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Carnets de JLK - Page 136

  • De l'ombre sur le Jardin

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    Avec Des gens très bien, Alexandre Jardin fracasse le mythe familial en instruisant le procès de son grand-père collabo.

     

    Les 16 et 17 juillet fut amorcé, en France occupée, ce qu’on appelle aujourd’hui un crime contre l’humanité. Sous la responsabilité des autorités de Vichy, Pierre Laval en tête, les polices françaises raflèrent plus de 13.000 civils juifs. En deux jours, l’opération réclamée par les Allemands permit la déportation et  l’extermination de la presque totalité des raflés, dont 4051 enfants. Or, aux commandes administratives se trouvait un certain Jean Jardin, père aimé du très charmant romancier Pascal Jardin et grand-père adoré du non moins sémillant Alexandre Jardin, qui passèrent ensemble de si beaux moments dans leur villa de rêve de Vevey…

    L’affreux épisode de la « rafle du Vel d’Hiv », ainsi nommée parce qu’une partie des civils arrêtés fut parquée quelques jours dans le Vélodrome d’hiver de Paris, est aujourd’hui documenté par les historiens et par divers livres et autres films de large audience. Si Pierre Laval fut exécuté dès 1945. Jean Jardin en revanche, son bras droit de l’époque, chef de son cabinet en 1942, ne fut jamais inquiété.

    Jardin12.jpgFigure parfaite du « type bien », patriote et catholique, apprécié de tous par son charme et ses belles manières, il fut mis à l’abri à Berne par Laval avant de se redéployer, après la guerre, dans les coulisses des nouveaux pouvoirs et de la haute finance. « Oublié » par les chasseurs de collabos à la Klarsfeld, il fut également ménagé par son biographe juif Pierre Assouline. Plus encore : deux ans après sa mort (en 1976), Jean Jardin ressuscita sous la plume de son fils Pascal en Nain jaune unanimement salué (à un bémol près dans Le Monde) et gratifié du Grand Prix du roman de l’Académie française.

    Mais voici que, 70 ans après les faits, le trop souriant Alexandre Jardin tombe le masque : fini de rire, les enfants : assez joué la comédie.

    Pourquoi si tard ? C’est ce qu’il va expliquer, très en détail, en décrivant une cécité familiale et nationale à la fois. Mystère de départ : comment un type aussi bien que grand-papa a-t-il pu fermer les yeux ? Et comment papa a-t-il pu le « couvrir » ? Et comment François Mitterrand a-t-il pu protéger son ami Bousquet et préfacer un livre à la gloire du nain jaune ? Et moi là-dedans, qu’aurais-je fait et qui suis-je devant mes propres enfants ? Oserai-je trahir les miens pour dire ce que je ressens vraiment?

    Des gens bien pose cette question, centrale, de la trahison de ceux qu’on aime pour se protéger soi-même, qui donne son poids de gravité et de complexité à ce livre à haut risque.

    On aurait pu craindre qu’Alexandre Jardin se borne à un « grand coup» médiatique, avec son éditeur, en balançant son aïeul pour se la jouer dernier des Justes. Or, il y a plus que ça dans ce récit-exorcisme tissé de toutes les équivoques : une tentative réelleme, où l’amour subsiste, de mentir moins que les « gens très bien »…

    Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 297p.   

     

    La saga des Jardin

     Fils d’un notable monarchiste et catholique de province, Jean Jardin (né en 1904 à Bernay, dans l’Eure), monté à Paris pour y étudier les sciences poilitiques, incarne le jeune intellectuel non conformiste des années 30, aussi proche des écrivains que du monde des affaires et du pouvoir. Homme de réseau, il se déploie dans la haute administration d’Etat et se rapproche du gouvernement de Vichy en 1941, où il est nommé chef de cabinet de Pierre Laval en mai 1942. Gérant de fonds secrets, il aide des résistants et rend service à des juifs (dont son ami Robert Aron) tout en recevant les chefs de la Gestapo chez lui. Menacé par les ultras du fascisme français, il est envoyé à Berne par Laval où il est chargé des relations avec les Américains, notamment. Après la guerre, il restera en Suisse jusqu’en 1947 et jouera, plus tard un rôle de conseiller auprès de nombreuses sociétés françaises. Homme d’entregent, très sollicité par tous les bords politiques, Jean Jardin conseillera de très nombreuses sociétés françaises dans leurs activités internationales, jusqu’à sa mort en 1976. C’est à son fils Pascal qu’il devra le surnom de « nain jaune ».

    Pascal Jardin, né à Paris en 1934, s’est fait connaître à la fois comme écrivain et comme scénariste (une centaine de films, dont l’adaptation d’Hécate de Paul Morand, par Daniel Schmid)), mais c’est avec Le Nain jaune qu’il acquit la célébrité en 1978. Auparavant, il avait raconté « son » Occupation dans La guerre à neuf ans (1971). Pétillant à souhait, il s’inscrivait (il est mort en 1980) dans la lignée des auteurs qu’on a appelé les « hussards ».

    Dans la foulée, son fils Alexandre (né en 1965)  également écrivain et réalisateur, l’a évoqué dans Le Zubial (1997) après avoir connu un premier grand succès avec Le Zèbre (Prix Femina, 1988). Père de cinq enfants, Alexandre a fondé le mouvement « Lire et faire lire » et l’association Mille mots qui engage des retraités lecteurs dans les prisons. En 2005, il signa Le roman des Jardin qui se passe essentiellement dans la villa veveysane de La Mandragore où la vie de la tribu ne semble que joyeusetés et compagnie…

    Pour compléter ce portrait de groupe en abyme, le lecteur pourra revenir à la biographie très "loyale" de Jean Jardin, sous la plume de Pierre Assouline (Balland, 1986, en Folio), et découvrir celle que Fanny Chèze a consacrée à Pascal Jardin (Grasset, 2010),  qui se garde bien d'écorner la légende fantasque des Jardin... 

     

    À trop bon compte ?

    Faut-il croire Alexandre Jardin quand il crie sa détresse d’avoir été le petit-fils d’un présumé complice de crime contre l’humanité ? Les accusations qu’il dirige contre son grand-père, mais aussi contre son père, ne sont-elles pas qu’indignation vertueuse au goût du jour ? Le dernier des Jardin n’est-il pas qu’un juste à la petite semaine en quête de publicité ?

    Tel n’est pas, après lecture, notre sentiment. Or il faut lire Des gens très bien avant de juger son auteur. Un de ses amis lui lance à la face ce reproche: « Ceux qui n’ont rien vécu n’ont pas droit au confort du jugement ». Mais ce livre est-il si confortable ? Lisez avant de juger.

    Alexandre Jardin, né en 1965, a longtemps exalté la légende dorée de sa famille. Bagatelle et fantaisie régnaient à La Mandragore de Vevey, comme il le raconte dans Le roman des Jardin. Dans la foulée d’un père aimé et d’un grand-père adoré, le jeune auteur virevoltait d’un succès à l’autre, distillant sa niaiserie «positive» avec un drôle de sourire, pourtant, comme s’il en rajoutait pour cacher quelque chose.

    Or ce « quelque chose » était connu depuis longtemps. Ce « quelque chose » était le passé de son grand-père, Jean Jardin, chef de  cabinet de Pierre Laval en 1942. Ce « quelque chose » était la question qu’un fils ou qu’un petit-fils peuvent se poser en apprenant que leur parent était aux commandes lorsque plus de 13.000 civils juifs, dont 4000 enfants, furent raflés avant d’être envoyés à la mort. Et toi, tu as laissé faire ça ?

    À cette question, Pascal Jardin, père d’Alexandre, a répondu par l’esquive avec Le Nain jaune, roman adulé par la France soulagée, en 1978, de découvrir un masque rose à une période noire. Après ce déni, reprochera-t-on à son fils d’être, finalement, plus conséquent en « cassant le morceau » devant ses propres enfants ? Lisez et jugez…  

  • Ceux qui ouvrent les yeux

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    Celui qui comprend enfin ce qui lui semblait si faux dans les sourires d’Alexandre Jardin / Celle qui avait un drôle de tatouage bleuté au bras que découvrait sa robe d’été / Ceux qui se méfient des aveux tardifs / Celui qui a eu froid en entendant son père si gentil parler pour la premières fois des nez crochus / Celle qui découvre 4000 cadavres d’enfants dans son jardin si bien entretenu / Ceux qui disent nous aussi on a souffert en Suisse quand ces déportés font les intéressants dans leurs soirées / Celui qui affecte l’enjouement pour ne pas gerber / Celle qui dit qu’elle n’est pas antisémite mais que quand même y fallait se méfier / Ceux qui répètent qu’ils ne savaient pas sans se rappeler vraiment ce qu’ils savaient / Celui qui ne sait pas ce qu’il aurait fait s’il avait su / Celle qui découvre qu’il y a diverses méthodes (plus ou moins) inconscientes pour ne pas savoir une vérité trop criante / Ceux qui ont toujours estimé que le Goulag était un mythe cryptocommuniste / Celui qui a mis trente ans pour casser le morceau / Celle qui a appris à ne pas voir de source sûre / Ceux qui furent des maîtres en cécité / Celui qui s’est fabriqué une réalité-paravent comme son père a fondé des sociétés-écrans / Celle qui s’était tissé une seconde peau qu’elle s’arrache soudain pour se découvrir habillée d’elle-même / Ceux que soulagent leurs aveux mais qui en resteront tristes à vie / Celui qui croit s’en tirer en allant cracher sur la tombe de son père / Celle qui apprécie le génie littéraire de Paul Morand mais pas son racisme de vieille salope / Ceux qui font assaut de vertu sans avoir rien vécu / Celui qui ne s’en tiendra qu’à la réalité des crimes / Celle qui découvre la brutalité des évidences / Ceux qui en concluent que telle est l’humanité dont ils font partie hélas / Celui qui ne sera jamais de ceux qui le croient « des nôtres » / Celle qui hait l’expression « entre soi » / Ceux qui ne sont pas dupes des extases bleutées des rivages du Léman où l’on endura en juillet 1942 certaine pénurie de chocolat du type Amandino, etc.

    (Ces notes ont été jetées en marge du récit d’Alexandre Jardin intitulé Des gens bien, paru ces jours chez Grasset et dont il devrait être pas mal question sous peu…)

    Image : Philippe Seelen

  • Virée au Bout du Monde


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    Rebetez7.jpgPascal Rebetez, éditeur d'autre part,

    et JLK,

    vous invitent au

    VERNISSAGE

    de L'enfant prodigue,

     

    Dimanche 23 janvier 2011

    dès 18h.30

     

    au Bout du Monde, Scène bar.

    Boutdumonde.gif

     

    Lecture et Musiques

    Chansons russes, grecques et française.

    avec JLK, Maritou et Vania

     

    Vevey, rue d'Italie 24.

    http: //www leboutdumonde.ch 

    Commande de l'ouvrage pour les absents: http://www.dautrepart.ch/

    En librairie dès le 24 janvier 2011.

  • Journal du jour

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    Notes d'un 1er janvier à propos de Stendhal, Sollers et quelques films...

    Ma double lecture importante du moment oscille entre l’intégrale du Journal de Stendhal, dont je viens d’achever l’année 1804 (H.B. a  21 ans) et Trésor d’amour, le nouveau roman de Philippe Sollers qui tourne, lui aussi, « autour » de Stendhal, auquel l’écrivain s’identifie comme il s’est identifié naguère à Nietzsche.

    En lisant le Journal de H.B. de 21 ans, j’essaie de me rappeler celui que j’étais au même âge, en 1968 : sauvageon sans établissement ni relation sociale, évidemment, très loin du salonnard déjà bien introduit dans les cercles influents de la capitale, parallèlement au début de sa carrière militaire, mais à certains égards, notamment en littérature, je ressentais aussi vivement et fortement que lui, sans l’aplomb lié à l’expérience commune. La société rôde son sujet – il le note d’ailleurs souvent, lui qui se rôde en fonction des autres, précisément, ne cessant de les observer et d’apprendre à leur observation. Or, où pouvions-nous apprendre, nous autres petits provinciaux bohèmes juste frottés de contre-culture et d’internationalisme marxisant ? Où était la société à Lausanne, en 1968, j’entends la société au sens où l’a fréquentée H.B ? L’on n’en était pas encore tout à fait au temps de la dis-société, dont parle je ne sais plus quel sociologue distingué, pourtant ce que nous avons connu, jeunes gens « sans pères », au mitan des années 1960, n’était plus une société stratifiée mais une sorte d’agglomérat de milieux dans lesquels l’ascenseur social ne comptait plus guère. Or, la société dans laquelle avançait H.B. qui serait celle aussi de Julien Sorel, ménageait évidemment cette possible montée pour ceux qui y aspiraient... Cependant H.B. reste lucide autant qu’il est sensible, et conscient surtout de sa valeur – autant dire qu’il se garde pour autre chose, qui reste La Sua Cosa.

