Celui qui se croit au-dessus de tout / Celle qui se morfond d’ennui morose / Ceux qui incriminent l’époque de pères en fils / Celui qui s’en prend au Système / Celle qui s’est toujours estimée lésée même d’avant sa naissance / Ceux qui font payer leur sort de victimes à leurs voisins de palier et même à tout l’immeuble / Celui qu’insupporte toute forme d’enthousiasme désintéressé / Celle que la joie naturelle de sa sœur remplit de méchanceté non moins naturelle / Ceux qui redoutent tout partage impliquant la moindre reconnaissance / Celui qui fuit ceux qui le freinent / Celle qui cultive les orties de son ressentiment / Ceux qui se moquent de ceux qu’ils appellent les créatifs non sans penser : les improductifs / Celui que son bon naturel porte naturellement à célébrer la nature bonne / Celle qui fait pèlerinage en Vivarais pour se faire remonter la pendule par Frère Lapin le souverainiste aux pieds nus dans ses mules / Ceux que l’envie tenaille au point que ça leur fouailles les entrailles / Celui qui se rit des récriminations de ses frères mulots qu’il domine par la seul fait de la Sélection surnaturelle / Celle qui cherche noise à la plumeuse d’oies toujours avenante / Ceux qui se content de peu et trouvent que c’est déjà beaucoup, etc.
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Carnets de JLK - Page 143
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Ceux qui récriminent
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Question d'éducation
… Et là encore, Marie-Paule, c’est le désaccord total entre nous sur l’éducation de ta fille : tu lui fais croire que ce sont des peluches, comme tu voudrais le croire toi-même, mais tu vois bien qu’on ne traiterait jamais des peluches comme ça - tu crois que les Ligues de Protection du Jouet permettraient ça ? Et te rends-tu compte de la confusion que tu entretiens dans l’esprit de ton enfant ? Non mais tu vois qu’elle se mette demain à bouffer ses peluches - tu t'imagines l'hygiène ?
Image :Philip Seelen
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Rentrée à la paresseuse
Dialogue du lecteur et de son double à propos d’Une forme de vie d’Amélie Nothomb.
Moi l’autre : - Et c’est reparti pour la rentrée…
Moi l’un : - C’est en effet reparti, et avec Amélie Nothomb, ponctuelle comme l’abricot de fin juin.
Moi l’autre : - Croquant, son dix-neuvième titre ?
Moi l’un : - Al dente, quoique pas loin du jabotage. Amélie joue son propre personnage en fana de l’épistole. On sait qu’elle entretient une correspondance surabondante…
Moi l’autre : - Tu te rappelles la dernière fois que nous lui avons serré la pince chez Albin Michel : elle débarquait dans son bureau avec une pile de lettres plus haute qu’elle.
Moi l’un : - Tout juste Auguste : c’est son lot quotidien, auquel elle répond brièvement à raison de douze par jour...
Moi l’un : - Et donc, Une forme de vie parle de correspondance…
Moi l’autre : - … Avec un de ses lecteurs fervents, qui lui écrit de Bagdad. C’est le 2e classe Melvin Mapple, en Irak depuis six ans, qui souffre comme un chien et bouffe pour oublier qu’il en bave.
Moi l’un : - Je ne t’ai pas senti passionné…
Moi l’autre : - Disons que ce n’est pas du meilleur Nothomb, au niveau par exemple des Catilinaires. Mais c’est quand même intéressant, comme toujours. D’abord parce que le correspondant en question bluffe complètement la romancière, en lui écrivant des lettres dictées par une absolue nécessité, en tout cas à ce qu’il semble. Et ensuite par les rebondissements. La façon par exemple, de suggérer à Melvin, qui va sur ses deux cents kilos, de s’assumer en tant que « sculpteur » de son corps, et de se vendre à une galerie de Body Art, vaut son pesant de grinçante malice. Et puis l’art de la digression de Nothomb, et sa patte, sa vivacité, son humour font toujours mouche.
Moi l’autre : - J’aime bien aussi ses notations sur l’art épistolaire, Sévigné qui écrit « Pardonnez-moi, je n’ai pas le temps de faire court », ou sur Truman Capote, ou encore sur les relations entre écrivains et lecteurs, et puis c’est une espèce d’autoportrait en mouvement assez vif.
