuve de la communion avec Dieu», nous disait Dimitri en 1986, lors de conversations dont il nous reste l’aura d’une présence sans pareille.

    Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau».

    Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée. Or il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. L’opprobre s’accentuant après ses prises de positions de patriote serbe, il sembla même s’en accommoder.

    En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de l’être lumineux qui avait partagé tant d’années, l’obligation récente de quitter sa tanière tapissée d’icônes, le poids du monde, enfin, ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski. Une personnalité complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée.

    Un jour que Bernard Pivot, l’accueillant à Apostrophes, lui demandait ce qu’il espérait voir par-delà la mort, Dimitri le mystique lui répondit, devant le public médusé: la face de Dieu.

    «Ses» milliers de livres, sur nos murs, en sont comme le reflet, par-delà les eaux sombres de sa mort tragique.

    Dimitri70001.JPGVladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. L’Age d’Homme. Poche suisse, réédité en 2010.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Témoignages des amis de Dimitri

     

    Olivier.JPGL’homme des frontières

    par Jean-Michel Olivier

    «Dimitri, c’était l’homme des passions partagées (les livres, le foot, indissociables). Des défis impossibles. Toute sa vie, il a traversé les frontières, bravé les interdits (esthétiques ou idéologiques) et brisé les murs de silence. Il avait de l’édition une vision mystique : il devait publier Haldas et Grossman, Corti et Cingria. Non seulement parce qu’il aimait leurs œuvres, mais parce que celles-ci devaient appartenir à tout le monde. Au genre humain, pourrait-on dire. C’était à la fois un passeur et un agitateur d’idées. Qui aimait être contredit et trouvait dans la discussion une vigueur, souvent teintée d’humour, qui stupéfiait ses interlocuteurs. Un homme d’une rare intelligence et d’une grande générosité. »

    Frochaux2.jpgClaude Frochaux

    Écrivain et éditeur à L’Age d’Homme.

    « Je connaissais Dimitri depuis cinquante ans. J’ai travaillé à ses côtés trente ans durant, de 1968 à 2001. Notre rencontre, fulgurante, fut celle de deux libraires. Mais immédiatement, nous avons pensé édition. Ensuite, avec son immense personnalité un brin écrasante, il a imposé une vision large qui manquait chez nous. Elle était fondée sur son amour de la littérature. Ce fut un passeur d’exception. Il m’a ouvert au monde. Son rayonnement dépasse de loin nos frontières. »

     

    Buache6.jpgFreddy Buache

    Fondateur de la cinémathèque suisse

    « Je suis triste à en crever. C’est le seul type au monde pour lequel, sans partager toutes ses idées, j’aurais pu faire n’importe quoi! La mort de Dimitri me frappe au cœur. Pas à cause de ses qualités intellectuelles ou de son talent d’éditeur, insurpassable. Mais il avait des intuitions et des observations qui relevaient de l’ordre de la sensation et de la perception du monde. Tout cela faisait qu’il ne ressemblait à nul autre, ici et maintenant. »

    Patrick Besson

    Écrivain

    « Sa mort me cause une grande peine. C’est un des très grands éditeurs européens. L’équivalent slave de Maurice Nadeau. Il a connu deux positions successives et opposées. Après avoir été le chouchou des anticommunistes lorsqu’il publiait des dissidents, il est devenu un paria pour ses positions proserbes pendant la guerre civile yougoslave. Ce dont je veux me souvenir, c’est d’abord qu’il fut un ami, un très grand lecteur et un extraordinaire éditeur. »

     

