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Carnets de JLK - Page 132

  • Ceux qui hantent L'Angle du Hasard

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    Celui qui donne rendez-vous à la fille poreuse au bar à l’enseigne énigmatique / Celle qui reflète tout le temps le temps / Ceux qui sont gagnés par la torpeur des fonds d’établissements publics où l’on se palpe à mains plus que nues / Celui qui engage une conversation à caractère métaphysique dans la porte à tambour de l’hôtel Cosmos de Petrograd (actuellement Pétersbourg) / Celle qui passe l’aspirateur durant ton interviouve d’Alain Cavalier évoquant le silence des images / Ceux qui se demandaient si la chanteuse couchés sur le piano à queue laisserait entrevoir son intimité au public à majorité quadragénaire / Celui qui édicte le code vestimentaire des soirées spéciales du Mandarin lyrique / Ceux qui ont lancé le culte de l’escarpin noir dans les courts métrages postmodernes / Celui qui brouille tous les repères en lisant L’Homme révolté d’Albert Camus dans cette boîte échangiste / Celle qui fut une bonne cheftaine dans la Patrouille des louveteaux et qui parachève sa vocation en tant que critique littéraire du Temps / Ceux qui se rappellent les messages subliminaux des regards du Consul givré à mort / Celui que touchent au cœur les ombres vivantes de Shadows aux mouvements magnifiés par le jazz de Charlie Mingus / Celui qui se sent en état second à la lecture du dernier roman de Jean-Jacques Schuhl qu’il s’attarde à lire dans le chalet d’Amanda sis en zone à maxirisque d’avalanche lui faisant imaginer les titre du tabloïd Le Matin genre La star disparue était-elle suicidaire et que deviendra sa chienne afghane Lula ? / Celle qui lève un garçon sauvage des Boweries en se flattant de lui révéler sa bisexualité naturelle et plus si désir sincère / Ceux qui ont toujours préféré les pages hard du journal Spirou aux passages soft des 120 Journées de Sodome / Celui qui estime qu’un site naturaliste « osé » du type WebCamWorld est générateur d’un nouvel humanisme cosmicomique / Celle qui se repose de l’avachissement babylonien de l’époque en s’adonnant au chant grégorien au-dessus de la limite des conifères / Ceux qui se sentent trahis par les mots de leurs mails / Celui qui se demande si le discours des portables sera longtemps supportable / Celle qui provoque un tsunami mental chez son partenaire en jetant soudain son phone dans la mare dite de l’Avatar maudit / Ceux qui ont tout sexualisé sauf le Sexe / Celui qui parle théorie des cordes à la plus tout à fait vierge que ses abdos de boxeur cubain surexcitent / Celle qui préfère les strippers brésiliens restés très catholiques païens aux Chippendales sculptés dans le caoutchouc puritain genre Barbie mec / Ceux qui descendent à l’Hôtel Louxor dans l’espoir de « toucher le torse de Pharaon » selon l’expression des baudelairiens de la meilleure époque / Celui qui se rappelle les bustes chapeautés flottant sur la brume des rues de Salamanque à l’imitation du Belge Magritte / Celle qui a piaffé des nuits entières à la Totcha de Séville que lui révéla le taxiboy à créole / Ceux qui se rappellent les apparitions des Mains d’Orlac dans un film de John Cassavetes qui les a étranglés d’émotion, etc.


    (Cette liste a été établie en marge de la lecture d’Entrée des fantômes, dernier songe romanesque de Jean-Jacques Schuhl paru avant-hier dans la collection L’Infini de Gallimard )

  • Congélation

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    …Words, Words, Words, se dit la jeune fille, à qui on ne la fait plus en ces matières que les mots gèlent et trahissent, d’abord elle se demande quelle femme a écrit ça si c’est une femme, dont le langage est plutôt d’une imitation de mec imitant la femme, ou, si c’est d’un mec, elle aurait de la peine à le laisser parler même le temps d’un café au Flore – bref ton flash sur la flesh ça me laisse froide et tes abstractions tu peux te les déchirer…

    Image : Philip Seelen

  • Un ange passe

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    Qui était Kafka ?, de Richard Dindo

    On voit d’abord Prague dans la magie d’un rêve éveillé, dont les façades baroques polychromes se déploient ensuite en beauté, puis on entre dans un palais où se trouve un bureau, et voici, dans cette maison bourgeoise, cet appartement cossu, et l’écrivain note à propos de tout ça : prison. « Tu ne peux pas vivre à Prague, mais pourrais-tu vivre ailleurs ?», se demande-t-il. De même lui est-il pénible de travailler aux Assurances ouvrières, dont il est pourtant un employé modèle. Et vivre auprès des siens, qu’il reconnaît les gens les plus aimables, lui est également un poids. Il se sent étranger auprès de son père qui l’écrase, et sa mère soumise au patriarche lui est de peu de secours, quant à ses trois sœurs et à ses beaux-frères, il ne leur adresse quasiment pas la parole, n’ayant rien à leur dire. Plus lourd à porter : son corps même lui est une entrave : « Avec un tel corps on ne peut arriver à rien ». Et revenant en leitmotiv lancinant, ce constat désespéré : « inapte à tout, sauf à la douleur ».
    Rien pourtant du lamento stérile dans Qui était Kafka ?, dernier film du réalisateur alémanique Richard Dindo, qui joue sans cesse sur l’opposition de la beauté (beauté de la ville et de ses architectures, mais aussi des visages de Kafka lui-même et de ses amis Max Brod et Gustav Janouch, ou de ses amies Felice, Milena et Dora) et de l’insatisfaction fondamentale taraudant l’écrivain, proportionnée à son inextinguible soif de pureté.
    medium_Kafka1.JPGAlternant les propos lancinants de Kafka (auxquels la voix comme assourdie de Sami Frey convient idéalement), et les témoignages de ses proches, le film de Richard Dindo rend admirablement ce qu’on pourrait dire un climat affectif et spirituel, oscillant entre l’angoisse coupable (l’ombre du père terrible évoquée dans une longue citation de la lettre fameuse) et la possibilité de l’île Littérature, dans laquelle il va mener sa vraie vie. Incompris de ses parents, Kafka trouve en revanche, auprès de Max Brod, un premier lecteur conscient de son génie, et le jeune Gustav Janouch lui montrera une vénération qu’il s’efforcera vainement de décourager. Max Brod dit merveilleusement ce que lui inspire la prose de Kafka, comme l’écrira Milena au lendemain de sa mort, dans un hommage aussi lucide que poignant. Ce que rend également le film, notament avec le témoignage des trois amies de Kafka, c’est le rayonnement extraordinaire de sa personne, et la déchirure vécue par elles de le sentir si peu fait pour la vie, si l’on excepte l’embellie finale auprès de Dora Diamant.
    medium_Kafka7.JPGEpuré, mais riche de détails significatifs (la séquence d’un film d’époque, telle image du ghetto dont Kafka dit qu’il se contenterait de baiser les pieds des habitants, ou tels portraits du père et de la mère, la déclaration finale de Max Brod sur son refus d’obtempérer à l’ordre de brûler les manuscrits inédits, ou enfin le témoignage non moins émouvant de Max Pulver), l’ouvrage du maître documentaliste est à la fois celui d’un connaisseur intime de Kafka et d'un imagier inspiré, qui a su filtrer la douleur et la douceur de Kafka mais aussi sa prodigieuse aptitude à transmuter le plomb du quotidien en or poétique, sans se départir de ce que Max Brod appelle son « sourire métaphysique »…