Moi l’un : - On y découvre, notamment, que notre graphomane en est à son 65e manuscrit, et qu’elle ne manque pas une occasion d’exercer son droit de vote belge.
Moi l’autre : - Et puis ça rebondit. Et le personnage de Melvin Mapple s’étoffe. Et l’on voit que l’apparente transparence de la correspondance peut s’ouvrir à des jeux de miroirs vertigineux.
Moi l’un : - Or c’est là, aussi, que la romancière nous laisse une fois de plus sur notre faim, mais c’est aussi sa signature. Elle a des idées souvent formidables, qu’elle ne développe pas. Pourtant ce n’est pas vraiment qu’elle reste en surface. Non : c’est autre chose : c’est sa mesure.
Moi l’autre : - C’est cela même : c’est vif, fin, ça a l’air jeté mais ça ne l’est pas, c’est plein d’aperçus inattendus et parfois pénétrants…
Moi l’un : - Ici un peu moins qu’ailleurs, mais ça ne mange pas de pain, comme on dit. Et les gens vont rentrer de vacances complètement crevés, fin août ils se « feront » donc un p’tit Nothomb genre limonade acidulée, fraîcheur de limoncello - on se réjouit pour eux, si ça se trouve...
Amélie Nothomb. Une forme de vie. Albin Michel, 168p -
Ceux qui restent partants
Celui que rien n’a blasé / Celle que toute déception fortifie / Ceux qui sont trop poreux pour moisir / Celui qui parie pour le meilleur des gens / Celle qui coupe court à toute jérémiade / Ceux qui ont découvert l’origine de la guerre en jouant de la pétanque et qui n’en ont pas moins continué de jouer paisiblement / Celui qui sait qu’un éclair suffit à distinguer ce qui est de ce qui n’est pas / Celle qui plaint ceux qui se plaignent de ce qu’elle ne se plaigne pas avec eux / Ceux qui trouvent en chaque aube l’image du neuf / Celui qui reste connecté en dépit du vertige glacé que lui inspire le virtuel / Celle qui se signale dans son réseau par un pseudo de célébrité vintage / Ceux qui ont donné un petit nom (secret) à leur webcam / Celui qui fait de tout une expérience à bien prendre / Celle qui règle ses comptes sur les murs de Facebook / Ceux qui n’ont plus rien à craindre qu’eux-mêmes / Celui qui se sent surveillé / Celle qui laisse partout des messages sans réponses / Ceux qui résistant à l’indiscrétion générale / Celui qui s’exprime sans attendre de retour / Celle qui se répand en confidences énervées / Ceux qui se raccrochent les uns aux autres / Celui qui suit sa ligne déconnectée / Celle qui ajoute à la beauté sans s’en douter / Ceux qui participent au chant du monde, etc.
Image : Philip Seelen -
L'homme de la pire des nuits
A propos de L'école d'impiété d'Aleksandar Tisma
L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?
Aleksandar Tisma. L'Ecole d'impiété, L'Age d'Homme. -
Ceux qui ont de la peine
Celui qui nomme les choses / Celle que la laideur fait souffrir / Ceux qui ne se résignent jamais / Celui qui rayonne en dormant assis très droit dans le train de Saint-Gall / Celle qui sourit aux aveugles / Ceux qui n’écrivent plus de lettres / Celui qui propose à la fleuriste de lui montrer la mer / Celle qui ne supporte pas leur regard vainqueur / Ceux qui sanglotent sans savoir pourquoi / Celui qui se sent vieillir en toute sérénité / Celle qui accompagne ceux qui ont choisi d’en finir / Ceux qui font face / Celui qui rêve de présider l’Association du Trèfle à trois Feuilles / Celle qui intrigue à la buvette parlementaire du Palais Fédéral / Ceux qui militent pour l’instauration d’un Avocat de l’animal / Celui qui prétend lire dans les pensées de son compagnon de vie Rodolphe Clapier / Celle qui prétend que Dominique de Villepin est le nouveau Saint-John Perse / Ceux qui pensent que l’internet est une machination de Satan que prouve l’inscription www / Celui qui élit les Nobles Esprits digne de l’escorter sur la Voie / Celle qui prend un billet pour l’île d’Ischia dès après avoir lu Villa Amalia de Pascal Quignard / Ceux qui se réunissent chez Gontran de Sépibus pour causer chasse à la palombe / Celui qui disjoncte à la réu des Ressources humaines de la firme Fullfill / Ceux que leur incontinence rend plus indulgents / Celui qui déballe ses exploits sexuels au bar Le Bubble du Bowling de Bormes-les-Bains / Celle qui se remonte le moral en se bourrant de marshmallow qu’elle dit elle-même une immonde saloperie / Ceux qui disent au revoir à leur piano à chaque départ en villégiature, etc.
