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Carnets de JLK - Page 140

  • Del Amo vous aimez ?

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    Bourse Goncourt du premier roman en 2009, le jeune écrivain revient avec Le Sel, aux rives de Sète…

    Jean-Baptiste Del Amo, Garcia de son vrai nom, 28 ans, ex-travailleur social actuellement pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, a fait « tout juste » dès son entrée dans le « cirque » littéraire en 2008. Si son premier roman, Education libertine, n’est pas arrivé à décrocher « Le » Goncourt de cette année-là, où il était pourtant très bien placé, du moins fut-il gratifié, consolation notable, d’une Bourse Goncourt du premier roman au printemps 2009.
    Avec ce premier ouvrage d’une sensualité fruitée non moins qu’acide, et d’un baroquisme très maîtrisé du point de vue de la langue, évoquant l’apprentissage sentimental et charnel du jeune Gaspard dans le Paris truculent d’avant la Révolution, Jean-Baptiste Del Amo imposait d’emblée une écriture élégante et l’art de la composition d’un vrai romancier, avec un regard féroce sur l’arrivisme social et l’avilissement d’un jouisseur désespéré.
    Or ce brillant début, à l’enseigne déjà prestigieuse de la collection blanche chez Gallimard, salué par la critique et non moins bien reçu par le public, allait-il se trouver confirmé, deux ans plus tard, à l’épreuve parfois cruelle du deuxième roman ? De fait, Le Sel nous vaut une belle surprise avec un roman complètement différent de ton et d’écriture, dans le genre « choral ».
    Rompant avec le baroquisme échevelé, voire excessif, d’Une éducation libertine, ce nouveau roman, plus sobre et plus limpide dans sa forme, poursuit cependant une approche des êtres qui est de la même « patte », avec une qualité d’écoute remarquable. Le décor de la cité portuaire de Sète chère à Valéry et à Brassens, et son environnement naturel de dunes et d'étangs salins, compte pour beaucoup dans le climat du roman. « C’est une ville prolétaire, une ville d’immigrés, et il y a l’eau qui me fascine », précise l’écrivain, qui s’immerge dans cette confrontation familiale tout en finesse, mais également en éclats, sous une lumière tour à tour soyeuse et cruelle.
    Attentif, comme dans Une éducation libertine, aux déterminismes sociaux ou psychologiques qui marquent les comportements et les relations humaines, Jean-Baptiste Del Amo témoigne, dans Le Sel, d’une empathie humaine que son expérience personnelle a sans doute nourrie et avivée. À ce propos, on peut rappeler que, dès 2006, il avait reçu le Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle intitulée Ne rien faire, inspirée par son expérience au sein d’une association de lutte contre le sida en Afrique. Retraçant alors les circonstances de la mort d’un nourrisson, le jeune auteur était parvenu à rendre, sans pathos, les multiples manifestations de la douleur que nous retrouvons, sous une autre forme, dans son dernier roman. Celui-ci, malgré son évidente qualité, ne figure « que » sur la liste du prix Médicis, belle distinction littéraire qui lui conviendrait cependant. Mais la concurrence sera rude. Est-ce important ?

    Musiques du coeur
    C’est un tour de force impressionnant que réalise le jeune auteur avec cette plongée dans les coeurs et les entrailles d’une douzaine de protagonistes de la même famille, qui se retrouvent un soir pour un repas après la mort du père, le redoutable Armand, patriarche à l’ancienne. Autour de Louise, la veuve , se retissent peu à peu tous les liens dans une sorte de spirale ascendante du temps qui va déboucher sur le présent chauffé à blanc.
    Avec un art consommé, malgré certains traits trop esthétisants et certains détails discordants du tableau social, l’auteur parvient à ressaisir des personnages vivants et vibrants, comme le grand frère Albin s’arrachant à l’influence du père et s’affrontant à sa femme Emilie, Jonas traité de «pédale» à huit ans par Armand et devenant bel et bien homosexuel, ou Louise se retrouvant en face de sa fille Fanny, notamment.
    Sous l’égide un peu solennelle des trois Parques (Nona, Decima et Morta), Le Sel impressionne par le brassage «proustien» de sa remémoration , qui nous rend présent et sensible tout ce qui reste caché de nos tribulations quotidiennes, et les actualise dans une sorte de musique sensible lancinante et belle.
    Jean-Baptiste Del Amo. Le sel. Gallimard,284p.


  • Ceux qui ne font que passer

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    Celui qui passe la main / Celle qui cède le pas / Ceux qui restent à quai / Celui qui est trop pur pour durer / Celle qui n’a pas désiré s’attacher / Ceux qui se sont excusés sans le penser / Celui que la méchanceté désarme / Celle que la vanité fait sourire / Ceux qui ont fait le deuil de leur enfance sans la renier pour autant / Celui qui accepte d’être devenu ce personnage décevant qu’on appelle un adulte responsable / Celle qui fait sienne la rêverie du poète ingambe / Ceux qui regardent à l’Ouest d’Ouessant / Celui qui repart en mer dès qu’il revient de montagne / Celle qui te regarde comme une sœur et parfois comme une mère et que tu regardes le plus souvent comme l’amie bonne de Vermeer penchée sous la lampe à faire son sudoku / Ceux qui se voient décliner et s’inclinent / Celui qui écoute le silence d’avant les oiseaux / Celle qui attend son taulard au Liberty Bar / Ceux qui repartent sans y penser / Celui qui habite le matin qu’il appelle l’Heure de Dieu en dépit de sa mécréance proclamée / Celle qui comprend que Dieu t’est comme un pantalon seyant / Ceux qui enfilent Dieu comme un bonnet / Celui qui réprouve cette façon par trop familière de parler de l’Être Suprême / Celle qui voit dans les petits enfants la présence de quelque chose ou de quelqu’un qui dépasse la sentimentalité pralinée / Ceux qui ont mal aux genoux de s’agenouiller mais pas mal au cœur d’en manquer / Celui qui dit hello les enfants à la sainte Trinité quand il se pointe à l’office du matin qu’il célèbre en sautillant à la manière typique du cureton Maximilien-Marie du Sacré-Cœur dit aussi Frère Lapin / Celle qui reconnaît que l’hostie lui fait plus de bien que le boudin / Ceux qui font des thèses sur Dieu avec autant d’habileté qu’ils en feraient des antithèses / Celui qui n’en a rien à branler de ces bondieuseries mais qui va prier Marie qu’elle l'aide à payer sa moto nom de bleu / Celle qui appelle enfant de Dieu le machin mou qui bouge en elle et dont le père s’est tiré / Ceux qui te sont confiés et que tu châties bien / Celles qui prient derrière les grilles / Celui qui se choisit un cercueil assez spacieux où il puisse rester en chien de fusil comme dans son lit de petit garçon / Celle qui refuse de faire urne commune avec son trop infidèle Gaston / Ceux qui trouvent que le vieux met bien du temps à cramer alors qu’ils ont toutes ses affaires à régler / Celui qui revit de savoir que le mort l'est enfin / Celle que son désespoir ramène à la joie / Ceux qui prétendent qu’ils ressuscitent tous les matins et que la mort attendra, etc.

  • Le premier Labyrinthe

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    Ce fut mon compagnon occulte en enfance: le Petit Larousse illustré. Avec lui j’ai découvert le monde. À plat ventre sur mon lit ou dans les herbes j’ai pénétré dans le Labyrinthe en passant sous l’arche de l’A initial, et déjà la dame au profil de déesse Art Nouveau, sans cesser de souffler sur son pissenlit, me révélait que “ne savoir ni A ni B” signifiait rien de moins qu’”être fort ignorant”, et moi j’avais faim de savoir un peu tout.

    Aussi j’aimais la musique que font les mots sur leurs portées typographiques, et je paressais de longues heures sous le soleil de perpétuelles vacances, égrenant le chapelet d’inépuisables litanies: “picotin”, “picoture”, “picpouille”, “picrate”...

    Et puis il y avait les images, les planches et les tableaux historiques ou géographiques de la seconde partie, les têtes fameuses (saint Pie Ier, juste après Picrochole) et les notices artistiques (La pie voleuse, opéra-comique).

    Le casoar avait la même coiffure hirsute et le même bec pincé que ma maîtresse de piano qui, lorsqu’elle jouait certaine Polonaise de Chopin (né en 1810 près de Varsovie, il a “rénové le style du piano”), semblait avoir autant de mains que le dieu Shiva de la gravure illustrant l’Art Hindou.

    Dès que je m’ennuyais, je savais en outre qu’il suffisait, pour échapper aux lois de la pesanteur, de s’abandonner à la contemplation de la page des Navires (le majestueux “voilier” à trois mâts, nanti de son “grand cacatois”, de ses “focs” et de sa “brigantine”, mais aussi le “paquebot” et le “cuirassé d’escadre”), ou à celle, écornée, des Véhicules montrant la “litière” et le “tilbury”, la “diligence” ou le “ballon sphérique”.

    Le ballon sphérique ! Dans un de nos albums des éditions NPCK (Nestlé, Peter, Cailler, Kohler) fleurant l’industrie chocolatière et l’université familiale, j’avais colorié la nacelle d’Auguste Piccard dont on disait qu’il était l’”homme le plus haut du monde”, qui avait inspiré le modèle du professeur Tournesol et que nous surprenions parfois avec sa loupe de naturaliste et ses calepins, fouinant dans les fougères ou le long de la rivière, dans les bois des hauts de ville que nous hantions toutes les fins de semaine...

    Et ce mot annonçant l'envol des vocables: Je sème à tout vent...

  • Ceux qui se retrouvent en forêt

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    Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux / Celui qui sait qu’Adam a partie liée avec l’humus et se le rappelle charnellement à l’instant / Celle qui pense à New York comme à une forêt debout / Ceux qui aiment s’attarder dans les cimetières / Celui qui a connu son premier orgasme en forêt et tout seul dans ce parfum mêlé de sirop de pêche et de feuillages / Celle que tu as baisée en petite brute dans un trou de souche tapissé de feuilles fraîches avant qu’il ne tonne et pleuve sur vous comme une onction / Ceux qui boivent en chasse à la gourde de thé que leur a préparée leur mère la veille / Celui qui a ses bois de prédilection selon la saison et ses humeurs d’ange ou de sanglier / Celle qui a surpris l’homme nu au bord de la rivière du Bois du Pendu / Ceux qui ont remonté la rivière dite Vuachère de son embouchure sur le lac à ses sources en passant par les canalisations de dessous la ville où que ça pue la merde humaine / Celui qui a découvert cette odeur qu’il dit l’odeur de l’écrevisse par allusion au printemps sexuel / Celle que son veuvage a fait découvrir les forêts de Mazurie / Ceux qui se laisseraient bien mourir en forêt mais qui se trouvent toujours un motif d’en revenir / Celui qui dit aux enfants qu’il a vu des elfes et des trolls dans le Bois des Fées / Celle qui ne voit des elfes et des trolls que dans ses rêves à caractère assez érotique il faut bien le dire malgré sa qualité de sœur visitandine / Ceux qui sont étrangers à toute imagination féerique / Celui qui voit bel et bien un jour des elfes et des trolls dans la forêt mais qui dit aux enfants qu’il n’a rien vu cette fois-là / Celle qui sait que tu sais qu’ils ne savent pas ce qu’ils disent en évoquant la Forêt de la Connaissance / Celui qui s’est pendu dans la forêt qui porte désormais le nom de Bois du Pendu / Ceux qui ont dû reconnaître leur fils au pied de l’arbre innocent / Celui qui cueillait des myrtilles au peigne et s’est fait cueillir dans un champ voisin par une faucheuse alors qu’il était en état d’ébriété hélas c’est le risque / Celle qui parle de raser sa petite forêt mais personne n’en fait un plat comme en Amazonie et tout ça / Ceux qui ont vécu les dévastations forestières de l’ouragan Lothar comme un drame personnel / Celui qui marque les arbre à abattre pour faire mieux vivre la forêt / Celle que son Alzheimer pousse régulièrement dans le Bois du pendu de sorte que c’est pas une affaire de la retrouver la mémé / Celui qui ferait des kils pour retrouver un vrai bois de chênes / Celle qui moule un joi caca d’enfant dans les fougères qu’elle arrose en même temps de son pissat de poupoune de cinq ans / Ceux qui sont aussi douillets à pieds nus sur les aiguilles de sapin que des chats d’appartements / Celui qui exulte à la vision furtive d’un chevreuil dans les brisées / Celle qui fait sa biche aux abois au zinc du bar de la Selva / Ceux qui se prénomment Sylvestre mais c’est plus rare que Sylvain, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Cherpillod le vif ardent

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    L’écrivain, éternel résistant, fêtera bientôt ses 85 ans. Retour sur une rencontre en 2005...


    C’est entendu : les lendemains ne chantent pas plus qu’hier, l’homme est plus que jamais un loup pour l’homme, et le souci plus personnel d’une compagne très atteinte dans sa santé n’adoucit guère le tableau, mais Gaston Cherpillod n’en est pas moins, au tournant de sa 80e année, qu’il fête aujourd’hui même, frais comme un gardon. Plus exactement : comme un brochet, en lequel il siérait à ce grand pêcheur en eau douce de se réincarner si l’Eternel daignait. Ledit Créateur fait d’ailleurs l’objet du chapitre conclusif de son dernier livre paru (Entre nous Dieu…), en lequel le parpaillot peu porté sur la mômerie se dit plutôt un mystique-poète participant à la vie universelle, qui expliquerait aux enfants que rien ne peut venir de rien et que là réside sans doute la preuve de l’amour en nous.
    « Je ne suis pas athée, nous explique l’écrivain en son repaire du Lieu, devant un verre de fée verte bien blanche (ce qu’on appelle de la bleue…), mais je préfère la rectitude d’un Sade, qui va jusqu’au bout de sa logique, au discours des tièdes et des modérés dont le Dieu est un bien fonds ou une traite tirée sur l’au-delà. »
    L’oeil vif, l’esprit clair comme l’eau de rivière qu’il dit son élément, le verbe cinglant et, de loin en loin, la rage déboulant en tornade avec son tremblement d’anathèmes (sus au bourgeois, au profiteur, au prébendier ou au pair écrivain en mal d’honneurs, mais plus encore au Judas prêt à le vendre ou à la hyène le soupçonnant d’envie basse – ces deux-là il les tuerait !), Gaston Cherpillod n’en estime pas moins, quand on l’interroge sur le bilan à ce jour de sa vie, que rien n’a fondamentalement changé pour lui quant aux trois cultes qui ont donné un sens à celle-ci : de l’Amour, de la Poésie et de la Justice.
    Au nom de la troisième, le fils d’ouvrier de la Promotion Staline (titre d’un de ses livres) sacrifia à ce qu’il appelle aujourd’hui «une grande hérésie », mais le comuniste vaudois des années 50-60, dont le parcours ultérieur de gauchiste plus vert d’esprit que d’appareil a passé par tous les avatars de la lucidité et de la révolte contre tous les écrabouilleurs de partis et de factions, n’est pas du genre à se justifier pour être mieux vu. Ainsi restera-t-il mal vu et d’abord de ceux-là qui n’ont jamais souffert, de toute façon, qu’un fils d’ouvriers, brillant élève hellénisant d’André Bonnard l'humaniste stalinien, pratiquât l’imparfait du subjonctif plus souvent qu’à son tour et maniât notre langue avec un brio d’amoureux fol d’icelle.
    Montés du Lieu sur les hauts de la Dent de Vaulion dominant les forêts d’automne en gloire, nous évoquons plus longuement, devant un rouge « élevé en barrique », cette passion pour la langue qui l’attache si fort à Victor Hugo mais aussi à Léon Bloy, fulminant imprécateur catholique (mais aussi grand apôtre anti-bourgeois et frère des pauvres), Jules Vallès ou Ramuz dont le passionnent les premiers romans et les nouvelles pétries d’humanité, comme aussi et surtout : le verbe neuf.
    «Je suis une sorte de prosateur issu de la poésie, qui compte ses syllabes, figurez-vous, pour retrouver possiblement un nombre pair, et, plus grave, le nombre de labiales… aspirant à un écart pair de syllabes entre deux labiales. Folie de poète ! »
    A l’écrivain trop peu reconnu nous devons, pour mémoire, de beaux récits ancrés dans sa vie (Le chêne brûlé, Le gour noir, Le collier de Schanz) et l’ensemble d’une sorte de chronique kaléidoscopique ou les émois et déboires de l’amant, les combats du citoyen engagé et les flâneries de l’homme des eaux et forêts cohabitent dans une tapisserie chatoyante.
    Main tendue poing fermé, le titre d'un de ses derniers livres, résume la posture à la fois généreuse et irréductible de cet ennemi juré des « forces du mal », aujourd’hui incarnées selon lui par le « totalitarisme de l’économie », mais qui reste, plus fondamentalement, un franc-tireur lyrique au verbe vif et combien ardent.

    Gaston Cherpillod. Main tendue poing fermé. Editions L’Age d’Homme, 106p. La plupart des livres de Cherpillod ont paru à L'Age d'Homme.

