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Carnets de JLK - Page 139

  • Story et story

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    Récits de l'étrange pays, 11.

    Cette histoire de story était dans l’air, il n’y a que la story qui compte, avait martelé le réd en chef du Populaire, il n’y a d’intéressant que la story de chacune et chacun, d’ailleurs chacune et chacun en ont une, avait martelé le réd en chef Levasseur, dit aussi le vassal de sa sœur - ex légitime du proprio du Populaire -, et le message avait passé, Levasseur l’avait d’ailleurs relevé devant ses amis du Rotary : j’ai fait passer le message à mes troupes, à présent la nouvelle formule ce sera La Story.

    Or Pascal Ferret avait vu défiler les réd’s en chef au cours des années, et cette histoire de story lui convenait en somme tout en se répétant en son for intime qu’il y a story et story, mais je n’ai pas de leçon à donner se disait-il en raillant l'expression convenue et songeant à ce qui relevait à ses yeux du secret.

    L’époque est à la divulgation du secret, songeait-il: l’époque est à l’effraction et à l’indiscrétion généralisée et c’est la mort aussi de toute histoire vraie qui n’est rien sans protection du secret; l’époque prétend tout mettre à plat, selon l’expression, et c’est ainsi que la story s’aplatit à l’énoncé des faits d’où tout secret se trouve éjecté - de fait l’époque ne peut qu’éviter le fond de l’histoire en éjectant son secret.

    Pascal laissait venir à lui l’immensité des choses tandis que l’aspirant romancier à succès Attila M. se creusait les méninges, auprès de son évier, pour trouver enfin le thème porteur du scénar qui le révélerait ; Pascal avait souri lorsque le pantelant Attila, durant son stage avorté au Populaire, l’avait taxé de collabo du pouvoir et d’individualiste pour ainsi dire cryptofasciste, selon l’expression du délateur, Pascal lisait pour ainsi dire dans l’avenir qu'il croyait sans histoire du poète du quotidien sans poésie ni quotidien, et l’immensité des choses emportait le pauvre Attila dans le tumulte de son flot, à l’instant Pascal songeait au secret ressentimental d’Attila le prétendu dissident de l’intérieur, selon l’expression de son blog perso, lequel relevait en outre ses visées radicales de vrai forcené, et Pascal se rappelait tous les vrais forcenés qu’il avait vu défiler au cours des années, et quelques forcenées aussi, quelques mères dites criminelles, quelques ados violents ou violeurs dans la foulée, mais les temps étaient passés où les localiers du Populaire parlaient encore de mauvaise graine ou de mères indignes, désormais on s’en tenait aux faits, et, pour les faire parler à chacune et chacun, aux modulations de la seule story.

    Pascal Ferret se rappelait le forcené à la Fan Cruiser fonçant dans la foule du marché puis dans un mur, écrasant dix passantes et passants et ressortant de l’amas de ferraille bien vivant et furieux, accusant le Système et se faisant exploser la cervelle au terme de son discours endiablé ; ou cet autre justicier surgissant dans un bar gay et mitraillant cette vermine, selon son expression, qui avait fait de lui le déchet qu’il était devenu par contamination, avant de se faire justice, selon l’expression consacrée ; ou cet autre encore jetant sa grenade au milieu des députés réunis du Grand Conseil et se flinguant pareillement, et cette autre junkie pétant les plombs, selon l’expression, ces quantités d’autres désespérés ne trouvant recours que dans ces extrémités.

    Cependant, avait relevé Levasseur comme à regret, quoique non sans positiver, selon son expression préférée de ces derniers temps, nos troupes ne peuvent se borner à la story à sensation, genre le chien sidéen qui mort l’enfant orphelin, selon l’expression préféré du proprio du Populaire, nos troupes ont appris à déceler la story concernant chacune et chacun, martelait Levasseur, ainsi nos troupes traqueront-elles aussi la story citoyenne et sans donner de leçon.

    Et Pascal Ferret souriait vaguement en songeant au secret d’Attila M. qui l’avait agressé l’autre soir au Buffet de la Gare en le taxant de vendu, avant de revenir à sa table et de s’excuser, puis de lui avouer qu’il était ces temps un peu perdu, sa compagne de vie s’étant tirée depuis peu, et lui révélant ensuite, après force demis aux frais de Ferret, le début d’une espèce de story dont un romancier populaire n'eût probablement pas su trop que faire.

    Image: Philip Seelen

  • Seniors et djeunes

    Panopticon1237.jpgRécits de l’étrange pays, 10.

    Evidemment les seniors ne se sentaient plus en sécurité, j’veux dire : certains seniors, avec tous ces étrangers dont certains ne foutaient rien à ce qu’il semblait, et les seniors renaudaient de plus en plus dans l’étrange pays où leur nombre aussi avait augmenté.

    De plus en plus d’étrangers avaient bel et bien afflué dans l’étrange pays au cours de ces années, cela se voyait dans les rues et les trains, aux antennes de télé orientées vers les Balkans ou l’Orient moyen et le Sud des continents, sur les places passantes et les terrains de jeux variés, partout il y en avait et de toutes les races, et de plus en plus de seniors le relevaient, de plus en plus s’en inquiétaient et les plus amortis n’étaient pas les moins violents.

    Or il était de bon ton, dans les médias et autour des tablées politiques du Buffet de la Gare première classe de notre chef-lieu, de stigmatiser la pusillanimité des seniors, mais dans les plus grandes largeurs les opinions se divisaient et se subdivisaient, comme elle se divisaient et se contredisaient à propos des djeunes, les seniors et les djeunes faisant en somme partie, quoique souvent opposés dans les faits et les opinions - comme les étrangers et les éléments minoritaires de la communauté -, de ces sections de la société dont on ne pouvait trop parler sans être jugé soi-même et catalogué.

    Il ne faut pas simplifier et moins encore généraliser, disait-on communément à propos des seniors, après tout il faut comprendre qu’ils se sentent écartés d’une société où tu n’es plus rien si tu n’es pas dans le trend, ils bénéficient de facilités en tant que seniors mais convenons qu’ils peuvent aussi se sentir oubliés et humiliés, ils ont trimé toute leur vie et voici qu’après avoir turbiné, selon l’expression, ils se retrouvent en ville avec tous ces noirs et ces basanés, selon l’expression de certains, et certains de ces noirs et de ces basanés dealent et violent et ça j’te jure que c’est la réalité et pas que de la propagande du parti populacier, mais enfin l’étrange pays reste encore préservé, les djeunes n’y font pas encore la chasse aux seniors, et pas mal de seniors voyagent tant et plus de par le monde et pas mal d’entre eux surfent et se prennent de bec sur Facebook et se draguent sur Meetic où c’est aussi plein de djeunes et d’étrangers et j’te jure qu’ils ne font pas que se caillasser, même que ça s’écoute parfois, seniors et djeunes – et Monsieur James marchait à pas comptés, le long du chemin des douaniers, au bord du lac aux brumes bleutées de la mi-octobre, humant parfois la forte odeur de l’eau vivante lui rappelant ses jeunes années de poisson adolescent, et ce pédé d’Ernesto le soutenait en l’appelant cher papa, enfin tu vois le tableau…

    Toujours est-il que le Service des Statistiques de l’étrange pays confirmait un accroissement indéniable de la criminalité imputable à la population étrangère, dont les uns affirmaient qu’elle était proportionnée à la précarité de ses conditions de vie alors que d’autres fustigeaient la démagogie permissive des autorités et que d’autres encore pointaient l’excessive prospérité de l’étrange pays motivant cette croissante attirance - enfin certains seniors concluaient à l’avènement de la Barbarie et de la Babylonie en associant basanés et djeunes alors que l’inspecteur Verdeil et le juge Michel de la Section des Mineurs fumaient leurs cigarillos de concert en évoquant, débonnaires et désespérément confiants en la foutue nature humaine, la dernière story du jour.

    Image: Philip Seelen

  • Autres constats

     

    PanopticonA31.jpgRécits de l’étrange pays, 9.

           La pensée positive se répandit, en ces années, à proportion du double sentiment de vide et de vague angoisse refoulée que suscitait le bien-être et la perception non moins vague quoique lancinante d’une nouvelle espèce de solitude de l’individu confronté à un trop grand congélateur ou à un trop grand véhicule genre 4x4 Fan Cruiser, pour aboutir au succès phénoménal des traités de développement personnel et autres revues spécialisées dans la gestion d’un peu tout et n’importe quoi. On vit alors l’expansion et même la prolifération, dans l’étrange pays, comme dans toutes les nations nanties,  d’établissements plus ou moins performants ou onéreux voués au ressourcement physique et psychique, voire même spirituel de la mortelle et du mortel, et la tendance au suicide assisté se professionnalisa à l’avenant.

    En mauvais esprit caractérisé, lecteur impénitent de Lucrèce et du Canard enchaîné, le vieillissant Lesage, vigile indocile de la librairie Les Fruits d’or sise au coeur du Vieux Quartier de notre chef-lieu, avait prophétisé le formatage absolu du relatif, selon son expression, et l’avènement du parfait ennui par l’accomplissement de l’excellence à tous les niveaux du Nouvel Homme, et ses clients, rares mais choisis, jusqu’aux plus jeunes, avaient surabondé.

           L’un d’eux, surtout, vingt ans d’âge et les tifs douteux, prénommé Sylvain, alias l’homme de la forêt, se plaisait plus qu’aucun autre à s’éterniser au fin fond des Fruits d’or, dans le retrait à fauteuils défoncés, à lire et fumer des roulées tout en partageant, avec le vieux fol, des idées de renouveau sans rapport aucun avec les molles velléités des adeptes de la  nouvelle religion Business & Wellness, et Sylvain soumettait ses dernières compositions à la Lautréamont revisité cyberpunk, entre Kerouac et Bove, au libraire qui l’admonestait et l’encourageait de la même voix chevrotante et nette, lui trouvant de bons  accents érotisants  à la Miller et de belles envolés anarchisantes à la Stirner.

           Ainsi des îles de bon sarcasme émergeaient-elles encore de l’océan du Simulacre, et douze Sylvains, j’veux dire douze cents Violaines et Valentins, douze mille Thyfaines et Corentins frottés de mauvais esprit survivaient-ils et procréeraient-ils au dam de l’assommante positivité, sus au suave sourire des élus à la petite semaine, j’veux dire : des élues et des élus.

    Image : Philip Seelen   

  • Léa

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    Récits de l'étrange pays, 8.

    Léa est si sensible à la beauté des choses et des gens que cela la touche, parfois, à lui faire mal.

    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité des Oiseaux de son douzième étage. Elle en aime les âpres murs couverts de graffiti et l’enfilade des blocs au pied desquels, là-bas, les matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.

    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt sereine, disons sereine et grave, comme apaisée, hors du temps, qui lui évoque le temps de Théo, avant Pascal et la Solderie.

    Elle vit toujours au milieu de ses tableaux, malgré tout ce temps écoulé depuis la mort de Théo, et parfois le vertige la prend de le sentir plus présent que jamais, mais ces moments-là qu’il était le seul à ressaisir dans l’effusion de ses couleurs, surtout aux fins de journées ou à ces instants qu’il disait de l’état chantant, le manque de Théo la reprend et personne n’a pu le compenser jamais, pourtant elle aime, Léa, ce manque qui lui rappelle ce que ça a été alors de s’aimer.

    Ou alors la rage la reprend et ces jours, notamment, avec les ignobles affiches placardées en ville et partout dans le pays par le parti populacier qui en appelle à redoubler de haine pour l’étranger et toute forme d’étrangeté, dont elle sait que Théo y eût trouvé un nouveau motif de tempêter contre l’esprit moutonnier, et cette rage bonne et belle le lui ressuscite d’une autre façon qu’elle a besoin de communiquer, la poussant alors à battre le rappel de ses amis, à commencer par Hassan et Pascal, puis à descendre à la Solderie où l’attend sa chère racaille.

    En attendant, à la fenêtre de la tour nord des Oiseaux, Léa regarde une fois de plus ce qu’il y a là, que d’autres trouveraient sinistre et qui l’enchante à travers tout ce qu’en a chanté Théo dans ses toiles les plus épurées: tout ce béton et ces grillages, le dallage noir du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée il y a maintenant des années de ça, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs décatis aux façades rongées par les pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se diluant dans la brume d’automne – tout cela chante en elle et lui donne envie de se griller une Lucky.

    C’est en effet comme ça et Pascal sera le dernier à le lui reprocher : Léa fume de nouveau et comme par défi, depuis la mort de Théo et pour faire pièce aussi à trop d’injonctions de faux culs au nom de la bonne santé du client juste bon à payer double son droit de se la cramer, c’est sa façon à elle de résister en se rappelant la bravade qu’elle a relevée dans les carnets secrets de son cher compagnon: « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement ».