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Ceux qui se demandent à quoi bon ?
Celui qui se réveille accablé / Celle que la visite d’Angkor Vat émeut à proportion du désespoir de son grand-oncle Groslier lorsque les Khmères rouges ont brûlé dix ans d’archives de l’Ecole française d’Extrême-Orient / Ceux qui ont fini de reconstruire leur cabanon détruit le mois dernier par la tempête et dont personne n’a parlé / Celui qui fait son lit au carré dans le monastère de n’importe quelle confession / Celle qui coiffe son enfant dont elle sait maintenant qu’il ne survivra pas / Ceux qui lancent la nouvelle livraison du petit journal que presque personne ne lit / Celui qui dit la messe dans la chapelle effondrée pour deux trois paumés / Celle qui a choisi de ne plus se souiller la vue à la lecture des tabloïds / Ceux qui mettent un point d’honneur à vivre selon la devise du père Charles de Foucauld qu’ils ont mémorisé en leur âge de scouts candides : « Toujours en route, jamais arrivé, loin du doute et de la peur » / Celui qui se lève à cinq heures du mat pour en remontrer à sa belle-mère défaitiste / Celle qui a toujours pensé que c’était le poète qui console l’Humanité et qui sourit en constatant que le jeune Ducasse est du même avis / Ceux qui ouvrent une petite boutique où ils vendent quelques pensées pratiques et autres maximes de survie / Celui qui pense parfois que le lecteur est un malade que l’Auteur soigne et parfois le contraire avec la même sincère (et plausible) conviction / Ceux qui ont besoin de plans-programmes d’application pour leurs journées et ceux qui se fient à l’ordre naturel à la manière des oiseaux à nids super compliqués / Celui qui pense qu’il n’y a qu’un homme au monde (un homme qui est à la fois une femme, mais oui) et qu’un Dieu et qu’une Vérité et que tout ça se transforme merveilleusement selon les latitudes et les cultures sans changer beaucoup du point de vue du poids spécifique des larmes / Celle qui admet la validité probable de toutes les religions tout en ne vivant que celle de sa mère / Ceux qui subissent les heures saoules du découragement taciturne / Celui qui se piège lui-même dans les trappes de l’orgueil et de l’amour-propre / Celle qui se traite de fashion victime en ourdissant et fourbissant sa prochaine vengeance / Ceux qui ont admis depuis longtemps que le goût était le nec plus ultra de l’intelligence sans en faire pour autant le thème d’une pose mondaine quelconque / Celui qui fait pouffer sa classe de philo en multipliant ses doux sarcasmes de pédéraste non déclaré / Celle qui relit les compositions de ses cancres les plus inspirés pour se donner du courage face au têtes de cons premiers de classe / Ceux qui prétendent donner le ton de la Nouvelle Poésie avec leurs stances aphones où foisonne le végétal froissé et le minéral griffé ainsi que l’onde moirée enfin tu vois ça / Celui qui vocifère que seule l’épopée valaque est défendable dans le cadre de l’Union européenne / Celle qui s’arrache à telle secte des femmes de lettres diaphanes comme l’alouette à la glu / Ceux qui laissent le désespoir au vestiaire de ce dimanche 27 mars comme un vieux pébroque détoilé, etc.