  • Ceux qui transmettent

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    Celui qui écoute ses enfants / Celle qui se sent la partie d’un tout / Ceux qui sont dans le tableau entre le bois noir et l’étang aux carpes d’or / Celui qui peint comme on prie / Celle qui n’est plus qu’une présence silencieuse mais attentive / Ceux qui voient les choses telles qu’elles sont en leur irradiante beauté / Celui qui découvre ce matin l’irradiante beauté des murs de l’usine de placoplâtre qu’il voit de sa fenêtre / Celle qui sent en elle qu’en ce matin chantent tous les matins du monde / Ceux qui lisent les poètes T’ang avec le sentiment d’en être contemporains ce matin / Celui qui surprend des dialogues dans la nuit de sa bibliothèque / Celle qui entend Montaigne mais écoute plutôt Pascal / Ceux qui disent certains jours qu’ils préfèrent les livres aux gens et certains autres jours qu’ils préfèrent ne pas dire ce qu’ils préfèrent / Celui qui se construit en se démolissant bien plus férocement que ne s’y emploient ses détracteurs manquant un peu d’imagination tout de même / Celle qui pratique une manière de critique métaphysique à laquelle les mecs de la fac ne comprennent que pouic / Ceux qui attaquent la philosophe avec une virulence qu’exacerbe évidemment sa saisissante beauté vintage / Celui qui sait déceler la Qualité sous les dehors les plus encanaillés / Celle que déroute les penchants de la nature et notamment chez les crustacés millénaires / Ceux qui aiment plutôt les philosophes poètes présocratiques le matin, plutôt Paul Valéry à midi sur la terrasse donnant sur la mer, plutôt les romancières anglaise l’après-midi et plutôt le roman noir le soir mais ça peut changer de jour en jour / Celui qui s’endort dans la barque que nul courant ne risque d’emporter / Celle qui remonte aux sources du ruisseau de son enfance auquel elle trouve un aire de cloaque à l’approche des nouvelles zones industrielles / Ceux que le nom de Wells fait songer plutôt à Orson l’ours ou plutôt à Herbert George né le 21 septembre 1866 à Bromley dans le Kent / Celui qui se demande ce qui relie Virgile et Kafka qui tous deux ont exigé qu’on détruisît  leurs écrits après leur mort / Celle qui de toute façon n’aurait lu ni ce Virgile ni ce Kafka vu qu’elle est Tatare et se fait tartir dans sa yourte / Ceux qui se sont intéressé à la condition des Indiens pour des raisons purement narcissiques et s’en sont désintéressés pour les mêmes raisons au moment de s’inscrire sur Face de plouc / Celui qui gère les droits de son oncle poète et Nobel de littérature dont il n’a encore rien lu pour « rester objectif » dit-il / Celle qui dit aimer les peintres siennois à cause de T.S. Eliot mais c’est juste pour faire chicos car elle ignore tout de l’un et des autres / Ceux qui ont des états d’âme alors qu’ils prétendent que l’âme n’existe pas / Celui qui reprend la route du même pied-léger que Friedrich Nietzsche avant sa déroute / Celle qui s’égare dans les fallacieux arguments d’Edgar le factieux / Ceux qui ont toute la vie derrière eux mais font comme s’ils l’avaient aussi devant, poil aux dents, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Du Coca dans le stylo

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    Méfiez-vous des enfants sages, type représentatif du premier roman prometteur, marque l’apparition d’un nouveau talent de vingt ans : Cécile Coulon. À  laquelle on souhaite la longévité de Sagan

    Cécile Coulon, née en 1990 et grandie sous les volcans d’Auvergne, déboule en souplesse, et le sourire lavé au Coca, dans la cour de la rentrée littéraire, avec son premier roman intitulé Méfiez-vous des enfants sages et publié par une  éditrice, Viviane Hamy, au catalogue littéraire de bon renom .

    La concurrence sera rude, puisque 85 premiers romans se trouvaient au départ. Déjà, quelques nouveaux auteurs, pas forcément jeunots, ont été repérés. Telle Douma Loup, romancière genevoise de 27 ans qui s’affirme d’emblée, avec L’embrasure, paru au Mercure de France, par une écriture très originale, plus mûre assurément que celle de Cécile Coulon.

    Mais la fringante Cécile a de bons atouts pour elle. D’abord parce qu’elle a, de toute évidence, la « papatte », qui distingue un écrivain d’un faiseur. Elle a le sens du mot, le sens du récit, le sens de la construction, le sens des personnages. Ensuite, elle ressaisit, avec un mélange de candeur et de culot, les thèmes et le ton, les carences affectives et la révolte individualiste de  la jeunesse du tournant du siècle, comme Françoise Sagan exprimait le ton et les thèmes de sa génération en veine de libération, au mitan des années 1950. Cécile est-elle pour autant la nouvelle Sagan ? Probablement pas plus qu’elle n’est la nouvelle Carson McCullers évoquée  par l’éditeur.

    Mais le fait est que Cécile Coulon, comme l’an dernier le très jeune Sacha Sperling, auteur de Mes illusions donnent sur la cour, et comparé lui aussi à Sagan pour sa précocité, correspond aux normes, voire aux fantasmes liés au jeune auteur béni des fées rappelant évidemment le Raymond Radiguet du Diable au corps. Pour mémoire, rappelons  que Bernard Grasset lança ce premier roman, en 1923, année de la mort du jeune prodige,  « comme un savon » en annonçant « le premier livre d’un romancier de 17 ans », quitte à susciter  la réprobation de pas mal de critiques peu accoutumés à ces mœurs publicitaires…

    Un peu moins d’un siècle plus tard, le bluff et les « coups » éditoriaux ou médiatiques aidant, le risque advient, pour un jeune auteur, d’être lancé de la même façon, quitte à être abandonné dans la foulée s’il ne « marche » pas. À cet égard, nous pourrions aligner une liste de nouveaux Radiguet et de nouvelles Sagan qui ont fait « pschiitt » avant d’être relégués dans les oubliettes. Or, ces jeunes auteurs de premiers romans font encore figure de privilégiées par rapport à tous ceux dont les débuts non remarqués resteront sans lendemain.

     

    Cécile Coulon, bien dans sa peau et bien entourée, poursuit ses études à Clermont-Ferrand en affirmant qu’elle aimerait bien élever des chèvres, acheter des motos et se couper les cheveux, sans savoir dans quel ordre le faire. « Donc, en attendant, j’écris un nouveau roman ». Le premier a l’air américain, du côté de marginaux à la Carver. Pourtant elle se défend d’avoir écrit un roman américain avec Méfiez-vous des enfants sages. « C’est un roman qui se déroule aux Etats-Unis, ce qui est très différent. J’ai choisi ce lieu car d’une part, c’est le lieu de tous les possibles, et d’autre part, parce qu’à ce moment là, j’étais réellement accro à la culture américaine littéraire, cinématographique, musicale et populaire, et je le suis toujours. Disons que le logo Coca-Cola m’inspire beaucoup plus qu’une conserve de petits pois Bonduelle »…

     

     

    Doux oiseau de jeunesse

    On pense un peu (notamment) aux nouvelles douces-acides de Raymond Carver en lisant Méfiez-vous des enfants sages, autant à cause de ses personnages non conventionnels, voire un peu paumés, que pour le climat de bohème romantique qui le baigne. C’est d’abord le pur bonheur d’être au monde, éprouvé par Kerrie depuis qu’elle a débarqué à San Francisco de son trou de province, à vingt ans et des poussières.

    Puis, dans la petite ville du sud où elle est revenue après la mort de sa mère, c’est la vie partagée avec Markku le Suédois, passionné d’entomologie et s’éloignant peu à peu, et avec leur fille Lua, très indépendante en dépit de la tendresse qu’elle porte aux siens, et développant une amitié farouche pour Eddy l’ex-junkie. À la mort solitaire de son «vieux pote», Lua connaîtra son premier grand chagrin, entre autres expériences formatrices.

    Au fil d’une narration jouant sur des points de vue alternés, ce premier roman d’apprentissage filtre bien les désarrois et la révolte de l’ado révoltée, avec un regard lucide sur son époque et sa propre génération. Or, l’étonnante maturité de la romancière le dispute à une pétillante fraîcheur, qui fait passer quelques faiblesses et autres facilités juvéniles.

    Cécile Coulon, Méfiez-vous des enfants sages.Editions Viviane Hamy, 107p

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures de ce samedi 18 septembre.

  • L’autre désir – la poésie

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    Vient de paraître chez Albin Michel: L'Inachevable, recueil très substantiel d'entretiens avec le poète. Qui nous avait accordé celui qui suit pour Le Passe-Muraille, en 1993.  

    Entretien avec Yves Bonnefoy

    La tendance massive de l’époque est à la parole vilipendée à grande échelle, à la présence émiettée, à la distraction planifiée, aux certitudes assenées et qui tuent, au doute qui paralyse et qui stérilise, à toutes les formes du leurre et du simulacre – et comment résister à ce qui paraît un mouvement fatal ?A ces questions bien générales, certaines œuvres particulières répondent et d’abord par la simple évidence d'une voix à sa plénitude d’être et d’expérience. Ainsi celle d’Yves Bonnefoy, poète exemplaire de la présence au monde vécue à tous les degrés de l’intuition sensible, de la connaissance tous azimuts et de la réflexion.


    - Quelle place l’écriture tient-elle exactement dans votre vie ? Est-ce une discipline régulière ou une suite de mûrissements et de jaillissements ?
    - Quelle place ? Des jours aucune, puisqu’il y a tant de tâches qui nous requièrent dès qu’on a une profession. Nombre de mes journées sont occupées ainsi, dévorées ainsi, et il vaut mieux que je n’essaye pas de les retenir à quelque illusion d’écriture, elles ont leur vérité propre, d’ailleurs, leur enseignement. Et ce qui est vrai pour des jours l’est aussi pour des mois, parfois, si ce n’est même pour des années. Le fait poétique ne cesse pas de me préoccuper pendant ces périodes, il me donne matière à réflexion, sur l’exemple d’œuvres que j’ai toujours avec moi, mais je puis rester longtemps sans écrire. Après quoi, eh bien, c’est comme si j’entrais, parfois peu à peu, dans une autre sorte de vie, et il y a des saisons de la mienne pendant lesquelles je me penche chaque jour ou presque, et pour des heures recluses, sur cette feuille où des surgissements se produisent, que je me propose de comprendre, de raccorder entre eux, en les refusant s’il le faut, c’est-à-dire le plus souvent.
    - Qu’en est-il, plus précisément, de cette germination du poème ? Vous semblez dire qu’elle est difficilement accordée ?
    - Pour moi en tout cas elle est bien longue, et c’est là un fait qui me rassure, car je ne crois pas qu’il y ait de vraie poésie qui ne soit le renversement de la parole ordinaire par une autre qui monte de très profond dans notre inconscient et cela ne peut donc s’accomplir qu’au travers de maintes péripéties, où il faudra déjouer nombre de pseudo-évidences : certaines d’ailleurs suggérées par cet inconscient même que j’évoquais à l’instant, quand il agit par ses formes superficielles. L’inconscient, autrement dit, ce n’est pas simplement cette parole du désir dont on parle tant depuis Freud. C’est vrai que le désir, l’éros s’est façonné un langage en nous, avec ses symboles, sa scène, son autorité et son énergie, si bien qu’il suffit d’écrire, et le voilà qui afflue : ce vont être ces évidences dont je dis qu’il faut se méfier, celles qui font que l’on croit savoir ce qui est beau, ce qui a du sens. Mais tout cela n’est qu’une image du monde, de l’irréel : et plus profond dans notre rapport à nous-mêmes il est un autre désir qui veut, lui, la réalité et rien d’autre, un désir qui veut la voir, la toucher en ce qu’elle a d’inentamé par les mots – d’immédiat, disons aussi, de présent à notre présence -, et s’impatiente donc contre le discours de l’éros, et cherche à en déjouer les structures, à remonter à travers ses pour nous arracher à leur séduction, pour nous montrer comme à nu, du coup, la montagne, là-bas, ou l’arbre dans le soleil, ou le nuage immobile. Cet autre désir, c’est la poésie. Et comment espérer que l’écoute en soit facile, quand tant de prestiges l’étouffent ? Il ouvre des failles mais on n’en finit pas d’y descendre.

    - On a parlé des aspects religieux de votre poésie. Vous considérez-vous comme un esprit religieux ?
    - C’est une question de mots. Si un esprit religieux, c’est celui qui croit en un dieu, je n’en suis pas un : il ne m’est donné aucune croyance. Mais si religion signifie désir de vivre dans l’unité plutôt que le fragmentaire, avec respect pour les aspects les plus immédiats, les plus simples de l’être naturel, alors j’accepte ce grand vocable et je voudrais qu’il ait sens pour la société tout entière, sinon celle-ci est perdue, qui ne sera plus qu’un réseau de signes, aveugle au mystère de ce que j’évoquais tout à l’heure : l’arbre dans la lumière, le silence des pentes de la montagne.
    - Que diriez-vous aujourd’hui à un jeune poète ?
    - Qu’il ne faut pas qu’il ait peur de cette sorte de préoccupation, mais surtout qu’il ne s’y prête pas que de façon négative, c’est-à-dire en cherchant la rupture, la faille dans le discours de la société, mais fasciné malgré tout par l’infini propre de celui-ci, qui a certes de belles phosphorescences. C’est bien cette rupture que veut la poésie, je l’ai déjà dit, et j’aime la retrouver dans l’apparent décousu ou le minimalisme de bien des poèmes de notre époque, mais le rôle de la rupture, c’est de révéler l’immédiat, l’indéfait du monde, vers lequel il faut donc aussi que l’on se porte en des moments de vie simplement vécue parmi les grandes et belles choses.
    - Que pensez-vous de la coupure que l’on constate aujourd’hui entre la poésie et la société ?
    - Y en a-t-il vraiment une ? Ou ne s’agit-il pas simplement de la même sorte de distraction qui prive d’eux-mêmes, tous les premiers, ceux qui ont souci de la poésie ? A tout instant celle-ci leur échappe, le discours du concept s’y substitue, et cela qui a lieu aussi pour le groupe social dans son ensemble, depuis surtout que la science détourne de la pensée symbolique, qui gardait l’esprit auprès de la chose, mais voilà qui peut laisser espérer, tout aussi bien, que ce qu’on oublie peut être également ce qui tout se resignifie, et appelle. Peu de place pour les livres de poésie sur les rayons des librairies, mais que de films pour nous éblouir par de brusques instants épiphaniques, poésie brute !
    - Quelle pourrait être la fonction de la poésie dans l’univers de fausse parole des médias ?
    - Assurément, de combattre ce que l’on peut appeler l’idéologie, laquelle est d’articuler les uns aux autres quelques concepts absolutisés, refusés à tout avenir d’expérience, afin de les substituer au monde et d’ainsi enfermer les êtres, séduits ou contraints par force, dans ce champ d’abstraction, d’intolérance, de mort. Puisqu’il n’y a de poésie que par mémoire d’un au-delà du langage, tout recours au poème est aussi l’accusation, comme par surcroît, mais avec grande efficacité, de ces caricatures de langues qui sont des captations de pouvoir. Et cela me conduit à dire que la poésie est donc, de ce fait, le complément naturel du projet de démocratie – ce droit de chacun à sa parole – et la condition nécessaire à son véritable plein exercice. Il y a de la poésie même aux époques totalitaires, par des recherches individuelles, qui réussissent quelque eu à modifier la pensée commune, comme ce fut le cas à la Renaissance, ou préservent l’avenir. Mais il n’y aurait plus de démocratie si disparaissait l’activité poétique, et il faut donc prendre garde à ce que celle-ci soit protégée et révélée là où c’est possible, c’est-à-dure d’abord dans l’enseignement. Un professeur peut préserver un enfant de la tentation d’être dogmatique, intolérant, tyrannique – ou d’accepter d’être un esclave – en lui donnant simplement à lire – simplement, oui, sans les commenter, pour qu’il reste seul avec elles – quelques pages de Baudelaire ou de Rimbaud…

  • Une ballade américaine


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    Méfiez-vous des enfants sages marque l’apparition d’une nouvelle romancière talentueuse de vingt ans : Cécile Coulon, à laquelle on souhaite la longévité de Sagan…

    Cécile Coulon, née en 1990 et grandie sous les volcans d’Auvergne, déboule en souplesse, et le sourire lavé au Coca, dans la cour de la rentrée littéraire, avec son premier roman intitulé Méfiez-vous des enfants sages et publié par une éditrice, Viviane Hamy, au catalogue littéraire de bon renom .