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  • Ceux qui s’alignent

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    Celui qui est allé voir La Tempête de Giorgione à Venise parce que son beau-frère docteur en histoire de l’art lui a dit que c’était LA chose à voir pour s’initier aux Maîtres Anciens / Celle qui rappelle volontiers à ses amis du Golf Club qu’elle a fait les Rothko à Washington / Ceux qui ont laissé tomber l’eau de toilette Effluve pour lui préférer Flagrance et sa nuance sauvage genre Gauguin (disent-ils) / Celui qui a discuté poésie urbaine avec Paulo Coelho dans un jacuzzi de Davos / Celle qui dissèque l’interprétation des Variations Goldberg par Glenn Gould en surveillant ses effets sur le jeune Antillais récemment entré en scientologie / Ceux qui vont commercialiser la ligne de sorbets New Age pour laquelle ils espèrent obtenir le patronage d’Ophélie Winter / Celui qui affirme que la peinture de Dylan est juste de la daube sans en avoir jamais rien vu / Celle qui anime un atelier de graphisme mental dans son loft conçu Top Zen / Ceux qui se sont battus pour l’acquisition du moulage en cristal de la queue de Jeff Koons finalement parti au Japon en surenchère / Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus  / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires / Celui qui déclare qu’un trader de notre temps a au moins l’occasion de faire l’expérience du manque / Celle que la Crise risque de faire baisser les salaires de sa nombreuse domesticité à laquelle elle expliquera qu’un sacrifice est nécessaire à moins que l’un ou l’autre ne préfère rentrer au pays / Ceux qui voient un enjeu culturel dans le soutien aux banques dont on sait l'aide qu’elles accordent aux artistes plus ou moins fauchés, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui optent pour le changement

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    Celui qui se fait des couilles en or au bar Le Domino / Celle qu’ont dit la Padrina des baraques foraines / Ceux qui ont tout gagné à perdre / Celui qui lit dans les étoiles / Celle qui relit en silence le contrat bidon en écartant le genou du gros type / Ceux qui vont tous ensemble à contre-courant au titre de nouveaux rebelles / Celui qui devient ce qu’il sera sans en être sûr sûr / Celle qui dit que ce qui compte n’est pas le but mais le chemin vu que c’est moins loin / Ceux qui ont toujours une formule berbère ou chinoise en réserve pour montrer qu’ils sont en recherche / Celui qui se dit en recherche faute d’avoir trouvé mieux / Celle qui dit quelle va au bout d’elle-même mais on sait pas où c’est / Ceux qui sont allés au bout de la nuit et en sont revenus enrhumés / Celui qui casse le morceau et nos pieds avec / Celle qui a mis tous ses œufs dans le même panier qu’on lui a fauché sur le quai Ouest / Ceux qui se sont attachés aux soldats détachés / Celui qui joue de sa particule pour accéder plus vite à l’édicule / Celle qui préfère la pelote basque à la manille en milieu humide / Ceux qui font ça dans les trous noirs et en dégagent des théories d’avenir / Celui qui pose au facteur Cheval mais sans brouette / Celle qui n’avance point mais recule en termes financiers / Ceux qui se soucient plus aujourd’hui du Nasdaq que du Larzac / Celui qui aime se rappeler ses parties fines avec la grosse Lyonnaise / Celle qui a tâté du bonheur à la rue de la Galère /  Ceux qui te font marcher sans se fatiguer / Celui qui est à la fois moine et Belge / Celle qui te prend pour un couteau suisse sans savoir comment ça s’ouvre / Ceux qui font leur marché d’organes en cherchant toujours le rapport qualité-prix / Celui qui a testé toutes les ménagère du quartier sans se décider / Celle qui a passé aux Japonaises hybrides / Ceux qui ont viré de bord sans préavis / Celui qui reste fidèle à sa marraine agnostique vu qu’elle finance la paroisse / Celle qui ose dire que Lourdes l’aurait fait gerber sans ces kyrielles de paralytiques joyeux  comme tout / Ceux qui restent sérieux même morts / Celui qui reste performant au niveau de la consolation des veuves /  Celle qui invoque son droit à la Jouissance et s’endort sur son sudoku / Ceux qui gèrent les caprices de la Diva chauve, etc.

    Image : Philip Seelen 

  • Les pleureuses


    C’est à celle qui la première touchera les pieds du mort.
    On ne voit qu’une noire ondulation dans les psalmodies. C’est à la fois déchirant et intolérable (d’ailleurs cela a fait du potin dans l’immeuble partiellement affecté aux réfugiés où ces rites ne sont pas encore connus; les citoyens réguliers ont d’abord cru qu’on avait joué du couteau chez les Aigles; les flics ne se sont même pas déplacés cependant, avertis qu’ils ont été par l’ethnopsychiatre dont l’assistant a fait le joint; on s’est alors entendu pour que ça ne dure pas plus d’une plombe...)
    Le type a la cinquantaine. Du genre paysan déplacé. Un visage de bois sculpté qui paraissait martelé par le désarroi et que la maladie a délivré tout à coup de son obsession de rentrer au pays.
    Dans leurs sanglots elles le comparent à un arbre. Il n’était le père de personne mais son autorité était incontestée. Il ne parlait jamais de ses conquêtes mais on devine ce que signifie leur désir de toucher l’ivoire de ses pieds.

  • Panique

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    … Sur Facebook elle m’a dit : vers la plage du Grand Ananas, à la marée descendante, j’porterai des lunettes genre Garbo et j’aurai les pieds nus, donc y a pas d’erreur, ça doit être elle, mais t’as vu ça : l’est rousse et dix-huit ans comme moi mon œil, on dirait plutôt sa grande sœur si ça se trouve, et tu trouves pas qu’elle me regarde déjà de haut - allez moi je laisse béton...
    Image : Philip Seelen

  • La tombale

     

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    T’as vu c’te plante, non mais t’as vu ce pot, t’as vu ces ramures et turelure, dis donc mais c’est Byzance ce matin, ça te réveillerait un mort, c’est comme qui dirait la dragueuse des cimetières, tu te rappelles la nouvelle de Maupassant - mais non c’est pas du blasphème et tout ça, c’est tout psaume et régal, à consommer tousuite et le ciel attendra…


    Image : Philip Seelen 

  • L'Accident

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    …Le problème avec toi, Maman,  c’est que jamais tu n’as admis que j’étais une erreur de parcours, et que c’est à partir de là que tout s’est compliqué entre nous, alors qu’il était si simple de sauver ta vie plutôt que la mienne que tu as rendue si pénible avec ta façon de brandir, à tout moment, ton carton rouge… 


    Image : Philip Seelen

  • Deus in Machina

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    …Allô, c’est Vous, ça va là-haut, que devenez-Vous, Vous vous souvenez de moi, mais oui, le joli petit bouclé noiraud  au télescope qui Vous parlait, il y  a des années-lumière de ça,  et auquel vous répondiez parfois - et maintenant ça va, Vous vous sentez un peu moins seul là-bas ?...


    Image : Philipe Seelen

  • La Menace

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    C’est quoi cette ombre, dis, ça fait peur, et c’est quoi cette inscription, dis, tu crois pas qu’on a pris la fausse route après Pripyat, en tout cas moi je suis pas tranquille, tu crois pas qu’on devrait faire demi-tour, surtout que le nom du bled est barré, moi je te dis que ça craint, dis, on se casse d’ici - c’est pas là qu’on va trouver des champignons, ça j’parie…



    Image : Philip Seelen

  • Polar loustic

    Suter4.jpgMartin Suter lance une série policière délectable, avec une jolie paire d’arnaqueurs. Premier épisode: Allmen et les libellules...

    Que sont devenues les cinq coupes de Gallé à motifs de libellules volées le 27 octobre 2004 au cours d’une exposition au château de Gingins ? Martin Suter n’en sait pas plus que nos confrères «localiers» de la Côte, car la police vaudoise reste discrète sur l’enquête toujours en cours.

    Mais l’écrivain n’en a pas moins une longueur d’avance en matière d’affabulation puisque c’est à ce fait divers que se réfère le titre et une partie de l’intrigue de son nouveau roman, Almenn et les libellules, inaugurant une série policière dont son éditeur français (Christian Bourgois) annonce déjà les deux prochains titres : Almenn et le diamant rose, que suivra Almenn et la suite aux dauphins.

    Un succès de plus au palmarès déjà flamboyant de l’écrivain zurichois sexagénaire ? C’est plus que probable, à en juger par l’accueil enthousiaste réservé à l’édition allemande (Diogenes) par le public et la critique. Et le fait est que le talent à facettes de ce grand «pro» de la narration claire et lisse , observateur caustique de la société contemporaine et plein d’empathie pour ses personnages, mène son affaire avec maestria.