Image: Philip Seelen -
Ceux qui se lèvent tôt (ou tard)
Celui qui se lave le visage à l’eau de source / Celle qui salue l’astre du jour d’une incantation imitée du chaman Wagadu / Ceux qui restent fans de la première heure même touchant à leurs derniers instants / Celui qui affiche son optimisme matinal sur une pub format Univers lui ayant rapporté l’équivalent du centuple du salaire annuel d’une caissière de la COOP / Celle qui spécule dès l’aube sur son laptop dernier cri /Ceux qui attendent que le petit matin devienne grand pour se lever en forme géante / Celui qui sent que ce jour sera marqué gagnant sans se douter comment / Celle qui repart du 36e dessous et rencontre au 33e son voisin de palier rescapé de sa dernière tentative / Ceux qui ont connu Léautaud au cachot et Léotard au mitard / Celui qui se fait appeler Jean Nouveau alors qu’il est fils de Jacques Deuil / Celle qu’on dit perdue pour la société et qui s’en trouve bien dans le carré aux topinambours du couvent des Clarisses / Ceux qui se disent de mélancoliques mammifères point barre / Celui qui reste ce qu’il est au milieu des mutants / Celle qui se prépare à la méditation collective dans l’Ashram géant où ça commence de transpirer grave / Ceux qui n’aiment plus que via Facebook et même Twitter à la rigueur / Celui qui s’est tellement éloigné de lui-même qu’il ne ne sait plus où se retrouver / Celle qui se contente de son état de modeste modiste abonnée au Bibliobus / Ceux qui n’en reviennent pas de ne point être revenus de tout / Celui qui modélise la formule informatique de la petite madeleine de Proust pour en faire un objet d’exploitation fiable du point de vue de l’alimentation durable / Celle qui se présente en tant que nouvelle Cézanne des cantons de l’Est sans trop jouer sur son état de transsexuelle au niveau marketing médiatique / Ceux qui n’ont pas encore arrêté le sujet de leur prochain best seller entre Kafka et Houellebecq / Celui qui se lance dans un roman américain à la Tom Wolfe ou à la Bret Easton Ellis ou à la Thomas Pynchon mais d’une totale originalité enfin tu vois le genre / Celle qui soupçonne sa mère de regretter sa période trotzkyste et autres postures vintages / Ceux qui se reposent sur leurs enfants et petits-enfants tous plus ou moins formatés Bologne et non fumeurs / Celui qui n’a plus d’amis que pour affaires / Celle qui a fait le vide autour d’elle en se gardant une ou deux poires pour sa soif d’euros / Ceux qui désespèrent de leur bilan globalement positif, etc.
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Top Folk
…Notre recherche de concepts authentiques est à la base de l’opération Montée à l’Alpage, dont raffolent nos visiteurs indiens et nippons, l’offre de notre agence prévoit jusqu’à sept séquences par jour en décor naturel, l’enfant et les vaches sont d’origine, de même que les costumes des figurants kosovars…
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La petite chauve
…Vous ne pouvez vous imaginer combien ma vie était morose et désespérée, cet hiver-là si terrible et noir, avant que je ne reçoive sa première lettre où il m’appelait son ange puceron sans m’avoir jamais rencontrée, on avait dû lui parler de moi comme de sa vague cousine malade de Paris au teint de lys flétri et au cœur esseulé, on l'a poussé à m'écrire pour le sortir de son propre cafard, mais que le petit Chose ait pu me deviner telle que je suis dès son premier message de passion, comme il appelait ça, là ça m’a pour ainsi dire donné ma première envie de guérir…
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Human Touch
…Enfin le message que j’aimerais faire passer à la fin de ce week-end de coaching, amies et amis collaborateurs, c’est que toute cette réflexion sur le vécu de notre senti, y compris l’échange collectif sur le cri primal que certains d’entre nous, n’est-ce pas Mademoiselle Lepoil, ont vécu comme une révélation, ne trouvera son plein sens que par un réinvestissement de chacune et chacun dans le Corps revitalisé de l’Entreprise, et cela dès la reprise en mains de lundi…
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Briefing
...Il est donc stratégiquement important, en ces temps de crise, et par rapport à notre public-cible, de redéfinir les priorités du magazine en comptant à la fois sur la montée en puissance des nouveaux libertins de la classe mezzo, capucins compris, et sur le must que demeure une façade intellectuelle clairement affichée – tout cela restant à chiffrer scientifiquement selon notre Copy-Test…
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Au seuil