    - Quel a été votre parcours jusqu’à ce matin ?
    - C’est très rapide : je suis née le même jour que Malcolm McDowell, mais pas la même année, ce qui m’a fait arriver un peu en retard au casting d’Orange Mécanique. J’ai fait mes études à l’ombre des volcans, entourée par les chats, les cassettes vidéos et les livres de mes parents. J’ai commencé à bafouiller du stylo vers douze ans, avec de très courtes nouvelles qui se sont peu à peu épaissies. En seconde, après la chouette lecture de L’éducation Sentimentale écrit par un certain Gustave, j’ai pondu un roman intitulé Le Voleur de Vie, publié un an plus tard par les Editions Revoir. L’année suivante, le même éditeur sortait Sauvages, un recueil de nouvelles. Puis j’ai découvert les cheeseburgers, les comics et John Steinbeck, et depuis, je me lave les dents au Coca-Cola. Entre-temps, j’ai fait deux ans de classe hypokhâgne et khâgne avant d’entrer en fac, au moment de la sortie de mon dernier roman, Méfiez-Vous des Enfants Sages.
    - Comment en êtes-vous arrivée à l’écriture ?
    - Très naturellement. J’aimais la lecture, la musique, le cinéma, je crois que tout s’est combiné. Ça s’est fait tout seul. C’est comme ça, ça vient instinctivement.
    - Quelle place la lecture occupe-t-elle dans votre vie ?
    - Une place beaucoup plus importante que l’écriture ! Je crois que c’est un réflexe de quand j’étais gosse : je ne peux pas m’endormir sans une histoire, un chapitre, un roman. Je lis tous les jours, et de tout. De Batman à Tennessee Williams en passant par Desproges…
    - Pouvez-vous évoquer la genèse de ce texte ?
    - J’ai écrit Méfiez-Vous des Enfants Sages il y a deux ans, pendant le mois d’août. Il n’y a pas eu d’idée de départ, de grande ligne directrice. C’est sorti d’un coup d’un seul, comme une langue de caméléon. Ça se passe toujours de cette façon: les idées viennent, c’est un mélange de films, de chansons, de textes, d’histoires, qui finissent par faire une bonne mayonnaise. Pour ce qui est du thème, je crois qu’à cette période, j’étais plongée dans la littérature américaine, le rock’n’roll et le chili con carne. J’aurais du mal à dire de quoi parle le texte ; et pourquoi je l’ai écrit, c’est quelque chose qui m’amuse, c’est un jeu, un tour de passe-passe entre ce que je vois, ce que je ressens, et ce que j’écris.
    - Pourquoi le situer aux States ?
    - Méfiez-vous des Enfants Sages n’est pas un roman américain, c’est un roman qui se déroule aux Etats-Unis, ce qui est très différent. J’ai choisi ce lieu car d’une part, c’est le lieu de tous les possibles, et d’autre part, parce qu’à ce moment là, j’étais réellement accro à la culture américaine littéraire, cinématographique, musicale et populaire, et je le suis toujours. Disons que le logo Coca-Cola m’inspire beaucoup plus qu’une conserve de petits pois Bonduelle.
    - Qui est Lua à vos yeux ? Vous identifiez-vous à elle ?
    - Lua est un personnage dont le parcours ne dépasse par la première et la dernière page du livre. Je ne m’identifie pas du tout à elle, même si c’est un peu bête de vouloir prendre de la distance par rapport à son propre livre, puisque toute création est forcément un peu autobiographique, quand on y pense. Dans cette optique, je m’identifie à tous mes personnages. Lua n’est qu’une nuance du tableau, et même si c’est elle qui raconte une partie de l’histoire, les autres ont une importance égale.
    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ?
    Ils sont le résultat d’expériences musicales, cinématographiques et littéraires. Des mutants. Ils sont polymorphes, je me les suis figurés comme on cuisine un plat sans savoir la recette : on balance tout dans la gamelle, on touille, et on goûte.
    - Comment avez-vous construit votre histoire ? De manière concertée ou à l’instinct ?
    - À l’instinct. Rien d’autre.
    - Comment travaillez-vous ?
    - Course à pied, hamburgers et Coca : ça fonctionne un max ! J’écris la première mouture d’un roman en un mois et demi, puis le vrai travail d’ordre grammatical et syntaxique commence, avec ceux qui relisent derrière moi. J’utilise les conseils qu’on me donne comme une manière d’améliorer le texte, et cela m’oblige à reconsidérer mon propre fonctionnement, à me pencher sur mes faiblesses d’écriture.
    - Qu’est-ce qui compte à vos yeux dans un roman ?
    - Le détail. Que l’auteur capte le génie de l’infime. Et jouer avec ce décalage entre l’histoire globale et ce petit rien qui donne toute son épaisseur au texte, j’adore. C’est ce qui permet aux personnages d’exister.
    - Lisez-vous les romanciers français actuels ?
    - À fond. Chateaubriand est vraiment tip top. Plus sérieusement, le dernier livre français qui m’a plu est Cutter, d’Yves Ravey, publié chez Minuit. Il redonne au mot le sens qu’on lui arrache jour après jour.
    - Quel a été le parcours de votre manuscrit jusque chez Viviane Hamy ? L’éditrice vous a-t-elle fait retravailler le texte ?
    - C’est une amie qui a envoyé le manuscrit chez Viviane Hamy. Celle-ci m’a demandé de retoucher légèrement le texte, en particulier le personnage de Kerrie. C’est tout. Il n’y a pas eu de gros changements. J’ai étoffé certains passages et changé le titre : au début, le roman s’intitulait Bye-Bye Lua.
    - Et Dieu là-dedans ? Et vos prochains projets ?
    - Il paraît qu’Il a adoré le livre. Maintenant, j’aimerais bien élever des chèvres, acheter des motos et me couper les cheveux, mais je ne sais pas dans quel ordre le faire. Donc, en attendant, j’écris un nouveau roman...

    Coulon1.jpgDoux oiseau de jeunesse
    On pense (notamment) aux nouvelles douces-acides de Raymond Carver en lisant Méfiez-vous des enfants sages, autant à cause de ses personnages non conventionnels, voire un peu paumés, que pour le climat de bohème romantique qui le baigne. C’est d’abord le pur bonheur d’être au monde, éprouvé par Kerrie depuis qu’elle a débarqué à San Francisco de son trou de province, à vingt ans et des poussières. Puis, dans la petite ville du sud où elle est revenue après la mort de sa mère, c’est la vie partagée avec Markku le Suédois, passionné d’entomologie et s’éloignant peu à peu, et avec leur fille Lua, très indépendante en dépit de la tendresse qu’elle porte aux siens, et développant une amitié farouche pour Eddy l’ex-junkie. À la mort solitaire de son «vieux pote», Lua connaîtra son premier grand chagrin, entre autres expériences formatrices.
    Au fil d’une narration jouant sur des points de vue alternés, ce premier roman d’apprentissage filtre bien les désarrois et la révolte de l’ado révoltée, avec un regard lucide sur son époque et sa propre génération. Or, l’étonnante maturité de la romancière le dispute à une pétillante fraîcheur, qui fait passer quelques faiblesses et autres facilités juvéniles
    Cécile Coulon, Méfiez-vous des enfants sages.
    Editions Viviane Hamy, 107p.

  • Ceux qui restent dignes

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    Celui qui noue très soigneusement sa cravate dans son logis de sanglier papivore abandonné de tous mais continuant de lire Epicure / Celle qui porte élégamment son costume de prisonnière politique / Ceux qui chipent des bouts de pain de rab à la Soupe populaire sans lâcher leur Livre de poche / Celui qui se lave les dents avec la même vigueur que lorsqu’il était Scout de France genre Signe de Piste et que son éthique personnelle se résumait aux préceptes du père du désert  Charles de Foucauld / Celle qui reste petite fille modèle au milieu des effeuilleuses du Peep Show CuniGuli / Celui qui fait le tour des vioques de sa paroisse en écoutant Gun’s and Roses dans sa Volkswagen vert pistache de diacre à plein temps / Celle qui joue du clavecin dans la chambre de l’autiste / Ceux qui honorent leur particule jusque dans le ruisseau de la rue des Claques / Celui qui  mendie avec le regard plein d’amour intemporel de l’Abbé Zundel à l’instant sacré de l’Eucharistie / Celle qui conserve religieusement le portrait de Walter Benjamin par Gisèle Freund  dans son portefeuille en peau de pis de chamelle que lui a offert son ami Abdou renvoyé tout récemment dans son pays / Ceux qui font contre mauvaise fortune Sentiment Distingué / Celui qui a fait adapter à ses moignons d’artiste victime de la Révolution culturelle des pinceaux lui permettant désormais de peindre comme avec des ailes / Celle qui dit volontiers que ce monde n’est qu’une esquisse qu’il incombe à chacun de parfaire même s’il n’a aucun don reconnu par les Staracadémies / Ceux qui n’ont pas honte de leur mère coiffeuse avec laquelle ils traversent fièrement la rue de l’Université, etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui restent de vieux ados

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    Celui qui ne sait (toujours) pas nouer une cravate / Celle qui te supplie de grandir enfin quoi / Ceux qui ont l’air de rescapés de Woodstock / Celui qui ne sait pas ce qu’est un horaire / Celle qui a conservé toutes ses jupes d’indienne / Ceux qui ne parlent jamais nostalgie des sixties puisqu’ils ne les ont jamais quittées / Celui qui se trouve au mieux l’air de Davy Crockett sexa et au pire celui d’un vieil iguane aux yeux roulant comme des planètes / Celle qui se sent mieux auprès de ses vieux restés jeunes qu’avec ses condisciples trentenaires de l’Ecole de Gestion / Ceux qui ont essayé d’entraîner Michel Houellebecq dans leur footing du matin puis ont renoncé / Celui qui considère les progrès de son arthrose avec une curiosité qu’il ne manifesterait pas pour les genoux d’un autre et sans en conclure qu’il est lui aussi un senior non mais des fois / Celle qui refuse de se maquiller comme à ses vingt ans de sauvageonne / Ceux qui savent que le tramway nommé DESIRE conduit à la station terminus CEMETERY et qui se disent qu’ils descendront avant / Celui que la seule expression freudienne Principe de Réalité ramène à la réalité plénière dont les principes ne sont qu’un aspect secondaire en somme / Celle qui autopsiait les enfants morts-nés à 25 ans et qui s’occupe maintenant des défunts qui ont l’âge de ses parents paralysés / Ceux qui rêvent toujours d’une dernière virée aux Marquises / Celui que le seul timbre de la voix de Jacques Brel ramène à ses dix-sept ans purs et doux / Celle que sa jupe plissée n’empêchait pas à seize ans de danser le twist comme une diablesse / Ceux qui essaient de se faire bien voir par les kids / Celui qui considère que toute expérience nouvelle est intéressante comme par exemple de se payer un paquet de Gauloises bleues trois lustres après avoir cessé de fumer / Celle qui réécoute Cat Stevens sur vinyle dans le studio de sa fille aînée orné de l’effigie du Che en dépit de tout le mal qu’on lui a dit sur le personnage / Ceux qui n’ont pas encore touché à la dope malgré leur âge avancé / Celui qui conduit sa BMW hors d’âge avec la même désinvolture affichée qu’au temps de sa 2CV verte d’écolo à la manque / Celle qui a pratiqué la polygamie tout le temps qu’ont duré ses études de germanistique à Tübingen et jusqu’à sa rencontre du grand Sepp riche et jaloux / Ceux qui ne sont jamais partis pour Goa et n’en sont donc pas revenus non plus / Celui qui trouvait imbécile de mourir pour des idées à vingt ans et qui continue de trouver imbécile l’idée de mourir / Celle qui faisait du crochet à l’âge de 20  ans tout en lisant Marcuse et dont les filles tricotent aujourd’hui en regardant avec elle l’émission de télé Je Décore Mon Intérieur /  Ceux qui ont la révolte en eux sans savoir exactement où / Celui dont le col est aussi ouvert que son mental est fermé / Celle qui pense que tout ce que Schubert (Franz) a composé l’a été spécialement pour elle / Ceux qui se trouvent des airs de vieilles tortues malades et le disent pour se faire pardonner, etc.   

    Image: Philip Seelen

  • Procès d'un système pervers

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     À propos de Cleveland contre Wall Street, de Jean-Stéphane Bron.  Un grand film de fiction hyperréelle, d'une lumineuse clarté quant à l'exposé des faits, et plein d'humanité, sur le cynisme des banques surendettant les plus démunis pour les plumer, mais aussi sur le "rêve américain" tel que nous, consommateurs de tous les pays, nous le vivons aussi. Prix du public au Festival de Paris Cinéma 2010. Avant-première ce 12 septemnbre à la Cinémathèque de Lausanne, en présence de Barbara Anderson. 
    Bron17.jpgC'est un film captivant et très singulier que Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, auquel on assiste comme à un procès filmé à l'américaine, alors que c'est tout autre chose, joué par des acteurs formidables, dont aucun n'est comédien. Réalité ou fiction ? Réalité plus vraie d'être portée par une fiction, alors que celle-ci n'est que de forme. Acteurs plus vrais de jouer leur propre rôle, sans qu'aucun dialogue ne soit écrit. Situations toutes captées dans la vie réelle, mais qui se chargent ici d'intensité dramatique. Le « cinéma du réel » prend corps au fil d'un montage très élaboré, mais c'est un autre « corps » qui nous en reste, qu'on pourrait dire le corps des gens, disons : corps et présence, avec l'âme de chaque regard.

    Pour les seuls faits, Cleveland contre Wall Street documente les circonstances et les séquelles de la crise financière dite des subprimes, aux Etats-Unis, mais le film va bien plus loin dans l'approche de toute une société et de ses aspirations ou de ses fantasmes, jadis recouverts par la formule magique de « rêve américain ».

    Nous avons tous entendu parler de la crise des subprimes, sans savoir exactement de quoi il s'agit (du moins était-ce mon cas ce matin encore), nous avons appris quels ravages sociaux en ont découlé aux Etats-Unis, frappant des millions de personnes expulsées de leurs maisons, mais ce n'est qu'aujourd'hui que, grâce à un film dont tous les faits et les acteurs sont réels, projetés dans la fiction d'un procès fictif, nous comprenons, la gorge serrée, de quoi il s'agit précisément.

    Cela se passe dans la ville de Cleveland, en Ohio, et plus exactement dans ses quartiers les plus défavorisés, où plus de 100.000 personnes incapables de rembourser des prêts ont été expulsées de leurs maisons entre 2006 et 2008. Le désastre local a pris une telle dimension qu'en 2008, le maire de la ville, Frank Jackson, appuyé par un groupe d'avocats, a assigné en justice une vingtaine de banques et organismes de prêts hypothécaires de Wall Street (y compris le Crédit suisse), considérés comme responsables des saisies immobilières.

    Comme on s'en doute, l'action en justice ne se fera vraisemblablement jamais. Cependant, Jean-Stéphane Bron a eu l'idée géniale de mettre sur pied ledit procès avec un vrai juge, de vrais avocats, de vrais plaignants et de vrais jurés. Dans le vrai palais de justice de Cleveland, mis à disposition par la ville, défilent ainsi des habitants du quartier de Slavic Village, l'un des plus touchés par la crise, mais aussi divers « acteurs » du drame, tel cet ancien conseiller économique de Reagan, tel ce jeune broker issu du « ghetto des ghettos » et passé du trafic de drogue au démarchage de prêts, ou tel encore ce concepteur d'un logiciel de gestion catastrophé par les séquelles d'une crise à laquelle il a participé...

    Bron15.jpgPour illustrer la situation dans son impact humain, Jean-Stéphane Bron n'a pas choisi la voix de la sentimentalité facile, pas plus que celle de la polémique à la Michael Moore.La première séquence est cependant très émouvante, qui voit un shérif, genre droit dans ses bottes mais les larmes aux yeux, témoigner du cas de conscience invivable qu'a représenté pour lui, un jour, l'ordre de faire vider les lieux à une vieille femme de 86 ans qui venait en outre de perdre son compagnon. De tels cas sont sans doute légion, mais Jean-Stéphane Bron a préféré, aux effets émotionnels prévisibles, l'aperçu de situations qui font intervenir, aussi, la naïveté ou la bêtise, l'appât du gain ou le simple désir de consommer autant que son voisin. On voit ainsi témoigner tel brave travailleur qui, incapable de régler ses dettes d'une première maison, en a acquis une autre sur la base d'un prêt alléchant, pour se retrouver finalement dépouillé des deux objets. Alors une dame d'entre les jurés, le type de la Républicaine économe, d'observer que ces gens qui vivent au-dessus de leurs moyens ne méritent point tant de pitié. Et d'en conclure que les banques ne sont pas plus responsables que ceux qui se sont laissé allécher. Sur quoi l'avocat de Wall Street, Keith Fischer d'affirmer que chacun, créancier ou débiteur, connaissait le risque qu'il prenait.

    Or, justement, la question est posée: les banques ont-elles vraiment pris le moindre risque en prêtant à des pauvres. Evidemment non, puisque l'argent récolté en surendettant les pauvres leur a fait faire encore plus d'affaires par voie de titrisation! Et qui a-t-on renfloué après la catastrophe ! Les banques une fois encore. Ainsi l'une des plaignantes affirme-t-elle que son malheur profite encore aux requins de Wall Street qu'on gratifiera d'un Bonus complémentaire...

    Un participant au procès résumera : d'un côté, quelques privilégiés et de l'autre, des masses de floués qui continuent d'être expulsés au nom de la liberté du marché...

    Ce dimanche 12 septembre à 19h, la Cinémathèque propose en avant-première le film Cleveland contre Wall Street, du réalisateur suisse Jean-Stéphane Bron, "documentaire" présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. En présence de son auteur et de celle par qui toute cette histoire est arrivée, Barbara Anderson.

     

     

     

    Le film, actuellement distribué dans les salles françaises, sera visible dès le 18 septembre en Suisse romande; il a déjà décroché le Prix du public au Festival cinéma Paris 2010.

    Dramatis Personae de Cleveland contre Wall Street: tous les protagonistes du film et du procès:  http://clevelandcontrewallstreet.com/protagonistes.html

     «J'ai été volée par un homme en costume-cravate. Pas seulement moi, mais toute la ville de Cleveland.» Victime des «subprimes», Barbara Anderson a vu sa maison saisie, incapBron19.jpgable de rembourser un emprunt qu'elle fut obligée de contracter après plusieurs incendies qui ont dévasté sa propriété. Depuis, elle est devenue le symbole du combat contre les banques, militante au sein d'une organisation qui défend les droits de leurs nombreuses victimes. Elle est aussi l'une des figures majeures de «Cleveland contre Wall Street».

  • Ceux qui n’en pensent pas moins


    Celui qui rêve des îles Lofoten / Celle qui mutile les araignées / Ceux qui se confondent en excuses / Celui qui stresse avant les rapports / Celle qui aimerait faire rougir son psy / Ceux qui vont aux défilés de mode pour chiens / Celui qui suce parfois son 6.35 / Celle qui rêve d’être élue Miss Sirène / Ceux qui se réunissent pour médire / Celui qui pense se réaliser en février / Celle qui estime avoir été lésée par ses défunts cousins / Ceux qui ne désespèrent pas de l’avenir letton / Celui qui conserve un exemplaire du Protocole des Sages de Sion dans son cabinet dentaire / Celle qui affirme qu’elle aurait très bien bu rencontrer la Reine Astrid au tea-room Edelweiss de Davos / Ceux qui ont été en affaire avec un Henry Michaux, employé d’assurances belge à Namur en 1953 / Celui qui est fier de ses barres de chocolat / Celle qui reprochait à son ex de ne pas entreprendre de traitement contre sa calvitie naissante / Ceux qui lisent l’horoscope à haute voix à la réu du club des aînés / Celui qui se dit un tigre en amour / Celle qui pioche dans les réserves de l’écureuil du jardin / Ceux qui revivent en écoutant Ramona, etc.