    Il est hautement intéressant de voir ce qui intéresse le jeune Beyle à 21 ans. En gros : réécrire le théâtre universel, faire mieux que les imitateurs de Molière et de Corneille ou de Shakespeare ou de Goldoni,  de son temps, en serrant la vérité de plus près. En 1804, H.B. passe énormément de temps au théâtre et dans ses « coulisses» que sont les salons où tout un chacun (lui compris) se mesure aux grands déclamateurs du moment (tel un Talma)  en déclamant lui-même à qui mieux mieux. Au jour le jour, au fil des notes du jeune lettré aux jugements déjà très affûtés, on voit cette société de gens de lettres, de  mondains et de nobles, de philistins fortunés et d’actrices en vue, de courtisanes et de bourgeoises riches qui inter-agissent, comme on dit aujourd’hui.

    Mais nous, qu’aurons-nous appris, petits crevés des années 1960, rejetant a priori la société et se trouvant d’ailleurs devant un magma social en décomposition ?  C’est à cela que je pense en suivant les tribulations de Beyle en ses jeunes années…

     

    °°°

     Highsmith25.JPGVu hier soir Les yeux noirs de Nikita Mikhalkov, d’après trois nouvelles de Tchékhov, avec un Mastroianni clownesque et émouvant à la fois, représentant comme un bel hommage au cinéma italien, et notamment à Fellini,  et ensuite Plein soleil de René Clément, d’après le redoutable Monsieur Ripley de Patricia Highsmith, avec Alain Delon, Maurice Ronet et Marie Laforêt, tous également à côté de la plaque à cause de la piètre interprétation du roman par le réalisateur et le scénariste, de la nullité des personnages et de la plastique glacée de tout ça, ne traduisant rien du trouble et du malaise du roman. PH m’avait dit combien elle avait été déçue par la chose, mais je ne pensais pas que le film fût si froidement égaré.

     

    °°°

     En lisant parallèlement le Journal de Stendhal et le dernier roman de Philippe Sollers, je me demande pourquoi j’aime tellement ce pauvre Beyle et tellement peu son brillant commentateur, que j’apprécie certes et admire, mais dont la froideur arrogante, même suffisante, exclut à peu près la sympathie naturelle. Beyle est naturel, direct et spontané, sincère, ému et émouvant, sans jamais se forcer, tandis que Sollers pose à tout moment en happy few, en connaisseur, en élu s’identifiant à Stendhal comme il s’est identifié à Nietzsche, non sans grâce évidemment et avec de multiples digressions intéressantes, mais pour dire finalement quoi, sinon que dans la lignée de Stendal il est The Best, le plus agile, le plus brillant, le plus heureux, et qu’il nous emmerde. Or , ce qu’on découvre, à la lecture du Journal de Beyle, échappe à cette brillance et à cette arrogance que Sollers s’efforce d’exalter à son compte dans son commentaire des Privilèges, texte assurément singulier mais qui éclaire moins le vrai Stendhal, en définitive, que la vérité dernière des romans telle que l’a dégagée un René Girard, ressortissant à une forme d’amour dépassant toute forme de mimétisme.

     °°°

    Torino.jpgEnfin vu ce soir Gran Torino de Clint Eastwood, film étonnamment fraternel  de l’expiation américaine, après les guerres de Corée et du Vietnam,  tout à fait dans la lignée des deux autres films du même auteur consacrés à la vision japonaise, puis américaine, de la bataille d’Iwo-Jima. Peut-être n’est-ce pas là un très grand film, mais cela m’est égal : il y a là l’expression d’une position humaine, par rapport à l’histoire, à l’impérialisme américain et à l’évolution récente de la situation découlant des dernières migrations, qui se fonde sur des situations crédibles que nous pouvons aussi, en Europe, prendre à notre compte...  

  • Ceux qui s'envoient des voeux

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    Pour une très belle et très bonne année 2011 à tous...

    Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise / Celui qui s’éclate sans laisser de morceaux / Celle qui baratte le vide à la disco / Ceux qui participent à l’orgie comme s’il s’agissait d’un défoulement tout physique et sans cesser de se poiler à ce qu’il semble sur la vidéo filmée dans la disco / Celui qui juge de moins en moins tout en discernant de mieux en mieux ce qui lui semble significatif au sens où l’ont entrevu un Guy Debord et Un Philippe Muray / Celle qui perçoit tout dans la fulgurance et se perd ensuite dans le détail comme souvent les femmes nordiques / Ceux que fatigue le bruit de défonce binaire de la boîte d’à côté / Celle qui se fuit elle-même en se disant gravement en recherche / Ceux que la lucidité rend trop durs / Celui qui ne dit jamais que la moitié de ce qu’il pense par égard pour l’Eternelle Demoiselle ou l’Eternel Jouvenceau qu’il y a en la plupart des gens / Celle que ses intuitions infaillibles ont rendu plus indulgente quand elle a compris ce qui motivait le grand nombre / Ceux qui s’excluent du grand nombre sans vanité particulière / Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables / Celui qui entretient un paddock à fantasmes / Celle qui souriait à son frère poète attiré par les beaux paysans qui ramenait des photographies esthétiques de ses virées dans la campagne et auquel elle lançait à son retour à la ferme familiale : « encore un poulain dans ton paddock ! » / Ceux qui laissent entrouverte la boîte à Pandore du Désir fou / Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2010 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1910 et en 1810 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2110 ou en 2210 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir / Celui qui discerne ce matin un banc de ciel gris au-dessus du plan gris du lac et s’en trouve superbien / Celle qui tombe raide amoureuse de son cousin Roland dont elle découvre aujourd’hui même à la réu de famille les mains si sensibles de pianiste et la conversation de charme alors qu’il a passé 67 ans et reste en principe fidèle à son ami Julien mort l’an dernier / Ceux qui reverront ce soir Les Yeux noirs en amoureux alors que la plupart de leurs voisins recevront Patrick Sébastien 5 sur 5 / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2011 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en chier autant / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.

    Image : LK et JLK qui souhaitent une toute belle et bonne année 2011 à leur amis très proches ou tout lointains.

  • SFCDT

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    Sur une abréviation cryptée de Stendhal...

    Philippe Sollers, dans son très stendhalien Trésor d'amour ( roman à paraître chez Gallimard la semaine prochaine), cite en passant l’abréviation cryptée SFCDT, très dans la manière de Stendhal, qu’on trouve souvent en marge de ses manuscrits et qui signifie Se Foutre Complètement de Tout, laquelle formule ne contredit en rien l’extrême souci que depuis tout jeune Henri Beyle voue à ce qui lui importe et à cela seulement, c’est à savoir l’essentiel pour un garçon qui veut se consacrer sérieusement à la saisie de la sensation juste et à son expression appropriée, telle qu’on la relève très tôt dans les pointes de son Journal.

    Par exemple il écrit à dix-huit ans : «L’homme du meilleur esprit est inégal ; il entre en verve, mais il en sort ; alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point, il ne cherche point à imaginer : ses plus grands efforts ne seraient que des réminiscences ; ni à plaire par des traits brillants : il serait gauche. Il doit alors conformer sa parure, son maintien, ses propos, à l’état où il se sent. Ce jour-là, il doit aller voir les hommes ou les femmes de sa connaissance, qu’il sait aimer la tranquillité et le genre uni. Qu’il évite surtout ses rivaux, qui lui feraient oublier ses résolutions et qui auraient ensuite beau j pour le couvrir ridicule ».

    On voit que le jeune homme ne se fout pas des détails, le même qui écrit un peu plus tard : Je fous Mme Rebuffet depuis le commencement de fructidor, avant de se donner, l’année de ses vingt ans, un programme carabiné d’œuvre à composer : comédies (quatre pièces), tragédies (quatre pièces dont un Hamlet et un Œdipe-roi « avec toute sa pompe »), poèmes (refaire Le Paradis perdu et L’Art d’aimer…), entre autres ouvrages en prose dont une Histoire de Bonaparte, une Histoire de la Révolution française et une Histoire des grands révolutionnaires… à commencer à 35 ans, précise-t-il...

    Sans doute, le SFCDT se justifierait après tout ce que Beyle a vécu de l’Histoire et de la Politique, et notamment la retraite de Russie, mais là n’est pas le propos ni le problème pour quelqu’un qui sait le prix réel des choses. Sa devise exprime le contraire du je m’en foutisme que nous voyons sévir partout à l’heure qu’il est. Il y a une vie entre l’inattention fumiste au goût du jour, fondée sur l’ignorance et la vanité de l’ignorance (l’ignorance revendiquée), la dérision ricanante et le mépris d’un peu tout, les préjugés, les idées d’emprunt, les opinions fondées sur des ragots de médias, les convictions endossés comme de molles capuches – il y a une vie entre la foutraque attitude et le détachement hyper-attentif du SFCDT stendhalien qui n’est pas plus un relativisme cynique qu’une morgue supérieure, même si Sollers a raison de voir en Beyle un aristocrate républicain. Stendhal progressiste, comme l’affirme Claude Roy ? Sûrement pas dans un sens récupérable par la seule gauche moderne, mais sûrement oui au sens d’un progrès humain dans la science surexacte qui fonde l’art de vivre et d’aimer, avec quelque chose de paléochrétien là-dedans, j’entends : d’évangélique et de généreux, de bon et de civilisateur, à l’opposite des dogmatiques de la Contre-Réforme mais pas loin des curés de campagne. Aristocrate anarchisant alors, je dirais, à l’italienne ou à la Suisse, pas loin de Rousseau et de Constant – enfin c’est comme je le vois de mon balcon des Préalpes, lisant à l’instant, sous sa plume, le nom de Clarens où il passe imaginairement dans le Journal, dans la foulée des personnages de La Nouvelle Héloïse – Clarens que je vois sous mes fenêtres, huit cents mètres plus bas, au bord du lac, dans une soie brumeuse très stendhalienne en somme…

    (À Suivre)

    Stendhal. Journal. Edition intégrale, préfacée par Dominique fernandez. Gallimard Folio, 1266p.

  • Le Day of Genius

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    À propos du Journal de Stendhal et du dernier roman de Philippe Sollers...

    C’est aujourd’hui le Day of Genius, en mémoire du 29 décembre 1822 devenu légendaire où Stendhal a conçu De l’amour, qui se salue en anglais comme on le fait désormais des happy few, et je me le rappelle tout en annotant à la fois le Journal du jeune Beyle et le Trésor d’amour de Philippe Sollers tout plein de Stendhal et d’une jeune stendhalienne de Venise du nom de Minna Viscontinini (Stendhal usait quant à lui du pseudo de Visconti) mais aussi du Stendhal de Claude Roy qui se force un peu pour nous faire croire que Stendhal sans la politique se réduit à peu de chose – avant de nuancer pas mal par la suite-, et du même coup je me rappelle le Journal littéraire de Léautaud luttant également contre la double tendance au vague et à l’hypocrisie qui rapproche ces deux écrivains de la sincérité et du naturel
    J’avais déjà lu des fragments du Journal de Stendhal dans les éditions de la NRF, mais c’est la première fois que j’en aborde la version intégrale de quelque 1266 pages, en collection de poche Folio, avec une très intéressante préface de Dominique Fernandez qui dégage bien la complète originalité de l’entreprise que constitue ce journal de bonheur et non de contrition ou de compulsion (par contraste avec ceux d’Amiel, de Constant, de Kafka ou de Pavese), et son paradoxe considérable, puisque Stendhal parvient à dépasser cette contradiction ordinaire entre la vie vécue et notée (« instant noté, instant perdu », me disait un jour ce balourd de Jean Dutourd) par sa rapidité ou plus exactement : l’immédiateté constante d’un exercice qui s’interrompra, cependant, au seuil des romans, puisque H.B. tient son journal entre 1801 (il a dix-huit ans et toutes ses dents) et 1823 (il en a quarante), dans la foulée du Day of Genius...