…Ce que je veux dire c’est que c’est un passage et que c’est tous les jours, c’est un passage qui suppose que tu fasses un pas de plus, vers qui ou quoi je n’en sais rien, mais tu vois cette porte et tu vois cette lumière - tu peux passer ou pas, le passage est là…
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Note d'espoir
…Quant à l’avenir de la jeune garde, dont certains esprits chagrins vont prétendant qu’il n’est rien moins que radieux, notre Parti a choisi de parier pour l’encouragement positif en donnant, sur fond de grisaille indéniable, un signe clair à couleur d’espérance…
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Les âmes vives
…Le quartier c’était nos vingt ans, ce qu’on peut dire la bohème, juste à droite y avait le Barbare où on passait toutes nos journées, en dessous y avait la librairie anar, et là, entre deux, le magasin d’âmes où t’en trouvais de toutes les sortes, des blanches, des à feu et même à répétition, c’était le beau temps de Boris Vian, y avait pas d’armes damnées à l’époque…
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L'un dans l'autre
… Tu me diras ce que tu veux mais le corps de ce chien est celui d’une femme, de même que la façon du chien de regarder son Maître est celui de la femme qui regarde le maître de leur chien, et l’âme de la femme a la même douceur de la pierre dont émane l’âme du chien qui regarde le Maître de la femme…
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Réminiscence
…Et pourquoi, je t’en prie, le petit pan de mur jaune de Proust ne pourrait-il pas être un grand pan de mur orange, regarde-ça, essaie d’expliquer ça à tes kids qui n’ont aucune idée de qui est Vermeer mais qui savent très bien ce que c’est qu’un souvenir perso ou l’impression que tu peux tout retrouver de telle ou telle année à travers tel ou tel détail, j’sais pas, Radiohead sur fond de ciel rouge la nuit où t’as rencontré la fille de tes rêves, des trucs comme ça…
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L'Unique
… Ya plein de femmes dans le monde, c’est prouvé par les statistiques, mais cette femme que ce doigt désigne, même si c’est pas bien de montrer du doigt comme ça, cette femme est unique, comme toute femme d’ailleurs est unique, mais celle-ci est particulièrement unique puisqu’un homme unique, du nom de Duplomb, a pu dire de son vivant que c’était SA femme…
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Les deux écoles
…Freud a prétendu, dans son analyse du rêve dit de L'enchaîné, que la transformation du piège en couronne, au front du Fils, illustre in-dis-cu-ta-ble-ment une forme patente de sublimation dont la mère castratrice (la Reine invisible) est évidemment l’Objet, mais Lacan revisite la thématique de l’arène invisible où se joue le drame du pied que le Prince coiffé des dents de la mère ne peut prendre…
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Incognito
… L’agréable dans le quartier c’est que tu passes complètement inaperçu, même si tu viens de tuer quelqu’un ou de ressusciter quelqu’une, de faire danser un quatuor d’hippocampes dans l’aquarium de Maître Lin aux longues oreilles, ou d’extraire un cœur de rainette de son corps gracieux pour le voir battre sous le ciel mauve d’une tapisserie Song - moi dont le père était griot à Barbès, et qui maîtrise aujourd’hui l’Oud yéménite et les Essais de Montaigne, je traverse le quartier sans être plus remarqué que le djinn dans la médina ou au front de guerre, quand le danger rend plus belles les invectives matricides d’une dune à l’autre…
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Ceci est mon cor
… A la différence de la trompette coudée ou du gyrophone ordinaire, notre instrument s’abouche à tous les vents de la Rose, de la plus frêle brise aux rugissants à grain noir, dont le souffle devient musique par la modulation du convertisseur de fluide éthéré - et c’est ainsi qu’un alizé rivalise avec le plus pur Fauré tandis qu’un vent d'orage te relance un Verdi du tonnerre de cuivres...
Image : Philip Seelen
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Le pour et le contre
…Nostalgie, nostalgie, je ne sais pas, ah certes je ne saurais décrier le temps des fiacres, lorsque nous faisions cattleya sous la capote, pourtant gardons-nous d’idéaliser cette époque qu’on a dit Belle et qui fut celle aussi du gaz ypérite et de l’influenza, tandis qu’à présent, même sous les pluies acides ou les retombées de volcans vous sortez couvert et vous êtes tranquille…
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Michel Tournier voyageur
L’auteur du Roi des Aulnes à travers la géographie du monde, des idées et des mots. Un nouveau titre de la collection Voyager avec... que dirige Maurice Nadeau.