    Rappelons alors que, révélé en 2007 par le mémorable Small World, poignante histoire d’un homme en proie à la maladie d’Alzheimer (qui vient d’être adapté au cinéma par Bruno Chiche, sous le titre de Je n’ai rien oublié, avec Gérard Depardieu et Nils Arestrup dans les premiers rôles), Martin Suter a conquis le public international avec sept romans, dont L’Ami parfait et La Face cachée de la lune, constituant autant de tableaux incisifs du monde actuel, jusqu’au Cuisinier évoquant un requérant tamoul dans la société zurichoise dorée sur tranche.

    Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via le scénario de cinéma (il a signé ceux de plusieurs films de feu son ami Daniel Schmid, dont Berezina et Hors saison, ainsi que celui de  La disparition de Julia de Christoph Schaub), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance (la série de Business Class) ont marqué son solide ancrage dans le monde.

    Deux grandes admirations déclarées, pour les écrivains aux mêmes prénoms de Friedrich, Dürrenmatt et Glauser - le moraliste visionnaire et l’anar du polar -, orientent sa propre position décentrée de la réalité helvétique. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Marié à l’architecte Margrit Nay Suter, l’écrivain a connu avec celle-ci un grand deuil à la mort accidentelle, en  sa troisième année,   de l’un de leurs deux enfants adoptés au Guatemala – le petit Toni auquel les deux derniers livres du romancier sont dédiés…

    Une belle paire

    Mais qui est donc ce Johann Friedrich von Allmenn, que nous allons suivre d’un épisode à l’autre de cette série «policière», flanqué de son homme à tout faire guatémaltèque Carlos, fin cuisinier et pas moins loustic que son patron ? 

    Disons que  «Fritz» est un charmant jean-foutre dont le père agriculteur a fait fortune dans la spéculation sur les terrains de l’autoroute A5 avant de mourir prématurément, laissant à son fils un héritage que celui claque dans l’achat de beau objets aussi chers que rares, qu’il revend pour éponger ses dettes, non sans faucher quelque belles pièces au passage, qu’il fourgue ensuite à son compère Jack.

    Dans Le dernier des Weynfeldt, Martin Suter avait déjà montré sa bonne connaissance des milieux de l’art marchandé, qu’il revisite ici d’un pied plus léger. D’emblée, ses deux personnages principaux attirent la sympathie du lecteur, autant que l’humour et la finesse du récit, très concis et ciselé, qui évoque les  observations d’un Donald Westlake. Point d’action explosive ni de crimes en série à l’horizon, mais on ne s’embête pas un instant dans cette première «enquête» joyeusement amorale…

    Martin Suter. Almenn et le libellules. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 165p.     

  • Le problème de Madonna

    Une limousine m’attend à l’aérogare et le produc s’avance pour m’accueillir sous le feu des sunlights. La conférence de presse aura lieu dans le Salon JFK du Sheraton, ensuite de quoi je me casse incognito destination le ranch de Michael.

    Tout roule. Au moins en apparence. A vrai dire je suis seule à savoir ce qui m’arrive, mais c’est au moins ça de pris aux tabloïds.

    J’ignore ce qu’ils diront demain de ma virée chez Michael, et je m’en tape. Je me taperai aussi Michael, mais à notre façon, c’est-à-dire que nous dormirons dans les bras l’un de l’autre comme Jésus et Marie.

    Michael est le seul à qui je peux parler de mon problème. Je ne lui cacherai rien. Bambi est le seul qui chialera sincèrement quand il verra mes radios.

  • Serial killer de la critique (?)

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    Cette peste de Martin Amis

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.

  • Ceux qui maximisent leur potentiel

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    Celui qui développe son aire de prédateur administratif / Celle qui met toujours une certaine human touch dans ses lettres de licenciement / Ceux qui ont lynché l’adjoint du chef de service dont on a découvert le passé de scientologue / Celui qui collectionne les méthodes d’assainissement financier / Celle qui a proposé ses escort girls au producteur d’Astérix aux Jeux Olympiques / Ceux qui affament un lynx qu’ils lâcheront à la pleine lune dans le Parc aux Biches / Celui qui était en train de rédiger son offre d’emploi à la firme Optima lorsque le plafond de son studio s’est effondré / Celle qui a entendu le plafond de son voisin Rudolf s’effondrer pendant qu’elle lisait le dernier Marc Levy / Ceux qui ont connu Rudolf à l’époque où il démarchait l’Encyclopédie du Bricolage / Celui qui décide de changer sa stratégie dans la gestion de ses pulsions primales / Celle qui envisage sérieusement de grever son budget pour l’achat d’un complexe cellulaire buste et décolleté à 148 euros / Ceux qui prétendent voir la vie plein écran / Celui qui dit à Rafik que les Arabes lui ont toujours paru plus performants que les Blacks / Celle qui a trouvé une solution innovante pour l’éclairage de son Coin Méditation / Ceux qui estiment que tout est déjà réglé par la Nature / Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte / Celle qui offre des dessous affriolants à sa belle-fille Zerline afin qu’elle fasse la reconquête de son fils adoré / Ceux qui vivent peinards dans les containers de l’usine à gaz désaffectée de la Banlieue Est, etc.

    Photo Philip Seelen: JLK l'ombrageux.

     

  • Rien que La Chose

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    Céline et Wölffli, deux types qui travaillent…

    L’image qui se dégage en somme de toutes les images que reflètent les documents et les témoignages que rassemble le formidable recueil de D’un Céline l’autre, est celle d’un type qui travaille.
    Quand je ne sais plus qui, peut-être bien Louis Pauwels, lui demande ce qui le caractérise, Ferdine répond avec impatience qu’il travaille, lui, tandis que les autres ne foutent rien. Voilà tout.
    C’est ce que dit aussi sa fille Colette : qu’il travaillait tout le temps, même s’il était bien chic avec elle, c’est ce que disent aussi Elizabeth Craig, Marie Canavaggia et Lucette Almanzor, ces femmes à qui on ne la fait pas, et c’est ce qu’on se dit devant n’importe quelle page de Céline, n’importe quel paragraphe de Céline oui n’importe quelle phrase de Céline, jusque dans la moindre de ses lettres : que c’est là du travail, nom de sort quel beau travail ! Et c’est tout.
    Mais il faut voir le détail puisque ce n’est pas du travail pour rien : de la dentelle ancienne, comme la travaillait sa mère qui savait, avant lui, distinguer la valencienne de l’alençon et du bruges, et du coup j’entends le géant Wölffli ronchonner dans son coin à lui, Adolf Wölffli que ne devait pas connaître le docteur Destouches mais qui lui ressemble dans sa façon de travailler le détail et d’empiler les pages de son journal : « Ch’muss’schaffe ! », je dois faire quelque chose maintenant, j’ai à faire, il faut que je fabrique quelque chose, moi,comme lorsque Céline, après un quart d’heure à les écouter blaguer, plaquait là Gen Paul et Marcel et les autres, pour se remettre à la Chose.
    Mais qu’est-ce qu’il fabrique celui-là ? entend-on ronchonner dans la nuit. Tout un chœur qui s’interroge et s’inquiète de cette loupiote allumée là-haut à point d’heures, sur la colline aux cabots, mais que diable peut-il encore fabriquer ?


    Wölffli2.jpgIl fabrique de la mort à crédit, le bougre, il file d’un château l’autre à la recherche de Dieu sait quoi, il se trimballe avec sa bande de guignols à travers la féerie d’autrefois en flairant les après-demain qui déchantent, et Wölffli, prénom Adolf, comme le gâche-métier, le grand Adolf artiste dingo et pas le délirant killeur de série gore, Adolf Wölffli la terreur des petites filles mais qui sublime en sublime prince des formes, Wölffli l’obsédé de La Chose sublimée nous lance du bout de sa nuit, sur le même ton d’invective que Céline le travailleur de fond : « Ch’muss ‘schaffe ! », faut que je travaille à présent, moi, bande de feignants !


    Images : Louis-Ferdinand Céline, Adolf Wölffli.

    Céline7.jpgD’un Céline l’autre. Edition établie et présentée par David Alliot. Préface de François Gibault. Laffont, coll. Bouquins, 1172p.