    (À suivre...)

  • Le livre du monde


    Vernet55.jpgDans la foulée de L’Usage du monde, devenu livre « culte », la Correspondance des routes croisées de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, son compagnon de route, a été très bien accueillie dans les librairies et les médias. Un grand périple existentiel de deux amis à la vie à la mort.

    Si vous aimez l’amitié, vous serez jaloux. Jaloux de voir deux compères complices s’envoyer des lettres où ils se traitent mutuellement de « vieux sapin» et de « bonne cloche », de « courtilière de mes deux » et de « bon vieux kütchük», entre cent autres affectueuses apostrophes amorçant des lettres merveilleuses de passion et de malice partagées, vivantes et intéressantes, qui s’ouvrent ici à tout un chacun.

    Avant même la parution du formidable roman d’amitié que constitue cette Correspondance des routes croisées, les noms de Montaigne et La Boétie ont été évoqués pour qualifier l’attachement du «vieux mouflon» et du « vieux sifflet», mais on pense aussi à Bouvard et Pécuchet ou, plus farceurs, à Quick et Flupke version Collège de Genève où les deux lascars, fils d’assez bonnes familles, se sont connus et reconnus d’emblée. Ceci pour le ton vif qui fait pétiller une substance autrement dense et sérieuse, en rapport avec les grandes espérances de chacun dans son domaine particulier : littérature et peinture. De fait, c’est à travers leur quête artistique respective que cette amitié se dégage de l’ordinaire. D’innombrables jeunes Helvètes, en 1945, étaient sans doute impatients de s’arracher à la grisaille du petit pays neutre, tant qu’au carcan de leurs familles. Mais Nicolas (né en 1929) et Thierry (né en 1927), dès le début de leur complicité, brûlent de prendre le large et non pour fuir seulement, mais pour faire quelque chose de leur liberté. Bien avant de larguer les amarres, on les sent ainsi curieux de tout, impatients de tout humer et palper, observateurs aussi vifs l’un que l’autres, lecteurs dévorants et se racontant leurs découvertes entre une virée dans la nature et une sauterie avec de fraîches jeunes filles. Leurs lettres se font alors journal de bord et roman truffé de personnages. D’emblée, aussi, et ce sera une constante, chacun se soucie des progrès de l’autre : «Où en sont tes écritures personnelles ?», demande ainsi Thierry à Nicolas, car « c’est, après tout, ce qui est important dans la vie »...

    Et bientôt le monde va s’ouvrir: Paris à Vernet, après un début de formation artistique, et la Laponie à Bouvier, que l’Université assomme et qui lance à sa «vieille couille» après avoir lu Bourlinguer de Cendrars : « Viendras-tu aux Indes avec moi ? ». De là découlant, en 1953, le grand voyage du duo en Topolino, par les Balkans et l’Afghanistan, jusqu’à Ceylan, qui fera l’objet du de L'Usage du monde.

    Un livre « total »
    Paru en 1964 après des tribulations détaillées en ces pages, le fameux livre de Bouvier a résulté d’une lente cristallisation dont nous découvrons, aujourd’hui, les multiples ramifications existentielles et épistolaires.

    Deux premiers recueils de lettres de Thierry Vernet à ses proches nous avaient déjà révélé son saisissant talent d’écrivain. Par ailleurs, en 1956, le peintre écrit à Bouvier qui se trouve alors à Tokyo : « J’ai vraiment hâte qu’on se mette au livre du monde », évoquant une espèce de « livre total » où se conjugueraient le texte, la photo, le dessin et même la musique. Or, en deça et au-delà de L’Usage du monde, le lecteur dispose désormais de cette nouvelle incitation polyphonique au voyage.

    Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Correspondance des routes croisées. 1945-1964. Texte établi et annoté par Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann. Zoé, 1653p.

  • Ceux qui sniffent de la poudreuse

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    Celui qui se défonce dans la grosse / Celle qui se fait une ligne de neige pure / Ceux qui renoncent aux sports divers / Celui qui se gausse de tout / Celle qui tourne tout en dérision / Ceux pour qui Noël sans Courchevel c’est la mort / Celui qui ramène tout à l’argument marketing d’altitude / Celle qui tapine sur ses patins / Ceux qui gèrent les excès de la neige / Celui qui propose une pénalisation des présentateurs de la météo nationale en cas de pluie givrante / Celle qui ne prend plus l’avion sans son sac de bivouac et des biscuits de survie pour les gosses / Ceux qui prétendent qu’il n’y a plus d’hiver sauf pour fait chier les vacanciers / Celui qui a skié avec la femme de Bagbo mais ne s’en vante plus / Celle qui roule une pelle mécanique au pistard Robocop / Ceux qui parlent du « front de la neige » / Celui qui a un ticket pour sa monitrice chauve / Celle qui percute le champion local qui l’achève d’un uppercut / Ceux qui considèrent le ricanement comme une manifestation du Grand Disperseur, alias le Diabolo, alias Satan , conformément à la doctrine filée dans Le Docteur Faustus par l’écrivain Thomas Mann / Celui qui ne prend plus place à la table des moqueurs / Celle qui estime que Mozart n’avait pas la Vraie Foi et que par conséquent son Requiem n’est pas vraiment apprécié par Notre Seigneur avec lequel elle « échange » / Ceux qui dénigrent a priori tout auteur vendant plus de 1333 exemplaires / Celui qui se sachant unique n’est envieux de personne sauf de son frère François qui ne fait rien que parler aux oiseaux / Celle qui souhaite bon Noël aux Roms avant de constater qu’ils l’ont plumée mais elle se dit qu’il faut pas généraliser / Ceux qui ne donnent aucuns cadeaux pour ne pas faire de jaloux / Celui qui s’envoie des cadeaux  à lui-même qu’il ouvre avec des jappements de surprise surtout si c’est ce dont il rêvait / Celle qui va passer Noël dans son container avec une orange qu’elle a fauchée à la rue de Buci / Ceux qui ne peuvent même pas s’envoyer une carte de vœux fantaisie vu que leur ordi est planté, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Noël 1956

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    Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me le remémorer ?

    On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du cinéma. Dans le film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel rien n’est encore visible.

    En voyant le ciel de la première heure rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

    On passe beaucoup de temps dans les basques de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit riche ou pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du jour qui se lève sur le monde partout pareil.

    Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, ce que ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Victor visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps alors qu’un nouveau jour se lève ?

    Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère se levait lui aussi avec ces gestes à la fois nonchalants et vaguement énervés signalant prétendument ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

    À un autre étage maintenant, nos sœurs se levaient à leur tour et se lavaient, chacune après l’autre mobilisant le lavabo, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon le vieux garçon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant précautionneusement son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les allées goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux et les guichets du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient paletots et manteaux d’hiver, bonnets et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de gens bien coiffés se présentaient, plus ou moins bien lunés et lavés, les cohortes de réfugiés.



    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître)

  • Théâtre de la passion


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    Autour d'Edvard Munch

    Edvard Munch fut peintre à la folie dès ses premiers gestes visibles (son autoportrait de 1886 évoquant à la fois les maîtres flamands et Delacroix), et le parcours du labyrinthe chronologique et thématique que nous propose ces jours la Fondation Beyeler de Bâle, avec la plus importante présentation de ses œuvres picturales jamais proposées hors des murs d’Oslo, nous vaut une succession d’ébranlements physiques et psychiques insensés, au fil d’un parcours labyrinthique d’une densité de tous les instants. Tout est sensibilisé à outrance sous le regard de ce grand jeune homme radical, à la fois tempêtueux et hypersentif, tôt frappé par la mort de sa mère, victime de la tuberculose comme sa sœur aîné terrassée à quinze ans, à laquelle fait immédiatement penser le grand portrait de L’Enfant malade, premier scandale public, dont le thèmes est repris de manière obsessionnelle.
    C’est en effet un théâtre obsessionnel que l’œuvre de Munch, qui jette et gratte la matière en alternant aussi bien l’élan fou et la recherche du vrai jusqu’au plus nu de la vérité que figure la toile où les couleurs lancées à grands gestes sont reprises au couteau, avec quelques thèmes et de multiples variations à l’aquarelle ou à l’huile, au burin ou à la gouge, et les fibres du papier ou du bois compteront dans cette recherche du plus vrai.
    Pour quelqu’un qui est sensible à la couleur, l’œuvre de Munch est une exultation et une interrogation de chaque instant, et d’abord parce que c’est la couleur qui semble commander, relayer immédiatement les émotions, avec une intensité qui rappelle ce que disait Sollers à propos de Francis Bacon : cela va direct au système nerveux.
    medium_Munch14.jpgJe suis revenu et revenu vingt fois à tel grand paysage enneigé à dominante rose mauve et au ciel vert tendre, en me demandant ce qui foutre m’y faisait revenir et revenir, comme je suis revenu vingt fois à l’autoportrait infernal au corps jaune et au visage brûlé de 1903, sans savoir ce qui foutre m’y faisait revenir. On est au début du XXe siècle et tout couve de ce qui va se décomposer (une femme couchée est presque un Kandinsky, et la bombe De Kooning s’amorce à tout moment), mais comme chez le dernier Hodler annonçant les lyriques abstraits américains tout est encore tenu chez Munch par le drame représenté, ne fût-ce que le drame de la couleur incarnée.
    C’est une peinture de folie et de sublimation prodigieusement tenue, et à tous les sens du terme, qui chante et crie en même temps, bande et pense, invective et sanglote. Pas la moindre place, là-dedans, pour le moindre sourire. Tout y est arc tenu et tendu. Tout y est art physique et méta. De Dieu de Dieu, luxure et mort, j’y reviendrai tous les jours…

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  • Ceux qui font miel d'un peu tout

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    Celui qui achète tous les journaux quand il entreprend un long voyage en train / Celle qui peste d’avoir oublié le crayon bleu au moyen duquel elle souligne les phrases des livres qui nourriront ses sermons de femme pasteur / Ceux qui eussent aimé se trouver dans le train du vieux Tolstoï en fuite ce jour d’octobre 1910 / Celui qui a vu Lev Nikolaïevitch manger la soupe d’orge que lui a mitonnée son toubib Douchane au fond du wagon / Ceux qui ce jour-là ont vu le vieillard au poumon gauche sifflant pénétrer dans la petite isba rouge jouxtant la gare d’Astapovo / Celui qui revit toutes les scènes de la fin du Vieux en lisant Une années dans la vie de Tolstoï de Jay Parini / Celle qui couve du regard son fils Volodia aux yeux très cernés / Ceux qui se rappellent la terrible nouvelle de Tchekhov intitulée Volodia / Celui qui trouve aux yeux de sa petite amie un bleu qu’il qualifie de bleu d’Ormesson / Celle qui se réjouit de se retrouver bientôt au Café Florianska de Cracovie / Ceux qui ont vu pleurer Tolstoï à la toute fin de sa vie / Celui qui constate sur le quai de Cracovie qu’un vent chaud souffle du nord / Celle qui rêve à Venise en traversant la Courlande / Ceux qui se bourrent la gueule pour meubler les temps morts du Transsibérien / Celui qui surveille le couchettiste croate qui lit Darwin au risque d’oublier ses clientes alémaniques / Celle qui loue un train bleu pour rejoindre son vieux mari mourant / Ceux qui roulent à fond de train dans un van à vitre fumées style serial killer banal / Celui qui vit dans un wagon de chemin de fer repeint en bleu ciel marquant un fort contraste avec la pente volcanique de Lanzarote où il finit ses jours de sinologue détaché de tout / Celle qui accorde ses faveurs au chef de train dont les yeux verts lui rappellent les hauts fonds des Maldives / Ceux qui louent un compartiment entier pour leur élevage de visons / Celui qui compare Isaac Babel à un montreur d’ours / Celle qui lit le dernier livre de Jean d’Ormesson dans un sleeping du Paris-Méditerranée / Ceux qui sont fixiste sans le savoir et constatent du moins que la Nature dément leurs préjugés / Celui qui a ramené toute sorte de pinsons des Galapagos / Celle qui s’est jetés sur la première édition de De l’origine des espèces dont les 1250 exemplaires ont été épuisés en un jour / Ceux qui savent qu’en Charles Darwin veillait un poète émerveillé sensible au bond de l’écureuil et à la (relative) beauté de sa femme Emma / Celui qui se sent superbien dans le train du monde / Celle qui est ravie de descendre d’une guenon plus cool que Paris Hilton / Ceux qui remercient « le Vieux » pour cet Univers de beauté dont il est censé connaître le sens caché si l’on en croit le cher Einstein, etc.