À en croire le grand éditeur et critique Maurice Nadeau, qui incarne « le » découvreur des littératures contemporaines en France, de Malcolm Lowry à Michel Houellebecq, en passant par J.M. Coetze et tant d’autres, l’écrivain voyagerait autrement que le commun des mortels, touriste conditionné ou bourlingueur à tout va. Parce qu’il serait supérieur à ses semblables ? Nullement. « Par vocation, par habitude, par métier, il regarde. Il ressent, il rêve, il médite. Il se réjouit ou il regrette, il approuve ou il dénonce, comme nous tous ». Nuance pourtant : « À la différence de nous tous, il exprime. »
C’est ainsi pour ce qu’expriment les écrivains en voyage, parfois sur commande, comme un Cendrars ou un Simenon en reportage, parfois pour raison de santé ou d’exil, parfois encore simplement pour voir le monde que la très remarquable collection « Voyager avec… » a été conçue par Maurice Nadeau à la double enseigne de Louis Vuitton et de la Quinzaine littéraire.
Le vingt-deuxième titre de ladite collection est consacré aux voyages de Michel Tournier aux quatre coins de la planète. L’Auteur du Roi des Aulnes rejoint donc la liste des écrivains accueillis jusque-là, qui représente à elle seule un formidable programme de lecture-exploration à travers la littérature du XXe siècle. On y croise ainsi, pour citer deux grands classiques anglo-saxons, les routes au long cours d’un Joseph revenu de toutes les tempêtes avec un esprit d’analyse d’une pénétration sans pareille, ou d’un Henry James jetant des passerelles entre Europe et Amérique. Dans la foulée, nous voyons à quel point ces « vieilles barbes » ont pressenti, devant l’effondrement des empires, les mutations que nous vivons aujourd’hui. De la même façon, c’est à travers ses voyages à Berlin, à Paris, en Amérique ou au Mexique, que nous comprenons le rapprochement prémonitoire que le poète soviétique Vladimir Maïakovski établit entre le gigantisme des puissances technologiques rivales, tout en vivant un déchirement qui le conduira au suicide.
Trois grands écrivains femmes, dans la même collection « Voyager avec… », à savoir Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar et Simone de Beauvoir, illustrent, chacune à sa façon, une façon de voyager où le thème de l’émancipation se trouve modulé, qu’il soit à caractère affectif et existentiel ou fondé sur des composantes sociales ou politiques. Dans les trois cas, en tout cas, l’élément sensuel traluit avec plus d’intensité au fil de journaux intimes ou d’écrits épistolaires. La correspondance est d’ailleurs, pour tous les écrivains en voyage, une base littéraire récurrente, comme l’illustrent évidemment les Lettre à une compagne de voyage de Rilke. Quant à l’écrivain de science fiction Philip K. Dick, présenté comme un « zappeur de mondes », il rebondit pour sa part dans un voyage initiatique et psychédélique où « dérailler est peut-être la meilleure façon d’arriver ».
Et chacun, de Le Corbusier à François Maspero, ou de Walter Banjamin à D.H. Lawrence, de parcourir et d’exprimer un labyrinthe à sa ressemblance. Ainsi, décriant toute vie intérieure, Michel Tournier célébrera-t-il le voyage « extime »…
Tournier le géophile
Michel Tournier a beaucoup voyagé au cours de sa longue vie. Or, c’est un autre voyage à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain que nous propose ce très substantiel recueil de textes choisis et commentés par Arlette Boulaumié, spécialiste de l’auteur.
Convaincu qu’un écrivain est marqué à vie par les lieux d’élection de son enfance, comme il le fut lui-même par ses vacances en Bourgogne, Tournier consacre de belles pages à cette terre première, puis à l’Ouest normand, à sa bohème parisienne en lÎle Saint-Louis et à la Provence, avant de s’attarder à l’Allemagne dont il parle, germaniste distingué, avec une connaissance approfondie.
Pour le reste du monde, d’Afrique en Israël ou d’Islande au Japon – où il dit qu’il pourrait vivre -, via le Canada, l’Inde ou le Brésil, l’écrivain affirme qu’il a aimé tous ses pays en préférant, toutefois, le « repaysement » au dépaysement…
Au fil des évocations, la constante mise en relation des observations de l’écrivain en voyage et de leur impact dans son œuvre de romancier, ou dans ses essais, double l’intérêt de l’ouvrage, encore enrichi par le contrepoint des photographie d’Edouard Boubat, complie ce longue date.