  • Ceux qui se royaument

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    Celui qui se trouve plus à l’aise avec le rétameur du coin  qu’avec la star du TJ / Celle qui se coule dans ses phrases comme une anguille dans un chenal tiède / Ceux qui le matin finissent la phrase qui leur est venue la veille au soir / Celui qui n’a plus que deux ou trois interlocuteurs à part sa feuille blanche / Celle qui ne répond plus aux questions insidieuses genre vous écrivez toujours ? / Ceux qui préfèrent la discrétion / Celui qui s’est fait dessus tant l’a ému la Soprano Colorature / Celle qui donne la pièce au mendiant polonais tellement qu’il est beau / Ceux qui relisent Les Dieux  ont soif sous les palmiers du Club Med / Celui qui fomente un coup d’état de grâce / Ceux qui font le tour de la ville enneigée / Celui qui se rend au cimetière de voitures avec un bouquet de violettes pour la gardienne / Celle qui n’aimait pas tant ce  M. Bin Ladin mais guère plus ceux qui crachent sur son cadavre / Ceux qui pensent que leur royaume est de ce monde / Celui qui préfère se faire arnaquer que d’être plus malin que ses arnaqueurs / Ceux que l’arrivisme ou le grégarisme font juste sourire sans les atteindre / Celui qui se baigne l’âme (ou le cœur, ou l’esprit, à choix dans le magasin du monde) à l’écoute de Jean-Sébastien Bach (ou de Lester Young ou de Bashung, ça dépend du moment) sans retirer ses pieds du bain d’eau salée que lui prépare sa secrétaire Ernesta laquelle joue maintenant avec ses Barbies Kate et William / Celle qui soigne sa réputation en diffusant de faux bruits à son propre propos / Ceux qui continuent à crier Vive le Dollar alors que cette valeur baisse nettement même au Lichtenstein / Celle qui a refusé de se baigner dans l’eau caca d’Abidjan / Ceux qui s’échappent par les tuyaux / Celui qui roule des pelles mécaniques à la Drag Queen bodybuildée/ Celle qui flaire toujours l’endroit des docks où ça sent la cuisine / Ceux qui ne savent pas ce qui les attend et donc évitent d’attendre, etc.

    Image : Pierre Omcikous

  • Un effet de réel


      Du romancier et de ses personnages. À propos de L’homme ralenti de J. M. Coetzee et du Complot contre l’Amérique de Philip Roth.
    Dès qu’Elizabeth Costello apparaît dans L’homme ralenti, le dernier roman de J.M. Coetzee, quelque chose se passe de mystérieux et d’également incongru, que le lecteur n’ayant pas lu Elizabeth Costello, le précédent ouvrage du même auteur, peinera probablement à comprendre. Elizabeth Costello est en effet romancière, à la fois célèbre et vieillissante, que l’on a vu vivre et se débattre tout au long de ce roman qu’on pourrait dire par excellence le roman du romancier, et la voici qui se repointe tout à coup dans ce nouveau livre dont tout laisse à supposer qu’elle est elle-même en train de l’écrire, dans sa tête ou pour de bon…
    Marcel Aymé s’était bien amusé déjà, dans Le romancier Martin, l’une des nouvelles de Derrière chez Martin, à confronter un romancier et ses personnages venus lui présenter leurs doléances, mécontents qu’ils étaient du sort qu’il leur réservait.
    Avec J.M. Coetzee, on passe du registre de la malice à celui des reflets retors, voire vertigineux, du réel et de la fiction, avec cette sensation presque physique de voir s’incarner les personnages.
    Or qui est le plus réel, du romancier et de ses personnages ? La question paraît académique, mais elle signale pourtant la vraie réalité de l’art et de la littérature, laquelle est à mes yeux plus réelle que ce qu’on dit le réel. Ainsi, après avoir lu cet autre roman plus-que-réel que figure à mes yeux Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, je me dis que plusieurs de ses personnages (à commencer par le père et la mère de Philip, son frénétique cousin Alvin, l’écrabouilleur affairiste Steinheim, le journaliste anti-fasciste  Walter Winchell ou le rabbin « collabo » Bengelsdorf, entre beaucoup d’autres) me semblent plus réels que nombre de vivants que j’ai fréquentés « en réalité »… De la même façon, je ne regrette pas, en somme, de n'être pas ces jours en Suisse où Coetzee se trouve précisément de passage, convaincu que ses livres nous en disent bien plus que lui-même, ainsi qu'il l'a d'ailleurs dit et répété... 

  • Traversée de Kundera

    Kundera1.jpgLecture intégrale de l’Oeuvre. Aujourd'hui: La Plaisanterie...

     

    Préambule

     

    Le titre des deux volumes consacrés à Milan Kundera dans La Pléiade est déjà tout un programme. Simplement : Œuvre. Tout à fait le profil compact du Monumentum à la Flaubert. Quinze livres publiés entre le milieu des années 60 et la fin des années 2000, et cela sans appareil critique ni la moindre biographie de l’auteur. En revanche : une biographie de chaque livre…

    François Ricard, maître d’œuvre de l’édition, s’en explique clairement dans sa préface concise et concentrée à souhait, puis dans sa note sur l’édition : voici l’œuvre rendue non pas aux spécialistes mais aux « lecteurs oisifs », aux amateurs (au sens de ceux qui aiment), à tous ceux-là « qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Milan Kundera ».   

     

    Risibles amours. (1970)

     

    1. Personne ne va rire 

    La première nouvelle concentre des thèmes, des situations et des personnages qui forment un jeu de rôles où la réflexion se combine immédiatement à la matière existentielle, comme si le romancier pratiquait déjà ce qui sera son expérience créatrice typique, d’emblée marquée par l’ironie, voire le sarcasme, je dirai même, s’agissant d’un jeune auteur : de l’auto-sarcasme.  

    Le narrateur est un assistant de fac spécialiste d’histoire de l’art, boy friend d’une jeune Klara ouvrière dans la couture à qui il a promis de la pousser dans les sphères de la mode, brillant sujet « dissident » sur les bords, à la fois mal vu de l’officialité et reconnu pour son talent, qu’un critique d’art vieillissant vient solliciter afin qu’il fasse une note d’introduction pour une revue influente, sur un écrit qu’il espère y caser. Mais l’assistant se dérobe plus ou moins après avoir lu le texte en question qu’il trouve médiocre. Le vieux profite du « plus ou moins » pour s’accrocher, avec une ténacité de crampon rare. Or le jeune homme joue au chat et à la souris, en menant l’affaire comme une comédie. Puis il aggrave son cas, le vieux l’ayant pisté jusqu’à son domicile, où  il s’est trouvé face à Klara nue dans un imperméable, en l’accusant de harcèlement et même d’abus sexuel, au point que la plaisanterie tourne à l’affaire d’Académie et même d’Etat, le faraud étant convoqué par le comité de quartier où son donjuanisme bohème devient LE sujet, et l’objet de l’opprobre collectif tandis que Klara, utilisée à son corps défendant, se retourne contre lui et fait le procès de son cynisme d’intello prétentieux et sans cœur.

     

    Tout ça terriblement bien mené, combinant l’analyse des relations entre jeunes gens de milieux différents et entre personne d’âges différents, l’aperçu relativiste des « positions esthétiques » en jeu dans un environnement social contraignant, la dérision du romantisme sentimental et la modulation de la complexité humaine qui va prendre de plus en plus de place dans les romans à venir. L’écrivain approchait de la trentaine quand il a composé cette nouvelle, justement disposée en tête du recueil alors que ce n’est pas la première qu’il ait écrite. Mais le ton, la manière, le regard, le mélange essai-narration, le jeu sur la fiction et les faux semblants : tout est réellement ou virtuellement déjà là…

     

    2. La pomme d'or de l'éternel désir

    Le thème du temps qui fait tomber les cheveux du jeune dragueur est ici modulé sur un ton amical par le narrateur qui se dit d'emblée incapable de faire les choses que fait son ami Martin: à savoir accoster n'importe quelle femme dans n'importe quelle rue. On ne drague plus aujourd'hui comme on le faisait dans les années 50-60, et les jeunes lecteurs souriront de voir les plans tactiques et stratégiques qui se déployaient alors pour circonvenir une blonde. On pense d'ailleurs aux Amours d'une blonde, film de Milos Forman datant de la même époque, lequel Forman apparaît d'ailleurs dans la nouvelle, qui dégage une tendresse malicieuse n'excluant pas les mecs les plus farauds dont le mariage rabat le caquet...