  • La tribu Volodine

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    Le conteur proliférant publie trois livres à la fois

    Antoine Volodine et ses éditeurs ont voulu « faire fort » pour cette rentrée littéraire française, et leur «coup » sort assurément de l’ordinaire. D’abord parce qu’il focalise l’attention sur un romancier qui ne manque pas d'originalité, créateur d’un univers foisonnant et largement reconnu pour la vingtaine de romans qu’il a publié sous son premier pseudo. Ensuite par la révélation du fait que, depuis des années, ce même Volodine a publié une autre vingtaine de romans sous les noms de Manuela Draeger, de Lutz Bassmann et d’Elli Kronauer, participant de la même inspiration «post-exotique», selon le terme fondé et théorisé par l’écrivain.
    Voici donc que paraissent simultanément, chez trois éditeurs différents, trois romans signés Volodine, Draeger et Bassmann, dont la lecture «croisée» donne un nouveau relief et de nouvelles arborescences au monde selon Volodine. 
    Or, comment caractériser ce fameux post-exotisme ? Disons qu’Antoine Volodine a conçu, sur les décombres encore fumants des révolutions, des guerres et autres génocides du XXe siècle, sur fond d’utopies sans lendemain, un univers romanesque qui touche à la fois aux genres plus ou moins marginaux de la science fiction (à quoi se rattachent ses premiers livres), de la fiction onirico-politique ou du polar fantastique, dans le sillage des visionnaires à la Kafka, Buzzati ou Kadaré, toutes proportions gardées. Ses livres se déroulent dans des décors de ruines, où se multiplient des récits jouant sur des réminiscences historiques recyclées (la « bolcho Pride » des Onze rêves de suie, de Manuela Draeger) ou des échappées vers de multiples ailleurs, avec des inventions architecturales ou dramaturgiques aussi inventives que leur bestiaire. Les contes apocalyptiques racontés à ses enfants par Gordon Koum, dans Les aigles puent de Lutz Bassmann, évoquent des lendemains de catastrophe nucléaire bien différents des personnages «soviétiques» des Onze rêves de suie, et pourtant l’horizon de ces récits « post exotiques» est le même que celui dont parle Linda Wood dans le Discours aux nomades et aux morts du recueil Ecrivains de Volodine. Dans un monde où l’ordre de «laisser toute espérance» semble prévaloir, l’imagination poétique et narrative devient gage de survie, jusque dans ses formes les plus dérisoires: ainsi de cet écrivain, emprisonné pour terrorisme, qui invente des listes de nouveaux mots dans sa cellule alors que le hante l’idée du suicide.
    L’univers de Volodine traduit en somme le désenchantement d’une génération (il est né en 1949 ou 1950, selon les versions…) marquée par les désastres du XXe siècle, et l’effort d’échapper à la fois à la résignation grégaire et au cynisme. C’est un monde «catastrophiste» et ludique à la fois, que sauve une certaine poésie. Entreprise littéraires d’envergure, l’oeuvre en cours de Volodine le chamane et de sa tribu délirante n’en reste pas moins marginale, et son approche de l’Histoire reste à discuter...

    Triptyque en labyrinthe
    Antoine Volodine est à la fois conteur et théoricien grave de ce qu’il raconte en toute fantaisie, dont la meilleure illustration reste Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze paru chez Gallimard en 1998. Mais cette alternance du récit et de sa propre glose ne cesse en outre de se développer dans les multiples ouvrages procédant du post-exotisme, depuis Biographie comparée de Jorian Murgave, publié par Volodine chez Denoël en 1985.
    Au nombre des auteurs post-exotiques, dont une des particularités est l'impatience d’assassiner les assassins, afin d’éradiquer le crime (notamment le crime d’Etat) à leur façon, Linda Woo, qu’on rencontre dans Ecrivains de Volodine, théorise ainsi, avec son Discours aux nomades et aux morts, ce que Mathias Olbane, protagoniste du premier portrait du même livre, a vécu en cellule et continue de vivre, frappé d’une maladie atroce, dans sa chair meurtrie.
    Comme des poupées russes, que Volodine excelle à manier autant que la langue de Gogol, de Platonov ou de Zamiatine, qu’il prolonge en mineur, les trois livres s’emboîtent et se déboîtent dans un labyrinthe à multiples «entrevoûtes» et autres passerelles qu’un Enki Bilal illustrerait à merveille...

    Antoine Volodine, Ecrivains, Seuil; Manuela Draeger, Onze rêves de suie, L'Olivier; Lutz Bassmann, Les aigles puent, Verdier.


  • A fleur de mémoire


    Tristano meurt d'Antonio Tabucchi

    Le philosophe russe Léon Chestov évoquait, dans Les révélations de la mort, ce moment décisif, dans la vie du jeune Dostoïevski condamné à mort pour menées subversives, où il fut confronté au “mur” ultime avant d’être gracié. in extremis. Or c’est dans une situation comparable, à certains égards, que se trouve le vieux Tristano en ce mois d’août de la dernière année du XXe siècle, dans une maison de campagne de Toscane écrasée de chaleur, au milieu du crissement des cigales, sachant la mort certaine et proche, et non moins convaincu de la nécessité de parler tout en se méfiamt des mots, “l’écriture fausse tout”, dit-il même, et à l’écrivain qu’il a convoqué à son chevet pour se confier à lui, de lancer acerbe “vous les écrivains vous êtes des faussaires”. Lui-même, considéré comme un héros pour d’anciens faits de résistance qu’il rappellera plus tard, n’est pas moins lucide à son propre égard, et pourtant Tristano va parler. Sa parole semble d’abord surgir du silence crissant de l’été comme de l’ébluissante nuit d’un autre temps, sous la forme de bribes d’une chansonpopulaire surgie des années 40 et se prolongeqant ensuite par bribes désordonnées, délirantes parfois même à proportion des doses de morphine que lui administre la Frau revêche qui veille sur lui, puis un récit, discontinu mais non moins cohérent, accidenté mais traversé de visions et incessamment pimenté d’humour, va se développer, de plus en plus ample, en suivant les méandres de la mémoire, ressaississant à la fois une vie et toute une époque aussi.

    Emprunté à une personnage de Leopardi, le prénom de Tristano rayonne ici de la même sombre lumière filtrant dans la poésie et la pensée du grand poète italien, tout en associant le lecteur à une vertigineuse traversée de ce qu’il est convenu d’appeler “la réalité”. Réalité d’une enfance, d’une adolescence, d’une histoire nationale précipitant les troupes de Mussolini sur la Grèce, réalité de l’acte soudain déviant (mais à un millimètre près) du jeune soldat Tristano tirant sur un “camarade” allemand avant de rallier la Résistance et d’endosser la figure du héros, réalité revisitée après que son interlocuteur muet (qui fut naguère son biographe) l’eut fixée une première fois, et redite cette fois “pour de vrai” (mais qui écrit, sinon celui qui a écouté...), réalité “à la vie à la mort” qui voudrait dire pour l’essentiel une histoire en train d’être prostituée à toutes les sauces par le nouveau monde du dieu “dingodingue” de la société médiatique et berlusconienne. Tristano se meurt et , pour reprendre le titre d’un autre admirable roman de Tabucchi, “il se fait tard, de plus en plus tard”. Et pourtant la musique des mots, la poésie des images, la chanson alternée de nos amours et de nos idéaux de jeunesse résiste à la corruption - la vive voix de Tristano est là pour en témoigner, et si l’écriture ne rend pas toute la voix de Tristano, du moins l’écriture ressuscite-t-elle en nous la réalité d’une vie transmutée par le verbe...

    Antonio Tabucchi. Tristano meurt. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. “Du monde entier”,203p.

  • Ceux qui vivent entre-les-mondes


    Panopticon201.jpgCelui qui vise un créneau / Celle qui a gardé tous les 33 tours de Ray Ventura / Ceux qui composent des herbiers / Celui qui investit dans la tourbe canadienne / Celle qui se rappelle sa mère Honorine en faisant ses vitres / Ceux qui pensent que les arbres sont les dieux de la Terre / Celui qui parle des romans d’Henry Bordeaux au tea-room Dorian Gray / Celle qui se rappelle la puanteur de poisson du port d’Innsmouth / Ceux qui trient les déchets au bord de la rivière / Celui qui se flatte de maîtriser l’usage du point-virgule / Celle qui se méfie des blonds / Ceux qui se rappellent leur découverte de Calvino / Celui qui chérit secrètement sa déprime / Celle qui se dit elle-même une porcelaine de Saxe / Ceux qui passent la nuit à la belle étoile sur l’herbe de Delphes / Celui qui ne kiffe pas l’opéra (dit-il) / Celle dont le sweatshirt s’exclame Go West / Ceux qui usent du mot « foutraque » / Celui qui prêche la bigamie au bar Le mouton / Celle qui s’est spécialisée dans l’étude de Pisanello pour une bête histoire de cul / Ceux qui incendient des églises / Celui que sa mère considérait comme le nouveau Clayderman / Celle qui est convaincue de dire la vérité parce qu’elle crache tout ce qu’elle pense / Ceux qui se débarrassent des raseurs en leur rendant service / Celui qui augmente ta solitude de sa seule présence / Celle que les silences de son conjoint ont poussé à le poignarder un dimanche matin rue des Cascades / Ceux qui citent Saint Jean Chrysostome dans les vernissages, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui restent poreux

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    Celui qui lit Un Véronèse, le dernier roman d’Etienne Barilier, près de la porte-fenêtre de sa villa spacieuse de chef de clinique donnant sur un jardin soigné / Celle qui a toujours pensée que le fils Barilier écrivait trop et que ça pouvait nuire à la réputation de son père pasteur / Ceux qui ont tous les livres de l’éminent auteur sous papier pergamin / Celui qui est impressionné par la compétence et le sérieux de ce putain de joueur d’échecs / Celle qui noue les cravates du Maître quand il va recevoir un prix / Ceux qui ont souffert en leur adolescence comme souffrent les personnages de Laura et de Passion et d’Un Véronèse / Celui qui s’inscrit dans la filiation droite d’un Thomas Mann auquel on souhaiterait la réplique plus cinglante d’un fils genre Klaus / Celle qui pense en musique et trouve beau ce roman qui pense en peinture / Ceux qui sentent que tel ou tel livre restera / Celui qui se revoit à Venise l’hiver de ses vingt ans sous la neige / Celle qui ne se souvient plus du titre du morceau qu’il y a dans La Mort à Venise mais qui se rappelle que c’est du Malher et qu’elle a le disque vinyl quelque part / Ceux qui sont allés le même jour voir au Kunstmuseum de Vienne le Véronèse dont parle Thomas Bernhard dans Maîtres anciens et qui se sont rencontrés là et se sont ensuite mariés et ont vieilli comme le vieux de Véronèse et sont allés se recueillir sur la tombe de TB au-dessus de laquelle gloussait un pigeon symbole de pureté dans certaines cultures / Celui qui est premier partout et que ça fait parfois se sentir un peu seul / Celle qui confie à son amie Doris qu’en fait son écrivain est moins chiant qu’il n’y paraît / Ceux qui ne s’intéressent qu’au motif dans le tapis / Celui qui se sent plutôt du parti des sans-cravates mais ne crache pas pour autant sur les réguliers / Celle qui a gardé la jupe plissée qu’elle avait en mai 68 / Ceux qu’émeuvent toujours les avancées d’un artiste / Celui qui à son quarantième livre retrouve une espèce de candeur / Celle qui sait voir la vraie noblesse là où elle se trouve / Ceux qui savent pourquoi Thomas Bernhard et Cézanne regardaient Véronèse avec tant d’attention, etc.

    Image: Jeune homme entre le vice et la vertu, de Véronèse.

  • Ceux qui révisent leur jugement

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    Celui qui pense que l’écrivain a bonifié grâce à son chien / Celle que la bonté diffuse irradiant La Carte et le territoire (en librairie le 8 septembre) a immédiatement scotchée / Ceux qui ont toujours craché sur M.H, sans ouvrir aucun de ses livres / Celui qui estime qu’aucun romancier français actuel ne voit la société avec plus de juste aplomb que l’amer Michel / Celle qui objecte que l’amer Michel l’est de moins en moins / Ceux qui n’aiment rien tant qu’être surpris par un écrivain qui les a parfois déçus pour parler gentiment / Celui qui prend ces notes à la terrasse ensoleillée du Café Les Trois Rois de Fribourg surplombant les eaux vert olive de la Sarine / Celle qui voit en Houellebecq un poète de la réalité dure adoucie par son regard / Ceux qui décident d’être artistes « pour avoir l’monde à refaire / se la jouer anarchistes / et vivre en millionnaires » / Celle qui éclate en sanglots en constatant que Damien Hirst l’a pas reconnue au cocktail d’Amanda Lear / Ceux qui invitent Jeff Koons à leur partouze pour leur Action de Body Art recyclée en sérigraphies par la Banque de Crédit Genevois / Celui qui expose les brouillons volés à Houellebecq par sa voisine irlandaise / Celle qui se propulse attachée de presse de l’artiste conceptuel Jed Martinson en jouant sur l’influence de son père enrichi dans le pétrole russe / Ceux qui travaillent « dans l’humain» sans renier leur parti pris minimaliste / Celui qui ne lit plus les journaux depuis qu’il y collabore / Celle qui a gardé quelques « supports fétiches » dans les médias / Ceux que les guêpes et les cloches endiablées du couvent voisin énervent à la terrasse des Trois Rois où ils savourent un poulet au panier en se racontant le dernier Houellebecq / Celui qui constate à l’observation de son oncle Palamède que la sécrétion de testostérone diminue décidément avec l’âge alors que l’élévation de la masse graisseuse peut s’accentuer malgré la diète / Celle qui se dit spirituellement plus proche de Michel Drucker que de Jean-Pierre Pernaut / Ceux qui ne se sont pas reconnus au cocktail d’Amanda Lear mais se sont promis de se rappeler de toute façon / Celui qui se dit un guerrier en matière de rendement / Celle qui n’a pas levé un Winner pour le laisser douter de son art / Ceux qui s’exclament « Yes we can » en se targuant de leur potentiel win-win, etc.

    Notes prises en lisant le nouveau roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, en librairie le 8 septembre.

  • Ceux qui sont à cran

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    Celui qui ne supporte plus les silences de sa conjointe au caractère trempé en dépit de son prénom de Solange / Celle qui rappelle toujours à Victor qu'elle lave ses caleçons malgré sa qualité de membre du Rotary / Celui qui remet sa décision de tout à l'heure à plus tard / Celle qui ne peut trancher sans se couper / Ceux qui ne décideront qu'après avoir consulté la base / Celui qui prend le temps de vous prendre le vôtre / Celle qui est jalouse de ton temps perdu à lire Proust et autres auteurs obsolètes selon ses codes de battante qui attend le prochain Marc Levy / Ceux qui ramènent tout à du déjà-vu / Celui qui reste vacher à la tâche / Celle qui en pince pour le bouèbe / Ceux qui ne craignent pas de se montrer pédants en précisant que le terme patoisant de « bouèbe » vient du mot allemand Bube, le garçon, et qu'il désigne l'aide d'alpage que les armaillis charrient plus souvent qu'à leur tour en rêvant plus ou moins de le peloter après deux ou trois verres de kirsch mais charrette on est des hommes nous faut pas croire / Celui qui se fait tatouer un Edelweiss sur l'épaule / Celle qui se fait surprendre à cueillir des orchis vanillés par un membre de l'Eglise des derniers jours / Ceux qui raffolent des paysages de Kokoschka qui rendent la nature alpine moins alpestre, etc.

    Image : Le Cervin, vu par Oskar Kokoschka

  • Un amour de rapt

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    Anne-Sylvie Sprenger publie son roman le plus abouti avec La veuve du Christ

    Anne-Sylvie Sprenger vivait la double expérience de l'attente d'un enfant et de la perte d'un ami (Jacques Chessex) lorsqu'elle écrivait son troisième livre. Comme Vorace et Sale fille, La veuve du Christ confronte les pulsions du sexe et les interdits de la morale puritaine en terre calviniste. Or, maîtrisant une situation « limite », la romancière lausannoise donne ici son meilleur livre.
    - Quel est le point de départ du livre. On pense évidemment au sort de la jeune Autrichienne Natascha Kampusch, mais en quoi cet acte de séquestration vous parlait-il particulièrement ?
    - Ce livre poursuit en quelque sorte le questionnement de Sale fille, où je tentais de comprendre les liens ô combien complexes et perturbants qui unissent une enfant abusée à son parent abuseur. Si je me suis ici inspirée de l'histoire de Natascha Kampusch, c'est parce qu'elle était pour moi la plus emblématique de ce fameux «syndrome de Stockholm», qui veut que la victime, pour supporter l'intolérable, commence à nourrir des liens affectifs pour son bourreau. Imaginez qu'ils allaient skier ensemble! C'est ce mécanisme de défense, de survie, qui m'a interpellée. Cette façon de transcender l'horreur par l'illusion de l'amour. N'est-ce pas d'ailleurs ce que fait l'écrivain quand il sublime les enfers par l'illusion esthétique?
    - Quel mobile anime votre bourreau ?
    - Comme c'est souvent le cas pour les pédophiles ou ceux que les médias appellent des «monstres», Victor est un faible. Un homme meurtri, inadapté aux rapports sociaux et enlisé dans ses peurs. Une relation avec un enfant lui apparaît alors comme le seul lien affectif possible, tant il craint les autres adultes. Or je ne voulais pas faire de Victor un monstre : je voulais voir ce qu'il pouvait y avoir d'humain chez un tel personnage. J'y ai trouvé une grande solitude, un grand besoin d'amour, mais aussi, paradoxalement, un grand désir de pureté. Victor ne cherchait pas à assouvir ses besoins sexuels. Sa solitude va bien au-delà.
    - Qu'en est-il plus précisément de son obsession de la pureté?
    - J'avais envie de confronter, dans ce roman, deux visions du christianisme. Il y a la vision déprimée de Victor, figée sur l'image du Golgotha, coupable et terrifiée. Et puis il y a la vision de Lena, qui entrevoit la Résurrection, et qui a donc accès au rachat. Loin des dogmes, Lena voit plus clair. Elle ressent cette présence et cet amour divin auquel elle s'abandonne. Elle peut alors affirmer, en toute simplicité: «Dieu nous aime, Victor, Dieu nous aime.» Mais Victor ne se sent jamais digne de cet amour.
    - L'amour de Lena vous semble-t-il réellement crédible ?
    - Je suis convaincue, au plus profond de moi, et ce de façon totalement instinctive, qu'une telle histoire d'amour est possible. Je crois plus que tout à la rencontre de deux solitudes, et les bribes de récit qu'a confiés Natascha Kampusch à sa sortie n'ont fait que me conforter dans cette conviction.
    - Par le corps, le sexe puis l'amour, le roman va vers l'acceptation de la chair porteuse de vie. Mais pourquoi « suicidez »-vous Victor ?
    - Parce que Victor est un lâche. Il n'a pas la force de vivre ce destin trop grand pour lui que lui propose Lena: s'enfuir ensemble et commencer une vie normale ailleurs. J'avais envie, dans cette histoire, de montrer la force d'une victime. Lena a repris le dessus sur sa vie, elle a accepté son destin d'enfant kidnappée, mais elle ne veut pas en rester là. Elle exige de Victor qu'il ait le courage d'assumer leur amour en le vivant pleinement. Hélas Victor n'en a pas la force, empêtré qu'il est dans ses propres obsessions coupables. Et plus Lena se révèle outrageusement forte, pleine de ce mystérieux instinct de survie, plus Victor est confronté à ses faiblesses et son incapacité à vivre normalement. D'où le suicide.
    - Vous dites tenir particulièrement à ce roman. Pourquoi cela ?