Il en résulte un livre des plus éclairants pour qui s’intéresse à Michel Tournier et à son œuvre, illustrant son goût pour la géographie en tous ses états.
Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 3 juillet 2010.
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Les Invisibles
En vérité je vous le dis : notre secte est la seule au monde qui n’exige aucune espèce de présence repérable selon les normes visibles, et même si son influence s’accroît chaque jour de manière exponentielle à tous les niveaux de tous les pouvoirs, nul ne peut dire qui en est ou croit en être puisque nul n’accède jamais aux comptes du Chiffre Rouge…
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Fierté de l'Agent
…C’est vrai que passer d’agent de la circulation à gérant des flux demande une certaine pratique et surtout du sang-froid, en fait tout est dans la maîtrise modulée des interconnexions et plus encore dans l’évaluation anticipée des dysfonctionnements aléatoires, mais tu verras que c’est plus difficile à dire qu’à faire, camarade policier, et qu’on n’a pas fait tout ce chemin pour se contenter de presser le bouton rouge…
Image : Philip Seelen -
Contamination
…T’as besoin d’une traduction, t’as besoin d’un dessin, t’as besoin d’un rappel des faits, t’as besoin d’un tableau statistique des conséquences de l’événement et de ses retombées à long terme, ah bon ça ne te rappelle vraiment rien, tu dis que personne ne vous a jamais parlé de ça, et tu penses que ça ne concerne plus les gens de ton âge, et tu estimes qu’il vaut mieux tourner la page ?...
Image : Philip Seelen -
Panopticon mode d'emploi
Sur 20 mois d'exercice de contrepoint avec Philip Seelen (photos) et JLK (textes)
Il y aura vingt moi, ces jours, que nous avons entrepris, avec Philip Seelen, grand connaisseur de l'art photographique et imagier lui-même, un jeu de contrepoint que nous avons intitulé Panopticon et qui compte, aujourd’hui, près de 300 unités, dont on retrouve une partie classée sous cette mention sur la page d'accueil du blog littéraire de JLK : http://www.hautetfort.com. Mais de quoi s’agit-il plus exactement ?
Il s’agit d’une brève séquence de texte accolée à une image. Le processus est inamovible. Philip, le plus souvent établi à Paris, m’envoie des séries d’images (il doit y en avoir plus de 2000 en tout), desquelles je retiens celles qui me parlent illico ou m’évoquent quelque chose. En regardant l'image d’un œil, je compose sous l’autre une phrase dont la seule ponctuation est faite de virgules, à la rigueur de points-virgules, entre deux couples de points de suspension. Si le procédé relève du système, voire de la contrainte, le ton et la manière de chaque texte sont absolument aléatoires, entre délire lyrique et pointes satiriques, observation du passant ou note méditative du flâneur. À ce propos, le hasard des parutions m’a fait recroiser en chemin celui de Walter Benjamin, maître flâneur et cueilleur de signes s’il en fût. Une sensibilité proche et le même goût de la ville autant que de la nature plus ou moins sauvage va de pair, chez Philip et moi, avec un goût prononcé pour le second degré, ce qui ne manque parfois de troubler certains lecteurs, voire de les déstabiliser. Nous en sommes désolés mais craignons, étant ce que nous sommes, d’avoir à persévérer dans ce mauvais esprit. À préciser enfin que l’ exercice du Panopticon se fait, entre nous, sans la moindre concertation. Philip n’a jamais conçu une image à partir de mes écrits ; il découvre ce que j’écris sur ce qu’il nous a fait voir sans jamais le retoucher – telle étant la règle du Jeu.
La Désirade, ce 4 juillet 2010.
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Par delà la haine
La régate, un très beau film, violent et tendre, de Bernard Bellefroid.
Alexandre, quinze ans et un potentiel de champion d’aviron, ne prend d’abord que des coups. Son père le tabasse, sa petite amie lui bat froid et son coach lui reproche ses absences. Au fil des épreuves, il comprend cependant qu’il ne s’en tirera qu’en surmontant sa rage orgueilleuse, avec l’aide de son entraîneur, de son amie bienveillante et d’un rival qu’il finit par accepter comme coéquipier au fil d’une épreuve partagée en mer...