    Or, autant que Léa fume – pensant alors qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien -, elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, et la voici sentir en elle ce diamant fin sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.

    Image: Philip Seelen

  • Au niveau de l'évier

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    Récits de l'étrange pays, 7.

    L’envie d’accéder enfin au succès tenaillait si fort l’écrivain Attila M. qu’il passait désormais toutes ses matinées à sa table lustrée à la cire d’abeilles, à proximité de l’évier qui l’avait fait connaître.
    Le futur best-seller Attila M. devait, en effet, son premier succès d’estime, en tout cas dans le milieu littéraire cantonal et le cercle plus fermé de la politique culturelle nationale, à un premier recueil de proses minimales évoquant les objets usuels de la vie quotidienne de l’écrivaine et de l’écrivain tels que la table, la chaise, les rames de papier, les crayons et les gommes, les plumes et le plumier, enfin toutes ces humbles choses qui, de se trouver ainsi nommées, retrouvaient ainsi de leur dignité, en tout cas au regard du milieu littéraire cantonal et des fonctionnaires de la culture nationale en charge de l’attribution des bourses et autres subventions qui avaient tous vu à l’unisson, en ce nouvel auteur, la parangon du talent à soutenir à proportion de sa fragilité de fils d’étrangers acclimatés, type lui-même du parfait secundo.
    Avec un instinct sûr de ce qu’il fallait faire en société, peut-être hérité du Système sous lequel il avait vécu lui-même en ses jeunes années, et sous l’impulsion probable aussi de Frieda, sa compagne de vie, Attila M. sentait ce qu’il lui faudrait accomplir en sorte de percer, comme on dit, ou tout au moins en avait-il l’idée qu’il lui restait à concrétiser, mais l’art est difficile et l’écrivaine et l’écrivain doivent en baver, répétait volontiers Attila M. à la vive satisfaction de la critique établie et des médias qui l’appréciaient en tant que représentant parfait du jeune auteur à dorloter.
    Un best-seller conforme au goût du grand public, avait observé Attila M., se compose essentiellement de phrases réduites aux trois éléments d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. Ce n’est pas plus sorcier que ça, avait constaté le futur best seller avant de le répéter à sa compagne de vie Frieda, de retour de l’Unité d’Enseignement où elle gagnait leur vie, et Frieda avait applaudi et conclu : alors vas-y, on y va, on le fait ce best mais il te faudra un agent, sur quoi, plus réaliste pour une fois que Frieda, Attila avait remarqué que d’abord il lui fallait un sujet.
    Jusque-là, et dans la foulée de L’évier, son premier recueil salué dans les cantons de langue française et même au-delà, puis gratifié du prix littéraire désigné comme le Goncourt suisse français par les membres de son jury composé de critiques et de professeurs établis, les sujets traités par Attila M. s’étaient alignés sur les thèmes favoris de la littérature suisse digne de cette appellation, à savoir la problématique des outils de l’écrivain et de l’écrivain, comme dans le fameux Evier, puis les thèmes de l’identité de l’écrivaine et de l’écrivain et, plus récemment, le thème de l’altérité vécue comme un partage par l’écrivaine et l’écrivain, à l’enseigne du slogan Vivre Ensemble qu’incarnaient positivement Attila et sa compagne de vie. Mais tout ça, ma foi, ne constituait pas l’ombre d’un début de sujet de best-seller accessible au grand public, songeait Attila M. en ce début de matinée d’octobre un peu cafardeux, lorsque l’évidence lui apparut au terme d’une longue contemplation de l’évier : comme quoi le best-seller par excellence se devait d’allier sexe et violence - par conséquent à nous deux Attila !

    Image: Philip Seelen

  • Dernières nouvelles

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    Récits de l'étrange pays, 6.

    À vrai dire, et ça ne s’arrangeait pas avec le temps, Pascal Ferret ne se trouvait bien qu’avec les gens et quels qu’ils fussent, très bons ou très cons, même les pires selon son goût mais qu’il écoutait de la même façon. De fait, ne parler qu’avec lui-même ne lui suffisait pas plus que jamais il ne s’en était contenté, l’ennui de se sentir au fond le même en dépit de moult mues et métamorphoses, la barbe de ne s’engueuler qu’avec son double ou de se réjouir en Suisse, comme on dit, la gêne aussi de se sentir tellement épargné par la mouise et comme préservé à vie, tout cela nourrissait et renouvelait son inépuisable propension à recevoir les autres à sa table, pour ainsi dire, et les autres y étaient attirés et se confiaient plus qu’à qui que ce fût dans les lieux où il s’attardait, aux Fruits d’or où il bouquinait, à la Solderie des Oiseaux, dans les troquets du Vieux Quartier ou à la cafète de la rédaction désormais sans âme mais point sans personnes vivantes et trébuchantes, à parler de tout et de rien, et même des nouvelles du nouveau jour, mais surtout de la vie qui va sans croiser forcément le fait divers sanglant qu’il était toujours supposé chroniquer - le chien ou l’enfant qu’on oublie sur l’aire autoroutière, la jeune écervelée qu’on écrase la nuit et qu’on oublie de relever, le schizo barjo que son moche caractère a fait que tous l’ont oublié jusqu’au jour où il crève la UNE des journaux en forcené déchaîné -, Pascal fameux pour la Human Touch de ses papiers, disait la chefferie du Populaire, Pascal le dino, soixante balais passés sous ses airs de beatnik attardé, Pascal donc qui aimait les gens quels qu’ils fussent sans se faire trop d’illusions ni trop de mauvais sang non plus, Pascal Ferret qui savait fort bien, lui, qu’il n’avait pas tout vu, et qui partait en somme de cet axiome : qu’on n’a rien vu jusque-là, petite, petit, et donc qu’on s’en raconte sans faire semblant de s’en conter - bref, Pascal faisait attention aux gens, mais attention : très attention…


    Des nouvelles du jour, que Pascal recevait, comme chacun, sur son computeur personnel connecté à longueur d’heures, les multiples personnages qu’il y avait en lui faisaient l’usage qui leur était propre, mais ces derniers temps le révolté en lui, en activité volcanique depuis ses treize ou quatorze ans, ne décolérait pas devant les délits des fuite et toutes espèces, de tout en bas de la société où se développait la vieille idée repoussante du pas-vu-pas-pris, à tout en haut où se déployaient les auréoles du bien-penser et autres parachutes dorés.

    Autant dire que, sous ses dehors absolument sereins de briscard localier qui en a vu d’autres, comme on dit, le jeune révolté en Pascal Ferret piaffait tandis qu’il attendait le Dr Selim au nouveau kebab jouxtant Les Fruits d’or, et le vieux moraliste protestant en lui s’indignait de concert, mais l’acteur tragique raté, en Pascal, le poète shakespearien sans œuvre, l’ami de l’impossible libraire Lesage qui avait crevé de tabagisme il y avait à peine un an de ça et que Cléo avait remplacé au pied levé aux Fruits d'or, ce Pascal infiniment mobile et plastique sous son air de vieil Indien, le doux ami de ces dames qui se racontaient ses attentions, le doux ami des enfants du quartier des Oiseaux que la Mère Moderne surveillait évidemment, Pascal le très divers sous son nom tout simple fumait à l'instant sa clope à laquelle, tout à l’heure, son ami Hassan jeté, la veille, de son job, allumerait la sienne.

    Image: Philip Seelen

  • Amis virtuels

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    Récits de l'étrange pays, 5.     

    Je retrouve mes amis Léa et Pascal chaque mercredi soir, sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de première classe, un peu à l’écart des groupes politiques, à notre table où le serveur Eusebio, mon complice portugais, prépare mon seul couvert et les trois verres rituels.

           Le fait que je mobilise trois places pour une soirée entière, avec les deux personnages que je préfère de mon roman virtuel, ne pose aucun problème à Eusebio, pas plus qu'à Narval, le patron de l’établissement qui m’aime bien lui aussi, s’amusant de ma lubie et me demandant parfois, comme Eusebio, de lui raconter la suite de mon roman en chantier, ou me rapportant des épisodes de sa vie à lui, comme Eusebio de la sienne, dont je ferai sûrement un chapitre captivant, pensent-ils tous deux en leur candeur. 

    Comme tant d’autres fois, cependant, c’est à Léa et Pascal que je consacre toute mon attention, toujours avide de les voir me ramener à ce que je tiens pour la vraie vie, dans laquelle chacun est immergé jusqu’au cou, Léa la première.

    Léa a toujours marché du côté de la vie, elle n’a fait toute sa vie que rompre avec ce qui la séparait de la vie, elle a fait plusieurs fois le tour de plusieurs mondes avant de s’établir aux Oiseaux où elle a tiré quelque temps Pascal de sa mélancolie avant d’aller de l’avant de son côté, jusqu’à la Solderie des Oiseaux sur laquelle elle règne désormais à sa façon de fée bohème, au milieu d’objets de toutes provenances et de force livres et de force journaux, à écouter les gens se raconter et à rédiger toutes espèces de papiers que leur qualité de sans-papiers requiert.   

    Pourtant ce n’est pas parce qu’elle passe ses journées avec ces gens de partout que nous aimons Léa, ni pour ses penchants humanitaires que nous raillons un soupçon, Pascal et moi - ce n’est pas son côté samaritaine qui nous touche mais c’est parce qu’elle est Léa, comme Pascal est ce Pascal que Léa et moi tenons pour notre ami à vie, Pascal qui s’est toujours tenu du côté de ceux qui  ne vont pas vers la vie mais la laissent les imbiber, comme l’alcool l’a imbibé et comme la poésie l’a imbibé et continue de l’imbiber dans ses menées d’ancien reporter au long cours désormais réduit aux basses besognes du Quotidien de naguère devenu tabloïd, auxquelles il se plie d’ailleurs sans rechigner, comme une sorte de vieux pirate rangé des bordées ou de saint laïc dont la seule présence m’est aussi chère que celle de Léa, et leur extravagante douceur à tous deux.

    À l’effrayante violence du monde, tantôt exaltée et tantôt acclimatée sous les traits de la plus fade et fausse bonté, je ne vois ce soir à opposer que le murmure de trois amis virtuels réunis à une table et qui ne font que parler de la vie bonne, de la vie belle, de cette putain de vie qui continue sous les dehors de la mort partout en mal de contamination, je ne vois à opposer à la consommation forcenée que notre seule présence qui est consumation, et toutes les tables alentour se mettent à tourner tant j’ai sifflé de demis avec mes amis, puis Eusebio me rejoint et nous parlons, le patron Narval nous rejoint et nous parlons, les tables politiques de nos supposés amis et de nous présumés ennemis se rapprochent et tout le monde se met à parler sous le Cervin mandarine -  et c’est la vie…  

     

    Image: Philip Seelen

  • Dernier amour

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    Récits de l'étrange pays, 4.
    C’est par le diacre indien Kishore, qui l’avait assisté à la maison de repos L’Etoile du Matin, que la famille fut informée, à l’enterrement de son fils Matthieu, de ce qui était arrivé à l’oncle James depuis sa première tentative de suicide, au lendemain de sa mise à la retraite anticipée.

    Malgré le silence ombrageux dans lequel s’était replié l’oncle James, longtemps considéré comme le boute-en-train par excellence, la famille savait déjà que sa mise à la retraite anticipée l’avait pour ainsi dire cassé, alors qu’il aurait pu y voir un geste de reconnaissance de l’Entreprise, eu égard à ses quarante ans de bons et loyaux services. Or, ce que le diacre Kishore apprit ce jour-là à la famille, c’est que l’oncle James en avait été terriblement humilié, comme il avait été humilié, des années après son veuvage, d’apprendre que son fils Matthieu, revenu d’Angleterre, s’était désormais établi dans le chef-lieu d’un canton alémanique où il avait ouvert un cabinet de vétérinaire avec son ami cubain Ernesto, sans oser lui en parler.