     

    3. Le jeu de l'auto-stop 

    Dans les années 60-70, des centaines de stoppeurs se postaient chaque jour à la sortie de toutes les villes occidentales, et l'une des jeunes filles de La Plaisanterie fait même de l'auto-stop la marque de la jeunesse de l'époque. Comme on le verra souvent, la mentalité du garçon ne pensant qu'au charme de l'aventure, opposée à celle de la fille affectivement plus engagée et sérieuse, à tout le moins attachée au romantisme amoureux, s'affrontent ici dans ce qu'on pourrait dire un jeu de rôles avant la lettre, que l'écrivain module par la forme même de la narration comme en abyme, jouant sur une fiction dans la fiction. En filigrane, on perçoit déjà, en outre, le thème de la pesanteur sociale et politique avec "l'ombre grisâtre d'une stricte planification". Enfin, les jeux discordants de l'érotisme, vécus dans le tremblement d'attirance-répulsion typique à la fois de l'époque et de sa jeunesse, sont saisis dans leur complexité affective et psychologique que la femme et l'homme vivent chacun à sa façon. Dans les notes de fin de volume, François Ricard explique très en détail la genèse et la réception de chacune de ces nouvelles, dont l'ensemble forme déjà une espèce de corpus romanesque très kunderien de forme et d'esprit.

     

    4. Le Colloque

    La rivalité mimétique, observée par René Girard dans le roman occidental, de Don Quichotte à Proust et jusqu'au Camus de La Chute, se retrouve dans toutes ces premières nouvelles et fera également florès dans La Plaisanterie. Elle est omniprésente dans ce Colloque où se confrontent trois générations de séducteurs: le patron de médecine, et son collègue cadet le docteur Havel, des vieux de la vieille qui en ont vu d'autres, et le jeune et bel étudiant Fleischmann propulsé dans le monde des adultes avec la (fausse) candeur de ce que Kundera appelle l'âge lyrique. Entre ces coqs, les femmes tiennent la chandelle et marquent les coups, dont les échos se prolongeront dans les deux nouvelles suivantes sous le signe commun du désir éprouvé par la réalité, et donc du vieillissement.  

     

    5. Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts 

    Les occasions ratées, les illusions d'un pur amour bientôt démenti par la rude réalité, sur fond de monotone grossièreté sociale, l'espoir d'une nouvelle chance et d'une vie moins décevante constituent l'arrière-fond de cette nouvelle marquée par les retrouvailles d'une veuve revenue dans le cimetière où repose son mari évacué des lieux entretemps sous prétexte que les vieux morts doivent céder la place aux jeunes, et d'un homme qu'elle a connu des années auparavant, qui a maintenant trente-cinq ans et la considère, sans qu'elle s'en doute, comme celle qu'il a laissée échapper. Sur fond  de désenchantement réciproque, c'est une histoire de vieux amants avant l'âge, ou de jeunes amoureux aux corps un peu flétris, comme on voudra, que l'auteur trentenaire détaille avec un mélange de lucidité lancinante et d'indulgence affectueuse.

     

    6. Le docteur Havel vingt ans plus tard

    L'épouse légitime du docteur Havel, dont le nom est chargé d'une "terrible réputation érotique", est terriblement jalouse quand il s'en va faire une cure thermale, alors que lui-même constate que les jolies femmes ne lui prêtent plus guère d'attention. Plus humiliant encore: le fait qu'un jeune journaliste lui tourne autour, en ces lieux, non pour l'interviewer mais pour accéder à sa femme, actrice bien connue de l'époque. Là encore, les jeux mimétiques de la séduction donnent lieu à des scènes qui vont bien au-delà du vaudeville de station thermale: au théâtre de la vie où les miroirs publics et privés se lézardent de concert. La relation père-fils du docteur et du jeune plumitif, le ballet des femelles autour du vieux paon, la vérité des sentiments, la femme convoitée par tous (sur les écrans de cinéma) et qui n'aspire en réalité qu'à un amour paisible et caché, le collectionneur de femmes qui n'est à vrai dire qu'un collectionneur de mots, les relations entre femmes d'âge mûr et jeunes farauds qui masquent de sourdes nostalgies de liens mère-fils: tous ces thèmes s'entremêlent avec grâce dans cette nouvelle ressortissant déjà à la pleine maîtrise du futur romancier.

     

    7. Edouard et Dieu

    Comme dans la première nouvelle de ces Risibles amours, cette grinçante histoire d'un jeune homme d'abord tenu à distance par Alice la croyante, qu'il s'impatiente de déflorer, et qui devient pratiquant à outrance pour la séduire, au risque de déplaire aux communistes athées purs et durs, illustre les jeux embrouillés de l'idéologie (ici religieuse) confondue avec la foi, et de la mauvaise foi déjouée par la vie. Edouard semble ici le tricheur par excellence, mais on verra qu'il ne l'est pas plus que ceux qui l'entourent, confits dans leur semblant de foi rationaliste, ni même que la pure Alice bientôt confrontée à la caricature violente de sa croyance, et renvoyée à sa solitude de femme sincèrement aimante et sincèrement sérieuse. Comme dans Personne ne va rire, dont Klara dit le dernier mot en jugeant le cynisme de son amant, la femme est ici aussi garante d'une sorte d'intégrité incarnée, tandis que le jeune homme rieur accouche, dans sa solitude à lui, d'une nouvelle sagesse précaire. Le sourire est finalement de mise, qu'on pourrait dire d'un sceptique humanisé...  


    La Plaisanterie (1967)

    Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanterie quarante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit, et ceci pour diverses raisons.

    D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit - comme les « classiques » qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant ; ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux aujourd’hui, quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence, de ce livre qui est bien plus qu’un sarcasme d’époque en dépit de son ironie fondamentale, qui ressortit finalement plus à l’humour qu’à l’ironie : un livre d’une profonde bonté et d’une non moins profonde beauté, dont la base extraordinairement ferme appartient encore, cependant, à un monde qu’on pourrait dire d’AVANT, alors que, dès La Vie est ailleurs, on basculera dans un monde de l’APRÈS, immédiatement visible dans ses rebonds formels.

    La Plaisanterie, relu après la chute apparente de tous les murs, est probablement le premier grand livre de la désillusion vécue par des individus (je parle des protagonistes, à savoir Ludvik le plaisantin, Helena l’amoureuse sur le retour, Kostka le chrétien de gauche et Jaroslav le nostalgique folkloriste) qui sont ambivalents, comme nous le sommes tous, tout en ayant quelque chose de « types représentatifs », au sens du réalisme socialiste évidemment dévié, et que le montage narratif lui-même, alternant les points de vue, montre sous leurs multiples facettes.

    Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie raconte une histoire linéaire (pfff…) portée  par des personnages (pfff…), eux-mêmes portant autant de prénoms que le lecteur se rappelle comme ceux de L'éducation sentimentale ou du Rouge et le noir...

    Or relire aujourd’hui La Plaisanterie ne revient pas à revenir à de l’ancien dépassé par la modernité, mais nous ramène simplement, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose. La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler, sur une carte postale ouverte à tout vent qu’il envoie à une jeune fille sérieuse qu’il drague en vain, l’optimisme de l’époque auquel il oppose, non moins railleusement, l’alternative trotskyste ! Or, comme on le voit aujourd’hui dans une autre perspective, où il est recommandé à chacun de positiver sous peine de se faire virer du club des chaussettes immaculées, railler l’optimisme social, au lendemain de la Guerre et alors que se construit l’Avenir, n’est pas qu’une blague : c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Number One par un Novotny.

    Soit dit en passant, cependant : rien d’autobiographique dans cette fiction modulant déjà l’éthique définie des années plus tard dans L'Âge du roman, et pourtant nous retrouvons l’auteur à toute les pages et à chaque ligne, pourrait-on dire, comme nous nous retrouvons nous-mêmes ; et l’erreur de Ludvik est donc l’erreur de Milan autant que la nôtre.

