Les personnages d’Alice Rivaz me rappellent à tout moment la douce grisaille des photos des années 40 ou 50, avec une double nuance plus aiguë, en ce qui concerne la protagoniste de Jette ton pain, de souffrance ou d’insoumission.
« On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part », écrivait Tchekhov au jeune Gorki, et c’est précisément ce qui arrive à ce personnage de tendre vieille fille restée auprès de ses parents et à laquelle sa mère, qui ne manque pas une occasion de lui rappeler combien elle s’est elle-même sacrifiée pour ses semblables, fait maintenant valoir qu’elle a encore de la chance de pouvoir se « rendre utile » ainsi…
« Je suis une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus », écrivait Alice Rivaz dans Comptez vos jours, et c’est vrai qu’il y a chez elle de l’enfant prolongé, avec ce sens de la justice et même cette intransigeance, ce souci de conséquence que manifestent les enfants ; mais rien pour autant de niais ou de doucereux chez cette femme qui s’est mêlée au monde et qui n’a pas l’air de se faire plus d’illusions sur l’équité de la société que sur les mirages de l’amour.
En me rappelant la musique, du côté de Bach ou du Beethoven de chambre, de ses romans et de ses récits aux si beaux titres, de Nuages dans la main à La Paix des ruches, ou de L’Alphabet du matin à De mémoire et d’oubli, il me semble ressentir exactement ce qu’elle prête à son personnage dans Jette ton pain, et qui vaut d’ailleurs à mes yeux pour toute lecture importante : « Ce qu’il lui reste après une lecture, c’est une saveur, une odeur, des couleurs, des images, des êtres, une sorte d’aura, ou encore un sentiment d’horreur ou de beauté, ou de pitié (ou tout cela à la fois), un grand désir de créer à son tour un univers. Un amour renouvelé des autres, le ravissement et l’angoisse d’être en vie, la révélation de ce qu’elle est, mais aussi de ce qu’elle pourrait être. »