    Bien entendu, comme tout se sait dans une famille, la préférence sexuelle de Matthieu, le fils de James, était connue de tous, mais personne n’y avait jamais fait allusion de vive voix, sauf peut-être l’oncle Victor à l’heure des cigares, en l’absence de James et quand les langues se déliaient entre messieurs. Plus qu’aucun autre, le solide Victor, qui enrageait lui-même de n’avoir qu’une fille, se doutait de l’humiliation qu’avait dû représenter pour James, boute-en-train par excellence et joyeux drille jamais en mal d’une plaisanterie leste, le fait de se retrouver avec une pédale sur les bras, selon l’expression de Victor, et probablement de James lui-même. Cela étant, la famille était restée aussi discrète que gênée à ce propos; après tout la tuile menaçait un peu tout le monde au jour d’aujourd’hui, se disait-on, et les relations avec James s’étaient espacées, la famille avait juste revu le père et le fils à la mort de la tante Noémie, beaucoup plus âgée que James et mal portante depuis des années, puis on avait entendu parler du départ de Matthieu à Manchester, de la casse de James et de son internement à L’Etoile du Matin dont on ignorait qui l’avait ordonné et où il était en somme considéré comme relégué à vie…

    De toute évidence, le diacre indien Kishore savait que la famille n’avait plus prêté la moindre attention au sort de l’oncle James après sa première casse, suivie de plusieurs autres tentatives d’en finir, qu’il avait interprétées lui-même comme autant d’appels au secours ; et Kishore ne fit pas la moindre allusion à son propre rôle dans le retour à la vie de l’oncle James, mais il insista néanmoins, mine de rien, sur le fait que jamais Monsieur James n’avait demandé la moindre nouvelle d’aucun membre de la famille, sauf de son fils auquel, précisa le diacre, il désirait plus que tout demander pardon.

    La famille ignore, aujourd’hui encore, la raison pour laquelle l’oncle James a éprouvé le besoin de demander pardon à celui que certains continuent, en leur for intérieur, d’appeler cette pédale de Matthieu.

    Un certain malaise a été remarqué lorsque le diacre a raconté les retrouvailles du père et du fils, en présence de l’amant cubain de celui-ci, mais le diacre Kishore n’a rien cru devoir dire à la famille de l’amour avec lequel Ernesto s’est occupé du père dès le début de la maladie de cette pédale de Matthieu, enterré ce jour-là...

    Image: Philip Seelen

  • Délit de faciès

     

    Zarkawi.jpgRécits de l'étrange pays, 3.

    Il m’a paru évident, lorsque la Cheffe du service des prothèses de la Top Clinique m’a appris que mon traitement ne pourrait se poursuivre avec le Dr Selim, après que j’eus insisté sur le fait que je tenais précisément aux soins de ce spécialiste, que l’argument selon lequel le Dr Selim avait trouvé un nouveau job plus satisfaisant pour lui cachait autre chose qu’on ne voulait pas me dire - et je me suis dit alors qu’il y avait toujours eu, décidément, autre chose avec le Dr Selim.

    M’étant ensuite adressé au responsable des Ressources Humaines de la Top Clinique, suavement glacial comme la plupart des responsables de RH, je m’entendis d’abord confirmer la version selon laquelle le Dr Selim s’en était allé de son plein gré, ce qui me paraissait peu crédible après ce que le Dr Selim m’avait dit de son peu de chance de trouver le moindre emploi hors de la Top Clinique, puis, constatant mon insistance et se doutant que je savais autre chose à propos du Dr Selim, le responsable des ressources humaines de la Top Clinique convint en soupirant qu’il avait été prié par la DG de se séparer de ce spécialiste pourtant éminent, sans doute le meilleur que l’établissement avait employé jusque-là dans le domaine des prothèses modulables.

    Sans me vanter, et les assistantes du Dr Selim me l’ont fait remarquer d’ailleurs à plusieurs reprises, non sans me laisser entendre qu’il y avait peut être autre chose dans l’intérêt que me portait le spécialiste, je crois pouvoir dire que j’étais devenu le client préféré du Dr Selim, et presque son ami, jusqu’au jour où un séjour en Italie m’avait contraint d’interrompre le traitement durant quelques temps.

    Si le Dr Selim m’appréciait plus que ses autres clients, m’avait-il dit, c’était à cause d’un certain humour à froid qui m’avait fait lui remarquer, un jour, qu’il lui manquait juste la barbe islamiste classique pour représenter le sosie absolu d’un des hommes le plus recherchés de l’époque, en la personne du terroriste Abu Musad Al-Zarkawi. Déjà intéressé par les complications particulières que lui imposaient la préparation de ma prothèse modulable, le Dr Selim avait apprécié le fait qu’un type de mon genre, partageant avec lui le goût des chansons de Johnny Cash et de la poésie arabe, puisse s’accommoder des soins d’un quasi sosie du redoutable Al-Zarkawi sans regimber, alors que maints clients prétextaient autre chose quand ils découvraient à quelle espèce de spécialiste des prothèses modulables ils avaient été confiés, pour lui préférer un de ses collègues.

    Même sans barbe, et même roulant en Volkswagen blanche, m’avait confié le Dr Selim, ma vie est pourrie à chaque frontière et dans les gares, je ne vous raconte pas, sur les places de nos villes et partout où les nouveaux plans de sécurité permettent à n’importe quel agent de m’interpeller, de m’arrêter et de me fouiller, à priori convaincu que mon badge de la Top Clinique cache autre chose.

    Bien entendu, je ne saurais nier qu’il y ait effectivement autre chose entre le Dr Selim et moi, qui motive finalement mon impatience de le retrouver, et non seulement pour la maintenance de ma prothèse. De fait, mis en confiance par mon attention, Hassan a commencé de me raconter l’histoire de sa famille, entièrement massacrée lors des événements qu’on sait, et du coup je me suis senti plus proche de lui, sans trop savoir pourquoi… 

     

  • Le forcené

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    Récits de l'étrange pays, 2.


    Des années après l’affaire dite du forcené de Nidau, il nous arrivait encore, à l’Auberge de la Treille, d’évoquer les péripéties qui avaient fait la une des tabloïds pendant une bonne semaine, alors que ce fut, pour nous autres mauvais esprits, l’occasion de fustiger tout ce qui, de près ou de loin, représentait l’Autorité à nos yeux d’anciens étudants enragés, tout en manifestant notre soutien à notre camarade de la grande époque de la Jeunesse Progressiste, devenu symbole d’une résistance panique aux forces de l’ordre alors même qu’il s’était pour ainsi dire retiré du monde depuis des années et que nous l'avions tous perdu de vue.

    Dès que nous avions reconnu notre ancien compère au TJ du soir, dont le regard farouche et la barbe hirsute avaient immédiatement été associés à l’expression réitérée de forcené, nous nous étions sentis à fond de son côté, selon l’expression de notre compère Lustig. Le lendemain, quand les tabloïds avaient diffusé la première série d’image du présumé forcené défendant la maison familiale mal entretenue dont l’Autorité prétendait le chasser, ce parti pris solidaire s’était trouvé décuplé, encore accentué par le fait que notre ancien camarade avait lâché une première salve de chevrotine contre les collaborateurs de la police locale, crevant l’œil de l’un d’eux et provoquant la montée en puissance de l’action policière, l’arrivée de 500 collaborateurs de l’Unité Spéciale et l’évacuation de tout le quartier des Bleuets au milieu duquel, selon les médias unanimes, la maison familiale mal entretenue, désormais comparée à Fort Apache, détonait.

    Parmi les réactions que l’affaire dite du forcené de Nidau avait provoquées, entre autres analyses de psychologues et de spécialistes de l’incivilité, nous aimions particuliètrement nous gausser, à la Treille, de celle du romancier en vue R., notre ancien condisciple de la Faculté des sciences politiques de Neuchâtel, qui était intervenu en duplex de Rome, où il se trouvait alors en résidence d’écrivain, pour dénoncer l’intervention massive des unités de choc de la police assimilables, selon lui, à un exercice de type préfasciste, selon son expression, annonçant de sombres lendemain dans ce pays travaillé, toujours selon lui, par un instinct de mort. À propos de notre compère dit le forcené de Nidau, l’écrivain avait insisté sur le fait que son attitude, quoique confuse, signalait un malaise éprouvé par la plupart des habitants de ce pays incapable de gérer la différence, comme l’illustraient d’ailleurs ses propres romans. Lustig n’avait pas son pareil dans l’imitation du romancier R., dont nous nous gaussions de la propension à répéter que ce pays rampait devant les banquiers alors que lui-même vivait pour ainsi dire de subventions de l'Etat depuis qu’il avait décidé de consacrer sa vie au seul sacerdoce de l’écriture.

    Avec le recul des années, entre une partie d’échecs et une partie de cartes, nous aimons nous rappeler l’affaire dite du forcené de Nidau, à La Treille, en revenant sur tel ou tel détail plus joyeusement grotesque que les autres. Nous aimons nous rappeler la mine grave du Commandant des unités spéciales, le soir de l’arrestation du forcené, après l’intervention décisive du chien de police Iago, félicitant ses collaboratrices et collaborateurs d’avoir ménagé leur vie et celle des habitants du quartier des Bleuets. Lustig imite volontiers, aussi, l’air penaud du maire de la bourgade, jusque-là sans histoires, de Nidau, venu confesser au TJ du soir certains dysfonctionnements de son Administration dans le suivi social du forcené. Nous aimons nous rappeler les racontars liés au parcours public et privé de notre camarade dit le forcené de Nidau, présenté d’abord comme un as en physique au caractère jugé difficile par son entourage, puis comme un mathématicien toujours dans les nuages, ou encore comme un ancien sympathisant de la Rote Armee terroriste, ou enfin comme un collectionneur d’armes de guerre, mais ce que nous préférons est de relancer Lustig dans son imitation de l’ancienne institutrice du prétendu forcené, venue témoigner à l’émission télévisée Forum pour affirmer que le jeune Gaspard K., sujet intelligent mais un peu renfermé, marqué par la dureté d’un père notoirement adonné à l’alcool, lui était apparu comme un garçon excessivement soumis aux variations atmosphériques et particulièrement sensible aux périodes de foehn.

    Quant au chien de police Iago, présenté dans les tabloïds comme celui qui permit l’arrestation du forcené, nous ignorons à vrai dire, à La Treille, ce que diable il est devenu après son heure de gloire.

    Image: Philip Seelen.

  • L'état des choses

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    Prologue

     

    L’entretien du romancier R., considéré comme l’un des meilleurs écrivains suisses de sa génération, avec le chroniqueur du fameux journal Le Monde, se tint au Buffet de la Gare de première classe du chef-lieu de notre canton.

           Reliquat du style 1900 en nos murs, le restaurant était apprécié de l’intelligentsia locale pour ses mets de brasserie, et notamment sa langue de bœuf aux câpres, autant que pour ses fresques évoquant divers lieux du pays, dont un Cervin majestueux, mais les deux hommes semblaient trop préoccupés pour se soucier de ce décor et commandèrent deux plats du jour.

    Dans la conversation précédant l’entretien à proprement parler, qui devait porter sur le passé douteux de l’architecte C., notre gloire nationale, que le romancier R. avait été le premier à dénoncer dans le magazine L’Hebdomadaire cher aux élites de nos contrées, le chroniqueur du journal Le Monde interrogea l’écrivain sur l’état réel de ce pays classé au premier rang des nations les plus riches du monde et comptant un taux de suicide également des plus élevés.

           Le romancier leva les yeux vers le Cervin avant de résumer son point de vue -  non sans recommander à son interlocuteur étranger le sorbet à la fée verte proposé sur la carte des desserts -, en affirmant que ce pays était le moins intéressant qu’un romancier puisse trouver du fait que rien ne s’y passait humainement parlant, et il insista sur l’expression.

           Sur quoi l’entretien démarra, durant lequel le romancier répéta ce qu’il avait écrit dans son article du magazine de la gauche libérale, pour lequel il avait encaissé 500 francs, tout en espérant que le chroniqueur du Monde en viendrait à le faire parler des livres dont la notice biographique le présentait comme l’un des meilleurs écrivains suisses de sa génération, selon les termes qu’il avait suggérés lui-même à son éditeur, lequel n’avait à vrai dire lu aucun de ses ouvrages, pas plus hélas que le fameux chroniqueur du Monde.

     

    (Ce texte constitue le début de mes Récits de l'étrange pays, en cours de composition, avec des images de Philip Seelen).  

     

  • Thomas Bernhard en rit encore

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    En lisant Mes prix littéraires...

     

    On sourit tout le temps à la lecture de Mes Prix littéraires de Thomas Bernhard, et le rire éclate même aux passages les plus cocasses de ce recueil consacré en partie à de mordantes considérations sur les circonstances dans lesquelles  TB a reçus diverses récompenses dès  ses débuts d’écrivain, à quoi s’ajoutent trois discours de réception.

    Comme on s’en doute, TB n’a pas une très haute opinion des prix littéraires, et moins encore de ceux qui les décernent. La comédie qui se joue autour des prix littéraires n’est pas moins grotesque, à ses yeux, que toute comédie sociale à caractère officiel. L’honneur qui s’y distribue lui paraît une bouffonnerie, et il se fait fort de l’illustrer. Ainsi, lorsqu’il se rend à Ratisbonne, ville allemande qu’il déteste, en compagnie de la poétesse Elisabeth Borchers, lauréate comme lui, pour y recevoir le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, et que le président de ladite institution, sur son podium, se réjouit d’accueillir et de féliciter Madame Bernhard et Monsieur Borchers, nous fait-il savourer ce que de telles cérémonies peuvent avoir de plus grotesque.