    L’erreur de Ludvik est d’avoir cru qu’il pourrait rester libre et que rien ni personne ne l’en empêcherait. L’erreur de Ludvik est de s’être cru malin comme c’est souvent le cas chez les jeunes gens. L’erreur de Ludvik est d’avoir manqué de prudence avec le Groupe et de tact avec les Dames. L’erreur de Ludvik reste aujourd’hui d’être né dans ce monde et de ne pas l’avoir compris avant d’en subir les conséquences. Pourtant il le comprendra,  mais ce sera au bout de La Plaisanterie qui finit par l’arrivée d’une ambulance sur laquelle personne ne tirera et sans savoir si le vieux pote qu’elle emporte, retrouvé tant d’années après par Ludvik, s’en tirera lui-même…

    À partir de La Plaisanterie relue chacun pourrait écrire une espèce d’autobiographie ou, comme on dit aujourd’hui, une autofiction propre à sa propre génération, au dam de l’Auteur récusant noblement ces genres.

    Ce que j’veux dire, c’est que cette fiction avérée me ramène, te ramène, nous ramène, les ramène à notre réalité de ce 1er Mai 2011 qui est un dimanche chômé par ordre du Seigneur non syndiqué – réalité qui n’est pas anecdotique pour autant mais Réalité magnifique et mortelle de ce 2 mai où je recopie ces notes surf mon Mac le Marin…

    Telle est l’utopie, mon utopie : ce corps, ce visage dans le miroir réfracté par les images de Ludvik et d’Helena, de Jaroslav et de Kostka, du petit salopard chef de camp et de la pure Lucie mille fois souillée, de Pavel le délateur et d’Alexej le fils d’apparatchik martyr genre taliban, enfin de tous ceux qui sourient de toute leur tristesse  dans ce roman qui rit jaune...

     

    Milan Kundera. Oeuvre, vol. I. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade  

     

    (À suivre)

     

     

    Milan Kundera. Oeuvre, vol. I. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade  

     

    (À suivre)

  • Ceux qui ne pensent qu'à La Chose

     

    Mandic.jpgCelui qui reconnaît le beau travail à l’odeur / Celle qui sait distinguer la Valenciennes de l’Alençon / Ceux qui respectent le Compagnon même manchot / Celui qui trouve le terme de création prétentieux et même inapproprié / Celle qui a horreur du genre artiste / Ceux qui brodent en silence / Celui qui sait que le mauvais poète se reconnaît à sa façon de rater des oeufs brouillés / Celle qui partage la vie de l’Artisan en deux / Ceux qui examinent les nouveaux poèmes comme aux comices agricoles les agneaux / Celui qui ne pense qu’à faire des phrases / Celle qui se demande si  Mallarmé se lit encore / Ceux qui n’ont point de génie mais de l’obstination à revendre ce qui les fait dire que Proust (Marcel, pas  Robert) a raison / Celui qui a soigné ses trous de mémoire avec  Proust (Robert) / Celle qui a connu le père Proust aux eaux (donc le père de Robert et Marcel) et l’a plaint de n’avoir pas de filles qui écrivent parfois des poèmes / Ceux qui ont plus de respect pour les poétesses musulmanes que pour les télévangélistes / Celui qui rêve qu’il écrit qu’il rêve / Celle qui tricote un paysage au fil d’Ariane / Ceux qui aiment les ciels de Corot en dépit de son insatisfaction notoire / Celui qui répond : Maman, quand on lui demande qui a inspiré son grand poème sur la mer / Celle qui écrit des trucs qui marchent mieux que les machins de son mec / Ceux qui écrivent mieux en dormant / Celui qui s’investit complètement dans la marqueterie biodégradable / Celle qui se donne à celui qui se vend à ceux qui ne paient pas de mine / Ceux qui n’écrivent que pour le pognon ce qui se voit tant c’est gratuit / Celui qui se vante de ce que sa vie est un polar et qui se fait buter pour le prouver / Celle qui peint des chevreuils dans des sous-bois et parfois des tulipes / Ceux qui ne savent plus que penser et ne pensent donc plus / Celui qui se replie sur le monde / Celle qui se déploie dans le hennissement primal / Ceux qui ne consomment plus pour mieux se consumer, etc.

    Image : Zdravko Mandic  

  • Ceux dont la vie est ailleurs

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    Celui qui entre dans la grande pièce bleue où se trouve la femme aux yeux liquides / Celle qui voit le jeune homme entrer dans son rêve / Ceux qui rêvent qu’ils rêvent / Celui qui chevauche le tigre d’eau / Celle qui mesure la distance la séparant de l’issue fatale / Ceux qui se retrouvent sur le Pont aux Bustes / Celui qui jette une rose dans la fosse de neige et trouve cela si poétique qu’il en écrit un quatrain que sa mère apprécie / Celle qui déjoue les menés du Troll / Ceux qui sont persuadés d’être les seuls dont personne ne sait rien et qui en conçoivent un désir vif de paraître au TJ de Damien Rosebud / Celui qui se fait amputer (en rêve) d’un pied vu qu’il n’a qu’une chaussette / Celle qui raconte à son psy le rêve de la chaussette que fait son fils Adolf dit Dolfi, notoire antisémite de neuf ans / Ceux qui vont voir ailleurs si la vie y est / Celui qui rêve sa vie et se trouve tantôt à Rangoon et tantôt à Malmö selon les disponibilités d’EasyJet / Celle qui se retrouve sur la scène en tailleur strict et sans savoir son rôle alors que le souffleur mate sa gaine Scandale / Ceux qui comparent les baraquements de la nouvelle structure concentrationnaire de Palavas-les-flots et ceux des stalags où leurs grands-parents furent déportés en été 43 / Celui qui s’arrache à son rêve pour se rendre au cimetière où il découvre que la tombe de sa mère a été désaffectée entretemps / Celle qui s’adonne au divertissement sensuel en compagnie du baigneur bègue / Ceux qui ont été traumatisés par l’excessive sollicitude de Maman et sont devenus poètes pour lui échapper / Celui qui commente le Mariage du Siècle en se grattant les roustons qui ne se voient pas à la télé / Celle qui trouve que le voile de la mariée ferait une jolie moustiquaire dans son bidonville / Ceux qui cherchent à se donner un genre canaille dans le miroir de la chambre 13 de l’Hôtel Terminus où ils sont descendus en jumeaux pacsés / Celui qui met au point la théorie des poèmes qu’il écrira plus tard et que personne ne lira hélas même pas lui puisqu’il sera devenu imam entretemps / Celle qui lave les boxers de son fils qu’ont dit élu / Ceux qui savent que la Qualité se mesure avec un étalon de platine dont nul ne sait où le Troll l’a caché / Celui qui explique au jeune poète qu’il y a en lui une Force que seule Maman peut lui révéler à condition qu’il la lui présente / Ceux qui foutent les mères de jeunes poètes pour faire avancer la cause de l’avant-garde / Celui qui possède deux miroirs afin de voir aussi son double / Celle qui écrit une élégie sur le sable de la dune que le vent effacera ce soir ah ah / Ceux qui notent leur bons mots dans un cahier spécial / Celui qui a dit à son cousin qu’il avait un air démoniaque avant de l’emmener au concert d’Elton John qu’il reconnaît à l’instant à Westminster à côté de son mari / Celle qui connaît tous les noms et prénoms et surnoms des reines et des rois actuels qui se retrouvent à la télé ce matin pour le mariage des youngsters / Ceux qui se moquent des rois nègres mais que l’émotion étreint par la voix de Stéphane Bern ce matin historique au niveau mondial / Celui qui écrit un poème sur la mort pour se sentir immortel / Celle qui recopie les poèmes de son fils qu'elle enverra à une revue anglaise vu qu’ils font allusion au Mariage du 29 avril 2011 / Ceux qui reviendront en rêve dans les maisons de leurs amours mortes mais n’y retrouveront personne / Celui qu’on croit cynique parce qu’il montre les choses telles qu’elles sont / Celle qui se rappelle avec tendresse les sauteries avec Reiser tandis que la foule exulte devant Westminster à l’arrivée de la reine sapée en jaune canari / Ceux qui savent que la vie n’est ailleurs qu’ici mon fifi, etc.