    Bacqué.jpgPascal Bacqué
    Poète,auteur de L'Âge d'Homme
     
    Qu’on me pardonne d’avance : j’ai envie d’écrire ce petit mot comme pour conjurer, pour retenir les commentaires qui ne tarderont pas de tourner leur ronde de nuit autour de la dépouille de Vladimir Dimitrijevic. Dimitri, que je connais depuis quelques années, était mon éditeur ; ce mot, comme tous les mots, est saisi dans la signification qu’on lui donne dans la tribu, où elle n’est jamais très pure, vous savez bien. Editeur, aujourd’hui, cela veut dire : « il faut un peu retravailler votre écriture » ; « vous allez bien, en ce moment ? » – quand on en est là, on est au sommet. Sinon, cela veut dire : « Il faut penser à la demande du public, vous comprenez ? »
    Editeur, aujourd’hui, est un autre mot pour normalisateur, équarisseur, marchand de soupe et non-lecteur.
    Tout le monde savait, chez les éditeurs, que Dimitri lisait mieux que l’immense majorité de ses confrères ; tout le monde savait que, dans son esprit, les livres signifiaient quelque chose qui n’était pas l’objet fétiche de quelques précieuses germanopratines, ni le tube de dentifrice de la civilisation en mal d’écroulement. Dimitri, hanté par l’écroulement, désespéré par le crime commis, toujours davantage, contre l’humain, regardait les livres avec un cœur et un esprit brûlant – peu d’écrivains méritent, il faut bien le dire, qu’on les prenne avec autant de sérieux que celui qu’il accordait à leur livre.
    On ne manquera pas, aujourd’hui, dans les colonnes de Libération, du Monde et de toutes les grandes institutions majoritaires, c’est-à-dire, très exactement, du camp adverse de Dimitri qui était profondément minoritaire, de saluer le très grand éditeur, tout en soulignant l’engagement serbe, et, partant, le caractère « sulfureux » du grand homme. De cette histoire serbe, je vais parler après. Mais quant au concert de louanges, il ne faut jamais oublier que nous vivons en Egypte – je parle de l’Egypte ancienne. Nous vivons dans la civilisation de la mort. Un homme existe s’il est mort, dans la culture (dans celle qu’on conserve pieusement, puisque celle qui vit, on a déjà réussi à la dématérialiser, à la ramener à son concept) ; Dimitri, donc, a désormais de fortes chances d’exister dans la culture.
    Cet homme, avec qui j’ai parlé en juif quand il parlait, absolument parlant, en chrétien (cet homme qui a eu le courage de publier mon poème furieusement antichrétien, cela tout de même en dit long sur la largeur de vue du bonhomme), ne regardait qu’une chose – nos conversations étaient faites de cela : faut-il encore espérer, quand on veut coûte que coûte assurer le triomphe de la foule, d’une foule qui préfère se noyer dans son angoisse d’être foule, de n’être rien, d’être morte, plutôt que d’affronter la terreur de vivre ?
    Dimitri, je crois bien, répondait non. Je crois que Dimitri désespérait. Dimitri était vieux, Dimitri avait perdu son épouse ; Dimitri avait subi l’ostracisme de tous les médiocres, qui le jalousaient, en France et en Suisse, et qui trouvaient dans ses maladresses serbes l’occasion du coup de grâce. La maladresse serbe de Dimitri, c’était celle qu’on rêvait d’un criminel, d’un Milosevic, alors que c’était celle d’un homme, traumatisé par le Nazisme et par le Communisme, et qui voyait dans son pays, la Serbie, un rempart contre l’empire – dans l’histoire plus ancienne, Serbe signifiait non austro-hongrois ; plus tard, pendant la guerre, Serbe avait signifié non-croate, et non-bosniaque ; et il faut dire que croate et bosniaque avait signifié, infiniment plus que le signifiant serbe, barbare et criminel, massacreur de juifs, pour parler franc. Bref, Dimitri se disait que la Serbie était un rempart pour sa foi, pour son désir d’humain. Il se trompait, Dimitri ? Ptêt ben qu’oui ; et, s’il y a encore des happy few, eux sauront compléter : et alors ?
    Il y avait aussi de vilains fachos, ou cyniques, qui avaient tourné autour de lui ? Vous savez quoi : je m’en contrefous. Les médiocres, même vilains fachos et cyniques, ont pour métier de tourner autour de ceux qui vivent ; c’est leur substance, c’est leur définition.  Donc que Dimitri, qui fut serbe au nom de ce qu’il voyait de plus beau dans ce mot, de plus haut dans son propre Christianisme, qu’il fût pris au piège du nationalisme laid d’autres serbes, cela est bien possible. Si un grand comme Hölderlin a chanté la Germanie, et s’il a fini dans les paquetages des SS, faut-il en conclure, avec cette distance si confortable que vous offre la doxa, à sa très-grande faute ?
    C’est beaucoup plus simple : Dimitri prenait la vie au sérieux, et c’est parce qu’il prenait la vie au sérieux, et qu’il n’y a de sérieux que dans l’esprit, qu’il prenait la littérature très au sérieux. Il n’était un de ces affreux prêtres de Pharaon, experts en sortilèges, experts en culture, qui a dégénéré, aujourd’hui, en tendance. Dimitri était sérieux devant son assiette, devant ses cartons de livres qu’il trimbalait de Lausanne à Clamecy et à Paris, et qui auront eu raison de lui. Dimitri était sérieux devant la beauté des mots et des phrases. Amis journalistes, vous qui avez vécu l’outrage, vous qu’on a formés pour ne jamais prendre au sérieux les mots et les phrases, si jamais vous écoutiez ces propos d’un anonyme prononcés dans le désert, cela ne mériterait-il pas que vous vous absteniez, un bref instant, de jacasser ?
    Il n’est qu’une tâche, pour ceux qui ont aimé et compris un peu Dimitri, et pour ceux qui admirent son travail : de le contredire, dans son désespoir, et de le confirmer, dans son travail. Non, Dimitri, jamais il n’est lieu de désespérer, et vous, qui n’avez jamais cessé de travailler pour l’esprit, vous devez savoir que vous n’avez pas agi en vain, et que la vie de l’esprit, même offensée, même traînée dans la boue du lieu commun, de la culture et de la complaisance, se continue, obscure et petite, à l’âge des empires d’argent, et des foules assombries par leur propre défaite ; et parce qu’il n’y a que l’esprit qui soit immortel, c’est l’esprit qui triomphera ; non, Dimitri, vous n’avez pas travaillé en vain ; vous fîtes erreur, comme tout homme, mais comme les rares hommes vivants, vous avez donné à votre erreur la forme d’une demande, furieuse, brûlante, de vie, et qui demande la vie est toujours exaucé.