    Mais le propos de TB ne vise pas qu’à la dérision, pas plus qu’à tourner en bourriques les philistins incompétents ou les gens de lettres qu’il estime ridicules. Il y a en effet pas mal d’autodérision dans ses évocations où la vanité de l’Auteur n’est pas épargnée, ni l’inconséquence qui le fait accourir pour toucher l’argent que lui rapportera aussi (pour ne pas dire surtout) ces prix…

    Il faudrait être bien hypocrite, au demeurant, pour reprocher au jeune TB, en 1967, d’accepter les 8000 marks que lui vaut le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, alors que, très gravement malade,  il a payé un saladier pour être admis dans un mouroir de la région viennoise – celui-là même où il rencontre Paul Wittgenstein, dont il parle dans l'inoubliable Neveu de Wittgenstein...

    Le recueil s’ouvre sur le récit, assez irrésistible, de l’achat d’un costume décent, une heure avant la remise du Prix Grillpartzer à l’Académie des sciences de Vienne, par le lauréat qui, trop pressé, acquiert un costume d’une taille inférieure à la sienne, dans lequel il va souffrir quelque peu, durant la cérémonie, avant de retourner au magasin de vêtements pour hommes Sir Anthony, et y prendre une taille au-dessus - et de dauber sur le costume qui a participé à la remise d'un prix littéraire prestigieux avant d'être rapporté au marchand...

    Paul Léautaud affirmait qu’un prix littéraire déshonore l’écrivain. Mais c’était après s’être pas mal agité dans l’espoir d’obtenir un éventuel Goncourt pour Le petit ami, et l’on présume qu’il aurait mis un mouchoir sur son honneur pour recevoir telle ou telle distinction qui lui eût permie d’améliorer l’ordinaire de ses chiens et de ses chats.

    Thomas Bernhard, pour sa part, se réjouit de pouvoir se payer une Triumph Herald blanche avec les 5000 marks du Prix Julius-Campe qu’il reçoit après la publication de Gel, son premier livre que la presse autrichienne descendra en flammes. Le récit de son « bonheur automobile » est d’ailleurs épatant, autant que celui de la collision finale sur une route de Croatie et des démêlés qui en découlent avec les assurances yougoslaves se soldant, contre toute attente, par une extravagante « indemnité vestimentaire ».

    La rédaction de ce recueil date des années 80-81. TB se proposait de le remettre à l’éditeur en mars 1989, mais l’ouvrage n’a finalement été publié qu’en 2009, pour les dix ans le mort de Thomas Bernhard. C’est un document très amusant et  intéressant à de multiples égards, notamment pour ce qu’écrit l’auteur à propos de son travail et de la foire aux vanités littéraires…

    Thomas Bernhard. Mes prix littéraires. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, Du monde entier, 137p.

  • Ceux qui crèvent d'envie

    Panopticon145.jpgCelui qui ne supportera pas longtemps la vision de la Toyota Cressida de son voisin kosovar / Celle qui aimerait aussi un Home Cinema tout semblable à celui que l’oncle Adalbert a fait installer dans sa villa La Colchique / Ceux qui ont enfin résolu de s’endetter pour vivre ce qui s’appelle une vie /Celui qui est jaloux de naissance à ce que dit sa mère qui lui a toujours préféré son cadet / Celle qui ronge son frein jusqu’à l’os / Ceux qui ne désirent que par contamination / Celui que son envie de rien rend suspect à ses propres yeux / Celle qui a commencé d’écrire des poèmes osés à l’époque où elle faisait tapisserie / Ceux qui ignorent le sens de l’expression faire tapisserie / Celui qui a renoncé à la tapisserie pour se lancer dans la pâtisserie / Celle qui demande au pâtissier si c’est lui qu’a pissé sur le tapis / Ceux qui jalousent le pâtissier Fabrice pour sa bâtisse tapissée à l’anis / Celui qui envie les idées du romancier R. que son nègre utiliserait mieux que le sien / Celle qui se fait un look à la Virginie Despentes pour sortir enfin de l’anonymat / Ceux qui ont décidé de prendre un nouveau départ en avant c’est parti mon fifi / Celui qui lit Pascal dans sa carrée d’étudiant et qui a juste envie de pisser / Celle qui se ferait bien prendre en levrette mais que son ami Polo ne prend qu’en Lambrette / Ceux qui ne se sont jamais bougés que sous l’aiguillon de l’envie / Celui qui se rappelle sa lecture de L’Envie de Iouri Olécha dans une soupente de la rue de la Félicité / Celle qui sait que le mot envie a partie liée au mauvais œil / Ceux qui affirment qu’il vaut mieux faire envie que pitié pour signifier qu’ils préfèrent écraser qu’être écrasés / Celui qui constate que sa femme n’a plus ces temps que des envies sur les mains / Celle qui passe ses envies de coucher un peu en mangeant beaucoup / Ceux qui subliment leurs envies en imitant Notre Seigneur pas jaloux pour un clou / Celui qui prétend que Fellini était jaloux de Pasolini autant que de Rossellini et de Viscontini / Celle qui n’a jamais nourri d’autre envie que celle d’être la nouvelle Bardot du quartier ouvrier mais ça lui a passé / Ceux qui estiment qu’une existence sans envie n’est pas une vie qu’on puisse envier, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ont milité

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    Celui qui a passé des jeans troués aux jeans griffés / Celle qui a gardé tous les disques des Clash / Ceux qui étaient encore ensemble à l'époque où la plupart ne l'étaient plus / Celui qui a laissé la garde des enfants à celle qui a également recueilli ceux des autres qui l'ont larguée / Ceux qui ont vécu en trio puis à sept puis en squat puis à deux dans un loft blanc / Celui qui se disait en relation ouverte et qui en est resté là c'est-à-dire vieux garçon chiant / Celle qui a toujours interdit tout interdit sauf l'interdit de l'insecticide / Ceux qui n'ont découvert la jalousie qu'en commençant d'aimer / Celui qui considérait ses partenaires comme interchangeables jusqu'à sa rencontre de Raymonde / Celle qui a intégré la cuisine zen dans la lutte politique anti-Thatcher / Ceux qui ont longtemps pensé au niveau du groupe à un point qui m'a toujours paru dégoûtant je m'excuse mais c'est comme ça / Celui qui est devenu Chevalier des Arts et des Lettres à l'insu de ses anciens camarades du groupe de fusion / Celle qui a pas mal cuisiné pour le Groupe Prisons / Ceux qui se retrouvent à Locarno comme au bon jeune temps mais avec des chapeaux blancs sur leurs calvities / Celui dont on ne sait pas de quel bord il est ni lui non plus / Celle qui a essayé de mettre de l'ordre dans la vie de Max qui s'en est sorti en faisant l'acquisition de la nouvelle BMW GT décapotable / Ceux qui se rappellent leurs prises de parole à caractère mao-spontex / Celui qui avait une éthique incompatible avec la possession de chats et qui élève maintenant des ragondins / Celle qui fait des sudokus dans la file d'attente du tunnel routier du Gothard estimée à environ trois plombes / Ceux qui se rappellent les ouvriers morts durant le percement du tunnel ferroviaire du Gothard en majorité des Italiens donc c'est moins dommage pensent encore certains Suisses à vrai dire de moins en moins nombreux heureusement n'est-ce pas, etc.

    Image: monument aux victimes du percement du tunnel du Gothard, à Airolo.

  • Ceux qui en ont vu d'autres

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    Celui qui perd le petit Rom sur la table d’op' / Celle qui s’effondre en apprenant la nouvelle dans sa vieille caravane à liaison satellitaire / Ceux qu’on ouvre et qu’on referme aussi sec / Celui qui entend parler d’ombre suspecte / Celle qui comprend à la gueule du veilleur de nuit que pour Rudy tout est fini fi-ni / Ceux qui fauchent les fleurs de la diva défuntée / Celui qu’agace la soignante virago / Celle qui craint surtout le réveil / Ceux qui rasent le pubis de la vieille irascible / Celui qui sous narcose révèle des secrets d’Etat / Celle qui en pince pour l’anestho malgache / Ceux qui boivent l’eau des fleurs devant le patron facho pour lui montrer qu’eux aussi ils en ont / Celui qu’épatent les gestes si précis du traumatologue Pilet / Celle qui a les gestes de la vie / Ceux qui se plaignent de leur chti bobo en parfaits Ritals machos auxquels toute la smala fait écho mamma mia / Celui qui pense que son genou gauche sera jaloux du droit qu’a passé à la télé / Celle qui subit toute la nuit les prédictions apocalyptiques de sa voisine au profil de batrachienne / Ceux qui arrivent trop tard pour la visite de celui qu’est parti trop tôt / Celle qui frôle de ses seins lourds les fronts des beaux garçons qu’elle humecte longuement / Ceux qui désencastrent la vieille diva camée de la cuvette de son WC / Celui qui se remet à lire dès la salle de réveil / Celle qui se shoote au chocolat au dam de la dame d’à côté que cela constiperait / Ceux qui en sont à leur énième intervention qui en fait en somme les champions de la compète / Celui qui sait à quoi sert la porte dérobée qu’on voit là-bas derrière les thuyas / Celle qui voit son cœur palpiter à l’écran et qui se dit que c’est pour Fredi ça aussi / Ceux qui signent leur bon de sortie et font un AC dans la soirée ma foi ça peut arriver / Celui qu’on dit donneur universel et qui ne s’en sent pas meilleur pour autant / Celle qu’a bien pleuré sa petite mère quoique délivrée à la fin / Ceux qui exigent de voir Les Experts en chambre commune au risque de faire chier ceux qui veulent voir Déco / Celui qui écoute Radio Hawaï dont le yukulele lui fait l’effet du Dafalgan + / Celle qui refuse de montrer son cul nu à l’infirmier basané / Ceux qui se regardent en découvrant les croix gammées tatouées sur le torse du petit skinhead / Celui qui trouve un air d’ange au petit skinhead endormi / Celle qui sait que le petit skin ne s’en sortira pas / Ceux qui lavent le corps du pseudo nazillon que personne ne viendra réclamer / Celui qui ne se remettra jamais des enfants et des ados qu’il a perdus sur la table / Celle qui était enceinte quand elle disséquait les enfants en anatomie pathologique / Ceux qui estiment que les assurances font plus mal que la maladie, etc.


    Image : Ulrich Seidl, dans le film ImportExport.

  • Femme de coeur et grande plume


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    Anne-Lise Grobéty, consacrée par le Grand Prix Ramuz en 2000, a succombé mardi dernier au cancer, à l’âge de 61 ans. Elle laisse une œuvre importante et un souvenir lumineux de femme engagée.

    C’est une des figures majeures de la littérature romande de la seconde moitié du XXe siècle qui vient de disparaître en la personne d’Anne-Lise Grobéty, vaincue par la maladie mardi dernier, à l’hôpital de Neuchâtel, à l’âge de 61 ans.
    Après une enfance passée à La Chaux-de-Fonds, dont le climat a marqué son œuvre, Anne-Lise Grobéy entra très jeune en littérature avec Pour mourir en février, paru en 1970 et couronné par le Prix Georges Nicole. Après ce bref ouvrage incisif et sensible, qui abordait une première fois le thème de la difficulté de vivre d'une très jeune femme, dans un climat psychologique marqué par la confusion des sentiments, Anne-Lise Grobéy publia chez Bertil Galland, en 1975, un gros roman, Zéro positif, achoppant à la crise existentielle d'une femme refusant la maternité et se défiant de toute action concrète, notamment politique, puis se réfugiant dans l'alcool et la solitude. Marqué par les tentatives d'une écriture novatrice (qui, paradoxalement, date peut-être le plus), ce livre affirmait du moins une ambition exigeante et une position fortement ancrée dans le temps présent. Parallèlement à son activité littéraire, Anne-Lise Grobéty a toujours été, d'ailleurs, solidement enracinée dans la vie réelle.  Après des études de lettres et un stage de journaliste, elle se consacra à ses deux enfants et   fut auss engagée politiquement, active pendant neuf ans au titre de députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois Attachée à son pays natal, elle aimait également les hautes vallées valaisannes où elle passait de longs mois à arpenter la nature.
    Sans cesser d’écrire et de progresser dans les genres les plus divers, Anne-Lise Grobéty alterna notamment la composition de nouvelles - un genre où excelle son art du trait vif, comme l’illustre La Fiancée d’hiver, Prix Rambert 1986 - et de romans, tel Infiniment plus (1989) dont la narratrice, corsetée par une éducation puritaine, découvre tardivement l'univers de la sensualité.
    En 1992, parut Belle dame qui mord  où la prosatrice, en pleine possession de ses moyens expressifs, au fil de récits-poèmes tour à tour savoureux et plus graves, étincelait par son style, mais c’est avec La Corde de mi, vaste roman polyphonique, paru chez Campiche en 2006, qu'Anne-Lise Grobéty a donné son plus grand livre dans le genre du récit de filiation et d'apprentissage sublimé par une écriture d'une somptueuse musicalité. Plus récemment parurent, en outre, elle publia des livres destinés aux enfants et aux adolescents, qu'elle cherchait à sensibiliser à l'approche des mots et des contes, comme dans Le Temps des mots à voix basse (2001). Enfin, ses interrogations personnelles sur la Seconde Guerre mondiale ont marqué  un de ses derniers récits, L’Abat-jour, paru  aux éditions d’autre part en 2008, dont l'exergue sonne comm un aveu révélateur: "Mais vouloir raconter, n'est-pas prendre la risque de devancer la vérité d'une mesure ou deux ?"