    - Ce roman contient quelque chose d'intime : un déchirement total dans lequel la vie m'a jetée l'année passée: j'ai écrit ce roman enceinte et en deuil. Et j'ai l'impression d'y avoir mis toute ma joie d'être mère et toute ma peine d'avoir perdu un des êtres les plus chers de ma vie. Peut-être est-ce illusoire, mais je pense que ces émotions résonnent dans ce roman. Comble d'ironie, ce livre est aussi la promesse faite à l'ami décédé. Je me devais de l'écrire.
    - Qu'en est-il de son écriture ? Vous y exprimez souvent beaucoup en peu de mots, avec des ellipses assez nouvelles chez vous. Cela résulte-t-il d'un travail particulier ?
    - J'ai plutôt l'impression d'avoir accepté ma voix. Cette écriture, c'est ma voix intime, celle qui me vient spontanément, celle avec laquelle je vis le monde. Au départ, je ne lui faisais pas confiance. Je pensais qu'il fallait écrire autrement, mieux, plus beau. Avec Sale fille, où je me suis risquée un peu plus à cette musique intime, j'ai compris que je pouvais faire confiance à cette voix venue de si loin en moi.
    - Les thèmes et le climat, physique et moral, des livres de Jacques Chessex sont très présents dans ce livre. Y a-t-il là une sorte d'hommage explicite de votre part ?
    - Depuis mon premier roman, les lecteurs et professionnels ont vu une parenté entre mon univers et celui de Jacques Chessex - alors que je n'avais alors jamais lu ses livres! Effectivement, après découverte de son œuvre, la parenté me semble aussi évidente. Elle n'est pas voulue, elle est juste là, comme lorsque deux amis se retrouvent l'un à travers l'autre. Cela ne se fabrique pas et ne s'explique pas. Quant à l'hommage, il est dans cette promesse, dont je vous parlais un peu plus tôt...


    Un pur amour
    C'est une histoire assez atroce que raconte Anne-Sylvie Sprenger dans La veuve du Christ dont il se dégage pourtant une tendresse proportionnée à l'horreur subie par la protagoniste: non tant d'avoir été séquestrée de sa huitième à sa dix-huitième année par une espèce d'homme-enfant, plus égaré que méchant, que de s'être retrouvée en butte à la normalisation, livrée aux psychiatres, aux médias et à ses parents, qui se sont empressés de lui arracher l'enfant de son inadmissible bonheur. Du moins Lena trouvera-t-elle un dernier refuge auprès des «fiancées» du Christ d'un couvent, accomplissant son pur amour.
    Comme dans ses deux premiers romans, et proche en cela de Jacques Chessex, Anne-Sylvie Spremger sonde les zones les plus délicates, parfois les plus scabreuses, où la sensualité se trouve en butte aux interdits moraux ou religieux. Séquestrée par un névrosé que les femmes terrorisent (sa propre mère incarnant la femme castratrice, qui a probablement poussé le père au suicide), la jeune Lena découvre le plaisir – alors que Victor espérait la garder pure –, puis l'amour auquel il finit par accéder lui aussi, avant de fuir dans le suicide. Elliptique, poétique et remarquablement musical, ce roman en impose, par une sorte d'invraisemblable vraisemblance.

    Anne-Sylvie Sprenger. La veuve du Christ. Fayard, 152p.

  • Le temps de Charles-Albert Cingria

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    Il est peu d’écrivains contemporains qui semblent plus étrangers que Charles-Albert Cingria aux tumultes de ce qu’on appelle l’actualité, et qui nous propulsent à la fois, avec autant d’énergie, au cœur même du présent. Cingria aura traversé la moitié de notre siècle ponctué de révolutions locales et de guerres mondiales sans que ses écrits n’en conservent de traces significatives, et pourtant on se tromperait en affirmant qu’il a ignoré son époque. Ce n’est pas qu’il se voile la face ou qu’il prône le dégagement. Simplement il vit à un autre étage. Ce n’est pas qu’il soit coupé de la réalité. Au contraire il l’investit avec une intensité particulière, mais d’une manière qui lui est propre. Ce n’est pas qu’il fuie la terre des hommes. C’est qu’il l’arpente et l’habite à sa façon. Son temps n’est pas celui des grands événements et des grandes questions du jour dont, relevait Jean Paulhan, il se « foutait complètement ». Son temps n’est pas celui des horloges pointeuses, et pourtant la firme Cingria ne chôme pas : c’est l’officine d’un scribe peut-être irrespectueux des horaires mais qui alimentera tout de même quelque quatre mille cinq cents pages imprimées. Son temps n’est pas celui des modes littéraires, ni des écoles ou des mouvements. Cingria ne s’inscrit guère dans l’esprit du temps au sens d’une conformité suivie ou subie, mais cela ne l’empêche pas d’être de son temps. Ainsi va-t-il fréquenter les écrivains et les artistes de son époque, tant en Suisse romande qu’à Paris. Ses portraits et jugements, qu’on aurait tort de ne borner qu’à leur plaisant cocasse, témoignent d’ailleurs d’une acuité de perception et d’une qualité d’évocation sans pareille. Les pages qu’il consacre à Ramuz ou à Léautaud, à Modigliani ou à Stravinski nous paraissent aujourd’hui encore d’une cinglante pertinence alors que tant de gloses à prétentions avant-gardistes ont perdu toute saveur de surprise et tout éclat. Certes l’humeur, à base de susceptibilité froissée ou de prévention plus sérieuse, gauchit-elle nombre des opinions qu’il formule sur ses contemporains. On n’ira pas chercher dans son œuvre un tableau bien objectif des productions artistiques ou littéraires du moment. Plus que quiconque Charles-Albert est personnel dans la ferveur de ses adhésions autant que dans la véhémence de ses fulminations. Du moins ses goûts rompent-ils avec tout souci de se montrer à la page.

    « Nous ne nous occupons pas de l’âge (pas de l’actualité) : nous ne nous occupons que des qualités, lesquelles sont comparables quel que soit leur âge. Une chose d’un temps vaut mieux que celle d’un autre. Nous aimons cette chose. C’est ainsi que, bien que le cubisme ou le surréalisme soient actuels (en réalité ils ne le sont plus, mais ils prétendent à l’être), nous ne faisons aucune difficulté de nous charger du grief de « passéisme » (d’abord qu’est-ce que c’est que ce mot ?) en détestant cette stupidité pour être ce qu’il nous plaît d’être, d’antique ou de moderne ou de n’importe quel temps. »

    Il y a un provincialisme dans le temps, disait à peu près T.S. Eliot, come il y en a un des lieux. Or Cingria ne se cantonne pas plus dans la considération d’une modernité fabriquée, que dans l’idée provinciale au possible qu’il n’y aurait que Paris pour donner le ton ou que paris pour le corrompre.

    « L’art appelé moderne (constructivisme, abstractionnisme, idéisme et mille incommensurables stupidités de ce genre) n’est pas un art naturellement moderne, mais un art voulu moderne. Voulu en dépit de cause, car il ne l’est pas ; voulu avec des éléments imaginaires, mais, surtout – il faut dire cela, car c’est vrai -, sans émotion réelle de la vraie vie, sans spiritualité ou matérialité, ni pour les sens, ni sous l’impulsion d’une passion quelconque. Ce n’est alors qu’une fabrication cérébrale ».

    Si le présent n’est pas une valeur ensoi pour Cingria, il y a pourtant une actualité proprement cingriesque, et qui est celle en somme de sa langue, donc de son être manifesté. Il y a ce travail que le poète accomplit sur le tout-venant des jours. Il y a la rue, il y a les gens, il y a les livres, il y a les routes dont le ruban se déroule souplement sous le caoutchouc boucané de sa bicyclette et le conduit à travers champs et forêts, il y a le monde, il y a les saisons que ponctuent le vin nouveau et les feuilles mortes. Charles-Albert n’est pas claquemuré dans sa tour de papier, il fait son miel de cette poussière dorées des jours ouvriers tout se réjouissant, « demain, parce que c’est dimanche ».

    medium_Cingria7.JPGL’écriture de Cingria ne voudrait rien devoir à l’exécré « moderne voulu moderne », et cependant il y a une modernité de Cingria qui nous saute aux yeux et qui le fait novateur de la langue autant sinon plus qu’André Breton ou que Max Jacob ou que Jean Cocteau. Au premier regard, l’on a peine à croire que Charles-Albert Cingria soit le contemporain de Jean-Paul Sartre, et pourtant s’il n’est pas vraiment représentatif, comme on dit, de ce même siècle où a été formulée la théorie de la relativité et où ont été appliqués les préceptes de l’amour libre, Cingria ne nous touche pas moins par sa façon de faire vibrer ce que Cendrars appelait le profond Aujourd’hui, avec une sorte de juvénile classicisme.
    On a souvent parlé du baroquisme de Cingria, mais pas assez sans doute de son classicisme, ou disons plus précisément de la latinité, de la base d’airain de sa propre langue qui font de lui le contemporain simultané de Claudel et d’Apulée. Sa phrase jaillie, tendue, toute souple, cinglante, même sauvage, a conservé quelque chose de sainement archaïque qui n’exclut pas tous les contours et les ornements, les dorures et les arabesques. Il y a là un mélange de force tellurique et de grâce civilisée très rare.
    Cependant, préludant même à l’acte d’écrire il y a d’abord ce marmonnement qu’on pourrait dira la basse continue et la base de toutes les improvisations de cette voix aussitôt reconnaissable – et voilà le miracle.
    Il faut alors citer la phrase du Canal exutoire où Charles-Albert salue l’apparition dans une brasserie de cet individu apparemment semblable à tout un chacun et que sa qualité d’être identifie à celui que les Chinois appellent l’homme-humain :

    « Il suffit qu’il y ait quelqu’un. »

    Et ce quelqu’un n’est pas tomé là par hasard mais a surgi dans un ange du temps vivant où il est donné à l’être – « c’est un temps u deux de stupeur insondable dans la vie » – de reconnaître sa nature.
    Ainsi s’éclaire la double ubiquité de Cingria dans le temps et dans les lieux, qui est une disposition à l’unité bien plus qu’on ne le pense, une vocation poétique à sensibiliser tous les points de la circonférence à partir d’un seul moyeu. Bien moins errant qu’on le croirait au vu de ses incessantes déambulations, Charles-Albert, dans son vagabondage, était « le moins vagabond des hommes », affirmait justement Jean Starobinski, parce qu’il « allait à la rencontre de l’ancien, du permanent ».

    Charles-Albert Cingria s’extasiait à la seule idée qu’il pût y avoir quelqu’un au lieu qu’il n’y ait personne. Cela lui semblait une grâce qu’il pût y avoir un monde au lieu de rien du tout. Il y avait à ses yeux, dans le seul surgissement de l’Univers et de la vie et de ses bonnes choses, un tel miracle que tout phénomène à nos yeux ahurissant, tel que la lévitation d’un bonze sur quelque haut plateau de l’Inde ou que le pas solennel de Notre Seigneur sur les eaux d’un lac, lui paraissait à peine plus surprenant que le fait de pouvoir bouger un orteil et d’abord que cet orteil eût apparu dans le chaos des virtualités gazeuses.
    Le monde selon Cingria relève aussi bien de l’apparition, et cela se voit jusque dans les motifs et les métaphores et les formes et les mouvements les plus organiques de sa langue. Le monde selon Charles-Albert est un monde révélé – et nous l’entendons au sens exact d’un dévoilement suivi d’un repli des choses inanimées et animées dans leur secret et leur obscurité. On parle volontiers du caractère jubilatoire de cette prose aux amorces fusées et aux rebonds allègres, mais cette alacrité joyeuse ne se réduit pas à une euphorie de surface ou à une extase passive, à une banale délectation esthétique ou sensuelle. L’économie de cette écriture n’est pas d’ailleurs de consommation mais de consumation. Les lieux de Cingria ne sont point d’évasion mais au contraire d’invasion et de tous les instants. L’être qui se reconnaît marque l’affirmation d’une présence et cette présence est aussitôt livrée à un jeu de relations à travers le temps et les lieux qu’il incombe au poète d’éclairer et de nommer et de définir avec cette surexactitude et ce « sens d’illumination continuelle » que Charles-Albert disait sa « façon de procéder dans la mise au net de n’importe quel problème ».
    Les évocations et les définitions de Cingria ont-elles-mêmes la première vertu de faire apparaître les choses ou les êtres avec fulgurance. Voici ces lieux que sa parole magique dégage soudain de leur insignifiance présumée et par exemple ces abords de tas de sable et de hangars et de rails ne menant nulle part qu’il voit du côté du port d’Ouchy où nul villégiateur passant à Lausanne n’aurait l’idée de s’égarer et qui diffusent pourtant cette beauté secrète qui est celle-là même de la terre :

    « Il y a une prairie avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ».

    Ou voici paraître Modigliani : « Ses entrées étaient très hautes, courtoises, taciturnes. Il évoluait dramatiquement avec les dames ».

    Voici Paris comme à tout instant l’inattendu s’y révèle :

    « Paris est une ville où on voit tout d’un coup des choses comme ça : un papillon qui sort du cerveau d’une statue, puis s’élève d’un lourd vol vaseux, puis plane. L’or est tiède sur les façades. Mille têtes, en bas. Il traverse la place. Les gens croient que c’est un bout de papier ou bien ils ne voient pas. Et puis le vent le roule au Nord-Est grassement sur les toitures. Peut-être qu’il ne mourra pas. Il y a de l’herbe tendre, de belles meules éternelles, pas si loin de Paris ».

    « L’or est tiède sur les façades », « le bitume est exquis », « l’herbe est divinement tendre » Autant de formules qui signifient à n’en plus finir dans quel ordre de l’éloge et de la célébration s’inscrivent l’évocation et la définition selon ce contemplatif aimant. « Observer c’est aimer », remarque-t-il au passage, et tout aussitôt lui prend l’élan de le communiquer. Il est là. Il observe. Il marmonne. Il rend grâce. Il absorbe. Il mastique. Et bientôt il lui faut noter. Ses premières cartes postales témoignent de cet émerveillement qui fonde en somme son attitude devant le monde, et cela depuis toujours à ce qu’il semble. Il n’a pas vingt ans lorsque, de Rome, il écrit à son compère Adrien Bovy qu’«on ne doit pas avoir du noir (…) », contre lequel il affirme qu’«il n’y a que le travail, ou l’espérance de beaux Voyages ». Et c’est juste quelques jours après avoir fait à sa tante Edmée Stryjenska cette annonce merveilleuse :

    « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin ».

    medium_Cingria8.JPGEnfant déjà nous le voyons, sur les photographies de l’album familial, en petit pacha qu’il incarnera toujours d’une certaine façon. Il est à Bône comme chez lui et comme à Grenade, comme à Sienne ou à Fribourg, comme à la rue Bonaparte ou au bord de la Maggia, et très vite il apparaît à ses amis sédentaires en personnage de légende. Que nous soyons en 1902 ou en 1952 se voit à peine dans ce qu’il écrit. C’est presque toujours le même ton, la même découpe de la phrase, la même inaltérable luisance de médaille. Tout adolescent encore il lui vient parfois des les considérations d’un vieux sage, et jusqu’à la fin il conservera quelque chose de la candeur d’un gamin de sept ans. A une demoiselle de Genève qui s’inquiète d’établir la fiche signalétique de Charles-Albert, celui-ci répond en ces termes dont la fantaisie n’exclut pas la vérité profonde : « Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre ».

