Jacqueline de Romilly incarnait l’intelligence du cœur.
C’est une figure lumineuse de la culture française qui s’est éteinte samedi à Paris en la personne de Jacqueline de Romilly, âgée de 97 ans. Spécialiste de la Grèce antique (et plus particulièrement de Thucydide et du Ve siècle avant Jésus-Christ), elle avait été la première femme à entrer au Collège de France où elle enseigna « la Grèce et la formation de la pensée morale et politique », et deuxième femme (après Marguerite Yourcenar) élue à l’Académie française, en 1988.
Née à Chartres en 1913, Jacqueline David perdit son père Maxime (jeune philosophe prometteur) au début de 1914 mais vécut, grâce à sa mère, une jeunesse heureuse, « merveille de tendresse et de bonheur ». Sortie de l’Ecole normale supérieure en 1936, nommée professeure à Bordeaux, elle épousa Michel de Romilly en 1940, année où les lois antijuives l’exclurent de l’enseignement, qu’elle retrouva en 1945.
Dans son livre Pourquoi la Grèce ? (De Fallois, 1992), l’un de ses préférés, Jacqueline de Romilly a expliqué le choix de son premier sujet d’étude, le « miracle grec» marquant la découverte de la liberté, de la douceur, du pardon et de toutes les valeurs « qui rectifient la stricte justice ». Loin de considérer la Grèce «comme un Etat auquel nous devrions revenir» Jacqueline de Romilly s’efforçait de défendre et d’illustrer l’invention de la démocratie et de la liberté vécue à Athènes : « Les Grecs avaient le sens de l’essentiel, autant les philosophes que les poètes ».
«Ce qui me réjouit le plus, c’est d’acquérir une nouvelle tribune !», m'avait-elle confié avec un clin d’œil au lendemain de son élection à l’Académie française, quelque temps après la parution de L’enseignement en détresse, ouvrage de large audience où elle avait dit son inquiétude de voir l’école se cantonner dans l’utilitarisme à court terme. Loin de prôner l’enseignement des langues anciennes pour tous, Jacqueline de Romilly soulignait cependant leur utilité comme école de rigueur et de meilleur accès à toutes les langues.
Pratiquant le gai savoir et la vulgarisation au meilleur sens du terme, Jacqueline de Romilly avait en outre touché au roman et consacré plusieurs livre à ses souvenirs et, plus précisément, médité sur le trésor que représente notre mémoire.
« Certes j’envie les jeunes, me confiait-elle à ce propos ; mais ils n’ont pas tous les privilèges, et ils seront surpris un jour – comme je l’ai été – de découvrir l’amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu’au seuil de la vieillesse »
Généreuse et optimiste jusqu’en son grand âge, Jacqueline de Romilly reconnaissait que « l’homme n’est pas parfait » tout en pariant qu’il ferait un progrès pour peu «qu’on lui montre et qu’on lui fasse aimer ce qui est beau »…
Carnets de JLK - Page 137
-
Grande dame de gai savoir
-
La mère et l'enfant
Tout le temps que je peindrai La mère et l’enfant je vivrai dans le silence que j’entends faire parler, non sans raconter chaque instant du tableau à l’aveugle qu’il y a en moi. C’est donc en fermant les yeux que je peindrai ce portrait de Ludmila en Mère à l’enfant et j’avancerai à l’aveugle, comme dans la maison noire de nos enfances, je m’abandonnerai à la main de Celui qui sait les couleurs de l’arc-en-ciel été comment de ces couleurs tirer des bruns qui sont des ors et des lumières tissées de vert et de gris.
Les yeux de Ludmila ne seront pas visibles en tant que tels, ce seront les yeux de tous les yeux, mais il y aura dans ces yeux ce gris et ce vert bleuté qui échappe à Ludmila comme je sens à l’instant m’échapper les mots d’une autre langue qu’il faudrait, alors même que j’ai commencé de peindre en me rappelant nos deux silences, ce dernier voyage à Den Hagen que nous avons fait, devant ce couple de vieux peint par Rembrandt et qui nous regardaient et que nous regardions en silence.
Je revois alors l’enfant à l’oiseau. C’est dans la même salle, je crois, que les vieux qui nous regardaient, et que Titus et que des tas d’autres portrait de Rembrandt, juste à l’entrée, que se trouve le petit Titus ébouriffé, devant lequel aussi je suis resté muet. Car le petit Titus ébouriffé m’a rappelé, alors, le grand tableau de l’enfant Ludmila peint le jour par l’ami de sa mère et qu’elle est allée effacer la nuit, le trouvant peu joli, et c’est alors ce que je me dis en silence, parlant à l’aveugle qui est en moi : que ce portrait de Ludmila en mère à l’enfant serait celui que personne jamais ne pourrait effacer, étant en nous et se peignant en silence, que je peindrai le jour et que chacun ira retoucher la nuit pour le faire à sa ressemblance.
Ce que je fais à l’instant ne m’appartient pas. Signé Rembrandt ne m’en impose aucunement non plus, étant entendu que la vieille et le vieux de Rembrandt résument tous les vieux de la vieille et que ce sont des enfants à l’oiseau sous le regard de l’aveugle qui est en chacun de nous.
L’idéal serait que je puisse peindre ma Mère à l’enfant, qui sera le portrait des portraits de Ludmila, comme le portrait de l’enfant sera le portrait des portraits de nos deux enfants, sur une Mère à l’enfant idéale résumant toutes celles depuis Lascaux que l’aveugle en nous a peintes sur les murs de sa caverne à décor variable.
Avant l’irradiante apparition de Ludmila dans le bar de ce soir-là, il y a de cela deux vies d’enfants, je peindrais donc toutes les Ludmila depuis que je l’ai connue et toutes les Ludmila qu’elle m’a racontées d’avant notre rencontre, que je n’ai pas connue mais que j’ai reconnue dans le visage irradiant de la Ludmila ressuscitée de plusieurs morts déjà, reconnaissant en moi le reflet d’un garçon rêvé que j’ai massacré plusieurs fois déjà jusqu’à me trouver ce soir-là, tout con, à lui sourire comme je ne sourirai plus à personne.
Le début d’un portrait ne peut être qu’un Tohu-Bohu, mais je sais une vieille histoire à dormir debout qui parle d’un atelier plus encore chaotique que le mien ce matin où, taiseux, à l’insu de Ludmila qui roupille dans son recoin, je choisis à l’aveugle les couleurs de cette Mère à l’enfant que je vais concevoir en six jours avant de me reposer dimanche prochain si tout va bien, et la toile que j’ai choisie est elle aussi un Tohu-Bohu sur laquelle, à travers les années, se sont empilés quantité de portraits et de paysages en couches ajoutées, dont les rouges et les verts de nos années ardentes se dorent peu à peu et se mordorent et donneront bien à la fin quelque chose comme un début de monde, comme un jardin que nous aurions parcouru toi et moi sans savoir bien qui tu es et qui je suis, qui nous a fait et comment, qui sera cet enfant qui ronflote dans son couffin, comment encore nous l’avons fait à l’aveugle, sans penser le moins du monde au lendemain, souviens-toi, ce n’est pas le premier soir que nous nous sommes aimés mais ça devait se faire dans les six jours ou peut-être un dimanche, c’était pour ainsi dire écrit nous disions-nous dans cette immense et vaine innocence du couple inaugural se livrant nu à l’initial Désir, et ce matin mes pinceaux se mélangent et délirent, je ne vois rien mais la lumière affleure le chaos et des formes se lèvent, dans la nuit remuent les animaux et les matinaux, Ludmila et le jour se lèvent, au commencement était le silence et le silence parlait…(Extrait de L'Enfant prodigue, récit à paraître)
-
Ceux qui traînent la patte
Celui que le culte du bien-être fait gerber / Celle qui se contente de soins à domicile / Ceux qui sont trop jeunes pour gérer le stress de Maman / Celui qui a mal partout et s’en fout / Celle qui draine ses humeurs en lisant Scoop d’Evelyn Waugh / Ceux qui ne se font pas à l’idée d’être amputés avant Nouvel-An / Celui qui se dit qu’après tout les apôtres aussi faisaient du jogging sans le savoir / Celui qui se rêve une autre vie à Florence au Quattrocento mais si possible dans une famille d’artistes et si possible épargné par la peste enfin si ce n’est pas trop demander / Celui qui estime que la vraie modernité diffuse une lumière à la Rembrandt / Celle qui en a chié le plus en écrivant son livre le plus drôle / Ceux qui écrivent des poèmes « sur » la nature sans savoir distinguer un tremble d’un charme / Celui qui descend régulièrement à Venise juste pour voir deux trois tableaux au Musée Correr / Celle qui développe une vision panoptique du monde mondialisé qu’elle observe sur Facebook du rebord de son canapé de cuir de Russie et tout en sifflant des Limoncelli / Ceux dont la fureur d’acheter évoque une façon de pillage / Celui que retient la lecture des vieux murs y compris celle des vieilles usines / Celle qui ouvre les coffres de sa mère pour en humer l’odeur de jamais plus / Ceux qui parlent de Dieu et de sexualité sur le même ton de confidence décontractée somme toute assez dégoûtante / Celui qui se rince l’œil dans l’eau du bidet comme c’est la mode il paraît / Celle qui lit le dernier d’Ormesson dans son bain et tombe sur cette phrase comme quoi « le premier personnage du roman de l’univers fait son entrée assez tard : c’est la vie », puis constate que l’eau a vachement refroidi donc elle rajoute du chaud en se disant in petto qu’elle n’avait jamais pensé que la vie fût venue si tard alors qu’elle-même n’était pas née / Ceux qui sont venus à la psychanalyse comme d’autres à la chasteté / Celui qui se dit dans le vent comme le dirait une feuille morte / Celle qui boite pour se faire remarquer des fumeurs de cigarillos / Ceux qui fument ensemble sur le trottoir avec l’air de conspirer, etc.
Image : Philip Seelen. -
L'Enfant prodigue
Le jardin suspendu
Ce que je vois d’abord est un jardin, et cette maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve?
Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, et il est probable que ce soit bel et bien le premier souvenir réel qui m’est revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là et qui aurait filtré dans le rêve, peu importe à vrai dire, sauf que le jardin sous l’eau relèverait alors d’une vision plus ancienne, je le comprends maintenant.
J’aurai donc anticipé: avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incertitude dans cette première remémoration, mais ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin me suffiront pour fixer les premiers éléments d’un récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision: les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.
Et chaque détail en appelle un autre: tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent: on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.
Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.
Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.
Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant: cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il: moi? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.
Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela a-t-il vraiment commencé?
Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses? Mon besoin de tout réparer? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent: peut-être une conscience? Une première intuition personnelle? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement: de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans? Que sais-je?
Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère?
Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.
On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.
Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de halos de réverbères, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.
En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.
Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.
Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.
C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire: vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba-Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus: plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.
C’est comme ça qu’il me raconte, dans le noir, l’histoire des deux Ivan, le petit et le grand, deux frères comme nous, le petit qui rêve et le grand qui vole.
Le petit Ivan vient de s’endormir quand il voit le grand Ivan, appuyé à un rayon de lune, qui lui propose de l’emmener sur l’île où tout est possible, et tout aussitôt le petit Ivan, qui a répondu oui-da, se sent emporté dans les airs par le grand Ivan qui lui recommande de s’accrocher. Sur l’île où tout est possible, les deux premiers défis sont relevés par le grand Ivan, qui allume un feu pour y brûler son ombre avant d’y griller trois poissons qu’il n’a pas pêchés. Mais tout se gâte ensuite lorsque le petit Ivan prétend qu’il voit toujours l’ombre du grand Ivan et que les poissons n’y sont pas, sur quoi la pluie s’abat sur le feu du grand Ivan tandis que le petit Ivan, qui a sorti sa flûte de jonc, en joue pour faire cesser la tempête, au dam de son frère qui défie alors Baba-Yaga, surgie de son ombre, de montrer au petit Ivan de quel bois elle se chauffe. Baba-Yaga se chauffe au bois de mon grand frère, mais un jour mes larmes me sauveront la mise comme elles sauvent la vue de Michel Strogoff avec lequel je reviendrai en Russie bien plus tard.
A chaque aube me revient, du fond du corps, cette angoisse irrépressible qui est peut-être une affaire d’âge, et qui se dissipe avec le premier café en réactivant alors, étrangement, de très anciennes hantises de cataplasmes et de ventouses administrés à l’enfant cloué à plat ventre.