    Image JLK: Kate today

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de La Vie est ailleurs de Milan Kundera, tout en matant l’événement du jour commenté par Stéphane le Blaireau)

  • JLK se royaume

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    La Compagnie des mots reçoit JLK

    Vivre, lire et écrire : mes passions partagées

     

    À mes amis et aux amis de la littérature

     

    Ce lundi 2 mai prochain, dès 18h30 et pour une heure environ, j’évoquerai, à l’invitation de La Compagnie des Mots, et en dialogue avec mon confrère Serge Bimpage, mon parcours d’écrivain, de critique littéraire, de journaliste et de passeur de livres. Vincent Aubert, comédien, et Antonin Moeri, écrivain, interviendront aussi par surprise.

    Sous le titre de Vivre, lire et écrire, mes passions partagées, je vais m’efforcer de retracer, exemples chantés à l’appui, le parcours de plus de quarante ans d’écriture multiforme, sous les deux instances principales de l’implication poétique et de l’explication critique, ponctué par la publication de 18 livres (dont le dernier, L’Enfant prodigue, sera plus précisément commenté) et de milliers d’articles dont plus de 3000 figurent actuellement sur mon blog des Carnets de JLK. De l’intime à l’extime, du mystère de l’être cristallisé par les mots à la foison panoptique des langages contemporains, en passant par l’évocation de moult lectures, rencontres et pratique d’écriture: tel sera le chemin (raccourci) emprunté pour un soir.

     Genève. À La Mère Royaume, dès 18h.30. Entrée libre.

    Si vous me détestez, merci de recommander cette soirée à vos ennemis !

      

     

     

  • Abécédaire passionnel

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    Dès ces prochains jours nous ouvrirons, avec mon ami l'imagier Philip Seelen, un nouveau blog dont les images et les mots, en multiples rubriques, s'attacheront à la défense et à l'illustration de la Suisse des cultures multilingues, petite Europe dans l'Europe. Nous en ouvrons ici l'abécédaire de repérage, auquel chaque lecteur est invité à proposer de nouveaux mots   

    Suisse2.jpg En étrange pays, de A à Z

    Absinthe / Aletsch / Aline / Altdorf / Aloyse / Amiel / Ansermet / Aurigeno / Bahnhostrasse / Bakounine / Ballenberg / Bergier / Besson (Benno) / Betty Bossi / Birchermüesli / Blocher/ Böcklin / Bögli / Botta / Bouvier / Budry / Carnaval / Cendrars / Cenovis / Ceresole / CERN/ Cervin / CFF / Chillon / Cingria / Chappaz / Chessex / Cuisses-Dames / Dada / Davos / Dimitri / Dindo / Doyen Bridel / Dürrenmatt / Duttweiler / Eigerwand / Erasme / Erni / Ernst S. / Federer / FipFop / Franches Montagnes / Frisch /Geiger (Hermann) / Gilliard / Général Guisan / Génie helvétique (Le) / Giacometti / Gianadda / Gilles / Godard / Goetheanum / Gothard & Gothard / Gotthelf / Grounding / Grütli / Guillaume Tell /  Grock / Güllen / Haldas / Heidi / Hesse / Hingis / Hirschhorn (Thomas) /   Hodler / Honegger / Hornuss / Humbert-Droz / Keller / Journaux / Joyce / Jung / Klee / Koblet / Küng (Hans) / Kudelski / Lavater / Lénine / Palais fédéral / Le Parfait / Pipilotti / Landsgemeinde / Longines / Lötschental / Pestalozzi /  Maggi / Maison d’Ailleurs / Monte Verita / Morgenstraich / Morisod / Murer (Fredi) / Muzot / Nains de jardin / Nessi (Alberto) / Nabokov / Nestlé / Niederdorf / NPCK / NZZ / Odéon / Opel & Ospel / Orelli & Orelli / Parachutes dorés / Piazza Grande / Pilet-Golaz / Pont du Diable / Ramuz / Rilke / Ritz /  Rivaz / Römerholz / Rote Fabrik / Saurer / Schmid (Daniel) / Segantini / Sils-Maria / Soglio / Soutter / Sugus / Stress / Suter (Martin) / Tinguely / Tissot / Töpffer / Tuor (Leo) / Walser / Winkelried / Wölffli / Ziegler /  Zoccoli / Zorn / Zouc.

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  • Soleil de chair

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    Du sexe moite à l'insoutenable légèreté de nos corps...

     

     

    Au Cap d’Agde, Cité du soleil, ce samedi 20 mai 2006. – La publicité polychrome annonce un intense sentiment de liberté, et sans doute est-ce ce que les gens ressentent en ces lieux de nature naturiste, loin de leurs bureaux et de leurs travaux, en cette Cité du soleil à l’architecture à la fois futuriste et décatie dont l’hémicycle de béton alvéolaire s’ouvre sur la mer fluente, l’anse de sable des dunes de Sète à l'est et à l’ouest la marina.

    Heliopolis2.jpgPour ma part, cependant, je ne pense ici qu’à travailler un peu plus, ou plus précisément à ne faire que ce qui me chante, sur le manuscrit en chantier de mon roman et tout ce qui l’alimentera d’une manière ou de l’autre, de lectures en balades avec Lady L. ou de rencontres en séances d’aquarelle. Belle liberté aussi bien, et non moins intense, que celle de disposer de chaque seconde pour en faire quelque chose…

     

    Heliopolis.jpgHéliopolis, ce 26 avril 2011. -  Dix-sept ans après nous nous retrouvons comme tant de fois  en ces lieux avec Lady L., nos filles nous ont appelé ce matin de Phuket et de Bruxelles, j'ai publié dix livres après Le viol de l'ange sur lequel je travaillais à l'époque, et ma bonne amie se repose de travaux autrement sérieux et exténuants que les miens...

    À propos de bonne amie, je lisais l'autre jour, dans le livre récemment paru de Bernard Pivot, Les mots de ma vie, la page qu'il consacre gentiment à l'usage que je fais, dans mes Riches Heures,  de cette expression, (à la rubrique Amie, p.27), et j'ai beaucoup aimé aussi sa célébration de l'Admiration, trop peu pratiquée aujourd'hui et que j'éprouve au plus haut degré en me replongeant dans l'oeuvre de Milan Kundera.

    Kundera1.jpgJe viens ainsi d'achever coup sur coup la (re) lecture de Risibles amours et de La Plaisanterie, parus il y a plus de quarante ans de ça. Mais ça nous rajeunit, me dis-je en redécouvrant l'extraordinaire densité existentielle et la beauté de ces livres, dont le caractère politique s'est à la fois estompé (ils parurent au lendemain du printemps de Prague et furent bientôt interdits) et étendu à tout le phénomène qu'on désigne aujourd'hui sous l'appellation de politiquement correct, et à toute forme de conformisme social. Mais bien plus que de sociologie ou de politique, ces romans parlent de la vie tragique et risible, La Plaisanterie est une tragi-comédie aussi déchirante que drôle, et avec la distance sa beauté poétique, la tendresse jamais mielleuse qui se dégage du regard porté par l'auteur sur tous ses personnages se communique plus que jamais au lecteur, et c'est notre propre jeunesse que nous retrouvons aussi bien sans amertume, comme dans une lumière de pardon stoïque.

    Heliopolis3.jpgOr c'est le même regard que nous portons, Lady L. et moi, sur l'environnement de cette splendide et dérisoire Héliopolis où nous revenons depuis trente ans pour la seule mer, et les dunes, et la sensation de s'en foutre en vivant à poil ou sous le textile, comme on veut, mais que de nouvelles hordes bizarres ont investie et qui, avec leur fric fort apprécié on s'en doute, ont imposé un nouveau code de conduite sur les plages, au dam des naturistes de la vieille école plutôt pudique (sic), en pratiquant le sexe de groupe à vue,sur le sable ou dans les clubs plus fermés.

    Cette nouvelle population, genre classe moyenne entre 35 et 75 ans, se désigne elle-même par l'appellation de libertins et a fait se développer, au coeur de la cité solaire, de nouveaux hôtels à murs borgnes et boîtes chaudes, et tout un système de boutiques où se débitent les atours et colifichets dont ces braves gens se parent comme de coquets papous à breloques, piercings et résilles, falbalas et pacotille.