Si la victoire sportive finale lui échappe après que son père lui a brisé une main, le garçon sort grandi de ses tribulations. Le dernier regard qu’il adresse à son vieil ado de père en dit long à cet égard.
Marqué par autant de violence que de tendresse, et réellement bouleversant dans les séquences finales, La régate de Bernard Bellefroid rappelle à la fois le réalisme social des frères Dardenne et le mémorable docu-fiction d’Ursula Meier, Des épaules solides. Si le thème central est le conflit entre un père loser et son fils s’acharnant à se sortir de la dèche par l’auto-affirmation exaltée du sport de pointe, le film en impose autant par sa tension radicale que par ses nuances affectueuses.
De toute évidence, Bernard Bellefroid aime ses personnages, jusqu’à l’abjection du père, dont il travaille la pâte humaine en plein accord sensible avec ses comédiens. Tous sont remarquables de présence et de vérité, à commencer par la paire explosive du fils (le jeune Joffrey Verbruggen, d’une intensité incisive) et de son paternel délabré (Thierry Hancisse, formidable de veulerie émouvante), avec lequel contraste l’entraîneur (Sergi Lopez, tout de justesse lui aussi). Le mot justesse caractérise d’ailleurs ce film à tous égards…Sur les écrans romands dès le 7 juillet.
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Tentation
…Votre sagesse cherche le sens du mot écrit tandis que vous tendez la main vers la lumière que celui-ci diffuse, puis votre main est saisie par votre folie qui la pousse à toucher le mot à quatre lettres, comme DIEU, mais votre sagesse rappelle à votre main que le mot DIEU dans cette langue se dit GOD, alors votre main, follement, tremble…
Image : Philip Seelen
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Ceux qui tiennent bon
Celui qui console la veuve dont l’orphelin n’est plus / Celle qui badigeonne les costauds de mercurochrome / Ceux qui chantent en chœur sous les fenêtres de la maîtresse de piano en fin de vie / Celui qui porte la paralytique jusqu’à la rivière aux creux revigorants / Celle que L’Annonciation de Fra Angelico réjouit toujours autant même à l’état de repro minable / Ceux que le seul souvenir de leur mère apaise / Celui qui remonte la pente en se récitant divers poèmes / Celle qui se calme en se rappelant que c’est jour de visite / Ceux qui se font du bien au parloir / Celui qui fait des patiences avec la dame russe / Celle qui remonte la pendule des esseulés de la barre Saint-Ex aux escaliers délabrés / Ceux qui s’en tirent finalement sans tirer / Celui que revigore le spectacle de la rue en liesse / Celle qui ne pleure plus que pour les autres / Ceux qui se reconnaissent à la salle de lecture de la prison en dépit de tant d’années / Celui dont le seul timbre de la voix rend confiance aux accros de la Ligne de cœur / Celle qui se rend au bal des éclopés d’un bon pas quoique boitant bas / Ceux qui se satisfont de mieux faute de mieux / Celui que les lettres de sa marraine belge font tenir le coup au pavillon des cancéreux / Celle qui échappe à son voisin moitié chapon moitié hyène / Ceux qui trouvent en la poésie tout ce qui les dépasse / Celui qui reste debout quand il s’agenouille / Celle qui trouve son bonheur dans les sorties du Groupe Spirituel / Ceux qui ne se fient qu’aux poètes / Celui qui n’est à l’aise que dans l’énoncé des contradictions par l’Image / Celle qui estime que parole et parabole vont de pair / Ceux qui savent que biens de cendres ne leurrent que doigts de fumée / Celui qui se dirige aux étoiles même par temps dans sa cellule aux relents d’urine / Celle qui voit à son tour « les méduses du rêve aux robes dénouées » / Ceux que leur pessimisme rend encore plus gais / Celui que déprime la frime positive / Celle qui se purge de toute vanité en se trouvant si vaine qu’elle en sourit d’indulgence plénière ou quéchose comme ça / Ceux qui savent que la poésie est un art de l’être mais n’en font pas un plat, etc.
Image : Philip Seelen