    Avec l'ensemble de son oeuvre, consacrée en 2000 par le Grand Prix Ramuz, Anne-Lise Grobéty s'est inscrite dans la double filiation du réalisme poétique  d'Alice Rivaz, qui traça vigoureusement le sillon de l'expression féminine (sinon féministe) dans notre sol littéraire, et de Corinna Bille, pour sa fantaisie narrative et  la chatoyance de sa prose.

    Lectures à recommander:

    Pour mourir en février, réédité en 1994 chez Campiche.

    Zéro positif, réédité chez Campiche en 1992.

    Belle dame qui mord. Campiche, 1992. 

    La Corde de mi, Campiche, 2006.

    L'Abat-jour. éditions d'autre part, 2008.

     

     

  • Ceux qui se défilent

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    Celui qui dit n’être pour rien dans les tractations foireuses et frauduleuses de l’Union de Banque Scélérate quoique faisant partie de son gang directorial / Celle qui ne dira rien de ce qu’elle a appris sur l’oreiller du banquier scélérat Gospel vu qu’on ne crache pas dans la soupe / Ceux qui estiment qu’un procès public fait à l’Union de Banque Scélérate serait dommageable aux privés dont toi et moi mon p’tit gars / Celui qui ne dira rien à son homologue chinois vu que c’est pas avec des droits de l’homme qu’on fait tourner la boutique et surtout pas une fabrique d’horlogerie à complications / Celle qui ne comprend rien aux lois du marchés mais estime que si le ministre en charge estime que les lois du marchés sont les lois du marché alors faut lui faire confiance vu qu’il a quand même fait l’école de commerce celui-là / Ceux qui renoncent à changer de banque vu que toutes sont soumises au lois du marché les pauvres / Celui qui te plume en souriant du fait que tu n’as jamais rien pigé aux lois du marché / Celle qui t’a épousé en toute connaissance de cause en se disant qu’elle pourrait te revendre le cas échéant conformément aux lois du marché / Ceux qui se couchent devant les puissants et se justifient en se tortillant devant les médias innocents / Celui qui n’ose pas dire en public que le tabloïd qui l’emploie le fait gerber en privé / Celle qui n’ose pas dire même ce qu’elle ne pense pas vu qu’on sait jamais / Ceux qui n’osent pas dire que ce qu’ils préfèrent dans la vie est leur travail et ceux qu’ils aiment et la sieste et la volière d’à côté / Celui qui n’ira pas à la réu des anciens militants / Celle qui se faufile plus qu’elle ne se défile / Ceux qui se défaufilent avec l’âge et même sans / Celui qui ne prend plus l’avion sans son parachute doré / Celle qui excuse les banquiers scélérats qui vont quand même à l’église et tout ça / Ceux qui concluent que nous sommes tous des banquiers suisses allemands, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Ceux qui tombent des nues

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    Celui qui surprend son fils Poulou en train de boursicoter sur Internet / Celle qui comprend ce qu’est un pacte de stabilité en dépit de ses sept ans / Ceux qui découvrent que leurs kids en savent plus qu’eux en matière de géostratégie virtuelle / Celui qui n’en croit pas l’œil de sa webcam / Celle qui constate que l’encéphalite de son fils aîné est du type islamiste / Ceux qui se mettent à l’écoute du Chien / Celui qui dialogue franchement avec son clone Paul-André / Celle qui parle du concept d’éternel retour à ceux qui ne reviendront jamais / Ceux qui se sont perfusés ensemble pour arriver ensemble Là-Haut / Celui qui vit un conflit ethnique à chaque réu de la smala / Celle qui gère une Bulle de soutien psychologique que son propre malaise fait éclater un mercredi après-midi de foehn / Celui qui pense que donner c’est danser et qui donne par conséquent pour danser par conséquent en dépit de son pied-bot / Ceux qui ne supportent pas la moindre résistance à la Grande Libération / Celui qui s’étant foutu à poil dans la Party se sent tout à coup si mal qu’il se rhabille / Celle qui prétend qu’y a pas de problème au niveau sexe alors qu’y en a vachement quand même mais c pas des choses qu’on dit / ceux qui sont tout moroses dans la Love Parade / Celui qui se dit que la vie est comme une partie de rollerskate et qui n’ose pas demander à son vieux de lui en payer un vu qu’on est trop serrés avec son salaire d’ouvrier même pas spécialisé / Celle qui trouve tout ce matin moche et beau dans l’Oxymore amoral du monde moralisant / Ceux qui vont à la fois de l’avant et de l’arrière ça dépend du critère / Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire / Celui qui dit que seul son désir compte et se retrouve assez seul en fin de compte / Celle qui fait d’autant plus la morale à son fils qu’elle en jalouse la liberté / Ceux qui affirment qu’il faut interdire tout ce qui n’est pas obligatoire et inversement / Celui qui plaint ses cinq frères siamois de ne pas s’étonner en ajoutant que cela ne l’étonne pas / Celle qui réduit tout à l’Amour avec une sorte d’agressivité / Ceux qu’accable une grande fatigue / Celui qui se rend à la prochaine Fête en traînant un peu / Celle qui a passé des Pampers aux Poppers / Ceux qui se réfugient dans les films d’animaux / Celui qui entrevoit le Nouvel Homme du ressentiment / Celle qui continue de s’émerveiller d’un peu tout malgré les pluies acides et les pesticides et les tabloïds / Ceux qui établissent la liste infinie de ce qui les réjouit ce matin du 9 octobre 2010 où se fête la Saint Denis torturé sur ordre de Fescennus à la pointe orientale de la Cité (« Allez-y ! Prenez-moi ce glouton / Ne l’épargnez pas plus qu’un mouton, / Rompez le cuir et la ventraille ! /( Que de partout le sang lui saille » ) et rendant grâces à Dieu avant d’être frit sur le gril (le gouverneur jubile : « Foi que je dois Torche Moireau, vous le verrez tantôt fumer. Faites grand feu sous ce vieillard ! »), livré aux fauves puis au four et s’en relevant le sacripant, donc envoyé finalement le lendemain au Mont Martre où l’on le décapite, mais Denis reprend ensuite sa tête et s’en va se purifier à la source d’à côté », tant que la mort se sent petite, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui sont dans le Trend

    Celui qui a toujours le sourire approprié / Celle qui gère les nettoyeuses de couleur de la Top Clinique / Ceux qui décident parce qu’ils banquent / Celui qui s’est blanchi le faciès dans la clinique de la Forêt-Noire / Celle qui formate les stagiaires du tabloïd / Ceux qui se disent trop rebelles pour accepter ce salaire de sous-prolo / Celui qui dose les applaudissements enregistrés de l’émission Tous des Stars / Celle qui paierait de la thune rien que pour apparaître dans le public de Tous des Stars / Ceux qu’on a vus dans le public de Tous des Stars et qui sont retournés à l’usine le lendemain / Celui qui dit à sa mère qu’elle est une star sans le savoir comme Chef Cabrel à sa mum / Celle qui n’a manqué aucun concert de Patrick Juvet sauf ceux du Japon / Ceux qui louent l’ancienne villa nordique de Patrick Juvet au Vallon de Villard / Celui qui a observé une famille de blaireaux dans le jardin de l’ancienne résidence secondaire de Noah au Vallon de Villard / Celui qui habite incognito au Vallon de Villard alors qu’il est mondialement connu des numismates spécialistes du Bas-Empire / Ceux qui se sont pacsés en même temps que Noah sortait son premier disque et qui habitent maintenant dans son ancienne résidence secondaire du Vallon de Villard où il dit avoir eu des pannes d’inspiration les jours de mer de brouillard vu que  là-bas on est dessous et pas dessus comme chez nous / Celle qui garde les chats de son oncle dont elle n’évoque jamais les mœurs vu que ça ne la regarde pas / Ceux qui sont devenus millionnaires grâce à l’émission Devenez millionnaires et ont tout perdu à cause de l’émission Risquez Tout / Celui qui en fait un max pour être dans le coup sans y parvenir mais sans y renoncer non plus tant il est sûr que ça vaut le coup / Celle qui se peint les ongles en vert pour se la jouer Ophélie Winter qui y a renoncé entretemps / Ceux qui disent qu’Arielle Dombasle est une belle personne pour se donner à eux-mêmes un air glamour / Celui qui n’a pas lu le dernier Houellebecq mais qui affirme tantôt qu’il est top et tantôt que c’est du bullshit selon le lieu où il gravite / Celle qui prétend que les poèmes de Michel Houellebecq l’aident à croire en l’Avenir / Ceux qui en chient dans leur coin en essayant d’écrire un roman à succès genre Guillaume Levy / Celui qui a passé du bouddhisme zen à la poterie toltèque / Celle qui pense que ses poèmes gagneront à se voir traduits en chinois / Ceux qui ont été déçus d’apprendre que le Docteur Ruth n’était pas une personne / Celui qui a l’impression d’exister plus sur Facebook où il a pour amis un Darius Rochebin, une Amanda Lear et un Leonid Brezhnev / Celle qui égrène sur son blog L’Optimiste des sentences positives genre Ce Matin Alphonse Je Fonce  /  Ceux qui estiment que la reconnaissance ne leur viendra qu’après leur disparition qu’ils souhaitent entourée de la plus grandePanopticon11120.jpg discrétion comme il sied aux êtres d’humilité enfin tu vois le genre de parfaits raseurs, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Larry Clark et les Tartuffes


    ken-park.jpgKen Park de Larry Clark, ou la censure des Tartuffes.

     


    Je n'ai pas vu l'expo actuelle des images réalisées par Larry Clark, présentée à Paris et interdite aux moins de 18 ans. J'ai vu en revanche tous les films de ce réalisateur attentif à la misère affective et spirituelle du monde actuel, dont le regard sur la jeunesse n'a rien de pervers. Pour plus bel exemple: ce grand chant de tendrese et de révolte que figure Ken Park, où ados et adultes sont abordés frontalement, dans leur misère quotidienne, avec la même franchise blessée.


    Cela commence, sur une piste de skateboard ensoleillée d'une petite ville de Californie, par le suicide d'un garçon au visage enfantin grêlé de taches de rousseur, qui se tire une balle après une sorte d'envoi verbal tout enjoué. Son nom est Ken Park, on n'en apprendra guère plus à son propos durant le film, à la fin duquel on le retrouve cependant avec sa petite amie enceinte à l'air de petite fille elle aussi. Au demeurant, la figure immature de Ken Park reste présente, comme en creux, tout au long de ces scènes de la vie ordinaire qui constituent le quatrième film de l'auteur de Kids (1995), entremêlant les relations souvent pourries entre quelques jeunes gens et leurs parents.

    Il y a Shawn, que son petit frère déteste et que sa génitrice rudoie, qui se console dans les bras et les draps de la mère de sa petite amie, inquiet de savoir si sa « vieille » amante à tête de Barbie l'aime et s'il « le » fait aussi bien que le mari champion de football. Il y a Claude, le fou de skateboard, que son père rabaisse en lui reprochant son manque de virilité et ses fumettes, alors que lui-même picole après la perte de son emploi et en arrive, un soir de défonce alcoolique, à tenter d'abuser de son fils endormi. Il y a l'adorable Peaches que son père à elle, fondu en religion et vouant un culte à son épouse disparue, adule jusqu'au jour où il la surprend avec son petit ami — et c'est alors un déchaînement de violence justifié à grands coups d'anathèmes bibliques. Enfin il y a Tate au regard inquiétant, qui se livre à d'étranges rituels et se montre odieux avec les grandsparents « modèles » qui l'ont recueilli, avant de les massacrer.

    On pense à la fois à l'attachante frise de personnages de Short Cuts, de Robert Altman, et à la Middle Class évoquée dans American Beauty en découvrant cette suite de portraits en mouvement de Ken Park, qui traduit plus douloureusement les névroses d'une société et le désarroi de ses personnages, et nous confronte à leur intimité avec une sensibilité rare.