    Michel Houellebecq a commencé de décrire cette faune dans Les particules élémentaires, mais le phénomène a pris de l'ampleur et l'on est juste content de se trouver en ces lieux en avril et pas au plus moite de l'été où les corps bandochants et ballottants, tous pommadés d'huiles enrichies de carotène, se multiplient et se collent comme sardines en leur caque...

    Reiser.jpgBref, la lecture et l'écriture, ou la sensualité plus délicate et multiforme (ah les délices de l'anchois frais slurpé avec un doigt de Corbières !) nous tiennent heureusement à distance de ce grouillement qui nous semble à vrai dire plus grotesquement rigolo, à la longue, que réellement dégoûtant.

    Allons, un Reiser y trouverait un regain d'observations qui ramènerait la chose à sa dimension résumée par l'adage teuton: Jedem Tierchen sein Plaisirchen - à chaque bestiole sa babiole...  

  • Dans la farine

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    J’ai toujours aimé ses bras roses. Roses potelés. De porcelaine humide, genre Sèvres mou. Ses bras roses et ses seins de laitière.

    Quand elle me roule dans la farine et qu’elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l’un contre l’autre suffisent à ma paix.

    Père lui recommande de ne pas oublier le sel, que je sois un homme nom de Dieu. Mère lui reproche de mettre trop de sa salive, mais elle n’en fera toujours qu’à sa tête et la voici qui tire la langue dès que Mère s’en va voir ailleurs si j’y suis.

    Vient alors le jeu des trois nénés, vite en douce, qui me fait tant plaisir. Ma tête entre les deux choses chaudes, nous ne formons plus qu’un, et tout à l’heure le lait me viendra sûrement à la bouche.

    Dessin de Federico Fellini

  • Le charme de Delerm

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    Avec Le trottoir au soleil, le pointilliste des sensations laisse filtrer un peu de mélancolie...
    Si le nom de Philippe Delerm reste associé au succès phénoménal de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (L’Arpenteur, 1997), qu’une certaine mode minimaliste genre « nouvelle cuisine » a fait dépasser le million d’exemplaires et se voir traduit en plus de trente langues, son retour au genre du morceau de prose impressionniste ne saurait faire suspecter l’auteur d’exploiter un filon. On a pu trouver, certes, une certaine complaisance répétitive dans le recueil de Dickens, barbe à papa et autres nourritures, mais ce nouveau livre va nettement au-delà de la miniature trop joliment ciselée, pour déployer des esquisses de gravures et des ébauches de nouvelles qui ont le charme, voilé de mélancolie, de paysages contemplés à la brune ou de la fenêtre d’un train, frottés d’un peu de mélancolie.
    « Rester solaire » avec les mots donne cependant le ton à ce recueil, qui suggère cependant que « l’essentiel est dans l’ombre, le mystère, le cheminement nocturne ». Par ailleurs, se demande l’auteur, « comment être solaire quand l’humanité souffre partout ». Et de répondre que, si « constater, dénoncer sont des tâches essentielles », le fait de « dire qu’autre chose est possible, ici », est également vital pour le couple de l’écrivain et du lecteur.
    Comme une suite de fugues à variations, ponctuées de phrases indiquant un nouveau motif musical (Il y a les regardants… Je suis assis sur un banc… On dit de quelqu’un… Je continue à m’approcher), Philip Delerm module une soixantaine de « minutes heureuses » où il est question de « persistants lilas », d’un « espace de nonchalance » à Burano, d’un mariage où l’on se réjouit de n’être pas invité, du « sahara au ras du sol » d’une plage, de la séduction moelleuse du fumeur de pipe ou de l’envie des vieux enfants de « redoubler », qu’une phrase de l’auteur resitue dans le temps qui passe : « À soixante ans, on a franchi depuis longtemps le solstice d’été », et le soleil sur le trottoir n’en est que plus réconfortant…

    Philippe Delerm. Le trottoir au soleil. Gallimard, 180p.

    Image: Philip Seelen

  • Le rêveur éveillé


    Thierry Vernet, peintre

    medium_Vernet40.JPGLe bouquet diurne. Huile sur toile, 65x54cm, 1990.

    C’est un nouveau bonheur, après la découverte de la correspondance étincelante de Thierry Vernet, que de se replonger, par le truchement d’un beau texte dense et limpide du poète et historien d’art Jan Laurens Siesling, et un large aperçu des peintures de l’artiste, fort bien reproduites, dans l’espèce de rêve éveillé, et souvent enchanté, de ce peintre si original et si injustement méconnu. Le mérite de Jan Laurens Siesling et d’y introduire sans verbiage, avec modestie et délicatesse, la bonne distance de l'oeil extérieur, la ferveur mais aussi la compécente, en resituant pourtant avec précision l’artiste genevois établi à Paris, de sa formation peu académique à son grand voyage avec Nicolas Bouvier, avant une vie entière consacrée, aux côtés de Floristella Stephani, artiste elle aussi, à la seule peinture. Défendu par quelques galeristes, et surtout, les vingt dernières années de sa vie, par le couple de Plexus, à Chexbres (Vaud, Suisse), Barbara et Richard Aeschlimann, qui ont recueilli l’œuvre, Thierry Vernet aura vécu comme un franciscain, sans jamais en concevoir d’aigreur. Les dernières peintures qu’il eut encore la force de brosser, au stade final du cancer, n’expriment d’ailleurs qu’une sorte de psaume de reconnaissance, avec ce voile de mélancolie rêveuse qui flotte cependant sur toute l’œuvre. Au commentaire souvent éclairant de jan laurens Siesling, je reviendrai sous peu. Dans l’immédiat, cependant, ce sont les toiles de Thierry Vernet qui parleront ici, dont je m’impatiente de partager plus amplement la passion…

    Jan Laurens Siesling. Thierry Vernet, peintre. Avant-propos de RichardAeschlimann. Plexus/Editions d’art Somogy, 145p.

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    Jardin nocturne à Savona. Huile sur toile, 59x65cm, 1987.

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  • L’alphabet mystérieux

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    Sur une phrase d’Yves Leclair


    « Je suis ce petit aveugle conduit par une main inconnue, venu contempler un moineau dans les jets d’encre des bambous ».

    Yves Leclair, Manuel de contemplation en montagne, La Table Ronde, 2005

    JLK: L'oiseau petit. Aquarelle, 2006. 

  • L'aura de ce jour

     

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    Le jour est bien levé et lavé maintenant, ce matin de Pâques et du retour à ce qu’on dit les beaux jours, pleins de fiel et de sang. Un fond de bleus et de bruns terreux, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs ravalées et d’incompréhensible gaieté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit.
    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée à ce qu’il semble. La tentation serait alors de conclure qu’il n’y a plus rien : que rien ne vaut plus la peine, que tout est trop gâté et gâché, que tout est trop lourd, que tout est tombé trop bas, que tout est trop encombré.
    On cherche quelqu’un à qui parler mais personne à ce qu’il semble, on regarde autour de soi mais personne que la foule, on dit encore quelque chose mais pas un écho, on se tait alors, on se tait tout à fait, on fait le vide, on fait le vide complet et c’est alors, seulement – seulement alors qu’on se trouve prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.
    Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent – ce feu d’elles qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’été bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage absolument immobile sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...
    Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps…
    Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer le feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu.
    Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux ?
    Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes, je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça, mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet – et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?
    Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies – des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien – tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…

    Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir – et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

    (Ce texte constitue la dernière page de L'Enfant prodigue, achevé à la veille de Pâques 2010)

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  • Télévangile

     

     

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    …Frères et sœurs, le Seigneur, dans nos vies, est comme le carburant du véhicule engagé dans la grande montée de chaque jour, le Seigneur est le câble qui tracte le funiculaire de la station Plaine de notre vie quotidienne à la station Ciel, le Seigneur est notre Elevator, frères et sœurs - mais n’oubliez pas de recharger vos batteries nom de Dieu et de payer votre ticket…

    Image : Philip Seelen