    Est-ce à dire que le monde ne lui ait jamais pesé ? Le prétendre ne serait pas voir l’extraordinaire énergie qu’il a déployée afin de transmuter les mille misères de sa vie d’homme seul et démuni qui si rarement se plaint ou s’apitoie sur son sort. Nombre de gens assis n’ont vu chez lui qu’un personnage et certes peu commun, mais dont les frasques, les esclandres ou les simples bizarreries de la tournure éclipsaient la réelle qualité. On peut imaginer la solitude sans doute ressentie par l’individu au fil d’une vie où nulle autre liaison autre qu’amicale n’est repérable. On sait les difficultés matérielles constantes et lancinantes qu’il s’est imposées par souci de préserver sa liberté d’artiste. On se rappelle que le caractère de Cingria n’était pas toujours accommodant et que ses dehors enjoués dissimulaient un être à vif. « Sa nature complexe fuyait lorsqu’on cherchait chez lui le dialogue, écrivait le peintre René Auberjonois. Seul le monologue lui était séant ». Dans le monde parisien, les gens cravatés regardaient avec dédain ce pitre drôlement alluré. Dans son Journal, Drieu La Rochelle le classe au nombre des « médiocres délirants » de la Nouvelle Revue Française, et l’on sait que d’autres dents grinçaient à la lecture de son Air du mois. Sans doute Charles-Albert a-t-il vécu mille humiliations cuisantes, qui nous font paraître d’autant plus admirables la fraîcheur lustrale de tant de ses proses et sa formidable aptitude à tout transfigurer dans l’élan du plus haut lyrisme.
    Au demeurant, comme il échappe au temps des horloges, celui en qui les philistins ne voyaient qu’un pauvre bougre bravait les contingences et de façon si impérieuse qu’elle exclut toute commisération. On se rappelle à ce propos l’ombrageuse et poignante invective du petit Labyrinthe harmonique :

    « Me faisant aimable alors que je suis tueur, me faisant pittoresque alors que je suis roi ».

    En un temps de lamento collectif, de ressentiment latent et de déprime patente, Charles-Albert incarne ce pauvre radieux trônant en caleçon de coton dans les opulentes crinières d’herbe riveraine d’un fleuve qu’il vient de remonter de sa puissante brasse et qui nous lance :

    « Etonnez-vous donc de ce soleil avant d’en réclamer un autre, mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps ».

    Charles-Albert ferait-il un bon sujet d’étude psychanalytique ? C’est possible mais incertain. Et d’ailleurs nous n’en avons cure. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que le personnage dissimule mais ce qu’il montre au contraire, ou plutôt comment il enlumine la partition du monde et devient lui-même légende. Nulle place n’est faite en tout cas, dans son œuvre, à la psychologie, et c’est un phénomène sans doute et qui l’éloigne plus encore de l’esprit du temps.
    Il est piquant de constater qu’à un siècle d’intervalle, et parti de la même ville, Charles-Albert adopte la démarche la plus diamétralement opposée à celle d’Amiel, rompant tout piétinement introspectif par l’échappée et la sublimation. Si la langue d’Amiel évoque un forage et certes bien moins stérile qu’on en le prétend à l’ordinaire, c’est au jaillissement, à la montée inspirée, à l’improvisation lyrique qu’est soumise l’écriture de Cingria dont son ami Jean-Marie Dunoyer relevait qu’avant de l’écrire le poète la parlait comme un jazz verbal incessamment exercé. Jour après jour, Amiel nous paraît incarner par excellence l’homme pris au piège du temps, s’acharnant vainement à en conjurer ou à en corriger les arrêts – et c’est une lancinante et douloureuse musique qui émane de ses cahiers de vieil écolier. De même une mélancolie sans fond enveloppe-t-elle la Recherche proustienne, où le temps lui-même devient musique.
    Quant au rapport entretenu par Charles-Albert Cingria avec le temps, il nous semble absolument unique dans la littérature contemporaine. Le temps de Cingria est simultanément celui de l’émotion foudroyante de l’instant et des lentes remontées au fil de l’Histoire. Il y ale temps du voyage et c’est à chaque fois un voyage dans le temps. Il y a le temps du sens et le temps du chant. Enfin et surtout le temps de Charles-Albert est celui de sa langue. Or une langue, il le dit et le répète, ne saurait se borner à sa fonction utilitaire ou à son prestige esthétique, mais signifie à la fois le mystère et la musique de l’être.

    « C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer comme vire un bocal dangereusement significatif cet instrument étourdissant qu’est un être ».

    Le temps de Charles-Albert est celui d’un enlumineur. Mais il y a bien plus qu’un rôle décoratif dans la vocation de celui-ci, bien plus qu’une simple effusion ou qu’un goût cocasse dans le bonheur cingriesque, bien plus que de la fantaisie ou que de ce plaisant farfelu qu’on salue d’un air amusé : toute une formidable énergie de ressaisissement poétique qui fuse du tréfonds. On se rappelle l’image qu’il donnait de la gloire poétique de Pétrarque et qui lui revient en droit à lui aussi :

    « Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les toiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».

    Avec Charles-Albert on se sent au matin de la Création : partout on est chez soi et comme délivré du temps, au présent absolu. C’est une joie, ou plutôt c’est une jubilation, c’est un chant qui répand en nous sa jouvence. S’il ne parle à peu près jamais du mal courant dans le monde ni ne se plaint non plus de ses pauvres maux, ce n’est pas qu’il s’aveugle ou que les tribulations lui soient épargnées : c’est que la célébration le requiert avant tout, et le lui reprocher serait aussi vain que de faire grief à Job ou à Jérémie de n’être pas l’auteur des Psaumes.
    Or il nous suffit de regarder une phrase de Cingria pour nous sentir mieux. Il en va comme d’une idée d’apéritif ou de bain turc _ rien que de voir la belle plastique de ces mots écrits nous fait du bien :

    « Et ensuite ? Ensuite il se passe que le terrain se refait plat, et l’on remonte sur son engin. Il n’y a plus dès lors d’obstacle à faire une moyenne, fort agréable vitesse. On dépasse une gendarmerie, on dépasse un élevage de chiens, quelques cloches à melon qui luisent noblement dans le soleil de cinq heures. Et puis il y a une descente, jusqu’à un torrent et un pont. Je crois que c’est une frontière de rossignols, cet endroit, car on ne peut s’empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d’oiseaux si impressionant ».

    Au cœur de l’œuvre de Charles-Albert Cingria, il y a cette adhésion fondamentale qui évoque la plénitude byzantine. Certes et à de nombreuses reprises vous l’entendrez fulminer et tempêter contre les choses ou les gens qui l’horripilent. Il peut entretenir de terribles colères passagères, traverser des passes de désarroi – « L’âme est triste – je suis comme une route qui dégèle – il pleut du pétrole » -, ou ressentir comme chacun les atteintes du temps qui passe :

    « Au lendemain de mes vingt-cinq ans je me suis aperçu que réellement ma barbe était plus forte que la veille. C’est vraiment extrêmement douloureux de vieillir. Et dire qu’au lieu de s’arrêter ça continuera toujours. J’y pense avec effroi la nuit quand des Allemands causent bruyamment à côté de ma chambre ou que de stupides messieurs anglais sifflent des airs banals ».

    medium_Cingria6.JPGIl peut être acerbe, sévère jusqu’à l’injustice, dire de telle personne qu’elle est « tout à fait nulle », quitte à convenir du contraire tout à l’heure – « Oui, mais tout à l‘heure est tout à l’heure, et ce n’est pas maintenant ».
    Pour l’essentiel, cependant, c’est sous le signe d’un accord profond avec l’Univers que se place ce clochard céleste apparemment détaché de tout et connaissant pourtant, dans sa misère richissime, le prix de chaque chose. Docteur honoris causa des universités buissonnières, il préfère la compagnie des petits enfants de Lavaux ou du Luxembourg à celle des pontes académiques. Enfin accordons-lui le dernier confort de l’imaginer réincarné sous la forme d’un chat sauvage à sa sieste de haute songeuse civilisation. L’éternité, jusqu’à la fin de l’après-midi, sera sa demeure.

    Ce texte a paru initialement en décembre 1993 dans le numéro 491 de la Nouvelle Revue Française. Il a été repris en préface à l’anthologie parue à L’Escampette en 1995.


  • Ceux qui restent pensifs

    PanopticonS3.jpgCelui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui pense en termes de sphères / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent toute rencontre à fleur de coeur / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes d'affect / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout l’Ennemi, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux dont la vue baisse

     

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    Celui qui ne voit plus les couleurs / Celle qui découvre tout ce brouillard dans sa chambre de la rue d'Odessa / Ceux qui entendent le verdict du professeur Lesieur sur un décollement de rétine irréversible / Celui qui inaugure sa canne blanche rue de Rennes / Celle qui constate que plus jamais elle ne verra ni l'aurore ni le crépuscule / Ceux qui se rabattent sur les Solisti Veneti / Celui qui estime que Rembrandt parle même aux aveugles / Celle qui maximalise son potentiel à 3 dioptries / Ceux qui se refont tout Hitchcock en DVD / Celui qui dresse son flambeau: la Liberté / Celle qui se définit comme socialiste clitoridienne / Ceux qui pensent que leurs détritus nous renseignent sur les gens / Celui qui boit pour ne pas oublier / Celle qui apprend par cœur des chants royalistes / Ceux qui ne se lavent pas à dessein / Celui qui pense que les étudiants ne font rien / Celle qui se brise une cheville chaque hiver / Ceux qui se donnent des tâches stratégiques / Celui qui se croit le Nouveau Savonarole / Celle qui préfère les tailles XL / Ceux qui se disent « plutôt Sheraton » / Celui qui collectionne les baïonnettes / Celle qui rugit au lit comme un lutteur de sumo / Ceux que le lait fait gerber / Celui qui rêve d’entrer au Rotary / Celle qui affirme que les nègres c’est les nègres / Ceux qui ne jurent que par l’Esprit Citoyen / Celui qui appelle son sexe vieille saucisse / Celle qui préfère le clavecin au pianoforte / Ceux qui savent par cœur la composition de l’équipe d’Arsenal / Celui qui parle de pratiques émergentes / Celle qui se positionne pour la télé / Ceux qui se font briefer sur leur avenir / Celui qui palpe les visages de ses neveux / Celle qui mâche de la réglisse sur la pergola de la Casa Ramona /Ceux qui lèchent les bottes de la Maréchale des Logis etc.

    Image: Philip Seelen

  • Zapping critique

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    Festival de Locarno 2010

    Zapping1.jpgErnst Lubitsch. Je n’aimerais pas être un homme. 1918. Muet. 44’

    Pas de meilleur antipasto, pour aborder la rétrospective, que cette comédie dont la pétulance doit beaucoup à la présence explosive de la comédienne Ossi Oswalda. D’une impertinence frondeuse, Lubitsch fait fi de toutes les conventions bourgeoises avec sa jeune fille insoumise, bravant ses chaperons (son oncle ronchon, sa gouvernante et le tuteur qu’on lui colle) et se travestissant en jeune gandin pour vivre ce qu’une jeune fille comme il faut ne peut que fantasmer. Le comble de l’ironie, qui paraît subversif aujourd’hui encore, tient ici à la relation qu’Ossi, au cours d’un bal inénarrable (Lubitsch joue sur les effets de groupes avec un sens du burlesque proche de Chaplin), se retrouve finalement seul(e) en face de son tuteur qui ne l’a pas reconnu(e) et qui le (la) saoule et le (la) séduit en poussant l’équivoque à l’extrême. JJJ

     

    Zapping3.jpgErnst Lubitsch. Die Austernprinzessin. Comédie. 1919. Muet. 63’

    Lubitsch disait que cette satire carabinée d’un capitaliste simiesque, empereur de l’huître ou du cirage (ou les deux), était la première qui fût vraiment caractéristique de son style, et le fait est que son baroquisme et ses « chorégraphies » burlesques atteignent déjà des sommets du point de vue de la mise en scène. Ossi Oswalda est littéralement démontée en fille de nabab volcanique et capricieuse, et le film dégage une gaîté folle bien accordée à un lendemain de guerre. JJJ

     

    Zombie1.jpgBruceLaBruce. L.A. Zombie, 2010. 63’ Trash parodique. Compétition internationale.

    Jouant sur les conventions de genre des films de zombies et du porno gay, le réalisateur canadien underground construit un film d’art et d’essai qui n’est ni gore ni à classer Xgay - ou pas encore puisqu’une version « hard » est encore à venir...Picturalement et musicalement, la chose a du fruit et de la bête, laquelle s’incarne en outre dans le protagoniste solitaire et finalement assez émouvant du zombie auquel François Sagat prête son physique sculptural et sa présence mélancolique. Olivier Père a été vertement critiqué pour le choix de cet ouvrage dans la compétition internationale. À tort. JJ    

     

    Koblet3.jpgDaniel von Aarburg. Hugo Koblet, pédaleur de charme, 2010. 97’ Docu-fiction.  Piazza Grande.

    Figure légendaire, à la fois éclatante et tragique, du sport cycliste suisse, Hugo Koblet méritait assurément cette évocation alternant les images d’archives, les témoignages en plan-fixe (dont le plus marquant est celui de l’autre K., en la personne de Ferdi Kübler) et les séquences jouées par des acteurs, dont le rôle-titre est campé par Manuel Löwensberg. Le climat de l’époque et les aspects contrastés du personnage sont aussi bien rendus que la part tragique de cette destinée immédiatement rappelée par le crash de l’Alfa blanche contre un arbre. Cinématographiquement parlant, le film est intéressant par son montage, mais les séquences jouées pèchent un peu par statisme. JJ  

     

    Zapping13.jpgMarvin Kren. Rammbock.2010. 64’. Film de zombies. Piazza Grande.

    On peut ne pas être un amateur de films de zombies et trouver, à cette première réalisation allemande homologuée dans le genre, une qualité de forme et d’esprit tout à fait hors norme. Michi débarque  à Berlin pour y retrouver Gabi, l’amour de sa vie, à l’adresse d’un grand vieil immeuble décati soudain assiégé par des hordes de créatures affreuses contaminées par un mystérieux virus. En compagnie d’un jeune plombier coincé en ces lieux, Michi se débat comme un fou, d’abord pour récupérer son portable chu dans l’escalier où les zombies règnent, mais surtout pour retrouver Gabi, laquelle finira par lui coller le virus tandis que le joli plombier et sa bonne amie fileront en aveuglant les morts-vivants de flashes salvateurs. D’une construction folle et sans faille du point de vue pictural et musical, à la fois très stressant et très jouissif, porté par un humour noir constant, Rammbock est un vrai bijou. JJJ     

     

    Jacquot1.jpgBenoît Jacquot. Au fond des bois. Drame psychologique. 2010. France. 102’. Piazza Grande.

    Au mitan du XIXe, en France profonde, un médecin humaniste voué aux soins des pauvres et porté à l’écoute de l’autre, voit sa fille Joséphine, bien blonde et bien pieuse, tomber sous la coupe d’un jeune vagabond qui la ravit au figuré puis au propre, la viole une première fois, se l’attache ensuite et la fait participer très activement à un ensauvagement sensuel et sexuel en phase avec les puissances telluriques, avant que la loi des hommes ne brise le charme. Sur de très belles images de Causses et de montagnes désertes, Benoît Jacquot module bien le conflit entre culture bourgeoise catholique et vieux fonds païen, sans caricaturer, avec une sorte d’oscillation vécue par Joséphine (Isild Le Besco), qui se retourne finalement contre Timothée (Nahuel Perez Biscayart) le sauvageon prenant tout sur lui au procès. Très riche de résonances, ce film attachant pèche un peu en revanche par son dialogue, souvent plat ou figé, et ses séquences « historiques » fleurant le téléfilm. JJJ   

     

    Zapping30.jpgChristophe Honoré. Homme au bain. Drame psychologique. 2010. 72’

    Le nouveau film du réalisateur français se réfère à un tableau de l’impressionniste Gustave Caillebotte, où l’on voit un homme nu à côté d’un tub, sans la moindre équivoque. On n’en dira pas autant de la mise en scène très érotisée des protagonistes homosexuels de ce récit d’une rupture entre Omar, filmeur en partance pour New York et profitant de ce départ pour larguer Emmanuel, son ami plus ou moins gigolo. Or celui-ci (François Sagat) souffre bel et bien de cette rupture, tandis qu’Omar relance une nouvelle relation avec Dustin, aux States, sous l’œil amusé de Chiara Mastroianni. Sur un scénario plutôt bancal, cousu de dialogues jetés, ce film pourtant riche de notations sensibles a été hué par une partie du public de Locarno que ses séquences chaudes, sinon pornos, a importuné.

     

    Zapping12.jpgKitao Sakurai, Aardvark. 2010. 80’. Comédie noire. Compétition Cinéastes du Présent.

    Inspiré par la propre trajectoire de Larry Lewis, l’acteur principal aveugle qui cherche à se sortir de l’alcoolisme en s’initiant au jiu-jitsu, ce film investit le registre du film noir avec un mélange de naturel et d’invention narrative tout à fait singulier. Premier long métrage de ce jeune réalisateur né (en 1983) au Japon et vivant aujourd’hui à New York, Aardvark, aussi énigmatique que son titre, rend à la fois l’énigme que ses personnages demeurent les uns pour les autres, en dépit de la connaissance sensible et sensuelles des corps en contact par le sport et l’érotisme, et la puissance que l’art cinématographique peut représenter dans l’approche explicite ou plus souvent implicite de cette si énigmatique réalité. Jouant le rôle du méchant, visiblement convaincu qu’un aveugle ne put rien contre lui, Kitao Sakurai apprend (et le spectateur avec lui) qu’il faut se méfier d’un aveugle décidé à venger l’assassinat de son ami, capable tout de même de flinguer « à l’oreille ».    

     

    zapping8.jpgVanja d’Alcantara. Beyond the Steppes. Drame historico.psychologique. 2010. 82’ Compétition internationale.