    (Cette liste a été jetée dans les marges d’ Une année dans la vie de Tolstoï de Jay Parini, disponible en Points Seuil, et dans celles de C’est une chose étrange à la fin que le monde, dernier livre non moins épatant de Jean d’Ormesson, paru chez Robert Laffont).


    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se réjouissent

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    Celui que le bonheur squatte / Celle qui lit Stendhal au jardin d’hiver / Ceux qui se sont reconnus sous la neige de Venise / Celui qui est bien dans sa peau de Beyle / Celle qui trouve le gros Henri al dente / Ceux qui dégustent des éclairs en faisant tapisserie / Celui qui offre un chartreux à sa chartreuse / Celle qui se dépouille de ses pudeurs jusqu’à sembler nue tout habillée / Ceux qui savent que l’obscurité poétique est un masque de la lumière / Celui qui décrypte Mallarmé pour en mettre plein la vue à son amie aveugle / Celle qui lit le monde du bout des doigts / Ceux qui s’habillent de couleurs vives pour égayer le jour blanc sur la piste noire / Celui qui émerge de six mois de stupidité à fréquenter des pipoles / Celle qui fait silence pour entendre en elle les battements de vers réguliers / Ceux qui cherchent une nuit pure que le « couteau de l’histoire humaine » n’aurait pas encore blessé / Celui qui pratique l’obscur par humilité plus que par hermétisme / Celle qui se drape de sa nudité / Ceux qui se perdent dans les venelles de Venise / Celui qui se désintoxique dans la cramine du ciel d’hiver / Celle qui commande un lieu noir au serveur blond vénitien / Ceux qui fustigent les gens heureux qui n’en peuvent mais ah ça mais / Celui qui jalouse ton bonheur et plus que tout sa gratuité asociale et non lucrative tellement insensée à ses yeux de pharmacien vertueux / Celle que porte une allégresse irraisonnée et qui ma foi se laisse faire / Ceux que le seul nom de Cimarosa réjouit ce matin au Danieli / Celui que reconnaissent les pigeons de la place Saint-Marc sans se douter qu’il savoure parfois l’un d’eux bien farci de goûts aigre-doux / Celle qui est trop fidèle pour donner son cœur à tous ceux qu’elle aime alors que son corps mortel y a pas de problème / Ceux qui ont eu vent du secret du monde et le taisent pour cela même / Celui qui dément en secret ses prétendus aveux colportés par les médias / Celle qui n’a rien à cacher sauf l’essentiel / Ceux que n’amuse plus la futilité de la télé / Celui que le vide de la télé n’afflige même plus vu qu’il ne regarde que les films d’animaux et Le Pont de la rivière Kwaï quand il repasse / Celle qui trouve les séries tellement con qu’elle n’en manque pas une pour se reposer dit-elle / Ceux qui voient en les grimaces de Ruquier la préfiguration de l’éternelle médiocrité / Celui que son bonheur rend ses proche heureux / Celle que le bonheur des autres fait resplendir / Ceux qui voient en chaque jour un cadeau même quand ça n’en a pas l’air mémère, etc.

    Image : Philip Seelen  

    (Ces notes ont été jetés dans les marges de Trésor d'amour, le nouveau livre à paraître de Philippe Sollers qui hante Venise et les mânes de Stendhal) 

  • Grande dame de gai savoir

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    Jacqueline de Romilly incarnait l’intelligence du cœur.

    C’est une figure lumineuse de la culture française qui s’est éteinte samedi à Paris en la personne de Jacqueline de Romilly, âgée de 97 ans. Spécialiste de la Grèce antique (et plus particulièrement de Thucydide et du Ve siècle avant Jésus-Christ), elle avait été la première femme à entrer au Collège de France où elle enseigna « la Grèce et la formation de la pensée morale et politique », et deuxième femme (après Marguerite Yourcenar) élue à l’Académie française, en 1988.

    Née à Chartres en 1913, Jacqueline David perdit son père Maxime (jeune philosophe prometteur) au début de 1914 mais vécut, grâce à sa mère, une jeunesse heureuse, « merveille de tendresse et de bonheur ». Sortie de l’Ecole normale supérieure en 1936, nommée professeure à Bordeaux, elle épousa Michel de Romilly en 1940, année où les lois antijuives l’exclurent de l’enseignement, qu’elle retrouva en 1945.

    Dans son livre Pourquoi la Grèce ? (De Fallois, 1992), l’un de ses préférés, Jacqueline de Romilly a expliqué le choix de son premier sujet d’étude, le « miracle grec» marquant la découverte de la liberté, de la douceur, du pardon et de toutes les valeurs « qui rectifient la stricte justice ». Loin de considérer la Grèce «comme un Etat auquel nous devrions revenir» Jacqueline de Romilly s’efforçait de défendre et d’illustrer l’invention de la démocratie et de la liberté vécue à Athènes : « Les Grecs avaient le sens de l’essentiel, autant les philosophes que les poètes ».

    «Ce qui me réjouit le plus, c’est d’acquérir une nouvelle tribune !», m'avait-elle confié avec un clin d’œil au lendemain de son élection à l’Académie française, quelque temps après la parution de L’enseignement en détresse, ouvrage de large audience où elle avait dit son inquiétude de voir l’école se cantonner dans l’utilitarisme à court terme. Loin de prôner l’enseignement des langues anciennes pour tous, Jacqueline de Romilly soulignait cependant leur utilité comme école de rigueur et de meilleur accès à toutes les langues.

    Pratiquant le gai savoir et la vulgarisation au meilleur sens du terme, Jacqueline de Romilly avait en outre touché au roman et consacré plusieurs livre à ses souvenirs et, plus précisément, médité sur le trésor que représente notre mémoire.

    « Certes j’envie les jeunes, me confiait-elle à ce propos ; mais ils n’ont pas tous les privilèges, et ils seront surpris un jour – comme je l’ai été – de découvrir l’amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu’au seuil de la vieillesse »

    Généreuse et optimiste jusqu’en son grand âge, Jacqueline de Romilly reconnaissait que « l’homme n’est pas parfait » tout en pariant qu’il ferait un progrès pour peu «qu’on lui montre et qu’on lui fasse aimer ce qui est beau »…

  • La mère et l'enfant

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    Tout le temps que je peindrai La mère et l’enfant je vivrai dans le silence que j’entends faire parler, non sans raconter chaque instant du tableau à l’aveugle qu’il y a en moi. C’est donc en fermant les yeux que je peindrai ce portrait de Ludmila en Mère à l’enfant et j’avancerai à l’aveugle, comme dans la maison noire de nos enfances, je m’abandonnerai à la main de Celui qui sait les couleurs de l’arc-en-ciel été comment de ces couleurs tirer des bruns qui sont des ors et des lumières tissées de vert et de gris.
    Les yeux de Ludmila ne seront pas visibles en tant que tels, ce seront les yeux de tous les yeux, mais il y aura dans ces yeux ce gris et ce vert bleuté qui échappe à Ludmila comme je sens à l’instant m’échapper les mots d’une autre langue qu’il faudrait, alors même que j’ai commencé de peindre en me rappelant nos deux silences, ce dernier voyage à Den Hagen que nous avons fait, devant ce couple de vieux peint par Rembrandt et qui nous regardaient et que nous regardions en silence.
    Je revois alors l’enfant à l’oiseau. C’est dans la même salle, je crois, que les vieux qui nous regardaient, et que Titus et que des tas d’autres portrait de Rembrandt, juste à l’entrée, que se trouve le petit Titus ébouriffé, devant lequel aussi je suis resté muet. Car le petit Titus ébouriffé m’a rappelé, alors, le grand tableau de l’enfant Ludmila peint le jour par l’ami de sa mère et qu’elle est allée effacer la nuit, le trouvant peu joli, et c’est alors ce que je me dis en silence, parlant à l’aveugle qui est en moi : que ce portrait de Ludmila en mère à l’enfant serait celui que personne jamais ne pourrait effacer, étant en nous et se peignant en silence, que je peindrai le jour et que chacun ira retoucher la nuit pour le faire à sa ressemblance.
    Ce que je fais à l’instant ne m’appartient pas. Signé Rembrandt ne m’en impose aucunement non plus, étant entendu que la vieille et le vieux de Rembrandt résument tous les vieux de la vieille et que ce sont des enfants à l’oiseau sous le regard de l’aveugle qui est en chacun de nous.
    L’idéal serait que je puisse peindre ma Mère à l’enfant, qui sera le portrait des portraits de Ludmila, comme le portrait de l’enfant sera le portrait des portraits de nos deux enfants, sur une Mère à l’enfant idéale résumant toutes celles depuis Lascaux que l’aveugle en nous a peintes sur les murs de sa caverne à décor variable.
    Avant l’irradiante apparition de Ludmila dans le bar de ce soir-là, il y a de cela deux vies d’enfants, je peindrais donc toutes les Ludmila depuis que je l’ai connue et toutes les Ludmila qu’elle m’a racontées d’avant notre rencontre, que je n’ai pas connue mais que j’ai reconnue dans le visage irradiant de la Ludmila ressuscitée de plusieurs morts déjà, reconnaissant en moi le reflet d’un garçon rêvé que j’ai massacré plusieurs fois déjà jusqu’à me trouver ce soir-là, tout con, à lui sourire comme je ne sourirai plus à personne.
    Le début d’un portrait ne peut être qu’un Tohu-Bohu, mais je sais une vieille histoire à dormir debout qui parle d’un atelier plus encore chaotique que le mien ce matin où, taiseux, à l’insu de Ludmila qui roupille dans son recoin, je choisis à l’aveugle les couleurs de cette Mère à l’enfant que je vais concevoir en six jours avant de me reposer dimanche prochain si tout va bien, et la toile que j’ai choisie est elle aussi un Tohu-Bohu sur laquelle, à travers les années, se sont empilés quantité de portraits et de paysages en couches ajoutées, dont les rouges et les verts de nos années ardentes se dorent peu à peu et se mordorent et donneront bien à la fin quelque chose comme un début de monde, comme un jardin que nous aurions parcouru toi et moi sans savoir bien qui tu es et qui je suis, qui nous a fait et comment, qui sera cet enfant qui ronflote dans son couffin, comment encore nous l’avons fait à l’aveugle, sans penser le moins du monde au lendemain, souviens-toi, ce n’est pas le premier soir que nous nous sommes aimés mais ça devait se faire dans les six jours ou peut-être un dimanche, c’était pour ainsi dire écrit nous disions-nous dans cette immense et vaine innocence du couple inaugural se livrant nu à l’initial Désir, et ce matin mes pinceaux se mélangent et délirent, je ne vois rien mais la lumière affleure le chaos et des formes se lèvent, dans la nuit remuent les animaux et les matinaux, Ludmila et le jour se lèvent, au commencement était le silence et le silence parlait…

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit à paraître)

  • Ceux qui traînent la patte

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    Celui que le culte du bien-être fait gerber / Celle qui se contente de soins à domicile / Ceux qui sont trop jeunes pour gérer le stress de Maman / Celui qui a mal partout et s’en fout / Celle qui draine ses humeurs en lisant Scoop d’Evelyn Waugh / Ceux qui ne se font pas à l’idée d’être amputés avant Nouvel-An / Celui qui se dit qu’après tout les apôtres aussi faisaient du jogging sans le savoir / Celui qui se rêve une autre vie à Florence au Quattrocento mais si possible dans une famille d’artistes et si possible épargné par la peste enfin si ce n’est pas trop demander / Celui qui estime que la vraie modernité diffuse une lumière à la Rembrandt / Celle qui en a chié le plus en écrivant son livre le plus drôle / Ceux qui écrivent des poèmes « sur » la nature sans savoir distinguer un tremble d’un charme / Celui qui descend régulièrement à Venise juste pour voir deux trois tableaux au Musée Correr / Celle qui développe une vision panoptique du monde mondialisé qu’elle observe sur Facebook du rebord de son canapé de cuir de Russie et tout en sifflant des Limoncelli / Ceux dont la fureur d’acheter évoque une façon de pillage / Celui que retient la lecture des vieux murs y compris celle des vieilles usines / Celle qui ouvre les coffres de sa mère pour en humer l’odeur de jamais plus / Ceux qui parlent de Dieu et de sexualité sur le même ton de confidence décontractée somme toute assez dégoûtante / Celui qui se rince l’œil dans l’eau du bidet comme c’est la mode il paraît / Celle qui lit le dernier d’Ormesson dans son bain et tombe sur cette phrase comme quoi « le premier personnage du roman de l’univers fait son entrée assez tard : c’est la vie », puis constate que l’eau a vachement refroidi donc elle rajoute du chaud en se disant in petto qu’elle n’avait jamais pensé que la vie fût venue si tard alors qu’elle-même n’était pas née / Ceux qui sont venus à la psychanalyse comme d’autres à la chasteté / Celui qui se dit dans le vent comme le dirait une feuille morte / Celle qui boite pour se faire remarquer des fumeurs de cigarillos / Ceux qui fument ensemble sur le trottoir avec l’air de conspirer, etc.
    Image : Philip Seelen.