    L'on sait que Larry Clark, 60 ans, a défrisé les censeurs (aux Etats-Unis et en Australie, notamment) par son parti pris de « tout montrer » de ce qui constitue la vie, y compris ce que la morale courante taxe d'obscénité. Ainsi certaines scènes dites « hard » sont-elles d'ores et déjà citées en exergue, comme si l'intention du réalisateur avait été de pimenter son film par telle séquence de masturbation ou telle autre de triolisme. Or lesdites « scènes » se distinguent absolument de la pornographie ordinaire en cela qu'elles s'incorporent naturellement — et innocemment, pourrait-on dire — à la vie des personnages. La scène durant laquelle Tate, autostrangulé par une ceinture accrochée à la porte, se masturbe le regard fixé sur une joueuse de tennis en action à la télévision, est essentiellement une représentation de sa solitude démente, comme la scène finale rassemblant Shawn, Claude et Peaches sur un canapé, relève de la sensualité pure et fait allusion à l' « ailleurs » paradisiaque qu'ils évoquent précisément, loin de ce sale monde. Selon le même parti pris du « tout montrer », Larry Clark choisit de cadrer à un moment donné le père de Claude, ivre, en train de pisser, avec gros plan sur sa verge pissant. Or cette image ajoute-t-elle quoi que ce soit à notre connaissance du personnage ? Peut-être pas, mais cette approche de l'intimité du père de Claude, reliée à la vision de son visage défait par sa propre détresse (« Personne ne m'aime », gémit-il lorsque son fils le repousse violemment), participe bel et bien d'un regard englobant et sans œillères, à la fois honnête et compréhensif. De la même façon, aucun des personnages de Ken Park n'est jugé en fonction de son âge ou de ses penchants particuliers. « Voici la vie nue », semble nous dire Larry Clark avant de nous faire sourire à la réplique de ce marchand de saucisses lançant à la fin du film, à Ken Park réapparu, que « le hot dog c'est la vie »

    Alors que la violence imbécile, et non moins hideuse, du talkshow de Jerry Springer se déchaîne sur le petit écran en arrière-plan, et tandis que le commerce du sexe mécanique envahit les médias et le réseau des réseaux, Larry Clark reste du côté des nuances tendres de la vie dont il tire, avec la complicité d'Ed Lachman son imagier, une lumière à l'étonnant rayonnement. Dans la foulée, on remarquera l'admirable travail accompli avec les acteurs, qu'il s'agisse des professionnels (les personnages adultes) ou la plupart des jeunes gens trouvés « dans la vie » par le réalisateur.

    Malgré tout ce qu'il y a de triste dans ce film où il est question, fondamentalement, d'une « famille » humaine en perte de sens et de lien social ou affectif, le plus surprenant nous semble enfin la beauté non accrocheuse qui se dégage de Ken Park, où les objets et les visages, les corps et le monde extérieur semblent exonérés du mal et de la saleté par une tendresse encore possible.

  • Vargas Llosa, enfin...

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    Le Prix Nobel de littérature, attendu depuis des années, consacre le romancier péruvien.

    La littérature latino-américaine compte, aujourd’hui, deux ou trois des plus grands écrivains vivants au monde. À côté de Gabriel Garcia Marquez (Nobel en 1982), les Mexicains Octavio Paz (Nobel en 1990, mort en 1998 ) et Carlos Fuentes (nobélisable depuis longtemps), le Péruvien Mario Vargas Llosa a produit une œuvre que même les ennemis idéologiques de ce «libéral» reconnaissent comme l’une des plus éclatantes. Traduite dans le monde entier, cette œuvre puissante d’artiste «mené par des démons», et non moins soumise à une vision éthique primant sur les idéologies, a d’abord exorcisé les cauchemars d’une jeunesse en butte à l’autoritarisme du père, des prêtres et de l’armée, avant de déployer des thèmes beaucoup plus universels.

    Né en 1936 à Arequipa, dans le sud bolivien, Vargas Llosa s’est fait connaître par un premier recueil de nouvelles, intitulé Les caïds (1959), évoquant son adolescence en butte à la violence marqué par l’influence de Sartre et de Faulkner. Dans la foulée, La Ville et les chiens (1963), La Maison verte (1964) puis Les chiots (1967), établirent sa première réputation internationale et lui valurent le prestigieux prix Romulo Gallegos, dans le discours duquel il affirma que « la littérature est feu ».

    Après 1975, c’est plutôt dans la postérité d’un Camus qu’il poursuivit son œuvre, répondant à la montée des intégrismes et du terrorisme par La guerre de la fin du monde (1981) et l’Histoire de Mayta (1984), notamment. Son expérience directe du terrorisme, en 1983, quand il enquêta sur le terrain, aboutit au roman « policier » Qui a tué Palomina Nero, autre titre « phare » de son œuvre.

    S’il refusa longtemps de s’engager politiquement, Mario Vargas Llosa fonda en 1987 le mouvement de droite libérale Libertad, qui l’amena à se présenter à la présidence de la République en 1990.

    Témoin des révolutions tournant aux dictatures, « frère ennemi » de Garcia Marquez dont il a fustigé la soumission aveugle à Fidel Castro grand humaniste cosmopolite, Mario Vargas Llosa a raconté son expérience politique dans Le poisson dans l’eau (1993) avant de produire de nouveaux grands romans, tel Lituma dans les Andes (1993), qui aborde la question du fanatisme à partir du cas particulier du Sentier lumineux, et La fête au bouc (2000), magistrale peinture romanesque de la dictature de Trujillo à Saint-Domingue. Déjà consacré par le Prix Planeta et le Prix Cervantès, sans compter une quarantaine de doctorats honoris Causa, l’auteur de Conversation à la « cathédrale », de La vie en mouvement et d’une trentaine d’autre romans et essais, nous reviendra sous peu - et cela vaut bien un Nobel - au fil d’un nouveau grand roman dont Joseph Conrad est l’un des héros…

  • La fête à Vargas Llosa



    Retour à Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature 2010, à propos de La Fête au bouc.

    «Bon, la politique, c'est ça, c'est marcher sur des cadavres», remarque l'un des personnages de La fête au bouc, et sans doute l'observation est-elle fondée pour ce qui concerne le règne de Son Excellence le docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina, dit aussi le Chef, le Généralissime, le Bienfaiteur, le Père de la Nouvelle Patrie, qui régna sur la République dominicaine trente ans durant avant d'être abattu dans sa voiture en mai 1961 par des conjurés, dont plusieurs avaient été auparavant des «trujillistes» convaincus.

    C'est que Trujillo, longtemps allié privilégié des Américains, décoré par le pape Pie XII et considéré comme un héraut de l'anticommunisme, pouvait s'enorgueillir aussi d'avoir fait de son pays une nation moderne, dotée d'une armée forte. Passé maître dans l'art de donner leur chance aux plus capables afin de mieux les soumettre, il s'était également fait aimer de son peuple en grand démagogue paternaliste qui multipliait, par exemple, les parrainages personnels assortis de sommes rondelettes.

    Cela étant, la corruption et la férocité du régime se faisant de plus en plus criants, il fut l'objet d'un premier complot en juin 1959 et, en janvier 1960, d'une mise en accusation publique courageuse de la part de l'épiscopat dominicain. Or, c'est un an après que nous allons vivre sa dernière journée sous la plume de Mario Vargas Llosa, lequel décrira en même temps la préparation de l'attentat, les coulisses du régime et l'histoire, vécue par de multiples personnages, de cette dictature fondée sur la compromission de toute une société.

    Le règne de Trujillo, sa personnalité singulière de Titan du travail obsédé par l'hygiène et la bonne tenue vestimentaire, son fascinant regard d'iguane et sa voix de fausset, ses frasques de macho exerçant son droit de cuissage sur les femmes de ses ministres, les scandales provoqués par son fils débauché dans la jet set internationale, les millions planqués par son clan dans les banques suisses, la corruption de sa justice et la brutalité de sa police - toutes ces composantes de son régime ubuesque ont fait l'objet, déjà, d'ouvrages documentés. A cette base sûre et solide, le romancier ajoute ni plus ni moins que la vie et ses innombrables détails, la vie et ses petites misères (le tyran se compisse par faiblesse prostatique, et cela le mine...), la vie sur cette terre sensuelle de la Caraïbe et la vie dans le temps. Avec un art consommé, Vargas Llosa raconte ainsi, dans le même mouvement puissant, le présent du dictateur, l'évolution passée du régime et ce qui se passa après son exécution.

    Le roman commence, en effet, avec l'arrivée à Saint-Domingue, trente-cinq ans après la mort de Trujillo, de l'avocate Urania Cabral, fille d'un ministre du tyran qui ne s'est jamais expliqué la soumission de son père. Retrouvant celui-ci à l'état d'impotent à peine conscient, elle replonge dans ces années de honte sur lesquelles elle n'a cessé de se documenter après son exil prolongé aux Etats-Unis. En alternance avec ce récit d'une femme généreuse mais durcie par l'épreuve, qui vit ces retrouvailles comme une expiation et produit une sorte de vision cavalière de l'histoire écoulée, le romancier nous fait retrouver au présent, et comme pris dans la tenaille de la même journée, le tyran levé avant l'aube et les conjurés attendant le même soir l'arrivée de sa Chevrolet dans leur guet-apens.

    Au premier regard du matin, frais comme un gardon, et malgré le mépris humain que trahissent ses pensées, Trujillo n'a rien d'un monstre. Est-ce bien cet élève policé des marines américains qui fait jeter ses opposants aux requins du haut de falaises ou d'hélicos? Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'il est bien moins dégoûtant que les exécuteurs de ses oeuvres plus ou moins basses, tel le sinistre colonel Johnny Abbes Garcia, chef du Service d'intelligence militaire (sic), passé du journalisme à la délation et de la torture sadique aux exécutions; tel aussi le juriste expert Henry Chirinos, surnommé «l'ordure incarnée» par son maître, ou «l'ivrogne constitutionnaliste», qui n'a pas son pareil pour donner «une apparence de force juridique aux décisions les plus arbitraires de l'Exécutif» et qu'Urania Cabral, des années après l'assassinat de Trujillo, retrouvera à Washington.

    Au-delà de l'histoire particulière de cette dictature bananière, le roman de Mario Vargas Llosa aborde la question du consentement qui se rapporte à bien d'autres régimes de même nature, qu'il s'agisse de l'Allemagne nazie ou de la Roumanie de Ceausescu, notamment. Loin de le traiter en idéologue, le romancier module ce thème en racontant, dans l'atmosphère tendue de la planque, les destinées des quatre conjurés principaux. Pourquoi le plus jeune d'entre eux, le brillant lieutenant Amado Garcia Guerrero, qui fait partie de la garde personnelle de Tru
    jillo, a-t-il juré la mort de celui-ci? Parce que sa loyauté a été éprouvée au prix d'une exécution forcée qu'il ne pourra jamais se pardonner. De la même façon, tous ses compagnons ont été «mouillés», à un moment donné de leur vie, par un régime jouant systématiquement sur le chantage au consentement.

    On pense évidemment, en lisant La fête au bouc, au portrait d'un dictateur brossé naguère par Gabriel Garcia Marquez dans L'automne du patriarche. De celui-ci, le nouveau roman de Mario Vargas Llosa n'a peut-être pas la somptuosité baroque, alors qu'il nous semble aller beaucoup plus loin dans la ressaisie romanesque des tenants et des aboutissants personnels et collectifs d'une tragédie politique aux résonances universelles.

    Mario Vargas Llosa. La fête au bouc. Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan. Gallimard, Coll. Du Monde Entier, 604 pp.

  • La face cachée du propre-en-ordre




    Rencontre avec Martin Suter

    Il n’a fallu que trois romans à Martin Suter pour conquérir un très vaste public et l’estime de la critique internationale. Or, plus qu’un phénomène de mode, cet engouement nous semble découler de cette évidence: que les livres de Martin Suter sont intéressants. Comme John Le Carré dans son dernier roman incriminant les menées de l’industrie pharmaceutique en Afrique, ou à l’instar d’une Patricia Highsmith scrutant les désarrois de l’individu dans la société contemporaine, Martin Suter raconte, avec maestria, des histoires concernant chacun. Intéressants, ses livres le sont aussi pour l’image incisive qu’ils donnent de la réalité contemporaine, et plus précisément d’une Suisse dont les flatteuses apparences cachent les mêmes turpitudes que partout. Enfin le caractère très prenant de ces trois romans tient aussi à l’intérêt manifesté, par l’écrivain, pour les situations-limites vécues par ses personnages, que ce soit (avec Small World) dans le labyrinthe psychique de la maladie d’Alzheimer ou, avec Un Ami parfait, au bord des failles vertigineuses de la mémoire perdue par accident.

    Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via la scénario (il a signé ceux de plusieurs films de son ami Daniel Schmid), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance marquent son ancrage dans le monde. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Deux grandes admirations, pour les écrivains Dürrenmatt et Glauser, le moraliste visionnaire et l’anar du polar, orientent sa propre position décentrée. De son travail de romancier, Martin Suter parle avec la modestie de l’artisan scrupuleux.

    «Mon premier souci est de raconter une histoire qui captive le lecteur. Pour cela, je dois savoir où je vais. Après deux premiers essais de romans loupés, j’ai appris à construire mon ouvrage, dont je dois connaître précisément les grandes lignes et la fin avant de m’y atteler, quitte à prendre des libertés en cours de route. A l’origine de L’Ami parfait, il y a le thème déclencheur de la mémoire perdue. Au thème de la mémoire est lié celui de l’identité, qui ne peut se constituer que sur la base des sréseaux de souvenirs. Où cela se corse, c’est que mon personnage ne se rappelle plus qu’il a commencé de mal tourner pendant cette période justement que sa mémoire a gommée. Essayez de vous rappeler un lendemain de terrible cuite, quand vous reprenez vos esprits et que vous découvrez que vous avez fait ceci ou cela de pas très reluisant... comme s’il s’agissait d’un autre vous-même. Dans le cas de mon protagniste, c’est cinquante jours de sa vie qui refont surface, et c’est Mister Hyde qui apparaît au docteur Jekyll...»

    Dans le soin qu’il apporte à la construction de ses romans, Martin Suter inclut une investigation précise,qu’on pourrait dire balzacienne, sur les milieux qu’il explore (la haute finance dans La face cachée de la lune, le journalisme dans Un Ami parfait) ou les aspects techniques et scientifiques des thèmes qu’il traite.
    «Il est évident que, pour être crédible, le romancier doit se fonder sur des données exactes. En matière de neurologie, j’avais déjà lu pas mal de littérature, dont les ouvrages du fameux Oliver Sacks, mais j’ai également consulté des neurologues en activité. C’est par eux que, par exemple, j’ai découvert le détail intéressant de la mémoire émergeant par «îlots». Pour l’affaire des aliments contaminés, ce que je raconte est également plausible, même si j’affabule en l’occurrence».

    Si Martin Suter n’a rien d’un l’écrivain «engagé» au sens traditionnel de l’auteur «à message» signant des manifestes, ses livres n’en ont pas moins une réelle dimension critique visant les «magouilles» d’une société apparemment au-dessus de tout soupçon.
    «Je crois qu’un roman qui achoppe au monde réel a forcément une dimension politique. Même si ce n’est pas explicite, le thème de la quête de mémoire recoupe celui du passé de la Suisse. Je suis quelqu’un que révoltent l’injustice et tout abus de pouvoir, quel qu’il soit. Du point de vue moral, et même si le dénouement de mon roman n’a rien de très moral, je m’intéresse à ces zones-limites le long desquelles n’importe lequel d’entre nous peut basculer à tout moment, d’un côté ou de l’autre...»

    Un étranger dans le miroir

    Un sentiment d’étrangeté, débouchant sur des vertiges à la fois physiques et psychiques, ne cesse de troubler le lecteur engagé dans le parcours labyrinthique d’Un Ami parfait, sur les pas du beau et brillant Fabio qu’attendent de terribles révélations sur lui-même. Rescapé d’une probable agression qui lui a valu un traumatisme crânien, le jeune journaliste revient à la vie normale avec un énorme trou de mémoire portant sur deux mois durant lesquels, il s’en rend bientôt compte, des choses décisives lui sont arrivées. Sa mémoire intacte lui rappelle l’amour qu’il vouait à Dorina, mais celle-ci ne veut plus entendre parler de lui, alors que Marlene lui apprend qu’ils vivent ensemble malgré le rejet qu’elle lui inspire maintenant. Enquêtant plus avant, Fabio découvre qu’il a démissionné de son journal, où il a été remplacé, et que son meilleur ami, Lucas, vit maintenant avec Norina. Or, l’impression que Lucas l’a trahi se confirme lorsqu’il se rend compte que son compère et collègue a repris une enquête sur un «gros coup» dont il ne se rappelle rien mais qu’il devait mener au moment de son accident. Pourtant c’est une surprise bien plus amère qui l’attend en fin de course, et une leçon, à la fois tragique et salutaire, qui rendra du moins un sens nouveau à sa vie.

    Sous l’aspect d’un thriller psychologique admirablement mené, Un Ami parfait entremêle les thèmes du double négatif et de la fidélité bafouée, de la corruption sociale et de la rédemption par l’amitié et l’amour Des personnages bien dessinés et la remise en question sous-jaçente d’une société frivole et cynique lestent ce roman d’une gravité jamais trop pesante.

    Martin Suter. Un Ami parfait. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 372p.

  • Ceux qui ont vu passer le temps

    Panopticon888.jpgCelui qui découvre son âge dans le regard des kids / Celle qui a ouvert une maison d’hôtes après des années de galère et deux maris usés / Ceux qui ont fait coloriser le portrait de leur garçon défunt au même âge que leurs actuels petits-enfants / Celui qui retrouve son pote Gaspard quarante ans après leurs belles années et chacun se félicite d’être resté si cool / Celle que les deux mecs ont convoitée à leur vingt ans et qui leur a préféré ce Victor avec lequel la vie ne fut pas drôle et qu’ils enterrent tous trois cet après-midi de crachin / Celui qui n’arrive pas à ne plus croire qu’il a dix-huit ans alors qu’il se sent dedans plus frais que jamais / Celle qui répète tellement qu’elle baisse qu’en effet elle baisse et que ça ne lui passera pas avant que ça nous prenne / Ceux qui baisent encore à 77 ans mais ce n’est pas si fréquent et peut-être moins important que ce n’est écrit dans les magazines visant les 40-60 / Celui qui se détourne quand il croise à la COOP un ancien condisciple progressiste de la fac de médecine auquel il se gêne d’avouer qu’il a fait fortune dans le domaine des farines carnées / Celle qui a tellement bien vieilli qu’elle fait la pige aux Barbies quadra et aux Bimbos quinquas / Ceux qui se retrouvent dans l’Espace Aînés où la solidarité règne leur a-t-on dit / Celui qui gère le Groupe de Conscience des homos octogénaires / Celle qui supervise les réus de délibération des retraités libres penseurs / Ceux qui se disent imperméables aux problèmes générationnels vu que selon eux l’humain reste l’humain entre autres pensées nobles / Celui qui a commencé de voyager vraiment pour faire le deuil de Claudine / Celle qui se fait tartir dans le Périgord noir depuis le départ de ce salaud d’Ancelin qu’elle a tant aimé au point d’en oublier les beignes et les bleus / Ceux qui ont tenu grâce à la canasta et aux séries genre Experts Miami / Celui qui dit volontiers « mon pauvre vieux » aux garçons de vingt ans se lançant dans la Carrière / Celle qui recommence à faucher des objets chers pour se donner un coup de jeune / Ceux qui montent un coup ensemble comme au bon jeune temps / Celui qui se vante de n’avoir jamais fauché de livres chez Maspéro par la même éthique de gauche qui le faisait razzier les librairies de la rue de Rivoli / Celle qui à vingt ans a peint un phallus vert sur le Rolls du principal actionnaire de son journal de bourges / Ceux qui sentent passer le temps en eux comme une ondulante rivière qui va se jeter dans un lac coulant lui-même très doucement vers le Sud en fleuve alluvionné jusqu’à la mer sur laquelle le soir la nuit fait penser à l’infini étoilé enfin tu vois comme on devient poète quand on est paralysée et que la télé est en panne, etc.   

     (Cette liste a été jetée dans les marges de Tam-Tam d’Eden, recueil de nouvelles d’Antonin Moeri à qui rien de ce qui passe avec le temps n'est étranger en dépit d'un présent foisonnant.)  

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  • Ceux qui vivent avec leur temps

    PanopticonA29.jpgCelui qui pète un câble dans la cuisine relookée de son compagnon de vie / Celle qui fait un AVC le jour de son back up / Ceux qui sont rattrapés par la crise financière dans leur entresol du quartier sous-gare / Celui qui note les dernières choses à faire avant d’ouvrir aux videurs de l’Entreprise /  Celle qui fait la liste des objets de valeur laissés par l’oncle Archibald à ses nièces et neveux presque tous homophobes / Ceux qui ont fait le test avant de se pointer dans l’appartement du Belge où ils participeront à leur premier gang bang nokapote / Celle qui raconte sa mission dangereuse au Cachemire non sans remarquer le drôle de goût du sushi mal décongelé que la Neuchâteloise snob a servi à son cocktail / Ceux qui ont un sosie de Brad Pitt dans leur équipe de démarcheurs de contrats immobiliers genre néo-subprimes / Celui qui prend des somnifères pour pallier la présence de sa légitime / Celle qui prend des somnifères pour pallier son manque d’illégitimes / Ceux qui se sentent en prison dans leur pyjama rayé dont la lecture du dernier Marc Levy les fera peut-être s’évader on peut rêver-quand-même-ou-quoi / Celui dont le pacemaker s’affole sous les lignes à haute tension mais son cousin l’électricien lui dit qu’y a aucun rapport / Celle qui affole les portiques de l’aéroport de Nagoya avec ses nouvelles hanches de titane style Johnny / Ceux qui se disent que le pire n’est pas d’avoir une vieille peau dans son lit mais de ne plus savoir comment la ou le faire rire ou même sourire de ça / Celui qui avait notoirement les mêmes yeux que Tony Curtis et qui se sent ce matin bien seul / Celle qui se place ce soir sur une grille d’aération jouxtant la sortie du Brummel et qui se la joue Marylin sans le moindre effet à cause peut-être du poids de sa robe en lamé / Ceux qui rêvent de fonder un foyer stable pour en finir avec leur période de squat / Celui qui sort avec une lingère du Beau-Rivage pour se mettre à l’écoute du peuple / Celle qui offre des Navyboots à son gig équatorien pour le mettre à l’aise quand elle le sort au Club de Voile / Ceux qui se lèvent et menacent de partir à chaque fois que leur ami le Bulgare malmène sa conjointe suisse alors qu’il a juste le permis B / Celui qui insiste au brunch des cadres de l’Entreprise afin qu’on voie en lui un ami de la Chine / Celle qui a épousé celui qui ne s’intéresse qu’à ceux qui gagnent / Ceux qui ne gagnent pas à être connus même de loin, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Des visages

    Inlassablement je regarde les visages, et partout le drame, inscrit en rides et en traits durcis ou épurés au contraire; et les humbles, muettes figures de l’autobus ou de la salle d’attente; et la comédie des peaux liftées, tendues comme sur autant de masques d’un éreintant carnaval; et la ménagerie, le casoar ou le sanglier; et le cabinet de curiosités des natures subies ou sublimées, la babine sexuelle ou l’icône de vieux bois.
    Or curieusement, plus je les regarde et plus je me surprends à les accueillir tous.
    En regardant de tout près le visage de quelqu’un qu’on aime, on se sent parfois défaillir de tendresse. Ce seul visage n’a pas au monde son pareil, se dit-on, et tous les visages y délèguent cependant un reflet. Un instant, on se figure qu’on perdrait tout en le perdant, puis à le regarder vraiment on s’aperçoit que sa lumière n’est pas que de lui: que sa présence n’est qu’allusion à l’on ne sait quoi d’éternel.

     

  • A l'écoute de la poubelle

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    Martine * ne sait plus à quel saint se vouer. Vous connaissez Martine: elle est à l'édition littéraire ce que le soldat fidèle est à toute armée. Martine donnerait sa vie pour un bon livre. Martine est entrée en édition comme sa cousine Bluette * de Clermont-Ferrand choisit d'offrir sa vie à l'Epoux divin, et sa fonction de Lectrice aux prestigieuses Editions Madrigal * relève à ses yeux du sacerdoce au même titre que le titre actuel de Bluette, Abbesse crossée de son couvent.

    Des lustres durant, la tâche de Martine consista, dans sa cellule feutrée du sanctuaire de la rue Saturnin-Potin *, à trier, à réception des 333 manuscrits quotidiennement reçus par l'illustre maison, le bon grain de l'ivraie. A savoir, en termes non châtiés: fiche au panier l'essentiel de ce papier. Sans le moindre état d'âme, se rappelant que l'élection rarissime du génie (comme celle du spermatozoïde zélé) suppose un sacrifice multitudinaire, Martine répéta donc mille fois ce geste, à la fois sévère mais juste, de balancer 999 manuscrits sur mille à la poubelle.

    Or voici que, tout récemment, une note de service tombée des hautes sphères de Madrigal, probablement sous l'influence de l'occulte service commercial de l'institution, s'en est venue rompre la sublime ordonnance de la tâche de Martine en ces termes clairs et nets:

    Le Service Lecture est prié, désormais, de se mettre à l'écoute de la poubelle.