    Premier long métrage d’une réalisatrice de 32 ans, ce film magnifique et bouleversant saisit par sa maîtrise, en toute simplicité, d’un grand sujet historique (la déportation d’1 million de femmes polonaises en Union soviétique, entre 1940 et 1941) traité comme une histoire de tout temps et de partout : le drame, plus précisément, d’une femme arrachée avec son enfant à son mari soldat, la mort de l’enfant en déportation et le retour au pays. D’une sobriété et d’une intensité de tous les instants, le film traite certes de l’asservissement des femmes polonaises en Asie centrale (aux frontières du Kazakhstan et de la Sibérie), contraintes à des travaux absurdes par des gardiens soviétiques féroces, mais son propos est à vrai dire plus large, qui rejoint les méditations poétiques d’un Varlam Chalamov découvrant la beauté de la vie dans les conditions les plus rudes. D’origine polonaise par sa mère, mais née à Bruxelles, la Vanja d’Alcantara s’est servie des carnets de déportation de sa grand-mère pour établir cette admirable chronique qu’elle lui dédie.JJJ

     

    Zapping6.jpgBenedek Fliegauf. Womb. 2010. 107’. Drame psychologique. Compétition internationale.

    Un trouble profond se saisit de nous à la vision de ce film traitant, par anticipation, des implications affectives et psychologiques du clonage. Liés en leur enfance par une sorte de pacte, Rebecca et Tommy se retrouvent douze ans plus tard et s’apprêtent à tout partager lorsque l’homme est fauché par une voiture. Refusant cet état de fait, Rebecca décide de recourir au « Département de reproduction génétique » afin de ressusciter une parfaite copie de Tommy, qu’elle portera elle-même. Par delà l’enfance et l’adolescence du nouveau Tommy, l’émancipation de celui-ci fait buter la mère-amante sur l’impossibilité de cette relation, aussi factice pour elle que cruelle pour son fils, qui la possède finalement pour s’en détacher aussitôt. Aux limites du supportable, ce film vaut à la fois par sa poésie plastique et par sa remarquable interprétation, sans parler du débat qu’il ouvre pour chacun. JJ

     

    Zapping11.jpgQuentin Dupieux. Rubber, 2010. Thriller burlesque. 85’ Piazza Grande.

    Olivier Père annonçait un nouveau Spielberg européen, et de fait il de ça chez dans cette variation sur le thème du fameux Duel, à cela près que l’ennemi n’est pas ici un camion mais un seul pneu aux humeurs de massacre. Des trouvailles épatantes, comme la mise en abyme de l’action observée à la jumelle par des spectateurs-voyeurs, ponctuent ce film  qui module plaisamment l’idée que plus le ressort d’une histoire n’a  «aucune raison» et meilleur elle est – ce qui se discute. J

     

    Zapping15.jpgStéphane Goël. Prud’Hommes. Documentaire. 2010. 85’. Cinéastes du Présent.

    Pour pallier l’opacité des entreprises en matière de conditions de travail, le documentariste lausannois a obtenu, de l’ordre judiciaire vaudois, la permission de filmer les audiences du Tribunal des Prud’hommes, qui se déroulent tous les soirs dans les murs solennels du Tribunal cantonal de Montbenon. La cour prud’hommale a cela de particulier qu’elle est accessible à tous, gratuitement. Les requérants sont parfois accompagnés de conseillers syndicalistes ou d’avocat, mais ils peuvent aussi se défendre seuls. Le cinéaste, en équipe réduite, a filmé quelques cas significatifs et autres variations sur un thème récurrent lié aux licenciements abusifs. Un jeune mécanicien viré de son garage après avoir traité son patron de voleur, une Noire virée de la boucherie où elle était surexploitée, un vendeur viré de la boîte où il s’est lui aussi permis de critiquer son patron, etc.  En résulte un reflet de la société rappelant le travail de Raymond Depardon, où le désir d’être reconnu dans sa dignité compte souvent plus que l’indemnité réclamée. La mise en scène théâtralise les lieux, vides de toute autre activité puisque les audiences se tiennent le soir, et le cinéaste rend l’aspect humain, parfois émouvant, souvent drôle aussi,  de chaque situation. JJ

         

    Zapping20.jpgStéphanie Chuat et Véronique Reymond. La petite chambre. Drame psychologique. 2010. 87’. 

    Traumatisée après l’accouchement de son premier enfant, mort-né, Rose a fait de la chambre de Colin un véritable sanctuaire que Marc, son compagnon, a de la peine à tolérer. Devenue la soignante ambulatoire du vieil Edmond, ronchon que son fils s’impatiente de caser dans une EMS, Rose s’attache au personnage, très sensible sous sa carapace, poreux à la musique et jamais guéri lui-même de la mort de sa femme. Le canevas dramatique du film pourrait sembler simple, voire téléphoné, mais l’interprétation hors pair des deux protagonistes (Florence Loiret Caille et Michel Bouquet), la qualité de sa construction, le soin porté à tous les personnages (notamment de Marc, interprété par Eric Caravaca) et la justesse quasi sans faille du dialogue font de ce premier long métrage, filmé dans le décor naturel de Lavaux en évitant le redoutable effet «carte postale» de ces lieux sublimes, l’une des plus évidentes réussites du cinéma suisse de ces vingt dernières années. Nul hasard qu’il ait fait, par ses qualités de cœur et d’esprit, un vrai tabac auprès du public de Locarno. Avec le soutien logistique de Vega Films et de sa très influente directrice, Ruth Waldburger, le film devrait connaître une belle carrière. JJJ

     

    zapping22.jpgEran Riklis. Le directeur de ressources humaines. Comédie. 103’.

    Un jour que le poète algérien Kateb Yacine demandait, à Bertolt Brecht, comment parler de la tragédie de son pays, le dramaturge lui répondit : écris une comédie ! Or, après Les citronniers, film d’impact politique évident sous ses grandes qualités humaines, Eran Riklis s’est lancé, avec Le directeur des ressources humaines, dans une comédie plus endiablée, voire folle, mais qui dégage finalement une non moins vive émotion. Tiré du mémorable roman de l’auteur israélien Avraham B. Yehoshua, le film suit les tribulations épiques du directeur des RH d’une boulangerie industrielle de Jérusalem dont une employée a été tuée dans un attentat-suicide et qui est accusée d’inhumanité par un journaliste à sensation. Pour sauver la face, la directrice de la firme boulangère ordonne au pauvre cadre (campé avec maestria par Mark Ivanir) de ramener le cercueil de la jeune femme aux siens, au fin fond de l’Europe ex-communiste (le tournage s’est fait en Roumanie) où, accompagné du journaliste crampon, il retrouvera le fils paumé de la défunte dans des circonstances illustrant superbement  la déglingue des pays traversés avec le cercueil, finalement arrimé à une voiture blindée. Il y a trois ans de ça, la Piazza Grande a été marquée par la projection de La vie des autres, d’abord inaperçue de la critique et qui a fait la carrière qu’on sait, jusqu’aux Oscars. La découverte du dernier film d’Eran Riklis m’a fait la même impression, voire plus forte…JJJ

     

    Zapping19.jpgErnst Lubitsch. Trouble in Paradise. Comédie. Rétrospective.

    C’est une histoire absolument amorale, résolument subversive  et joyeusement innocente que nous racontent Lubitsch et son scénariste Samson Raphaelson dans cette comédie merveilleusement légère, alliant une mise en scène éblouissante et une interprétation hors pair. Que dire de plus d’un chef-d’oeuvre qui a suscité mille gloses ? Que si vous ne l’avez pas (re) vu à Locarno, il vous sera bientôt donné de le (re)voir à Lausanne puis à Paris, aux cinémathèques respectives. Mon Service de Renseinements me signale en outre que le film existe en DVD dans la collection Criterion. Si vous n’avez pas les moyens de vous le procurer, volez-le à votre petite ami(e) quand il (elle) l’aura volé en boutique. JJJJ     

     

    Zapping34.jpg Lionel Baier. Low Cost (Claude Jutra). 2010. Autofiction. 60’.

    Commencé en juin dernier, achevé hier par l’auteur dans sa chambre d’hôtel, ce film entièrement tourné avec un téléphone portable constitue plus qu’une performance acrobatique : un véritable poème cinématographique, à la fois rapide et léger, mais non moins grave et juste dans son évocation du bilan prématuré d’un protagoniste (David Miller) averti de la date de sa mort. Ce David est un avatar évident de Lionel Baier, mais le petit jeu des identifications est sans importance dans ce chant à la mémoire s’efforçant de capter la beauté fugace du monde et de rassembler les images d’une vie ressuscitée magiquement par le cinéma. De Cabourg ( !) à Lausanne et de Paris à certain pont de Montréal d’où Claute Jutra, le cinéaste quebecois atteint d’Alzheimer s’est jeté, au fil de rencontres (le frère de David, sa mère, un ancien ami, un stoppeur, d’autres encore), de remémorations et de séquences multipliant les effets de réel, sans oublier la superbe bande-son (peut-être juste un peu trop belle par rapport au grain de l’image, a remarqué Renato Berta dans le débat suivant le film…), Lionel Baier est parvenu à transcender les limites de son outillage minimal au fil d’une narration éminemment cinématographique. À la réflexion sur le « bon marché » de nos vies, qui le « retourne » bonnement par le truchement de l’attention poétique à l’instant, s’allie une sorte de ressaisie phénoménologique du prix de la vie, précisément, pleine de tendresse et d’humour aussi. Bien plus abouti que le même exercice accompli l’an dernier par Pippo Delbono, Low Cost (Jutra) nous emmèene plutôt, sans imitation ni pastiche, du côté de Godard ou d’Alain Cavalier, avec une patte vive qui n’est que de Lionel Baier, poète de cinéma… JJJ           

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    Gareth Edwards. Monsters. Science fiction. UK, 2010.

    On pense évidemment à la guerre des mondes en découvrant cette épatante variation de science fiction romantique sur le thème des créatures extra-terrestres semant la terreur sur notre planète rien moins qu’innocente. De fait, c’est à la suite d’une opération prédatrice de la NASA que des échantillons de ces créatures ont été ramenées sur terre, et ont proliféré par accident au Mexique, déclaré zone contaminée où les Etats-Unis interviennent alors par voie militaire. Réalisé avec des peanuts (15.000 dollars, dit-on), quatre acteurs et des effets spéciaux reconstituant le ballet des monstres à formes de pieuvres gracieuses, ce film plein de malice satirique, dont le militarisme américain fait évidemment les frais, et réunissant tous les ingrédients d’un film d’aventures magnifié par un couple adorable, est également un geste épique de beau souffle, notamment marqué par l’apparition du mur immense, genre muraille de Chine, protégeant les States de la contamination. Avec Rammbock, c’est l’un des bonheurs que nous aurons vécus sur la Piazza Grande. JJJ 

     

     

  • Locarno, Prix du grand écart ?

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    Le jury de la compétition internationale du 63e Festival du film de Locarno, présidé par le réalisateur singapourien Eric Khoo et composé de l'actrice iranienne Golshifteh Farahani, du réalisateur suisse Lionel Baier, de l'acteur français Melvil Poupaud, et du réalisateur américain Joshua Safdie, a rendu samedi son verdict. Qui suscite des questions...

    - Le Léopard d'or, Grand Prix du Festival, de la Ville et de la Région de Locarno (90.000 francs suisses à partager entre le réalisateur et le producteur) a été attribué au film Han Jia de LI Hongqi (Chine). Ce film exigeant, voire austère dans sa forme, réduite à de longs plans fixes, sans dialogues, raconte le quotidien de quatre adolescents désoeuvrés et de leur famille dans un petit village perdu du Nord de la Chine.

    - Le Prix spécial du jury revient à Morgen, de Marian Crisan (France/ Roumanie/Hongrie), le film le plus primé par les divers jurys du festival, qui évoque les tribulations de l'immigration dans les pays de l'Est.

    - Autre film chinois qui a enthousiasmé plusieurs membres du jury et obtenu quatre autres mentions : Karamay, documenaire-fleuve de Xu Xin qui constitue un tableau de la société chinoise contemporaine à travers la remémoration d'une tragédie.

    - Le Prix de la meilleure mise en scène est attribué à Denis Côté pour le film Curling (Canada). Pour ce même film, l'acteur Emmanuel Bilodeau est récompensé pour la meilleure interprétation masculine.

    - L'actrice Jasna Durici reçoit le Léopard de la meilleure interprétation féminine pour le film Beli beli Svet d'Oleg Novkovic (Serbie/Allemagne/Suède).

    - À l'exception de distinctions nationales, le cinéma suisse n'a reçu aucun prix dans la compétition internationale.

    zapping22.jpg-Le prix du public UBS récompense Le Directeur des ressources humaines, d' Eran Riklis (Israël/Allemagne/France).



    Autres compétitions


    - Dans la seconde compétition de la section Cinéastes du présent, le Léopard d'Or revient à Paraboles, cinquième partie d'une série documentaire de la Française Emmanuelle Demoris.

    - Un Léopard de la première œuvre a été décerné à Foreign Parts, de Verena Paravel et JP Sniadecki (Etats-Unis/France), avec une mention spéciale à Aardvark de Kitao Sakurai (États-Unis /Argentine).

    - Dans la compétition des Léopards de demain, réservée aux courts métrages, le Léopard d'or a été attirbué à History of mutual respect de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt (Portugal), alors que le léopard d'or pour le meilleur court métrage suisse revient à Kwa Heri Mandima (Good Bye Mandima) de Robert-Jan Lacombe. En outre le Prix Action Light pour le meilleur espoir suisse revient à Angela de David Maye. Deux étudiants de l'Ecal lausannoise sont ainsi récompensés.

    -A relever également que le Prix du jury Cinema et Gioventù a récompensé Yuri Lennon's Landing on Alpha 46 d' Anthony Vouardoux, tandis que la premier Prix du Jury des jeunes couronne Karamay de XU XIN.

    - Le Variety Piazza Grande Award, distingué pour ses qualités d'originalité et son potentiel d'exploitation en salle, attribué par un jury de critiques, revient à Rares exports: a Christmas Tale, de Jalmari Helander (Finlande/Norvège/France/Suède).

    - Le prix de la Fédération Internationale de la presse cinématographique confirme le choix du jury international en distinguant Han Jia de LI Hongqi, avec une mention spéciale à Karamay de XU Xin, Chine.

    - Enfin, le Prix du Jury œcuménique est décerné à Morgen, avec des mentions spéciales à Han Jia et Karamay, alors que le Prix de la Fédération internationale des ciné-clubs récompense également Morgen, avec des mentions spéciales à Han Jian et Karamay.

    Comme un hiatus...
    Le prix du grand écart ne devrait-il pas être attribué au Festival du film de Locarno ? C'est la question qu'on pourrait se poser après l'avoir vécu et partagé, avec un public attentif et fervent, de belles et parfois grandes émotions, puis en découvrant le palmarès de la compétition réservé, une fois de plus, à des œuvres austèrement élitistes qui ne seront jamais vues en salles par le grand public. Ainsi de deux derniers léopards d'or, consacrant des films chinois comme cette année, et qui sont restés, comme ce sera probablement le destin de Han Jia, des films de festivals récoltant des lauriers d'un festival l'autre. Selon toute probabilité, un premier film comme La Petite chambre, qui n'est certes pas un grand ouvrage de cinéma mais n'en module pas moins une très forte émotion, devrait faire une carrière publique plus heureuse, préfigurée par l'accueil enthousiaste des salles de Locarno. Autre exemple: on relève une fois de plus que le Prix du public UBS consacre, avec Le Directeur des ressources humaines d'Eran Riklis, un film qui, loin de donner dans la facilité, a toute les chances de faire une carrière publique.

    Festival schizophrène, alors, que Locarno, de plus en plus populaire en apparence, et cherchant visiblement cette popularité, tout en laissant le dernier mot de ses compétitions à des spécialistes crispés sur leurs codes d'excellence ? La question frise déjà la polémique, mais ne remarque-t-on pas, entre la critique cinématographique de pointe et le public, un hiatus nettement plus accusé qu'entre la critique littéraire et les lecteurs ? Et les jurés de festivals de cinéma ne constituent-ils pas une « élite » particulière peu en phase avec un public même averti ?
    D'un autre point de vue, cependant, on pourrait dire que le Festival du film de Locarno réalise, plutôt qu'un grand écart, un équilibre louable entre la défense du cinéma d'auteurs et l'illustration de toutes les tendances actuelles, jusqu'aux réalisations « de genre » les plus prisées de ce qu'on appelle le grand public.
    Une chose frappe au Festival de Locarno, qui se déroule en période de vacances, le plus souvent par grand soleil: c'est la ferveur et la qualité d'écoute du public remplissant les salles obscures au lieu de se prélasser au Lido ou dans les vasques fraîches de la Maggia. Or, le prix du public UBS, réservé aux seuls films projetés sur la Piazza Grande, est-il représentatif du talent de ce public ? Sûrement pas !
    D'où la question que nous pourrions poser à Olivier Père et Marco Solari : pourquoi ne pas instituer un véritable Prix du public du Festival de Locarno, approprié aux diverses sections, et qui pourrait mieux refléter certaines passions partagées et moduler les jugements des divers jurys ?

  • Le léopard a rebondi

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    Aujourd’hui s’achève la 63e édition, passionnante, du Festival du film de Locarno. Olivier Père a séduit (presque) tout le monde avec une programmation très contrastée.

    « Je connais la plupart des festivals de cinéma, mais Locarno a quelque chose de particulier», déclarait jeudi soir le grand producteur hollywoodien Menahem Golan, gratifié d’un léopard d’or. Et le Mogul aux plus de cents films de saluer la salle archicomble de la FEVI, et de se féliciter que tant de jeunes y soient présents.

    Or, la fraîcheur de la jeunesse a bel et bien caractérisé la programmation de cette première édition conçue par Olivier Père. Des films de la Piazza Grande jouant avec les genres prisés par la nouvelle génération (zombies de Rammbock, fantastique de Rubber ou science fiction romantique de Monsters), aux premiers longs métrages de jeunes réalisateurs en compétition (La Petite chambre, Songs of Love and Hate, Beyond the Steppes), le goût du public jeune a été intégré, sans qu’on sacrifie pour autant au « jeunisme » débile ou conformiste.