  • L'Enfant prodigue


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    Le jardin suspendu

    Ce que je vois d’abord est un jardin, et cette maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve?

    Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, et il est probable que ce soit bel et bien le premier souvenir réel qui m’est revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là et qui aurait filtré dans le rêve, peu importe à vrai dire, sauf que le jardin sous l’eau relèverait alors d’une vision plus ancienne, je le comprends maintenant.

    J’aurai donc anticipé: avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…

    C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incertitude dans cette première remémoration, mais ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin me suffiront pour fixer les premiers éléments d’un récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision: les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.

    Et chaque détail en appelle un autre: tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent: on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.

    Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.

    Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.

    Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant: cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il: moi? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.

    Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela a-t-il vraiment commencé?

    Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses? Mon besoin de tout réparer? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent: peut-être une conscience? Une première intuition personnelle? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement: de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans? Que sais-je?

    Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère?

    Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.

    On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.

    Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de halos de réverbères, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.

    En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.

    Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.

    Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.

    C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire: vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba-Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus: plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.

    C’est comme ça qu’il me raconte, dans le noir, l’histoire des deux Ivan, le petit et le grand, deux frères comme nous, le petit qui rêve et le grand qui vole.

    Le petit Ivan vient de s’endormir quand il voit le grand Ivan, appuyé à un rayon de lune, qui lui propose de l’emmener sur l’île où tout est possible, et tout aussitôt le petit Ivan, qui a répondu oui-da, se sent emporté dans les airs par le grand Ivan qui lui recommande de s’accrocher. Sur l’île où tout est possible, les deux premiers défis sont relevés par le grand Ivan, qui allume un feu pour y brûler son ombre avant d’y griller trois poissons qu’il n’a pas pêchés. Mais tout se gâte ensuite lorsque le petit Ivan prétend qu’il voit toujours l’ombre du grand Ivan et que les poissons n’y sont pas, sur quoi la pluie s’abat sur le feu du grand Ivan tandis que le petit Ivan, qui a sorti sa flûte de jonc, en joue pour faire cesser la tempête, au dam de son frère qui défie alors Baba-Yaga, surgie de son ombre, de montrer au petit Ivan de quel bois elle se chauffe. Baba-Yaga se chauffe au bois de mon grand frère, mais un jour mes larmes me sauveront la mise comme elles sauvent la vue de Michel Strogoff avec lequel je reviendrai en Russie bien plus tard.

    A chaque aube me revient, du fond du corps, cette angoisse irrépressible qui est peut-être une affaire d’âge, et qui se dissipe avec le premier café en réactivant alors, étrangement, de très anciennes hantises de cataplasmes et de ventouses administrés à l’enfant cloué à plat ventre.

    Comment a-t-on pu vivre dans ce tout petit corps de mollusque, et supporter tant de tribulations, et s’en relever si crânement? Mais avant: comment est-on sorti de l’eau de la nuit sans crever de cet effroi? Et ensuite, comment a-t-on franchi l’escalier de pierre séparant le dedans de la maison du dehors sans tomber dans le vide qu’on imaginait?

    A mesure que l’angoisse du fond du corps me surprend à chaque aube de plus, s’aiguise l’épée du mot qui me défendra des poignards du souvenir, et je ne parle pas que du souvenir des maux de la première heure qu’évoque l’expression faire ses dents, mais de tout ce qui fait cette planète de douleurs où cataplasmes et ventouses vont de pair avec soif d’enfer ou faim de lait, canicules de fièvre ou frissons glacés des épidémies familiales ou mondiales; puis le café de l’aube me ramène à l’apaisante onction des mains de mères ou de tantes, aux matinées des petites convalescences.

    Le mot CLAIRIÈRE me vient alors, avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait que matérialiseront les biscottes et la tisane du rescapé.

    La neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit, mais à présent il est temps de ne plus subir à plat ventre les cataplasmes et les ventouses: c’est l’heure de se lever dans le parc à barreaux de bois que ma grande sœur vient de quitter en se dandinant comme une canette pour se diriger toute seule vers l’autre monde que désigne le mot dehors; c’est l’heure de se mettre à tomber.

    Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer à tout moment partout où on est correspond à ce que désigne le mot CORPS, qui ne sera d’ailleurs jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme, tout enfant, lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc à barreaux, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les étiquettes des objets, et ces lettres accolées forment des mots comme Le Rêve et ces mots sont déjà des sortes de choses.

    Qu’est-ce que CELA? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme: mais qu’est-ce diable que cela? Où s’arrête mon corps? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la verte eau de Cologne 4711.

    Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT qui désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio toujours malcontent. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La terrible voix. Le père sévère, ou pas. L’attentionné pépère, ou pas. La petite voix ou le tonnerre. La petite voix plus intime à toi-même que toi ou le Jupiter tonnant, le Yaweh des nuées. Le Juge Suprême. Celui qui nous attend LÀ-HAUT.

    Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.

    Ce matin je me rappelle la fois où nous avions joué au jeu de l’Aveugle, et me voici rejoindre imaginairement le dehors sans quitter le dedans, en jetant des passerelles au-dessus des abîmes du temps.

    Ainsi nous étions-nous trouvés ce jour-là tous les quatre à ne pas savoir que faire, sans envie de nous cacher une fois de plus ou de cacher un objet une fois de plus, si bien que nous avions inventé ce jeu de l’Aveugle qui consiste à faire la nuit complète dans la maison, puis à s’y perdre, à s’y retrouver à tâtons, à ne plus trop savoir si l’on est encore dedans ou dehors, alors même que nos père et mère, absents en cette fin d’après-midi de dimanche d’hiver, ont fermé à double tour la porte d’entrée et celle aussi de la cave où nous risquerions de tomber.

    La révélation de ce que c’est qu’un mur et qu’il cogne, la solidité des objets aux angles vifs sur lesquels on se dilacère si l’on n’y prend garde, la conscience soudaine que tout dans le noir devient gueule du loup où c’est soi-même qui se jette sans faire gaffe, et c’est un gouffre dans le gouffre, les pans de murs que je palpe, le couloir qui s’esquive Dieu sait où, tout à coup cette main perdue qui touche une jambe nue, partout les membres épars d’un corps coupé en morceaux dont j’apprendrai bien plus tard qu’il a été jeté au Nil et n’est autre que celui d’Osiris, tout ça ne fera fête qu’avec des cris de fous.

    Ils ont fait les fous, constatera la mère en rétablissant, la première, la lumière sur le champ de bataille, mais le souvenir de la fête est si fort qu’on n’aura de cesse de recommencer le jeu de l’Aveugle afin d’établir (on ne s’en doute pas mais c’est bien de ça qu’il doit s’agir) la cartographie de son corps et du corps du monde...

     (Ce texte constitue le début de L'Enfant prodigue, récit à paraître le 21 janvier 2011 aux édition d'autre part, dans une nouvelle collection Passe-Muraille.)

    Image de couverture: Philip Seelen

    Portrait de JLK: Augustin Rebetez.

     

     

  • Dürrenmatt imagier

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    ALBUM. Le génie du dramaturge débordait dans ses visions de dessinateur et de peintre
    S’il se défendait d’être un peintre, argüant que, techniquement, il peignait « comme un enfant », Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) n’en a pas moins accompli une œuvre picturale hors du commun, qui nous intéresse autant pour ce que ses figures « disent » en écho aux pièces de théâtre, aux romans et récits ou aux essais du grand écrivain, que par leur propre langage plastique, d’un « enfant » décidément génial. Qu’il s’agisse de ses dessins à la plume aux motifs obsessionnels (avec le Minotaure et autres thèmes mythologiques), de ses crucifixions, de ses visions cosmico-apocalyptiques, de scènes expressionnistes de la comédie sociale (la fameuse représentation du suicide collectif des banquiers fédéraux, ou ses caricatures au vitriol de critiques et autres pontifes), cette œuvre est déjà connue dans les grandes largeurs, qui a fait l’objet de maintes expositions et autres publications.
    A celles-ci, en marge d’une nouvelle présentation au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, s’ajoute un superbe album paraissant dans la collection dirigée par Frédéric Pajak à l’enseigne des Cahiers dessinés, préfacé par l’écrivain et historien de l’art paul Nizon et contenant, en outre, divers textes très intéressants du grand « Fritz ». A découvrir surtout: tout un pan jusque-là méconnu de l’activité picturale de l’écrivain (bon) père de famille qui réalisa, dans les années 50, pour ses trois enfants, deux formidables livres d’images jamais publiés et que Valère Bertrand n’hésite pas à qualifier de «chefs-d’œuvre ». De couleurs très vives en à–plats de gouache, avec des scènes fantastiques rappelant à la fois l’univers des contes et celui d’un certain... Dürrenmatt, avec diables rouges et chevaliers-libellules, voyages interstellaires et sous-marin vert, le premier rappelle le graphisme de Babar en dix fois plus fou, tandis que le second, au crayon de couleurs, transporte le petit lecteur dans une Afrique-Amérique mêlant tigres et Indiens, géants et poupons asiates.
    Dans sa préface à Dürrenmatt dessine, Paul Nizon insiste sur le fait que l’écrivain n’a rien d’un « peintre du dimanche », invoquant ses parentés avec les expressionnistes Grosz ou Ensor, notamment, et le qualifiant de « franc-tireur démoniaque ». Pour sa part, analysant la genèse et le développement de ses représentations bibliques ou mythologiques, Dürrenmatt lui-même les inscrit dans une « pensée dramaturgique » en phase avec son travail de conteur ou d’auteur de théâtre. Autant dire que la plume qui dessine ne fait que poursuivre, en cauchemars éveillés, la quête de l’écrivain visionnaire.
    Dürrenmatt dessine. Préface de Paul Nizon. Textes de Friedrich Dürrenmatt et Valère Bertrand. Buchet-Chastel, Les Cahiers dessinés/Centre Dürrenmatt, 170p.

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  • Soljenitsyne providentiel

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    En mémoire du grand écrivain russe, né le 11décembre 1918. 

    Le combat biblique de David contre Goliath revient à l’esprit à l’instant de se rappeler la destinée historique providentielle, à la fois politique et littéraire, d’Alexandre Soljenitsyne. Nul écrivain du XXe siècle n’a été plus engagé, corps et âme. Nul n’a montré plus de courage et d’énergie, dans sa vie et par son œuvre. Contre le pouvoir totalitaire de Staline, qui l’envoya au bagne. Contre l’Etat soviétique et ses chiens de garde, ministres ou plumitifs. Contre les « pluralistes » occidentaux après son exil de 1974. Au fil d’une œuvre en continuelle expansion, brassant la langue et la revivifiant (on sait qu’il l'a renouvelée par un dictionnaire de son cru !) tout en menant ses campagnes de résistant, l’écrivain, conteur plein d’humanité et poète en prose de grand souffle, fit à la fois figure de chef de guerre et de prophète.

    Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur marqué au feu de la guerre et du goulag, du cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt diffusé dans le monde entier), confronté au déchaînement des larbins de tous les pouvoirs. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La Ferme de Matriona, Le Pavillon des cancéreux, Le Premier Cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale, à valeur de mémorial anthropologique, de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage d’anciens détenus. En 1967, le Nobel soviétique de littérature Mikhaïl Cholokhov déclarait: « Il faut interdire Soljénitsyne de plume». Un an plus tard, l’indomptable auteur fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljenitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février de cette année et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont avec sa femme Alia et ses quatre fils. Les premières apparitions de Soljenitsyne se sont gravées dans nos mémoires par sa formidable, lumineuse présence, plus rayonnante encore dans l’émission que lui consacra Bernard Pivot en 1993. David à stature de Goliath…

    Soljenitsyne.jpgS'il faut rappeler ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljenitsyne a trop souvent été réduite, dès son exil, à celle d’une espèce d’ayatollah nationaliste, voire fascisant (sa défense malencontreuse du Chili de Pinochet), vitupérant le laxisme occidental. Dès son arrivée à Zurich, le personnage divisa. Ses propos peu amènes sur les accords d’Helsinki, plus tard son pamphlet contre Nos pluralistes, jetèrent les premiers froids. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».
    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit à la lecture de l’extraordinaire « roman » autobiographique à épisodes constituant une partie de son œuvre. A côté de l’immense fresque historique à plusieurs « Nœuds» de La Roue rouge, sondant les tenants et les aboutissants de la guerre et de la Révolution, Soljenitsyne a raconté avec Le chêne et le veau, puis dans ses récentes Esquisses d’exil, un demi-siècle de combats contre la vilenie des chacals soviétiques, puis, aux Etats-Unis, des faiseurs de scandales ou de procès juteux, de tel maniaque publiant des montages pornographiques à son effigie à tel reporter « inventant » une interview, jusqu’aux calomnies répandues sur l’usage de son Fonds d’aide aux familles d’anciens détenus, entièrement financé par les droits mondiaux de L’Archipel du Goulag et toujours alimenté dans la Russie actuelle...
    Soljenitsyne8.JPGA la fois « David » à la minuscule écriture (pratique de l’ancien proscrit), témoins des « invisibles », qui lui étaient si chers et revivent dans ses livres autant qu’ils lui firent fête à son retour de 1994, et Goliath tenant tête à Eltsine avant de recevoir Poutine pour lui conseiller quelques réformes, le vieux maître s’est éteint dans sa chère Russie dont il craignait la mort de l’âme (La Russie sous l’éboulement), qu’il aura conjurée, après Tolstoï et Dostoïevski, avec quelle furieuse ferveur.

    Par le seul pouvoir des mots, Soljenitsyne a vaincu les tanks

    Soljenitsyne2.jpgAlexandre Soljenitsyne, plus qu’aucun écrivain « engagé » du XXe siècle, restera dans l’Histoire comme l’incarnation du pouvoir de la littérature. Après qu’il eut autorisé en 1974, au risque de sa vie, la publication de L’Archipel du Goulag en Occident, l’auteur de cette inoubliable traversée du monde concentrationnaire soviétique insista sur le fait qu’il s’agissait là d’une « enquête littéraire » et non d’un rapport scientifique. Le succès public immédiat de l’ouvrage ne s’explique pas par son contenu idéologique mais par l’extraordinaire vitalité du tableau qu’il brosse à partir des milliers de témoignages recueillis, que l’écrivain ressuscite à travers leurs mots. Ceux-ci ne se bornent pas à un « message ». Ils incarnent autant de ces vies « invisibles » dont Soljenitsyne s’est fait le témoin tantôt en verve et tantôt en rage. L’Archipel du Goulag ne se borne pas à une « dénonciation », comme tant de textes de dissidents : c’est une polyphonie vocale, au même titre que Souvenirs de la maison des morts, où Dostoïevski décrit le bagne de Sibérie où il passa cinq ans, ou que le Voyage à Sakkhaline de Tchékhov. Le pouvoir des mots, dans ces trois textes essentiels, ne se borne pas à la dimension politique ou morale : ils suent la vie, la détresse, le mélange de courage et d’abjection qui s’observe dans l’archipel des douleurs, les cris et les psaumes. 

    En exilant Soljenitsyne et en le privant de sa citoyenneté, les autorités soviétiques l’ont honoré d’une certaine façon : c’était reconnaître le pouvoir de ses mots, qui survivent aujourd’hui à l’empire éclaté, comme ils survivront à l’écrivain. Les mots d’Ivan Denissovitch. Les mots de Matriona. Non tant les mots unidimensionnels du prophète nationaliste ou du prêcheur, mais les mots puisés dans le vivier de la condition humaine, les mots cueillis au dernier souffle des humiliés et des offensés, les mots de la ressemblance humaine dont tous entendent la musique… 

  • Ceux qui lisent entre les signes

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    Au Père Claude et au Frère Maximilien-Marie du Sacré-Coeur, chrétiens de gauche et de droite comme deux ânes aux yeux bons...
    Celui qui se tait devant le genévrier / Celle dont le radar intime signale à tout coup la fausse humilité / Ceux qui voient des humbles mêmes chez les reines et les rois / Celui qui est sensible à l’aristocratie naturelle transgenre et transclasse / Celle qui découvrant le genévrier a découvert la solitude et l’abandon / Ceux qui ont l’orgueil du misérable / Celui qui pousse l’approfondissement herméneutique jusqu’au bord du gouffre des mots et des sons / Celle qui sent Dieu tourner son regard vers le vide de sa nudité / Ceux qui se revêtent de la Parole pour aller aux Bal des Âmes Débutantes / Celui qui psalmodie (Psaumes, 130, 6) dans la neige de la station chic : « De veille en veille, de matin en matin / Mon âme espère en mon Seigneur » / Celle qui a chu du parler en la Parole sous le nom d’Emily Dickinson toujours chuchoté par le Dictionnaire / Ceux qui savent la défaite des philosophes devant l’Ecriture tout en continuant de rencontrer ceux-là dans les bars le soir / Celui qui sait que l’Ecriture voit, sans en faire un plat / Celle qui se tient pour rien et ne se vexe pas moins pour des riens / Ceux qui estiment que le sexe n’a de sens que secret / Celui dont le sperme grouille comme le peuple chinois / Celle que mouille une humeur qu’elle croit divine sans en être sûre et ce n’est pas le Vatican qui va l’éclairer poil au nez / Ceux qui vendent leur corps aux riches sans ignorer qui est vraiment pauvre / Celui qui a aimé Jeanne Duval / Celle qui a aimé son frère Hervé au chapeau rouge / Ceux qui voient un Signe dans le désordre du monde qu’ils préfèrent à la prétendue Harmonie des Sphères genre Nouvel Âge et autres billevesées / Celui que la prétendue morale a rendu méchant / Celle que sa prétendu vertu a rendu laide / Ceux qui trônent sur leurs prétendus mérites / Celui qui fonce sur son âne au milieu des Kawas en panne / Celle qui psalmodie (Psaume, 77, 3) au milieu des gémissements du Gang Bang allemand : « Pour moi c’est le temps de l’angoisse / Je cherche le Seigneur » / Celui qui marche en silence vers son Orient cosmique (Coran, 24, 35) en psalmodiant intérieurement « Dieu est la lumière des cieux et de la terre » / Celui qui écrit sous le nom transitoire de Guido Ceronetti que les textes lui ont « pris beaucoup de vie » et lui « en ont donné beaucoup » / Celle qui chante « il pleut bergère » avec la limpidité cristalline de la merlette seulette à l’aube bluette / Ceux qui remercient Dieu (locution poulaire) d’être ce qu’ils sont, à savoir vraiment pas grand-chose mais quand même pas tout à fait rien, etc.
    Image : JLK

  • Soljénitsyne le patriarche

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    À propos d'Exercices d'exil.

    La vie et l’œuvre d’Alexandre Soljénitsyne (né en 1918) se résument en un double combat : donner voix aux victimes du goulag et démêler les tenants et aboutissants de la révolution russe. Nul écrivain du XXe siècle n’a joué un tel rôle, à la fois éthique et historique. Nul n’a été plus conspué, tant en Russie qu’en Occident. Après Le chêne et le veau (Seuil, 1976) et Le grain tombé entre les meules (Fayard, 1998), le grand écrivain (prix Nobel de littérature 1972) raconte, dans ce troisième volume de son autobiographie littéraire, son exil américain, un voyage en Extrême-Orient et son retour en Russie au printemps 1994.

    C’est entendu : Soljénitsyne n’est pas très « tendance ». Pas vraiment « pluraliste », ce croyant orthodoxe s’affirmant clairement patriote russe. Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur de la parole et de la pensée trempé au fer du combat contre le stalinisme en ses jeunes années, marqué au feu de la guerre et du goulag, avant d’affronter le cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt répercuté dans le monde entier), le déchaînement des chiens de garde du régime. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La maison de Matriona, Le pavillon des cancéreux, Le premier cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage reçus d’anciens détenus. En 1967, le Nobel Cholokhov déclare : « Il faut interdire Soljénitsyne de plume ». Un an plus tard, il fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljénitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février 1974 et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont, aux Etats-Unis, avec sa femme Alia et ses quatre fils.

    Si nous rappelons ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljénitsyne est trop souvent réduite à celle d’une espèce d’ ayatollah hyper-nationaliste, voire fascisant, antisémite de surcroît. Dès ses premières apparitions publiques en Occident, le personnage, absolument entier, divisa. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».

    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, et s’y vouant avec une incroyable énergie, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit dès le premier long chapitre d’Esquisses d’exils, intitulé La douleur russe et détaillant les tribulations de l’exilé de plus en plus déçu par ses pairs de l’émigration, dont il brosse un tableau tantôt féroce (un Siniavski est sa bête noire, et ne parlons pas des « marioles » de la dernière émigration, style Limonov…) ou plus douloureux quand il s’agit d’un Sakharov. Seuls les écrivains de la terre russe, de Choukchine à Raspoutine, trouvent finalement grâce aux yeux de l’ermite du Vermont, qui n’en ressent que plus douloureusement sa situation de personne déplacée.

    Si « déplacé », le naïf croisé imbu de sa bonne foi, qu’il sera souvent démuni devant les extravagantes attaques, dans les médias et jusque devant les tribunaux, qu’il va subir de la part de journalistes, de biographes en mal de scandale, d’écrivains et autres plaideurs dont le seul but semble de se faire de l’argent en l’attaquant, avec l’aide complaisante d’avocats intéressés. D’une première épouse en mal de vengeance, à tel maniaque de la procédure qui publie des montages pornographiques à son effigie, en passant par l’éditrice-pirate et le reporter « inventant » une interview : tout est bon, jusqu’aux vilenies répandues sur l’usage du Fonds d’aide aux prisonniers, entièrement financé par les droits mondiaux de l’Archipel…


    Dans un triste entretien récent du magazine Lire, Alexandre Zinoviev conspue Soljénitsyne en lui déniant même la qualité d’écrivain. Or c’est en écrivain, justement, en chroniqueur passionné rompu à l’art du portrait que Soljénitsyne nous captive au fil de ces Esquisses d’exil où nous le voyons snober Reagan (qu’il estime un peu trop à notre goût) ou rappeler à Jean Paul II les torts du Vatican envers ses compatriotes, gourmander Boris Eltsine pour ses errances de moins en moins admissibles, faire l’éloge de la vie intime et retirée ou juger une fois de plus l’Occident et, revenu en Russie, déplorer la désastreuse évolution des choses. Seul contre tous, mais sûr d’être en phase avec le bon peuple candide de la vieille Russie éternelle…

    Voyageant au Japon puis en Corée ou remerciant ses hôtes de Cavendish, racontant son roman en chantier ou les premières expériences de ses fistons, visitant l’Autriche ou retrouvant Paris comme une « seconde patrie », Alexandre Soljénitsyne a cœur de tout noter avec le même sérieux qu’il met à remercier le Seigneur de la mission à lui confiée. Formidable lecture, même si le cher patriarche nous donne parfois envie de cligner de l’œil ou même de lui tirer la langue… Mais quel bonhomme, quelle destinée, quel honneur pour la littérature !

    Alexandre Soljénitsyne. Esquisses d’exil. Le grain tombé entre les meules II (1979-1994). Traduit du russe par Françoise Lesourd. Fayard, 702p.

  • Le poète et l'artiste

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    Le livre d’artiste en ses échappées. Une monumentale anthologie, richement illustrée et documentée, recense un genre mal défini mais qui fut très vivant en Suisse romande.