Comment a-t-on pu vivre dans ce tout petit corps de mollusque, et supporter tant de tribulations, et s’en relever si crânement? Mais avant: comment est-on sorti de l’eau de la nuit sans crever de cet effroi? Et ensuite, comment a-t-on franchi l’escalier de pierre séparant le dedans de la maison du dehors sans tomber dans le vide qu’on imaginait?
A mesure que l’angoisse du fond du corps me surprend à chaque aube de plus, s’aiguise l’épée du mot qui me défendra des poignards du souvenir, et je ne parle pas que du souvenir des maux de la première heure qu’évoque l’expression faire ses dents, mais de tout ce qui fait cette planète de douleurs où cataplasmes et ventouses vont de pair avec soif d’enfer ou faim de lait, canicules de fièvre ou frissons glacés des épidémies familiales ou mondiales; puis le café de l’aube me ramène à l’apaisante onction des mains de mères ou de tantes, aux matinées des petites convalescences.
Le mot CLAIRIÈRE me vient alors, avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait que matérialiseront les biscottes et la tisane du rescapé.
La neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit, mais à présent il est temps de ne plus subir à plat ventre les cataplasmes et les ventouses: c’est l’heure de se lever dans le parc à barreaux de bois que ma grande sœur vient de quitter en se dandinant comme une canette pour se diriger toute seule vers l’autre monde que désigne le mot dehors; c’est l’heure de se mettre à tomber.
Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer à tout moment partout où on est correspond à ce que désigne le mot CORPS, qui ne sera d’ailleurs jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme, tout enfant, lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc à barreaux, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les étiquettes des objets, et ces lettres accolées forment des mots comme Le Rêve et ces mots sont déjà des sortes de choses.
Qu’est-ce que CELA? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme: mais qu’est-ce diable que cela? Où s’arrête mon corps? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la verte eau de Cologne 4711.
Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT qui désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.
Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.
Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio toujours malcontent. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La terrible voix. Le père sévère, ou pas. L’attentionné pépère, ou pas. La petite voix ou le tonnerre. La petite voix plus intime à toi-même que toi ou le Jupiter tonnant, le Yaweh des nuées. Le Juge Suprême. Celui qui nous attend LÀ-HAUT.
Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.
Ce matin je me rappelle la fois où nous avions joué au jeu de l’Aveugle, et me voici rejoindre imaginairement le dehors sans quitter le dedans, en jetant des passerelles au-dessus des abîmes du temps.
Ainsi nous étions-nous trouvés ce jour-là tous les quatre à ne pas savoir que faire, sans envie de nous cacher une fois de plus ou de cacher un objet une fois de plus, si bien que nous avions inventé ce jeu de l’Aveugle qui consiste à faire la nuit complète dans la maison, puis à s’y perdre, à s’y retrouver à tâtons, à ne plus trop savoir si l’on est encore dedans ou dehors, alors même que nos père et mère, absents en cette fin d’après-midi de dimanche d’hiver, ont fermé à double tour la porte d’entrée et celle aussi de la cave où nous risquerions de tomber.
La révélation de ce que c’est qu’un mur et qu’il cogne, la solidité des objets aux angles vifs sur lesquels on se dilacère si l’on n’y prend garde, la conscience soudaine que tout dans le noir devient gueule du loup où c’est soi-même qui se jette sans faire gaffe, et c’est un gouffre dans le gouffre, les pans de murs que je palpe, le couloir qui s’esquive Dieu sait où, tout à coup cette main perdue qui touche une jambe nue, partout les membres épars d’un corps coupé en morceaux dont j’apprendrai bien plus tard qu’il a été jeté au Nil et n’est autre que celui d’Osiris, tout ça ne fera fête qu’avec des cris de fous.
Ils ont fait les fous, constatera la mère en rétablissant, la première, la lumière sur le champ de bataille, mais le souvenir de la fête est si fort qu’on n’aura de cesse de recommencer le jeu de l’Aveugle afin d’établir (on ne s’en doute pas mais c’est bien de ça qu’il doit s’agir) la cartographie de son corps et du corps du monde...
(Ce texte constitue le début de L'Enfant prodigue, récit à paraître le 21 janvier 2011 aux édition d'autre part, dans une nouvelle collection Passe-Muraille.)
Image de couverture: Philip Seelen
Portrait de JLK: Augustin Rebetez.
-
Dürrenmatt imagier
ALBUM. Le génie du dramaturge débordait dans ses visions de dessinateur et de peintre
S’il se défendait d’être un peintre, argüant que, techniquement, il peignait « comme un enfant », Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) n’en a pas moins accompli une œuvre picturale hors du commun, qui nous intéresse autant pour ce que ses figures « disent » en écho aux pièces de théâtre, aux romans et récits ou aux essais du grand écrivain, que par leur propre langage plastique, d’un « enfant » décidément génial. Qu’il s’agisse de ses dessins à la plume aux motifs obsessionnels (avec le Minotaure et autres thèmes mythologiques), de ses crucifixions, de ses visions cosmico-apocalyptiques, de scènes expressionnistes de la comédie sociale (la fameuse représentation du suicide collectif des banquiers fédéraux, ou ses caricatures au vitriol de critiques et autres pontifes), cette œuvre est déjà connue dans les grandes largeurs, qui a fait l’objet de maintes expositions et autres publications.
A celles-ci, en marge d’une nouvelle présentation au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, s’ajoute un superbe album paraissant dans la collection dirigée par Frédéric Pajak à l’enseigne des Cahiers dessinés, préfacé par l’écrivain et historien de l’art paul Nizon et contenant, en outre, divers textes très intéressants du grand « Fritz ». A découvrir surtout: tout un pan jusque-là méconnu de l’activité picturale de l’écrivain (bon) père de famille qui réalisa, dans les années 50, pour ses trois enfants, deux formidables livres d’images jamais publiés et que Valère Bertrand n’hésite pas à qualifier de «chefs-d’œuvre ». De couleurs très vives en à–plats de gouache, avec des scènes fantastiques rappelant à la fois l’univers des contes et celui d’un certain... Dürrenmatt, avec diables rouges et chevaliers-libellules, voyages interstellaires et sous-marin vert, le premier rappelle le graphisme de Babar en dix fois plus fou, tandis que le second, au crayon de couleurs, transporte le petit lecteur dans une Afrique-Amérique mêlant tigres et Indiens, géants et poupons asiates.
Dans sa préface à Dürrenmatt dessine, Paul Nizon insiste sur le fait que l’écrivain n’a rien d’un « peintre du dimanche », invoquant ses parentés avec les expressionnistes Grosz ou Ensor, notamment, et le qualifiant de « franc-tireur démoniaque ». Pour sa part, analysant la genèse et le développement de ses représentations bibliques ou mythologiques, Dürrenmatt lui-même les inscrit dans une « pensée dramaturgique » en phase avec son travail de conteur ou d’auteur de théâtre. Autant dire que la plume qui dessine ne fait que poursuivre, en cauchemars éveillés, la quête de l’écrivain visionnaire.
Dürrenmatt dessine. Préface de Paul Nizon. Textes de Friedrich Dürrenmatt et Valère Bertrand. Buchet-Chastel, Les Cahiers dessinés/Centre Dürrenmatt, 170p.
-
Soljenitsyne providentiel
En mémoire du grand écrivain russe, né le 11décembre 1918.Le combat biblique de David contre Goliath revient à l’esprit à l’instant de se rappeler la destinée historique providentielle, à la fois politique et littéraire, d’Alexandre Soljenitsyne. Nul écrivain du XXe siècle n’a été plus engagé, corps et âme. Nul n’a montré plus de courage et d’énergie, dans sa vie et par son œuvre. Contre le pouvoir totalitaire de Staline, qui l’envoya au bagne. Contre l’Etat soviétique et ses chiens de garde, ministres ou plumitifs. Contre les « pluralistes » occidentaux après son exil de 1974. Au fil d’une œuvre en continuelle expansion, brassant la langue et la revivifiant (on sait qu’il l'a renouvelée par un dictionnaire de son cru !) tout en menant ses campagnes de résistant, l’écrivain, conteur plein d’humanité et poète en prose de grand souffle, fit à la fois figure de chef de guerre et de prophète.
Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur marqué au feu de la guerre et du goulag, du cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt diffusé dans le monde entier), confronté au déchaînement des larbins de tous les pouvoirs. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La Ferme de Matriona, Le Pavillon des cancéreux, Le Premier Cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale, à valeur de mémorial anthropologique, de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage d’anciens détenus. En 1967, le Nobel soviétique de littérature Mikhaïl Cholokhov déclarait: « Il faut interdire Soljénitsyne de plume». Un an plus tard, l’indomptable auteur fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljenitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février de cette année et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont avec sa femme Alia et ses quatre fils. Les premières apparitions de Soljenitsyne se sont gravées dans nos mémoires par sa formidable, lumineuse présence, plus rayonnante encore dans l’émission que lui consacra Bernard Pivot en 1993. David à stature de Goliath…S'il faut rappeler ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljenitsyne a trop souvent été réduite, dès son exil, à celle d’une espèce d’ayatollah nationaliste, voire fascisant (sa défense malencontreuse du Chili de Pinochet), vitupérant le laxisme occidental. Dès son arrivée à Zurich, le personnage divisa. Ses propos peu amènes sur les accords d’Helsinki, plus tard son pamphlet contre Nos pluralistes, jetèrent les premiers froids. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».
Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit à la lecture de l’extraordinaire « roman » autobiographique à épisodes constituant une partie de son œuvre. A côté de l’immense fresque historique à plusieurs « Nœuds» de La Roue rouge, sondant les tenants et les aboutissants de la guerre et de la Révolution, Soljenitsyne a raconté avec Le chêne et le veau, puis dans ses récentes Esquisses d’exil, un demi-siècle de combats contre la vilenie des chacals soviétiques, puis, aux Etats-Unis, des faiseurs de scandales ou de procès juteux, de tel maniaque publiant des montages pornographiques à son effigie à tel reporter « inventant » une interview, jusqu’aux calomnies répandues sur l’usage de son Fonds d’aide aux familles d’anciens détenus, entièrement financé par les droits mondiaux de L’Archipel du Goulag et toujours alimenté dans la Russie actuelle...A la fois « David » à la minuscule écriture (pratique de l’ancien proscrit), témoins des « invisibles », qui lui étaient si chers et revivent dans ses livres autant qu’ils lui firent fête à son retour de 1994, et Goliath tenant tête à Eltsine avant de recevoir Poutine pour lui conseiller quelques réformes, le vieux maître s’est éteint dans sa chère Russie dont il craignait la mort de l’âme (La Russie sous l’éboulement), qu’il aura conjurée, après Tolstoï et Dostoïevski, avec quelle furieuse ferveur.
Par le seul pouvoir des mots, Soljenitsyne a vaincu les tanks
Alexandre Soljenitsyne, plus qu’aucun écrivain « engagé » du XXe siècle, restera dans l’Histoire comme l’incarnation du pouvoir de la littérature. Après qu’il eut autorisé en 1974, au risque de sa vie, la publication de L’Archipel du Goulag en Occident, l’auteur de cette inoubliable traversée du monde concentrationnaire soviétique insista sur le fait qu’il s’agissait là d’une « enquête littéraire » et non d’un rapport scientifique. Le succès public immédiat de l’ouvrage ne s’explique pas par son contenu idéologique mais par l’extraordinaire vitalité du tableau qu’il brosse à partir des milliers de témoignages recueillis, que l’écrivain ressuscite à travers leurs mots. Ceux-ci ne se bornent pas à un « message ». Ils incarnent autant de ces vies « invisibles » dont Soljenitsyne s’est fait le témoin tantôt en verve et tantôt en rage. L’Archipel du Goulag ne se borne pas à une « dénonciation », comme tant de textes de dissidents : c’est une polyphonie vocale, au même titre que Souvenirs de la maison des morts, où Dostoïevski décrit le bagne de Sibérie où il passa cinq ans, ou que le Voyage à Sakkhaline de Tchékhov. Le pouvoir des mots, dans ces trois textes essentiels, ne se borne pas à la dimension politique ou morale : ils suent la vie, la détresse, le mélange de courage et d’abjection qui s’observe dans l’archipel des douleurs, les cris et les psaumes.
En exilant Soljenitsyne et en le privant de sa citoyenneté, les autorités soviétiques l’ont honoré d’une certaine façon : c’était reconnaître le pouvoir de ses mots, qui survivent aujourd’hui à l’empire éclaté, comme ils survivront à l’écrivain. Les mots d’Ivan Denissovitch. Les mots de Matriona. Non tant les mots unidimensionnels du prophète nationaliste ou du prêcheur, mais les mots puisés dans le vivier de la condition humaine, les mots cueillis au dernier souffle des humiliés et des offensés, les mots de la ressemblance humaine dont tous entendent la musique…
-
Ceux qui lisent entre les signes
Au Père Claude et au Frère Maximilien-Marie du Sacré-Coeur, chrétiens de gauche et de droite comme deux ânes aux yeux bons...