    « Trop pointu, trop élitaire », ont protesté certains confères tessinois. « Moralement indéfendable », a-t-on même lu à propos de L.A.Zombie de Bruce LaBruce, avant qu’une partie du public ne siffle Homme au bain de Christophe Honoré pour ses scènes de sodomie ou que d’autres ne conspuent Bas-fonds,  le premier film lesbien trash d’Isild Le Besco.

    Pourtant, réduire l’ensemble de cette édition à ces bémols, alors même qu’elle a été allégée de ses anciens appendices les plus élitistes, paraît injuste. Certes exigeante, la programmation d’Olivier Père a drainé un public très dense dans toutes les salles, jouant sur l’éclectisme et les contrastes.

    Un festival des gens

    Avec beaucoup d’enjouement dans ses présentations, Olivier Père a su accueillir Chiara Mastroianni, Alain Tanner, Nicolas Lubitsch ou Menahem Golan, entre autres, et séduire le public avec une maîtrise parfaite des langues assez rare chez nos amis de l’Hexagone. Du glamour absolu de Lubitsch, dont la fabuleuse rétrospective sera reprise sous peu à la Cinémathèque de Lausanne, au bouleversant Karamay, de XU Xin, nous plongeant au cœur d’une tragédie chinoise contemporaine, Locarno a été une fois de plus un festival de (re)découvertes. Plus encore : il confirme sa vocation de festival des gens, et de tous les âges, aimant le cinéma sous toutes ses formes.

     

    Un autre phénomène, significatif des difficultés rencontrées par le cinéma d’auteur contemporain, a été mis en exergue cette année par des films réalisés avec peu de moyens, tels Monsters (15.000 dollars) ou Beyond the Steppes de Vanja d’Alcantara(1 million et demi d’euros pour une mini-épopée en Asie centrale) dont l’exemple de Lionel Baier, avec le superbe poème cinématographique de Low Cost (Claude Jutra), réalisé en trois mois sur son téléphone portable, constitue l’exemple extrême. Puisse l’Office fédéral de la culture ne pas en tirer de conclusions…

    Bref, de Maire en Père, le Festival de Locarno n’a pas sacrifié le « bébé » en changeant l’eau du bain…

  • Retour de flammes

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    Dialogue schizo sur le cinéma contemporain après une conversation avec Freddy Buache sur la terrasse de Da Luigi, à Locarno...

    Moi l’autre : - Et alors ?

    Moi l’un : - Alors quoi ? T’as entendu le père Buache : il n’y a plus rien. Plus rien de grand ne se fait dans le cinéma d’aujourd’hui. Le Festival de Locarno n’est plus rien ou pas loin. Après Bergman, nib de nib. On retire l’échelle. Même chanson que Godard : après nous le déluge…

    Moi l’autre : - Et  ça t’énerve ?

    Moi l’un : - Et comment que ça m’énerve ! Surtout qu’il y a du vrai dans ce qu’il dit, le Freddy. On a vu ce même soir Uomini contro de Francesco Rosi, sur la Piazza Grande, et du coup tout se remet en place, comme avec Lubitsch : il y a le grand cinéma d’un côté, et de l’autre cette foison, pour ne pas dire ce magma : plein de films, pleins même de bons films, mais lequel qui nous marque vraiment comme To be or not to be ? Dis-moi lequel sur les vingt ou trente nouveaux films que nous avons vus à Locarno cette année…

    Moi l’autre : - À y réfléchir, des tas d’images me reviennent, des tas de moments, quelques grands moments, surtout des grands moments d’émotion…

    Moi l’un : - Ce n’est pas ce que je te demande. Je te demande de me citer un film qui t’aurait fait un effet comparable à celui d’Irène, le dernier film d’Alain Cavalier, ou de Saraband de Bergman, des Vitelloni de Fellini ou de Mère et fils de Sokourov, ou Film socialisme de Godard…

    Moi l’autre : -  Je dirai : Le Directeur des ressources humaines d’Eran Riklis.

    Moi l’un : - Tu auras relevé la réaction de Buache quand je le lui ai cité : rien que de parler d’un Israélien le fait grimper aux murs.

    Moi l’autre : - N’importe quoi ! Tu connais son côté dogmatique et partisan. Mais ça peut nous aider à relativiser, aussi, l’avis de ces vieux hiboux dont le jugement a si souvent été soumis à leur idéologie…

    Moi l’un : - La nouvelle génération n’en est plus du tout là, et c’est peut-être ce que les « vieux » ont de la peine à encaisser. Cela étant, au-delà de l’engagement proclamé des Tanner et consorts, l’observation et l’implication sociales des « jeunes » comme Fernand Melgar, Jean-Stéphane Bron, Ursula Meier ou Lionel Baier, pour ne parler que des Romands, sont tout aussi conséquentes.

    Moi l’autre : - Avec le film de Riklis, j’ai aussi envie de citer Low Cost de Baier, justement, même si ça reste dans les petites largeurs…

    Moi l’un : - Là encore, Freddy Buache regimbe. Comme à la sortie de Garçon stupide, quand il nous a fait sa petite bouche : c’est encore du cinéma, ça ? Je n’en suis pas sûr. Et là non plus, le cher homme n’est pas sûr que ce soit du cinéma, alors que c’en est à pleins tubes. J’en aime un peu moins la fin, comme écriture, mais les deux premiers tiers sont magnifiquement filés et résolvent la question du cinàma telle qu’Alain Cavalier la résume : comment passer d’un plan à l’autre…  

    Moi l’autre : - C’est un film de poète et de peintre, mais qui en reste à une espèce de projet fulgurant. Le côté Work in progress de Baier. Son souci de vitesse et d’immédiateté vécu quasiment en temps réel.

    Moi l’un : - Oui, Buache est une trop vieille tortue pour le suivre, mais il a envie de parler avec Baier : donc ça le travaille. Encore un effort, Freddy. Il lui en a d’ailleurs fallu pour se mettre àé Godard en d’autres temps. Et la patte-pensée de Baier a une parenté avec celle de Godard, ça ne fait pas un pli…

    Moi l’autre : - Mais nous parlions de choc lié à une oeuvre vraiment marquante et qui « restera », comme on dit…

    Moi l’un : - Alors là, je n’en vois pas une. Même pas Film socialisme, si on ne le relie pas à l’ensemble de l’œuvre de Godard. Buache me dit que James ou pas, de Michel Soutter, lui est apparu comme l’œuvre parfaite. Donc à revoir… Mais Le directeur des ressources humaines, Low cost, et le très attachant Beyond the Steppes, ou La petite chambre si émouvante, n’atteignent pas le niveau des œuvres vraiment référentielles, comme Trouble in paradise pour citer un sommet du 7e art… 

    Moi l’autre : - Cuvée décevante alors que Locarno 2010, malgré le bien que tu en as écrit ?

    Moi l’un : - Absolument pas ! Passionnante, mais par fragments rassemblés et mis en rapport les uns avec les autres, comme d’un immense Work in progress collectif, précisément, qui relie les films d’hier et d’aujourd’hui, les courts et les longs.

    Moi l’autre : - Point de grand film de « synthèse », mais une quantité d’essais et d’analyses, si l’on peut dire…

    Moi l’un : - C’est tout à fait ça, et ça recoupe ce qu’on vit en littérature. L’époque est à la mutation et à l’absorption d’une réalité tellement nouvelle, dans ses données, que son expression adéquate mettra encore du temps à se trouver, et c’est vrai pour toutes les formes d’art. Quand Freddy Buache m’a dit comme ça que le cinéma après Bergman lui semblait fini, je lui ai répondu qu’on pouvait dire qu’après Nicolas de Staël la peinture ne faisait que se répéter, ainsi de suite. Ce nivellement par les hauteurs, à vrai dire, peut se pratiquer jusqu’à l’absurde. Jouhandeau estimait qu’après le XVIIe la littérature française avait sombré dans la vulgarité, et notre prof d’italien réduisait la littérature italienne à Dante et quelques gnomes siciliens, de Pirandello à Sciascia. Bref la gondole de Fellini se dandine entre absolu et relatif, e la nave va…       

  • Baier le fulgurant

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    L'événement du jour à Locarno: la projection de Low Cost (Claude Jutra), du réalisateur lausannois, magnifique poème cinématographique réalisé avec un téléphone portable.

     

    Commencé en juin dernier, achevé hier par l’auteur dans sa chambre d’hôtel à Locarno, ce film entièrement tourné avec un téléphone portable constitue bien plus qu’une performance acrobatique : un véritable poème cinématographique, à la fois rapide et léger, mais non moins grave et juste dans son évocation du bilan existentiel prématuré d’un protagoniste (David Miller) averti de la date de sa mort.

    Ce David est un avatar évident de Lionel Baier, mais le petit jeu des identifications est sans importance dans ce chant à la mémoire s’efforçant de capter la beauté fugace du monde et de rassembler les images d’une vie ressuscitée magiquement par le cinéma.

    De Cabourg (!) à Lausanne et de Paris à certain pont de Montréal d’où Claude Jutra, le cinéaste quebecois atteint d’Alzheimer s’est jeté, au fil de rencontres-retrouvailles-exorcismes (le frère de David, sa mère, un ancien ami, un stoppeur, d’autres encore), de remémorations et de séquences multipliant les effets de réel, sans oublier la superbe bande-son (peut-être juste un peu trop belle par rapport au grain de l’image, a remarqué Renato Berta dans le débat suivant le film…), Lionel Baier est parvenu à transcender les limites de son outillage minimal au fil d’une narration-montage éminemment cinématographique.

    À la réflexion sur le « bon marché » de nos vies, qui le « retourne » bonnement par le truchement de l’attention poétique à l’instant, s’allie une sorte de ressaisie phénoménologique du prix de la vie, précisément, pleine de tendresse et d’humour aussi. Bien plus abouti que le même exercice accompli l’an dernier par Pippo Delbono, Low Cost (Jutra) nous emmèene plutôt, sans imitation ni pastiche, du côté du dernier Godard de Film socialisme  ou d’Alain Cavalier dans son Filmeur, avec une patte vive qui n’est que de Lionel Baier, poète de cinéma… JJJJ        

     

    Image: La très mauvaise captation, ci-dessus, prise au portable (!) dans la salle de projection, représente Pierre Chatagny, acteur principal de Garçon stupide retrouvé par David Miller sur une route de France  en stoppeur plaidant pour la compassion...   

  • La soirée des grands

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    Trois grands moments ce dernier mardi, septième jour du Festival de Locarno. Avec un hommage à Alain Tanner, la projection du dernier film d’Eran Riklis, Le directeur des ressources humaines, et le chef-d’œuvre de Lubitsch : Trouble in Paradise.

    Au huitième jour de la 63e édition du festival, on peut déjà dire que celle-ci comptera parmi les plus belles de ces dernières années, avec une rétrospective somptueuse, une foison de découvertes et des nouveaux films en compétition d’un niveau réjouissant. LE film que le public a déjà plébiscité, pour ses grandes qualités de cœur et d’esprit, mais aussi pour sa forme très maîtrisée, est La petite chambre de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, avec deux acteurs principaux (Florence Loiret Caille et Michel Bouquet) réellement bouleversants, mais il faut revenir aussi sur la soirée de mardi, marquée par la projection du nouveau film du réalisateur israélien Eran Riklis dont on se rappelle Les citronniers, et qui se déploie ici dans les grandes largeurs d’une tragi-comédie de haut vol.

    En ouverture de soirée, Olivier Père et Serge Toubiana, directeur de la Cinémathèque française, ont conjugué les superlatifs pour rendre hommage à Alain Tanner, gratifié d’un léopard d’honneur pour l’ensemble de son œuvre, et pour lequel Jacob Berger, fils spirituel et ami, a composé un court métrage en forme de lettre de reconnaissance touchante et belle à ce maître incontesté du cinéma suisse, dont plusieurs des films les plus marquants (Dans la ville blanche, Jonas, Les années Lumière et Paul s’en va) étaient à (re)voir à Locarno.

    zapping22.jpgRoad movie dans la déglingue
    Un jour que le poète algérien Kateb Yacine demandait, à Bertolt Brecht, comment parler de la tragédie de son pays, le dramaturge lui répondit : écris une comédie. Or, après Les citronniers, film d’impact politique évident sous ses grandes qualités humaines, Eran Riklis s’est lancé, avec Le directeur des ressources humaines, dans une comédie plus endiablée, voire folle, mais qui dégage finalement une non moins vive émotion. Tiré du mémorable roman éponyme de l’auteur israélien Avraham B. Yehoshua, le film suit les tribulations épiques du directeur des RH d’une boulangerie industrielle de Jérusalem dont une employée a été tuée dans un attentat-suicide et qui est accusée d’inhumanité par un journaliste à sensation. Pour sauver la face, la directrice de la firme boulangère ordonne au pauvre cadre (campé avec maestria par Mark Ivanir) de ramener le cercueil de la jeune femme aux siens, au fin fond de l’Europe ex-communiste (le tournage s’est fait en Roumanie) où, accompagné du journaliste crampon, il retrouvera le fils paumé de la défunte dans des circonstances illustrant superbement la déglingue des pays traversés avec le cercueil, finalement arrimé à une voiture blindée…
    Il y a trois ans de ça, la Piazza Grande a été marquée par la projection de La vie des autres, d’abord inaperçue de la critique et qui a fait la carrière qu’on sait, jusqu’aux Oscars. Or, la projection du dernier film d’Eran Riklis m’a fait la même impression, voire plus forte…

    Zapping19.jpgUn cynisme gracieux
    Quant à Trouble in Paradise de Lubitsch, projeté en toute fin de soirée, qu’en dire sinon pour rappeler que le génial réalisateur le considérait comme un sommet de son art. Que celui-ci célèbre malicieusement les méfaits « artistes » d’une kleptomane ravissante entichée d’un escroc non moins séduisant ne laisse évidemment de réjouir la filoute ou le filou qui sommeille d’un œil en chacun de nous, quitte à attenter au passage à la propriété de telle richissime créature. Le cynisme de la belle paire, gracieuse à l’extrême, ne cesse d’électriser l’action de ce film à la mise en scène prodigieusement sophistiquée, inventive, toute de légèreté et comme nimbée, tel un cristal vaporeux, par la lumière des chairs et des étoffes, projection kaléidoscopique dont chaque plan porte la fameuse Lubitsch Touch…

  • Ramblas

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    La vie comme à Barcelone

    Ces fins de matinée, le long des Ramblas de Barcelone, le vent déferlant vous envoie de fraîches claques et vous fait vous cambrer, et presque piaffer sur place, dans la mêlée des gens qui vont et viennent des terrasses encore transies aux allées sonores et parfumées des marchés couverts.

    On ne voit guère le soleil, qui tourne autour des collines, mais on le sent dans le soudain entrain des marchands de fleurs, et les gosses s’en renvoient le reflet comme une balle élastique dans les ruelles du Barrio Chino, et les oiseaux prisonniers, dont les cris répondent à ceux, rauques et lancinants, des vendeurs de billets de loterie, s’ébrouent dans la vieille poussière malodorante des cages empilées les unes sur les autres.

    Ce que j’aime beaucoup à retrouver, dans les pays catholiques, ce sont les adolescentes peignées comme il faut qui se déplacent dans les rues bien éclairées en faisant un peu les chèvres – et c’est vrai qu’elles vont toujours en menus troupeaux. Avec elles passe à chaque fois comme une brise. Celles qu’on voit ce matin stationner en conciliabule devant une vitrine pleine d’or et de joyaux et de montres indiquant toutes sortes d’heures ont les mêmes jupes plissées et les mêmes bas blancs que leurs cousines du parc Monceau ou du Campo de Sienne. Elles ont quelque chose de vert et d’argentin, comme d’impertinentes sonnettes, de suave et d’acide à la fois qui rappelle la liqueur de gentiane. L’instant d’un battement de paupière, on aimerait les approcher, ces pimprenelles, pour en humer le parfum jusqu’au trouble – mais déjà les voilà qui s’égaillent en roucoulant. Alors on tombe sur le mendiant aveugle. En frac rapiécé et en savates, il s’en va tout seul à travers la cohue, tenant devant lui sa canne comme un sourcier sa baguette. Et les gens se détournent, non sans lui jeter au passage le sou du pauvre : parce qu’il s’agit d’échapper à ce regard tourné vers le ciel et qui menace de rappeler à chacun Dieu sait quoi. Puis le vent vous a bientôt chassé dans la gorge d’une venelle aux relents mêlés. Et là, comme serti dans une encoignure, un travesti au visage émacié, mal rasé mais on ne saurait plus langoureux avec ses ondulations d’hippocampe cousu de satin mauve, vous lance une œillade mais déjà vous avez passé votre chemin tout en souriant à la vie comme elle va, chienne ou madone en châle de Manille, Mère courage des banlieues sinistres ou fille-fleur du Café Zurich en quête de nirvana, fumeur de cigares des clubs du Paseo de Gracia ou peau de taureau sanglante qu’on traîne au soleil couchant dans le sable des arènes.

    Enfin il y a ce décor dans le décor, ces soudaines poussées arborescentes, ces lignes qui serpentent et ces volées délirantes de marches grimpant en spirales ailées au ciel du Sanctus, ces façades houleuses comme des pans de mer, ces tours et ces bulbes polychromes, ces voussures semblant de grandes arches de basiliques souterraines ou de forêts à la Wagner, ces formes élémentaires s’arrachant aux entrailles du temps silicifié pour se dresser et chanter, sauvages et lyriques autant que l’âme catalane, dans la polyphonie des volumes et des jours, des mosaïques et des jeux de lumière, des frises de poules et de coqs ou d’anges annonciateurs à la Gaudí.

    Alors, vous attardant dans le jour déclinant, là-bas sur les bancs de céramique multicolore du parc Güell, vous vous sentez à la fois pénétré de mélancolie et de joie diffuse, tout à la poésie triste tantôt et tantôt exubérante de l’étrange et secrète Espagne.

    Henri Cartier-Bresson: Barrio Chino