    Un extraordinaire objet, marquant la fusion d’un poème solaire fulgurant et d’une peinture de deux mètres de haut, vit le jour en 1913 après la rencontre, à Paris, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay. Cette création mythique de la Prose du Transsibérien, figurant le «premier livre simultané » et qui suscita polémique et sarcasmes à sa parution, apparaît aujourd’hui comme un exemple idéal du «livre d’artiste», même s’il n’a pas été conçu comme tel. Du moins sa tentative d’établir de multiples échos entre mots et couleurs, formes et sons (un tel « livre » devait être lu à haute voix sur les toits…), et sa conception éditoriale, artisanale et marginale, en font-elles un objet «libéré» des contraintes et des catégories ordinaires.

    Cette notion de « liberté » est évidemment relative, s’agissant d’un genre où les modes et l’argent ont joué un rôle non négligeable, mais c’est pourtant elle qui est revendiquée pour le titre du Livre libre, aussi improbable que sont variées les définitions du « livre d’artiste », par les initiateurs de cet énorme ouvrage (390 pages très richement illustrées, pesant près de 3 kilos…) qui recense les multiples aspects et avatars du livre d’artiste, de 1883 à 2010.

    Trésors de l’édition romande
    La mémoire défaillante des temps qui courent fait que, trop souvent, l’on oublie que notre pays, dès la Réforme mais plus encore au XVIIIe et au XXe siècle, fut un foyer d’édition de rayonnement européen. Avec des éditeurs « esthètes » de la qualité d’un Skira ou d’un Mermod, entre autres, l’édition d’art, en phase avec une tradition vivace de collectionneurs fortunés, mais aussi avec une longue généalogie d’imprimeurs et de typographes, a nourri un terreau richissime où le livre d’artiste allait en somme de soi. Mais libre ?

    Entre « initiés » et sauvages
    Frédéric Pajak, fils d’artiste et écrivain, inventeur d’un nouveau genre de littérature (entre essais et bios illustrées), a découvert avec son père, à quinze ans, à Saint-Prex, ce qu’était un atelier vivant où des graveurs et des poètes dialoguaient. Plus tard, Jacques Chessex, avec Pietro Sarto, « vivra» le livre d’artiste. D’une autre façon, Charles-Albert Cingria composa des textes à partir de dessins d’Auberjonois, et Géa Augsbourg, dont nous découvrons ici d’intéressantes vignettes érotiques, enlumina les textes de Cingria de façon incomparable.
    Soutter75.jpgOr ce qui émerveille ici, à l’écart de toutes les définitions, est qu’Yves Peyré, spécialiste du livre d’artistes français, rende hommage à Louis Soutter, génial artiste « maudit » en nos murs et qui accomplit tout seul son « livre d’artiste » - plus libre tu meurs…
    Ainsi que le précise Frédéric Pajak en introduction, cette anthologie est offerte à la mémoire de Bernard Blatter, ancien directeur du Musée Jenisch, qui fut lui aussi un passeur entre les arts. Avec son franc-parler, Pajak rappelle bien le côté « élitaire », voire chichiteux du livre d’artiste, vache à lait de pas mal de poètes-artistes. Dans la foulée, et malgré le travail appréciable de l’association Art & Fiction, à Lausanne, on notera la dégringolade inventive du livre en ses occurrences actuelles, à quelques exceptions près. À croire que le livre d’artiste reste à libérer…

    Le Livre libre. Essai sur le livre d’artiste. Textes de Frédéric Pajak, Paul Nizon, Rainer Michael Mason, Françoise Jaunin, Le Corbusier, Yves Peyré, Dominique Radrizzani, Walter Tschopp, etc.

    Editions Buchet- Chastel, coll. Les Cahiers dessinés, 390p. 2010.

  • Ceux qui généralisent

     

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    Celui qui trouve que les jeunes n’ont point d’idéal point barre / Celle qui estime que les vieux n’y comprennent plus rien / Ceux qui ont toujours trouvé des boucs émissaires pour se débarrasser de leurs problèmes / Celui qui conclut à la décadence de la civilisation virile / Celle qui positive pour ne pas se liquéfier comme une boue / Ceux qui affirment que tous les pédés sont des coiffeurs / Celui que l’esprit sécuritaire a transformé en vigile du quartier des Seniors / Celle qui n’était pas à la manif mais qui estime que les voyous c’est les voyous / Ceux qui de toute façon se foutent de tout ce qui n’est pas l’état des pistes de snowboard / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère souffrir que se faire chier dans le positivisme punitif de la social-démocratie ambiante / Celui que son propre romantisme fait sourire mais qui n’en démord pas plus que de sa tendance à se laisser pousser les cheveux style Musset ou Neil Young / Celle qui préfère le Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche / Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Cherpillod l'insoumis


    « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait à peu près le sage et fol Héraclite, et c'est ce que je me suis rapelé en lisant le dernier livre du fol et sage Gaston Cherpillod qui, depuis plus de trois décennies, raconte apparemment la même histoire sans se répéter pour autant, en tout cas pour ce qui touche à l'essentiel de son art, qui est d'un styliste, et de sa façon de résister au courant dominant, qui est d'un rebelle et d'un moraliste.
    L'histoire de Cherpillod a cristallisé dans quelques livres substantiels et mémorables, du Chêne brûlé (1969) au Collier de Schanz (1975), en passant par le pamphlet de Promotion Staline (1972), mais tous ses autres écrits, contes ou récits, tels Alma Mater (1971), Le gour noir (1972), La bouche d'ombre (1977) ou Le cloche de minuit (1998), entre dix autres, un peu de théâtre et quelques pointes de poésie (les sonnets épatants d ' Idées et formes fixes, datant de 2001) déploient une espèce de haute lice narrative lyrico-polémique tissée des faits et gestes de ce fils du peuple poussé en graine d'intello à l'adolescence, qui prit naturellement le parti des floués pour être non moins normalement sacqué de l'enseignement à l'époque où le rouge détonait sur le gris du radicalisme vaudois, avant de perdre une illusion (politique) après l'autre (religieuse), non pour finir nihiliste ou cynique mais par fidélité à une vraie vieille foi en la justice et l'amour que le fleuve des mots a portée tout ce temps.
    Car Cherpillod, qui se rêva parfois ébéniste, est devenu écrivain libre et à vie, « réincarnation plébéienne et vaudoise du compositeur provençal de rimes farouches » Bertrand de Born, plutôt artisan d'atelier qu'artiste de salon et, crânement soutenu par Madame, gagnant par mois et par choix « ce dont se contente un loufiat tunisien afin de ne pas jeûner au-delà du ramadan », sans se comparer d'ailleurs à l'exploité susnommé qui, ajoute-t-il, « mériterait plus que moi un meilleur salaire, cet autre cocu ». Au demeurant le scribe têtu s'est moqué pas mal de « réussir » à l'instar de certaine grenouille d'encrier locale: « Gagner, perdre, ha, pauvres verbes qui agitez vos guenilles devant mes semblables, assotis, je vous balance: hors du lexique, vésanies !»
    Hérétique à force de non consentement, et passant d'un exil intérieur à l'autre (escholier pauvre chez les fils de « milieu aisé », puis dissonant chez les prolétaires, déçu de la révolution avant de le devenir de mai 68 et de l'écologie empantouflée), Gaston Cherpillod s'est pourtant tenu vif au fil d'une langue qui est à la fois une constante tension d'émotion et une pensée, un ordre incessamment bousculé par le rythme et la mélodie, un joyeux combat de subjonctifs aristocratiques et de vannes plébéiennes, de chantournures tarabiscotées et de coups de gueule, comme au « garçon imbattu aux billes » les mômes lancent: « On te la cassera, tu as frouillé, Cacamo !»
    Sa langue est un poème. Audiberti reconnaissait à l'écrivain de trempe une sorte de droit de cuissage sur le verbe, et Cherpillod ne s'en prive pas, de plus en plus vert à cet égard, pas encore autant que Chappaz son aîné de dix ans mais il rajeunira sans doute quand il aura dépouillé le rouscaillant vioque qui le crispe parfois, jusqu'à l'aigreur.
    Sa poésie l'y aidera, et son âpre fonds paléochrétien de compassion non paroissiale qui le fait engueuler l'ouvrier votant libéral avec autant de cœur qu'il vient à la rescousse de la réfugiée serbe kidnappée légalement et foutue à la porte, lui chantonnant « c'est pas grave » avant de se soumettre à l ' « ignominie députassière ».
    « La sécurité règne dans les lettres, écrit encore le cher emmerdeur, l'ordre symbolique y est maintenu par une police de gazetiers dont le visa de censure qu'ils accordent à l'auteur de livres sans contenu et sans forme exalte le sentiment de la mission. » Est-ce à dire que je me  priverai de compromettre cette âme pure en célébrant et la forme et le contenu de sa prose ? Permission de ne pas obtempérer !
    Gaston Cherpillod. Contredits. L'Age d'Homme, 108 pp.

  • Le verbe de Bouvier magnifié

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    Tonique et inventive, l’adaptation de L’Usage du monde à La passerelle, par Dorian Rossel, fait merveille.

    Malgré la rumeur enthousiaste qui s’est répandue dès le lendemain de la première de ce spectacle, c’est avec une pointe de réserve sceptique que je suis allé y assister en fin de semaine passée. Ma double crainte, liée à l’utilisation théâtrale « opportuniste » d’un texte littéraire adulé, ou à une  illustration scénique redondante, a cependant volé en éclats dès les premières séquences, balkaniques, de cette réalisation évitant immédiatement l’illustration folklorique flatteuse qu’aurait pu être la citation de chants ou de musiques tsiganes.

    Le lecteur de L’Usage du monde sait l’importance de la musique de chaque région traversée dans le grappillage de Nicolas Bouvier et de son compère peintre Thierry Vernet. Or, le choix délibéré de Dorian Rossel, en phase avec ses camarades comédiens (Rodolphe Dekowski, Karim Kadjar et Delphone Lanza) et musiciens (Anne Gillot et Jérôme Ogier), d’éviter l’allusion musicale directe, autant que les clichés «ethnos» pour la partie visuelle, est l’une des composantes fortes de cette réalisation éminemment musicale au demeurant.

    Pour qui ne connaît pas L’Usage du monde, le premier mérite du découpage scénique du récit est de faire sonner son verbe formidablement expressif et suggestif, sensuel et faisant appel à tous les sens.

    Dans une scénographie ingénieuse et efficace (Sibylle Kössler) jouant sur un système de plateaux de tables qui deviennent dunes ou fossés, routes ou rochers selon les lieux, avec un beau travail aussi sur la lumière (Claude Burgdorfer), les acteurs se partagent et vivent le récit comme une partition éclatée mais intelligible, qui restitue parfaitement les intensités alternées du récit dans le temps et dans l’espace, évoquant aussi un montage de cinéma.

    Routes et déroutes, découvertes et rencontres, fatigues et tribulations composent ainsi une sorte de rhapsodie ponctuée de moments hautement poétiques et  qui aboutit, le temps d’une panne au milieu de nulle part, à un concert saisissant...

    Théâtre de Vidy, La Passerelle, jusqu’au 16 décembre. En principe complet, avec liste d’attente. Reprise du 8 au 13 mars 2011 à la Salle Apothéloz.  

  • Edvard Munch, drame pictural

    Sur le film de Peter Watkins

    Bergman parle d’un « travail de génie » à propos du film que Peter Watkins à consacré à Edvard Munch, et c’est vrai qu’il est peu d’approches de peintres aussi sensibles, au cinéma, aussi riches d’observations sur tout ce qui a fait d’un grand artiste ce qu’il est, en parlant si peu d’art et de métier, plutôt en nous immergeant dans un univers familial et social dont les tensions fondamentales vont se retrouver dans les hantises, les thèmes et les motifs, les couleurs du peintre. C’est le jeune homme au visage solide et doux, le garçon silencieux, fragile et fort à la fois, qu’on rencontre ici dans sa famille tôt endeuillée par la mort de la mère tuberculeuse, dominée par un père médecin moralisant auquel Edvard ne tarde à s’opposer, attiré par la bohême anarchisante de la ville, sur fond de pauvreté forçant encore bien des enfants à travailler plus de dix heures par jour. Bientôt aussi, le grand-père va sombrer dans la folie, que le jeune homme a commencé de dessiner, comme il le fait de ceux qui l’entourent, ou des paysages et plus précisément de sa jeune sœur dont il va travailler longtemps la figure aboutissant à cette merveille qu’est L’enfant malade, datant de 1885-1886.
    C’est un film qui nuance admirablement l’aura de chaque personne, à partir d’un récit qui doit beaucoup aux carnets d’Edvard, lequel y parlait de lui-même comme d’un personnage de roman, sous trois noms différents. On y voit le cercle un peu étouffant de la famille, dole milieu corseté de la bourgeoisie qui donne le ton à Christiania (l’Oslo de l’époque) et, en vif contraste, les cercles de jeunes gens parlant problèmes sociaux et nouvelles formes de vie ou d’art, ajoutant 9 commandements subversifs aux dix de la Loi biblique. Le jeune Edvard passe des uns aux autres en timide aux airs réservés et vaguement aristocratiques, dont les premiers autoportraits disent la force intérieure et la sensibilité à fleur de peau.
    L’injustice sociale, la condition des femmes et des ouvriers, la maladie, l’hypocrisie des philistins, tous les motifs qui nourriront son œuvre gravé sont évoqués dans ce tableau mouvant, et peu à peu se dégagent aussi les thèmes, les obsessions, les hantises, les dominantes émotionnelles et picturales de la peinture.
    On est là dans une sorte de grand rêve éveillé aux éclairages clairs-obscurs, qui fait mieux comprendre d’où vient cette œuvre immense dont ne sont connus, le plus souvent, que quelques tableaux devenus des « icônes », comme on dit, Le cri, La Madone, Mélancolie, alors que Munch est tellement plus vaste et varié, profond et multiple.