    A l'écoute de la poubelle: voilà ce qu'on demande à Martine. Mais que cela signifie-t-il au fond ? Martine le sait mieux que personne, qui poubellise depuis tant d'années ce qu'un grand auteur de la maison (Céline le maudit) appelait non sans dédain misogyne la « lettre à la petite cousine ». Autrement dit: le bavardage quotidien, la confidence à ras la fleurette, le cancer du chien de Paul * ou les fantaisies sexuelles des perruches de Jeanne *, bref le tout-venant de l'immense déballage alimentant, tous les soirs, le Confessionnal cathodique et, tous les matins, les tabloïds dont Martine n'envelopperait même pas les déchets de la salade de sa tortue Clitemnestre *.
    Certains lecteurs, méfiants envers les « cimes » de la Littérature ou simplement attachés aux « choses de la vie », l'auront peut-être déjà conclu: votre Martine est une oie blanche corsetée. Ce qu'elle balançait à la poubelle relevait peut-être de ce qu'il y a de plus vivant dans l'expression humaine. Le maudit Céline n'a-t-il pas lui-même donné du galon au populo et du brillant à la dégoise ? A vrai dire, ils auront pris Martine pour une autre, tant il est vrai que la littérature brassant la vie et la langue, de Rabelais à Cendrars ou de Villon à Guilloux, l'a toujours « vachement branchée », pour causer comme sa nièce Elodie *. Mais une chose est le récit au premier degré d'une aventure style Papillon, et tout autre chose la transposition que suppose la magie du conte et de la fiction, vieille comme le monde et qui fait se taire tous les peuples quand retentit la formule-sésame d' « il était une fois ». Autant dire que ce n'est pas la vie simple, mais la platitude que Martine vouait jusque-là à la poubelle. La parole intime n'a jamais rebuté non plus Martine, qui aime sentir le souffle de Montaigne à fleur de page, ou les jérémiades de Rousseau, les rosseries de Léautaud, les notes journalières de cette suave peste de Jouhandeau, les pages déchirantes d'Hervé Guibert en ses derniers jours. L'aveu personnel ne relève en rien, aux yeux de Martine, de la fameuse poubelle, à l'opposé du ragot qui flatte les plus bas instincts de la foule ou de l'étalage éhonté qui fait désormais « pisser le dinar », selon l'expression d'Elodie.

    Mais à quel Bienheureux se vouer alors, si le saint des saints du Critère littéraire se trouve à son tour contaminé ? Martine se tâte. Va-t-elle rendre son tablier et rejoindre Bluette en son désert ? Penchée sur sa poubelle, Martine reste à l'écoute depuis ce matin. Et si son éditeur la faisait raconter à son tour sa story ? Elle a des choses sûrement porteuses à raconter, Martine ...

    * Noms et prénoms fictifs.

  • L’aura d’Alice Rivaz

    Les personnages d’Alice Rivaz me rappellent à tout moment la douce grisaille des photos des années 40 ou 50, avec une double nuance plus aiguë, en ce qui concerne la protagoniste de Jette ton pain, de souffrance ou d’insoumission.
    « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part », écrivait Tchekhov au jeune Gorki, et c’est précisément ce qui arrive à ce personnage de tendre vieille fille restée auprès de ses parents et à laquelle sa mère, qui ne manque pas une occasion de lui rappeler combien elle s’est elle-même sacrifiée pour ses semblables, fait maintenant valoir qu’elle a encore de la chance de pouvoir se « rendre utile » ainsi…

    « Je suis une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus », écrivait Alice Rivaz dans Comptez vos jours, et c’est vrai qu’il y a chez elle de l’enfant prolongé, avec ce sens de la justice et même cette intransigeance, ce souci de conséquence que manifestent les enfants ; mais rien pour autant de niais ou de doucereux chez cette femme qui s’est mêlée au monde et qui n’a pas l’air de se faire plus d’illusions sur l’équité de la société que sur les mirages de l’amour.

    En me rappelant la musique, du côté de Bach ou du Beethoven de chambre, de ses romans et de ses récits aux si beaux titres, de Nuages dans la main à La Paix des ruches, ou de L’Alphabet du matin à De mémoire et d’oubli, il me semble ressentir exactement ce qu’elle prête à son personnage dans Jette ton pain, et qui vaut d’ailleurs à mes yeux pour toute lecture importante : « Ce qu’il lui reste après une lecture, c’est une saveur, une odeur, des couleurs, des images, des êtres, une sorte d’aura, ou encore un sentiment d’horreur ou de beauté, ou de pitié (ou tout cela à la fois), un grand désir de créer à son tour un univers. Un amour renouvelé des autres, le ravissement et l’angoisse d’être en vie, la révélation de ce qu’elle est, mais aussi de ce qu’elle pourrait être. »

  • Mon Amérique


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    Mon Amérique, ce matin, s’appelle Douna Loup. Je ne connais pas cette bonne femme, cette Genevoise du bout du lac, cette gamine de vingt-huit ans et des bricoles, mais son premier roman, L’Embrasure, m’a ramené ce matin en Amérique : au seuil de mon Amérique, quand j’ai découvert à quinze seize ans Thomas Wolfe dans la bibliothèque de la maison, au cœur de mon Amérique, dans les forêts et les bibliothèques de mon enfance et de mon adolescence et d’aujourd’hui et de tout le temps.

    Douna Loup m’a tout de suite rappelé l’Amérique de Céline et de La Bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, l’Amérique de Paul Morand et d’Agota Kristof, avec ses mots précis et différents, ses mots enfilés sur des fils tendus ou des lianes souples, ses mots et ses phrases qui vont direct au corps et au cœur et à l’esprit et à l’âme puisqu’il y a à n’en pas douter une âme derrière les mots et au bout des mots avec autant de mystère.

    L’Amérique du chasseur de Douna Loup m’a tout de suite rappelé la forêt de La Bouche pleine de terre, surtout quand le chasseur découvre celui qui s’est laissé mourir sous les arbres par goût de l’absolu.

    Mon Amérique est donc liée à ce goût de l’absolu qui brasse le goût et le dégoût du monde, et c’est ce goût des choses rendu par les mots que vivifie immédiatement l’écriture inouïe (au sens propre de jamais entendue) de Douna Loup, ce goût des mots qui ont du fruit et de la bête dans le monde où tout a un nom, même le mystère.

    Tu commences à lire Aline de Ramuz, ce serait ton Amérique de naguère, tu te lances à dix-huit ans et des poussières dans ce premier livre d’un gamin de vingt-quatre ans, et tu te te le rappelles comme de ce matin : c’est ça, c’est là, c’est comme ça, la vie, la beauté et la cruauté de la vie sont comme ça, la vie de cette gamine de peu qui s’amourache du fils du notable du coin qui la saute et l’abandonne la poussant au suicide, c’est l’histoire de toujours et de partout, comme Roméo et Juliette à Vérone ou au village, tout ce qu’on apprend en rêvant d’Amérique pour buter sur la réalité qui est, en somme, le grand sujet de L’Embrasure de Douna Loup, la beauté et la cruauté de la vie et peut-être l’amour là-dedans qui se faufile comme la biche au bois.

    Trois sacrées bonnes femmes m’ont beaucoup appris de la réalité, je veux dire : ces bonnes femmes d’Amérique qui ont pour nom Flannery O’Connor, Patricia Highsmith et Annie Dillard, toutes trois réalistes à mort avec le même goût de l’absolu.

    Mon Amérique est un besoin vital de poésie qui est aujourd’hui nié par les bruyants, les distraits, les inattentifs que nous sommes tous plus ou moins. Cette poésie est immédiatement perceptible dans toutes les nouvelles de Flannery O’Connor, dans Les braves gens ne courent pas les rues ou dans Mon mal vient de plus loin, comme elle l’est dans les milliers de pages de Thomas Wolfe ou de Paul Morand dressant New York devant nous, dans la transe musicale du Voyage au bout de la nuit ou dans la fuite éperdue du désespéré de La bouche pleine de terre qui n’a pas rencontré Eva, la femme que nous rencontrons dans L’Embrasure de Douna Loup…

    (À suivre...)

  • Femme de coeur et de mémoire

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    Veuve est honorée à la Jacqueline Veuve est honorée par la Cinémathèque suisse, à Lausanne, avec une rétrospective et la projection de son dernier film, « C’était hier ».

     

    On voit d’abord le beau château de Lucens, au second plan d’un magnifique champ de fleurs jaunes, tandis qu’une voix féminine égrène Le Temps des cerises. Puis arrivent une quinzaine de vieillards débonnaires, derniers représentants d’une classe de « primaire supérieure» photographiée il y a plus de septante ans de ça et qui se retrouvent, plus ou moins fringants. 

    Tel est le décor et tels seront les acteurs  d’une remémoration qui va faire alterner deux récits : d’une part, la vie à Lucens durant sept décennies, fortement marquée par le développement puis le déclin de l’industrie locale des pierres taillées pour l‘horlogerie et la joaillerie, et, d’autre part, le leitmotiv des passages du Tour de Suisse cycliste dans la bourgade vaudoise, dès 1937 où brillait le nom du fringant Léo Amberg, vainqueur de l’année en question. Or, mêlant documents d’archives (photos ou films) et témoignages filmés aujourd’hui, au fil d’un montage vif et jamais pesant, Jacqueline Veuve ajoute, à son palmarès déjà impressionnant, un film à la fois très personnel et très intéressant par son approche d’une communauté contrastée (riches et pauvres cohabitant parfois durement) et en butte à l’évolution économique et sociale.

    À l’écoute

    La double force de Jacqueline Veuve, entre autres qualités de grand artisanat cinématographique, a toujours été son objectivité, du point de vue social, et son empathie humaine. Issue de la bourgeoisie locale (son grand-père est capitaine d’industrie, qui dirige la fabrique Reymond et caracole fièrement à cheval), elle documente la vie des ouvriers dont le témoignage de certains n’est pas tendre. Dureté de conditions de travail, sévérité de la redoutable Mademoiselle Emma dont le mot d’ordre est « travail, travail, travail », salaires précaires, mobbing occasionnel : les faits sont là, sans donner lieu pour autant à un réquisitoire.

    Car Jules Reymond, comme le fameux industriel Louis-Edouard Junod  chez lequel il s’est formé, fait de son mieux à la tête d’une entreprise de type « familial ». Des logements sociaux, diverses associations d’intérêt public et l’attention occasionnelle de Madame Reymond (une bûche pour le Noël des plus pauvres) complètent un tableau nuancé. Telle dame  dira qu’elle a vécu « au paradis » chez les Reymond. D’autres durciront le trait. Résultat pour tout le monde aujourd’hui : de la taille de quatre  pierres à l’heure par ouvrier, on est passé à 10.000 pièces au laser. Et le « cimetière industriel » des Reymond est à vendre sur Internet…

    Et c’est demain… 

    Pas plus que dans ses autres films, Jacqueline Veuve ne distille de nostalgie sucrée. Le contraste de la couleur actuelle et du noir/blanc capte les charmes de chaque époque, ici avec une évocation de la bicyclette passant de l’objet de luxe au véhicule « popu », là en commentant l’évolution du Tour de suisse par la voix d’un vieux passionné de la petite reine. Et l’attention portée sur la désaffection progressive d’une grande fête de naguère, à l’Ascension, va de pair avec l’apparition finale, sur un balcon de la gare, d’une famille de jeunes Noirs. Nulle aigreur au demeurant, mais voilà, semble dire Jacqueline Veuve : c’est comme ça. Or c’est ce type de constats qu’on retrouve, en aval, chez plusieurs jeunes cinéastes romands, tel le Lionel Baier de Celui au pasteur ou tel le Jean-Stéphane Bron de Connu de nos services. Est-ce à dire que la doyenne du cinéma romand ait fait école ? Disons plutôt qu’elle a montré l’exemple d’un regard non partisan, laissant les faits parler par eux-mêmes…  

     À la Cinémathèque

    • C'était hier (2010)

     Avant-première romande: Mardi 3 octobre, 17h
    à la Cinémathèque suisse, Lausanne
    dans le cadre d'une Rétrospective Jacqueline Veuve
    (toutes les projections en présence de la cinéaste)

    La mort du grand-père (5 octobre 18h30 )
    Jour de marché (10 octobre, 18h30)
    La nébuleuse du cœur (12 octobre, 18h30)
    La petite dame du Capitole (en avant-programme:
    Irène Reymond, artiste peintre; 17 octobre, 18h30)
    Un petit coin de paradis (19 octobre, 18h30)

    Sortie en Suisse romande : 6 octobre 2010
    Sortie en Suisse allemande : 10 février 2011