Celui qui se tait devant le genévrier / Celle dont le radar intime signale à tout coup la fausse humilité / Ceux qui voient des humbles mêmes chez les reines et les rois / Celui qui est sensible à l’aristocratie naturelle transgenre et transclasse / Celle qui découvrant le genévrier a découvert la solitude et l’abandon / Ceux qui ont l’orgueil du misérable / Celui qui pousse l’approfondissement herméneutique jusqu’au bord du gouffre des mots et des sons / Celle qui sent Dieu tourner son regard vers le vide de sa nudité / Ceux qui se revêtent de la Parole pour aller aux Bal des Âmes Débutantes / Celui qui psalmodie (Psaumes, 130, 6) dans la neige de la station chic : « De veille en veille, de matin en matin / Mon âme espère en mon Seigneur » / Celle qui a chu du parler en la Parole sous le nom d’Emily Dickinson toujours chuchoté par le Dictionnaire / Ceux qui savent la défaite des philosophes devant l’Ecriture tout en continuant de rencontrer ceux-là dans les bars le soir / Celui qui sait que l’Ecriture voit, sans en faire un plat / Celle qui se tient pour rien et ne se vexe pas moins pour des riens / Ceux qui estiment que le sexe n’a de sens que secret / Celui dont le sperme grouille comme le peuple chinois / Celle que mouille une humeur qu’elle croit divine sans en être sûre et ce n’est pas le Vatican qui va l’éclairer poil au nez / Ceux qui vendent leur corps aux riches sans ignorer qui est vraiment pauvre / Celui qui a aimé Jeanne Duval / Celle qui a aimé son frère Hervé au chapeau rouge / Ceux qui voient un Signe dans le désordre du monde qu’ils préfèrent à la prétendue Harmonie des Sphères genre Nouvel Âge et autres billevesées / Celui que la prétendue morale a rendu méchant / Celle que sa prétendu vertu a rendu laide / Ceux qui trônent sur leurs prétendus mérites / Celui qui fonce sur son âne au milieu des Kawas en panne / Celle qui psalmodie (Psaume, 77, 3) au milieu des gémissements du Gang Bang allemand : « Pour moi c’est le temps de l’angoisse / Je cherche le Seigneur » / Celui qui marche en silence vers son Orient cosmique (Coran, 24, 35) en psalmodiant intérieurement « Dieu est la lumière des cieux et de la terre » / Celui qui écrit sous le nom transitoire de Guido Ceronetti que les textes lui ont « pris beaucoup de vie » et lui « en ont donné beaucoup » / Celle qui chante « il pleut bergère » avec la limpidité cristalline de la merlette seulette à l’aube bluette / Ceux qui remercient Dieu (locution poulaire) d’être ce qu’ils sont, à savoir vraiment pas grand-chose mais quand même pas tout à fait rien, etc.
Image : JLK -
Soljénitsyne le patriarche
À propos d'Exercices d'exil.
La vie et l’œuvre d’Alexandre Soljénitsyne (né en 1918) se résument en un double combat : donner voix aux victimes du goulag et démêler les tenants et aboutissants de la révolution russe. Nul écrivain du XXe siècle n’a joué un tel rôle, à la fois éthique et historique. Nul n’a été plus conspué, tant en Russie qu’en Occident. Après Le chêne et le veau (Seuil, 1976) et Le grain tombé entre les meules (Fayard, 1998), le grand écrivain (prix Nobel de littérature 1972) raconte, dans ce troisième volume de son autobiographie littéraire, son exil américain, un voyage en Extrême-Orient et son retour en Russie au printemps 1994.
C’est entendu : Soljénitsyne n’est pas très « tendance ». Pas vraiment « pluraliste », ce croyant orthodoxe s’affirmant clairement patriote russe. Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur de la parole et de la pensée trempé au fer du combat contre le stalinisme en ses jeunes années, marqué au feu de la guerre et du goulag, avant d’affronter le cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt répercuté dans le monde entier), le déchaînement des chiens de garde du régime. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La maison de Matriona, Le pavillon des cancéreux, Le premier cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage reçus d’anciens détenus. En 1967, le Nobel Cholokhov déclare : « Il faut interdire Soljénitsyne de plume ». Un an plus tard, il fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljénitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février 1974 et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont, aux Etats-Unis, avec sa femme Alia et ses quatre fils.
Si nous rappelons ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljénitsyne est trop souvent réduite à celle d’une espèce d’ ayatollah hyper-nationaliste, voire fascisant, antisémite de surcroît. Dès ses premières apparitions publiques en Occident, le personnage, absolument entier, divisa. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».
Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, et s’y vouant avec une incroyable énergie, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit dès le premier long chapitre d’Esquisses d’exils, intitulé La douleur russe et détaillant les tribulations de l’exilé de plus en plus déçu par ses pairs de l’émigration, dont il brosse un tableau tantôt féroce (un Siniavski est sa bête noire, et ne parlons pas des « marioles » de la dernière émigration, style Limonov…) ou plus douloureux quand il s’agit d’un Sakharov. Seuls les écrivains de la terre russe, de Choukchine à Raspoutine, trouvent finalement grâce aux yeux de l’ermite du Vermont, qui n’en ressent que plus douloureusement sa situation de personne déplacée.
Si « déplacé », le naïf croisé imbu de sa bonne foi, qu’il sera souvent démuni devant les extravagantes attaques, dans les médias et jusque devant les tribunaux, qu’il va subir de la part de journalistes, de biographes en mal de scandale, d’écrivains et autres plaideurs dont le seul but semble de se faire de l’argent en l’attaquant, avec l’aide complaisante d’avocats intéressés. D’une première épouse en mal de vengeance, à tel maniaque de la procédure qui publie des montages pornographiques à son effigie, en passant par l’éditrice-pirate et le reporter « inventant » une interview : tout est bon, jusqu’aux vilenies répandues sur l’usage du Fonds d’aide aux prisonniers, entièrement financé par les droits mondiaux de l’Archipel…
Dans un triste entretien récent du magazine Lire, Alexandre Zinoviev conspue Soljénitsyne en lui déniant même la qualité d’écrivain. Or c’est en écrivain, justement, en chroniqueur passionné rompu à l’art du portrait que Soljénitsyne nous captive au fil de ces Esquisses d’exil où nous le voyons snober Reagan (qu’il estime un peu trop à notre goût) ou rappeler à Jean Paul II les torts du Vatican envers ses compatriotes, gourmander Boris Eltsine pour ses errances de moins en moins admissibles, faire l’éloge de la vie intime et retirée ou juger une fois de plus l’Occident et, revenu en Russie, déplorer la désastreuse évolution des choses. Seul contre tous, mais sûr d’être en phase avec le bon peuple candide de la vieille Russie éternelle…
Voyageant au Japon puis en Corée ou remerciant ses hôtes de Cavendish, racontant son roman en chantier ou les premières expériences de ses fistons, visitant l’Autriche ou retrouvant Paris comme une « seconde patrie », Alexandre Soljénitsyne a cœur de tout noter avec le même sérieux qu’il met à remercier le Seigneur de la mission à lui confiée. Formidable lecture, même si le cher patriarche nous donne parfois envie de cligner de l’œil ou même de lui tirer la langue… Mais quel bonhomme, quelle destinée, quel honneur pour la littérature !
Alexandre Soljénitsyne. Esquisses d’exil. Le grain tombé entre les meules II (1979-1994). Traduit du russe par Françoise Lesourd. Fayard, 702p. -
Le poète et l'artiste
Le livre d’artiste en ses échappées. Une monumentale anthologie, richement illustrée et documentée, recense un genre mal défini mais qui fut très vivant en Suisse romande.
Un extraordinaire objet, marquant la fusion d’un poème solaire fulgurant et d’une peinture de deux mètres de haut, vit le jour en 1913 après la rencontre, à Paris, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay. Cette création mythique de la Prose du Transsibérien, figurant le «premier livre simultané » et qui suscita polémique et sarcasmes à sa parution, apparaît aujourd’hui comme un exemple idéal du «livre d’artiste», même s’il n’a pas été conçu comme tel. Du moins sa tentative d’établir de multiples échos entre mots et couleurs, formes et sons (un tel « livre » devait être lu à haute voix sur les toits…), et sa conception éditoriale, artisanale et marginale, en font-elles un objet «libéré» des contraintes et des catégories ordinaires.
Cette notion de « liberté » est évidemment relative, s’agissant d’un genre où les modes et l’argent ont joué un rôle non négligeable, mais c’est pourtant elle qui est revendiquée pour le titre du Livre libre, aussi improbable que sont variées les définitions du « livre d’artiste », par les initiateurs de cet énorme ouvrage (390 pages très richement illustrées, pesant près de 3 kilos…) qui recense les multiples aspects et avatars du livre d’artiste, de 1883 à 2010.
Trésors de l’édition romande
La mémoire défaillante des temps qui courent fait que, trop souvent, l’on oublie que notre pays, dès la Réforme mais plus encore au XVIIIe et au XXe siècle, fut un foyer d’édition de rayonnement européen. Avec des éditeurs « esthètes » de la qualité d’un Skira ou d’un Mermod, entre autres, l’édition d’art, en phase avec une tradition vivace de collectionneurs fortunés, mais aussi avec une longue généalogie d’imprimeurs et de typographes, a nourri un terreau richissime où le livre d’artiste allait en somme de soi. Mais libre ?
Entre « initiés » et sauvages
Frédéric Pajak, fils d’artiste et écrivain, inventeur d’un nouveau genre de littérature (entre essais et bios illustrées), a découvert avec son père, à quinze ans, à Saint-Prex, ce qu’était un atelier vivant où des graveurs et des poètes dialoguaient. Plus tard, Jacques Chessex, avec Pietro Sarto, « vivra» le livre d’artiste. D’une autre façon, Charles-Albert Cingria composa des textes à partir de dessins d’Auberjonois, et Géa Augsbourg, dont nous découvrons ici d’intéressantes vignettes érotiques, enlumina les textes de Cingria de façon incomparable.Or ce qui émerveille ici, à l’écart de toutes les définitions, est qu’Yves Peyré, spécialiste du livre d’artistes français, rende hommage à Louis Soutter, génial artiste « maudit » en nos murs et qui accomplit tout seul son « livre d’artiste » - plus libre tu meurs…
Ainsi que le précise Frédéric Pajak en introduction, cette anthologie est offerte à la mémoire de Bernard Blatter, ancien directeur du Musée Jenisch, qui fut lui aussi un passeur entre les arts. Avec son franc-parler, Pajak rappelle bien le côté « élitaire », voire chichiteux du livre d’artiste, vache à lait de pas mal de poètes-artistes. Dans la foulée, et malgré le travail appréciable de l’association Art & Fiction, à Lausanne, on notera la dégringolade inventive du livre en ses occurrences actuelles, à quelques exceptions près. À croire que le livre d’artiste reste à libérer…
Le Livre libre. Essai sur le livre d’artiste. Textes de Frédéric Pajak, Paul Nizon, Rainer Michael Mason, Françoise Jaunin, Le Corbusier, Yves Peyré, Dominique Radrizzani, Walter Tschopp, etc.
Editions Buchet- Chastel, coll. Les Cahiers dessinés, 390p. 2010. -
Ceux qui généralisent
Celui qui trouve que les jeunes n’ont point d’idéal point barre / Celle qui estime que les vieux n’y comprennent plus rien / Ceux qui ont toujours trouvé des boucs émissaires pour se débarrasser de leurs problèmes / Celui qui conclut à la décadence de la civilisation virile / Celle qui positive pour ne pas se liquéfier comme une boue / Ceux qui affirment que tous les pédés sont des coiffeurs / Celui que l’esprit sécuritaire a transformé en vigile du quartier des Seniors / Celle qui n’était pas à la manif mais qui estime que les voyous c’est les voyous / Ceux qui de toute façon se foutent de tout ce qui n’est pas l’état des pistes de snowboard / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère souffrir que se faire chier dans le positivisme punitif de la social-démocratie ambiante / Celui que son propre romantisme fait sourire mais qui n’en démord pas plus que de sa tendance à se laisser pousser les cheveux style Musset ou Neil Young / Celle qui préfère le Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche / Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.
Image: Philip Seelen -
Cherpillod l'insoumis
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait à peu prèsle sage et fol Héraclite, et c'est ce que je me suis rapelé en lisant le dernier livre du fol et sage Gaston Cherpillod qui, depuis plus de trois décennies, raconte apparemment la même histoire sans se répéter pour autant, en tout cas pour ce qui touche à l'essentiel de son art, qui est d'un styliste, et de sa façon de résister au courant dominant, qui est d'un rebelle et d'un moraliste.
L'histoire de Cherpillod a cristallisé dans quelques livres substantiels et mémorables, du Chêne brûlé (1969) au Collier de Schanz (1975), en passant par le pamphlet de Promotion Staline (1972), mais tous ses autres écrits, contes ou récits, tels Alma Mater (1971), Le gour noir (1972), La bouche d'ombre (1977) ou Le cloche de minuit (1998), entre dix autres, un peu de théâtre et quelques pointes de poésie (les sonnets épatants d ' Idées et formes fixes, datant de 2001) déploient une espèce de haute lice narrative lyrico-polémique tissée des faits et gestes de ce fils du peuple poussé en graine d'intello à l'adolescence, qui prit naturellement le parti des floués pour être non moins normalement sacqué de l'enseignement à l'époque où le rouge détonait sur le gris du radicalisme vaudois, avant de perdre une illusion (politique) après l'autre (religieuse), non pour finir nihiliste ou cynique mais par fidélité à une vraie vieille foi en la justice et l'amour que le fleuve des mots a portée tout ce temps.
Car Cherpillod, qui se rêva parfois ébéniste, est devenu écrivain libre et à vie, « réincarnation plébéienne et vaudoise du compositeur provençal de rimes farouches » Bertrand de Born, plutôt artisan d'atelier qu'artiste de salon et, crânement soutenu par Madame, gagnant par mois et par choix « ce dont se contente un loufiat tunisien afin de ne pas jeûner au-delà du ramadan », sans se comparer d'ailleurs à l'exploité susnommé qui, ajoute-t-il, « mériterait plus que moi un meilleur salaire, cet autre cocu ». Au demeurant le scribe têtu s'est moqué pas mal de « réussir » à l'instar de certaine grenouille d'encrier locale: « Gagner, perdre, ha, pauvres verbes qui agitez vos guenilles devant mes semblables, assotis, je vous balance: hors du lexique, vésanies !»
Hérétique à force de non consentement, et passant d'un exil intérieur à l'autre (escholier pauvre chez les fils de « milieu aisé », puis dissonant chez les prolétaires, déçu de la révolution avant de le devenir de mai 68 et de l'écologie empantouflée), Gaston Cherpillod s'est pourtant tenu vif au fil d'une langue qui est à la fois une constante tension d'émotion et une pensée, un ordre incessamment bousculé par le rythme et la mélodie, un joyeux combat de subjonctifs aristocratiques et de vannes plébéiennes, de chantournures tarabiscotées et de coups de gueule, comme au « garçon imbattu aux billes » les mômes lancent: « On te la cassera, tu as frouillé, Cacamo !»
Sa langue est un poème. Audiberti reconnaissait à l'écrivain de trempe une sorte de droit de cuissage sur le verbe, et Cherpillod ne s'en prive pas, de plus en plus vert à cet égard, pas encore autant que Chappaz son aîné de dix ans mais il rajeunira sans doute quand il aura dépouillé le rouscaillant vioque qui le crispe parfois, jusqu'à l'aigreur.
Sa poésie l'y aidera, et son âpre fonds paléochrétien de compassion non paroissiale qui le fait engueuler l'ouvrier votant libéral avec autant de cœur qu'il vient à la rescousse de la réfugiée serbe kidnappée légalement et foutue à la porte, lui chantonnant « c'est pas grave » avant de se soumettre à l ' « ignominie députassière ».
« La sécurité règne dans les lettres, écrit encore le cher emmerdeur, l'ordre symbolique y est maintenu par une police de gazetiers dont le visa de censure qu'ils accordent à l'auteur de livres sans contenu et sans forme exalte le sentiment de la mission. » Est-ce à dire que je me priverai de compromettre cette âme pure en célébrant et la forme et le contenu de sa prose ? Permission de ne pas obtempérer !
Gaston Cherpillod. Contredits. L'Age d'Homme, 108 pp. -
Le verbe de Bouvier magnifié
Tonique et inventive, l’adaptation de L’Usage du monde à La passerelle, par Dorian Rossel, fait merveille.
Malgré la rumeur enthousiaste qui s’est répandue dès le lendemain de la première de ce spectacle, c’est avec une pointe de réserve sceptique que je suis allé y assister en fin de semaine passée. Ma double crainte, liée à l’utilisation théâtrale « opportuniste » d’un texte littéraire adulé, ou à une illustration scénique redondante, a cependant volé en éclats dès les premières séquences, balkaniques, de cette réalisation évitant immédiatement l’illustration folklorique flatteuse qu’aurait pu être la citation de chants ou de musiques tsiganes.
Le lecteur de L’Usage du monde sait l’importance de la musique de chaque région traversée dans le grappillage de Nicolas Bouvier et de son compère peintre Thierry Vernet. Or, le choix délibéré de Dorian Rossel, en phase avec ses camarades comédiens (Rodolphe Dekowski, Karim Kadjar et Delphone Lanza) et musiciens (Anne Gillot et Jérôme Ogier), d’éviter l’allusion musicale directe, autant que les clichés «ethnos» pour la partie visuelle, est l’une des composantes fortes de cette réalisation éminemment musicale au demeurant.
Pour qui ne connaît pas L’Usage du monde, le premier mérite du découpage scénique du récit est de faire sonner son verbe formidablement expressif et suggestif, sensuel et faisant appel à tous les sens.
Dans une scénographie ingénieuse et efficace (Sibylle Kössler) jouant sur un système de plateaux de tables qui deviennent dunes ou fossés, routes ou rochers selon les lieux, avec un beau travail aussi sur la lumière (Claude Burgdorfer), les acteurs se partagent et vivent le récit comme une partition éclatée mais intelligible, qui restitue parfaitement les intensités alternées du récit dans le temps et dans l’espace, évoquant aussi un montage de cinéma.
Routes et déroutes, découvertes et rencontres, fatigues et tribulations composent ainsi une sorte de rhapsodie ponctuée de moments hautement poétiques et qui aboutit, le temps d’une panne au milieu de nulle part, à un concert saisissant...
Théâtre de Vidy, La Passerelle, jusqu’au 16 décembre. En principe complet, avec liste d’attente. Reprise du 8 au 13 mars 2011 à la Salle Apothéloz.
-
Edvard Munch, drame pictural
Sur le film de Peter Watkins
Bergman parle d’un « travail de génie » à propos du film que Peter Watkins à consacré à Edvard Munch, et c’est vrai qu’il est peu d’approches de peintres aussi sensibles, au cinéma, aussi riches d’observations sur tout ce qui a fait d’un grand artiste ce qu’il est, en parlant si peu d’art et de métier, plutôt en nous immergeant dans un univers familial et social dont les tensions fondamentales vont se retrouver dans les hantises, les thèmes et les motifs, les couleurs du peintre. C’est le jeune homme au visage solide et doux, le garçon silencieux, fragile et fort à la fois, qu’on rencontre ici dans sa famille tôt endeuillée par la mort de la mère tuberculeuse, dominée par un père médecin moralisant auquel Edvard ne tarde à s’opposer, attiré par la bohême anarchisante de la ville, sur fond de pauvreté forçant encore bien des enfants à travailler plus de dix heures par jour. Bientôt aussi, le grand-père va sombrer dans la folie, que le jeune homme a commencé de dessiner, comme il le fait de ceux qui l’entourent, ou des paysages et plus précisément de sa jeune sœur dont il va travailler longtemps la figure aboutissant à cette merveille qu’est L’enfant malade, datant de 1885-1886.
C’est un film qui nuance admirablement l’aura de chaque personne, à partir d’un récit qui doit beaucoup aux carnets d’Edvard, lequel y parlait de lui-même comme d’un personnage de roman, sous trois noms différents. On y voit le cercle un peu étouffant de la famille, dole milieu corseté de la bourgeoisie qui donne le ton à Christiania (l’Oslo de l’époque) et, en vif contraste, les cercles de jeunes gens parlant problèmes sociaux et nouvelles formes de vie ou d’art, ajoutant 9 commandements subversifs aux dix de la Loi biblique. Le jeune Edvard passe des uns aux autres en timide aux airs réservés et vaguement aristocratiques, dont les premiers autoportraits disent la force intérieure et la sensibilité à fleur de peau.
L’injustice sociale, la condition des femmes et des ouvriers, la maladie, l’hypocrisie des philistins, tous les motifs qui nourriront son œuvre gravé sont évoqués dans ce tableau mouvant, et peu à peu se dégagent aussi les thèmes, les obsessions, les hantises, les dominantes émotionnelles et picturales de la peinture.
On est là dans une sorte de grand rêve éveillé aux éclairages clairs-obscurs, qui fait mieux comprendre d’où vient cette œuvre immense dont ne sont connus, le plus souvent, que quelques tableaux devenus des « icônes », comme on dit, Le cri, La Madone, Mélancolie, alors que Munch est tellement plus vaste et varié, profond et multiple.Peter Watkins. Edvard Munch. DVD, 3h.14.
Une rétrospective parisienne des oeuvres de Peter Watkins se donne ces jours au Reflet Médicis. A visiter aussi: http://www.pwatkins.mnsi.net
-
Ceux qui redoutent l'intensité
Celui qui dissuade son fils Aurélien de lire les romans de Dostoïevski et autres Russes excessifs / Celle qui est un peu jalouse des amours folles genre délices et orgues de son filleul Jonas / Ceux qui tempèrent les élans terroristes de leur cousin par alliance Ben Laden / Celui qui désamorce tout débat marquant le moindre élan / Celle qui annonce à son soupirant poète qu’elle DOIT montrer ses derniers messages osés à sa mère / ceux qui affirment que la passion amoureuse relève de la thérapie de groupe / Celui que son impatience de sauter Véronique désigne à l’opprobre des autres Jeunes Paroissiennes / Celle qui dit qu’un jour elle va se jeter sur le prof de maths dont la chemise ouverte est une provocation grave / Ceux qui ont toujours dit de lui qu’il écrivait trop et que ça nuisait à la tenue de ses ouvrages qu’à vrai dire ils n’ont jamais ouverts mais ça c’est un autre débat / Celui qui pense tellement que ça enfume le living au dire de sa compagne de vie strictement branchée jardinage et gastro / Celle qui se demande franchement pourquoi le serial killer du film il peut pas s’arrêter de poignarder les écolières alors qu’à la fin trop c’est trop / Ceux qui sont prêts à tous les excès mais pas trop / Celui qui estime que c’est gâcher le métier que d’en trop faire sans être payé pour / Celle qui reproche à Van Gogh de mettre trop de corbeaux dans le ciel ce qui limite l’Espoir / Ceux qui admettent que les nazis ont quand même exagéré pendant la guerre mais il doit y avoir de la propagande de tous les côtés et d’ailleurs il faut tourner la page quand on est jeune / Celui qui est connu pour parler tout seul dans le Wagon Silence / Celle qui met en garde sa secrétaire Josyane adonnée au culte posthume de Claude François au point de disposer un portrait de lui sur son bureau et de le fleurir même parfois ce qui est limite désordre / Ceux qui reprochent à certaines tombes d’être trop voyantes / Celui qui fait courir le bruit dans le campus que le Seigneur ne kiffe pas les rabat-joie ni les filles trop fières d’être vierges / Celle qui jouit avec tant d’intensité que ça s’entend dans tout le quartier et suscite bientôt une pétition des demoiselles / Ceux qui ne chantent plus au travail depuis que les RH les ont remis à l’ordre, etc.
Image: Philip Seelen -
Tolstoï revisité
Dialogue schizo.
Tolstoï naïf et barjo ? Tolstoï misogyne fondu en sectarisme ? Tolstoï encore en avance sur notre temps ?De l'effet rafraîchissant d'une relecture, avec La Sonate à Kreutzer, Vie de Tolstoï de Romain Rolland et Une année dans la vie de Léon Tolstoï de Jay Parini.
Moi l’autre : - Alors comme ça, tu trouves la naïveté et le puritanisme de Tolstoï à ton goût ? Mais je me souviens que tu avais rugi, en tes jeunes années contre La Sonate à Kreutzer…
Moi l’un : - Et comment ! Mais curieusement, se replonger dans Tolstoï et le tolstoïsme a quelque chose de revigorant et me rappelle le meilleur de notre jeunesse naïve et puritaine. Il faut lire la Vie de Tolstoï de Romain Rolland, cette autre vieille noix, pour le ressentir par delà toutes les contradictions - celles de Tolstoï autant que les nôtres. Et pour corser celles-là : relire La Sonate à Kreutzer et, dans la foulée, lire les « réponses » de Sofia Andreevna, cette chère comtesse, dans ses deux romans publiés dans la nouvelle édition, A qui la faute ? et Romance sans paroles…
Moi l’autre : - Il y a aussi les regards croisés de Jay Parini dans Une année dans la vie de Tolstoï…
Moi l’un : - Ah oui, là tout s’éclaire en raccourci ! C’est en effet une belle idée que de partir de la matière de tous les journaux intimes que tenaient tous ces gens, autour du cher vieux monstre, et d’en faire un roman à multiples voix.
Moi l’autre : - Curieusement, ce tableau kaléidoscopique recoupe les intuitions et les observations de Romain Rolland, à savoir qu’il n’y a pas « deux » Tolstoï, le « bon » Tolstoï des grands romans, artiste parfait, et le « mauvais » Tolstoï, égaré dans la propagande morale et le réformisme social, mais un type passionné et tissé d’antinomies, au génie infantile à certains égards – comme souvent le génie – et qui meurt dans ce mélange de grandeur et de dérision que déploie l’épilogue d’Astapovo…
Moi l’un : - Reste qu’il y a quelque chose de schizophrénique chez le vieux cavaleur moralisant, et ce qui m’intéresse aujourd’hui touche à sa mauvais foi apparente, notamment dans la Postface de La Sonate à Kreutzer, roman génial par le dédoublement qu’il met en forme, mais qui justifie bel et bien tous les rejets si on en fait une lecture « politiquement correcte », aggravée évidemment par l’invivable postface tournant au délire puritain d’ayatollah sous pression…
Moi l’autre : - Et la jeunesse là-dedans ?
Moi l’un : - Précisément : dans l’hystérie puritaine, relayée par Tretchkov et la secte des disciples, qu’on retrouvera dans le puritanisme idéologique des groupuscules du XXe siècle. Mais surtout : dans la sincérité de Tolstoï, dans l’authenticité de sa compassion et dans sa détestation des masques sociaux. Sa façon de traiter les beaux Messieurs à la Tourguéniev ne relève pas de ce qu’on appelle aujourd’hui une posture !
Moi l’autre : - Oui, c’est vrai que le terme d’idéal reprend sa densité avec Tolstoï, et toutes les « grandes questions » qu’il n’a pas cessé de se poser jusqu’à son dernier souffle. Romain Rolland évoque très bien le choc éprouvé à la découverte de Tolstoï par ses camarades de l’Ecole normale, toutes tendances confondues. Tolstoï apparaissait, plus encore qu’un contemporain capital, comme l’interlocuteur par excellence des « conversations essentielles ». Plus tard, Un Hermann Hesse ou un Albert Camus ont pu jouer ce rôle. Mais le cas Tolstoï me semble plus « universel ».
Moi l’un : - C’est évident. Et ce qu’il faut se rappeler, c’est que le « tolstoïsme », notion que Tolstoï lui-même récusait, se répand avant la Révolution et avant les deux guerres mondiales, avant la Shoah et les génocides. Donc on est aussi dans une certaine « jeunesse» de l’idée généreuse et de l’espoir de progrès.
Moi l’autre : - Il y a comme une « ambiance Tolstoï »…
Moi l’un : - Je dirais plus exactement : une ambiance Tolstoïevski, parce que l’un ne va pas sans l’autre, même si notre génération a plutôt été dostoïevskienne pour l’ambiance, avec Sartre et Camus, Hesse et Kerouac dans le juke-box…
Moi l’autre : - Mais pour l’urgence adolescente des Grandes Questions, pour la radicalité physique (sexuelle) et métaphysique du Questionnement, c’est bel et bien Tolstoïevski qui prévaut pour nous entre seize et vingt ans…
Moi l’un : - Lire Crime et châtiment ou Guerre et paix, Les Possédés ou Anna Karénine entre seize et vingt ans a été, pour des générations et dans le monde entier, une expérience de jeunesse vitale, la première peut-être qui donne un sens vécu à la Littérature. Et tu ouvres le Journal de Tolstoï n’importe où, tu relis La mort d’Ivan Illitch ou Le Cheval, tu relis Douce ou L’Homme du souterrain de Dostoïevski, c’est là : la jeunesse du monde…
Moi l’autre : - Et tu crois que les kids vont revenir à Tolstoï ?
Moi l’un : - Je ne crois rien du tout : je le vois. Je vois le petit Bruno, vingt ans et des poussières, que je surprends sur un banc en train de lire Guerre et Paix. Retrouve-t-il l’ambiance que nous avons connue ? Je n’en sais rien. Notre bohème s’est éventée, mais est-ce important ? Un vieux birbe de la gauche « après moi le Déluge » me disait l’autre jour que les jeunes ne se posent plus aujourd’hui de Grandes Questions. Je n’en sais rien, ou plus exactement je n’en crois rien. Et même si c’était vrai, je ferais comme si ça ne l’était pas.
Moi l’autre : - Grand naïf ! Tolstoïen de mes deux !
Moi l’un : - Tu l’as dit, moujik…
Jay Parini. Une année dans la vie de Léon Tolstoï. Points Seuils, 465p.Romain Rolland. Vie de Tolstoï. Albin Michel, 2010, 350p.
Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer ; suivi de A qui la faute et Romance sans paroles de Sofia Tolstoï, et du Prélude de Chopin de Léon Tolstoï fils. Editions des Syrtes, 369p -
Les aventuriers de l’absolu (1)
Oscar Wilde, côté tragique.
C’est un livre immédiatement captivant que Les aventuriers de l'absolu, dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus personel, voire intime, de leur engagement existentiel et de leur vie plus ou moins fracassée. La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. En dépit du caractère exceptionnel de leurs destinées, ils ont des choses à nous dire: du moins est-ce le pari de Todorov de nous le montrer au fil de ce qu'il appelle tantôt enquête et tantôt roman...
L’approche d’Oscar Wilde en son oevre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont, 2007.
-
Rilke ou la force fragile (2)
La vie déchirée de Rilke, vue par Tzvetan Todorov. Le poète est né à Prague le 4 décembre 1875.
Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle concentration, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait jamais réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et « la création exclut la vie ».
La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre. Certes le poète est l’un des plus grands du XXe siècle, mais le propos de Tzvetan Todorov ne vise pas une célébration convenue de plus : c’est ainsi dans les contradictions douloureuses, le mieux exprimées dans la correspondace du poète, qu’il va chercher un autre aspect de la grandeur émouvante de Rilke.
D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. En passant, Todorov rappelle que ses élans « politiques », pour la Guerre rassemblant les énergies en 1914, la Révolution russe en 1917 où le Duce dont le fascine l’action dans l’Italie des années 30, en disent assez sur sa candeur en la matière. Or lui chercher noise à ce propos semble décidément mal venu...
Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde et aux objets qu’il transforme. Le pur cristal de l’œuvre poétique de Rilke semble justifier aussi bien son exil, mais le mérite de Tzvetan Todorov est d’éclairer une partie moins « pure » de son œuvre: ses lettres surabondantes et combien éclairantes sur le drame personnel qu’il vit bel et bien. « Et le paradoxe est là, conclut Todorov : ces lettres, qui pour une grande part disent son incapacité de créer et sa douleur de vivre, sont une œuvre pleinement réussie, à travers laquelle vie et création cessent de s’opposer pour, enfin, se nourrir et se protéger l’une l‘autre ».Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont.
-
Les aventuriers de l’absolu (3)
Marina Tsvetaeva ou l’incandescence
La destinée tragique de la poétesse russe Marina Tsveateva, qui mit fin à ses jours (en 1941) après une vie où sa quête d’un absolu à la fois poétique et existentiel se trouva en butte à autant de désillusions que d'avanies, constitue le troisième volet du triptyque fondant la belle réflexion de Tzvetan Todorov sur les enseignements que nous pouvons tirer, plus que des œuvres respectives de trois grands écrivains : de la façon dont ils accomplirent leur quête d’absolu à travers les pires tribulations, dont nous pouvons retrouver les traces dans leurs écrits les plus personnels, à savoir leur correspondance. La publication récente de la monumentale correspondance de Tsvetaeva et Pasternak peut être, après lecture du chapitre aussi émouvant qu’éclairant que Todorov consacre à la poétesse russe, une illustration particulière d’un des déchirements majeurs qu’elle vécut, entre ce qu’elle attendait de l’amour et ce que la vie lui en donna en réalité. Ses relations successives avec Rilke, qu’elle « rencontre » épistolairement par l’entremise de Pasternak, et qui la tient à distance alors qu’elle s’exalte à l’idée d’une possible « fusion », puis avec Pasternak, dont la rencontre effective est une terrible déconvenue, relancent chaque fois le même schéma, nettement plus trivial avec quelques autres jeunes « élus », de la révélation subite non moins que sublime, essentiellement nourrie par l’imagination de la poétesse, qui aime son amour plus que l’individu encensé, et d'un progressif refroidissement, jusqu'au rejet agressif.A égale distance de l’esthétisme de Wilde et de l’angélisme de Rilke, Tsvetaeva eût aimé concilier l’art et la vie sans sacrifier les êtres qui lui étaient le plus chers, à commencer par Sergueï Efron, son mari passé des Blancs aux Rouges et qui finit, comme sa fille Alia, dans les camps staliniens, alors que son fils chéri tomberait au front avant sa vingtième année. De son exil parisien, où son génie intempestif rebutait à la fois l’émigration anticommuniste et les sympathisants de la Révolution, à son retour en Union soviétique préludant à ses terribles dernières années, Tsvetaeva aura vécu un martyre accentué par son intransigeance absolue, dont ses relations familiales explosives témoignent autant que sa lettre au camarade Beria…
« Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l'absolu. Editions Robert Laffont, 277p.
-
Ceux qui ont l’âme étoilée
Celui qui a toujours réduit l’homme à un nuage d’atomes jusqu’au jour où il a craqué à mort devant la dépouille de son père / Celle qui diffuse une aura que l’Acte ne souille point je dirais même au contraire / Ceux qui se disent uniques et irremplaçables tout en restant d’une modestie touchante au niveau du Struggle for Life sexuel et social / Celui dont le seul sourire est guérisseur / Celle qui affirme une présence à caractère monstrueusement angélique en dépit de ses pieds sales et de son vocabulaire ordurier / Ceux qui ne sont pas encore reconnus pour leur mérite de jardiniers cosmiques mais qui disposent de tout un lobby en haut lieu / Celui qui se dit de la Constellation de la Clope et cite volontiers le comte de Lautréamont ou les premiers albums de Zig et Puce dans les interviews que lui vaut sa posture de néo-mystique malicieux / Celle qui récuse absolument l’apparentement de son œuvre poétique au minimalisme tendance New Age alors qu’elle se sent physiquement la continuatrice de Thérèse d’Avila aux jours de grande frustration / Ceux qui reçoivent les messages de Céphée 5 sur 5 sans savoir trop quoi en foutre / Celui qui s’est toujours gaussé (ah,ah) des formules de Paulo Coelho genre Saint-Ex comme quoi nous serions tous des planètes perdues en quête d’un Soleil Personnel / Celle qui ne brille qu’au ciel de son lit de chaste fée imitatrice des Sœurs de Jésus du Ballon d’Alsace / Ceux qui ont l’âme rude mais guère prude / Celui qui avait toute une théorie sur l’âme immortelle qu’un première rupture d’anévrisme a salement amochée / Celle qui fait âme séparée avec son époux conseiller de paroisse atrabilaire / Ceux qui sortent leur organigramme quand des enfants leurs demandent s’ils ont une âme contrairement aux écureuils / Celui qui se sent un ange choyé quand tombe la paie des mains du contremaître et qu’enfin il va pouvoir se reposer dans les bras de la Roumaine du Brummel’s. / Celle qui bat de l’aile en souriant comme pour se faire pardonner / Ceux qui font comme si de rien n’était quand ils voient un ange passer, etc.
Image : Corps astral de JLK évoqué numériquement par Philip Seelen, en fin d'après-midi de transit saturnien, vers le bois du Pendu.
-
Tolstoï supervivant
Cent ans après sa mort extravagante, le vieux Tolstoï rutile de jeunesse. Hommages et publications rappellent le rayonnement universel de l’immense romancier devenu « maître à vivre »…
L’extraordinaire épisode de la mort de Léon Tolstoï, en novembre 1910, paraît extrait d’un de ses romans. La fuite épique du vieil homme de 82 ans quittant les siens en catimini pour Dieu sait quelle destination, couvent proche ou ermitage du bout du monde, mêle l’émotion pure et le monstrueux. Le dernier épisode vécu par l’irréductible critique du Pouvoir et de la Propriété, Comte de haut lignage houspillant le Tsar, disciple du Christ crachant leurs quatre vérités aux popes, roi Lear honni de certains de ses enfants et stoppé dans son échappée près d’une petite gare de nulle part, pour agoniser au milieu de disciples endiablés, puis d’une foule croissante (comptant les reporters de la maison Pathé !), alors même qu’on empêche sa fidèle épouse Sophia Andreevna de l’approcher – cet épilogue extravagant concentre toutes les passions antinomiques d’une vie mouvementée et d’une époque de bouleversements, entre deux révolutions et avant deux guerres mondiales à venir.
En 1910, célèbre dans le monde entier pour ses romans géniaux mais aussi pour ses prises de position, révolutionnaire avant la lettre mais pressentant la dérive matérialiste de la Révolution, comme il a fustigé la dérive du christianisme au point d’être excommunié par l’Eglise orthodoxe, Léon Tolstoï incarne une figure de « maître à vivre », bien plus qu’à penser, dont il n’existe aucun autre exemple dans l’Europe de l’époque, et moins encore aujourd’hui.
Comme le rappelle Romain Rolland dans sa magistrale Vie de Tolstoï, Tolstoï fait figure, pour les lecteurs croyants ou athées, de droite ou de gauche, à la fin du XIXe siècle, de véritable «ami». Les thèmes qu’il aborde, à commencer par la confrontation de notre vie devant la mort (le récit saisissant de La Mort d’Ivan Illitch), les étripées humaines sous le ciel indifférent (Guerre et paix), les joies et les tourments de l’amour (Anna Karénine), la souffrance du peuple (Résurrection) et le rôle de l’Art ou de la Science dans un monde en mutation, sont filtrés par le style étincelant d’un poète-médium à l’infinie compassion, comme l’illustre la mort du cheval martyr de Kholst Mier, que Ramuz reprendra à sa façon.
Mais le grand Art ne suffira pas à Tolstoï. La vision de la misère russe, son immense pitié pour les humiliés et les offensés, à quoi s’ajoute le mépris que lui inspirent les « castes » littéraires ou artistiques et la morgue de ses pairs aristocrates, entre autres pontes du tsarisme ou de l’Eglise, feront évoluer le Comte de très haute lignée vers un idéalisme radical en lequel pourraient se reconnaître maints jeunes gens du nouveau siècle.
C’est d’autant plus vrai que Tolstöi vit toutes les contradictions imaginables dans sa chair. En lui s’affrontent une sensualité puissante et un puritanisme d’ayatollah. Celui qui a brossé les portraits de femmes les plus pénétrants, et tant aimé sa compagne, fera du mariage le tableau le plus sinistre et modulera, dans La Sonate à Kreutzer, une misogynie révoltante.
Mais le « vrai » Tolstoï là-dedans ? Disons abruptement : plus que le défenseur d’une Vérité, l’ennemi de tous les mensonges…À l’ « ami » disparu
Avec Gandhi, Romain Rolland fut l’un des plus fervents « tolstoïens », et ce dès ses jeunes années où il entra en relation directe avec l’écrivain. Sa Vie de Tolstoï, à la fois limpide et très substantielle, généreuse et critique quand il le faut (sur la « propagande morale » et les jugements effarants sur Beethoven ou Shakespeare, notamment), constitue une traversée de l’œuvre richement enrichie de citations, pariant en outre pour l’unité profonde de l’univers tolstoïen. Bref, c’est là une introduction à recommander particulièrement aux jeunes lecteurs, avec une nouvelle préface de Stéphane Barsacq qui situe bien Tolstoï à l’orée du nouveau siècle… après la mort de Soljenitsyne.
Romain Rolland. Vie de Tolstoï. Albin Michel, 249p.
Portrait éclaté
C’est connu : tout le monde, dans l’entourage de Tolstoï, tenait son journal à l’instar du patriarche, lequel était lui-même un admirateur du Journal intime d’Amiel. Or, cette frénésie diariste a eu pour résultat de multiplier témoignages et documents sur les dernières années de la vie de l’écrivain, à partir desquels Jay Parini a construit un roman kaléidoscopique vivant et passionnant, intitulé Une année dans la vie de Tolstoï et focalisé sur l’année 1910. Sophie Andreïevna est la première à s’y exprimer, et sa conclusion nous vaut aussi le récit de la mort de son conjoint vue par elle, mais les points de vue se multiplient, et contrastent, avec les voix de Tvertkov, l’insupportable disciple, du Dr Makovitski et d’autres proches, sans oublier des insertions de lettre de L.N. lui-même...
Jay Parini. Une année dans la vie de Tolstoï. Point Seuil, 460p.Triptyque en abyme
Avec La mort d’Ivan Illitch et Maître et serviteur, La Sonate à Kreutzer est l’un des chefs-d’œuvre « courts » de la deuxième partie de l’œuvre, qui a suscité les réactions les plus violentes, pour sa façon d’aborder la sexualité, et qui reste une horreur pour beaucoup de nos contemporain qui confondent les propos du protagoniste – un homme qui a tué sa femme pour la punir d’être ce qu’elle est – et ceux de l’auteur, lequel n’en a pas moins aggravé son cas avec la postface dévastatrice, anti-mariage, anti-femme et anti-sexe qu’on sait. Pour faire bon poids, la présente réédition, excellemment préfacée par Michel Aucouturier, ajoute à La Sonate la « réponse », longuement inédite, de la pauvre Sophia, ou plus exactement les réponses, puisque À qui la faute est suivi de Romance sans paroles. Et ce n’est pas tout, puisque l’ouvrage inclut également Le prélude de Chopin, « réponse » de Léon Tolstoï fils à son encombrant paternel auquel il rappelle discrètement que l’aspiration totale à la chasteté ne peut signifier que l’extinction de notre drôle d’espèce.
Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer ; Sofia Tolstoï, À qui la faute et Romance sans paroles. Léon Tolstoï fils, Le prélude de Chopin. Edition des Syrtes, 361p. -
Ceux qui se sentent un peu perdus
Celui qui perd pied dans le tremblement de terre / Celle qui tourne en rond dans la confusion générale / Ceux qui se sentent seuls dans la foule / Celui qui se ment en concluant que tout est mensonge / Celle qui tourne en dérision le développement personnel de paumées dans son genre / Ceux qui titubent au bord du vide / Celui qui sourit en observant les souris qui se précipitent sur les grains tombés de la mangeoire aux oiseaux / Celle qui trouve consolation dans l’Andante de la Symphonie en ut mineur de Ludwig Van / Ceux qui voient la détresse sous l’abjection / Celui qui détourne les yeux du scandale / Celle qui remet de l’ordre dans ses affaires / Ceux qui ouvrent les fenêtres à l’air pur de ce matin blanc du 2 décembre 2010 / Celui qui estime que Rembrandt est une figure de contemplation dont une repro de n’importe quel autoportrait ou de n’importe quelle vieille ou jeune peau vaut plus que les croûtes à millions du Marché de l’Art / Celle qui va marcher dans la neige avec elle-même et son Dieu pour l’écouter / Ceux qui foulent au pied leurs bonnes résolutions de la veille et en relancent de nouvelles / Celle qui mange une pomme bien rouge à côté du piano bien noir / Ceux qui ne décolèrent pas de ne pas être officiellement reconnus pour ce qu’ils font, font, font / Celui qui épouse une prostituée pour réparer une ancienne faute / Celle qui procède à ce qu’elle appelle ses nettoyages de conscience / Ceux qui ont fait partie du même Groupe de Conscience vers 1975 et se sont perdus de vue depuis le temps ou sont même morts on ne sait pas / Celui qui a un regard qui va « droit à l’âme » / Celle qui se rappelle le vieux dicton russe « Un vieux qui ment c’est un riche qui vole » / Ceux qui ont limité leur idéal à l’acquisition d’un jacuzzi chauffable / Celui qui considère tout pouvoir comme un mal qu’il faut éviter / Celle qui se défie de l’amour abstrait / Ceux qui attisent les haines concrètes / Celui qui remercie le Très-Haut d’être mécontent de sa bassesse / Celle qui rayonne d’insatisfaction constructive / Ceux qui ne défaillent point de se voir faillir mais espèrent dans le désespoir. Etc.
Image:Philip Seelen
(Cette liste a été jetée dans les marges de la Vie de Tolstoï de Romain Rolland, rééditée chez Albin Michel pour le centième anniversaire de la mort de l'écrivain)
-
Ceux qui voient sans comprendre
Celui que les explications ne satisfont jamais / Celle qui comprend tout à demi-mot / Ceux qui aiment laisser flotter les réponses / Celui qui voit réellement la peinture et ne supporte donc pas les décryptages (selon son expression) de sa cousine Ariane diplômée de l’Université et très introduite dans les milieux smart du Marché de l’Art / Celle qui pense musique en regardant Bonnard / Ceux qui se taisent après le concert d’Arvo Pärt / Celui qui s’éloigne de celle qui cite ceux qui savent ou le prétendent en tout cas / Celle qui observe les grimaces des prétendus connaisseurs et les répète le soir devant sa glace avec pour témoin le chat Picasso / Ceux qui ont perdu toute curiosité en accumulant du savoir / Celui qui sait que l’attention est intelligence / Celle dont le discours éblouit sans éclairer / Ceux qui gesticulent à l’expo branchée / Celui qui regarde ceux qui ne voient rien à en juger par ce qu’ils disent / Celle qui voit qu’il n’y a rien à comprendre / Ceux qui ne voient ni ne comprennent rien de ce qui n’a pas été expliqué par ceux qu’ils paient pour ça / Celui qui ne supporte plus le caquetage / Celle qui a beaucoup appris du cantonnier Boulon / Ceux que leur savoir terrien protège des idéologies délétères / Celui que sa mémoire longue fait sourire des idées courtes / Celle qui se rafraîchit à la fontaine de La Fontaine / Ceux qui aident les jeunes cons à le devenir moins / Celui qui n’est jaloux que des artères du jeune Albert / Celle qui trouve à l’envie un côté plèbe qui l’en préserve / Ceux qui râlent pour la forme / Celui qui sent plus qu’il ne sait /Celle qui est un psaume vivant / Ceux qui vieillissent avec leur système, etc.
Image : Philip Seelen -
Ceux qui ont peur
Celui qui note les moindres faits et gestes de ses voisins nigérians dont le chef de famille présumé roule BMW et se prétend chirurgien au CHU / Celle qui descend du bus No 6 dès qu'un nègre y monte / Ceux qui ont voté contre les étrangers même s'îl n'y en pas dans la village mais au cas où on ne sait jamais / Celui qui estime que les étrangers criminels le sont deux fois plus que les autres / Celle qui a dénoncé le violeur Ivan S. et lui a fait prendre quatre ans au procès et l'a revu cet été devant une boîte mais n'a pas donné sa voix aux démagogues populistes pour autant / Ceux qui avaient toutes les raisons de voter populiste et que de meilleures raisons encore ont retenu de le faire / Celui qui plie ses vêtements par ordre de grandeur en ne cessant de critiquer les Roms et autres insectes nuisibles / Celle qui boit chaque matin sa propre urine à cause des risques de sida avec tous ces Latinos et autres Africains de l'Ouest dans la rue / Ceux qui ne ferment jamais leur porte à clef en espèrant piéger quelque étranger criminel dont leur webcam branchée au bureau trahira l'incursion ah ah / Celui qui se perd dans la neige au risque de tomber sur un loup ou va savoir avec les Roumains qui rôdent / Celle qui se taillade les bras et les cuisses pour faire croire qu'un Kosovar l'a agressée et se faire connaître des journaux / Ceux qui envoient des lettres anonymes aux médias qu'ils signent Ali ou Dragan / Celui qui s’interviewe lui-même dans son bain et dit tout ce qu'il pense au sujet des migrations criminelles et consorts / Celle qui assiste à tous les concerts de d'Oskar le rappeur d'extrême-droite / Ceux qui refusent d’être photographiés en compagnie d'autres races / Celui qui participe à des séances d’échange verbal démocratique à mains nues / Celle qui tient un registre des vengeances qu’elle se promet d’exercer par les urnes / Ceux qui n’auront jamais de sépulture dans ce pays ethniquement nettoyé, etc.Image: JLK en Appenzell
-
Ceux qui regardent sans voir
Celui qui dit à la cafète de l’Entreprise qu’il a fait Les Monet au Grand Palais / Celle qui affirme en plissant les yeux qu’elle donnerait tout Manet pour une repro des Nymphéas / Ceux qui n’iront voir Monet que s’ils obtiennent une exo des RH de l’Entreprise / Celui qui estime qu’à coté de Rothko Monet fait décidément vieille barbe enfumée / Celle qui parle de «patrie inconnue » à propos de ce qu’elle ressent à la fois chez Monet et Manet en pensant à Elstir qui pourrait être à la fois Manet et Monet / Ceux qui redoutent la fin du concert où le charme se rompt comme à la lecture d’une critique musicale de Marie-Ange Petiot / Celui qui envoie des pneumatiques à de jeunes barmen pour les inviter à des vernissages classieux / Celle qui feint de s’extasier devant la pièce de Sol Lewitt qu’elle confond avec du Cy Twombly / Ceux qui ponctuent leur mortel ennui d’exclamations admiratives supposées les faire remarquer par la femme du galeriste très influente dans le milieu immobilier / Celui qui parle mieux de l’expo qu’il n’a pas lue que ceux qui l’ont vue sans la regarder / Celle qui crie presque au cocktail que Baselitz marque un point de rupture indépassable / Ceux qui parient pour l’après-Basquiat après avoir fait longtemps du sous-Haring / Celui qui se donnerait à Catherine Millet pour avoir une notule dans Art Press / Celle qui a sucé le même camionneur balte que Catherine Millet et goûte aussi vachement les ciels de Denis Rivière oui ma chère / Ceux qui prennent leurs névralgies pour des signes annonciateurs de créativité prochaine / Celui qui dispose d’un radar à fraudeurs / Celle qui sait qu’un grand musicien peut avoir la dégaine d’un petit bourgeois bienséant tout en constatant que son voisin de palier Perrin fondé de pouvoir à La Vie Assurée n’a rien d’un Vinteuil à Combray / Ceux qui hasardent au cocktail qu’ils donneraient tout Dutilleux pour la Sonate de Vinteuil sans connaître l’un plus que l’autre / Celui qui a fait le voyage d’Amsterdam pour le petit mur jaune de Vermeer qui n’était même pas au Mauritshuis de La Haye pour raison de prêt momentané au Prado / Celle qui se dit en regardant tel portrait de Manet (disons celui de Berthe Morisot) que cet homme-là voyait dans le noir / Ceux qui disent se rappeler la soirée de la présentation de la Pièce pour sept instruments de Vinteuil sur la seule foi de leur lecture de La Prisonnière en livre de poche dépenaillé fauché à la Fnac de la rue de Rennes le 11 septembre 2001, etc.
Image : M.P.
(Cette liste a été jetée dans les marges de La Prisonnière de M.P.) -
Ceux qui remontent les fleuves
Celui qui est libre de pensée sans se dire libre penseur / Celle qui se refait une beauté dans le sous-bois / Ceux dont l’horloge est la chair / Celui qui résiste à la grand fatigue d’être / Celle qui perce le Secret douloureux / Ceux qui s’arrêtent devant la Vieille Femme de Giorgione / Celui qui lit Cavafy sous une rangée de bougies / Celle qui perçoit en elle la fluctuation / Ceux qui flottent dans l’indétermination de leur sourire / Celui qui a baissé sa garde pour mieux se défendre / Celle qui déclare une guerre totale à la Cellulite / Ceux qui remontent aux sources en sautant une idée sur deux / Celui qui voit éclore la rose de douceur dans l’orage d’acier / Celle qui rayonne de toutes ses rides / Ceux qui n’entendent pas la supplique de leur chair / Celui qui retient le temps par sa main de sang / Celle qui boit les paroles du sellier métaphysicien / Celle qui subit le temps accéléré de la faim / Ceux qui distinguent « l’anatomie d’une puissance consumée » dans les traits de l’enfant tiré des gravats / Celui qui est sensible à la Moire / Celle qui pressent l’assaut des fourmis carnivores et s’en réjouit pour des raisons massivement hygiéniques / Ceux qui savent que la faim n’est pas la fin de l’anthropophagie rituelle / Celui que ses yeux très salés ont protégé quelque part / Celle qui émarge au Fichier de la police du fleuve / Ceux que renferme une capsule d’infini mais qui n’en rien à souder / Celui qui injecte quelques années de plus à sa riche patiente / Celle que ses trois liftings disposent à certaine réserve en matière d’expérimentation animale / Ceux qui se rappellent les balcons chantants de la rue de Jadis / Celui qui estime qu’un individu qui ne chante plus ne mérite plus d’être considéré comme vivant / Celle qui chante son fado dans la maison close aux fenêtres donnant sur le Tage / Ceux qui traînent derrière eux la charrette de leurs Désirs assouvis ou non quelle importance après tout, etc.
Image : JLK, à Schoorl -
Ciné jeune public
À la 23e édition du Festival international de Bellinzone : une ouverture sur le monde par le cinéma.
Zoom sur cinq jeunes musiciens sortis des bidonvilles de Caracas grâce à un réseau d’orchestres classiques de haut niveau. Gros plan sur une anorexique milanaise dont la maladie reflète les carences relationnelles d’une société gavée. Travelling dans le dédale populeux de Taipeh où la quête d’amour d’un Roméo romantique prend des allures de polar cocasse: une semaine durant, le jargon du cinéma a fait florès à la 23e édition de la Castellinaria.
À l’affiche: plus de quarante films venus du monde entier, choisis pour leurs qualités documentaires, mais aussi artistiques, et présentés, en priorité, à une centaine de classes tessinoises des degrés primaire et secondaire.
Ainsi que l’explique Giancarlo Zappoli, directeur artistique de la manifestation, les films sont sélectionnés selon deux lignes directrices. « Pour les enfants de 6 à 15 ans, nous donnons la priorité aux œuvres qui permettent aux enfants une meilleure identification individuelle dans leur environnement familial et social. Et pour les plus grands, c’est plutôt sur l’ouverture au monde et aux multiples cultures et modes de vie que nous insistons. »
Autant dire que la Castellinaria relève à la fois de l’initiation au cinéma style Lanterne magique, en marge des grands machines commerciales, mais aussi de l’aperçu documentaire international genre Visions du réel. Interactif, le festival combine découvertes et débats, ateliers et expositions. Cette année, ainsi, deux grandes figures du cinéma et de la littérature « jeunesse » étaient à l’honneur, avec Michel Ocelot (célèbre pour sa série de Kiriku) et Gianni Notari, cinéaste et écrivain
Pour cette édition, 4920 élèves ont assisté aux projections des compétitions, pour un total de 250 classes. Deux jurys d’enfants italophones attribuent les prix des compétitions définies par classes d’âge (6-15ans et 16-20 ans). Les enseignants des classes qui assistent à la compétition des plus jeunes participent à une rencontre explicative avec le directeur du Festival avant le début de la manifestation. Ils ont à disposition des fiches pédagogiques à partir desquelles ils peuvent préparer le débat sur le film qu'ils ont choisi de voir. Aux jurys italophone s’ajoute un jury romand du prix « hors les murs » emmené par deux enseignants cinéphiles de Colombier et Saint-Imier. Dans la même optique d’ouverture, on relèvera la projection de l’intégrale de Romans d’ados de Béatrice Bakhti, qui a suscité beaucoup d’intérêt parmi le jeune public tessinoisEgalement ouvert au public « adulte », le festival se déploie le soir en « événements ». En point de mire mardi soir: la première d’Allegro crescendo de Cristiano Barbarossa, précédée par un petit concert de cordes rassemblant, autour du jeune violoncelliste vénézuélien Jonathan Guzman, une trentaine d’ados tessinois ; et la remise du Castello d’oro au célèbre réalisateur italien Pupi Avati, avant la présentation de son nouveau film Una sconfinata giovinezza, évoquant la détresse d’un couple frappé par la maladie d’Alzheimer.
Ainsi que le relève encore Giancarlo Zappoli, la Castellinaria, roulant sur un budget modeste (270.000) et grâce à de nombreux bénévoles, prépare indéniablement un nouveau public mieux informé et plus ouvert, en matière de cinéma, qui se retrouvera plus tard au Festival de Locarno…
Une telle manifestation donnera-t-elle des idées aux enseignant vaudois en la matière ?
Entre malaise et joie de vivre
C’est un poncif que d’évoquer la déprime des jeunes d’aujourd’hui, et c’en est un autre que de chanter ceux qui positivent. Or cette antinomie se retrouve dans le palmarès de la Castellinaria, dominé par The Dreamer de l’Indonésien Sang Pemimpi (Castello d’or de la section 6 à 15 ans), Devil’s Town du Serbe Vladimir Paskaljevic /Prix Tre Castelli pour les 16 à 20 ans), et un prix du public partagé entre Allegro crescendo (A slum Symphony) de Cristiano Barbarossa, tonique approche documentaire d’une action sociale et musicale hors norme au Venezuela, et London River, le dernier film plus grave de Rachid Bouchared.Même oscillation entre deux de nos coups de cœur : côté drame d’époque, avec Maledimiele, portrait infiniment sensible d’une jeune anorexique en milieu bourgeois milanais, remarquablement campée par la jeune Benedetta Gargari, sous la direction de Marco Pozzi, réalisateur au regard aussi inventif que tendre ; et côté comédie, non moins originale, avec Au revoir Taipeh, premier long métrage du Taïwanais Arvin Chen, qui se plaît à jouer avec les clichés du roman noir et des téléfilms à l’eau de rose en racontant l’histoire d’un amour naissant dans la grouillement de la ville immense où chenapans minables et braves gens se rencontrent dans de folles embrouilles - un vrai bonheur !
-
D'amour et d'humour
Hommage à Pupi Avati à la Castellinaria de Bellinzone; présentation de son dernier film, Una sconfinata giovinezza, sur le thème des tribulations liées à la maladie d'Alzheimer; et découverte du premier long métrage d'un jeune réalisateur taïwanais, Arvin Chen: Au revoir Taipeh.
Si les journées sont réservées aux projections visant le jeune public, avec le double concours (les 6-15 ans et les 16-20 ans) soumis au jugement des jurés adolescents, les soirs de la Castellinaria sont voués à des événements concernant l’audience élargie des adultes, et c’est à cette enseigne que, mercredi soir, hommage fut rendu à un vieux routier du cinéma italien contemporain, assez peu connu dans nos contrées francophones mais populaire en Italie: le réalisateur Pupi Avati, qui fit ses débuts à la trentaine, en 1968, avec Balsamus, l’homme de Satan, a réalisé depuis lors plus de trente films, tels La maisons aux fenêtres qui rient, succès dans le genre fantastique, Le témoin du mari ou Un cœur ailleurs, films largement reconnus dans les années 90. Scénariste également abondant, Pupi Avati a notamment cosigné (avec sergio Citti) le sulfureux Salo de Pasolini et la série télévisée de Hamburger Serenade. Or c’est pour l’ensemble de son œuvre qu’un Castello d’or lui a été remis hier, avant la projection d’Una sconfinata giovinezza, son dernier film présenté en première internationale.
Thème important (la maladie d’Alzheimer déchirant un vieux couple), bons acteurs (Francesca Neri et Fabrizio Bentivoglio), scénario solide autant que le dialogue: ce film traitant d’amour autant que de maladie, et d’enfance retrouvée autant que de détresse, en impose par le savoir-faire d’un artisan plus que par son originalité ou ses qualités plastiques. N’empêche : l’émotion est au rendez-vous dans cette chronique d’un couple plutôt brillant que frappe soudain la maladie d’Alzheimer dont Lino, ancien journaliste sportif de renom, est victime au grand désarroi de Chicca, qui subit sa métamorphose avec un mélange d’effroi et de sollicitude maternelle. Dans l’un des plus beaux moments du film, nous voyons Lino, à plat ventre sur une piste tracée sur le sol à l’image du Giro, tel qu’il y jouait avec ses compères enfants, enfin rejoint par Chicca dont la tentative de l’intéresser aux jeux électroniques a été vaine. Enfin c’est une lancinante histoire d’amour que raconte Pupi Davati, qui dit s’être inspiré de tribulations vécues par ses proches.
Une comédie épatante
Ainsi que l’a relevé le présentateur du premier long métrage du réalisateur chinois Arvin Chen (né à Boston mais installé à Taipeh), lors du débat suivant la projection d’Au revoir Taipeh, la comédie est un art plus difficile qu’il ne semble au premier regard, dont un Lubitsch est la meilleure preuve. Or on pense à certaines idées narratives de Lubitsch, ou d’Hitchcock, en suivant l’histoire du jeune Kai, amoureux d’une fille installée à Paris et ne pensant qu’à la rejoindre à grand renfort d’apprentissage du français, avant de se trouver mêlé à un imbroglio mafieux qui donne prétexte à un délicieux gorillage des films noirs et autres téléfilms sentimentaux.
Détaillant une frise de personnages avec autant de précision que de malice, du flic mal barré dans sa vie privée aux petits malfrats évoquant les Pieds Nickelés, le jeune réalisateur parvient à combiner une véritable histoire d'amour naissant, avec sa part de grâce intime, dans le tumulte de la grande ville où tout le monde se presse, se compresse et bouffe tout le temps force raviolis…
Très bien construit, très maîtrisé dans sa forme et son rythme, Au revoir Taipeh est le type même du film d’auteur qui joue, tout en légèreté, avec tous les standards du cinéma populaire joyeusement revisités, sans mépris ni démagogie…
Bellinzone. Castellinaria, 23 e édition, du 13 au 20 novembre. Infos : http://www.castellinaria.ch/
-
Ceux qui ont un problème
Celui qui ne sait plus que faire de sa mère nympho sur le tard / Celle qui se demande tout à coup si elle a fait le bon choix avec Armand il y a 33 ans / Ceux qui ont conclu un pacte occulte avec les RH / Celui dont l’oreille absolue ne l’est plus / Celle que son nouveau diplôme de coiffure créative rend difficile d’accès pour les gens comme toi et moi / Ceux qui ont perdu tout sens de la mesure au tournant de leur premier milliard / Celui qui découvre que la fermentation du pain nuit à ses ambitions de philosophe briguant des postes / Celle qui s’est tellement sacrifiée qu’il faudrait lui faire un monument dit-elle / Ceux qui font un tabac dans le papier mâché / Celui qui lance une mode qui lui retombe sur le pied / Celle que Pierre Cardin a lancée et n’a jamais relancée après leur querelle de la Toussaint 88 / Ceux qui ont senti le vent tourner avec le changement de maîtresse du Maître / Celui qui ose lire dans le bar bruyant / Celle qui excuse son ami visiblement trop cultivé pour la clientèle du snack Le Bambou / Ceux qui rejettent les instruits à socquettes de laine / Celui qui s’en sortira grâce à Hegel qu’il a lu en cachette de ses codétenus / Celle qui sert quand même le client discourtois surnommé Le Zébu / Ceux qui menacent le Monsieur trop stylé sûrement de l’autre bord mais on n’est pas sûr / Celui qui diffuse un discret parfum d’agrume / Celle qui rutile en body mauve / Ceux qui sont de mèche avec Bickford / Celui qui se réfugie dans le ramdam pour pallier son acouphème / Celle qui s’est épilée sans l’annoncer à son tuteur Albert Le Ver / Ceux qui se font inviter à la dégustation d’urines bio / Celui qui exhibe son iguane à l’émission hard / Celle qui lâche ses mygales à l’émission Notre Amie La Bête / Ceux qui pèsent leur pain azyme / Celui qui tient le journal de ses pesées d’anorexique albinos / Ceux qui évoquent la faim dans le monde au cocktail de la photographe de favellas, etc.
Image : Philip Seelen
-
Cinema jeune public
Entre jubilation et mal de vivre: deux films remarquables à la Castellinaria de Bellinzone, festival pour jeune public.
Débarquer à Bellinzone un jour de novembre pluvieux, après avoir traversé les vallées encaissées du Gothard aux crêtes neigeuses transies par le vent du nord, n’a pas de quoi réjouir la bête, et c’est pourtant l’âme radieuse que la journée de mardi s’est achevée pour nous à l’enseigne de la Castellinaria, 23e édition du Festival international de cinéma jeune public, avec la projection, devant une salle comble, d’Allegro crescendo de Cristiano Barbarossa, captivante approche documentaire d’une action sociale et musicale hors norme, fondée au Venezuela dans les années 70 et désormais célèbre dans le monde entier.Pour raconter l’histoire des Orchestres de jeunes du Venezuela, fondé par José Abreu Anselmi et touchant actuellement quelque 300.000 jeunes musiciens issus de milieux défavorisés, le réalisateur italien Cristiano Barbarossa a suivi, pendant cinq ans, la trajectoire de quelques adolescents filles et garçons dont l’un d’eux, Jonathan, actuellement maître de violoncelle, était présent à la projection de l’Espocentro. Plus précisément, le jeune Vénézuélien a lancé le concert pour cordes préludant à la projection, en compagnie d’une trentaine d’ados tessinois, avec un extrait du 4e Brandebourgeois…
Quant au film de Barbarossa, loin de se borner à un banal documentaire, il captive le spectateur en faisant, des jeunes musiciens sortis des favellas de Caracas (le titre anglais est Slum Symphony), de véritables personnages observés dans leur vie quotidienne, sur fond de pauvreté et, parfois, de violence. Au nombre des scènes les plus terribles du film, on voit ainsi Jonathan, momentanément engagé dans l’armée, venir en aide à son frère aîné délinquant dont une jambe vient d’être amputée. Lui-mêne a pu échapper au cercle vicieux de la pauvreté, des expédients, de la drogue et de la violence, par la musique et par sa participation à l’orchestre de Gustavo Dudamel qui jouera à un moment donné – autre séqence combien émouvante du film – sous la baguette de l’immense Claudio Abbado.Rien pour autant, dans le parcours des jeunes musiciens – dont quelques-uns seulement « perceront » au niveau international – de l’exaltation de success stories. Là n’est pas le propos. Bien plus important aux yeux du cinéaste : la façon dont chacun, des enfants aux adultes (telle la formidable Carmen faisant office de recruteuse et d’éducatrice), participe à cette aventure collective lumineuse. Au bilan final, on apprendra que le petit Fabio, dont le développement a été freiné par des difficultés personnelles, a laissé tomber la musique, tandis qu’une de ses camarades violonistes joue le concerto de Sibelius avec Claudio Arrau, mais celle.ci n’est pas valorisée plus que celui-là par la caméra de Cristiano Barbarossa. De la même façon que le montage du film lui-même se construit et se rythme musicalement, si l’on peut dire, c’est en fin de compte à la gloire de la musique elle-même, reflet de la musique de vivre, que se donne ce généreux et tonique Allegro crescendo, comme porté par autant de belles personnes…
De la difficulté de vivre
Si la musique, pas plus que l’art en général, n’a jamais suffi à régler les problèmes liés à la pauvreté et à l’injustice, le bien-matériel n’est pas garant pour autant de vie essentiellement meilleure, comme l’illustre le beau film de Marco Pozzi projeté ce mercredi matin au cinéma Forume devant quelques centaines de grands ados très attentifs, réceptifs et présents dans le débat avec le réalisateur à la fin de la projection.
Le motif central de ce film, très représentatif du nouveau cinéma italien est l’anorexie dont souffre Sara, la jeune protagoniste (magnifiquement interprétée par Benedetta Gargari), et pourtant le regard du réalisateur porte au-delà de cette pathologie typique des maladies de civilisation contemporaines : sur les relations affectives en milieu aisé et le mal de vivre de beaucoup de jeunes d’aujourd’hui.
Très étonnant cependant : que rien de mortifère, moins encore de morbide, ne se dégage du film lui-même, dont la construction des plans et l’image révèle un poète de cinéma rigoureux et constamment inventif, qui exprime énormément par l’image et cisèle un dialogue à la fois sobre et hypersensible.
Si Marco Pozzi est parti d’une enquête qu’il a réalisée, il y a quelques années, sur les problèmes liés à l’anorexie des adolescents, Maledimiele n’a rien non plus d’un film documentaire conventionnel : tous ses personnages ont la consistance de figures romanesques, et tous les milieux évoqués, du noyau familial de Sara à son lycée, ou de la galerie de photo où expose sa mère au cabinet d’oculiste de son père, se dégagent de la simple illustration. D’une extrême tendresse dans sa façon de détailler les relations humaines, Marco Pozzi n’en fait pas moins un grand film sur le manque d’attention entre très proches, ou plus exactement sur la solitude de chacun dans un monde où les individus sont de plus en plus atomisés sous les dehors d’une parfaite normalité Ainsi Sara, dont la maladie va crescendo, est-elle à la fois figure symptomatique et révélatrice d’un malaise général.
On pense parfois à Alain Cavalier au fil des plans très épurés de Maledimiele, dans ses parties les plus poétiques, et parfois aussi au Bergman de Cris et chuchotements, dans ses parties confinant au vertige psychique ou à l’onirisme.
Cela étant, Marco Pozzi est d’une nouvelle génération, et son film reste très italien, mais sans aucune complaisance genre « feuilleton » qui pourrit l’univers télévisuel brocardé par les « pères », de Pasolini à Fellini. Et dire que d’aucuns prétendent que plus rien n’est à attendre du jeune cinéma…
Bellinzone. Castellinaria, 23e édition, du 13 au 20 novembre. Infos :http://www.castellinaria.ch/ -
Prix Interallié à L'Amour nègre
L’Amour nègre se la joue satire globale
Jean-Michel Olivier, écrivain-prof suisse romand, fait fort dans la parodie de la mondialisation « people». Loué par Marc Fumaroli dans Le Point, le livre a décroché aujourd'hui le dernier des grands prix littéraires de l'automne.
Le sentiment « panique » que nous vivons, aujourd’hui, dans un asile de dingues doublé d’un lupanar, peut intéresser un romancier. Mais comment parler de ce monde ? Comment le décrire ? Comment en illustrer la démence ?
C’est ce défi qu’a relevé Jean-Michel Olivier, descendant légitime de Juste et Urbain, respectivement poète et romancier paysan, auteur lui-même d’une vingtaine de livres mais qui passe ici à la vitesse supérieure.
Comme un Michel Houellebecq, l’écrivain vaudois se sert ici de tous les standards de la culture de masse (cinéma, musique, modes et marques) et de tous les poncifs du langage au goût du jour pour les « retourner » et en souligner, sans moraliser pour autant, la monstruosité.
Par la voix de Moussa, alias Adam, jeune « nègre » adopté par un couple d’acteurs de cinéma mondialement connus (prénommés Dolorès et Matt, mais on pense illico à Angelina Jolie et Brad Pitt, avec un zeste de Madonna), le récit carabiné de L’Amour nègre nous plonge successivement dans une Afrique de « bons sauvages » lubriques et corrompus, en pleine fiesta hollywoodienne, sur une île paradisiaque achetée par un acteur devenu célèbre en Dr Love puis en vantant une capsule de café (clone de Clooney…), dans un autre Eden sexuel asiatique pour riches Occidentaux et enfin à Genève où le jeune homme a été ramené comme un bonobo sexuel par une femme de banquier liftée, qui l’abandonne bientôt.
Entre autres scènes pimentées de cette satire, on relèvera celle du paparazzo flingué par Matt dans un arbre; la sauterie durant laquelle Adam coupe à la machette (cadeau de Matt…) la main d’un producteur surpris au moment où il allait violer sa sœur d’adoption ; d’inénarrables séances de psychanalyse ; la séance de tripotage de « bambou » à laquelle Adam est invité par un certain chanteur pédophile, ou la visite humanitaire (non moins que publicitaire) de Mère Dolorès aux enfants d’un bidonville qui lui chantent un hymne du chanteur en question : We are the World, we are the Children…
Sous ses aspects burlesques, voire gore, à la Tarantino, L’amour nègre pose de vraies questions, notamment liées à l’humanitarisme publicitaire et à la déliquescence moralisante du monde global. Sur fond d’infantilisme généralisé, tout peut se tolérer dans la Cité des Anges : la consommation délirante, la drogue, le sexe à outrance et toutes ses variations, mais pas l’amour nègre d’un ado bien dans sa peau qui engrosse sa sœur d’adoption avec ce scandale absolu pour conséquence: un enfant !
Ainsi l’impression finale qui se dégage de L’Amour nègre, en dépit de sa drôlerie et de son élan tonique, dépasse-t-elle la seule charge vitriolée.
On pense au Candide de Voltaire au fil des épiques tribulations du jeune héros, qui finit, abandonné par sa « bienfaitrice », dans les bas-fonds de Genève, en quête de sa sœur chinoise casée dans un internat chic de nos régions. Avec un marabout farceur, notre impénitent optimiste survivra en soignant les Suissesses frustrées au moyen de son « bambou » magique. Non sans arrière-goût amer, tout finit donc bien à l’enseigne de « l’amour nègre ». Nos xénophobes en seront-ils rassurés ? Et nos xénophiles de vitrine ?
Jean-Michel Olivier. L’Amour nègre. Editions De Fallois/ L’Age d’Homme, 436p.