    Peter Watkins. Edvard Munch. DVD, 3h.14.

    Une rétrospective parisienne des oeuvres de Peter Watkins se donne ces jours au Reflet Médicis. A visiter aussi: http://www.pwatkins.mnsi.net



     

  • Ceux qui redoutent l'intensité

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    Celui qui dissuade son fils Aurélien de lire les romans de Dostoïevski et autres Russes excessifs / Celle qui est un peu jalouse des amours folles genre délices et orgues de son filleul Jonas / Ceux qui tempèrent les élans terroristes de leur cousin par alliance Ben Laden / Celui qui désamorce tout débat marquant le moindre élan / Celle qui annonce à son soupirant poète qu’elle DOIT montrer ses derniers messages osés à sa mère / ceux qui affirment que la passion amoureuse relève de la thérapie de groupe / Celui que son impatience de sauter Véronique désigne à l’opprobre des autres Jeunes Paroissiennes / Celle qui dit qu’un jour elle va se jeter sur le prof de maths dont la chemise ouverte est une provocation grave / Ceux qui ont toujours dit de lui qu’il écrivait trop et que ça nuisait à la tenue de ses ouvrages qu’à vrai dire ils n’ont jamais ouverts mais ça c’est un autre débat / Celui qui pense tellement que ça enfume le living au dire de sa compagne de vie strictement branchée jardinage et gastro / Celle qui se demande franchement pourquoi le serial killer du film il peut pas s’arrêter de poignarder les écolières alors qu’à la fin trop c’est trop / Ceux qui sont prêts à tous les excès mais pas trop / Celui qui estime que c’est gâcher le métier que d’en trop faire sans être payé pour / Celle qui reproche à Van Gogh de mettre trop de corbeaux dans le ciel ce qui limite l’Espoir / Ceux qui admettent que les nazis ont quand même exagéré pendant la guerre mais il doit y avoir de la propagande de tous les côtés et d’ailleurs il faut tourner la page quand on est jeune / Celui qui est connu pour parler tout seul dans le Wagon Silence / Celle qui met en garde sa secrétaire Josyane adonnée au culte posthume de Claude François au point de disposer un portrait de lui sur son bureau et de le fleurir même parfois ce qui est limite désordre / Ceux qui reprochent à certaines tombes d’être trop voyantes / Celui qui fait courir le bruit dans le campus que le Seigneur ne kiffe pas les rabat-joie ni les filles trop fières d’être vierges / Celle qui jouit avec tant d’intensité que ça s’entend dans tout le quartier et suscite bientôt une pétition des demoiselles / Ceux qui ne chantent plus au travail depuis que les RH les ont remis à l’ordre, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Tolstoï revisité

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    Dialogue schizo.



    Tolstoï naïf et barjo ? Tolstoï misogyne fondu en sectarisme ? Tolstoï encore en avance sur notre temps ?De l'effet rafraîchissant d'une relecture, avec La Sonate à Kreutzer, Vie de Tolstoï de Romain Rolland et Une année dans la vie de Léon Tolstoï de Jay Parini.

    Moi l’autre : - Alors comme ça, tu trouves la naïveté et le puritanisme de Tolstoï à ton goût ? Mais je me souviens que tu avais rugi, en tes jeunes années contre La Sonate à Kreutzer…

    Moi l’un : - Et comment ! Mais curieusement, se replonger dans Tolstoï et le tolstoïsme a quelque chose de revigorant et me rappelle le meilleur de notre jeunesse naïve et puritaine. Il faut lire la Vie de Tolstoï de Romain Rolland, cette autre vieille noix, pour le ressentir par delà toutes les contradictions - celles de Tolstoï autant que les nôtres. Et pour corser celles-là : relire La Sonate à Kreutzer et, dans la foulée, lire les « réponses » de Sofia Andreevna, cette chère comtesse, dans ses deux romans publiés dans la nouvelle édition, A qui la faute ? et Romance sans paroles…

    Moi l’autre : - Il y a aussi les regards croisés de Jay Parini dans Une année dans la vie de Tolstoï…

    Moi l’un : - Ah oui, là tout s’éclaire en raccourci ! C’est en effet une belle idée que de partir de la matière de tous les journaux intimes que tenaient tous ces gens, autour du cher vieux monstre, et d’en faire un roman à multiples voix.

    Moi l’autre : - Curieusement, ce tableau kaléidoscopique recoupe les intuitions et les observations de Romain Rolland, à savoir qu’il n’y a pas « deux » Tolstoï, le « bon » Tolstoï des grands romans, artiste parfait, et le « mauvais » Tolstoï, égaré dans la propagande morale et le réformisme social, mais un type passionné et tissé d’antinomies, au génie infantile à certains égards – comme souvent le génie – et qui meurt dans ce mélange de grandeur et de dérision que déploie l’épilogue d’Astapovo…

    Moi l’un : - Reste qu’il y a quelque chose de schizophrénique chez le vieux cavaleur moralisant, et ce qui m’intéresse aujourd’hui touche à sa mauvais foi apparente, notamment dans la Postface de La Sonate à Kreutzer, roman génial par le dédoublement qu’il met en forme, mais qui justifie bel et bien tous les rejets si on en fait une lecture « politiquement correcte », aggravée évidemment par l’invivable postface tournant au délire puritain d’ayatollah sous pression…

    Moi l’autre : - Et la jeunesse là-dedans ?

    Moi l’un : - Précisément : dans l’hystérie puritaine, relayée par Tretchkov et la secte des disciples, qu’on retrouvera dans le puritanisme idéologique des groupuscules du XXe siècle. Mais surtout : dans la sincérité de Tolstoï, dans l’authenticité de sa compassion et dans sa détestation des masques sociaux. Sa façon de traiter les beaux Messieurs à la Tourguéniev ne relève pas de ce qu’on appelle aujourd’hui une posture !

    Moi l’autre : - Oui, c’est vrai que le terme d’idéal reprend sa densité avec Tolstoï, et toutes les « grandes questions » qu’il n’a pas cessé de se poser jusqu’à son dernier souffle. Romain Rolland évoque très bien le choc éprouvé à la découverte de Tolstoï par ses camarades de l’Ecole normale, toutes tendances confondues. Tolstoï apparaissait, plus encore qu’un contemporain capital, comme l’interlocuteur par excellence des « conversations essentielles ». Plus tard, Un Hermann Hesse ou un Albert Camus ont pu jouer ce rôle. Mais le cas Tolstoï me semble plus « universel ».

    Moi l’un : - C’est évident. Et ce qu’il faut se rappeler, c’est que le « tolstoïsme », notion que Tolstoï lui-même récusait, se répand avant la Révolution et avant les deux guerres mondiales, avant la Shoah et les génocides. Donc on est aussi dans une certaine « jeunesse» de l’idée généreuse et de l’espoir de progrès.

    Moi l’autre : - Il y a comme une « ambiance Tolstoï »…

    Moi l’un : - Je dirais plus exactement : une ambiance Tolstoïevski, parce que l’un ne va pas sans l’autre, même si notre génération a plutôt été dostoïevskienne pour l’ambiance, avec Sartre et Camus, Hesse et Kerouac dans le juke-box…

    Moi l’autre : - Mais pour l’urgence adolescente des Grandes Questions, pour la radicalité physique (sexuelle) et métaphysique du Questionnement, c’est bel et bien Tolstoïevski qui prévaut pour nous entre seize et vingt ans…

    Moi l’un : - Lire Crime et châtiment ou Guerre et paix, Les Possédés ou Anna Karénine entre seize et vingt ans a été, pour des générations et dans le monde entier, une expérience de jeunesse vitale, la première peut-être qui donne un sens vécu à la Littérature. Et tu ouvres le Journal de Tolstoï n’importe où, tu relis La mort d’Ivan Illitch ou Le Cheval, tu relis Douce ou L’Homme du souterrain de Dostoïevski, c’est là : la jeunesse du monde…

    Moi l’autre : - Et tu crois que les kids vont revenir à Tolstoï ?

    Moi l’un : - Je ne crois rien du tout : je le vois. Je vois le petit Bruno, vingt ans et des poussières, que je surprends sur un banc en train de lire Guerre et Paix. Retrouve-t-il l’ambiance que nous avons connue ? Je n’en sais rien. Notre bohème s’est éventée, mais est-ce important ? Un vieux birbe de la gauche « après moi le Déluge » me disait l’autre jour que les jeunes ne se posent plus aujourd’hui de Grandes Questions. Je n’en sais rien, ou plus exactement je n’en crois rien. Et même si c’était vrai, je ferais comme si ça ne l’était pas.

    Moi l’autre : - Grand naïf ! Tolstoïen de mes deux !

    Moi l’un : - Tu l’as dit, moujik…



    Jay Parini. Une année dans la vie de Léon Tolstoï. Points Seuils, 465p.

    Romain Rolland. Vie de Tolstoï. Albin Michel, 2010, 350p. 

    Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer ; suivi de A qui la faute et Romance sans paroles de Sofia Tolstoï, et du Prélude de Chopin de Léon Tolstoï fils. Editions des Syrtes, 369p

  • Les aventuriers de l’absolu (1)


    Oscar Wilde, côté tragique.
    C’est un livre immédiatement captivant que Les aventuriers de l'absolu, dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus personel, voire intime, de leur engagement existentiel et de leur vie plus ou moins fracassée. La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. En dépit du caractère exceptionnel de leurs destinées, ils ont des choses à nous dire: du moins est-ce le pari de Todorov de nous le montrer au fil de ce qu'il appelle tantôt enquête et tantôt roman...
    L’approche d’Oscar Wilde en son oevre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
    Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.

    Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont, 2007.

     

  • Rilke ou la force fragile (2)

    La vie déchirée de Rilke, vue par Tzvetan Todorov. Le poète est né à Prague le 4 décembre 1875.

    Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle concentration, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait jamais réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et « la création exclut la vie ».
    La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre. Certes le poète est l’un des plus grands du XXe siècle, mais le propos de Tzvetan Todorov ne vise pas une célébration convenue de plus : c’est ainsi dans les contradictions douloureuses, le mieux exprimées dans la correspondace du poète, qu’il va chercher un autre aspect de la grandeur émouvante de Rilke.
    D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. En passant, Todorov rappelle que ses élans « politiques », pour la Guerre rassemblant les énergies en 1914, la Révolution russe en 1917 où le Duce dont le fascine l’action dans l’Italie des années 30, en disent assez sur sa candeur en la matière. Or lui chercher noise à ce propos semble décidément mal venu...
    Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde et aux objets qu’il transforme. Le pur cristal de l’œuvre poétique de Rilke semble justifier aussi bien son exil, mais le mérite de Tzvetan Todorov est d’éclairer une partie moins « pure » de son œuvre: ses lettres surabondantes et combien éclairantes sur le drame personnel qu’il vit bel et bien. « Et le paradoxe est là, conclut Todorov : ces lettres, qui pour une grande part disent son incapacité de créer et sa douleur de vivre, sont une œuvre pleinement réussie, à travers laquelle vie et création cessent de s’opposer pour, enfin, se nourrir et se protéger l’une l‘autre ».

    Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont.